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XAVIER LUFFIN
Diffusion
Académie royale de Belgique
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Conception et réalisation : Grégory Van Aelbrouck, Laurent Hansen, Académie royale de
Belgique
A propos
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pour la plupart des liseuses, ainsi que des versions imprimées à la demande.
Remerciements
À ma femme, Claudine
Préface
Valérie André,
Maître de recherches au F.R.S-FNRS
Membre de la Classe des Lettres
et des Sciences morales et politiques
Parfois, c’est la communauté dans son ensemble qui est prise pour
cible, parce qu’elle interprète le droit religieux à son avantage. Un cas
classique est Mawsim al-hiğra ilā al-šamāl où al-Ṭayyib Ṣāliḥ décrit
dans la dernière partie du roman le mariage forcé de Ḥusna, une
jeune veuve, au vieux Wād Rayyis, déjà marié par ailleurs. Après une
scène de viol conjugal, Ḥusna poignarde son mari avant de se
suicider. Les débats entre les villageois, avant comme après
l’événement tragique, s’inspirent de la tradition locale, validée par la
religion, tant pour évaluer la légalité du mariage que l’immoralité de la
jeune femme, qui est allée à l’encontre de l’opinion de son mari et de
la communauté. Il est clair que l’objectif de l’auteur est de dénoncer la
façon dont les hommes tirent profit des avantages théoriques que
leur octroie la religion – ici en l’occurrence la polygamie – pour
assouvir leurs propres désirs44.
Dans Ṭa‘ām aswad, rā’iḥa sawdā (Saveur noire, odeur noire), le
Yéménite ‘Alī al-Muqrī évoque le double discours des religieux par le
biais de la question du racisme dans son pays à l’égard des Aḫdām,
une communauté de parias d’origine africaine. Il y est notamment
question d’un membre de cette communauté qui s’avance dans une
mosquée pour diriger la prière – en islam, tout croyant mâle peut
théoriquement remplir ce rôle – et qui est aussitôt corrigé par les
fidèles :
Sarūr se faufila devant l’une des rangées de fidèles venus en retard, pour diriger la prière.
Mais il avait à peine commencé à réciter les prières qu’un homme l’attrapa par le bras et le
tira derrière en criant : « Que Dieu nous protège. C’est la fin du monde, un noir qui dirige la
prière ! » Il attira l’attention des autres fidèles, qui le poussèrent jusqu’à la porte de la
mosquée tandis qu’il hurlait : « Qu’en est-il de l’égalité ? Qu’en est-il des paroles du
prophète affirmant que l’Arabe ne vaut pas plus que le non-Arabe et vice-versa, que le blanc
ne vaut pas plus que le noir et vice-versa, sinon par son assiduité religieuse ? Qu’en est-il
de tout ça ? 45 »
Cheikhs et charlatans
Les écrivains s’attardent aussi régulièrement sur les croyances
populaires, généralement sans lien avec les préceptes religieux,
souvent liées à des coutumes plus anciennes. Cet aspect est parfois
traité avec bienveillance par les auteurs, voire même avec une pointe
de nostalgie, comme dans certains passages de Ḥikāyāt min ḥārati-
nā de Nağīb Maḥfūẓ. L’auteur y décrit des personnages qui font
partie du patrimoine du quartier, comme le derviche qui se lance dans
des formules incompréhensibles, mais aussi des scènes comme la
pratique du zār – le désenvoûtement – décrite en détails, ou encore
l’habitude d’aller pique-niquer au milieu des tombes durant la fête des
morts46. L’auteur n’encourage pas ces pratiques, pas plus qu’il ne les
réprouve, simplement elles font partie des souvenirs d’enfance du
narrateur.
Parfois, les religieux sont, au contraire, représentés sous les traits
de véritables charlatans, qui exploitent la crédulité du peuple, et,
parmi eux, les cheikhs soufis, vantés plus haut, et les marabouts,
sont en première ligne. Pierre Cachia avait déjà relevé quelques
auteurs comme les Égyptiens Ṭaha Ḥusayn et ‘Abd al-Ḥakīm Qāsim,
qui insistent sur la vénalité et l’incohérence de leurs pratiques47.
