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Entretien Sandra Lucbert, 28 septembre 2020

Le Média https://www.youtube.com/watch?v=4QI8neQkbRI

Interlocuteurs :
Sandra LUCBERT, romancière, ancienne élève de l'ENS Paris (École Normale Supérieure)
Julien THERY, professeur des universités à l'université de Lyon 2

JT : « On n'a pas si souvent l'occasion de voir à nu à la lutte des classes », c'est ce que vous écrivez
à propos du face à face, au procès de France Télécom, qui a eu lieu au printemps dernier, en 2019,
entre les parties civiles, mutilées, ou qui sont venues pour des parents qui se sont suicidés, d'un côté,
et les 7 prévenus de l'autre côté, hauts dirigeants de France Télécom, dont vous décrivez la bonne
conscience et même le contentement irrépressible au récit du plan qu'ils ont mis en œuvre, qui visait
à faire partir 22000 personnes par tous les moyens et qui a occasionné au moins une soixantaine de
suicides. C'est l'objet de votre livre Personne ne sort les fusils et je précise immédiatement : c'est un
livre de littérature, ce n'est pas un reportage, pas une étude sociologique, c'est paru dans la
prestigieuse collection Fiction et Cie des éditions Le Seuil. Vous êtes écrivaine, romancière, c'est
votre troisième livre ; vous avez publié deux premiers romans, l'un qui s'appelait Mobiles en 2013 et
l'autre qui s'appelle La toile en 2017. Voilà une approche qui est celle d'une artiste à un objet qui est
on ne peut plus trivial, en tout cas qui n'est pas littéraire a priori, si tant est qu'il y a des choses qui
soient plus littéraires que d'autres. Vous avez assisté – comme quelqu'un qui prend son matériau – à
toutes les audiences du procès ?

SL : Non, je n 'ai pas assisté à toutes les audiences du procès, et si j'ai assisté au procès c'est de
manière un peu contingente, parce que Nathalie Quintane, qui est un auteur de littérature également,
m'a proposé de participer à la plateforme qu'Eric Beynel de Sud Solidaire avait construite qui
s'appelait La petite boîte à outils, dans laquelle il nous avait proposé à moi et à un très grand
nombre de chercheurs et d'artistes de couvrir quotidiennement le procès pour fournir dans une
approche assez gramscienne de la situation une boîte à outil pour les luttes salariales à venir ; parce
qu'il me semblait évident – moi je partage tout à fait son avis – que le procès majeur était le
précédent majeur de ce qui allait se reproduire tant et plus et dont on voit aujourd'hui les réalités à la
Poste, à la SNCF, bientôt à EDF, etc.

JT : Didier Lombard, le PDG de France Télécom à cette époque-là, qui était jugé, a été le premier
président d'un groupe du CAC40 qui a dû répondre devant la justice de sa politique de DRH, de
gestion des ressources humaines, et des dégâts énormes qu'elle a occasionnés.

SL : Pour expliquer un peu de quoi il en retourne dans cette affaire de procès, les sept dirigeants qui
ont dû comparaître de mai à juillet 2019 au Tribunal de Grande Instance de Paris devaient répondre
des maltraitances qu'ils avaient infligées à l'ensemble des salariés de France Télécom, 120000
salariés à l'époque, pour mettre en place un plan de réorganisation, comme il l'appelait, qui
consistait à faire du licenciement masqué sans mettre en place un plan social.

JT : Le harcèlement était devenu leur cœur de métier.

SL : C'est ce que dit Brigitte Pesquié, procureure de la République, dans son réquisitoire en juillet
2019 et effectivement le jugement qui a été rendu le 20 décembre 2019 les reconnaît intégralement
coupable de harcèlement. Un groupe patronal reconnu coupable de harcèlement contre un groupe
salarial en utilisant tous les moyens disponibles pour obtenir leur fragilisation et leur départ. Vous
évoquiez un nombre de suicides considérables, il n'y en a « que » vingt1, si on peut dire, mais il faut
bien insister sur le fait que la prescription empêchait d'abord de mettre en accusation tous les
responsables du procès France Télécom, et d'autre part, de couvrir l'ensemble des réalités atroces de
ce que ces plans avaient signifié.

JT : Techniquement il n'y en avait qu'une vingtaine qui étaient l'objet de l'accusation mais en
pratique il y en a eu beaucoup plus que ça.

SL : Oui, il faut insister : c'est une stratégie des avocats des parties civiles qui consistait à ne pas
vouloir attaquer pour les morts, parce que cela aurait voulu dire attaquer pour homicide. Donc
homicide involontaire ? Ce n'était pas du tout cela qu'ils voulaient cerner. Ils voulaient cerner le
caractère délibéré d'une maltraitance institutionnelle qui avait été exercée par des directions en toute
connaissance de cause. Evidemment c'est beaucoup plus fort comme ligne. Cela a dû être très dur
pour ceux qui avaient perdu leurs parents ou leurs proches, mais si l'objet avait été mené dans cette
sphère-là il aurait eu beaucoup moins de force symbolique dans la révélation des mécanismes
capitalistes à l'oeuvre aujourd'hui dans les entreprises qu'on privatise.

JT : Et cela aurait été plus difficile d'obtenir des condamnations.

SL : Bien sûr. Une des difficultés qu'ont aujourd'hui les avocats avec les outils juridiques est que les
outils juridiques qu'on a viennent du droit romain qui est un droit très interpersonnel qui ne permet
pas d'attaquer sur les effets structurels qui sont ceux dont on souffre dans une situation où le
capitalisme exerce ses violences. Les avocats avaient réussi à trouver cet angle de harcèlement
systémique qui est effectivement celui que la cour a validé pour finir.

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JT : Et le résultat a été en terme de verdict une peine ridiculement faible eu égard aux dégâts
commis, 15000 euros d'amende pour des gens qui en gagnent trois ou quatre plus par mois. 20
morts, des dizaines, des centaines, des milliers probablement mutilées psychologiquement au
moins. Ce que vous dites là sur le droit, qui est inadapté en l'état, pour qualifier, et donc pour
obliger à rendre compte ceux qui sont responsables des forfaits qu'on n'arrive pas à qualifier, c'est
un peu l'objet de votre livre. Tout est fait aujourd'hui pour que cette violence puisse s'exercer en
toute impunité, et c'est peut-être pour cela que vous choisissez la littérature pour en parler.

SL : Il y a deux aspects dans votre question. Premièrement ce que vous évoquiez au début sur
l'inadaptation juridique, il me semble que cela rejoint la difficulté qu'il y a aujourd'hui à trouver des
extériorités depuis lesquelles juger la forme de capitalisme dans laquelle nous sommes, qui est donc
le capitalisme financiarisé. Lorsque je suis allé aux audiences la première fois, c'est cela qui m'a
frappé : partout je voyais s'activer les catégories et les énoncés du capitalisme financiarisé lors
même qu'on était dans une situation de juger les méfaits d'organisation du travail qui découlent de
cette forme de capitalisme. Autrement dit on devait juger une forme de capitalisme depuis cette
forme-même. L'extériorité résiduelle du droit en l'occurrence était tellement fragile que si la
condamnation a eu lieu, ce qui est déjà exemplaire, en revanche elle est dérisoire et n'a qu'une
portée symbolique. C'est la première chose. La deuxième chose : si j'ai vu agir dans la salle
d'audience des formations signifiantes, c'est bien parce que je parle depuis la littérature et parce que
depuis trois ans j'avais entrepris de travailler sur la macro-économie parce que je voulais investir ce
champ-là, puisqu'il me semblait que c'était l'un des ressorts de l'escamotage de la possibilité de
réaction politique, le fait que la technicité financière nous enserre dans son étau sans qu'on puisse
distinguer les opérations réelles qu'elle nous fait subir. Ayant tant et plus travaillé là-dessus j'ai vu
partout s'agiter les catégories du néolibéralisme donc du capitalisme financiarisé dans les corps,
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dans la différence de tonicité entre les corps des prévenus et les corps des parties civiles.

