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§ 1.
1.La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, 31953, pp. 207-213. L’Œil et l’esprit, cité
d’après Les Temps modernes, 17ème année, n° 184-185, 1961 ; l’analyse de la Dioptrique se
trouve aux pp. 204-214.
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s’ordonne selon les rapports des distances, des surfaces et des angles.
Comme l’a montré Gérard Simon 1, le propre de cette géométrisation est de
déterminer les règles d’intelligibilité du fait de la vision indépendamment
des modalités proprement physiques ou naturelles, au sens le plus large, de
sa réalisation : ni l’organe de la vue, l’œil, ni en général le corps du sujet
voyant, ni non plus l’élément du visible, la lumière, n’interviennent
directement et positivement dans ce cadrage.
Au défaut d’une physique, c’est la psychologie qui intervient alors pour
fournir à la géométrie le relais dont elle a besoin pour rejoindre une
expérience dont elle s’est par principe détachée. Le rayon visuel est en effet
comme une émanation de l’âme du sentant qui va à la rencontre du sensible
pour s’unir à lui dans un acte commun : une doctrine des facultés est alors
appelée à fournir les instances selon lesquelles le voyant fait par sa présence
et son opération surgir un visible dont il est le révélateur, et qui littéralement
ne serait pas sans lui.
Le lien ainsi établi entre celui qui voit et ce qui est vu est à ce point natif
que toute intervention instrumentale ne peut que le subvertir : miroirs et
verres taillés apportent leurs prestiges aux arts de l’illusion, où le faux
équivaut à du non-être. La réflexion fait voir l’objet là où il n’est pas, c’est-à-
dire une absence d’objet, – la réfraction le montre tel qu’il n’est pas,
puisqu’un objet agrandi est encore faussé sous le rapport au moins de sa
dimension « vraie ». On ne saurait fonder sur l’une ni l’autre des
instrumentations efficaces qui permettraient ou de mieux voir, ou de voir
autre chose ou autrement selon une intention visant une réalité non
accessible à la perception directe.
La géométrisation ainsi obtenue n’est pas fondamentalement modifiée
quand, avec Alhazen et Witelo, le sens de la trajectoire du rayonnement est
inversé. C’est cette fois le rayon lumineux qui entre dans l’œil, selon un
parcours qui s’ordonne selon la même figuration en cône, pour aller former
sur le cristallin une image directe, telle qu’à tout point assignable sur l’objet
correspond un point de l'image. La manière dont ensuite les esprits visuels
circulant à l’intérieur du corps du voyant vont prendre possession de cette
image est du ressort du naturaliste ou du médecin ; elle ne relève pas de
l'Optique. Outre ses difficultés conceptuelles intrinsèques, cette théorie
présente un désavantage dont l’importance d’abord inaperçue deviendra de
plus en plus préoccupante : dès le 13e siècle, on apprend à corriger la vue
des presbytes avec des lentilles concaves, c’est-à-dire des loupes ; au 16e on
sait améliorer celle des myopes avec des verres convexes. Or si le cristallin
devait recevoir une image directe des objets vus, et en l’absence de toute
notion de convergence et de divergence, ces résultats demeurent
inexplicables.
1. G. Simon, « Derrière le miroir », dans Le temps de la réflexion II, Paris, Gallimard, 1981,
pp. 298-332. Je présuppose dans tout ce qui suit l’apport des travaux de Gérard Simon,
même si je n’en retiens pas toutes les leçons : Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler,
Service de Reproduction des Thèses, Université de Lille III, 1979 (Troisième Partie : la
Rénovation de l’Optique, aux pp. 385-589) ; « On the theory of visual perception of Kepler
and Descartes : Reflections on the role of mechanism in the birth of modern science », dans
Kepler. Four Hundred Years, ed. by A. Beer and P. Beer, Oxford, 1975, pp. 825-832 ; Le regard,
l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité, Paris, Ed. du Seuil, 1988 ; « De la
reconstitution du passé », Le Débat, n° 66, sept.-oct. 1991, pp. 134-147.
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§ 2.
1.Géométrie (AT VI, 38927-30). Les références données ci-après par la seule indication des
pages renvoient à ce volume.
