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Sens, Rhétorique et Musique : guides de la poésie de Guillaume


de Machaut, ils sont ceux de l’écriture de Jacqueline Cerquiglini-
Toulet. Son œuvre critique a entièrement renouvelé la lecture des
textes des XIVe et XVe siècles, par sa qualité d’écoute, par sa manière
précise d’en marquer les harmoniques, par son art d’en exposer
l’essentiel et le détail en phrases courtes. À côté de ses grands
livres sur Guillaume de Machaut et sur la couleur de la mélancolie,
tant d’articles, brefs et parfaits, constituent une somme en devenir.
Ce livre, recueil des contributions que ses élèves et collègues
parmi les plus proches ont voulu lui offrir, est tout entier porté par
son exemple. Les sujets et les auteurs sont les siens : lyrisme et
Sens, Rhétorique
poètes lyriques, postérité du Roman de la Rose, Eustache
Deschamps et Christine de Pizan, rythme, rime et raison, formes et
vers, mélancolie, automne et passe-temps, Alain Chartier et Charles
d’Orléans, couleurs et enluminures du livre vrai ou imaginé, Othon
et Musique
de Grandson, Martin Le Franc et Froissart, jusqu’à Montaigne,
Wagner ou Flaubert, puisque « tout l’intéresse ». Un inventaire en
trois lignes n’épuisera pas la matière de ce volume d’hommage. Né
Études réunies en hommage à

Sens, Rhétorique et Musique *


d’une parole et destiné d’abord à une seule, son ordre est celui du
poème et de l’acrostiche offerts par Jacques Roubaud : Guillaume à
Jacqueline Cerquiglini-Toulet
Jacqueline : Ma fin est mon commencement.

par Sophie Albert, Mireille Demaules, Estelle Doudet,


Sylvie Lefèvre, Christopher Lucken et Agathe Sultan

ISBN 978-2-7453-2976-9

Colloques, congrès et conférences


sur le Moyen Âge N o 21
9:HSMHOF=XW^\[^: HONORÉ CHAMPION
PARIS
CCCMA
21

© 2015. Éditions Champion, Paris.


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Tous droits réservés pour tous les pays.
MÉDITATION SUR L’IMAGINAIRE MÉDIÉVAL DU LIVRE,
DE L’ÉCRITURE ET DE LA PONCTUATION

Méditer nous semble être un terme qui conviendra à notre réflexion,


nécessairement partielle et individuelle, à propos du symbolisme du livre et
de l’écriture au Moyen Âge ; domaine inépuisable, cet imaginaire de
l’écriture a été éclairé par Jacqueline Cerquiglini-Toulet tout au long d’une
production féconde qui saisit, à travers l’histoire des concepts, leur emploi
médiéval.
Dans cette méditation qui lui est dédiée, nous souhaiterions parcourir, en
particulier, une série de notions et de témoignages concernant l’ars punctan-
di, dans la mesure où les signes de ponctuation, au sens large (c’est-à-dire
ponctuants du mot et diacritiques, ponctuants de la phrase et signes de
notation critique), ont constitué un champ lexical privilégié dans la concep-
tualisation métaphorique de l’activité intellective. En outre, la ponctuation
elle-même a été pensée à l’intérieur de réseaux métaphoriques ou de champs
symboliques de longue durée dans nos langues. La ponctuation est un aspect
mineur et modeste dans l’histoire de l’écriture, mais traverse sans solution de
continuité l’histoire de la pensée occidentale sur l’inscription de la parole.

Signes de l’« écriture » naturelle et éternelle

Pour comprendre avec justesse les champs symboliques du livre et de


l’écriture, il n’est pas inutile de revenir sur les métaphores isolées à partir de
la double conception de l’écriture, forgée dans la pensée grecque et dans les
anciennes civilisations méditerranéennes, dont le Moyen Âge a hérité. Une
telle distinction, élémentaire dans le médiévisme, a bien été exemplifiée par
Ernst-Robert Curtius dans son célèbre manuel académique : il existe une
première « écriture », comprise dans un sens métaphorique, à savoir
l’inscription originelle, éternelle et divine de la vérité sur l’âme. C’est cette
écriture qui mérite l’éloge de Socrate dans le Phèdre de Platon : « le langage
parlé, écrit de manière bien fondée dans l’âme de l’apprenti ».
À cette première « écriture » s’oppose une deuxième, humaine, laborieuse,
artificieuse, artificielle et, par conséquent, imparfaite et secondaire. Une
« ennemie de la mémoire », selon le mythe rapporté par le Phèdre de
Platon : le dieu égyptien Theuth inventa l’écriture, un « remède contre l’oubli

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du savoir ». Mais le roi Thamus refusa cette invention de peur que l’externa-
lisation de la mémoire gardée dans l’écriture n’entraîne l’oubli du savoir chez
les hommes ; face à la vérité transmise de vive voix, l’écriture ne saurait
devenir qu’une apparence de la sagesse, son reflet extérieur, étranger à la vie
intérieure de l’homme1.
Le Nouveau Testament participe de la première de ces conceptions : celle
d’une sublimation de l’écriture, conçue comme allégorie fondamentale de
l’universalité divine. Si « au commencement était la Parole » et que « la
Parole était Dieu » (Jean 1, 1), cette Parole est formulée en termes graphi-
ques. L’une des métaphores de l’essence de Dieu est celle de l’alphabet
comme fondement de toute écriture, une image qui symbolise son caractère
absolu : « c’est moi qui suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui
qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant » (Apocalypse de Jean 1, 8) ;
et la voix du Christ se fait entendre en écho : « L’alpha et l’oméga, le

