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RELIGION ET LITTÉRATURE ARABE CONTEMPORAINE

XAVIER LUFFIN

Religion et littérature arabe contemporaine.


Quelques regards critiques.

Préface de Valérie André


Académie royale de Belgique
rue Ducale, 1 - 1000 Bruxelles, Belgique
www.academieroyale.be

Informations concernant la version numérique


ISBN 978-2-8031-0312-6
© 2012, Académie royale de Belgique

Collection L’Académie en poche


Sous la responsabilité académique de Véronique Dehant
Volume 3

Diffusion
Académie royale de Belgique
www.academie-editions.be

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Conception et réalisation : Grégory Van Aelbrouck, Laurent Hansen, Académie royale de
Belgique

Publié en collaboration avec


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ISBN 978-2-87569-010-4

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L’Aurore est une maison d’édition contemporaine, intégrant l’ensemble des supports et
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pour la plupart des liseuses, ainsi que des versions imprimées à la demande.
Remerciements

Ce livre a pour point de départ une conférence intitulée « Peut-on


critiquer la religion ? Le cas de la littérature arabe contemporaine »,
que nous avons eu l’occasion de donner au Collège Belgique le 16
février 2012. À cet égard, je tiens à remercier vivement Madame
Marie-José Simoen et Monsieur Hervé Hasquin, respectivement
Administrateur délégué et Secrétaire perpétuel de cette institution,
pour l’intérêt qu’ils ont bien voulu porter à mes recherches, ainsi que
ma collègue et amie Valérie André, qui avait aimablement accepté de
parrainer cette conférence.

À ma femme, Claudine
Préface

Décembre 2010. Les émeutes populaires qui secouent la ville de Sidi


Bouzid donnent le signal d’une extraordinaire révolution
transfrontalière. Le printemps arabe voit renaître les espoirs de
populations longtemps tenues sous le joug de despotismes révoltants
dont s’était trop souvent accommodée une opinion internationale,
impuissante et tenue en laisse par les exigences cyniques de
l’économie de marché. À l’enthousiasme généralisé, à l’optimisme
quelque peu candide mais compréhensible des populations elles-
mêmes, comme des observateurs étrangers, succède aujourd’hui la
crainte, hélas justifiée, d’un détournement de la parole rendue et
aussitôt confisquée. Les élections libres ratifient sans appel
l’ascension fulgurante des mouvements islamistes et, avec elle, la
menace bien réelle du recul des libertés individuelles. Les intellectuels
tunisiens qui, il y a quelques mois encore, appelaient de leurs vœux le
renouveau de la démocratie, tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme :
n’assistons-nous pas déjà au crépuscule du printemps arabe, à la
dangereuse résurrection d’une censure qui, politique et idéologique,
reviendrait transfigurée par l’intransigeance mutilante des intégrismes
religieux ?
On sait combien la question religieuse nourrit le zèle atrabilaire des
censeurs de toutes confessions. L’Occident en aura témoigné bien
avant les pays musulmans… Les bûchers de l’Inquisition ne se sont
pas éteints avec Torquemada. Autodafé symbolique peut-être, la
destruction publique du Dictionnaire philosophique de Voltaire
accompagnant le supplice inhumaine infligé au chevalier de La Barre ;
démesurés, sans doute, les procès intentés à Flaubert et Baudelaire
en 1857 ; ridicule encore l’interdiction de projection du film de
Jacques Rivette, inspiré de la Religieuse de Diderot, à la veille du
célèbre mai 68, sans parler des innombrables polémiques et incidents
qui ont accompagné, en 1988, la sortie du film de Scorcese La
Dernière tentation du Christ… Exemples désarmants, dans leur
actualité, de la survivance du contrôle de la pensée, de l’expression
et de l’image dans des sociétés libres, démocratiques et largement
laïcisées. Aujourd’hui, le politiquement correct règne en maître et
l’auto-censure castratrice a remplacé le pilon. La vigilance, pourtant,
reste plus que jamais de mise à l’heure où la laïcité recule sous la
pression de slogans démagogiques et électoralistes, déguisés en
appels au respect de la différence. Malgré cela, nous jouissons, en
littérature, d’une réelle liberté de parole et de contestation qui
autorise les romanciers à dénoncer les excès de religiosité de
certains, la dérive sectaire des discours de Rome ou les crimes
pédophiles de membres de l’Eglise catholique. Il en va autrement
sous d’autres horizons…
Mais qu’en est-il réellement de la liberté de parole dans cet ailleurs
rendu parfois si proche par une émigration toujours grandissante ? Le
regard porté par l’Occident sur le monde arabe souffre de myopie.
L’ensemble des pays qui le composent sont trop souvent confondus
dans un rapide amalgame, identification réductrice à un bloc
monolithique et indifférencié : « les Arabes ». Une telle désignation
traduit fréquemment une méconnaissance géopolitique et
ethnologique qui assimile l’individu à la langue qu’il parle et, partant, à
la religion majoritairement représentée par les arabophones : l’islam
et sa dérive extrême, le fondamentaliste islamique.
L’ouvrage de Xavier Luffin arrive à point nommé. Traducteur et
philologue, l’auteur nous offre en effet un tableau nuancé et réaliste
de la situation contemporaine dans les pays de langue arabe. Aux
côtés des musulmans, le lecteur trouvera les juifs, les maronites, les
coptes ou les zoroastriens… Tous s’expriment à leur manière sur la
religion, celle qu’ils pratiquent ou qu’ils ont désertée, celle que vivent
les Autres, dans le même village ou la même région. L’indifférence
côtoie l’intégrisme, la ferveur sincère, la dénonciation et le
blasphème. Si elle est passée au second plan dans le monde
occidental, la religion demeure une valeur essentielle de la culture
arabe. Comme telle, les écrivains s’en emparent et l’intègrent dans
leurs mondes imaginaires. « Les romans transgressent la vie »,
écrivait il y a peu Mario Vargas Llosa1, « ses vérités sont toujours
subjectives ». La représentation de la religion, sa mise en mots,
simplement descriptive, paradoxale, respectueuse ou frondeuse
demeure fondamentale dans des pays où elle fait partie intégrante du
quotidien.