D’autres romans décrivent l’inefficacité des pouvoirs des cheikhs,
depuis le « derviche » décrit dans Ṣan‘ā’ madīna maftūḥa – un
homme qui promet contre rétribution de faire tomber la pluie, elle qui
n’arrive pas malgré les prières des villageois, en prétendant défaire le
sort jeté contre eux48 – jusqu’aux amulettes peu convaincantes
confectionnées par le mari de la narratrice de Ḥikāyatī šarḥ yaṭūl
(Une longue histoire), de la Libanaise Ḥanān al-Šayḫ49.
Ce charlatanisme est régulièrement associé à la perversion
sexuelle. Dans Šurufāt baḥr al-šamāl (Les balcons de la mer du
Nord), Wasīnī La‘rağ décrit dans le détail comment un marabout, qui
se substitue aux médecins, prétend guérir une jeune fille qui serait
possédée par un djinn :
Comme les médecins de la ville n’avaient pu la soigner, on l’emmena au mausolée du walī
Ṣāliḥ, au bord de la mer, pour qu’on l’examine. Le fqīh, qui devinait sa chair fraîche de ses
yeux obscènes, déclara : « Attachez-la un mois au tronc du palmier du walī Ṣāliḥ, elle
guérira si c’est une bonne croyante et qu’elle craint Dieu ». Tandis qu’elle hurlait de frayeur,
le fqīh rassurait ses proches en disant que le djinn bleu qui venait de la Mer morte avait
commencé à sortir la tête de son bocal (…). La nuit, une fois seuls tous les deux, il essayait
de calmer sa peur en prononçant des formules religieuses – au nom de Dieu clément et
miséricordieux, il n’y a pas d’autre force qu’en Dieu – et si elle ne coopérait pas il resserrait
ses liens. Il lui touchait les seins, il appuyait sur ses mamelons avant de saisir sa chair
fraîche de ses mains sèches, et elle hurlait. Lui riait : « Comment penses-tu m’échapper ma
belle ? Je t’ai eue, mon seigneur est grand ». Il revenait à la charge jusqu’à ce qu’elle
s’évanouisse, alors il l’emmenait dans le coin et appliquait ses pratiques secrètes sur son
corps exténué, ferme comme un roc 50.
Dans Ṣahīl al-nahr (Le cri du fleuve), la Soudanaise Butayna Ḫiḍr
Makkī décrit une scène similaire : un marabout ouest-africain prétend
guérir les gens grâce à son pourvoir religieux, remédiant notamment
à l’infertilité. En réalité, ce n’est qu’un charlatan qui exploite la
situation en emmenant les femmes stériles dans une hutte, où il leur
fait l’amour plusieurs nuits d’affilée, effectivement le meilleur remède
contre l’infertilité :
– Répète soixante-dix fois « Que la volonté de Dieu soit faite », à voix basse.
Je fermai complètement les yeux, tout comme la bouche et je me mis à marmonner en
tentant de me concentrer, tandis qu’il me déshabillait et faisait ce qu’il voulait de mon corps.
Son corps couvrait le mien du crépuscule jusqu’à l’aube51.
– Mais pourquoi donc veux-tu absolument être habillé, si tous les autres sont nus ?56
Depuis les années 2000, plusieurs auteurs ont fait des islamistes non
pas des personnages parmi d’autres mais bien l’élément-clé de leur
roman, en s’attardant en particulier sur la figure du terroriste : son
parcours individuel, son milieu d’origine, les raisons de son
endoctrinement, l’escalade de sa haine envers l’autre, avant le
dénouement : un repentir, ou la mort. C’est le cas d’Amāl al-Bašīrī,
qui décrit dans Sifr al-ḫaṭāyā (Le livre des péchés)65 comment un
homme rejeté par son père, frustré dans sa vie sentimentale, tombe
dans la délinquance, puis dans le terrorisme islamiste en Algérie.
Dans Madīḥ al-kirāhiyya66 (Éloge de la haine), ce n’est plus le
portrait d’un individu mais de toute une famille – microcosme de la
société sunnite syrienne – basculant dans l’islamisme qui est offert
par l’auteur, l’action se passant dans le milieu sunnite d’Alep à partir
des années 1970 jusqu’à la fin des années 1990.
La figure d’Ossama bin Laden et les événements du 11 septembre
2001 ont ajouté un nouveau profil du terroriste : un jeune homme issu
d’un milieu aisé, qui n’a pas vécu une vexation d’ordre individuel en
tant que musulman mais qui vit comme une injustice toute attaque
contre l’islam, quel que soit le lieu. On retrouve ce profil sous la
plume de plusieurs écrivains d’Arabie Saoudite, notamment
Muḥammad Tābit qui décrit dans Al-irhābī 20 comment un jeune
Saoudien, d’abord plutôt hostile à la religion, se laisse embrigader
par les islamistes dans une recherche d’amitié et d’amour fraternel,
avant de prendre ses distances avec le mouvement et de découvrir
que ses anciens compagnons sont responsables des attentats du 11
septembre.