1
Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne, A. Francke
AG, 1948 (cf. le chapitre « Le livre comme symbole », trad. française J. Bréjoux, La
littérature européenne et le Moyen Âge latin, 2 vols. Paris, Presses Universitaires de France,
1956). Jacques Derrida a analysé dans De la grammatologie (Paris, Minuit, 1967) toute une
lignée de la pensée occidentale ayant conditionné depuis ses origines les sciences du langage,
basée sur le logocentrisme et le phonocentrisme. De Platon à Hegel, des présocratiques à
Heidegger, l’origine de la vérité en général a été accordée au logos. La vérité, inséparable du
logos, n’a jamais brisé son rapport originel et essentiel avec la phonè, la voix. Depuis la
philosophie grecque, le sens et la vérité siègent donc dans la parole. Par ailleurs, « Le livre
comme symbole » a été le sujet de réflexion de nombreux travaux récents ; sans aucune
prétention d’exhaustivité, nous nous permettons de renvoyer à un certain nombre d’ouvrages
de synthèse, où le lecteur trouvera les références d’études essentielles à ce sujet : pour
l’Antiquité, Luis Gil Fernández, La Palabra y su imagen. La valoración de la obra escrita en
la Antigüedad, Madrid, Universidad Complutense, 1995 ; pour l’Antiquité et son rapport avec
le Moyen Âge, Yvonne Johannot, Tourner la page. Livre, rites et symboles, 2e éd., Grenoble,
Jérôme Millon, 1994 ; pour la littérature à partir du XVIe siècle, François Delpech, « Libros
y tesoros en la cultura española del siglo de oro. Aspectos de una contaminación simbólica »,
dans El escrito en el Siglo de Oro. Prácticas y representaciones, dir. P.-M. Cátedra, A.
Redondo et M.-L. López-Vidriero, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca-
Publications de la Sorbonne, « El libro antiguo español, V », 1998, p. 95-109 ; Hélène
Domon, Le livre imaginaire, Birmingham (Alabama), Summa Publications, 2000 ; Domingo
Ynduráin, « La vida como libro », dans Estudios sobre el Renacimiento y Barroco, éd. C.
Baranda, M.-L. Cerrón, I. Fernández-Ordóñez, J. Gómez et A. Vian, Madrid, Cátedra, 2006,
p. 213-238 ; Diego Navarro Bonilla, « El mundo como archivo y representación : símbolos
e imagen de los poderes de la escritura », Emblemata, Revista Aragonesa de Emblemática, 16,
2008, p. 19-43 ; Le Livre du monde, le monde des livres. Mélanges en l’honneur de François
Moureau, éd. Gérard Ferreyrolles et Laurent Versini, Paris, Presses de l’Université Paris-
Sorbonne, 2012 ; pour les aspects iconographiques, François Dupuigrenet-Desroussilles, dir.,
La symbolique du livre dans l’art occidental du haut Moyen Âge à Rembrandt, Revue
française d’histoire du livre, 86-87, 1995.

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premier et le dernier, le commencement et la fin, c’est moi » (Apocalypse de


Jean 22, 13)2. Dans cette vision surprenante de l’Apocalypse, la transposition
de termes tentant d’embrasser une figuration de Dieu n’est pas établie en
termes planétaires, à l’échelle des hautes sphères de l’infini ; elle se résume,
au contraire, à la petite taille de deux lettres de l’alphabet. Selon une
métaphore bien figée par nos langues actuelles, l’abc de tout apprentissage
consiste dans ses rudiments les plus élémentaires. La récitation de l’alphabet
constitue le premier balbutiement pour un apprentissage de la lecture. Entre
alpha et oméga, pour nous de a à z, se tient tout l’alphabet : rien de plus
arbitraire et d’immotivé que ces deux lettres, les termes imaginaires d’une
métaphore traduisant l’infinitude de la divinité.
À cet imaginaire d’un Dieu « graphique » correspond l’immuabilité de ses
desseins révélés, également conçue en termes de graphismes. Aussi est-elle
imaginée comme une littéralité des signes écrits. Jésus proclame dans son
Sermon sur la montagne : « jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, pas un
seul iota ou un seul trait de la lettre de la Loi ne passera, jusqu’à ce que tout
soit arrivé » (Matthieu 5, 18-19). On ne peut lire sans surprise ce petit détail
de culture lettrée d’un Christ qui « met les points sur les i », pour employer
une expression métaphorique moderne3 ; le même Christ, qui, ailleurs,
s’attardait parfois à pratiquer l’écriture matérielle, se servant de ses doigts
pour tracer des lettres sur le sable. L’énonciation de l’inexorable est de
nouveau efficace dans la mesure où la transposition allégorique s’applique à
un domaine minimal. Minimal mais non insignifiant, car ce passage
présuppose un souci philologique universel : un point, un accent, une lettre
de plus ou de moins sont pertinents et importants dans la transmission de la
parole.
La trace de cette conception de Dieu comme inscription originelle de la
vérité a imprégné l’imaginaire du livre ; le langage de la mystique chrétienne,
par exemple, établira une double conception du livre, corrélative aux deux
sortes d’« écritures ». La sainte castillane Thérèse d’Ávila (1515-1582), écrit
dans le livre de ses mémoires :

Cuando se quitaron muchos libros de romance que no se leyesen, yo sentí


mucho, porque algunos me daba recreación leerlos [...] Me dijo el Señor : « No

2
Sauf indication contraire, toutes les citations bibliques sont tirées de La Nouvelle Bible
Segond, Édition d’étude, Villiers-le-Bel, Société biblique française, 2002 (consultable en
ligne).
3
On pourrait s’attarder à comparer différentes traductions de ce passage, pour recenser les
différentes traductions de la métaphore graphique. La version française de la Bible de
Jérusalem (Paris, Cerf, Corpus de textes en ligne) dit, par exemple, « avant que ne passent le
ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i, ne passera de la Loi » (Matthieu 5, 18).

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tengas pena, que yo te daré libro vivo ». [...] Después desde a bien poco días lo
entendí muy bien, porque he tenido tanto en qué pensar [...] que muy poca u casi
ninguna necesidad he tenido de libros [...] ¡Bendito sea tal libro, que deja
imprimido lo que se ha de leer y hacer de manera que no se puede olvidar!4.

(Lorsqu’on a interdit beaucoup de livres en roman, je l’ai regretté, car il me


plaisait d’en lire certains [...] Mais le Seigneur m’a dit : « n’aie pas de soucis, car
je te donnerai un livre vivant » [...] Quelques jours après, j’ai bien compris cela,
car j’ai eu à penser sur tant de choses [...] que je n’ai eu dès lors besoin de lire
des livres [...]. Béni soit un tel livre, qui imprime de telle sorte ce que l’on doit
lire et faire qu’on ne l’oublie jamais plus !).

Thérèse oppose une inscription parfaite de la vérité divine dans l’âme –


condensée dans la métaphore livre vivant – aux livres de littérature,
susceptibles d’induire en erreur ou de ne pas assurer la mémoire de la
sagesse.