Valérie André,
Maître de recherches au F.R.S-FNRS
Membre de la Classe des Lettres
et des Sciences morales et politiques

1 Mario V -L , La Vérité par le mensonge, Paris, Arcades, Gallimard, 2006, p. 14 et


18.
Introduction

D’une certaine manière, la religion est un motif récurrent dans la


littérature arabe contemporaine, reflétant en cela sa place dans la
culture arabe de manière générale. Néanmoins, cette récurrence ne
signifie pas pour autant qu’elle y est toujours présentée de la même
manière : certains auteurs s’y réfèrent simplement pour cadrer leur
récit, d’autres lui accordent une place centrale, suivant l’importance
de la foi dans leur propre parcours personnel, d’autres encore la
placent dans une perspective critique.
Cette dernière position n’est pas toujours sans risque : pour avoir
écrit des romans jugés blasphématoires ou irrespectueux envers la
religion, censurés par les autorités – qu’elles soient religieuses ou
civiles – mais aussi par la presse ou une partie des intellectuels, des
auteurs ont été menacés de mort, d’autres ont été emprisonnés ou
contraints de quitter leur pays. Rappelons la tentative d’assassinat en
octobre 1994 du célèbre auteur égyptien Nağīb Maḥfūẓ, prix Nobel de
littérature, par deux jeunes islamistes qui avouèrent par la suite ne
pas avoir lu ses livres, mais avoir écouté les prêches le traitant
d’apostat. Nous nous proposons ici, à partir de romans et de recueils
de nouvelles1 de l’ensemble du monde arabe, de présenter les
différentes manières de poser aujourd’hui un regard critique sur la
place de la religion dans la société.
En fonction des convictions personnelles des auteurs, mais aussi
d’autres facteurs comme les limites imposées par la censure officielle
ou la pression populaire dans certains pays, ce regard critique porte
parfois sur la pratique de la religion, sur sa récupération politique, sur
l’interprétation jugée erronée qu’en font certains, sans pour autant
remettre en cause ses fondements, tandis que d’autres optent pour
une confrontation directe avec le phénomène religieux.
Nous parlerons des auteurs musulmans bien sûr, mais aussi des
auteurs chrétiens et juifs. Par conséquent, il sera question de l’islam,
mais aussi du christianisme et du judaïsme, envisagés tantôt comme
la religion de Soi, tantôt comme la religion de l’Autre. Nous traiterons
aussi d’autres communautés religieuses du monde arabe et de sa
périphérie : druzes, alaouites, zoroastriens… Notons que nous avons
analysé les ouvrages des auteurs de culture musulmane, chrétienne
et juive séparément. Il ne s’agit nullement de prétendre que ces
auteurs revendiquent ou produisent des littératures différentes, les
faits montrent au contraire que tous participent à une même tradition
artistique. Simplement, étant donné le sujet de cette recherche, cette
catégorisation permet de mieux appréhender les différences de
sensibilité et de jugement – de la part des auteurs, mais aussi des
autorités et des éventuels censeurs – en fonction de la religion
abordée.
Enfin, si nous avons choisi de limiter cette recherche à la littérature
d’expression arabe, le champ de recherche théorique est toutefois
bien plus vaste : la littérature britannique, d’auteurs issus du monde
arabe ou plus largement du monde musulman, comme Hanif Kureishi,
Leila Abulela ou Jamal Mahjoub, la littérature maghrébine
d’expression française ou la littérature africaine sont autant de
terrains de recherche potentiels – mentionnons à ce propos les
travaux de Jean Déjeux pour la littérature francophone du Maghreb2
et ceux de Kenneth W. Harrow, Ahmed S. Bangura ou Shirin Edwin
pour la littérature africaine3.
A - :
L’attitude des écrivains arabes de l’époque
médiévale