Notons toutefois que les auteurs dénonçant, ou décrivant
simplement la montée des mouvements islamistes dans leurs pays ne
sont pas dupes. D’une part, ils tentent de rechercher les causes du
basculement de leur société vers l’extrémisme religieux, en pointant
une série de maux tels que l’autoritarisme de l’État, la corruption et
bien sûr la misère. Ainsi, le portrait de Ṭaha que dresse al-Aswānī
correspond effectivement à l’un des profils courants des terroristes
islamistes : issus de milieux pauvres, pieux, influençables et ayant
vécu une profonde vexation qui traduit en réalité un sentiment
d’injustice aux racines plus profondes. D’autre part, critiquer les
islamistes n’innocente pas les gouvernements : dans Šurufāt baḥr al-
šamāl67 (Balcons sur la mer du Nord), Wasīnī La‘rağ renvoie à
plusieurs reprises les islamistes – qu’il ne nomme jamais clairement –
et l’État corrompu et incompétent dos à dos, tandis que l’auteur de
Madīḥ al-kirāhiyya décrit autant les exactions des extrémistes
religieux sunnites que celles du régime de Damas : meurtres ciblés,
répression sanglante, utilisation de commandos spéciaux…
La société islamiste
Au-delà de l’observation de la montée de l’islamisme comme courant
politique, certains se sont aussi penchés sur les méfaits d’une société
qui serait régie par la religion, aboutissement possible du phénomène
précédent. Certains l’ont fait de manière allégorique, comme
l’Égyptien Ğamāl al-Ġīṭānī. Dans un livre étonnant, Waqā’i‘ ḥārat al-
Za‘farānī68 (Les événements du quartier d’al-Za‘farani), il décrit
l’arrivée au pouvoir, d’abord dans un simple quartier du Caire, d’un
cheikh à l’idéologie farfelue qui tient la population entre ses mains à
cause d’un mal étrange qu’il est le seul à pouvoir contrôler :
l’impuissance subite des hommes de son quartier. Le pouvoir du
cheikh grandit petit à petit dans la ville, mais aussi dans le reste du
monde, en faisant un danger pour toute l’humanité. Le roman a été
écrit dans les années 1970 – après la mort de Nasser et son
remplacement par Anouar El-Sadate, la défaite de 1967 contre Israël
– à une époque où les islamistes, les Frères musulmans notamment,
étaient de plus en plus présents sur le terrain social et politique, il est
donc difficile de ne pas voir dans la personnalité du cheikh une
parodie des religieux, présentés sous les traits de charlatans encore
une fois, promettant au peuple la solution à tous leurs problèmes.
Un autre texte préfigurant une société totalitaire dirigée par les
religieux est Suqūṭ al-imām de Nawāl al-Sa‘dāwī, dont nous avons
déjà cité un extrait : une jeune fille, Bint Allah (littéralement « la fille de
Dieu »), se retrouve à la merci d’un homme, appelé simplement
l’imam, qui contrôle toute la société sur base d’une idéologie machiste
et répressive, et finit condamnée à mort en raison de sa rébellion. De
nombreux termes comme īmām (imam), ḫalīfa (calife), šarī‘a
(sharia), ainsi que certaines règles déjà évoquées comme
l’interdiction de l’alcool, la lapidation de la femme adultère ou
l’ablation de la main des voleurs, semblent constituer une allusion
claire à l’islam. Néanmoins, le vocabulaire à connotation religieuse
peut également être compris de manière plus large, les termes dīn
(religion), īmān (foi), rabb (seigneur), etc.69, s’appliquant tout autant
au judaïsme et au christianisme par exemple. En effet, les interviews
de l’auteure mais aussi les préfaces de ses livres – dont Suqūṭ al-
imām d’ailleurs – montrent que son message est dirigé contre la
société patriarcale instituée par ces trois religions, avec toutefois un
recentrage sur l’islam, religion majoritaire dans la patrie de l’auteure.