Signes de l’« écriture » humaine

Dans la lignée des textes platoniques, il existe donc une conception de


l’écriture et du livre comme supports imparfaits : exposés aux dangers de
l’erreur, au lapsus calami, à la mauvaise lecture, à l’ambiguïté... Or le soin
philologique, dès les débuts de la transmission manuscrite, est né comme
remède et protection contre la « déturpation » et la mauvaise lecture, tâche
à laquelle a participé de tout temps l’ars punctandi.
Les pratiques manuscrites de la ponctuation sont mieux désignées par le
terme d’ars – ‘talent, savoir-faire, habileté, art’– que par ceux, plus
modernes, de norme ou de système de ponctuation, car ces derniers
appartiennent aux temps et à la typologie de mise en texte nés de l’imprime-
rie. L’itération mécanique et les moules typographiques ont favorisé
l’homogénéité graphique, homographie qui fait contraste avec la variabilité
intrinsèque de la graphie manuscrite, forcément individuelle ; la technologie
de reproduction de la langue écrite par les presses a renforcé l’idée de norme
graphique, de patron orthographique homogène. Par conséquent, si nous
tentons d’expliquer les habitudes de ponctuation de l’ère du manuscrit avec

4
Libro de la Vida § 26, 6 ; Obras Completas de Santa Teresa, éd. Efrén de la Madre de
Dios, O.C.D. et Otger Steggink, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos (BAC), 1967, p. 117
(la traduction en français est nôtre). L’interdiction nommée dans cette citation fait référence
à l’Index librorum prohibitorum, publié en 1559 par l’inquisiteur général Fernando de Valdés
Salas ; cette liste interdite comportait deux tiers de livres en latin, mais aussi une liste de
textes littéraires castillans.

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nos concepts linguistiques et normatifs modernes, nous serons souvent


déroutés par la variation et le caprice individuel apparent des usages des
anciens scripteurs. Il faut comprendre la ponctuation pré-typographique
comme artisanat et non comme norme, ce qui n’empêche ni la mise en œuvre
de traditions formelles ni la soumission à des règles logiques. La ponctuation
comme artisanat préserve la marge de variation personnelle liée à la
production manuelle ; issue de la l’application d’un art plus que d’une règle,
elle demande l’exercice d’une certaine habileté, d’une finesse d’esprit ; c’est
ce que semble bien condenser le terme humaniste d’ars punctandi.
Le souci de la bonne ponctuation et de la bonne mise en page commence
très tôt dans la latinité tardive. Souvenons-nous, en premier lieu, des passages
célèbres de saint Jérôme (circa 340-420), où il établit la disposition des
Écritures Saintes, non pas « au kilomètre » sur la page, mais divisées en
chapitres et en versets, copiés sur des colonnes per cola et commata, c’est-à-
dire avec une correspondance particulière entre chaque ligne et chaque unité
syntaxique. La construction visuelle des unités de lecture devait contribuer
à améliorer la tâche du lector, ordre ecclésiastique mineur : quia per cola
scriptus et commata manifestiorem legentibus sensum tribuit, « car un écrit
établi par unités syntaxiques présente un sens beaucoup plus clair pour les
lecteurs »5.
La ponctuation latine était certes conçue par les rhéteurs comme aide à la
lecture ; les signes ont une valeur respiratoire et rhétorique, dans une
conception de l’écriture comme support de l’actio, de la parole dite de vive
voix. Néanmoins, les signes de ponctuation ont aussi été conçus depuis la
latinité tardive comme garants de la conservation des textes écrits, notamment
comme signes de distinction visuelle d’unités linguistiques dans une juste
transmission des Écritures Saintes. Ainsi, l’éloge de la subtilité des signes de
ponctuation s’est institué de longue date, ce qui constitue par surcroît une
reconnaissance implicite du caractère immanent de la graphie et de l’autono-
mie fonctionnelle de l’écriture.
Un témoignage célèbre de cette conscience de la pertinence linguistique des
signes graphiques de la ponctuation – notamment, une pertinence syntaxique
– est celui de saint Augustin (354-430), lorsqu’il se soucie d’éviter l’ambi-
guïté dans la distinction des différentes parties de la phrase. Si distinctiones
est le nom latin pour les signes de ponctuation, le verbe distinguere, appliqué
à la langue, permettait de désigner deux types d’actions de séparation :

5
Sancti Eusebii Hieronymi, Præfatio in librum Iosue, Præfatio in librum Isaiæ, Præfatio in
Ezechielem, Patrologiæ cursus completus. Series latina. respectivement, XXVIII, 462c, XXVIII,
771b 1-8, XXVIII, 938, Paris, J.-P. Migne.

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rapporté aux énoncés oraux, il signifiait ‘séparer par une pause’ ; référé aux
énoncés écrits, il voulait dire ‘ponctuer’6.

Sed cum uerba propria faciunt ambiguam scripturam, primo uidendum est, ne
male distinxerimus aut pronuntiauerimus. Cum ergo adhibita intentio incertum
esse peruiderit, quomodo distinguendum aut quomodo pronuntiandum sit,
consulat regulam fidei [...].
Iam nunc exempla considera. Illa hæretica distinctio : In principio erat uerbum
et uerbum erat apud deum et deus erat, ut alius sit sensus : Verbum hoc erat in
principio apud deum, non uult deum uerbum confiteri. Sed hoc regula fidei
refellendum est, qua nobis de trinitatis æqualitate præscribitur, ut dicamus : Et
deus erat uerbum, deinde subiungamus : Hoc erat in principio apud deum7.

(Quand les mots, même dans leurs sens propres, rendent l’Écriture ambiguë, nous
devons voir, tout d’abord, si nous avons mal ponctué ou bien si nous avons mal
lu. Et si, après y avoir bien prêté attention, nous ignorons encore comment
ponctuer et comment lire, alors, il faudra consulter la règle de la foi [...].
Considère maintenant quelques exemples ; voici une ponctuation hérétique : In
principio erat uerbum et uerbum erat apud deum et deus erat. Verbum hoc erat
in principio apud deum, « Au commencement était la Parole, et la Parole était
avec Dieu, et Dieu était. Cette Parole était au commencement avec Dieu ». Cette
ponctuation suppose ne pas admettre que la Parole est Dieu. Mais une telle
ponctuation doit être refusée en vertu de la règle de la foi, qui nous oblige à
reconnaître l’égalité de la Trinité. Lisons donc et deus erat Verbum, « et Dieu
était la Parole », pour continuer ensuite Hoc erat in principio apud deum, « Elle
était au commencement avec Dieu »).