Avant l’apparition des genres littéraires modernes – roman, nouvelle,


théâtre, poésie en vers libre – dans le monde arabe du XIXe et
surtout du XXe siècle, la littérature se résumait en grande partie à la
poésie, mode d’expression par excellence de la culture arabe. C’est
donc dans ce domaine qu’il faut d’abord rechercher les différentes
représentations « classiques » de la religion dans la tradition littéraire
arabe. Si l’on excepte la poésie préislamique telle qu’on l’a
conservée, qui mentionne peu les croyances de l’époque, la tradition
poétique arabe fait très fréquemment référence à la religion. Notons
que de grands théologiens et juristes musulmans rédigèrent par
ailleurs des ouvrages sur la poésie ou des anthologies, quand ils
n’étaient pas eux-mêmes poètes – mentionnons, par exemple, Ibn
Ḥazm, auteur du Ṭawq al-ḥamāma (Le collier de la colombe) au XIe
siècle, ou encore Ibn ‘Arabī au siècle suivant.
Mais à côté des lettrés encensant la religion ou s’inspirant d’elle, on
peut aussi citer, à travers l’histoire littéraire arabe, le cas de
nombreux poètes qui se sont montrés audacieux, voire irrévérencieux
à son égard, quoique la situation fut très variable selon les époques
et les contrées. Bien sûr, cette irrévérence avait ses limites : il ne
s’agissait généralement pas de remettre en question l’existence de
Dieu ou la véracité de la prophétie de Mohammed, mais plutôt de
moquer la religiosité de ses contemporains, ou de contourner
quelques principes jugés trop contraignants. Plusieurs recueils de
poésie, parfois collationnés par des juristes musulmans eux-mêmes,
ont conservé le souvenir de tels poèmes. On trouve, par exemple,
chez al-Ğāḥiẓ, célèbre écrivain irakien du IXe siècle, la mention d’un
poème satirique rédigé par un certain al-Ḥayqutān, un poète d’origine
éthiopienne du siècle précédent, n’hésitant pas à se moquer des
Qurayš, la tribu de Mohammed, en vantant des personnages tels
qu’Abrāhā, un roi éthiopien qui avait attaqué la Mecque à la période
préislamique – « tout comme Abrāhā, le roi reconnu par tous, Abū
Yaksūm vous a razziés, pénétrant jusqu’au cœur de vos terres » – et
en tournant en dérision l’attachement des Arabes à ce sanctuaire et à
la prophétie de Mohammed :
Votre seule gloire est de séjourner en face de la Ka‘ba, d’allumer les feux de vos
campements aux alentours, mais lorsque l’un de vos chefs s’approche de nous, en colère,
soit nous l’affrontons, soit il prend la fuite4.

Il faut citer aussi l’incontournable Kitāb al-aġānī (Le livre des


chansons), un imposant recueil de poèmes et d’anecdotes
rassemblés par le savant Abū al-Farağ al-Iṣfāhānī au Xe siècle, qui
contient des dizaines, si pas des centaines d’illustrations de ce
comportement. Il nous parle d’Abū Dulāma, poète satirique de la cour
abbasside, réputé pour ne guère apprécier la prière et le jeûne. Un
jour, un notable lui proposa de se rendre avec lui en pèlerinage à la
Mecque, lui offrant dix mille dirhams à cet effet, mais le poète s’enfuit
aussitôt avec l’argent et alla le dépenser en beuveries, justifiant son
comportement par « la soif qu’engendrait la route du pèlerinage… ».
Les poétesses ne sont pas en reste : l’auteur rapporte aussi que
‘Ā’iša bint Ṭalḥa refusait de se voiler et répondait aux proches qui la
blâmaient :
Dieu, que la bénédiction soit sur lui, m’a donné un beau visage. Je veux que les hommes le
voient pour qu’ils sachent combien il est bon envers eux5.

Mais tous ne prenaient pas les mêmes précautions. Abū Nuwās,


célèbre poète bachique de Bagdad, alla parfois au-delà de la
célébration du vin, s’en prenant à la religion en clamant : « Donne-moi
une coupe de vin, Qui puisse me distraire de l’appel du muezzin », ou
pis encore : « La vie, la mort et la résurrection, Ce ne sont que des
contes de vieille femme » (traduction de A. Hamori). Certes, d’après
les sources médiévales le poète s’était aussitôt repenti d’avoir
prononcé de telles paroles6, il n’empêche qu’elles passèrent à la
postérité. Ainsi, se moquer des hommes de religion, de la piété du
commun des mortels, voire de la religion elle-même n’est pas un fait
nouveau dans le monde arabo-musulman.
PREMIÈRE PARTIE :