JT : Vous montrez le contraste. Eux sont très bien portants alors que les autres sont cassés, sont
abîmés, ploient sous le joug.

SL : Et cela permettait aussi de répondre à une question qui sans cela se posait qui était : comment
expliquer que ces prévenus, pourtant traînés en justice, pour la première fois des dirigeants du
CAC40, pourquoi ces prévenus pouvaient-ils se montrer si étonnés qu'on leur fasse le moindre
reproche ? Contrairement à ce que beaucoup de gens ont montré il ne s'agissait pas d'une ligne de
défense. Quand on mettait les pieds aux audiences c'était la première chose qu'on comprenait. Tout
le monde parmi les prévenus était estomaquait qu'on leur fasse des reproches, ils étaient même
scandalisés qu'on leur en fasse. Il faut rappeler tout de même que Didier Lombard a été décoré de la
Légion d'honneur pour les services rendus à France Télécom ; donc quand on lui explique que
finalement il va falloir qu'il comparaisse dans un procès parce que ce qu'on lui a fait c'était de la
maltraitance, il est le premier à tomber de sa chaise et à ne pas comprendre ce qu'on est en train de
lui reprocher.

JT : Il reproche même aux salariés qui ont souffert, à ceux qui se sont suicidés, vous le rappelez, il
dit carrément : « Ça a privé nos collaborateurs de leur succès ». Parce qu'ils ont réussi finalement à
redevenir compétitif à l'échelle internationale en virant les gens qu'il fallait virer. Vous dites qu'il y a
une parfaite indifférence aux souffrances et aux morts qui est exprimée par les accusés.

SL : Ce qu'il s'agissait pour moi de faire surgir dans le livre, parce que c'était l'explication de cette
indifférence, c'était le fait que le monde d'évidence depuis lequel se jouait le procès France Télécom
était un monde d'évidence qui justifiait les accusés tandis que ce même monde d'évidence continuait
à dégrader, invisibiliser, nier les réclamations des parties civiles pour les maltraitances, les violences
qu'elles avaient subies. Ce qui était « intéressant » c'est qu'on était dans une situation complètement
inversée – « intéressant » est une façon de parler parce que c'est surtout révoltant et cela m'a mis
dans un état de rage qui est la raison pour laquelle j'ai écrit ce livre.

JT : Et il y a cette force de la littérature que c'est un moyen de connaissance. On arrive à voir, à
saisir des choses, à savoir. L'objet même c'est le langage, la machine infernale c'est le langage : les
parties civiles, ceux qui ont subi cette violence, l'ont renvoyée eux-mêmes contre eux-mêmes,
étaient pris dans ces catégories de pensée, qui leur disaient en permanence qu'ils devaient
disparaître ou qu'ils étaient inutiles. Vous citez monsieur M., avant son suicide, lettre qui est lue au
cours du procès. Il écrit – et en cela il a intégré tout ce qu'on a voulu lui faire intégrer, il a fait ce
qu'on lui demandait – il a écrit : « Je ne suis qu'une merde incapable et encombrante, si au moins
mon suicide peut servir à quelque chose ». C'est-à-dire qu'il est vraiment allé jusqu'au bout, il a fait
ce qu'on lui demandait. Au fond c'est The employee of the month, voilà quelqu'un qui a fait ce que
l'environnement dans lequel il était exigeait de lui.

SL : C'est cela la chose terrible. C'est ce que Gramsci appelle « l'hégémonie ». L'hégémonie c'est la
direction générale d'une société et cette direction générale elle ne sert que quelques-uns, les
capitalistes en l'occurrence, elle dessert tous les autres, tous les dominés, mais tout le monde en
partage les catégories. C'est une analyse que Fanon a faite pour la colonisation : les colonisés
pensent dans les catégories des colonisateurs. Mais pour un colonisé penser dans ces catégories cela
veut dire la négation de son être et sa destruction à plus ou moins longue échéance. Là c'est la
même chose, c'est exactement le même mécanisme, c'est-à-dire qu'on voyait y compris le jour du
procès que tout le monde continuait à penser dans les catégories qui impliquaient la destruction des
salariés et qui au contraire légitimaient complètement les plans de sauvetage, avec tous les moyens
utilisables, que justement les accusés avaient mis en œuvre à l'époque en 2006, mais mettraient en
œuvre exactement de la même manière aujourd'hui. Je rappelle d'ailleurs que Brigitte Dumont,
Olivier Barberot ou encore Jacques Moulin sont toujours dans ce groupe, trois des prévenus qui ont
organisé ce système-là, ils sont dans des postes de plus en plus élevés, en fait tout continue comme
avant. Pour ce qui est de l'élément langagier que vous évoquiez, si je continue avec Gramsci :
lorsqu'il y a une direction générale d'une société, la manière dont cette direction se mécanise,
s'automatise à la fois dans les gestes, les pensées, les désirs, toutes les formations des individus,
c'est la répétition mécanique par le langage. Et la raison pour laquelle on n'aperçoit pas que la
société nous travaille dans un sens qui est cette direction que j'évoquais c'est que le langage fait
partie de notre organisme, comme dirait Wittgenstein. En fait on est entièrement appareillés par
quelque chose qu'on ne distingue plus mais qui en réalité nous fait suivre une certaine courbe. Et
pour ce qui est des salariés le drame c'est qu'effectivement leur courbe ne va qu'à leur liquéfaction.

JT : C'est à la fois la grande métaphore de votre livre et le grand objet que vous créez : vous
montrez comment tout cela est lié à la nécessité impérative créée par le capitalisme et par sa langue
d'être liquide. Vous appelez cela le flow, le flux, le fait que tout doit être fluide, tout doit être
liquide. C'est-à-dire de pouvoir se transformer en permanence selon les besoins de l'actionnariat.
Tout salarié coûte trop cher. Et c'est une idée que tout le monde peut avoir, qu'aujourd'hui même les
victimes, même les salariés auront. Je ne sais pas si je suis fidèle.

SL : Vous disiez tout à l'heure que la littérature est un moyen de connaissance, moi je dirais que la
littérature est une méthode d'investigation. Que ce soit dans ce livre-là ou dans mon livre précédent
j'avais à cœur de produire une intelligibilité dans les moyens de la littérature. Mon livre précédent
avait pour sujet les effets socio-politiques du numérique massifié.

JT : La toile est un roman épistolaire.

SL : Sur le flow, il s'agissait de rendre visible le monde d'évidences des accusés, c'est-à-dire la
direction générale de notre société qui est en fait celle du capitalisme financiarisé. Or le capitalisme
financiarisé, sa relation d'objet principal qui est en fait son régime de propriété c'est ce qu'on appelle
la liquidité financière. Pour rendre cela visible j'ai fait travailler le signifiant flow. C'est une
opération littéraire que je peux m'engager à décrire. D'abord le livre pendant tout le temps du travail
s'appelait flow, il ne s'appelait pas Personne ne sort les fusils – j'expliquerai après pourquoi j'ai
changé de titre. Il s'appelait flow pour une raison très simple c'est que flow est le signifiant clé de ce
livre, c'est celui auquel je fais traverser des changements d'état quasiment au sens chimique.

JT : Vous prenez la métaphore du ragoût. Si on fait mijoter tous les corps se dissolvent, les chairs se
détachent des os...