Cet éloge de la valeur distinctive du point, garant de la littéralité dans la


transmission des Écritures, se fait l’écho des paroles du Christ citées plus
haut, à propos de l’immuabilité de la loi et du moindre de ses signes. Chez
Augustin, l’impératif divin devient une simple exigence philologique.
Mais il cite ensuite un autre exemple, tiré de l’une des Épîtres aux
Corinthiens, qui lui permet de démontrer à quel point un texte privé de
ponctuation reste ambigu, tout en reconnaissant que, face à une ambiguïté
impossible à résoudre par les pauses orales ou les signes de ponctuation,
l’interprétation restera soumise au libre arbitre du lecteur (Tales igitur
distinctionum ambiguitates in potestate legentis sunt)8.

6
Cf. Félix Gaffiot, Dictionnaire Latin-français, Paris, Hachette, 1934, s.v. DISTINGUO.
7
Aulei Augustini Opera, Pars IV, I. De Doctrina Christiana, Liber Tertius, § II.2 et § II.2,
Iosephi Martin, éd. Corpus Christianorum Series Latina XXXII, Turnhout, Brepols, 1962. La
traduction en français est nôtre.
8
Ibid., Liber Tertius, § II.5.

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En effet, l’écrit peut comporter des défaillances en tant que support de la


mémoire, étant donné sa séparation du contexte dans lequel a été formulé le
message originaire. L’exigence d’intelligibilité des productions verbales, déjà
en latin, est nommée au moyen d’une transposition métaphorique, rangée
sous le régime diurne de l’imaginaire et lexicalisée dans les langues
romanes : une notion du domaine sensoriel, la claritas, s’est substituée à la
faculté cognitive de l’intelligible.
Ainsi, la ponctuation n’a pas manqué d’être théorisée par le truchement
du réseau allégorique de la clarté ou de la présence de lumière. Cassiodore
(c. 490-583), dans la première moitié du VIe siècle, a accordé une importance
déterminante à la formation des scribes et à la correction des copies9 ; il
s’est ainsi exprimé sur le grand pouvoir clarificateur de la ponctuation :

Posituræ seu puncta quasi quædam uiae sunt sensuum et lumina dictionum, quæ
sic lectores dociles faciunt tanquam si clarissimis expositoribus imbuantur10.

(Les signes de ponctuation sont, pour ainsi dire, les chemins de la phrase et les
flambeaux des mots ; aussi instructifs pour les lecteurs que le plus clair des
commentaires).

L’image d’un chemin, dont le parcours est obligatoirement linéaire et non


discret, symbolise la linéarité de l’écriture et le cadre formel du code visuel
de signalisation ; un code permettant la « circulation » précise des mots et
des sens, parce que la clarté peut parfois se concentrer, bien mieux que dans
un commentaire, en un seul signe non alphabétique. Les « points de
lumière » symbolisent parallèlement le caractère discontinu des signes de
ponctuation.
Cassiodore fait allusion aux signes de ponctuation syntaxique, les
distinctiones ou posituræ, définis sans interruption depuis l’Antiquité et tout
au long du Moyen Âge en triades correspondant aux parties du discours
(commata, cola et periodon). Or il existe une deuxième liste de signes de
« traitement du texte » – pour ainsi dire, selon notre terminologie actuelle –
qui sont les notæ sententiarum ou scripturarum notæ¸ origine des notations
critiques des philologues, qu’il faut inclure, à notre sens, dans l’histoire de
la ponctuation occidentale11. Il s’agit de la liste de signes graphiques

9
Cf. Yvonne Johannot, Tourner la page, op. cit., p. 87.
10
M. Aurelii Cassiodori, De institutione divinarum litterarum, chapitre, 90, d’après l’édition
de Martin Hubert, « Corpus stigmatologicum minus », Archivvm latinitatis medii aevi, 37,
1970, p. 68 (la traduction en français est nôtre).
11
Dans l’histoire de la ponctuation française, Marc Arabyan l’a bien revendiqué il y a
longtemps ; cf. Le paragraphe narratif. Étude typographique et linguistique de la ponctuation
textuelle dans les récits classiques et modernes, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 38-39, ainsi que

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qu’Isidore de Séville (c. 560-636) a recensés et définis dans ses Étymologies,


tout en affirmant que ces signes étaient déjà employés par les plus célèbres
auteurs de l’Antiquité. On sait l’importance accordée par Isidore à l’écriture
comme réceptacle de la mémoire et aux lettres comme substitut de la
voix12 ; ainsi, il inclut dans De Grammatica non seulement sa théorie de
l’écriture, mais aussi l’usage de la ponctuation syntaxique et des signes
critiques. Le premier de ces signes est l’astérisque13 :

* Asteriscus adponitur in his quæ omissa sunt, ut inlucescant per eam notam,
quæ deesse videntur. Stella enim  dicitur Græco sermone, a quo asteriscus
est dirivatus.

(* L’astérisque est placé dans les lieux où il y a eu une omission, pour que, grâce
à lui, l’on y voie avec la clarté de la lumière. En effet, en grec « étoile » se dit
aster, d’où dérive le nom asteriscus).

Le souci de littéralité dans la copie manuscrite se joue souvent, précisé-


ment, dans les contraintes de la linéarité de l’écriture, subsidiairement
appuyée sur les notæ inscrites dans les marges de la page ou à l’interligne ;
l’astérisque ou de petites croix ont été employés pendant tout le Moyen Âge
pour renvoyer au bas de page, où étaient rajoutés les mots ou les phrases
oubliés par le scribe dans la copie d’une ligne donnée. Au-delà du caractère
immotivé et arbitraire des signes de la ponctuation syntaxique, certaines notæ
conservent le statut de signes iconiques, tel l’astérisque, dessin schématique
d’une étoile qui représente une clarté, une lisibilité de l’ordre syntaxique
correct.
Le caractère discontinu de la ponctuation syntaxique que nous venons
d’évoquer à propos de la définition de Cassiodore, marque l’une des grandes
différences sémiotiques entre les systèmes de ponctuation et les différentes
traditions médiévales européennes de notation musicale, aidant à la mémori-
sation de la musique. Certains systèmes de notation, certes, ont tiré profit de

