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LA GEOMETRISATION DU REGARD

REFLEXIONS SUR LA DIOPTRIQUE DE DESCARTES

Maurice Merleau-Ponty faisait de la Dioptrique de Descartes un moment


majeur de l’histoire philosophique du problème de la perception. Dès le
début de son œuvre, La Structure du comportement y consacrait quelques
pages denses, en repérant dans le texte cartésien et son héritage un hiatus
entre le réalisme causal qui traite la vision comme un effet objectif, et
l’idéalisme métaphysique qui vise les significations immanentes du perçu en
tant que tel ; mais cette visée tourne court dans la mesure où
l’intellectualisme du Cogito, qui définit la vision par la « pensée de voir », se
juxtapose à l’objectivité explicative de la science. Le dernier écrit publié de
son vivant, L’Œil et l’Esprit, y revient encore, pour mesurer cette fois
l’ambition et l’échec de la tentative cartésienne de reconstruire et survoler la
vision en géomètre 1. Or telle est pour nous la question : rend-on
suffisamment compte de la doctrine cartésienne de la perception, dans sa
situation historique et épistémologique, si on y considère d’abord et
essentiellement une géométrisation du regard ?

§ 1.

Si on entend en général par « géométrisation » l’intégration d’un


domaine d’expérience dans une forme susceptible de figuration précise et
exacte, soutenant par là-même le déploiement d’un discours normé par les
exigences du style démonstratif, – alors on peut dire que la géométrisation
du regard a été acquise dans l’Optique des Anciens, à partir d’Euclide. La
construction du cône visuel suivant la trajectoire de rayons émanant d’un
sommet ponctuel situé au centre de l’œil a permis de poser les conditions
minimales d’une métrique et d’une topologie où l’appréhension du visible

1.La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, 31953, pp. 207-213. L’Œil et l’esprit, cité
d’après Les Temps modernes, 17ème année, n° 184-185, 1961 ; l’analyse de la Dioptrique se
trouve aux pp. 204-214.
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s’ordonne selon les rapports des distances, des surfaces et des angles.
Comme l’a montré Gérard Simon 1, le propre de cette géométrisation est de
déterminer les règles d’intelligibilité du fait de la vision indépendamment
des modalités proprement physiques ou naturelles, au sens le plus large, de
sa réalisation : ni l’organe de la vue, l’œil, ni en général le corps du sujet
voyant, ni non plus l’élément du visible, la lumière, n’interviennent
directement et positivement dans ce cadrage.
Au défaut d’une physique, c’est la psychologie qui intervient alors pour
fournir à la géométrie le relais dont elle a besoin pour rejoindre une
expérience dont elle s’est par principe détachée. Le rayon visuel est en effet
comme une émanation de l’âme du sentant qui va à la rencontre du sensible
pour s’unir à lui dans un acte commun : une doctrine des facultés est alors
appelée à fournir les instances selon lesquelles le voyant fait par sa présence
et son opération surgir un visible dont il est le révélateur, et qui littéralement
ne serait pas sans lui.
Le lien ainsi établi entre celui qui voit et ce qui est vu est à ce point natif
que toute intervention instrumentale ne peut que le subvertir : miroirs et
verres taillés apportent leurs prestiges aux arts de l’illusion, où le faux
équivaut à du non-être. La réflexion fait voir l’objet là où il n’est pas, c’est-à-
dire une absence d’objet, – la réfraction le montre tel qu’il n’est pas,
puisqu’un objet agrandi est encore faussé sous le rapport au moins de sa
dimension « vraie ». On ne saurait fonder sur l’une ni l’autre des
instrumentations efficaces qui permettraient ou de mieux voir, ou de voir
autre chose ou autrement selon une intention visant une réalité non
accessible à la perception directe.
La géométrisation ainsi obtenue n’est pas fondamentalement modifiée
quand, avec Alhazen et Witelo, le sens de la trajectoire du rayonnement est
inversé. C’est cette fois le rayon lumineux qui entre dans l’œil, selon un
parcours qui s’ordonne selon la même figuration en cône, pour aller former
sur le cristallin une image directe, telle qu’à tout point assignable sur l’objet
correspond un point de l'image. La manière dont ensuite les esprits visuels
circulant à l’intérieur du corps du voyant vont prendre possession de cette
image est du ressort du naturaliste ou du médecin ; elle ne relève pas de
l'Optique. Outre ses difficultés conceptuelles intrinsèques, cette théorie
présente un désavantage dont l’importance d’abord inaperçue deviendra de
plus en plus préoccupante : dès le 13e siècle, on apprend à corriger la vue
des presbytes avec des lentilles concaves, c’est-à-dire des loupes ; au 16e on
sait améliorer celle des myopes avec des verres convexes. Or si le cristallin
devait recevoir une image directe des objets vus, et en l’absence de toute
notion de convergence et de divergence, ces résultats demeurent
inexplicables.

1. G. Simon, « Derrière le miroir », dans Le temps de la réflexion II, Paris, Gallimard, 1981,
pp. 298-332. Je présuppose dans tout ce qui suit l’apport des travaux de Gérard Simon,
même si je n’en retiens pas toutes les leçons : Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler,
Service de Reproduction des Thèses, Université de Lille III, 1979 (Troisième Partie : la
Rénovation de l’Optique, aux pp. 385-589) ; « On the theory of visual perception of Kepler
and Descartes : Reflections on the role of mechanism in the birth of modern science », dans
Kepler. Four Hundred Years, ed. by A. Beer and P. Beer, Oxford, 1975, pp. 825-832 ; Le regard,
l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité, Paris, Ed. du Seuil, 1988 ; « De la
reconstitution du passé », Le Débat, n° 66, sept.-oct. 1991, pp. 134-147.
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§ 2.

En 1604, les Paralipomènes à Vitellion de Kepler viennent apporter la


solution de ce problème, mais c’est là précisément le bénéfice d’une théorie
de la vision entièrement nouvelle ; le but clairement annoncé en est de définir
les normes de fonctionnement correct de l’œil au service de l’Astronomie
nouvelle. En 1609 Galilée tourne vers le ciel un instrument qu’il n’a pas
inventé, la lunette formée de deux lentilles l’une concave, l’autre convexe, –
mais il en invente l’usage comme instrument scientifique d’investigation :
ainsi est délivré le « message céleste » dont le savant florentin déploie toutes
les conséquences polémiques au point de vue de l’astronomie et de la
cosmologie. Toutefois, la justification qu’il apporte contre ses adversaires de
la validité des observations obtenues est plutôt dialectique que vraiment
démonstrative. C’est encore à Kepler qu’il revenait de rendre
mathématiquement raison des propriétés des lunettes dans sa Dioptrique de
1611.
Or pour comprendre comment, à partir de Kepler, l’âge classique a
promu une nouvelle représentation des figures selon lesquelles s’exerce le
regard, il faut recourir à une autre idée de la géométrie que celle qui
prévalait jusqu’alors. Et c’est Descartes qui en a, le premier et le plus
clairement, énoncé la formule : en effet, si est « géométrique » « ce qui est
précis et exact », et si la géométrie est en général « la science qui enseigne la
mesure des corps » 1 il y a, peut-on dire, géométrie et géométrie : « Je n’ai
résolu de quitter que la géométrie abstraite … et ce afin d’avoir d’autant plus
de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour questions
l’explication des phénomènes de la nature » (27 juillet 1638, AT II, 268). C’est sous
l’invocation de cette autre conception de la géométrie qu’il ajoute aussitôt
qu’en ce sens, et en ce sens là seulement, « toute (sa) physique n’est autre chose
que géométrie » – cette déclaration célèbre devant elle-même être complétée
de sa contrepartie, dont la formulation est contemporaine : « Mais d’exiger
de moi des démonstrations géométriques en une matière qui dépend de la
physique, c’est vouloir que je fasse des choses impossibles » (27 mai 1638, AT
II, 142).
La Dioptrique de Descartes paraît en 1637, et on sait que Descartes, peu
enclin à reconnaître ses dettes, a du convenir de celle qu’il avait contractée
envers Kepler : « (il) a été mon premier maître en Optique et je crois qu’il a
été celui de tous qui en a le plus su par ci-devant » (31 mars 1638, AT II, 86).
Semblable formule chez lui équivaut à l’aveu d’une filiation et d’une
dépendance, ce qui a parfois conduit des historiens à nier purement et
simplement l’apport de l’Optique cartésienne. On doit assurément à Kepler
la découverte fondamentale de l’image rétinienne et l’assimilation décisive
de l’œil à un dioptre défini par les conditions de convergence qui permettent
l’obtention de cette image. De même, tout en se tenant le plus possible à
l’écart de tout prétexte à conflit cosmologique, Descartes a bien considéré
comme chose acquise un usage des lunettes qui est évidemment l’usage