LES ÉCRIVAINS DE CULTURE MUSULMANE


C 1
L’islam comme référence spatiale,
temporelle et culturelle

Si la religion constitue un motif récurrent dans la littérature arabe


contemporaine, le but de l’auteur n’est pas nécessairement de mettre
sa foi en avant, ou au contraire de la remettre en question. Souvent, il
s’agit tout simplement du reflet de la place qu’occupe effectivement la
religion dans le monde arabe, jusque dans la vie quotidienne des
individus. La religion apparaît alors, notamment, comme une
référence permettant au lecteur de fixer une scène dans son
imaginaire, à partir de ses propres marqueurs socio-culturels. Il peut
s’agir par exemple d’une référence spatiale, lorsque l’auteur
mentionne la présence d’un édifice religieux se présentant comme un
point de repère dans une ville. Dans Ṣan‘ā’ madīna maftūḥa (Sanaa
ville ouverte), Muḥammad ‘Abd al-Walī retrace le destin de quelques
Yéménites dans les années 1950. L’un des protagonistes décrit sa
première visite de la ville de Zabīd, dans l’ouest du pays :
Zabīd était depuis toujours un phare de la connaissance pour les Yéménites. Elle en avait
été le flambeau durant des siècles. Mais lorsque je la vis pour la première fois, elle était
alanguie au milieu d’une plaine étendue. Avec ses vieux minarets et ses maisons
historiques 7.

La religion peut aussi s’avérer être un marqueur temporel. Ainsi, le


mois du jeûne de ramadan ou celui du pèlerinage peuvent cadrer un
événement, tout comme l’appel à la prière peut marquer un moment
particulier de la journée. Par exemple, dans Mawsim al-hiğra ilā al-
šamāl (Saison de la migration vers le Nord) du Soudanais al-Ṭayyib
Ṣāliḥ, le narrateur, tandis qu’il réfléchit à la situation délicate dans
laquelle se trouve son village, est tiré de ses pensées par la voix du
muezzin, qui change involontairement le cours des choses : « Je
pensai aux différentes choses que je pourrais lui dire, mais je ne
tardai pas entendre la voix du muezzin qui appelait : “Allahu akbar,
allahu akbar, voici venu le temps de la prière du soir !”, et je sortis
sans rien dire8 ».
Ces références peuvent même se révéler foisonnantes. Dès l’incipit
de Ḥikāyāt min ḥārati-nā9 (Histoires de notre quartier), qui fixe le
cadre géographique du récit en mentionnant un monastère soufi
(takiyya), Nağīb Maḥfūẓ offre au lecteur un texte truffé de termes à
connotation religieuse. Pourtant, ce roman ne traite pas de religion,
mais constitue une description nostalgique du Caire d’antan,
reconstitué à travers les souvenirs d’enfant du narrateur. En réalité,
l’omniprésence de la religion dans le livre traduit la réalité quotidienne
d’un Cairote vivant dans un quartier populaire, dont l’environnement
est en quelque sorte balisé par des signes religieux : la mosquée,
l’école coranique, le cheikh, le derviche, la prière, les cérémonies...
Dans les exemples précités, et alors que les auteurs n’ont pas pour
ambition d’encenser la religion (l’œuvre de ces trois auteurs,
quoiqu’ayant des attitudes différentes par rapport à l’islam, fut
attaquée à plusieurs reprises par les milieux islamistes, dans leurs
pays respectifs, notamment), celle-ci apparaît inévitablement comme
un élément constitutif du paysage – paysage humain, paysage urbain
– ou de la vie quotidienne.
C 2
Une approche empathique de la religion

L’islam comme référence morale


On ne peut aborder la question de la critique de la religion dans la
littérature arabe sans mentionner les autres tendances, notamment
l’action d’auteurs qui se réfèrent à l’islam pour en donner une image
positive ou rassurante. Les exemples abondent pratiquement depuis
la naissance de la fiction et l’on pourrait citer parmi les auteurs
célèbres l’Égyptien Muṣṭafā al-Manfalūṭī dans les années 1910, dont
l’œuvre est truffée de débats sur les questions morales, ou son
compatriote Tawfīq al-Ḥakīm, auteur d’une pièce de théâtre
consacrée à Mohammed10 et du roman ‘Uṣfūr min al-šarq11 (Un
oiseau d’Orient), qui met en avant la moralité de ses personnages de
culture arabo-musulmane plongés dans la culture matérialiste et
dépravée de l’Occident, comme d’ailleurs Al-ḥayy al-latīnī12 (Le
quartier latin) de Suhayl Idrīs13.
Plus près de nous, la trilogie de Raḍwā ‘Ašūr, Tulātiyyat Ġarnāṭa14
(La trilogie de Grenade) relate les déboires de la communauté arabe
restée en Andalousie après la Reconquista, et dont la droiture est
sans cesse confrontée à l’injustice et l’intolérance des chrétiens15. On
pourrait aussi citer des auteurs moins connus, comme le Syrien
Muḥammad Altunğī, qui donne dans Yawmiyyāt ḫādima fī al-ḫalīğ16
(Journal d’une servante dans le Golfe) une image presque
caricaturale de la force spirituelle de l’islam : Joanna, une jeune
Philippine arrivée au Koweït pour travailler comme domestique
auprès d’une famille arabe locale, dans le contexte de l’invasion du
pays par l’Irak, découvre les bienfaits de l’islam à travers les
personnes qu’elle croise au Koweït, et finit par abandonner le
christianisme au profit de l’islam. Si on ne peut prétendre à
l’impossibilité d’un tel scénario, la série d’événements positifs que vit
Joanna apparaît toutefois en totale contradiction avec les nombreux
rapports à propos de la condition des domestiques asiatiques dans
les pays du Golfe…