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galiléen : « N’étant en usage que depuis peu, [elles] nous ont déjà découvert
de nouveaux astres dans le ciel, … en sorte que … elles semblent nous avoir
ouvert le chemin pour parvenir à une connaissance de la Nature beaucoup
plus grande et plus parfaite » (819-19). Plus loin seront discrètement évoquées
les « autres moindres planètes qui accompagnent … Jupiter » (20512-14), où il
s’agit évidemment des « médicéennes » découvertes par Galilée au cours de
l’hiver 1609-1610. Mais en tout cela, il reste que si Kepler l’emporte au point
de vue théorique en Optique sur Galilée en rendant raison d’un usage dont
Galilée tire les conséquences, – on peut aussi reconnaître à Descartes sur
Kepler un avantage au point de vue métathéorique ou philosophique en ce
qu’il intègre son Optique à toute sa Philosophie naturelle et plus encore en ce
qu’il fait de sa théorie de la vision l’un des pivots et des fondements de son
mécanisme.
C’est que la vision est pour Descartes le modèle par excellence de toute
perception sensible. Non seulement parce que la vue est de tous nos sens « le
plus universel et le plus noble » (814-5), ce qui n’a rien de proprement
cartésien, mais pour un motif interne que font apparaître les dispositifs
discursifs des textes. Le premier exposé d’ensemble que Descartes consacre
au Monde se met en perspective comme un Traité de la lumière : le champ
entier de la physique se déploie selon la relation qui unit la visibilité à la
vision, dans un parcours qui va des corps émetteurs de lumière jusqu’à
l’homme « pour ce qu’il en est le spectateur » 1 : physique spectaculaire, où
les effets d’éclairage sont au principe de la mise en scène, et où le fait de voir
doit trouver son lieu et sa représentation comme élément inclus dans le
tableau d’ensemble, ce qui s’opère à la fois dans le Traité de l’Homme et dans
la Dioptrique. Par la suite, les acquis de cette dernière seront régulièrement
invoqués soit à l’appui de l’argumentation métaphysique (Sixième Méditation
et Réponses aux 6èmes Objections), soit au profit de la justification du
mécanisme géométrique de la Physique (Principes IV, art. 189 et suiv.). En ce
dernier cas, le rappel des thèses essentielles de la théorie de la vision prend
place à la fin de l’ouvrage comme une sorte de preuve de suffisance du
mécanisme qui se clôt sur lui-même ; mais le même rappel doit aussi être
entendu comme préalable à l’intelligence de l’ensemble : Descartes écrit en ce
sens à Chanut qu’ « il est à propos de le remarquer et de le savoir dès le
commencement du livre, pour le pouvoir mieux entendre » (26 février 1649,
AT V, 292). Le sens vraiment cartésien du privilège de la vue s’indique ici : la
géométrisation physique du regard a pour enjeu et pour terme la
géométrisation de la nature elle-même, objet de ce regard. L’analyse du voir
doit rompre avec les évidences perceptives pour mieux inscrire le monde de
la science en horizon de toute visibilité. L’inclusion de la perception dans le
corps même de la Physique à titre de fait à expliquer, ou d’effet à interpréter
selon les principes du mécanisme, prend toute sa portée dès lors que la
géométrisation du regard a préalablement défini le champ dans lequel la
Physique s’investit en science du visible et se constitue en enchaînement
visionnaire.
§ 3.
1. La lettre à Mersenne du 17 mai 1638 assure : « Ce que je prétends avoir démontré touchant
la réfraction ne dépend point de la vérité de la nature de la lumière, ni de ce qu’elle se fait ou
ne se fait pas en un instant, mais seulement de ce que je suppose qu’elle est une action, ou
une vertu, qui suit les mêmes lois que le mouvement local, en ce qui est de la façon dont elle
se transmet d’un lieu dans un autre » (AT II, 142-3). Or l’instantanéité de la transmission de
la lumière est bien pour Descartes un article fondamental de toute sa physique, à tel point
que si l’on pouvait en prouver la fausseté, ce serait l’effondrement de toute sa philosophie
(A Beeckmann, 22 août 1634, AT I, 307-8). En ce sens, la validité de la Dioptrique neutralise
en quelque sorte la vérité de la physique, ce dont Descartes convient explicitement : «Vous
dites que l’apparence des mouvements célestes se tire aussi certainement de la supposition de la
stabilité de la Terre, que de celle de sa mobilité, ce que j’accorde très volontiers ; et j’ai désiré
qu’on reçût de même façon ce que j’ai écrit dans la Dioptrique de la nature de la Lumière,
afin que le force des démonstrations mathématiques, que j’ai tâché d’y mettre, ne dépendît
d’aucune opinion physique … Et si l’on peut imaginer la lumière de quelque autre façon,
par laquelle on explique toutes celles de ses propriétés que l’expérience fait connaître, on
verra que tout ce que j’ai démontré des réfractions, de la vision et du reste, en pourra être
tiré tout de même que de celle que j’ai proposée » (A Morin, 13 juillet 1638, AT II, 197).