1.Géométrie (AT VI, 38927-30). Les références données ci-après par la seule indication des
pages renvoient à ce volume.
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galiléen : « N’étant en usage que depuis peu, [elles] nous ont déjà découvert
de nouveaux astres dans le ciel, … en sorte que … elles semblent nous avoir
ouvert le chemin pour parvenir à une connaissance de la Nature beaucoup
plus grande et plus parfaite » (819-19). Plus loin seront discrètement évoquées
les « autres moindres planètes qui accompagnent … Jupiter » (20512-14), où il
s’agit évidemment des « médicéennes » découvertes par Galilée au cours de
l’hiver 1609-1610. Mais en tout cela, il reste que si Kepler l’emporte au point
de vue théorique en Optique sur Galilée en rendant raison d’un usage dont
Galilée tire les conséquences, – on peut aussi reconnaître à Descartes sur
Kepler un avantage au point de vue métathéorique ou philosophique en ce
qu’il intègre son Optique à toute sa Philosophie naturelle et plus encore en ce
qu’il fait de sa théorie de la vision l’un des pivots et des fondements de son
mécanisme.
C’est que la vision est pour Descartes le modèle par excellence de toute
perception sensible. Non seulement parce que la vue est de tous nos sens « le
plus universel et le plus noble » (814-5), ce qui n’a rien de proprement
cartésien, mais pour un motif interne que font apparaître les dispositifs
discursifs des textes. Le premier exposé d’ensemble que Descartes consacre
au Monde se met en perspective comme un Traité de la lumière : le champ
entier de la physique se déploie selon la relation qui unit la visibilité à la
vision, dans un parcours qui va des corps émetteurs de lumière jusqu’à
l’homme « pour ce qu’il en est le spectateur » 1 : physique spectaculaire, où
les effets d’éclairage sont au principe de la mise en scène, et où le fait de voir
doit trouver son lieu et sa représentation comme élément inclus dans le
tableau d’ensemble, ce qui s’opère à la fois dans le Traité de l’Homme et dans
la Dioptrique. Par la suite, les acquis de cette dernière seront régulièrement
invoqués soit à l’appui de l’argumentation métaphysique (Sixième Méditation
et Réponses aux 6èmes Objections), soit au profit de la justification du
mécanisme géométrique de la Physique (Principes IV, art. 189 et suiv.). En ce
dernier cas, le rappel des thèses essentielles de la théorie de la vision prend
place à la fin de l’ouvrage comme une sorte de preuve de suffisance du
mécanisme qui se clôt sur lui-même ; mais le même rappel doit aussi être
entendu comme préalable à l’intelligence de l’ensemble : Descartes écrit en ce
sens à Chanut qu’ « il est à propos de le remarquer et de le savoir dès le
commencement du livre, pour le pouvoir mieux entendre » (26 février 1649,
AT V, 292). Le sens vraiment cartésien du privilège de la vue s’indique ici : la
géométrisation physique du regard a pour enjeu et pour terme la
géométrisation de la nature elle-même, objet de ce regard. L’analyse du voir
doit rompre avec les évidences perceptives pour mieux inscrire le monde de
la science en horizon de toute visibilité. L’inclusion de la perception dans le
corps même de la Physique à titre de fait à expliquer, ou d’effet à interpréter
selon les principes du mécanisme, prend toute sa portée dès lors que la
géométrisation du regard a préalablement défini le champ dans lequel la
Physique s’investit en science du visible et se constitue en enchaînement
visionnaire.

1. Discours de la Méthode, Cinquième Partie, 4212-13.


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§ 3.

La différence de cette géométrisation relativement à celle de l’Optique


ancienne se mesure ainsi au statut qu’elle confère à la théorie de la vision,
déterminée elle-même a parte ante par une théorie physique des propriétés de
la lumière (hypothétiquement assumée dans la Dioptrique ) : propagation
rectiligne et instantanée dans un milieu qui transmet dans toutes les
directions une action qui suit des lois isomorphes à celles du mouvement
local 1. Mais l’exposé de la Dioptrique, où Descartes s’interdit provisoirement
de donner toute sa physique et de livrer les principes du mécanisme,
procède d’une intention dont les mentions ultérieures ne feront plus état,
mais qui fait l’originalité et la force de toute la construction discursive de
l’ouvrage : celle-ci est finalisée par le propos instrumental qui l’oriente
d’emblée. Car c’est la « honte de nos sciences » (8119) que l’invention des
« merveilleuses lunettes » soit due au seul fait du hasard plutôt qu’à la
méthode ; d’où le projet d’une détermination analytique, régressive, des
conditions d’un succès non prémédité de la technique, afin, par théorie
consciemment élaborée cette fois, de conduire l’invention à sa perfection.
L’entreprise de faire mieux voir invalide a contrario toutes les doctrines qui
rendaient inconcevables ou illusoires les bénéfice pourtant réels de l’emploi
des verres correctifs ou des lunettes d’approche, – Descartes n’établissant pas
en cela de hiérarchie technologique.
En premier lieu, la visée technique produit un effet proprement
épistémologique, par l’instauration de rapports nouveaux et d’une grande
finesse entre description empirique et figuration géométrique. Descartes
mentionne en effet l’écart pris avec les doctrines antérieures, quand il évoque
« l’axiome de l’ancienne Optique, qui dit que la grandeur apparente des
objets est proportionnée à celle de l’angle de vision », ce qui « n’est pas
toujours vrai » (14511-14) 2. Il y a là comme une géométrisation à outrance qui
interprète directement et strictement des relations de proportionnalité, faute
d’admettre l’à-peu-près et la plasticité qu’induisent dans la vision effective

1. La lettre à Mersenne du 17 mai 1638 assure : « Ce que je prétends avoir démontré touchant
la réfraction ne dépend point de la vérité de la nature de la lumière, ni de ce qu’elle se fait ou
ne se fait pas en un instant, mais seulement de ce que je suppose qu’elle est une action, ou
une vertu, qui suit les mêmes lois que le mouvement local, en ce qui est de la façon dont elle
se transmet d’un lieu dans un autre » (AT II, 142-3). Or l’instantanéité de la transmission de
la lumière est bien pour Descartes un article fondamental de toute sa physique, à tel point
que si l’on pouvait en prouver la fausseté, ce serait l’effondrement de toute sa philosophie
(A Beeckmann, 22 août 1634, AT I, 307-8). En ce sens, la validité de la Dioptrique neutralise
en quelque sorte la vérité de la physique, ce dont Descartes convient explicitement : «Vous
dites que l’apparence des mouvements célestes se tire aussi certainement de la supposition de la
stabilité de la Terre, que de celle de sa mobilité, ce que j’accorde très volontiers ; et j’ai désiré
qu’on reçût de même façon ce que j’ai écrit dans la Dioptrique de la nature de la Lumière,
afin que le force des démonstrations mathématiques, que j’ai tâché d’y mettre, ne dépendît
d’aucune opinion physique … Et si l’on peut imaginer la lumière de quelque autre façon,
par laquelle on explique toutes celles de ses propriétés que l’expérience fait connaître, on
verra que tout ce que j’ai démontré des réfractions, de la vision et du reste, en pourra être
tiré tout de même que de celle que j’ai proposée » (A Morin, 13 juillet 1638, AT II, 197).
2.Il s’agit du Postulat 4 de l’Optique d’Euclide. Cf. G. Simon, Le regard, l’être et l’apparence
dans l’Optique de l’Antiquité, op.cit., pp. 67-68.
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les facteurs morphologiques et musculaires de l’exercice concret du regard,