Marc Arabyan et Doris Dacunha, « La ponctuation du discours direct des origines à nos
jours », L’Information grammaticale, 102, 2004, p. 38 (p. 35-45). Cf. Elena Llamas-Pombo,
De Arte Punctandi. Antología de textos antiguos, medievales y renacentistas, Salamanca,
Seminario de Estudios medievales y renacentistas, 1999, p. 51-63 et « La construction visuelle
de la parole dans le livre médiéval », Diogène, 196, Retour vers le futur. Supports anciens et
modernes de la connaissance, 2001, p. 49.
12
Cf. David Rojinsky, Companion to Empire. A Genealogy of the Written Word in Spain
and New Spain, c. 550-1550, Amsterdam-New York, 2010, p. 40.
13
Isidori Hispalensis Episcopi. Etymologiarum sive originum libri XX. Liber I. De
grammatica ; XXI. De notis sententiarum, § 1 et § 2, éd. W.M. Lindsay, Oxford, 1911. La
traduction en français est nôtre.

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signes provenant de l’écriture des langues : les notations allemandes, par


exemple, ont incorporé aux neumes des chaînes de strophicus dérivées de
l’apostropha [’’] ou [’’’] ; le quilisma-pes provient du signe d’interrogation ;
l’oriscus est semblable à une abréviation par contraction ; et le trigon, signe
formé par trois points en forme de triangle, fait partie d’une abréviation
commune. La notation lorraine a ajouté le punctum comme neume monosoni-
que. Et selon certaines théories, les neumes auraient pu dériver de la triade
des accents des grammairiens (acutus, gravis, circumflexus)14. Or les neumes
constituent une notation intensive, tandis que la ponctuation n’apparaît que
par intervalles de séquences écrites, pour désambiguïser la chaîne écrite,
même lorsque celle-ci est conçue comme aide à la lecture. Le maître de l’ars
dictaminis Bene de Florence, dont le Candelabrum rethorice (c. 1220-1226)
a eu une grande diffusion au Moyen Âge, n’a pas manqué de le souligner :
nam si iuxta pronuntiationum modos puncta scripturalia uolumus uariare,
antiphonarium uidebitur, « si l’on voulait varier les signes de ponctuation de
l’écriture selon la façon de prononcer, le texte ressemblerait à un antipho-
naire »15. Autrement dit, il existe une certaine autonomie fonctionnelle de
la ponctuation, à tel point que certaines normes impliquent la non-correspon-
dance entre prosodie ou éléments suprasegmentaux et signes de ponctuation,
comme les théories linguistiques de la ponctuation actuelle l’ont bien
montré16.

« Ponctuer » les livres

Ces quelques témoignages illustrent une conscience permanente en


Occident quant à la diversité des interprétations relevant des différentes
manières dont un même texte peut être ponctué, raison pour laquelle il faudra
maîtriser comme un art l’usage des signes non-alphabétiques de l’écriture.
Saint Augustin lui-même reconnaissait que le texte sans ponctuation reste un
texte ouvert à différentes interprétations. Une analogie pourrait être établie
entre ce caractère « ouvert » des textes et l’« interprétation » musicale.
Pensons, par exemple, à une mélodie transposée dans des tonalités différen-
tes ; la transposition pouvant être simplement mentale, ou bien écrite, ou bien
pratique. C’est-à-dire que l’on peut penser, noter ou exécuter un morceau de

14
Cf. Juan Carlos Asensio Palacios, El canto gregoriano. Historia, liturgia, formas, Madrid,
Alianza Música, 2003, p. 366-379.
15
L’édition la plus réputée est celle de Gian Carlo Alessio, Bene Florentini Candelabrum,
Padoue, Antenore, 1983. Nous citons le ms. Paris, BnF, lat. 15082, f. 51v, d’après l’édition
de Martin Hubert, « Corpus stigmatologicum minus », Archivum latinitatis medii aevi, 37,
1970, p. 127.
16
Loudmila Védénina, Pertinence linguistique de la présentation typographique, Paris,
Peeters-Selaf, 1989, p. 137-141.

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532 ELENA LLAMAS-POMBO

musique sur des tonalités différentes, qui donneront lieu à des « interpréta-
tions » différentes. La littérature castillane du XIVe siècle s’est précisément
plu à développer une telle analogie entre la ponctuation d’un texte et la
notation musicale, comme sources d’interprétations différentes des œuvres.
Dans un passage délicieux du Libro de Buen Amor, Juan Ruiz, l’Arcipreste
de Hita, fait résonner en écho toutes les idées sur la ponctuation que nous
venons d’évoquer dans cet article. Il s’agit de deux strophes placées au cœur
des intentions de Juan Ruiz, qui joue sur la polysémie en espagnol médiéval
du verbe puntar et du substantif punto.

Do coidares que miente dize mayor verdat : 69a


en las coplas pintadas yaze grant fealdat ; 69b
dicha buena o mala por puntos la juzgat, 69c
las coplas con los puntos load o denostat. 69d

De todos instrumentos yo, libro, só pariente ; 70a


bien o mal, qual puntares, tal diré ciertamente ; 70b
qual tú dezir quisieres, ý faz punto, ý tente ; 70c
si me puntar sopieres, sinpre me avrás en miente17. 70d

(Là où tu penses que [le livre] ment, c’est là qu’il dit le plus vrai.
Grande laideur se trouve dans les strophes composées selon les couleurs de
rhétorique.
Si [le livre] dit du bien ou du mal, c’est à vous d’en juger d’après les points ;
louez ou blâmez donc les strophes, d’après les points.

Moi, le livre, je suis parent de tous les autres instruments,


car je dirai certainement une chose ou une autre selon ta notation :
si tu veux dire telle ou telle chose, mets là un point et fais une pause.
Si tu sais réussir dans la notation de ma tonalité, tu me garderas toujours dans
ton esprit).