2.Il s’agit du Postulat 4 de l’Optique d’Euclide. Cf. G. Simon, Le regard, l’être et l’apparence
dans l’Optique de l’Antiquité, op.cit., pp. 67-68.
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§ 4.
vision : Les images des objets ne se forment pas seulement ainsi au fond de
l’œil, mais « elles passent encore au-delà jusqu’au cerveau » (1286-7). Le
verbe « passer » indique bien qu’il y a quelque invariance, une continuité qui
assure la transitivité d’un processus qui s’accomplit de bout en bout sur le
même plan, dans l’homogénéité d’une même figuration. On peut remarquer
en particulier que le mouvement du nerf opère comme la lumière, avec
l’instantanéité d’une traction, et sans transport d’aucun terme matériel
voyageant le long du nerf : « pour peu qu'on touche et fasse mouvoir
l'endroit de ces membres où quelqu'un d'eux est attaché, on fait aussi
mouvoir au même instant l'endroit du cerveau d'où il vient » (11122-25). Rien
d’étonnant donc si nous nous autorisons à construire, dans l’intérieur
opaque du corps où Kepler ne pensait pas pouvoir entrer, un autre tableau
imprimé par l’action des nerfs sur le cerveau, d’une manière qui n’est pas de
nature différente de celle dont l’action de la lumière forme l’image
rétinienne : « D'où il est manifeste qu'il se forme derechef une peinture, assez
semblable aux objets V, X, Y, en la superficie intérieure du cerveau… Et de là
je pourrais encore la transporter jusqu'à une certaine petite glande, qui se
trouve environ le milieu des ces concavités, et est proprement le siège du
sens commun » (129). Plus loin encore, il serait possible de suivre la trace de
cette peinture jusqu’au corps de l’enfant dans le ventre maternel, où elle
inscrirait les marques de l’ « envie ». En tout cela l’originalité de Descartes
est bien d’étendre le domaine d’investigation de sa Dioptrique en y incluant
la détermination des phases nerveuse et cérébrale de la communication de
l’image. A s’en tenir là, cette originalité pourrait aussi bien passer pour une
marque de faiblesse.
La pertinence de l’analyse de Descartes, et son apport au-delà de
l’acquis képlérien, ne peuvent donc être mesurés par ce seul prolongement
de l’explication dans une zone localisable où Kepler refusait de s’aventurer ;
elles tiennent à la mise en place d’un autre réseau conceptuel, et se repèrent à
la rigueur philosophique nouvelle avec laquelle Descartes fait usage du
vocabulaire de l’image.
Du point de vue du système des concepts, on assiste d’abord à
l’avènement d’une conception nouvelle de la causalité. Que la naissance
d’enfants porteurs de taches soit comme la confirmation visible au dehors du
passage continu d’une image à une autre qui s’opère au dedans du corps,
cela peut évidemment nous surprendre : nous ne songerions plus à trouver
dans un effet de ce genre une preuve empirique d’une théorie de la vision.
Mais l’essentiel est de comprendre pourquoi cet effet peut être reçu comme
tel par Descartes : c’est que, au cours de tout le processus qui suit dans le
corps les connexions d’un réseau partout dense, la causalité n’opère plus,
comme chez Kepler, par similitude et analogie, mais par action transitive
selon les lois de la mécanique 1 et sur un plan homogène sans replis et sans
caches, où il n’y a, en droit, rien d’opaque qui échappe à l’inspection du
physicien-géomètre.
L’élimination de la causalité par ressemblance et assimilation est aussi
bien la suite de l’intégration de la théorie de la vision dans une doctrine « des
1.Sur ce point, voir l’étude citée de G. Simon, « Reflections on the role of mechanism in the
birth of modern science », in Kepler. Four Hundred Years, ed. by A Beer and P. Beer, Oxford,
1975.