dans l’appropriation par le corps humain de son milieu de comportement.
De là que l’analyse dont le terme à expliquer est donné par l’existence
des instruments se développe en articulant des notions d’abord qualitatives :
image rétinienne, rayon lumineux, correspondance ponctuelle de l’objet à
l’image sont d’abord thématisés sur le plan d’une description qui schématise
le phénomène, mais laisse par exemple significativement inexploitée dans la
description de l’œil (Discours III) la loi de la réfraction déjà établie (Discours
II). Pourtant cette description prépare la découverte du principe même des
instruments optiques : qu’ils sont eux-mêmes producteurs de quelque chose
que la théorie appellera encore une image, même s’il n’existe plus aucun
support pour en accueillir la trace visible.
En même temps ces notions sont, pour reprendre la formule de
Dubarle, « en instance de géométrie » 1 : cela se marque au caractère
d’idéalité de la notion de rayon lumineux, identifié à une ligne droite sans
support physique ni translation. L’image optique, après avoir été observée
sur le fond de l’œil comme une vraie peinture, sera reconstruite par le seul
système de correspondance qui, composant la divergences des rayons
lumineux à partir d’un point de l’objet et leur convergence provoquée par le
cristallin assimilé à un dioptre, permet de postuler les conditions idéales
d’un stigmatisme parfait, qui n’est toutefois jamais réalisé qu’avec un à-peu-
près (1527, 9, 19). Après l’analyse, les notions « en instance » sont
géométriquement reprises au niveau de la synthèse constructive où sont
posées les règles selon lesquelles les verres doivent être taillés pour obtenir
un effet calculé d’avance (et cette fois la loi de la réfraction intervient,
associée aux tables empiriques des indices dans différents milieux). La
description préalable où les yeux ont été considérés, selon l’heureuse
expression qu’utilisera Malebranche, comme des « lunettes naturelles » 2 se
trouve pleinement justifiée a posteriori une fois que l’on sait pourquoi et
comment les verres permettent d’amender la vue selon une intention
déterminée. Le système formé par la conjonction de l’œil et de l’instrument
produit une image rétinienne dont la fidélité et l’authenticité en tant
qu’image de l’objet (et non projection d’un non-être) sont établies selon la
similitude de principe qui rend œil et instrument solidaires dans un
traitement méthodique qui ne reconnaît plus de différence de nature entre
eux : « L’instrument est rattaché à la sphère physique de l’homme de façon si
peu artificielle que Descartes fait toute la théorie du perfectionnement de la
vision en considérant l’œil plus l’instrument comme un seul système optique.
Cette idée … est la clé de la pleine signification physique de l’optique
géométrique » 3.
La signification physique conditionne à son tour le rôle métaphysique,
à la fois ontologique et métathéorique, que joue la Dioptrique dans l’œuvre de
Descartes. De proche en proche se trouve induite une refonte du cadre
conceptuel antérieur et la découverte d’un socle sur lequel vont s’édifier

1.Dominique Dubarle, « L’esprit de la physique cartésienne », Revue des Sciences


philosophiques et théologiques, 26 (1937), pp. 213-243, ici p. 226.
2.Malebranche, De la Recherche de la vérité, Livre Premier, chap. VI (Œuvres complètes, tome I,
Paris, Vrin, 1962, p. 84).
3. Dubarle, art. cit., p. 221.
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l’Optique classique et, avec elle, une théorie de la connaissance et,


finalement, une métaphysique qui énonce autrement le rapport de l’homme
au monde. Aussi, quand Merleau-Ponty écrit : « Nul souci de coller donc à la
vision. Il s’agit de savoir “comment elle se fait”, mais dans la mesure
nécessaire pour inventer en cas de besoin quelques « organes artificiels” qui
la corrigent » 1, on peut parfaitement faire droit à l’exactitude du constat sans
pour autant adopter la formulation restrictive et réductrice qui l’enveloppe.

§ 4.

Il pourrait sembler qu’en établissant l’existence et la fonction de l’image


rétinienne, Kepler ait fourni l’essentiel de la découverte, dont Descartes
n’aura plus qu’à entériner l’acquis 2. Mais, en un premier sens, Descartes va
plus loin que Kepler dans l’investigation du processus causal aboutissant à la
vision. Pour Kepler en effet, ce qui se passe après l’image rétinienne
n’appartient plus à l’Optique, et il en abandonne la discussion aux
« Physiciens » : « Car les opticiens n’engagent pas leurs troupes au-delà de
cette paroi opaque qui constitue dans l’œil le premier obstacle » 3.
« Physicien » n’a pas ici le sens qu’il a pour Descartes : il s’agit de celui,
naturaliste ou médecin, qui aurait à rendre compte des dispositions propre
de notre corps. Pour Kepler, la transformation de la peinture en perception
est l’œuvre d’ « esprits visuels » qui ont leur siège dans la rétine et dans le
nerf. La question qui échappe à l’Optique est en particulier celle de savoir si
le sens de l’opération de ces esprits est, comme nous dirions, centrifuge ou
centripète ; mais « que peut-on dire, au nom des lois de l’Optique, ce ce
passage occulte qui, puisqu’il se trouve au milieu des parties opaques et par
là-même obscures, et qu’il est réglé par les esprits, lesquels diffèrent en tous
genre des humeurs et autre choses transparentes, s’est déjà entièrement
soustrait aux lois optiques ?» (ibid.). Quelque interprétation que l’on donne
de cette hésitation de Kepler, elle exprime en tout cas l’idée d’une
discontinuité, tenant à une différence de nature, qui sépare deux moments
ou deux niveaux du traitement de la question : comment voit-on ? La
frontière qui marque cette séparation n’est pas seulement théorique ou
conceptuelle, elle se laisse aussi assigner une localisation parfaitement
reconnaissable : la surface rétinienne. Là s’arrête l’Optique, science de la
transparence.
Descartes n’hésite pas, lui, à poursuivre le cheminement de l’empreinte
modelée sur les dispositifs corporels par l’action de la lumière. Celle-ci
consistant en une sorte de pression, il n’y a nul besoin d’imaginer des esprits
visuels allant à sa rencontre pour nouer avec elle les termes de l’énigme de la

1. L’Œil et l’esprit, op.cit., p. 204.


2.G. Simon (Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler, op. cit., p. 572) va jusqu’à
écrire : « On peut … penser qu’en ruinant non seulement les anciennes théories de la
perception, mais en posant un problème insoluble sur leur sol épistémologique traditionnel,
cette découverte [celle de l’image rétinienne] a contribué à la redistribution du savoir qui
préside à la science classique ».
3.Paralipomènes a Vitellion (1604), Traduction et notes par Catherine Chevalley, Paris, Vrin,
1980, p. 317.
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vision : Les images des objets ne se forment pas seulement ainsi au fond de
l’œil, mais « elles passent encore au-delà jusqu’au cerveau » (1286-7). Le
verbe « passer » indique bien qu’il y a quelque invariance, une continuité qui
assure la transitivité d’un processus qui s’accomplit de bout en bout sur le
même plan, dans l’homogénéité d’une même figuration. On peut remarquer
en particulier que le mouvement du nerf opère comme la lumière, avec
l’instantanéité d’une traction, et sans transport d’aucun terme matériel
voyageant le long du nerf : « pour peu qu'on touche et fasse mouvoir
l'endroit de ces membres où quelqu'un d'eux est attaché, on fait aussi
mouvoir au même instant l'endroit du cerveau d'où il vient » (11122-25). Rien
d’étonnant donc si nous nous autorisons à construire, dans l’intérieur
opaque du corps où Kepler ne pensait pas pouvoir entrer, un autre tableau
imprimé par l’action des nerfs sur le cerveau, d’une manière qui n’est pas de
nature différente de celle dont l’action de la lumière forme l’image
rétinienne : « D'où il est manifeste qu'il se forme derechef une peinture, assez
semblable aux objets V, X, Y, en la superficie intérieure du cerveau… Et de là
je pourrais encore la transporter jusqu'à une certaine petite glande, qui se
trouve environ le milieu des ces concavités, et est proprement le siège du
sens commun » (129). Plus loin encore, il serait possible de suivre la trace de
cette peinture jusqu’au corps de l’enfant dans le ventre maternel, où elle
inscrirait les marques de l’ « envie ». En tout cela l’originalité de Descartes
est bien d’étendre le domaine d’investigation de sa Dioptrique en y incluant
la détermination des phases nerveuse et cérébrale de la communication de
l’image. A s’en tenir là, cette originalité pourrait aussi bien passer pour une
marque de faiblesse.
La pertinence de l’analyse de Descartes, et son apport au-delà de
l’acquis képlérien, ne peuvent donc être mesurés par ce seul prolongement
de l’explication dans une zone localisable où Kepler refusait de s’aventurer ;
elles tiennent à la mise en place d’un autre réseau conceptuel, et se repèrent à
la rigueur philosophique nouvelle avec laquelle Descartes fait usage du
vocabulaire de l’image.
Du point de vue du système des concepts, on assiste d’abord à
l’avènement d’une conception nouvelle de la causalité. Que la naissance
d’enfants porteurs de taches soit comme la confirmation visible au dehors du
passage continu d’une image à une autre qui s’opère au dedans du corps,
cela peut évidemment nous surprendre : nous ne songerions plus à trouver
dans un effet de ce genre une preuve empirique d’une théorie de la vision.
Mais l’essentiel est de comprendre pourquoi cet effet peut être reçu comme
tel par Descartes : c’est que, au cours de tout le processus qui suit dans le
corps les connexions d’un réseau partout dense, la causalité n’opère plus,
comme chez Kepler, par similitude et analogie, mais par action transitive
selon les lois de la mécanique 1 et sur un plan homogène sans replis et sans
caches, où il n’y a, en droit, rien d’opaque qui échappe à l’inspection du
physicien-géomètre.
L’élimination de la causalité par ressemblance et assimilation est aussi
bien la suite de l’intégration de la théorie de la vision dans une doctrine « des