Le soufisme, visage tolérant et ouvert de l’islam


À tort ou à raison, la pratique du soufisme est souvent associée,
dans le monde arabe comme en Occident, à une certaine ouverture
sur l’Autre, à un esprit de tolérance inhérent à une pratique religieuse
également considérée comme populaire.
Or, le soufisme a inspiré bien des romanciers arabes. Ainsi, le
roman fondateur de la littérature marocaine contemporaine, Al-
zāwiya17(La zaouïa) de Tuhāmī al-Wazzānī, peut être lu comme «
une défense et une illustration des confréries mystiques18 ». Par
après, d’autres auteurs marocains ont intégré dans leur œuvre des
références au soufisme, voire des personnages appartenant eux-
mêmes directement aux ordres mystiques : dans son roman intitulé
Al-ġurba19 (L’exil), ‘Abdallah al-‘Arwī met en scène un jeune Marocain
de retour au pays après un séjour d’études en France. Déçu par la
contrée qu’il redécouvre, il se plonge dans les récits mystiques
comme celui de Mūlāy Šu‘ayb, le sage traversant le désert sur le dos
d’un lion. Des références similaires se retrouvent aussi dans son
roman suivant, Al-yatīm20 (L’orphelin), ou encore dans l’œuvre de son
compatriote Muḥammad ‘Izz ad-Dīn al-Tāzī, qui dans Ḫafq al-
ağniḥa21 (Battement d’ailes), décrit lui aussi l’attirance vers le
soufisme d’un homme déçu par « l’indigence de son époque22 ».
Quelques écrivains égyptiens s’attardent également sur le portrait
de l’un ou l’autre saint soufi, comme le fait Yaḥyā Ḥaqqī dans Ḫallī-hā
‘alā Allah23 (Laisse cela à Dieu), qui dresse le portrait finalement
assez sympathique d’un cheikh local. Même si l’auteur ne semble pas
convaincu par leurs pouvoirs, au moins aident-ils la société rurale
égyptienne à supporter son fardeau24. Mais on ne peut parler du
soufisme sans mentionner l’œuvre de Nağīb Maḥfūẓ. Plusieurs
cheikhs soufis peuplent son imaginaire, avec des personnalités
diverses d’ailleurs, notamment dans Al-liṣṣ wal-kilāb (Le voleur et les
chiens) et Layālī alf layla (Les nuits de mille nuits) 25, ou encore
dans Ḥikāyāt min ḥārati-nā26, où un étrange derviche apparemment
bienveillant apparaît au jeune narrateur dès les premières pages.
Plus récemment, en 1992, Salwā Bakr a écrit une nouvelle intitulée
Maqām ‘Aṭiya27 (Le mausolée de ‘Aṭiya) qui s’inspire aussi du
soufisme, à la fois dans la trame et dans la forme, de nombreux
termes utilisés par l’auteure se référant au mysticisme musulman28.
Citons enfin l’usage original qu’a fait du soufisme ‘Azīz al-Sayyid
Ğāsim, un écrivain irakien marxiste qui s’est réapproprié cet héritage
dans certains de ses romans, en le mêlant à la fois au sexe et surtout
à la politique, tentant notamment de réconcilier l’idéologie de gauche
et la quête mystique des soufis29.