Éditeurs et commentateurs du Livre du Bon Amour ont de tout temps


affirmé qu’il s’agit d’un passage allégorique complexe, bien que le sens le
plus général soit communément accepté par tous18 : Juan Ruiz affiche

17
Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, Libro de Buen Amor, strophes 69-70, d’après l’édition
d’Alberto Blecua, Madrid, Cátedra, 1992, pp. 27 et 492. La traduction en français et les
italiques sont nôtres, mais nous tenons compte de la traduction en français dirigée par Michel
García (Livre de bon amour : texte castillan du XIVe siècle, Paris, Stock, « Moyen Âge, 35 »,
1995, p. 45), ainsi que des notes d’Alberto Blecua, p. 492.
18
Ana-María Álvarez Pellitero, « Puntar el Libro del Arcipreste : cc. 60-70 », Hispanic
Review, 63, 4, 1995, p. 501 (p. 501-516).

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l’ambiguïté de son Livre et la participation du lecteur à sa compréhension ;


le livre est bon ou mauvais, selon l’interprétation de chaque lecteur.
Si nous nous permettons d’en donner une nouvelle traduction française
glosée et une nouvelle explication, après tant de commentaires bien plus
autorisés que les nôtres, c’est justement parce que Juan Ruiz lui-même lance
une invitation à lire librement son livre. Le passage semble moins cryptique
si l’on tente de comprendre le vocabulaire de la ponctuation des textes et de
la notation musicale disponible aux temps de Juan Ruiz. Les termes qui
permettent de présenter l’ambiguïté du livre de manière imagée obéissent à
deux niveaux métaphoriques, enchevêtrés entre eux et pivotant autour du
verbe puntar, dont la polysémie s’étend sur les champs linguistique et
musical.
Voyons, premièrement, quel est le réseau imagé de la ponctuation.
L’affirmation du caractère ouvert du texte sans ponctuation est clairement
énoncée dans le vers 70c (bien o mal, qual puntares, tal diré ciertamente ;
« car je dirai certainement une chose ou une autre selon ta notation, ta
ponctuation »). Et l’énoncé dit vrai à l’égard de la cuaderna vía et des
manuscrits qui ont conservé le Libro de Buen Amor, puisque les strophes
comportent une ponctuation minimale, non syntaxique, réduite au marquage
des césures ; l’absence de ponctuation se prête à des rédactions différentes
chez chaque éditeur19. Or la métaphore du livre qui ne « dit » pas la même
chose selon la manière dont il est ponctué par le lecteur fait appel, à notre
avis, aux idées qui circulaient entre les lettrés de l’époque, concernant la
pertinence des signes graphiques. La lexicographie historique nous permet
actuellement de bien cerner les sens médiévaux du verbe puntar.

(a) Puntar dans le sens de ‘noter les voyelles de l’hébreu’.


Voici la première définition de puntar, dans le premier dictionnaire
académique, le Diccionario de Autoridades (1737), que nous nous permettons
de traduire en français20 :

19
Maximiano Trapero et Elena Llamas-Pombo, « De la voz a la letra. Problemas lingüísticos
en la transcripción de los relatos orales. I. La puntuación », Revista de Dialectología y
Tradiciones Populares, 52, 1997, p. 35-39 (p. 19-46). À propos de la ponctuation rythmique,
cf. Elena Llamas-Pombo, « Ponctuer, éditer, lire. État des études sur la ponctuation dans le
livre manuscrit », Syntagma, Revista del Instituto de Historia del Libro y de la Lectura, 2008,
p. 139-144.
20
Diccionario de Autoridades = Real Academia Española, Diccionario de la Lengua
castellana, en que se explica el verdadero sentido de las voces, su naturaleza y Calidad.
Madrid, Imprenta de la Real Academia, 1726-1739 (consultable en ligne sur le site de la
RAE), s.v. puntar. Le dictionnaire académique actuel conserve toujours ce sens dans la
deuxième acception du verbe puntar : ‘Poner, en la escritura de las lenguas hebrea y árabe,
los puntos o signos con que se representan las vocales’ (DRAE = Diccionario de la lengua
española, 22e éd., Madrid, Espasa-RAE, 2001, s.v. puntar, § 2).

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PUNTAR. V.A. Poner puntos sobre las letras : lo qual se hace en las Lenguas
que no tienen vocales en su Alphabeto, para suplirlas. Latin Puncta superponere.
SIGUENZ, Vid. de S. Geron. Lib 3. disc. 1. Era necessario que la puntassen (la
Santa Escritura) y señalassen de allí adelante en los libros que escribiessen.

(Puntar. ‘Mettre des points sur les lettres, en substitution des voyelles, dans les
langues qui n’en disposent pas dans leurs alphabets’. En latin, puncta superpone-
re. Exemple : Il était nécessaire de noter les Écritures Saintes et de désormais
les doter des signes dans l’écriture des livres).

Le verbe puntar renvoie donc à toute la tradition de soin dans le toilettage


graphique des signes non alphabétiques de la transmission des Écritures, ainsi
qu’à la vieille idée que le moindre changement fait sens et demeure crucial.

(b) Puntar dans le sens général de ‘noter, ponctuer un texte’.


Bien que les plus anciens dictionnaires ne recensent pas ce sens général21,
le Corpus diachronique de l’espagnol (CORDE) renvoie à plusieurs occurren-
ces où le verbe puntar semble se référer à toute sorte de notations non
alphabétiques, à ce que nous appelons actuellement « la ponctuation » dans
son sens général, comme ponctuation du mot, de la phrase ou du texte.

[...] aprendieron tan bien las letras de escribir libros, puntar, e de letras de
diversas formas, que es maravilla verlos [...]
(Ils ont si bien appris les lettres pour écrire les livres, la ponctuation et les
différents types d’écritures que c’était un plaisir de les voir).

[...] los indios supiesen leer, y escribir, puntar libros [...]


(Les indiens savaient lire et écrire et ponctuer des livres).

[...] tarea de escriuir y puntar libros.


(La tâche d’écrire et de ponctuer les livres)22

Juan Ruiz évoque, par ce sens, (bien o mal, qual puntares ; si me puntar
sopieres, « si tu sais me ponctuer... ») tout le savoir-faire de l’ars punctandi
comme subtil instrument d’interprétation des textes.