1.Sur ce point, voir l’étude citée de G. Simon, « Reflections on the role of mechanism in the
birth of modern science », in Kepler. Four Hundred Years, ed. by A Beer and P. Beer, Oxford,
1975.
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sens en général » (Discours IV), dont la vue elle-même doit tirer les
conditions et le sens de son exercice et de sa validité. Que la vue soit « le plus
noble de tous les sens » n’interdit pas à Descartes de la traiter comme n’étant
d’abord qu’un cas particulier auquel s’appliquent des leçons qui trouvent
d’abord leur caution la plus indiscutable dans les sens moins nobles : il est
assez aisé d’admettre qu’il n’y a rien de commun entre les objets qui existent
en dehors et indépendamment de nous et le goût par exemple qu’ils éveillent
si nous les mettons en contact avec notre langue. Il faut donc qu’il n’y ait rien
non plus de semblable dans l’objet vu avec ce qui en constitue la
qualification visuelle, et, principalement, la lumière et la couleur, qui sont
des sensibles propres à la seule vision. Tel est le préambule philosophique de
toute la doctrine de l’image comme de son lexique.
On a pu voir dans l’emploi par Kepler des termes d’imago et de pictura
l’indice d’un obstacle qui lui interdisait encore d’aller jusqu’au bout de la
démarche objectivant le statut de l’image 1. L’image est pour lui l’ « être de
raison » qu’est l’apparence perçue dans un miroir ou au travers d’un
dioptre : mixte confus de réalité physique et d’intentionnalité mentale, elle
n’est par elle-même « rien ou presque », et enveloppe toujours une erreur de
nos facultés perceptives. La peinture en revanche a bien une réalité objective,
puisqu’elle désigne les figures nettement localisables des choses extérieures
qui sont recueillies sur un écran (la rétine étant justement un tel écran) 2.
« Image » est en revanche dans la Dioptrique cartésienne un terme qui
sert d’abord à exclure une fiction d’explication avancée par les Philosophes :
la première occurrence du mot désigne les « images voltigeantes »,
appellation délibérément ironique des « espèces intentionnelles » invoquées
pour rendre compte de la transmission des choses visibles jusqu’à l’œil. C’est
encore par mauvais usage des comparaisons que les mêmes Philosophes ont
admis l’existence d’images définies par leur ressemblance avec l’objet.
Descartes analyse très clairement en quelques lignes l’origine culturelle de
l’illusion ordinaire qui leur a fait croire que la vision s’opère en nous comme
en une mystérieuse galerie intérieure à l’aide d’images où serait inscrite la
figuration ressemblante des objets : « Et ils n’ont eu aucune raison de
supposer [ces images], sinon que, voyant que notre pensée peut facilement
être excitée, par un tableau, à concevoir l’objet qui y est peint, il leur a semblé
qu’elle devait l’être en même façon à concevoir ceux qui touchent nos sens
par quelques petits tableaux qui s’en formassent en notre tête » (11214-23).
Cette illusion prolonge littéralement la précédente et a la même racine, à
savoir « supposer qu’il passe quelque chose de matériel depuis les objets
jusqu’à nos yeux » (8514-15), et de là jusqu’au cerveau où l’âme serait ainsi la
spectatrice d’un musée intérieur au corps. Le contre-exemple fourni par les
signes et les paroles qui excitent aussi pourtant notre pensée à concevoir des
choses avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance suffit à invalider en bloc
l’illusion du spectacle intérieur et à libérer de toute idée de dépiction la
relation de la sensation comme fait psychologique à l’objet qui en est la cause
physique.

1. G. Simon, Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler, op.cit., pp. 527-8, 553-5 et 576-7.
2.Paralipomènes à Vitellion (1604), traduction citée ; voir p. 78 la mise au point de la
traductrice, et pp. 180 et 352 les définitions de Kepler.
29

Toutefois Descartes ménage la possibilité d’un recours préservé aux


images pourvu qu’on en conçoive la nature tout autrement que les
Philosophes. Il faudra pour cela que la réflexion critique s’exerce sur cette
espèce particulière d’œuvre figurative, voisine du tableau, qu’est la taille-
douce, où la dissemblance s’inscrit au cœur même de l'image comme une
condition qui lui permet d’être l’image de quelque chose, et non l’inutile
dédoublement à l’identique de la chose dans un sosie parfait : la gravure
représente par des lignes et des taches d’encre « une infinité de diverses
qualités », selon un code qui exclut toute ressemblance quand il s’agit des
ombres et des lumières, des distances et des différences de valeurs des
couleurs. Si une sorte de ressemblance est encore conservée avec la figure
des objets, c’est-à-dire leurs formes et leurs contours, encore est-ce une
ressemblance dé-formée « suivant les règles de la perspective ». Ainsi est-ce
au moins autant comme non-ressemblantes que comme ressemblantes que
les images évoquent leur objet : « Souvent, pour être plus parfaites en tant
qu’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas
ressembler » (11323-25) ; la question de savoir comment l’image reçoit son
statut d’image, qui revient alors à demander comme elle donne à l’âme le
moyen ou l’occasion de le sentir ou percevoir, doit donc être posée et résolue
ailleurs qu’au plan de la ressemblance naïvement entérinée : en ce sens
l’image se définit comme telle par sa fonction pour l’âme et non par son
rapport au seul objet dont elle est censée procéder 1.
Moyennant cette mise en garde préalable il va donc être possible de
faire droit à l’existence d’images repérables au long du processus corporel
qui précède et prépare la perception visuelle proprement dite, sans se
confondre avec elle : « Et si, pour ne nous éloigner que le moins qu'il est
possible des opinions déjà reçues, nous aimons mieux avouer que les objets
que nous sentons, envoient véritablement leurs images jusques au-dedans de
notre cerveau… » (112-3). Ici s’ouvre en quelque sorte une parenthèse et tout
ce qui suit est rédigé sur un double registre, où Descartes s’accommode d’un
langage et de notions dont l’emploi n’est recevable que par une stricte
reconnaissance des conditions qui en restreignent la légitimité. L’ambiguïté
apparente du discours est alors tout le contraire d’une faiblesse d’écriture
dans un texte dont l’extrême maîtrise force l’admiration de quiconque
s’essaye à l’analyser : elle exprime la cœxistence de deux ordres de vérités
dont la composition condense tout le problème cartésien de la vision.
D’une part, il est parfaitement vrai qu’il y a une image rétinienne, que
l’on peut rendre elle-même visible. Observée par l’anatomiste, comparée
avec l’écran (un « linge blanc ») dans la chambre noire, elle est dite
« peinture » : « Si vous regardez sur ce corps blanc [= la rétine], vous y
verrez, non peut-être sans admiration ni plaisir, une peinture, qui
représentera fort naïvement en perspective tous les objets qui seront au
dehors » (11528-31) 2. En ce sens, l’emploi cartésien de « peinture » est le