La société multiconfessionnelle : entre idéalisme


et nostalgie
D’autres auteurs tentent de montrer que les différentes communautés
religieuses du monde arabe peuvent coexister, faisant appel à un
passé récent qui n’était à leurs yeux pas encore fait de méfiance et
de violence. On retrouve cette idée dans de nombreux romans
égyptiens, où les Coptes sont régulièrement mis en scène pour la
légitimer. Un exemple souvent cité est Ḫālat-ī Ṣafiyya wa-l-dayr
(Tante Safiyya et le monastère), un roman de Bahā’ Ṭāhir qui décrit
une époque où coptes et musulmans de Haute-Égypte vivaient en
harmonie, chacun respectant la foi de l’autre. Voici un extrait de la
première page du livre, où s’exprime le narrateur, musulman, et qui
donne d’emblée le ton du roman :
Notre maison étant la plus proche du monastère, nous étions en quelque sorte des voisins.
À la bonne saison, ils nous offraient des dattes écrasées qui ne poussaient que dans le
verger du monastère. Enfant, il y a plus de trente ans, j’avais l’habitude de m’y rendre en
compagnie de mon père le dimanche des Palmes ou le 7 janvier pour féliciter les moines.
Lors de la fête clôturant le jeûne du Ramadan, ma mère me chargeait d’apporter au
monastère une boîte de biscuits qu’elle confectionnait pour l’occasion30.
Cette tolérance religieuse, cette sorte d’osmose entre chrétiens et
musulmans s’invite jusque dans la trame du récit : Ḥarbī, amoureux
de Ṣafiyya, tue le mari de cette dernière, un notable bien plus âgé
qu’elle. Il paie son crime par une peine de prison, mais cela ne suffit
pas à Ṣafiyya, qui exige aussi le prix du sang. Ḥarbī, bien que
musulman, est accueilli par les moines du monastère voisin, qui lui
permettent ainsi d’échapper à la vengeance de Ṣafiyya. La sagesse
et la tolérance des moines est à mettre en parallèle avec les qualités
similaires du père du narrateur, montrant ainsi le visage positif de la
religion, qu’elle soit chrétienne ou musulmane.
On retrouve une démarche similaire dans Sānta Tīrīza (Sainte-
Thérèse), un roman de l’Égyptien Bahā ‘Abd al-Mağīd mettant en
scène des personnages musulmans, chrétiens et juifs dans le quartier
de Šubrā, connu pour abriter une importante communauté copte. Les
gens de croyances différentes font plus que s’y côtoyer : la jeune
Sawsan, une musulmane, décrit plusieurs de ses visites à l’église de
Sainte-Thérèse depuis son enfance, dont celle-ci :
De temps à autre ma mère et moi allons à Sainte-Thérèse. Le silence qui inonde cet endroit
m’impressionne. Il y a les images de ces saints qui regardent vers le ciel en levant les
mains en signe de paix. Celle [de Jésus] encore enfant, entouré d’un halo de lumière. Sa
mère, pure, le regarde avec tendresse, avec son visage d’ange. Les rayons de soleil qui
traversent les vitraux, les marches en bois marron m’invitent à m’asseoir. Je regarde la croix
au-dessus de l’autel et je le vois les bras écartés, la tête courbée, ses yeux regardent le ciel
et sa tête est couverte d’une couronne d’épines 31.

Une autre manière de souligner la tolérance multiséculaire de la


société égyptienne est de mettre l’accent sur l’aspect syncrétique de
l’islam, héritage d’une succession de cultures et de rites qui ont fini
par se rejoindre, comme le fait le narrateur d’Al-Nūbī (Le Nubien),
d’Idrīs ‘Alī :
Et bien Kunud, tu priais avec nous le vendredi alors que tu es chrétien ?
Le maire avait posé une question gênante dans ce milieu tolérant. Les gens d’ici ne se
posaient jamais de telles questions, les différences de croyance n’étaient guère visibles
chez nous, on ne cherche pas à savoir ces choses-là, d’ailleurs le maire, un homme pieux
et pratiquant, était assis entre deux hommes qui pourtant faisaient des actes
répréhensibles. Ici, les gens baptisent leurs enfants dans le fleuve [le Nil], c’est une habitude
héritée de nos ancêtres, et jamais ils ne se sont demandé si c’était une coutume
pharaonique, nubienne ou copte32.
Dans des pays comme l’Irak, le Liban ou le Soudan, la situation
religieuse est encore plus complexe en raison de son extrême
diversité. Le Liban, par exemple, abrite officiellement dix-huit
communautés religieuses : des musulmans sunnites et chiites, mais
aussi d’autres confessions issues de l’islam comme les druzes et les
alaouites ; des chrétiens, divisés à travers le temps entre plusieurs
églises – maronite, melkite, grecque orthodoxe, syriaque,
arménienne… Il en va de même en Irak, où les musulmans, chiites et
sunnites, côtoient des chrétiens – Assyriens, Chaldéens… – des
yézidis, des Sabéens, et autrefois des juifs. Le Soudan quant à lui
compte des musulmans et des chrétiens – Coptes, catholiques,
protestants… – et les adeptes des religions traditionnelles des
Dinkas, des Shilluks, des Nuers…
Cette extrême diversité n’a pas échappé aux écrivains, même si,
pour la plupart d’entre eux, il ne s’agit pas forcément, comme dans
les exemples précités, de mettre en avant les qualités d’ouverture de
la religion, mais plutôt de faire l’éloge de la différence en général.
D’ailleurs, cette différence apparaît souvent comme étant
multidimensionnelle : religieuse bien sûr, mais aussi ethnique et
linguistique, ces critères se confondant souvent.
Ainsi, le paysage humain des romans soudanais est constitué d’une
foule de personnages, arabes et africains, chrétiens, musulmans ou
adeptes des religions traditionnelles. Dans Al-ḫarīf ya’tī ma‘a Ṣafā’
(L’automne vient avec Safa), par exemple, Aḥmad al-Malik énumère
régulièrement les diverses populations du pays, leurs coutumes et
croyances respectives, notamment lorsque le dictateur, personnage
principal du roman, utilise pour légitimer son pouvoir des objets
hérités de cheikhs musulmans, avant d’écouter les prophéties d’un
chef dinka33. Ailleurs, les hommes du président, partis à la recherche
de sa bien-aimée disparue, font leur rapport :
Nous l’avons cherchée au fin fond de la savane, là où, à l’heure de la sieste, retentissent les
chants des jeunes Dinkas : « Unis dans nos rites magiques, nous prions la Déesse Mère,
sur la terre de Kwak Liath Jok ». Nous l’avons cherchée aux pieds des Monts Nakashot, car
nous avions entendu dire qu’on l’y avait vue participer à la danse des moissons de Nyakorth,
en compagnie des jeunes de la tribu des Dadinga (…). Nous l’avons même cherchée à
Kortala, dans les Monts Nouba, où quelques Bédouins prétendent l’avoir vue jouer de la
keita pendant une représentation de kambala, à l’occasion de la cérémonie d’intronisation
d’un nouveau faiseur de pluie34.