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sens en général » (Discours IV), dont la vue elle-même doit tirer les
conditions et le sens de son exercice et de sa validité. Que la vue soit « le plus
noble de tous les sens » n’interdit pas à Descartes de la traiter comme n’étant
d’abord qu’un cas particulier auquel s’appliquent des leçons qui trouvent
d’abord leur caution la plus indiscutable dans les sens moins nobles : il est
assez aisé d’admettre qu’il n’y a rien de commun entre les objets qui existent
en dehors et indépendamment de nous et le goût par exemple qu’ils éveillent
si nous les mettons en contact avec notre langue. Il faut donc qu’il n’y ait rien
non plus de semblable dans l’objet vu avec ce qui en constitue la
qualification visuelle, et, principalement, la lumière et la couleur, qui sont
des sensibles propres à la seule vision. Tel est le préambule philosophique de
toute la doctrine de l’image comme de son lexique.
On a pu voir dans l’emploi par Kepler des termes d’imago et de pictura
l’indice d’un obstacle qui lui interdisait encore d’aller jusqu’au bout de la
démarche objectivant le statut de l’image 1. L’image est pour lui l’ « être de
raison » qu’est l’apparence perçue dans un miroir ou au travers d’un
dioptre : mixte confus de réalité physique et d’intentionnalité mentale, elle
n’est par elle-même « rien ou presque », et enveloppe toujours une erreur de
nos facultés perceptives. La peinture en revanche a bien une réalité objective,
puisqu’elle désigne les figures nettement localisables des choses extérieures
qui sont recueillies sur un écran (la rétine étant justement un tel écran) 2.
« Image » est en revanche dans la Dioptrique cartésienne un terme qui
sert d’abord à exclure une fiction d’explication avancée par les Philosophes :
la première occurrence du mot désigne les « images voltigeantes »,
appellation délibérément ironique des « espèces intentionnelles » invoquées
pour rendre compte de la transmission des choses visibles jusqu’à l’œil. C’est
encore par mauvais usage des comparaisons que les mêmes Philosophes ont
admis l’existence d’images définies par leur ressemblance avec l’objet.
Descartes analyse très clairement en quelques lignes l’origine culturelle de
l’illusion ordinaire qui leur a fait croire que la vision s’opère en nous comme
en une mystérieuse galerie intérieure à l’aide d’images où serait inscrite la
figuration ressemblante des objets : « Et ils n’ont eu aucune raison de
supposer [ces images], sinon que, voyant que notre pensée peut facilement
être excitée, par un tableau, à concevoir l’objet qui y est peint, il leur a semblé
qu’elle devait l’être en même façon à concevoir ceux qui touchent nos sens
par quelques petits tableaux qui s’en formassent en notre tête » (11214-23).
Cette illusion prolonge littéralement la précédente et a la même racine, à
savoir « supposer qu’il passe quelque chose de matériel depuis les objets
jusqu’à nos yeux » (8514-15), et de là jusqu’au cerveau où l’âme serait ainsi la
spectatrice d’un musée intérieur au corps. Le contre-exemple fourni par les
signes et les paroles qui excitent aussi pourtant notre pensée à concevoir des
choses avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance suffit à invalider en bloc
l’illusion du spectacle intérieur et à libérer de toute idée de dépiction la
relation de la sensation comme fait psychologique à l’objet qui en est la cause
physique.
1. G. Simon, Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler, op.cit., pp. 527-8, 553-5 et 576-7.
2.Paralipomènes à Vitellion (1604), traduction citée ; voir p. 78 la mise au point de la
traductrice, et pp. 180 et 352 les définitions de Kepler.
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1.Dans L’Œil et l’esprit, Merleau-Ponty fait reproche à Descartes d’avoir au fond méconnu la
peinture en privilégiant le dessin sur la couleur, réduite à l’ornement et au coloriage (op.cit.,
pp. 206-7). Il oublie ainsi la fonction critique que remplit dans le texte cartésien le recours à
la gravure comme moyen de réduire plus aisément le préjugé réaliste de la ressemblance.
2.Comment ne pas songer à la définition classique, et admirable, de la peinture, donnée plus
tard par Poussin : « C’est une imitation faite avec lignes et couleurs en quelque superficie de
tout ce qui se voit sous le soleil » (Lettre à M. De Chambray, 1er mars 1665, in Nicolas
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même que celui de Kepler. Au contraire des tableaux fictifs qu’étaient les
images selon les Philosophes, cette peinture peut être justement comparée au
tableau des peintres, mais précisément par ses défauts en tant qu’image,
c’est-à-dire par sa non-ressemblance : les figures des choses y sont déformées
« quasi en même façon que dans un tableau de perspective » (1243-4),
déformation dont la comparaison ne retient que ce en quoi elle est elle-même
parfaitement objective et caractérise pareillement la représentation plane du
tableau et la projection quasi-sphérique réalisée sur la surface rétinienne 1.