1.Dans L’Œil et l’esprit, Merleau-Ponty fait reproche à Descartes d’avoir au fond méconnu la
peinture en privilégiant le dessin sur la couleur, réduite à l’ornement et au coloriage (op.cit.,
pp. 206-7). Il oublie ainsi la fonction critique que remplit dans le texte cartésien le recours à
la gravure comme moyen de réduire plus aisément le préjugé réaliste de la ressemblance.
2.Comment ne pas songer à la définition classique, et admirable, de la peinture, donnée plus
tard par Poussin : « C’est une imitation faite avec lignes et couleurs en quelque superficie de
tout ce qui se voit sous le soleil » (Lettre à M. De Chambray, 1er mars 1665, in Nicolas
30

même que celui de Kepler. Au contraire des tableaux fictifs qu’étaient les
images selon les Philosophes, cette peinture peut être justement comparée au
tableau des peintres, mais précisément par ses défauts en tant qu’image,
c’est-à-dire par sa non-ressemblance : les figures des choses y sont déformées
« quasi en même façon que dans un tableau de perspective » (1243-4),
déformation dont la comparaison ne retient que ce en quoi elle est elle-même
parfaitement objective et caractérise pareillement la représentation plane du
tableau et la projection quasi-sphérique réalisée sur la surface rétinienne 1.
Tout au long du Discours V, « peinture » désigne l’image rétinienne réelle ; ce
n’est qu’à la fin du chapitre que le lecteur est invité à admettre l’extension
qui autorise à parler aussi de peinture à propos des traces reçues par la
superficie intérieure du cerveau et par la glande (129) 2.
Et d’autre part, selon la deuxième lecture, il est vrai aussi que tout ce
dispositif n’a d’autre fonction que de faire reculer jusqu’aux bornes extrêmes
de la description anatomique, qui extériorise le dedans du corps dans une
figuration entièrement visible, le bord où vient s’opérer la jonction du visible

Poussin, Lettres et propos sur l’art, Textes réunis et présentés par Anthony Blunt, Paris,
Hermann, 1964, p. 163).
1. La perspective des tableaux est à nouveau mentionnée en 147 pour mettre en garde à
6-7
l’encontre du risque d’erreur dans l’appréciation de la distance des objets à partir de leurs
aspects de grandeur, figure, couleur, luminosité. Elle relève bien pour Descartes de la
dissemblance qui permet à l’image de représenter son objet : littéralement, elle trompe l’œil.
La perspective n’accrédite donc nullement à ses yeux une conception réaliste de la
figuration, et sa manière d’en parler nous interdit plutôt de croire qu’elle soit déjà faite dans
l’espace extérieur ; s’il la naturalise en la retrouvant sur la peinture rétinienne, c’est encore
façon de dire qu’elle n’est pas dans les choses que cette peinture représente mais ne
reproduit pas, et aussi, d’une manière sans doute pour nous paradoxale, de souligner son
caractère de code et d’institution.
2. Si l’on se reporte à la très intéressante Table des principales difficultés qui sont expliquées en la
DIOPTRIQUE, on observera que les thèses du Discours Cinquième y sont rapportées sous le
seul terme d’image (pp. 490-2). Il est à propos de remarquer en outre que l’exposé donné par
Descartes dans L’Homme ne comportait aucune mention ni description de l’image rétinienne
en tant que peinture et n’évoquait pas l’expérience, reprise de Scheiner, permettant
l’observation de cette peinture sur un œil d’animal mort. En dehors de tout recours au
vocabulaire de l’image, Descartes construisait alors la représentation oculaire à partir de la
seule notion de stigmatisme, en montrant comment, grâce à la réfraction, les rayons émanant
en faisceau d’un point de l’objet convergent en un point unique où ils viennent « toucher »
la rétine, qui n’est autre chose que les filets du nerf optique dont l’ébranlement est ainsi
provoqué sans image reconnue comme telle (AT IX, 154). La notion de figure n’intervient
qu’ensuite quand il s’agit d’expliquer comment se forment les idées des objets qui frappent
les sens (ibid., 174) : on pourra donc à ce moment-là appeler figure le tracé déjà défini au
fond de l’œil, ainsi que l’impression transmise par le nerf à la superficie intérieure du
cerveau et enfin à la glande pinéale ; il faut alors entendre par figure tout ce qui donne à
l’âme occasion de sentir les objets qui impressionnent tous les sens extérieurs, et non
seulement la vue : de sorte que c’est par l’entremise de telles figures que sont perçus non
seulement la figure au sens restreint de forme géométrique des objets, mais aussi leurs
mouvements, grandeurs et distances, comme leurs couleurs, sons et odeurs, et même le
chatouillement qui provoque douleur, faim, soif, joie et tristesse (ibid., 176-177). Au sens où
Descartes l’entend dans L’Homme, est dite « Idée » cette espèce du genre de la figure qui est
faite des traces recueillies sur la glande, qui sont les seules que l’âme considère
immédiatement, – en quoi « idée » est aussi synonyme de « forme » ou d’« image ». Cet
usage du mot « idée » disparaît en principe de la Dioptrique, où il désigne ce que l’âme
conçoit (par ex. 1318-10) sous l’effet du mouvement des nerfs ; le sens antérieur est toutefois
conservé dans la Table, où il est encore question des « idées que les sens envoient dans la
fantaisie » (489).
31

et de la vision. Si la ressemblance – transposée, déformée autant qu’il


faut,mais ressemblance quand même d’une peinture qui ne se défigure que
pour remplir sa fonction de figuration –, caractérise de bout en bout ce
dispositif, ce n’est pourtant ni en cela ni par cela qu’il peut rendre compte de
la vision.
Le début du Discours Cinquième exprime parfaitement cette dualité de la
lecture :
« Pour sentir, l’âme n’a pas besoin de contempler aucunes images qui
soient semblables aux choses qu’elle sent ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit
vrai que les objets que nous regardons en impriment d’assez parfaites dans le
fond de nos yeux » (114, souligné par nous), puis de là, comme nous savons,
jusqu’au cerveau. Comment la vérité de la description anatomique peut-elle
ne pas recouvrir et occulter celle de l’analyse philosophique préjudicielle ?
Comment doit-on se prémunir d’y retrouver légitimé le mythe des « petits
tableaux » dans notre tête ?
C’est le mouvement de constitution du discours qui prend en charge la
levée de ces interrogations. Ce que j’ai appelé la parenthèse se ferme au
début du Discours Sixième, en une phrase dont le mouvement rhétorique
inverse exactement celui de la formule citée à l’instant :
« Encore que cette peinture en passant ainsi jusqu’au dedans de notre
tête retienne toujours quelque chose de la ressemblance des objets dont elle
procède, il ne faut point toutefois se persuader… que ce soit par le moyen de
cette ressemblance qu’elle fasse que nous les sentons » (130, souligné par
nous). La concession faite un moment aux « opinions déjà reçues » ne leur a
en fait rien concédé de ce qu’elles croyaient être leur pouvoir simple et direct
d’explication. En un sens, ce qui leur a été accordé allait bien au-delà de ce
qu’elles pouvaient se donner toutes seules ; mais c’est ainsi qu’elles ont été
débordées, réduites à l’aporie qui rend insoutenable leur prétention à se faire
valoir pour une théorie de la vision : car c’est avec nos yeux que nous
contemplons les tableaux où notre pensée reconnaît une scène ou un visage ;
si donc c’était la ressemblance des peintures dans notre tête qui rendait
compte de la perception, il faudrait « derechef d’autres yeux en notre
cerveau avec lesquels nous la pussions apercevoir » (1309-11). Toute théorie
de la sensation-tableau tombe sous le coup de l’argument du tiers voyant.
Puis donc que c’est l’âme qui voit et non l’œil, que l’œil n’est pas même
l’organe immédiat de sa vision, il faut donc inférer que l’âme « ne voit
immédiatement que par l’entremise du cerveau », conçu comme dispositif
terminal récepteur de signaux cinétiques. Toute l’explication cartésienne des
différents « moyens qui font voir » le confirme. Rappelons seulement que
Descartes énumère à ce titre la lumière et la couleur des objets extérieurs,
puis leurs situation, distance, grandeur et figure. Or la lumière est connue
par la seule « force des mouvements » du nerf optique, et la couleur par « la
façon de ces mouvements » (130-131). Descartes souligne expressément que
ni la situation, ni la distance ne sont perçues par « aucune image » (13426,
1376). La netteté de l’image rétinienne est bien pour quelque chose dans
l’imagination que nous formons de la distance (13813-15), comme sa grandeur
contribue à l’opinion que nous avons de la grandeur de l’objet (14017-18) ;
mais il faut plutôt admettre ici que ces caractères de la peinture interviennent
par la différenciation des mouvements des filets du nerf et par la surface du
32