Si ces deux livres furent publiés bien avant l’arrivée des islamistes
au pouvoir en Égypte, en 2012, les auteurs originaires d’États
officiellement gouvernés selon la loi islamique offrent aux lecteurs une
vision plus directe de cette situation. En 1983, le président soudanais
décida d’appliquer la sharia à l’ensemble du pays – y compris les
provinces où vivent de nombreux non-musulmans – ce qui conduisit à
la reprise de la guerre civile entre les forces gouvernementales et les
rebelles, tandis que cette application de la loi islamique fut encore
renforcée en 1991 par ‘Umar al-Bašīr, le président actuel.
Cette influence de la religion sur la vie politique et sociale du pays
est dénoncée par Ḫālid ‘Uways, qui décrit dans Waṭan ḫalfa al-
quḍbān le sort de Rabī‘a, une jeune artiste arrêtée et torturée en
raison de ses opinions laïques. L’islam du régime est opposé à l’islam
« d’avant », entendez avant sa politisation, qui était une religion
tolérante :
La religion a changé, une nouvelle religion est arrivée. La religion d’avant n’existe plus (…).
Notre ancienne religion s’occupait du voisin, aidait le pauvre, installait des nattes au beau
milieu de la rue pour rassembler les gens pendant le Ramadan, elle donnait de la viande au
voisin chrétien pendant les fêtes, participait au zikr [cérémonie] avec les soufis, allait au
mawlid [fête de l’anniversaire de Mohammed], arrêtait les disputes, visitait les malades, elle
ne négligeait aucun effort pour réconforter son prochain, veillait les morts jusqu’au bout, ne
faisait de tort à personne. (…) Mais maintenant Mary, on a une nouvelle religion. (…) La
nouvelle religion a tué mon père, Mary, elle a tué plein de gens (…) Notre nouvelle religion,
Mary, elle vous hait, elle veut vous tuer parce que vous êtes des impies, notre nouvelle
religion a brisé les statues qui se trouvaient à l’université, elle a tué des gens en plein
Ramadan. Notre nouvelle religion, Mary, c’est la police ! ! Ce sont des slogans, une
charrette derrière laquelle on vend des barbes ! ! 70
Dans Al-‘iṭr al-faransī (Le parfum français), Amīr Tāğ al-Sirr évoque
la conversion de Miḫā Miḫā’īl, un Copte de Khartoum, dans un
contexte d’extrême pression socio-économique : tandis que les
vexations à l’égard des chrétiens se multiplient, ces derniers
émigrent, mais Miḫā n’y parvient pas. Il se rend donc volontairement
à « l’administration de la sharia », qui l’envoie se faire circoncire dans
un hôpital du quartier. Miḫā pense alors que sa nouvelle communauté
va l’aider à sortir de la misère, mais il s’entend répondre que « tout
cela n’est plus de notre ressort, sauf pendant le mois de ramadan.
Cherche ton bonheur auprès de Dieu…111 ».
Mais les auteurs arabes n’hésitent pas non plus à s’attaquer à la
question des conversions forcées. L’Égyptien ‘Abd al-Ḥakīm Qāsim
écrivit en 1977 une longue nouvelle aussi tragique que prémonitoire
intitulée Al-mahdi (Le mahdi), décrivant comment ‘Awaḍ Allah, un
Copte aux faibles revenus, finit par se convertir à l’islam sous la
pression des Frères musulmans. L’auteur dépeint les membres de
cette organisation sans concession aucune, qui pour arriver à une
société égyptienne totalement islamique ajoutent à la pression sociale
les menaces et l’humiliation physiques : « Ils jouent avec lui jusqu’à ce
que son nez saigne. Ils l’habillent d’un manteau de vagabond et le
promènent dans les rues, les genoux dénudés, en criant Allahu
akbar112 ».