SL : C'est ce que font les patrons. C'est ce que fait le capitalisme. La métaphore des changements
d'état je l'utilise partout mais moi-même dans le texte c'est celle que j'utilise pour faire travailler le
signifiant, le but étant de mettre au jour les logiques du capitalisme financiarisé. Si j'essaie de
caractériser la forme littéraire de ce livre, je dirais qu'il s'agit d'une dérive littéraire contrôlée avec
pour axe conceptuel et signifiant le flow. Cela veut dire concrètement que je suis partie de la
récurrence de la formule « il faut libérer du cash flow » telle qu'elle a pu être répétée
mécaniquement par différents acteurs, dans les médias, dans les entreprises, les patrons, les salariés,
avec une occurrence exemplaire qui est celle par laquelle je commence le livre dans une émission
du Figaro intitulé « Les décrypteurs », et ce cash flow, qu'est-ce que cela désigne au départ ? Cela
désigne le profit dégagé par une entreprise. Accompagné d'une tournure impersonnelle, « il faut
dégager du cash flow », elle pose en nécessité la profitabilité d'une entreprise. Et c'est une chose qui
obsessionnellement se répand sans que personne ne sache jamais exactement ce que cela signifie
parmi les gens qui le répètent sans cesse. Ce que j'ai essayé de faire c'est de tendre un arc entre ce
terme cash flow, l'obsession de la profitabilité, et la matrice financière qui le sous-tend et qui le
prolonge, c'est-à-dire la liquidité. Pour cela, j'ai détaché cash flow, j'ai gardé simplement flow, et je
l'ai fait circuler dans le texte jusqu'à arriver à définir le régime de propriété qui est propre à notre
forme de capitalisme, qui est une propriété infiniment réversible, sans fixation : la propriété idéale
en fait, les avantages sans les inconvénients. On peut disposer d'une chose sans jamais y être lié,
sans engagement. C'est typiquement la propriété actionnariale aujourd'hui. Qu'implique en réalité ce
régime de propriété ? Il implique la liquéfaction générale de toutes les classes d'objet, les humains,
la nature, tout doit y passer. Parce que c'est un régime de propriété irrésistible. C'est formidable,
évidemment, on n'a pas envie de renoncer à une chose pareille.

JT : C'est tout le réel qui se trouve transformé en abstraction liquide.

SL : Oui. En tout cas qui peut devenir une source de profit sans que jamais un rapport au réel
s'instaure.

JT : Cela fait perdre le lien au réel.

SL : C'est certain. Mais le lien avec le réel les actionnaires n'en veulent pas.

JT : Et le réel, on le voit dans ce procès, se présente, et n'est pas très joli à voir : c'est le réel des
victimes. Avec cette absence totale de culpabilité, même de compréhension, de l'endroit où ils
pourraient être en tort, de la part de gens qu'il faut bien appeler des bourreaux, si on sort de la
novlangue qui justifie pleinement qu'ils aient détruit les gens. L'émission du Figaro qui se penchait
avec beaucoup de sollicitude sur le sort des accusés, de ces DRH, avec un journaliste qui disait :
« Est-ce que c'est le Nuremberg des DRH ? ». Il y a quand même une chose qui traverse votre livre
mais qui est dans l'esprit de tout le monde concernant le management en général et les atrocités dont
il est coupable en toute quiétude, c'est le rapprochement avec le nazisme. Vous citez Fakir, le
journal de François Ruffin, qui fait une blague au moment du procès de France Télécom en
disant : « On aurait bien envoyé Hannah Arendt, mais elle n'était pas disponible ». On sait
qu'Hannah Arendt a suivi le procès d'Eichmann, ce criminel nazi qui a été jugé à Jérusalem, et
qu'elle a écrit toute une série d'articles qui sont célèbres et qui ont été édités en libre. C'était aussi un
peu votre position face à ce procès, d'observation, mais pas pour faire de la philosophie politique,
pour faire de la littérature. Il y aurait plein de choses à dire concernant ce parallèle entre la vision du
monde nazie dont Johann Chapoutot nous a parlé notamment, et la vision du monde des managers
d'aujourd'hui, et la réification absolue des humains que cela occasionne. Au moins, à Nuremberg,
me disais-je en le lisant, les prévenus sans doute n'avaient-ils aucune culpabilité, en tout cas la
plupart d'entre eux, mais au moins ils avaient peur. Ils avaient peur d'être pendus et beaucoup ont
été pendus. Là, ces DRH tortionnaires, ils n'avaient pas peur. Ils ont eu raison puisqu'ils n'ont pas
risqué grand-chose. Cela peut peut-être renvoyer à votre titre, personne n'a sorti les fusils. Pour
sortir de cette prison langagière qu'est la langue du nouveau capitalisme, qui détruit les salariés qui
sont pris dedans, pour trouver une extériorité, il y a une sorte de passage l'acte : l'acte peut se sortir
de ces catégories qui s'imposent. Est-ce que c'est comme cela qu'il faut lire votre titre ?

JT : Vous m'avez posé trois questions. Je veux bien y répondre dans l'ordre. Je reprends avec la
déshumanisation dont vous parliez au départ. Si je parle de cette histoire de liquidité financière, on
voit bien que cette liquidité financière c'est le comble la chosification induite par la rationalité
écononomique. La rationalité économique au fond est l'instrumentalisation de toutes choses. Je
rappelle qu'un économiste parlera de facteur travail et de facteur capital et quand on déclassera du
facteur travail il s'agira de machines qu'on met au rebut mais on fera la même chose aussi bien avec
des travailleurs. Les économistes après sont suivis par l'appareillage de management, etc., avec des
créations langagières et intellectuelles qui parachèvent cette instrumentalité générale au service de
la rationalité économique et bien sûr lorsqu'on est dans un état de liquidité financière la
chosification est portée à un degré encore plus grand. Pourquoi ? Parce qu'il ne s'agit même plus
d'instrumentaliser, mais il s'agit de rendre adaptable aux fluctuations du désir actionnarial et à la
possibilité de leur infinie réversibilité toutes les choses qu'on engage dans les processus de
production, aussi bien la nature que les humains. C'est pour cela que des créations langagières
comme « masse salariale » ou « ressources humaines » sont essentielles parce que du coup les
managers vont s'employer à ajuster la masse salariale ou les ressources humaines, ce qui fait qu'on
invisibilise les existences qu'on détruit au passage et qu'on a ici tout un protocole de banalisation de
la déshumanisation qui en effet, on ne peut pas dire le contraire, nous fait penser à ce qui peut se
passer dans d'autres processus de déshumanisation, pas seulement celui des nazis, j'y reviens, celui
de la colonisation, etc. C'est exactement le même mécanisme. Et ce n'est pas pour rien d'ailleurs que
la Cour dans le jugement du 20 décembre a cité Klemperer, et que moi-même je le prends pour
exemple dans ma démarche. Viktor Klemperer était un linguiste allemand juif qui a eu le malheur
de vivre sous le 3e Reich et qui du coup a traversé dans la terreur toute cette période atroce et n'a
échappé aux camps d'extermination que grâce à sa femme qui était considérée comme une aryenne
et qui a pu le protéger jusqu'au bout. Pour surmonter toute cette période Klemperer avait entrepris
de qualifier la langue nazie qui mécanisait et banalisait la déshumanisation propre à ce régime-là.
En effet j'ai importé la technique de Klemperer, lui appelle la langue nazie, la langue du 3e Reich,
en latin LTI, Lingua Tertii Imperii. Il ne fait pas cela par pédanterie, il fait cela pour opposer un mur
de savoir à la bêtise mécanisée qui est en train de massacrer la totalité du corps social allemand pour
des objectifs qui n'apparaissent plus à personne au cours de cette déshumanisation. Klemperer a
cette très belle image pour dire que la LTI est pour lui un balancier comme celui d'un acrobate qui
marche sur un fil, le balancier auquel il se tient et qui le tient ; c'est évidemment quelque chose de
très fragile mais c'est ce qui lui permet de garder l'équilibre. Je dirais que j'ai essayé de faire un peu
la même chose. J'ai donc utilisé le même protocole : nomination de la langue en question qui
permettait la mécanisation, je l'ai appelé LCN, Langue du Capitalisme Néolibéral, en latin ce sont
les mêmes initiales, Lingua Capitalismi Neoliberalis. Il s'agissait pour moi de dessiner les contours
de l'appareil langagier, si possible d'en repérer les mécanismes, en tout cas le lexique parce que là je
continue dans ce projet que j'ai commencé avec Personne ne sort les fusils, maintenant je
m'intéresse plus aux figures de style, etc., mais là je m'intéresse surtout au lexique, pour autant que
faire se peut identifier comme corps étrangers qui ont été installés en nous et qui nous travaillent
dans un certain sens, celui de la déshumanisation que vous évoquiez, celui de la liquéfaction
générale en fait. Donc sortir de nous les mots qui nous parlent et qui réalisent ce monde-là. C'est
une première chose. Deuxième chose pour revenir sur ce que vous disiez sur le fait que l'analogie
entre la situation nazie et la situation du management néolibéral revient à l'esprit des gens :
personnellement je ne fais pas l'analogie dans mon livre ; en revanche je suis d'accord avec ce que
vous disiez – je ne suis pas historienne, je n'ai pas les capacité de Johann Chapoutot à traiter avec
les outils de l'historien de ce qui se joue entre ces deux façons de gérer les humains.