cerveau qu’ils mobilisent. De même faut-il convenir que les informations qui
ont trait à la figure de l’œil et à la distance des deux yeux sont toutes
transmises sous forme de mouvements au cerveau. La première proposition
qui ouvre le résumé du Discours VI donné par la Table des difficultés est à cet
égard parfaitement explicite : « Que la vision ne se fait point par le moyen
des images qui passent des yeux dans le cerveau, mais par le moyen des
mouvements qui les composent » (490) 1.
Que ce soit là le fond de la thèse de Descartes, on en trouverait
confirmation dans les textes ultérieurs où la Dioptrique est expressément citée
comme acquis définitif de l’explication correcte du « sentiment ». C’est le cas
des Réponses au Sixièmes objections : « Lorsque je vois un bâton… les rayons
de la lumière réfléchis de ce bâton excitent quelques mouvements dans le
nerf optique et par son moyen dans le cerveau même, ainsi que j’ai
amplement expliqué dans la Dioptrique » (AT IX-1, 236-237). Ce mouvement,
pur mécanisme commun à l’homme et aux bêtes, n’est encore que le
« premier degré » du sentiment : pour qu'il y ait perception – entendons ici
sensation – de couleur et de lumière, il faut encore considérer l’étroite
conjonction qui fait que l’esprit « se ressent même et est comme touché par
les mouvements qui se font dans le cerveau » (ibid., p. 237).
Les Principes de la Philosophie parlent le même langage. L’intitulé de
l’article 197 condense la thèse en ces termes : « Comment on prouve que
l’âme est de telle nature que le seul mouvement de quelques corps suffit
pour lui donner toute sorte de sentiments » (AT IX-2, 315). Là non plus, il
n’est pas question de figures, ni d’images, ni de peintures. Ainsi Descartes ne
paie-t-il plus ici le tribut que la Dioptrique accordait à l’opinion commune.
L’analogie avec l’arbitraire linguistique est seule invoquée pour rendre
compte de ce que peut être l’interprétation par l’âme des annonces que le
corps lui transmet. Il est frappant du reste de comparer le pouvoir
d’évocation des lettres tracées sur le papier, qui ne ressemblent évidemment
en rien aux pensées de combats, de tempêtes et de furies qu’elles excitent
dans l’âme, avec celui que la Dioptrique reconnaissait à la gravure qui
conserve encore dans ses traits quelque relation de projection avec la
spectacle figuré : ce sont les mêmes termes, ou presque, qui expliquent ces
deux manière de signifier (ibid., pp. 315-316) 2. Sans doute est-il permis de
1. Le profond commentaire de la Dioptrique proposé par Jean-Luc Marion s’en tient
exclusivement au plan de la figure (Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1981,
pp. 249sq) : tout en notant la relative rareté de l’emploi du mot « figure » dans l’ouvrage, il
est conduit à en généraliser l’emploi du fait même de la manière dont il décide d’articuler les
unes sur l’autre et sous l’idée de code les Regulae et la Dioptrique. Il montre ainsi avec
virtuosité comment la figure fonctionne comme figuration imposée par la Nature et aussi
bien comme défiguration. Or, à mon sens, si la perception sensible procède bien ici d’un
code dont l’homme percevant ne produit ni ne maîtrise le chiffre, ce ne sont pas les
« peintures » en tant que figurations défigurantes et défigurées qui sont proprement les
signaux de ce code, mais bien les mouvements dont elles marquent l’empreinte à différents
lieux de son passage. Dans la mesure où la défiguration est encore formation d’une autre
figure, il faut plutôt souligner qu’il y a substitution d’un mode de l’étendue (le mouvement)
à un autre (la figure).
2. Marion (op.cit., p. 250), en commentant le passage de la Dioptrique sur la taille-douce,
déclare : « Même exemple et même analyse en Principia Philosophiae, IV, § 197. ». Or il y a
bien même exemple en ce qui concerne l’énumération des spectacles figurés, mais l’analyse
porte cette fois non plus sur la figure de la gravure mais sur les paroles d’un récit :
l’évocation des choses se fait par narration et non par figuration.
33

conjecturer que si Descartes ne s’était pas contenté, à la fin de la Quatrième


Partie des Principes, d’une épure, et s’il avait trouvé le loisir d’écrire la
Sixième Partie annoncée, on y aurait retrouvé la description détaillée de
l’image rétinienne et la mention des images cérébrales et pinéales. Mais
précisément l’épure retient ce qui aux yeux de Descartes fait l’essentiel de la
valeur explicative de sa théorie, et marque assez par là que, dans son
principe, elle peut se passer de ce détail, ou, mieux, que la description du
corps n’acquiert de validité que si elle s’inscrit dans un agencement
préalable : la description suit à la trace les figurations empreintes dans le
corps par des mouvements, ou des actions semblables au mouvement. Mais
c’est l’ensemble ordonné de ces mouvements, et non les figurations plus ou
moins ressemblantes qu’ils laissent dans leur sillage, qui signifie à l’âme ce
qu’elle traduit en une pensée de voir : « Par le mot de peinture, je n’entends
autre chose que les divers mouvements des parties du cerveau… ; comme
aussi les peintures au fond de l’œil, des miroirs, etc., ne sont autre chose que
de tels mouvements. » 1

§ 5.

C’est finalement l’intention technique de l’ouvrage qui va permettre de


reconnaître l’importance et l’intérêt qu’il y a eu à déceler une peinture dans
le trajet physique qui conduit à la vision. L’interrogation « Comment mieux
voir ? » déplace le point d’application de l’analyse du « Comment voit-on ? ».
L’un des agencements les plus remarquables de l’argumentation de la
Dioptrique est en effet celui qui est introduit avec la distinction des organes
extérieurs et des organes intérieurs de la vision (148). L’œil lui-même
appartient aux milieux extérieurs, en ce qu’il est constitué de corps
transparents. Il est ainsi intégré au même plan de géométrisation que
l’ensemble des autres milieux transparents par où passe la lumière. Ainsi
peut-être traité physiquement le problème de la formation de l’image.
Le milieu intérieur est formé du système nerf-cerveau-glande pinéale. Il
doit fournir la réponse à la question de savoir comment et sous quelle
modalité l’image est transmise à l’âme avant que celle-ci y trouve l’occasion
d’une vision, d’une pensée de voir.
Cette distinction fait l’originalité de Descartes en ce qu’elle n’est pas
pour lui un obstacle à la continuité du réseau de causalité qui rend
intelligible, sur le plan physique, l’ensemble du processus qui va de l’objet
visible au fait psychologique de la perception visuelle. Sa portée doit plutôt
être recherchée indirectement, en ce qu’elle permet de déterminer à quel
point de ce réseau une instrumentation peut intervenir utilement pour
provoquer une variation objectivement mesurable de la manière dont un
même objet peut être vu.
Puisque « nous ne saurions nous faire un nouveau corps » (14816), il ne
reste que les organes extérieurs de la vue sur lesquels nous puissions faire