Plus récemment Amīr Tāğ al-Sirr a lui aussi abordé le thème de la
conversion forcée dans Tawatturāt al-Qibṭī (Les tensions du Copte) :
un Copte nommé Miḫā’īl, habitant de la ville imaginaire d’al-Sūr, dans
l’ouest du Soudan, est fait prisonnier par le prince ‘Abbādī Ṭalsam, «
le chef de la brigade des djihadistes. » Forcé de se convertir à
l’islam, il se voit ironiquement rebaptisé Sa‘d Mabrūk, que l’on pourrait
traduire par « Le bienheureux ». On apprend dès la première page
comment le héros fut contraint de changer de religion, dans le style
humoristique et coloré propre à cet auteur :
‘Abbādī Ṭalsam. C’est lui qui m’a choisi en personne parmi la horde de vilains de la cité,
lorsqu’elle tomba après trois mois d’un siège amer, et que ses habitants juifs, chrétiens,
banyans, tous ceux qui furent jugés insoumis, impies ou apostats, furent exposés au centre
du grand marché afin d’être insultés et battus, tandis que leurs femmes, désormais
captives, étaient offertes à qui voulait. C’est lui aussi qui a veillé à ma circoncision, un
moment difficile durant lequel je suis mort puis j’ai ressuscité, celui parmi ses soldats qui fut
chargé de cette mission n’ayant aucune aptitude dans ce domaine. C’est lui qui m’a initié
aux pratiques de la nouvelle religion, qui m’a entraîné à répéter les discours et la profession
de foi, à manier l’épée, la lance, le bouclier et même les fusils européens. Il m’a nommé
Sa‘d Mabrūk, sans que je le sache ou l’approuve, abrogeant le nom de Miḫā’īl, celui qui me
fut donné le jour de mon baptême par le prêtre égyptien Tony al-‘Ifrīt, le responsable des
affaires chrétiennes de la cité, j’ai grandi, j’ai étudié et j’ai travaillé sous ce nom 113.
Le judaïsme
En ce qui concerne le rapport à la religion des premiers auteurs juifs
d’Irak, ceux des années 1930 et 1940, Nancy Berg souligne qu’à
l’époque on ne pouvait pas distinguer ces écrivains de leurs collègues
musulmans ou chrétiens. Par leurs lectures, ils s’inspiraient tant de la
culture musulmane qu’occidentale, et ils donnaient à leurs
personnages des noms « neutres », qui pouvaient être portés par
des musulmans comme des chrétiens ou des juifs, et ils ne mettaient
pas d’identité particulière en avant, sinon l’identité irakienne148. Par la
suite, l’œuvre des auteurs d’origine juive irakienne installés en Israël
qui ont continué d’écrire en arabe, comme Bar-Moshe et Darwish,
montrent une certaine tendance à rester dans le cadre de référence
de la communauté juive traditionnelle d’Irak, avec des personnages
généralement juifs, à l’opposé des auteurs des années 1930 et 1940
donc, mais aussi des auteurs passés à l’hébreu, comme Sami
Michael et Shimun Ballas, plus enclins à décrire une société irakienne
mixte, tant sur le plan confessionnel qu’ethnique d’ailleurs149.
En ce qui concerne l’œuvre de Samīr Naqqāš, tandis que plusieurs
de ses nouvelles sont tout à fait neutres sur le plan religieux, son
roman Šlūmū al-Kurdī (Shlomo le Kurde), qui apparaît comme son
œuvre la plus aboutie, se réfère fréquemment au judaïsme. Le nom
de Dieu apparaît de façon récurrente à travers le roman, tandis que
le héros du livre lui-même souligne à plusieurs reprises qu’il est juif
pratiquant, qu’il respecte le shabbat et les règles du kashrout, comme
dans l’extrait suivant :
Je sais que lorsque nous étions encore à Téhéran, je me suis souvent montré dur envers
toi, les jours de shabbat je t’insultais, tu sais que je suis un Kurde profondément religieux, et
toi tu déclenchais ma colère à chaque fois que tu allumais un feu pendant le shabbat. Mais
quelqu’un est-il jamais mort à cause d’une injure ?150
L’islam
Si nous avons relevé plus haut que les références explicites à l’islam
sont rares dans l’œuvre des premières générations d’écrivains juifs
irakiens, elles foisonnent par contre dans Šlūmū al-Kurdī. Le héros
du livre est en effet loin d’être replié sur sa propre identité, au
contraire le roman apparaît presque comme une ode à la société
multiculturelle, multilingue et pluriconfessionnelle, le héros du livre
mettant l’accent autant sur son identité kurde que sur son
attachement au judaïsme. Il fait régulièrement allusion aux musulmans