JT : Quiconque vous lit a cette analogie très vite.

SL : Oui bien sûr, mais plus encore : je suis parti de la récurrence insistante de cette analogie autour
de moi, exactement comme cash flow revenait sans cesse, l'autre chose qui revenait sans cesse
c'était cette comparaison avec des contours plus ou moins flous ; une comparaison très chargée qu'il
s'agissait d'examiner à tout le moins. Et ici je dirais que j'ai procédé vraiment en littéraire,
contrairement à Johann Chapoutot. La formule que vous évoquiez dans Les décrypteurs, pour être
exacte, c'est la formule d'un internaute qui tweete dans l'émission qu'il s'agit du « Nuremberg du
management ». Et cette citation est sélectionnée par le Community manager du Figaro Live, et ce
n'est pas du hasard, parce qu'il la trouve exemplaire ; de la même manière dans Fakir vous le
disiez ; et dans les salles d'audience aussi Brigitte Pesquié la procureure, donc l'accusation, compare
la situation à la situation nazie ; mais également la défense, le défenseur du PDG Didier Lombard.
J'y insiste parce que vous avez souvent dit « les DRH » mais il y avait deux DRH, les autres
c'étaient des directeurs, le PDG, le directeur général, on est en train de parler de la totalité du corps
directeur. C'est important parce que la défense, Maître Veil, lui aussi a fait cette allusion, de manière
très contournée et vague, ça ressemblait beaucoup à sa manière d'être. Toujours est-il que l'analogie
revenait sans cesse, elle était chargée, et moi j'ai des réflexes psychanalytiques de ce point de vue.
Là je vais utiliser une autre image qui est que, en psychanalyse, quand une formation signifiante un
peu louche comme ça, très lourde, revient sans cesse, insiste, la pire chose à faire c'est de la laisser
continuer son travail souterrain. Il faut absolument s'en emparer, regarder ce qui se passe, parce que
sinon c'est un explosif qui va bientôt créer des situations ingérables de type passage à l'acte, soit
retourné contre soi-même soit vers l'extérieur, soit des maladies, donc ce qu'on a vu dans le procès
France Télécom tant et plus. J'ai essayé de faire travailler cette analogie et la manière dont
finalement elle m'a fait réfléchir c'est que je me suis dit comme en psychanalyse en fait qu'il y avait
là un symptôme. Un symptôme de quoi ? Un symptôme du fait que nous sommes dépourvus d'outils
langagiers et donc d'outils de pensée pour nous figurer les violences structurelles que nous
subissons dans notre état de capitalisme. Les gens utilisaient cette analogie faute de mieux, c'était la
seule disponible, parce que la langue du capitalisme néolibéral, la LCN, règne. Elle règne tant qu'à
la fin on ne peut pas la qualifier depuis une extériorité. C'est là où je pouvais utiliser les outils de la
littérature parce qu'elle me fournissait ce que Deleuze appelait des extériorités intérieures à la
langue. Dans Critique et clinique il a cette très juste manière de qualifier ce que fait la littérature.
D'autre part la raison pour laquelle j'ai fait tout cela est la même que celle que dit Franz Fanon dans
Les damnés de la Terre : lorsque les dominés ne disposent que de la langue des dominants pour
qualifier leur situation, rien ne vient leur permettre de formuler ce qu'ils expérimentent réellement.
De ce fait l'absence de langue barre la possibilité de la pensée donc barre la possibilité de
l'opposition. A tous degrés. Ce qu'il s'agissait de rétablir c'est la possibilité de construire une colère
politique et collective. Construire une colère politique et collective cela signifie lui permettre de
percoler grâce à une conversion du regard grâce à une remise en sens. Si on pense dans les
catégories de ceux qui nous écrasent on ne peut pas élaborer notre colère. Telle était l'idée du livre.
Ce qui m'a révolté dans la salle d'audience au-delà de la parfaite indifférence des accusés – et de
leur violence, je les trouvais d'une violence de classe absolument atroce vis-à-vis des parties civiles
– c'était aussi de constater à quel point les parties civiles étaient démunies lors même qu'elles
auraient pu être enfin dans une accusation d'accusateur. Quand vous disiez qu'ils n'avaient pas peur,
c'est peu de le dire : ils s'ennuyaient, ils bayaient, ils s'endormaient, ils riaient entre eux, à aucun
moment ces personnes ne se sont senties en danger.

JT : Vous écrivez : « De temps en temps pendant les audiences, pendant le récit d'une pendaison,
Didier Lombard s'endort. Il digère. ». Et vous faites le parallèle entre la façon dont les salariés ont
été digérés, liquéfiés littéralement, transformés en bouillon, par détachement de leurs chairs, de
leurs os, etc., par des humiliations permanentes, des déplacements permanents, des bureaux vidés à
leur arrivée, etc., ce qui revient à de la torture à la fin. Je pense aussi à ce passage quand vous
écrivez : « Le 24 juin je suis assise dans les rangs de la Presse, à côté d'une femme qui m'explique
que son père a travaillé pour France Télécom toute sa vie et qu'elle vient pour voir la honte sur les
visages des coupables. Elle est partie très vite. Rien à voir, plus exactement aucune honte, mais bien
plutôt un contentement irrépressible des prévenus. De quoi se tourmenteraient-ils ? Tout les porte. ».
Cela résume bien ce que vous disiez. Vous parliez de ce que Deleuze dit de la littérature quand il dit
par exemple qu'être un écrivain c'est être un étranger dans sa propre langue. Cela rejoint aussi ce
que vous mentionnez à propos de Proust2 : « Il s'agit de donner des yeux à la pensée, une meilleure
vue par des combinaisons de mots qui fassent projecteur, lunettes ou loupes. Il s'agit de voir en
prose. » Vous expliquez votre projet mais vous vous placez notamment sous le patronage de Proust,
vous citez Proust : « A la façon des oculistes, le traitement par la prose n'est pas toujours agréable,
quand il est terminé le praticien nous dit : "Maintenant regardez". Voici que le monde nous apparaît
entièrement différent de l'ancien mais parfaitement clair. » C'est le travail littéraire, poétique au sens
technique du terme, c'est-à-dire comment le langage ne sert pas juste à désigner des choses comme
un mode d'emploi telle qu'elles sont, mais il change ce que l'on voit, selon le langage qu'on utilise
on ne voit pas les mêmes choses. L'extériorité, elle est dans votre titre, sortir les fusils c'est cesser de
discuter avec une situation ou un dispositif et s'y attaquer militairement. Est-ce que c'est ainsi qu'il
2
Rappeler la phrase de Proust sur la langue étrangère.
faut l'entendre ?