1.Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639 (AT II, 591), à propos des corrections à apporter au
texte imprimé de la Dioptrique. Merleau-Ponty propose une expression remarquablement
juste et suggestive quand il parle d’, op.cit. p. 213.
34

quelque chose ; ces organes extérieurs comprennent « toutes les parties


transparentes de l’œil aussi bien que tous les autres corps qu’on puisse
mettre entre lui et l’objet » (14819-22). Il est remarquable en cela que si cornée,
cristallin, humeur, sont en quelque sorte extirpés du corps pour devenir, à
raison de leur caractère physique de milieux transparents, des organes
extérieurs, tout autre corps transparent interposé entre l’œil et l’objet peut
inversement devenir un nouvel organe. C’est ici qu’intervient pleinement
l’idée selon laquelle la réfraction du rayon lumineux, physiquement établie
comme effet d’une propriété constitutive de la lumière et en principe
géométriquement calculable, bien loin d’être un facteur perturbateur de la
vision, en est une condition de possibilité. La thèse est exprimée fortement
dans De l’Homme, où Descartes souligne que « la réfraction qui se fait en
l’humeur cristalline sert à rendre la vision plus forte et ensemble plus
distincte » (AT IX, 154), en ce sens qu’en effet la convergence des rayons
réfractés conditionne le stigmatisme aussi parfait que possible de l’image
rétinienne. Et donc, si l’œil est un dioptre, il sera loisible d’amender l’image
qu’il produit en modifiant la trajectoire des rayons lumineux qui y arrivent :
ce qu’on obtiendra en les réfractant par l’entremise d’un autre dioptre, ou de
plusieurs. L’artifice hasardeux des lunettes reçoit ainsi la justification de sa
possibilité et de son efficacité du fait même de l’étalement du
fonctionnement de l’œil dans une figuration géométrique schématisée qui est
en même temps dévoilement de sa réalité physique. L’image rétinienne, que
l’âme bien sûr ne voit pas et qui n’est pas davantage ce par quoi
immédiatement elle voit, prend alors valeur d’index de la précision et de
l’ampleur du message transmis à l’âme : modifier cette peinture en agissant
sur la réfraction des rayons lumineux qui la forment, c’est aussi bien
modifier la distribution des impacts différenciés que les innombrables petits
filets du nerf optique transmettent au cerveau et à la glande.
Du point de vue de l’optique tant géométrique que physique, un
dioptre se définit comme un dispositif produisant un effet qu’on appelle une
image – image pourrait-on dire en soi, puisqu’elle n’a pas besoin d’être vue
comme telle et d’être image pour quelqu’un pour avoir sa réalité d’image :
celle-ci ne résulte que de la construction. Cette image-là trouve son
importance quand Descartes dénombre les quatre « points » auxquels il est
besoin de pourvoir quant à l’effet produit par les organes extérieurs : trois
sur quatre se réfèrent directement à la qualité, la mesure et le contenu de
cette image construite : le stigmatisme aussi parfait que possible, la grandeur
des images « en étendue ce leurs linéaments ou de leurs traits » (1494-5), le
nombre d’objets dont les images s’agglomèrent en même temps dans l’image
rétinienne globale. Un seul critère (le troisième dans l’énumération de
Descartes), la force des rayons à mouvoir le nerf optique, concerne
proprement la lumière comme mouvement ou action de se mouvoir. Ce qui
différencie les sujets voyants les uns des autres, ce sont les trois propriétés de
l’image, qui tiennent pour chacun à la constitution de ses yeux. Le principe
de l’action à accomplir peut alors être énoncé : « Plus on peut faire que
l’image d’un même objet occupe d’espace au fond de l’œil, plus il peut être
vu distinctement » (13418-20) ; davantage, notre science de la lumière et
l’importance reconnue à la convergence dans l’obtention de l’image nous
permettent de formuler la règle qui préside à la construction des lunettes :
« Il ne reste plus qu’un moyen pour augmenter la grandeur des images, qui
35

est de faire que les rayons qui viennent de divers points de l’objet, se croisent
le plus loin qu’il se pourra du fond de l’œil ; mais il est bien, sans
comparaison, le plus important et le plus considérable de tous » (15521-26). En
intervenant sur cette image, que l’âme ne voit pas, et qui n’est pas non plus
ce par quoi elle voit, il sera possible d’agir sur la manière dont elle voit, c’est-
à-dire sur la perfection de sa vision. Ce paradoxe est rendu possible par la
facilité avec laquelle Descartes assimile de fait l’une à l’autre la notion
abstraite d’image optique, géométriquement constructible selon les lois de la
réfraction appliquées à un dioptre théorique, et l’image figurative dont nous
savons par expérimentation sur l’œil d’un animal mort qu’elle se peint et
serait virtuellement observable sur la rétine.
La géométrisation des configurations que doivent recevoir les verres
des lunettes et la prescription des dispositifs de fabrication assurant leur
réalisation permettent d’achever en technique et instrumentation ce que la
nature a mis en place. « Car la nature a fait en ceci tout ce qui est possible »
(14928-29). C’est que la nature est déjà elle-même technique, c’est-à-dire
géométrie réalisée. Jamais Descartes, et, avec lui, tout l’âge classique, ne s’est
autant que dans la Dioptrique approché de l’idée d’une technique de la
nature, qu’il reviendra à Kant d’élaborer dans toute sa profondeur.
Transposée dans ce nouvel univers mental, la règle d’imitation de la nature
n’a plus rien à voir avec l’artificialisme aristotélicien, et change radicalement
de sens. Les « organes artificiels » peuvent corriger les « organes naturels »,
parce qu’ils appartiennent au même plan de représentation et qu’ils
s’ajustent les uns aux autres comme les modules des parties
complémentaires d’une machine. C’est ici parce que l’objet naturel est
constitué dans son être même par les modalités géométriques que l’analyse a
isolées pour le reconstruire, qu’inversement les choses artificielles sont avec
cela naturelles 1 et qu’aucun hiatus ne sépare plus l’objet physique et l’objet
technique. C’est bien là l’ontologie minimale qui permet de comprendre
pourquoi « nous aurons toujours à prendre garde, lorsque nous
appliquerons ainsi quelque corps au-devant de nos yeux, que nous imitions
autant qu'il sera possible la nature, en toutes les choses que nous voyons
qu'elle a observé en les construisant » (15221-25).

§ 6.

Ouvertes par un rappel de l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty, ces


réflexions s’achèveront avec elle : « Descartes (Dioptrique) : qui verra l’image
peinte dans les yeux ou dans le cerveau? Il faut donc enfin une pensée de
cette image. Descartes discerne déjà que nous mettons toujours un petit
homme dans l’homme, que notre vue objectivante de notre corps nous oblige
toujours à chercher plus en dedans cet homme voyant que nous pensions avoir
sous nos yeux » 2.

1. Principes de la Philosophie, IV, § 203 (AT IX-2, 321-322).


2. Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 263 (note de septembre 1959).
36

Qui est, où est cet homme voyant ? Descartes nous dit à la fois : « C’est
l’âme qui sent et non le corps » (1096-7), « c’est l’âme qui voit et non pas
l’œil » (1417-9) : ainsi en est-il sur le registre de la séparation réelle de l’âme et
du corps. Puisque voir, c’est penser voir, le corps ne saurait en être le sujet.
Et en même temps Descartes nous dit : « L’âme est dans le cerveau » (1093),
« l’âme demeurant dans le cerveau » (10926) : ainsi en est-il cette fois selon les
exigences de l’union, qui nous font concevoir l’âme comme localisée et en
quelque façon comme corporelle 1. C’est la seule façon que nous ayons de
dire dans les catégories de notre langage l’union expérimentée de l’âme et du
corps.
Ce que j’ai appelé définition fonctionnelle de l’image la caractérise par
son rôle qui est d’ « exciter notre pensée » (11225), « de donner moyen à
l’âme de sentir » (11328-29), d’être « ce qui donne occasion de sentir » (1148).
Cette fonction se rapporte non à la ressemblance de la peinture, mais aux
« mouvements par lesquels elle est composée » (13010-11) et qui agissent
immédiatement sur l’âme. Mais s’il faut aller plus loin dans l’explicitation de
la pensée impliquée dans le fait de voir, le rapport de signification qui
associe ces mouvements aux « sentiments » relève d’abord de l’institution de
nature. L’examen détaillé (Discours sixième) des modalités de perception des
« six principales » qualités visuelles que sont lumière, couleur, situation,
distance, grandeur et figure, conduit Descartes à référer l’interprétation par
l’âme des signes qu’elle reçoit du corps tantôt à l’institution de nature, tantôt
au raisonnement, tantôt à l’opinion ou connaissance, et enfin à l’imagination
ou jugement 2. L’institution de nature relève par principe d’une opacité qui
s’impose à l’âme, qui est donnée à elle-même comme une chose créée qui n’a
pas en elle la raison de son être ; mais raisonnement, opinion et imagination