Tout au long du Discours V, « peinture » désigne l’image rétinienne réelle ; ce
n’est qu’à la fin du chapitre que le lecteur est invité à admettre l’extension
qui autorise à parler aussi de peinture à propos des traces reçues par la
superficie intérieure du cerveau et par la glande (129) 2.
Et d’autre part, selon la deuxième lecture, il est vrai aussi que tout ce
dispositif n’a d’autre fonction que de faire reculer jusqu’aux bornes extrêmes
de la description anatomique, qui extériorise le dedans du corps dans une
figuration entièrement visible, le bord où vient s’opérer la jonction du visible
Poussin, Lettres et propos sur l’art, Textes réunis et présentés par Anthony Blunt, Paris,
Hermann, 1964, p. 163).
1. La perspective des tableaux est à nouveau mentionnée en 147 pour mettre en garde à
6-7
l’encontre du risque d’erreur dans l’appréciation de la distance des objets à partir de leurs
aspects de grandeur, figure, couleur, luminosité. Elle relève bien pour Descartes de la
dissemblance qui permet à l’image de représenter son objet : littéralement, elle trompe l’œil.
La perspective n’accrédite donc nullement à ses yeux une conception réaliste de la
figuration, et sa manière d’en parler nous interdit plutôt de croire qu’elle soit déjà faite dans
l’espace extérieur ; s’il la naturalise en la retrouvant sur la peinture rétinienne, c’est encore
façon de dire qu’elle n’est pas dans les choses que cette peinture représente mais ne
reproduit pas, et aussi, d’une manière sans doute pour nous paradoxale, de souligner son
caractère de code et d’institution.
2. Si l’on se reporte à la très intéressante Table des principales difficultés qui sont expliquées en la
DIOPTRIQUE, on observera que les thèses du Discours Cinquième y sont rapportées sous le
seul terme d’image (pp. 490-2). Il est à propos de remarquer en outre que l’exposé donné par
Descartes dans L’Homme ne comportait aucune mention ni description de l’image rétinienne
en tant que peinture et n’évoquait pas l’expérience, reprise de Scheiner, permettant
l’observation de cette peinture sur un œil d’animal mort. En dehors de tout recours au
vocabulaire de l’image, Descartes construisait alors la représentation oculaire à partir de la
seule notion de stigmatisme, en montrant comment, grâce à la réfraction, les rayons émanant
en faisceau d’un point de l’objet convergent en un point unique où ils viennent « toucher »
la rétine, qui n’est autre chose que les filets du nerf optique dont l’ébranlement est ainsi
provoqué sans image reconnue comme telle (AT IX, 154). La notion de figure n’intervient
qu’ensuite quand il s’agit d’expliquer comment se forment les idées des objets qui frappent
les sens (ibid., 174) : on pourra donc à ce moment-là appeler figure le tracé déjà défini au
fond de l’œil, ainsi que l’impression transmise par le nerf à la superficie intérieure du
cerveau et enfin à la glande pinéale ; il faut alors entendre par figure tout ce qui donne à
l’âme occasion de sentir les objets qui impressionnent tous les sens extérieurs, et non
seulement la vue : de sorte que c’est par l’entremise de telles figures que sont perçus non
seulement la figure au sens restreint de forme géométrique des objets, mais aussi leurs
mouvements, grandeurs et distances, comme leurs couleurs, sons et odeurs, et même le
chatouillement qui provoque douleur, faim, soif, joie et tristesse (ibid., 176-177). Au sens où
Descartes l’entend dans L’Homme, est dite « Idée » cette espèce du genre de la figure qui est
faite des traces recueillies sur la glande, qui sont les seules que l’âme considère
immédiatement, – en quoi « idée » est aussi synonyme de « forme » ou d’« image ». Cet
usage du mot « idée » disparaît en principe de la Dioptrique, où il désigne ce que l’âme
conçoit (par ex. 1318-10) sous l’effet du mouvement des nerfs ; le sens antérieur est toutefois
conservé dans la Table, où il est encore question des « idées que les sens envoient dans la
fantaisie » (489).
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cerveau qu’ils mobilisent. De même faut-il convenir que les informations qui
ont trait à la figure de l’œil et à la distance des deux yeux sont toutes
transmises sous forme de mouvements au cerveau. La première proposition
qui ouvre le résumé du Discours VI donné par la Table des difficultés est à cet
égard parfaitement explicite : « Que la vision ne se fait point par le moyen
des images qui passent des yeux dans le cerveau, mais par le moyen des
mouvements qui les composent » (490) 1.