SL : Je ne dirais pas cela. En tout cas il ne fonctionne pas ainsi. Le titre vient d'une section du livre,
qui est la section 34, il y en a 36, c'est tout à la fin du parcours que j'évoquais tout à l'heure, de
dérive au fil du flow pour faire surgir le monde de la liquidité. Et c'est précisément cela l'enjeu
littéraire. Vous citiez ce passage où je dis qu'il faut donner des yeux à la pensée, c'est exactement
cela. C'est-à-dire parvenir à montrer leur monde d'évidence, à montrer dans quelle forme de
capitalisme nous sommes, et surtout à montrer que cette forme de capitalisme n'est pas tombée du
ciel, n'est pas arrivée par magie, mais a été instituée par des décideurs et est maintenue en
fonctionnement par un certain nombre d'opérateurs dont faisaient partie les dirigeants de France
Télécom, mais dont font aussi partie les petits sous-chefs qui sont managers, DRH, etc. Ce qui
m'intéressait, lorsque la formule « Personne ne sort les fusils » est citée dans la section 34, c'est le
moment où je fais la genèse du monde liquide, où j'essaie de raconter de manière très stylisée et
schématisée comment en France cette affaire-là a commencé. Une des choses que j'avais à cœur
était de dire que nous étions prisonniers de ce monde sans doute, mais de rappeler que ce monde a
commencé à un moment donné, donc il peut s'arrêter. S'il y a un lien avec « personne ne sort les
fusils » c'est bien celui-là : c'est-à-dire rappeler – parce que je pense que c'est le propre d'un corps
social de nous le faire oublier – rappeler qu'un ordre social est toujours le résultat d'un combat
gagné par certains, perdu par d'autres, nous c'est un combat qui a été gagné par les capitalistes et
perdus par nous, et il est toujours perdu par nous actuellement sauf si on y met un terme. Ce que je
voulais c'est qu'on cesse de s'attaquer à des épouvantails comme le management qui n'est là que
pour ajuster les gens à ce que les structures de la finance déréglementées exigent et qu'on s'attaque
aux bonnes cibles. « Personne ne sort les fusils » est plutôt lié à cela, c'est-à-dire essayer de rendre
visible les véritables causes – ce que j'évoquais tout à l'heure en disant que nous manquions d'outils
pour percevoir les véritables causes de notre souffrance structurelle. Je voulais qu'on aperçoive
comme fonctionnent les structures de la liquidité, qui les a mises en place. En l'occurrence la
formule « personne ne sort les fusils » apparaît quand j'évoque en 1985 la loi de réforme de
financement des structures de l'économie de Pierre Bérégovoy...

JT : Gouvernement socialiste.

SL : Absolument. Le tournant se fait en 83-84-85. J'ai choisi 85 pour styliser, mais en réalité tout
cela se fait sous Mitterrand, l'installation de la « déréglementation », et avec un nom pareil personne
ne sort les fusils. C'est pour cela que j'ai changé le titre. J'ai fait tourner l'angle : au départ dans ma
tête il était très conceptuel, autour du régime de propriété et de pulsionalité de la liquidité
financière ; je l'ai fait tourner vers le fait que la technicité extrême de toutes ces mesures nous les
rendait parfaitement opaques et faisait que des décisions qui allaient avoir des conséquences
dramatiques pendant des décennies auraient des effets différés, mais surtout, au moment où on les
installe, personne n'y comprend rien.

JT : Alors que si on avait su on aurait sorti les fusils.

SL : C'est en tout cas mon postulat. Et donc mon idée est de ramener à la conscience à quel endroit
il faut viser : c'est cela le véritable ennemi, ce sont ces structures que les traités européens ont gravé
dans le marbre de nos corps politiques et qui font qu'on escamote complètement notre marge de
liberté politique aujourd'hui. C'était ça l'idée.

JT : Mais on peut le prendre aussi comme un constat d'oppression absolue. D'ailleurs ce qui est très
frappant dans les descriptions que vous donnez de ce qu'ont subi les victimes. Ce « consentement »
est la manière dont elles retournent ces violences contre elles-mêmes, ils préfèrent se supprimer
eux-mêmes que de supprimer ceux qui les poussent à se supprimer. On sait qu'il y a eu des épisodes
de fusillades au travail, de salariés qui avant de se suicider à l'issue de semaines et d'années de
harcèlement ont tué les gens qui étaient autour d'eux. Mais ce n'est pas ce qui se passe en général.

SL : 1 c'était l'objectif de ce livre que de participer à rediriger la colère contre les véritables
instigateurs de nos souffrances. Par exemple au procès je bouillais sur place parce que Michel Bon,
le responsable véritable – enfin, « véritable », on peut dire que c'est Mitterrand, Bérégovoy, Fillon,
Jospin, enfin tous les gens qui ont participé, c'est une œuvre collective.

JT : C'est l'oeuvre d'une classe sociale.

SL : Exactement, c'est l'oeuvre d'une classe sociale. En tout cas l'endettement faramineux de France
Télécom qui a amené au plan « Next » et « Act » et au départ forcé des 22000 employés parce qu'il
fallait dégager du cash flow, pourquoi ? Pour payer le service de la dette, c'est l'oeuvre de Michel
Bon. Michel Bon était chargé d'ouvrir le capital en 1996. Avant il était chez Carrefour, il a fait aussi
un petit passage à l'ANPE où il s'est illustré par des propos racistes – j'en parle dans le texte. Michel
Bon est un personnage vraiment haut en couleurs parce que sous couvert de catholicisme bon teint il
œuvre à détruire toute une catégorie d'individus, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas de sa classe
sociale et de sa couleur de peau, globalement. C'est un personnage assez odieux parce
qu'aujourd'hui il continue ses bons offices, il fait du lobbying très actif pour transformer les
programmes d'économie dans l'Education Nationale, et lui s'en sort impeccablement. C'est un truc
que je dis à un moment donné : je dis que la littérature ne connaît pas la prescription. Je voulais que
Michel Bon soit là, dans le livre, qu'on rappelle tout ce qu'il avait fait, le niveau odieux de ce
personnage et sa bonne conscience alors là sans taches, parce que lui il n'a même pas posé une fesse
sur les fauteuils des prévenus.

JT : C'est les catholiques..., c'est une religion de pardon...