21
Le Diccionario de Autoridades (ibid.) ne recense pas ce deuxième sens général
de ‘ponctuer ’, mais fait figurer avec ce même sens un autre verbe, le verbe puntuar.
« PUNTUAR. Poner y colocar las notas de Orthographía en los escritos, para la distinción y
conocimiento de las oraciones y sus miembros. Latin Apicibus, uel interpunctis scripta notare,
signare ». Il s’agit d’une définition remarquable de la ponctuation, parce qu’elle reste à
l’intérieur de l’orthographe, ce qui n’a pas été maintenu par le Dictionnaire académique :
pendant un temps, l’orthographe est restée restreinte à l’usage correct des lettres.
22
Real Academia Española (RAE), CORDE, Corpus diacrónico del español, Banco de datos
en línea, <http://www.rae.es> [30/12/2013], s. v. puntar, exemples 4, 5 et 34.

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(c) Puntar, au sens musical de ‘noter ou transposer la tonalité d’une


mélodie’.
Le dictionnaire de Covarrubias (1611), définit le sens musical du verbe
puntar : ‘es poner en los puntos de canto de órgano las letras’ (puntar
est ‘mettre les lettres sur les points dans le chant de l’orgue’)23. Un sens qui
est bien recensé dans le corpus diachronique de l’espagnol :

[...] ay muchos yerros en los cantos ecclesiásticos en que está corrupta el arte
de puntar y cantar.
(On constate beaucoup d’erreurs dans les chants liturgiques où l’art de noter et
de chanter est corrompu).

Eso mjsmo aprouecha mucho alos escriuanos que puntan el canto llano en çinco
reglas espeçial mente quando han de sacar de vna regla çinco. Ca si estas no
saben nunca bien podran puntar njn trasladar de vna regla en çinco24.
(Ceci est profitable pour les scribes qui notent le plain chant en cinq règles,
spécialement, lorsqu’ils doivent écrire cinq règles à partir d’une seule. S’ils ne
les connaissent pas, ils ne pourront jamais noter ni transposer cinq règles à partir
d’une seule).

Dans son sens musical, puntar est la tâche de notation de la tonalité, qui
était parfois symbolisée par des lettres au Moyen Âge. De nos jours encore,
les musiciens emploient le verbe puntar, dans le sens d’‘interpréter ou
transposer une mélodie dans une tonalité différente’. La strophe nous offre
une deuxième lecture métaphorique à partir du même verbe ; Juan Ruiz fait
allusion (bien o mal, qual puntares ; si me puntar sopieres, « si tu sais noter
ma tonalité ») à un autre savoir-faire, celui de l’interprétation d’une mélodie
selon la tonalité la plus adéquate.
Formidable image de l’acte de lecture comme véritable actualisateur des
textes livresques : le lecteur « jouerait » du livre comme on joue « d’un
instrument », avec expertise et sensibilité. La double métaphore aurait en
outre le pouvoir de « faire sonner » le livre, pour en finir avec le silence
propre à l’écriture, selon une belle interprétation de Maurice Molho25.

Le livre ouvert et le livre fermé

Le livre comme symbole dans la religion, la pensée et l’art occidentaux est


à l’origine d’une vaste production iconographique. Le livre est l’attribut

23
Sebastián de Covarrubias Horozco, Tesoro de la lengua castellana o española, Madrid,
Luis Sánchez Impressor, 1611 (consultable en ligne), s. v. puntar.
24
RAE, CORDE, s. v. puntar, ibid., exemples 32 et 30.
25
Maurice Molho, « Yo libro (Libro de Buen Amor 70) », Actas del VIII Congreso de la
Asociación Internacional de Hispanistas, Madrid, Itsmo, 1986, p. 317-322.

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symbolique d’un grand nombre de personnages, mais sa valeur emblématique


n’est pas univoque26. Plus particulièrement, l’opposition entre un livre
ouvert et un livre fermé peut représenter différentes opérations intellectives.
Dans une interprétation alchimique, le livre fermé représente la philosophie
occulte ; la symbolique de l’ésotérisme oppose le livre ouvert (littéralité du
texte, exotérisme) au livre fermé (contenu secret, ésotérisme). La Philosophie,
pour sa part, a souvent été représentée sous les traits d’une femme tenant
dans la main droite un livre ouvert posé sur un livre fermé, variante de
l’image féminine décrite par Boèce (c. 480-524) dans la Consolation de la
Philosophie. Certains ont vu dans le livre fermé l’Ancien Testament, alors
que le livre ouvert représenterait le Nouveau Testament.
Dans la tradition hispanique des cérémonies universitaires d’investiture des
docteurs honoris causa et des nouveaux docteurs demeure explicite la double
représentation du livre, aussi bien dans la gestuelle que dans les formules
verbales qui consacrent le nouveau grade obtenu. L’Université de Salaman-
que, fondée en 1218, conserve un rituel qui reflète fidèlement des coutumes
héritées de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Dans ce rituel, le livre
ouvert et le livre fermé symbolisent deux opérations complémentaires de
l’accès à la sagesse : l’exemplaire ouvert représente la capacité de compren-
dre ce qui était caché ; l’exemplaire fermé, le silence nécessaire pour saisir
et loger dans la mémoire les savoirs.
Après la formule par laquelle le recteur accorde le grade de docteur
(confero gradum doctoris), le parrain prononce quatre formules d’investiture
dont le pouvoir est redoublé par quatre gestes et quatre objets symboliques
qui sont remis au nouveau docteur27 :

– Accipe capitis tegmen apice [...], ut eo non solum splendore ceteris præcellas,
sed etiam tamquam Minervæ casside ad certamen munitus sis.
(Reçois le bonnet à la houppe [...] afin qu’il te permette de ressortir par dessus
les autres en dignité, mais aussi pour que tu en sois protégé, comme si c’était le
casque de Minerve).
[Le parrain remet le bonnet au nouveau docteur].

– Sapientia tibi hoc anulo in sponsam sese ultro offert perpetuo fœdere : fac tali
sponsa te dignum sponsus exhibeas.
(La sagesse, par cet anneau, s’offre à toi volontairement comme épouse, dans une
alliance perpétuelle : sois le digne époux d’une telle épouse).

26
Comme le souligne Michel Pastoureau, « La symbolique médiévale du livre », dans
Dupuigrenet-Desroussilles, dir., La symbolique du livre, op. cit. 1995, p. 17-36.
27
Le texte actuel est un remaniement réalisé en 1954 par le professeur Ricardo Espinosa
Maeso, à partir du cérémonial médiéval ; Ceremonial para la investidura de nuevos doctores,
Salamanca, Universidad de Salamanca, 1990 (La traduction entre parenthèses en français est
nôtre).