Que ce soit là le fond de la thèse de Descartes, on en trouverait
confirmation dans les textes ultérieurs où la Dioptrique est expressément citée
comme acquis définitif de l’explication correcte du « sentiment ». C’est le cas
des Réponses au Sixièmes objections : « Lorsque je vois un bâton… les rayons
de la lumière réfléchis de ce bâton excitent quelques mouvements dans le
nerf optique et par son moyen dans le cerveau même, ainsi que j’ai
amplement expliqué dans la Dioptrique » (AT IX-1, 236-237). Ce mouvement,
pur mécanisme commun à l’homme et aux bêtes, n’est encore que le
« premier degré » du sentiment : pour qu'il y ait perception – entendons ici
sensation – de couleur et de lumière, il faut encore considérer l’étroite
conjonction qui fait que l’esprit « se ressent même et est comme touché par
les mouvements qui se font dans le cerveau » (ibid., p. 237).
Les Principes de la Philosophie parlent le même langage. L’intitulé de
l’article 197 condense la thèse en ces termes : « Comment on prouve que
l’âme est de telle nature que le seul mouvement de quelques corps suffit
pour lui donner toute sorte de sentiments » (AT IX-2, 315). Là non plus, il
n’est pas question de figures, ni d’images, ni de peintures. Ainsi Descartes ne
paie-t-il plus ici le tribut que la Dioptrique accordait à l’opinion commune.
L’analogie avec l’arbitraire linguistique est seule invoquée pour rendre
compte de ce que peut être l’interprétation par l’âme des annonces que le
corps lui transmet. Il est frappant du reste de comparer le pouvoir
d’évocation des lettres tracées sur le papier, qui ne ressemblent évidemment
en rien aux pensées de combats, de tempêtes et de furies qu’elles excitent
dans l’âme, avec celui que la Dioptrique reconnaissait à la gravure qui
conserve encore dans ses traits quelque relation de projection avec la
spectacle figuré : ce sont les mêmes termes, ou presque, qui expliquent ces
deux manière de signifier (ibid., pp. 315-316) 2. Sans doute est-il permis de
1. Le profond commentaire de la Dioptrique proposé par Jean-Luc Marion s’en tient
exclusivement au plan de la figure (Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1981,
pp. 249sq) : tout en notant la relative rareté de l’emploi du mot « figure » dans l’ouvrage, il
est conduit à en généraliser l’emploi du fait même de la manière dont il décide d’articuler les
unes sur l’autre et sous l’idée de code les Regulae et la Dioptrique. Il montre ainsi avec
virtuosité comment la figure fonctionne comme figuration imposée par la Nature et aussi
bien comme défiguration. Or, à mon sens, si la perception sensible procède bien ici d’un
code dont l’homme percevant ne produit ni ne maîtrise le chiffre, ce ne sont pas les
« peintures » en tant que figurations défigurantes et défigurées qui sont proprement les
signaux de ce code, mais bien les mouvements dont elles marquent l’empreinte à différents
lieux de son passage. Dans la mesure où la défiguration est encore formation d’une autre
figure, il faut plutôt souligner qu’il y a substitution d’un mode de l’étendue (le mouvement)
à un autre (la figure).
2. Marion (op.cit., p. 250), en commentant le passage de la Dioptrique sur la taille-douce,
déclare : « Même exemple et même analyse en Principia Philosophiae, IV, § 197. ». Or il y a
bien même exemple en ce qui concerne l’énumération des spectacles figurés, mais l’analyse
porte cette fois non plus sur la figure de la gravure mais sur les paroles d’un récit :
l’évocation des choses se fait par narration et non par figuration.
33
§ 5.
1.Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639 (AT II, 591), à propos des corrections à apporter au
texte imprimé de la Dioptrique. Merleau-Ponty propose une expression remarquablement
juste et suggestive quand il parle d’, op.cit. p. 213.
34
est de faire que les rayons qui viennent de divers points de l’objet, se croisent
le plus loin qu’il se pourra du fond de l’œil ; mais il est bien, sans
comparaison, le plus important et le plus considérable de tous » (15521-26). En
intervenant sur cette image, que l’âme ne voit pas, et qui n’est pas non plus
ce par quoi elle voit, il sera possible d’agir sur la manière dont elle voit, c’est-
à-dire sur la perfection de sa vision. Ce paradoxe est rendu possible par la
facilité avec laquelle Descartes assimile de fait l’une à l’autre la notion
abstraite d’image optique, géométriquement constructible selon les lois de la
réfraction appliquées à un dioptre théorique, et l’image figurative dont nous
savons par expérimentation sur l’œil d’un animal mort qu’elle se peint et
serait virtuellement observable sur la rétine.