SL : Il n'est pas le seul. Visiblement Villeroy de Galhau, le gouverneur de la Banque de France que
je fais aussi intervenir dans le texte, a l'air de partager les mêmes convictions et de se sentir tout à
fait bien avec la loi des Évangiles. Donc je voulais qu'on redirige la colère contre les bonnes
personnes. Je voulais faire apparaître un certain nombre de responsables qui n'étaient pas présents et
donc au passage Thierry Breton auquel a succédé Didier Lombard, Thierry Breton qui a lancé les
hostilités en quelque sorte avec ses plans managériaux et qui a aujourd'hui un très haut poste à la
commission européenne, après avoir été ministre de l'économie de Sarkozy. Tous ces gens
continuent à oeuvrer dans les mêmes sphères, tout va bien pour eux. J'en profite pour évoquer à cet
égard un paradoxe qui explique aussi pourquoi on finit par se supprimer : d'abord parce qu'on ne
distingue pas les coupables, première chose ; j'ai essayé de rendre intelligible, dans mes moyens, en
littérature, les explications véritables de ce que nous subissons et les personnes qui y oeuvrent ;
mais le deuxième aspect était aussi de qualifier précisément par où nous tient cette forme de
capitalisme. C'est une chose que j'ai déjà commencé dans mon livre précédent La toile. Avec le
même système de contrainte. Tout à l'heure je disais que ce livre était une dérive littéraire contrôlée
avec le flow pour axe ; c'était la même chose avec le livre d'avant. Avoir des contraintes en
littérature est une chose qui peut être très productif pour nous. Par exemple le sonnet qui est une
forme très contraignante donne lieu à des formes très créatives sur des siècles. Moi je me suis donné
deux contraintes. Première contrainte : je voulais être exacte conceptuellement, pour une raison très
simple, que j'évoquais tout à l'heure, je crois que la puissance d'enrôlement que vous évoquiez, non
seulement de la finance, mais également du numérique, parce que l'un et l'autre vont tout à fait
ensemble, elle tient au très haut niveau de technicité notamment des algorithmes ou des inventions
de la finance, qui fait qu'on ne comprend rien des opérations qui s'exercent sur nous, et que ces
opérations s'exercent à même nos corps : c'est un régime de pulsionalité, c'est une offre libidinale
qui se fait à cet endroit-là. Donc je voulais être d'une très grande exactitude, j'insiste parce que ce
n'est pas très souvent en littérature, ce genre de démarche. Pour le numérique je faisais contrôler
tout ce que je disais par deux membres fondateurs de la Quadrature du Net, Benjamin Sonntag et
Jérémie Zimmermann ; j'avais utilisé la forme épistolaire pour utiliser les configurations politiques
et pulsionnelles d'Internet ; et donc je me faisais vérifier conceptuellement en permanence par
Benjamin et Jérémie ; j'ai fait la même chose pour Personne ne sort les fusils, j'ai demandé à
Frédéric Lordon de vérifier conceptuellement que je ne sortais jamais des clous. Et dans les deux
cas, pour La toile comme pour Les fusils, à chaque fois qu'ils m'ont dit « là tu sors des clous
conceptuels », j'ai repris, j'ai retravaillé. Je voulais que ce soit propre, qu'on aperçoive vraiment de
quoi il s'agit en fait, et qu'il n'y ait pas simplement une dérive littéraire avec plus ou moins
d'autorisation. Et pour une raison politique. Moi ce que je voulais c'était d'avoir un effet politique.
Parce que sortir les fusils comme ça dans l'absolu ça n'a aucun intérêt. Ce que je voulais c'était de
ramener dans une langue courante – parce que la littérature a pour principe de pouvoir travailler
dans la langue courante – je voulais sortir de la langue technique et conceptuelle ces choses qui y
sont enfermés et donc qui y sont parfaitement préservées dans leur capacité de nuisance, je voulais
les ramener dans notre langue par des procédés littéraires. Je n'ai pas du tout utilisé le même dans
La toile. Pour une raison très simple : je voulais qu'on puisse saisir quelles opérations réelles
prennent sur nos corps au travers de toutes ces inventions archi-techniques. Et j'insiste beaucoup sur
le caractère corporel de toute cette affaire. Parce qu'en réalité le régime de propriété liquide où on
peut disposer de tous sans être lié, prendre et jeter, c'est celui que promeut Internet, toutes les plate-
formes de livraisons, de sites de rencontres, de réseaux sociaux, tout fonctionne exactement sur ce
régime de pulsionalité. Ce qui fait que nous sommes enrôlés par le régime de désir dans lequel nous
sommes nous-mêmes installés. Sauf que nous n'apercevons pas la fin de l'arc, qui est qu'en tant que
travailleur et non en tant que consommateur, à un moment donné la liquéfaction va nous concerner.

JT : C'est l'ubérisation généralisée.

SL : Absolument. Et cela on ne le sent jamais quand on est saisi par nos corps dans une proposition
pulsionnelle aussi irrésistible, évidemment qu'on ne se rend pas compte qu'à la fin c'est cela qui va
nous arriver. Avec du coup une situation totalement asymétrique entre les dominés en situation
d'offre pulsionnelle du flow assisté par la technologie numérique et les dominants. Quand on est
dominé, en tant que consommateur, on est installé dans ce régime et à un moment donné il se
retourne contre nous. Quand on est dominant, c'est ce que Maître Teissonnière qui était l'un des
avocats des parties civiles a dit – il a eu cette image très exacte, malheureuse pour ce qu'elle dit – il
a parlé du robinet qu'on ouvre et qu'on ferme. Quand on est du côté des dominants on peut ouvrir et
fermer le robinet du travail, sauf que dans le robinet du travail ce qui coule c'est nous, les gens
liquéfiés c'est nous. Ce qui m'intéressait c'était de sortir de cette fausse dichotomie qui consiste à
penser qu'on va pouvoir s'opposer à quelque chose qui nous est entièrement imposée de l'extérieur.
C'est plus compliqué que cela en fait, nous y adhérons passionnément. Nous y adhérons
passionnément et c'est pour cela que nous sommes si malmenés. Et c'est la raison par laquelle à la
fin on finit par se supprimer plutôt que de s'organiser collectivement, de construire une résistance,
etc. Je trouve cela assez frappant parce que tous les mots de la LCN, la langue du capitalisme
néolibéral, véhicule une conception du monde et de l'humain qui nous interdit la représentation du
corps social, qui nous interdit de saisir par quel mécanisme nous sommes attrapés.

JT : « Il n'y a pas de société », comme a dit Margaret Thatcher.

SL : Effectivement, « There is no society ». Tout à l'heure vous avez utilisé un mot de la LCN que
tout le monde utilise parce que la LCN est très forte – c'est pour cela que je lui ai donné un nom,
c'est pour essayer de ne plus la parler, et je confirme que cela fonctionne : une fois qu'on l'a
nommée et qu'on fait attention à se dire que là c'est un mot du capitalisme néolibéral on peut le
repousser et à chaque fois qu'on le repousse je pense qu'on gagne...

JT : Ce n'est pas forcément évident de l'identifier comme tel.


SL : Je vais prendre un ou deux exemples parce qu'à mon avis c'est utile. Vous parliez tout à l'heure
de novlangue managériale. La « novlangue », au début, quand cela a été utilisé par l'opposition de
gauche pour qualifier la langue du management, c'était un terme critique. Cela vient d'Orwell, 1984.
Mais en réalité aujourd'hui tout le monde le dit. C'est comme cash flow, c'est comme l'analogie
entre les nazis et les managers. On l'entend absolument partout. C'est louche. Cela veut dire que
l'hégémonie s'en accommode très bien. Pourquoi l'hégémonie s'accommode très bien du terme
novlangue ? C'est parce qu'elle ne désigne en aucun cas les mécanismes de la LCN. La LCN
fonctionne à l'inverse de la novlangue. La novlangue de George Orwell dans 1984 est imposée
depuis un pôle totalitaire et si elle fait l'objet d'une surveillance de la part des agents c'est pour
obliger à bien la parler sans quoi ils sont exposés à des punitions. C'est l'inverse, la LCN. Elle ne
nous est pas imposée, elle nous imprègne. Elle n'est pas imposée depuis un pôle unique, elle est
diffuse, toute une série d'agents porteurs la répandent qui ont l'air d'être séparés les uns des autres,
les entreprises, les patrons, les salariés, les médias, les personnels politiques et pour finir, si elle fait
l'objet d'une surveillance de notre part, c'est pour ne pas la parler, c'est l'inverse. Donc quand on dit
novlangue on efface la vérité des mécanismes. C'est pour cela qu'il n'y a aucun problème avec cette
formule. Et c'est toujours comme cela. Les mots de la LCN invisibilisent ces méfaits et mettent en
évidence ces objectifs. Par exemple l'horrible mot de la LCN, le mot « ressenti » que tout le monde
utilise tant et plus.

JT : Cela individualise.

SL : Cela individualise, cela veut dire que toutes les émotions viennent d'un individu monade,
complètement isolé, qu'il n'y a pas de corps social qui en fait lui fait sentir ses émotions. C'est la
même chose. Quand on dit « collaborateur » au lieu de salarié, on efface les rapports de
subordination salariale. Il y en a qu'on voit plus ou moins que d'autres. Il y a toute une gamme
comme cela, c'est terrible parce qu'en fait plus on les parle plus on renforce le monde du capitalisme
néolibéral.