1. « Si par corporel nous entendons ce qui appartient au corps, encore qu’il soit d’une autre
nature, l’âme peut aussi être dite corporelle, en tant qu’elle est propre à s’unir au corps » (À
Arnauld, 29 juillet 1648, AT V 223) ; cf. : « Concevoir l’âme comme matérielle (ce qui est
proprement concevoir son union avec le corps) » (A Elizabeth, 28 juin 1643, AT III, 691 ; et
aussi p. 69415-21).
2. Le Discours VI réduit en effet à « six principales » les qualités visuelles. Lumière et couleur,
qui seules appartiennent au sens de la vue, sont perçues par l’effet direct de la force et de la
« façon » des mouvements reçus et transmis par le nerf optique (la « lumière » dont il est
question n’est pas celle dont traitait le Discours premier, où il s’agissait de la réalité physique
qui cause en nous le sentiment de ce que nous appelons la lumière). La situation et la
distance des objets sont vues sans aucune image, Descartes le souligne, mais, pour la
première, par l’interprétation spontanée que l’institution de nature donne de la situation des
origines des nerfs dans le cerveau ; pour la seconde, par l’interprétation que la même
institution confère à la figure de l’œil, associée à la géométrie naturelle qui opère la
triangulation de la visée binoculaire, et à ce que les rapports de distinction-confusion de la
figure, force-faiblesse de la luminosité donnent à imaginer, ou plutôt à juger. Grandeur et
figure enfin relèvent de l’opinion ou connaissance que l’on a de la distance de l’objet
comparée à la grandeur de son image, et de la situation respective des diverses parties de
l’objet. Toutes ces opérations ont quelque chose de paradoxal, non pas tant en ce que l’âme
les accomplit sans aucune conscience ni détermination volontaire, mais bien en ce qu’elles
font référence, dans l’accomplissement de la vision, à des termes qui par principe échappent
à toute représentation et à toute identification de la part du sujet voyant-imaginant-jugeant :
les dispositions des yeux, des nerfs, des traits de la figure sont bien entendu soustraites à
toute atteinte d’un regard, au moment même où celui-ci reconnaît, en partie grâce à elles, les
objets visibles. Cette obscurité est celle de l’union de l’âme avec le corps, où elle n’est pas
comme un pilote en son navire.
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sont des modes de la pensée dont on attendrait qu’ils soient présents en tant
que tels à la pensée qui les exerce. La formule plutôt énigmatique, que
Descartes utilise à propos de la géométrie naturelle enveloppée dans la
perception de la distance formule la difficulté plus qu’elle ne l’éclaire : « Une
action de la pensée qui, n’étant qu’une imagination toute simple, ne laisse
point d’envelopper en soi un raisonnement » (1308-10) ; la complication de
cette formulation vient de ce qu’elle conjoint dans une même opération de
l’âme une imagination et une inférence. Il s’agit bien d’un mode étrange de
la pensée, une pensée implicite, que le sujet pensant ne saurait produire de
lui-même : qu’on n’ait pas besoin de penser aux muscles de l’œil pour
l’orienter correctement vers un objet ni au diamètre de la pupille pour
accommoder, pas plus qu’aux mouvements de la langue et aux contractions
du gosier pour viser le sens des paroles proférées, c’est autre chose ; mais
qu’on raisonne sans y penser, c’est penser sans penser. Descartes n’a guère
trouvé d’autre solution à cette énigme que d’en appeler à l'oubli résultant
d’une accoutumance invétérée. Ainsi, d’après les Réponses aux Sixièmes
objections, le troisième degré du sentiment est comme une pensée
sédimentée, où la fonction propre du jugement, par où nous affirmons ou
nions au sujet des choses qui se présentent, est en quelque sorte amortie et
rendue imperceptible par l’usage (AT IX-1, 237).
Si le discours semble faire défaut, pourra-t-on alors, par un
retournement paradoxal, trouver dans la figuration le savoir muet prenant le
relais d’une pensée arrivée à l’extrême limite de ses pouvoirs d’analyse et de
description explicite ? On sait le souci que Descartes a eu de la qualité des
figures qui illustrent son livre, et il n’y a pas de raison de penser qu’il n’ait
prêté attention qu’aux seules figures relevant de l’acception strictement
géométrique du mot 1. Observons donc à notre tour, une fois encore 2, la
figure reproduite à plusieurs reprises dans la Dioptrique :

1. A Constantin Huygens qui lui écrit, le 15 juin 1636 : « Je souhaite fort que vous fassiez
rencontre d’un graveur tant soit peu philosophe, et qui ait la conception prompte comme le
burin » (AT I, 607), Descartes témoigne sa confiance quant à l’exécution des figures qui
illustreront la Dioptrique et les Météores : « Le fils du Pr Schooten qui est peintre et
mathématicien les trace toutes et s’en acquitte fort bien » (611).
2. Cf. Jean-Luc Marion, op.cit., p. 263.
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Cette figure juxtapose deux modes de représentation hétérogènes dont


la jonction fait problème. Un premier ensemble présente la réduction
géométrique de l’objet, figuré par le segment VXY, le tracé non moins
géométrique des rayons lumineux, l’œil présenté en coupe transversale et
réduit à ce qui en lui est susceptible de géométrisation (forme quasi-
sphérique, schéma du cristallin L comme une loupe, image rétinienne TSR
définie par sa correspondance point par point avec l’objet). L’interposition
entre l’œil ainsi figuré et l’objet d’un ou plusieurs verres de lunettes
n’apportera, on le comprend sans peine, aucune rupture dans l’homogénéité
de cette représentation. Les trajectoires qui vont des points de l’objet à
l’ouverture de l’œil seront déviées par la réfraction produite par les verres, ce
qui induira une autre localisation de TSR au fond de l’œil, donc une autre
image. Ici fonctionne le codage géométrique, par où la science objective
réduit les choses aux conditions de leur intelligibilité.
Le bas de la figure obéit à un autre système de représentation : cette fois
l’artifice du graveur a groupé les linéaments compliqués qui donnent
occasion de penser qu’on voit de profil un visage de chair enveloppé dans
un rectangle noirci. Le rectangle peut symboliser la chambre noire,
cependant qu’ « un peu d’encre posée ça et là sur le papier » nous représente
véritablement les traits et les épaules d’un homme, c’est-à-dire un esprit
incarné. L’homme, vieux savant barbu, est l’observateur à qui l’image TSR
au fond de l’œil apparaît non plus comme un trait géométrique, mais bien
comme un élément d’un véritable tableau coloré et perspectif. Mais alors il
faut imaginer que l’œil même du voyant, qu’on devine seulement sous la
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puissante arcade sourcilière du visage, pourrait à son tour être traduit en


figure de géométrie, s’ouvrir sur une autre chambre noire, où derechef un
autre observateur… Cependant, il y a une autre manière de lire le dessin, en
évitant la régression sans fin. Mais il s’agirait alors d’allégorie : la zone noire
symbolise en gros, très en gros, par son obscurité, l’ensemble des milieux
opaques, où les organes intérieurs transmettent les mouvements qui
apportent à l’âme les signes, eux-mêmes échappant à toute observation (on
ne les trouvera pas sur un cerveau ou une glande pinéale transformés par la
mort), par lesquels la vision se constitue en déchiffrement de significations.
Le visage de profil, qui scrute les lettres TSR, est l’emblème de ce qui par
principe échappe à jamais à la figuration, l’âme qui voit, c’est-à-dire qui
pense en lisant, en déchiffrant et traduisant le code qui lui donne occasion de
se représenter les choses du dehors. Et pourtant, si je déclare : « je suis une
chose vraie et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose
qui pense » , je suis immanquablement conduit à ajouter : « Je ne suis … rien
de tout ce que je puis feindre et imaginer » (AT IX-1, 21, le latin, plus
économe, dit : Non sum … quidquid mihi fingo, AT VII, 27). La figure indique
une autre ligne de fuite : non plus celle qui renvoie indéfiniment l’œil vu à
l’œil voyant et lui-même encore vu de l’observateur observé, mais celle qui
s’ouvre sur cette subjectivité qui s’incarne ici en voyance.
L’espace géométrique du regard, rapporté à ce qui en fonde la
pertinence et lui donne possession et maîtrise de la nature, implique cette
scission : d’un côté l’objectivation indéfiniment redoublée du « Comment on
voit », – de l’autre la subjectivité sans figure ni visage qui seule se connaît de
penser qu’elle y voit.

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