La géométrisation des configurations que doivent recevoir les verres
des lunettes et la prescription des dispositifs de fabrication assurant leur
réalisation permettent d’achever en technique et instrumentation ce que la
nature a mis en place. « Car la nature a fait en ceci tout ce qui est possible »
(14928-29). C’est que la nature est déjà elle-même technique, c’est-à-dire
géométrie réalisée. Jamais Descartes, et, avec lui, tout l’âge classique, ne s’est
autant que dans la Dioptrique approché de l’idée d’une technique de la
nature, qu’il reviendra à Kant d’élaborer dans toute sa profondeur.
Transposée dans ce nouvel univers mental, la règle d’imitation de la nature
n’a plus rien à voir avec l’artificialisme aristotélicien, et change radicalement
de sens. Les « organes artificiels » peuvent corriger les « organes naturels »,
parce qu’ils appartiennent au même plan de représentation et qu’ils
s’ajustent les uns aux autres comme les modules des parties
complémentaires d’une machine. C’est ici parce que l’objet naturel est
constitué dans son être même par les modalités géométriques que l’analyse a
isolées pour le reconstruire, qu’inversement les choses artificielles sont avec
cela naturelles 1 et qu’aucun hiatus ne sépare plus l’objet physique et l’objet
technique. C’est bien là l’ontologie minimale qui permet de comprendre
pourquoi « nous aurons toujours à prendre garde, lorsque nous
appliquerons ainsi quelque corps au-devant de nos yeux, que nous imitions
autant qu'il sera possible la nature, en toutes les choses que nous voyons
qu'elle a observé en les construisant » (15221-25).
§ 6.
Qui est, où est cet homme voyant ? Descartes nous dit à la fois : « C’est
l’âme qui sent et non le corps » (1096-7), « c’est l’âme qui voit et non pas
l’œil » (1417-9) : ainsi en est-il sur le registre de la séparation réelle de l’âme et
du corps. Puisque voir, c’est penser voir, le corps ne saurait en être le sujet.
Et en même temps Descartes nous dit : « L’âme est dans le cerveau » (1093),
« l’âme demeurant dans le cerveau » (10926) : ainsi en est-il cette fois selon les
exigences de l’union, qui nous font concevoir l’âme comme localisée et en
quelque façon comme corporelle 1. C’est la seule façon que nous ayons de
dire dans les catégories de notre langage l’union expérimentée de l’âme et du
corps.
Ce que j’ai appelé définition fonctionnelle de l’image la caractérise par
son rôle qui est d’ « exciter notre pensée » (11225), « de donner moyen à
l’âme de sentir » (11328-29), d’être « ce qui donne occasion de sentir » (1148).
Cette fonction se rapporte non à la ressemblance de la peinture, mais aux
« mouvements par lesquels elle est composée » (13010-11) et qui agissent
immédiatement sur l’âme. Mais s’il faut aller plus loin dans l’explicitation de
la pensée impliquée dans le fait de voir, le rapport de signification qui
associe ces mouvements aux « sentiments » relève d’abord de l’institution de
nature. L’examen détaillé (Discours sixième) des modalités de perception des
« six principales » qualités visuelles que sont lumière, couleur, situation,
distance, grandeur et figure, conduit Descartes à référer l’interprétation par
l’âme des signes qu’elle reçoit du corps tantôt à l’institution de nature, tantôt
au raisonnement, tantôt à l’opinion ou connaissance, et enfin à l’imagination
ou jugement 2. L’institution de nature relève par principe d’une opacité qui
s’impose à l’âme, qui est donnée à elle-même comme une chose créée qui n’a
pas en elle la raison de son être ; mais raisonnement, opinion et imagination
1. « Si par corporel nous entendons ce qui appartient au corps, encore qu’il soit d’une autre
nature, l’âme peut aussi être dite corporelle, en tant qu’elle est propre à s’unir au corps » (À
Arnauld, 29 juillet 1648, AT V 223) ; cf. : « Concevoir l’âme comme matérielle (ce qui est
proprement concevoir son union avec le corps) » (A Elizabeth, 28 juin 1643, AT III, 691 ; et
aussi p. 69415-21).