JT : « Décrypter » aussi.

SL : Bien sûr, mais alors celui-là il est très inaperçu, c'est comme novlangue. Les journalistes
s'intitulent « décrypteurs », en réalité ils ne décryptent absolument rien, ils reconduisent...

JT : Ils recodifient ce qui ne l'est pas assez dans la compréhension qu'en a le capitalisme néolibéral.

SL : La preuve en est avec « Les décrypteurs ». C'est quand même hilarant cette émission qui
s'appelle « Les décrypteurs » où le présentateur Vincent Roux nous dit qu'en gros il y a des drames
salariaux, donc que le problème des drames salariaux doit venir d'un droit des salariés qui est trop
contraignant, autrement dit supprimons le droit des salariés et il n'y aura plus de drame salarial.
C'est vraiment extraordinaire.

JT : C'est la manière dont il présente le procès France Télécom.

SL : Oui.

JT : Si on en revient à la forme même de votre travail, cette forme littéraire hybride avec un objet
qui pourrait être un objet de sciences sociales, emblématique d'un problème général de ce que le
capitalisme néolibéral fait aux vies, à la Poste, à la SNCF, etc. Cette méthode, comment elle se situe
par rapport à ce que fait par exemple Lordon dont vous avez parlé, à qui vous avez fait lire les
passages concernant la macro-économie ; par rapport à la sociologie, par rapport au journalisme
aussi ? Comment se différencie cette approche littéraire, en termes de découvertes de connaissances,
comme moyen de connaissance par rapport aux autres sciences sociales et à leurs méthodes de
découvertes de nouvelles connaissances ?

SL : Comme je le disais au début dans la plate-forme de Sud Solidaire, La boîte à outils, il y avait
des artistes et des chercheurs.

JT : Un livre est sorti d’ailleurs.

SL : Oui, ils ont fait une forme condensée qui s’appelle La raison des plus forts, aux éditions de
L’atelier, mais la petite Boîte à outils est encore entièrement disponible. C’est très beau parce qu’on
voit des approches de sciences sociales, des approches militantes, des approches artistiques, et cela
m’importe au plus haut point parce que la littérature comme les sciences sociales est un régime de
la pensée, j’en ai l’absolue conviction, tous les gens qui font de la littérature le savent ; mais c’est
une chose assez peu connue en réalité parce que la littérature est tombée dans un discrédit
aujourd’hui.

JT : C’est un régime de la pensée, c’est-à-dire que c’est une manière de penser ?

SL : Oui, je peux préciser. Les sciences sociales, moi, elles me sont indispensables. J’ai évoqué tout
à l’heure le fait que j’écrivais sous contraintes, mais en amont je travaille énormément. Il m’a fallu
trois ans pour que je puisse faire ce livre, pour que je puisse voir dans la salle d’audience ce que j’ai
vu. Cela faisait trois ans que je travaillais sur la macro-économie et que j’avais entrepris d’autres
projets sur la question. J’avais lu aussi beaucoup de sociologie sur l’organisation du travail. Pour
une raison très simple : pour moi il faut avoir une intelligibilité du monde que la langue du monde
du capitalisme néolibéral réalise. Cette intelligibilité, je ne vais pas la sortir de ma poche, j’ai besoin
des sciences sociales. Et là j’emploierais une autre image par rapport à celle que j’utilisais tout à
l’heure : l’idée c’était pour moi de poser des charges de dynamite à des endroits dans la langue
dominante, dans la langue hégémonique, la langue du capitalisme néolibéral, mais pour pouvoir le
faire il fallait que je sache à quels endroits les mettre. Les sciences sociales m’ont permis de
préparer les charges. Il y a une différence que je trouve très importante entre la manière dont la
pensée se construit dans les sciences sociales et la manière dont elle se construit dans la littérature,
qui tient aussi à leur différence de rapport à la langue, et qui les rend complémentaires – les gens
qui ne veulent pas associer la littérature à la lutte politique ont tort – ; parce que les sciences
sociales travaillent depuis un langage séparé spécialisé, depuis lequel elles investissent
exhaustivement un objet. Par exemple elles peuvent servir à redéfinir certains termes, comme fait
Friot, avec les mots « salaire », « travail », il travaille sur la langue mais depuis un extérieur. C’est
très anxiolytique, c’est très soulageant, parce qu’on est préservé du marasme langagier dans lequel
on est pris tous les jours. A la grande différence de la littérature. La littérature a les mains dans le
matériau problématique. La littérature travaille dans la langue courante, avec toutes les
transformations de langage qu’elle peut faire subir par les registres, par les genres, par les
références à des auteurs, par les situations, par le travail du montage ; elle met en forme le matériau-
langage, pour produire du sens non pas comme les sciences sociales, linéairement, de manière
hypothético-déductive protégée, mais par émergences de nouvelles propriétés, à l’intérieur même
du matériau problématique. C’est cela la particularité de la littérature. C’est un peu comme dans la
psychanalyse, dans la vraie psychanalyse, pas la chose horrible que c’est devenu
institutionnellement, c’est un long travail de dérivation dans la langue qui finit par produire des
sorties explosives, des concaténations automatiques de la langue générale, la fameuse, celle qui
change en fonction des corps sociaux, mais qui pour nous est la langue du capitalisme néolibéral.
Pour cette raison les deux sont indissociables. J’avais besoin des lunettes des sciences sociales pour
arriver à voir quelque chose, mais le langage des sciences sociales produit depuis une extériorité se
fracasse contre la machine du langage courant qui est une horrible pâte à répétition, qui empêche
complètement la re-signifiance de se produire, comme nous l’évoquions tout à l’heure pour les
dominés. J’ajouterais à cette occasion – encore un hommage à George Orwell – que George Orwell
disait à juste titre, c’est une citation : « Le véritable ennemi c’est l’esprit réduit à l’état de
gramophone ». Peu importe le disque qui passe à ce moment-là. Le vrai problème c’est la répétition
mécanique d’une orthodoxie, et peu importe quelle orthodoxie. La littérature n’est qu’arrachement
aux automatisations. Pour le discours militant, qui est le troisième angle du triangle d’attaque de
l’ordre dominant, le discours fonctionne différemment des deux autres. Il ne produit pas de remise
en sens, il produit ce que Gramsci appellerait la contre-hégémonie, parce que lui il est répétitif. Le
discours militant est confirmationiste, il a besoin d’aller chercher le creusement de la certitude parce
qu’il faut qu’il soutienne la persévérance, qu’il soutienne l’action. Donc on a un besoin absolument
crucial du discours militant. Mais il ne faut pas tout confondre : nous en littérature on peut faire
l’arrachement, aux militants de faire le creusement, aux sciences sociales, depuis leur endroit
séparé, de nous fournir les outils pour qu’on puisse aller arracher au bon endroit. Il y a un travail
collectif à construire entre les disciplines, qu’elles arrêtent de se méconnaître les unes les autres de
cette manière.

JT : Ce que vous disiez-là sur la spécificité de l’approche littéraire me fait penser à ce passage, je
voudrais finalement le lire pour finir. Vous dites au début du livre, quand vous parlez de votre art
poétique, de ce que vous êtes en train de faire, vous parlez de la langue du capitalisme néolibéral,
vous dites à quel point elle est générale, à quel point elle nous enserre, et vous dites : « Je parle
aussi cette langue, mais je trimbale avec moi quantité d’états de langage, c’est ce que fait la
littérature aux gens qui la pratiquent. Elle impose un écart permanent avec tout ce qu’on dit. Je parle
la langue collective mais contestée par une cacophonie intérieure. Et au quotidien ce carambolage
provoque surtout des heurts avec l’institution où se parle fanatiquement la langue générale. A
l’occasion du procès ça pourrait servir à s’examiner depuis un dehors, ce que la Justice, l’institution
judiciaire ici ne peut pas faire. ». Il me semble que c’est ce que fait ce livre, Personne ne sort les
fusils, à propos du procès France Télécom, faire ce que la Justice, quelle que soit la condamnation
des prévenus, ne pouvait pas faire. Dans cette entreprise qui consiste à utiliser la langue littéraire
comme instrument de connaissance, vous avez plusieurs guides qui sont évoqués, j’ai parlé de
Proust bien sûr, mais ceux qui sont spécialement adaptés à ceux que vous voulez faire là, avec la
langue du néocapitalisme néolibéral, c’est surtout Kafka, Rabelais et Melville. Trois références.
Peut-on revenir, pour finir, sur ce que ces trois références apportent, sur les outils qu’elles vous ont
donnés ?