Dans Al-Zindiyya (al-Zindiyya)35, Ibrāhīm Bašīr nous décrit les


difficultés d’un bidonville d’al-Obeid. Les noms des personnages nous
indiquent qu’ils viennent des quatre coins du pays et qu’il y a parmi
eux des musulmans, comme Wād al-Ḥağğ ou Mūsā le Peul, des
chrétiens comme Akyağ et Chol, et des animistes comme le kuğur,
nom donné au Soudan aux sorciers traditionnels.
On retrouve cet esprit dans les romans d’auteurs irakiens comme
Ğalīl al-Qaysī, Ğanān Ğāsim Ḥillāwī, Muḥammad Ḫuḍayyir, ‘Alī Badr,
Maḥmūd Sa‘īd ou Murtaḍā Gazzāz, pour ne citer qu’eux. Par
exemple, Layl al-bilād (La nuit du pays)36 de Ğ. Ḥillāwī nous conte
les aventures d’un jeune conscrit chiite qui traverse son pays dans
tous les sens pour échapper à la prison. Dans ses pérégrinations, il
croise des gens de toutes les communautés confessionnelles et
ethniques : Nawāl la Kurde, Ḥannā le chrétien, Simon Gharibian
l’Arménien, sans parler de ses compagnons de cellule, noirs ou
gitans, et du souvenir de la présence juive ou ottomane dans sa ville
d’origine, Basra. Un autre roman qui se déroule dans cette ville,
Maknasat al-ğanna37 (Le balai du paradis), est peuplé par la même
foule bigarrée : Madyan et les siens, descendants d’esclaves
africains, Ḥannā la juive et ses amies baloutches, Kighanoush
l’Arménienne, mais aussi des mandéens, des Sabéens, des Indiens…
Parfois, cette diversité va au-delà de la simple distribution des
personnages : la confession de l’Autre devient l’atmosphère culturelle
et spirituelle du récit, la raison du roman. C’est notamment le cas
d’Al-ṭarīq ilā tall Mutrān38 (La route de Tell Mutran) de l’Irakien ‘Alī
Badr : le narrateur est un jeune musulman qui, après sa
démobilisation suite à la fin de la guerre contre l’Iran, est à la
recherche d’un travail à Bagdad. Il fait la rencontre d’une femme
étrange, qui lui propose un travail : la communauté syriaque de Tell
Mutran est à la recherche d’un professeur d’arabe pour ses enfants.
Le narrateur va se retrouver plongé dans un univers étrange, une
petite ville peuplée de chrétiens, vivant au rythme de la prophétie
d’une femme kurde et des agissements étranges du prêtre local, qui
attend l’accomplissement de cette prophétie pour créer une société
nouvelle. Le livre fourmille de références au christianisme local, par le
biais de phrases en néo-araméen – la langue des chrétiens de la
région – de descriptions du clergé local, de ses églises et de ses
monastères, mais aussi, au-delà de la sphère religieuse, d’allusion au
rôle des chrétiens irakiens et, plus largement, arabes dans le
développement intellectuel du Proche-Orient.

À l’autre extrémité du tableau :