et à leurs coutumes, comme lorsqu’il se retrouve sur un bateau en
partance pour l’Inde, « avec ceux qui avaient payé jusqu’à leur dernier
sou pour effectuer le pèlerinage à Nadjaf, à Kerbela et au mausolée
de Cheikh Al-Kilani à Bagdad » – les deux premiers sites étant
associés au chiisme, le dernier au sunnisme. Il insiste aussi sur les
nombreuses amitiés qu’il compte parmi les musulmans, tant à
Sablakh qu’à Bagdad. De manière significative, même lorsqu’il
évoque le farhūd, il souligne le rôle positif de l’un de ses amis
proches, un musulman, comme pour bien signifier au lecteur que si ce
pogrom fut effectivement perpétré par des musulmans, ces derniers
ne représentaient pas pour autant l’ensemble de leur communauté :
Lorsqu’Esmer fut poignardée dans la rue, j’avais ressenti des palpitations. La tempête s’était
calmée, mais j’avais compris. Mon sentiment était plus fort que l’inconnu. Je décidai de
partir. Rabbi Mikhaïl et mes amis se dressèrent devant moi, mais j’avais compris que
quelque chose s’était passé, qu’une heure malheureuse venait de s’écouler. C’est alors
qu’un de mes amis, un musulman, frappa à la porte, c’était Abbas Al-Qaraghuli, un homme
d’origine kurde qui comptait parmi mes frères au marché. Je compris immédiatement. Il
était venu pour moi, et je réalisai que mon pressentiment était juste. Abbas me regarda, je
fixai son visage, son silence en disait plus que toutes les paroles du monde, les larmes qui
coulaient de ses yeux exprimaient le fond de son âme. Lorsque sa langue finit par se délier,
il dit : « Viens avec moi, Abou Salman ! 153 ».
TROISIÈME PARTIE :
Les dieux sont tenus en échec par les humains, tandis que les anges
eux-mêmes se plaignent de l’absurdité de certaines lois divines…
Encore une fois, la société décrite n’est pas une société musulmane,
mais polythéiste. En même temps une série d’éléments – la présence
d’un « ange de la mort », l’interdiction de la consommation d’alcool…
– font clairement référence à l’islam.
Mais les auteurs ne recourent pas forcément à l’allégorie. Ainsi,
Ḫālid Ḫalīfa et Muḥammad Tābit, dans leurs romans précités,
insistent-ils sur le comportement volontiers provocateur de certains
personnages hostiles à l’extrême religiosité de leur milieu, comme le
narrateur de Al-irhābī 20 (Le vingtième terroriste) expliquant
comment la religiosité excessive de son père et de son école le
poussait, enfant, à rompre le jeûne du ramadan d’une façon
particulière :
La répression violente que je subissais psychologiquement et physiquement me poussa à
détester tout ce qui touchait au Ciel, je me souviens même qu’un jour mon père et l’école
m’avaient contraint à jeûner pendant le mois de ramadan, alors quand la faim et la soif me
faisaient trop souffrir je sortais de la maison, dissimulant un peu d’eau et de nourriture sous
mes habits, et une fois hors de portée des regards je mangeais et je buvais, généralement
en regardant vers le ciel et en murmurant que je détestais tout ce qui se trouvait là au-
dessus 159.
Principaux ouvrages :
Les fils d’Antara. Représentations de l’Afrique et des Africains dans la littérature arabe
contemporaine, Bruxelles, Safran, 2012.
Un créole arabe : le kinubi de Mombasa, Kenya, Munich, Lincom Europa, 2005.
Kinubi Texts, Munich, Lincom Europa, 2004.
Traductions
De l’arabe :
Collectif, Miroirs en fuite. Anthologie de nouvelles marocaines contemporaines, Bruxelles,
Aden, 2012.
Daif, R., Le musicien et le calife de Bagdad, Paris, Actes sud, 2010.
Baraka Sakin, A., Faris Bilala, Paris, L’Harmattan, 2010.
Baraka Sakin, A., Hawaya et l’hyène, Paris, L’Harmattan, 2010.
Tagelsir, A., Le parfum français, Paris, L’Harmattan, 2010.
Collectif, Nouvelles du Soudan, Paris, Magellan, 2009.
Saed Al-Nour, A., Un regard plein de désir, Toronto, Key Publishers, 2009.
Al-Saadawi, N., Isis (théâtre), Bruxelles, Lansman, 2007.
Al-Malik, A., Safa ou la saison des pluies, Paris, Actes sud, 2007.
Du turc :
Lötfi, Ö., D’Istanbul à Capetown. Pérégrinations d’un Turc en Afrique du Sud (1862-1866),
Paris, L’Harmattan, 2010.
Anonyme, Le long voyage d’Ashik Garip, Paris, L’Harmattan, 2005.
De l’anglais :
Sherif, V., Borderland, Paris, Métailié, 2012.