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[Le parrain prend sa main et lui remet l’anneau].

[Le parrain montre un livre ouvert au nouveau docteur et lui dit]


– En librum apertum, ut scientiarum arcana reseres.
(Voici le livre ouvert, pour que tu ouvres les secrets de la sagesse).

[Ensuite, le parrain ferme le livre et ajoute]


– En clausum, ut eadem prout oporteat in intimo pectore custodias
(Le voici fermé, pour que tu gardes ces secrets dans le plus profond de ton cœur,
s’il convient).

[Enfin, le parrain octroie le livre au nouveau docteur et lui dit]


– Do tibi facultatem legendi, intelligendi et interpretandi.
(Je te concède la faculté d’enseigner, de comprendre et d’interpréter).

Ces formules présupposent la pratique de deux opérations cognitives bien


différentes : une première activité d’étude et de compréhension et une
deuxième opération de véritable appropriation des savoirs comme art de la
mémoire ; à notre sens, ce n’est pas le caractère « secret » des connaissances
qui est en jeu ici. Ce que souligne la formule, c’est l’existence d’un
deuxième degré d’« inscription » des savoirs, qui a lieu dans le siège le plus
profond de l’esprit humain. Le souhait in intimo pectore custodias du
cérémonial universitaire rappelle l’expression me avrás en miente, selon le
mot de Juan Ruiz. Mais ce second niveau d’inscription profonde des savoirs
n’émane plus ici d’une instance divine, comme dans les témoignages
bibliques que nous avons cités ; le Livre du bon amour et notre cérémonial
affirment le libre arbitre des hommes : oporteat, « s’il convient » ; qual tu
puntares, « selon ton interprétation ».
Le double symbolisme du livre que conservent les formules universitaires
pourrait éclairer à son tour le message de certaines représentations artistiques.
Précisément, au coin d’une petite rue de la ville de Salamanque, à quelques
pas d’une maison où a vécu Thérèse d’Ávila, l’on peut contempler une
version féminine du double symbole du livre ouvert ou fermé. Deux
médaillons sculptés au XVIe siècle surplombent la porte d’un ancien couvent
de religieuses28, bien que leurs figures ne représentent pas des nonnes, mais
deux femmes noblement coiffées et vêtues, selon la mode de la Renaissance.
Elles portent les attributs habituels des saintes, la palme de la victoire du bien
sur le mal et le livre de sagesse, ce dernier en deux variantes : à droite un
livre ouvert, à gauche un livre fermé. Est-ce aussi une symbolisation de la
faculté d’interpréter et de la faculté de mémoriser en silence les savoirs ?

28
Médaillons du XVIe siècle, sculptés sur le portail de l’ancien Couvent du Corpus Christi,
Franciscaines de sainte Claire (Salamanque, Espagne).

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538 ELENA LLAMAS-POMBO

L’architecte ou le sculpteur n’auraient-ils pas voulu donner une représenta-


tion « au féminin » du double symbole de l’accès aux savoirs évoqué dans
le rituel universitaire ? Nous voudrions bien le croire.
Cette cérémonie se termine habituellement par les mots latins victor ou
vitor29, une interjection archaïque de la langue espagnole, conservée presque
exclusivement dans le langage universitaire et prononcée par tous les
assistants en guise de louange aux personnes honorées. Et c’est ce même
terme d’apostrophe qui nous permettra de terminer notre dédicace par un
point admiratif :

– Jacqueline Cerquiglini-Toulet : Vitor !

Elena LLAMAS-POMBO
Université de Salamanque (Espagne)

29
Le mot latin victor (‘vainqueur’) est employé dans la langue espagnole comme interjection,
sous les formes vitor ou victor, pour exprimer la louange à une personne ou à une action. Le
mot est défini dans le dictionnaire académique actuel (cf. DRAE, s.v. vitor) et y figure depuis
le Diccionario de Autoridades (1739). L’anagramme de ce même mot, selon une ancienne
tradition salmantine, est dessiné en couleur rouge sur les murs des bâtiments universitaires,
comme symbole d’un éloge triomphal envers ceux qui ont parachevé un parcours académique
notable (cf. Luis-Enrique Rodríguez-San Pedro Bezares et Ángel Weruaga-Prieto, Elogios
triunfales. Origen y significado de los Vítores universitarios salmantinos (ss. XV-XVIII),
Salamanca, Universidad Pontificia de Salamanca, 2011, p. 10).

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Sens, Rhétorique et Musique : guides de la poésie de Guillaume


de Machaut, ils sont ceux de l’écriture de Jacqueline Cerquiglini-
Toulet. Son œuvre critique a entièrement renouvelé la lecture des
textes des XIVe et XVe siècles, par sa qualité d’écoute, par sa manière
précise d’en marquer les harmoniques, par son art d’en exposer
l’essentiel et le détail en phrases courtes. À côté de ses grands
livres sur Guillaume de Machaut et sur la couleur de la mélancolie,
tant d’articles, brefs et parfaits, constituent une somme en devenir.
Ce livre, recueil des contributions que ses élèves et collègues
parmi les plus proches ont voulu lui offrir, est tout entier porté par
son exemple. Les sujets et les auteurs sont les siens : lyrisme et
Sens, Rhétorique
poètes lyriques, postérité du Roman de la Rose, Eustache
Deschamps et Christine de Pizan, rythme, rime et raison, formes et
vers, mélancolie, automne et passe-temps, Alain Chartier et Charles
d’Orléans, couleurs et enluminures du livre vrai ou imaginé, Othon
et Musique
de Grandson, Martin Le Franc et Froissart, jusqu’à Montaigne,
Wagner ou Flaubert, puisque « tout l’intéresse ». Un inventaire en
trois lignes n’épuisera pas la matière de ce volume d’hommage. Né
Études réunies en hommage à

Sens, Rhétorique et Musique **


d’une parole et destiné d’abord à une seule, son ordre est celui du
poème et de l’acrostiche offerts par Jacques Roubaud : Guillaume à
Jacqueline Cerquiglini-Toulet
Jacqueline : Ma fin est mon commencement.

par Sophie Albert, Mireille Demaules, Estelle Doudet,


Sylvie Lefèvre, Christopher Lucken et Agathe Sultan

**

Colloques, congrès et conférences HONORÉ CHAMPION


sur le Moyen Âge N o 21 PARIS
CCCMA
21

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