SL : Kafka et Melville m’ont servi de refuge intérieur quand j’étais au procès d’où observer la
situation du procès, parce que ces textes ont un très haut pouvoir de résolution, c’est-à-dire un
pouvoir optique.

JT : Quelles œuvres de Kafka et Melville ?

SL : La colonie pénitentiaire pour Kafka, Bartleby pour Melville. Pour Rabelais c’est un chapitre du
Quart Livre qu’on appelle couramment l’épisode des paroles dégelées : Pantagruel, le personnage
principal, arrive avec son navire dans un endroit où des dragées gelées de paroles sont présentes, et
quand il les prend dans ses mains, les dragées se réchauffent, le langage se fait entendre, et qu’est-
ce qu’on entend ? On entend le langage d’un monde, le langage d’une bataille en l’occurrence en
l’occurrence, ce qui est une image extraordinaire de ce qu’est la langue d’une société : c’est la
langue qui résulte d’un combat qui a été gagné par certains – ce que je disais tout à l’heure – et…

JT : La conflictualité sociale, le rapport de domination.

SL : Oui, c’est cela. Et donc ce qui m’intéressait c’est que je voulais ouvrir les mots de la LCN pour
qu’on comprenne quel combat gagné elle racontait, qui l’avait gagné, qui l’avait perdu – nous – et
comment tout cela s’était passé. C’était vraiment un opérateur de compréhension formidable. La
colonie pénitentiaire de Kafka raconte la visite d’un voyageur dans un colonie pénitentiaire où
l’officier sur place exécute un contrevenant avec une machine atroce qui s’appelle « la herse », qui a
été créée par l’ancien commandant. En fait l’officier est fanatiquement ému par sa machine, il ne
sait absolument pas quel commandement il réalise mais ce qu’on voit c’est avec quelle passion il
s’applique à la faire fonctionner, à massacrer un individu.

JT : Il y prend du plaisir sans savoir pourquoi il le fait et même, ce n’est pas le problème.

SL : Ce n’est absolument pas le problème. C’était cela qui m’intéressait. C’est une très bonne image
de la manière donc fonctionne la structuration sociale. Elle nous trace dans son sens. C’est d’une
violence extrême. Ce qui m’intéressait ici c’est que cet officier réjoui qui ne voit pas du tout les
maltraitances qu’il inflige parce qu’il est passionné par sa machine de torture, me faisait beaucoup
penser à nos prévenus assis dans la salle d’audience. Je pourrais développer mais il y a beaucoup
d’éléments conceptuels qui apparaissent dans Kafka et sa violence même me semblait très utile pour
contrecarrer le fait que notre structuration sociale a pour particularité que nous adhérons à quelque
chose d’abord par son côté libidinal, sans savoir que cela aura pour conséquence notre destruction
comme salarié.

JT : On se fait prendre par le désir, on laisse le désir s’agencer de cette manière.

SL : Oui mais parce que c’est difficilement résistible, il faut arriver à se le représenter bien. La
troisième référence dont vous parliez, le troisième texte optique, comme je les appelle, c’était
Bartleby de Melville, qui est une histoire qui était sous-titrée Une histoire de Wall Street.

JT : Un bureaucrate.

SL : Non, c’est une histoire d’avoué. Ce qui m’intéresse est que Melville est un esprit fulgurant, il a
compris tout de suite ce qu’était l’offre pulsionnelle de la rationalité économique. Il a compris
qu’elle était intrinsèquement chosificatrice et instrumentale. Cette histoire est exemplaire parce que
Bartleby raconte comment un avoué engage Bartleby qui au début est l’employé ultime, que Uber
veut, c’est-à-dire l’employé liquéfié : il fait tout ce qu’on lui demande, il travaille tout le temps, il
ne mange pas, il ne dort pas, c’est vraiment l’employé parfait.

JT : A un moment donné son employeur se rend compte qu’il ne quitte pas le bureau le soir ou qu’il
dort devant la porte pour pouvoir revenir plus tôt le lendemain matin.

SL : Le plus intéressant c’est moins les réactions de Bartleby lui-même que les réactions du patron.
Le patron se déboutonne ! Il est dans un état passionnel complètement fou. Il traite son employé
comme une chose – jusqu’au moment où Bartleby cesse d’obéir, avec la fameuse formule
« J’aimerais mieux ne pas ».

JT : « I would prefer not to ».

SL : Ce qu’il y a d’intéressant est de voir à quel point la possibilité de la chosification est
irrésistible. On voit bien aussi que le patron ne dispose pas des structures de la liquidité qui
automatisent la chosification infinie, l’instrumentalisation infinie. Evidemment il fait appel au
propriétaire de l’immeuble puis à la police pour se débarrasser de cet employé, puisqu’il pensait
qu’il avait un outil merveilleux à sa disposition et qu'il se retrouve avec un humain sur les bras.
C’est vraiment atroce. Nous ce qu’on a vu au procès ce sont des patrons qui ne comprennent pas ce
qu’on leur reproche puisqu’ils ont des outils merveilleux à disposition. Pourquoi est-ce qu’on vient
leur expliquer que ce sont des humains qu’ils auraient eu sur les bras ? On a une situation vraiment
inversée.
JT : Il y aurait quelque chose de spécifique dans l’humain, dans le travail ? Il faut rappeler que
grâce à François Hollande il n’y a plus de spécificité du travail en droit. C’était l’objet de la « Loi-
travail ». Le travail n’est pas une marchandise comme une autre.

SL : Exactement. J’ajoute quelque chose qui va dans le sens de Personne ne sort les fusils, ce que
vous évoquiez tout à l’heure, qui est en lien avec Bartleby. Il y a une autre leçon dans Bartleby qui
pour le coup me galvanise c’est ce qui se passe quand Bartleby fait son fameux refus, avec sa
formule très bizarre, qui arrive là soudainement. Sa formule commence à déclencher une crise
organique à l’intérieur de l’étude. Le patron ne sait plus où est la légitimité de son droit patronal
qu’il croyait jusqu’à présent absolument évident. Les employés ne comprennent plus pourquoi ils
sont là pour travailler. Il y a une espèce d’effet de désagrégation générale et c’est pour cela entre
autres que le patron finira par appeler le propriétaire qui appellera la police. C’est parce que la force
d’attaque de la résistance de Bartleby dans une formule langagière est extrême. Mais ce qui est
intéressant dans cette histoire est que Bartleby est seul. Comme Klemperer avec son balancier, avec
sa LTI, il est seul, donc il va se faire broyer. Une des leçons est que lutter aussi à construire une
langue d’opposition c’est absolument essentiel mais que ça ne peut pas suffire. On ne peut pas
rester seul avec sa petite création d’une part, et que d’autre part les structures en dur, l’appareil de
force, la police, à la fin, viendront nous chercher et auront raison de nous. Il y deux leçons qui se
tirent de ce texte qu’il me semble important d’avoir à l’esprit.

Auteurs cités :
Franz Fanon
Gilles Deleuze
Hermann Melville
François Rabelais
Franz Kafka
Marcel Proust
George Orwell

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