2. Le Discours VI réduit en effet à « six principales » les qualités visuelles. Lumière et couleur,
qui seules appartiennent au sens de la vue, sont perçues par l’effet direct de la force et de la
« façon » des mouvements reçus et transmis par le nerf optique (la « lumière » dont il est
question n’est pas celle dont traitait le Discours premier, où il s’agissait de la réalité physique
qui cause en nous le sentiment de ce que nous appelons la lumière). La situation et la
distance des objets sont vues sans aucune image, Descartes le souligne, mais, pour la
première, par l’interprétation spontanée que l’institution de nature donne de la situation des
origines des nerfs dans le cerveau ; pour la seconde, par l’interprétation que la même
institution confère à la figure de l’œil, associée à la géométrie naturelle qui opère la
triangulation de la visée binoculaire, et à ce que les rapports de distinction-confusion de la
figure, force-faiblesse de la luminosité donnent à imaginer, ou plutôt à juger. Grandeur et
figure enfin relèvent de l’opinion ou connaissance que l’on a de la distance de l’objet
comparée à la grandeur de son image, et de la situation respective des diverses parties de
l’objet. Toutes ces opérations ont quelque chose de paradoxal, non pas tant en ce que l’âme
les accomplit sans aucune conscience ni détermination volontaire, mais bien en ce qu’elles
font référence, dans l’accomplissement de la vision, à des termes qui par principe échappent
à toute représentation et à toute identification de la part du sujet voyant-imaginant-jugeant :
les dispositions des yeux, des nerfs, des traits de la figure sont bien entendu soustraites à
toute atteinte d’un regard, au moment même où celui-ci reconnaît, en partie grâce à elles, les
objets visibles. Cette obscurité est celle de l’union de l’âme avec le corps, où elle n’est pas
comme un pilote en son navire.
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sont des modes de la pensée dont on attendrait qu’ils soient présents en tant
que tels à la pensée qui les exerce. La formule plutôt énigmatique, que
Descartes utilise à propos de la géométrie naturelle enveloppée dans la
perception de la distance formule la difficulté plus qu’elle ne l’éclaire : « Une
action de la pensée qui, n’étant qu’une imagination toute simple, ne laisse
point d’envelopper en soi un raisonnement » (1308-10) ; la complication de
cette formulation vient de ce qu’elle conjoint dans une même opération de
l’âme une imagination et une inférence. Il s’agit bien d’un mode étrange de
la pensée, une pensée implicite, que le sujet pensant ne saurait produire de
lui-même : qu’on n’ait pas besoin de penser aux muscles de l’œil pour
l’orienter correctement vers un objet ni au diamètre de la pupille pour
accommoder, pas plus qu’aux mouvements de la langue et aux contractions
du gosier pour viser le sens des paroles proférées, c’est autre chose ; mais
qu’on raisonne sans y penser, c’est penser sans penser. Descartes n’a guère
trouvé d’autre solution à cette énigme que d’en appeler à l'oubli résultant
d’une accoutumance invétérée. Ainsi, d’après les Réponses aux Sixièmes
objections, le troisième degré du sentiment est comme une pensée
sédimentée, où la fonction propre du jugement, par où nous affirmons ou
nions au sujet des choses qui se présentent, est en quelque sorte amortie et
rendue imperceptible par l’usage (AT IX-1, 237).
Si le discours semble faire défaut, pourra-t-on alors, par un
retournement paradoxal, trouver dans la figuration le savoir muet prenant le
relais d’une pensée arrivée à l’extrême limite de ses pouvoirs d’analyse et de
description explicite ? On sait le souci que Descartes a eu de la qualité des
figures qui illustrent son livre, et il n’y a pas de raison de penser qu’il n’ait
prêté attention qu’aux seules figures relevant de l’acception strictement
géométrique du mot 1. Observons donc à notre tour, une fois encore 2, la
figure reproduite à plusieurs reprises dans la Dioptrique :
1. A Constantin Huygens qui lui écrit, le 15 juin 1636 : « Je souhaite fort que vous fassiez
rencontre d’un graveur tant soit peu philosophe, et qui ait la conception prompte comme le
burin » (AT I, 607), Descartes témoigne sa confiance quant à l’exécution des figures qui
illustreront la Dioptrique et les Météores : « Le fils du Pr Schooten qui est peintre et
mathématicien les trace toutes et s’en acquitte fort bien » (611).
2. Cf. Jean-Luc Marion, op.cit., p. 263.
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