la littérature islamique
Un courant littéraire singulier, appelé « littérature islamique » s’est
développé à partir des années 1970. Ce courant fut en quelque sorte
initié par Nağīb al-Kilānī (1931-1995), un auteur égyptien
particulièrement prolixe, puisqu’il a publié plus de quatre-vingts livres,
dont une quarantaine de romans. L’homme se rapprocha du
mouvement des Frères musulmans durant ses études de médecine à
l’université, dans les années 1950, ce qui le conduisit en prison de
1954 à 1959, puis de 1965 à 1966. Échaudé par ses démêlés avec
le pouvoir, al-Kilānī s’installa à Dubaï en 1968, et, peu de temps
après, il entama la rédaction de romans dits « islamiques »,
généralement des romans historiques rappelant tantôt les hauts faits
des conquêtes musulmanes à travers le monde, tantôt les vexations
subies par les musulmans à l’époque coloniale notamment, censés
magnifier l’islam et, en même temps, attaquer l’Occident chrétien et
les juifs, avec force raccourcis historiques et contrevérités, imaginant
les sionistes et les Occidentaux comme étant les responsables de
tous les maux du monde arabo-musulman. Notons d’emblée que
l’auteur est généralement boudé par le monde des lettres arabes,
qu’il s’agisse des critiques ou des auteurs, notamment en raison des
faibles qualités littéraires de son œuvre, fortement alourdie par la
simplicité du style comme de la trame, par l’extrême moralisation de
l’intrigue ainsi que par l’aspect manichéen qui en découle, opposant
systématiquement des personnages musulmans pieux et vertueux à
des non-musulmans immoraux et malhonnêtes.
Paradoxalement, l’œuvre d’al-Kilānī fut d’abord très peu lue par les
islamistes eux-mêmes, tout simplement parce que ces derniers
préconisent la lecture de textes religieux et non pas de fiction. Mais
l’auteur a fini par convaincre de l’« utilité » de son œuvre, qui circule
aujourd’hui dans les librairies islamiques du monde arabe mais aussi
d’Occident, des traductions anglaises et françaises de quelques-uns
de ses romans étant disponibles. De même, ses livres font l’objet de
séminaires, de cours, de mémoires ou même de thèse de doctorat un
peu partout dans le monde musulman, notamment en Asie où il
semble particulièrement populaire. Rappelons aussi que cette
littérature islamique a fait des émules : l’Arabie Saoudite l’a favorisée,
en créant notamment une revue littéraire appelée Al-adab al-islāmī
(La littérature islamique), et en finançant aussi un centre basé à
Lucknow, en Inde39, et aujourd’hui d’autres auteurs, anglophones
notamment, se revendiquent de ce courant.
C 3
Une approche critique du phénomène
religieux

Parallèlement, de nombreux auteurs critiquent la religion de


différentes manières et à des degrés divers. Ils s’en prennent, tantôt
de façon comique, tantôt de façon tragique, à la façon dont la religion
est interprétée ou pratiquée, au niveau individuel comme au niveau
communautaire, voire étatique, mais aussi à ses représentants et à
ses dogmes.

Imams et prédicateurs, des personnages ennuyeux et


hypocrites
Les cheikhs, les imams, les prédicateurs et autres personnalités
religieuses sont régulièrement la cible des écrivains, parce que leur
religiosité est jugée rébarbative, ou encore parce qu’ils sont
hypocrites, prêchant une chose et en faisant une autre, voire
malhonnêtes. On trouve un bon exemple de la figure du prédicateur à
la logorrhée insupportable dans la description d’un certain cheikh Abū
al-Nūr al-Idrīsī par l’auteur d’Al-Zindiyya :
Tous les jours il plaçait son haut-parleur face au quartier d’al-Zindiyya et de ses habitants, et
leur récitait prêches et sermons. D’habitude il prêchait jusqu’à minuit, quand tout le monde
dormait déjà profondément, et ses mots résonnaient avec insistance : « celui qui fabrique
de l’alcool, celui qui le boit, celui qui le vend, celui qui l’achète… » Il répétait aussi souvent
ceci dans ses prêches : « les fornicateurs, hommes et femmes, iront en enfer. Oui, les
fornicateurs iront en enfer ! » En réalité, il pensait que tous les habitants d’al-Zindiyya
n’étaient que des fornicateurs. Mais eux ne se souciaient guère de ses prédications et de
ses prêches, ‘Utmān Sāyirīn se moquait de lui en prenant une voix rocailleuse : « Ici la radio
de la prédication et de la juste voix, qui émet depuis al-Zindiyya la sainte ! » Et si le cheikh
se taisait, un autre profitait de son inattention pour saisir le micro et réciter un poème
populaire évoquant les séances de beuveries, le plaisir et l’alcool.40
Dans une nouvelle intitulée Ḥimār al-wā‘īẓ (L’âne du prédicateur), son
compatriote ‘Abd al-Ġanī Karamallah tourne lui aussi un prédicateur
en dérision à travers le portrait qu’en dresse son âne. On apprend
que ce cheikh, « expert en prédication dans les domaines de la mort,
de la séduction, de l’enfer et des bienfaits de la morale41 », discourt
notamment à propos de l’amour des premiers musulmans pour les
animaux, tout en maltraitant sa monture qu’il frappe à coups de bâton
et qu’il nourrit insuffisamment – allégorie du double discours des
religieux. On pourrait aussi citer un passage d’Al-ḫarīf ya’tī ma‘a
Ṣafā’, décrivant la rencontre entre un dictateur et un prédicateur :
Il écouta un prédicateur autour duquel s’étaient attroupés quelques spectateurs. Ces
derniers n’étaient pas poussés par la ferveur religieuse, comme il l’avait d’abord cru, mais
plutôt par la curiosité (…). Un peu plus tard, lorsque le prédicateur se mit à décrire la vie
dans l’au-delà, celle-ci ressemblait fort à celle des gens lors de la période de sécheresse et
les spectateurs se mirent à s’en aller. Peu après, il constata qu’il était le seul à encore
écouter le prédicateur. Ce dernier profita de l’occasion pour lui jeter à la figure toutes ses
admonitions quant aux conséquences des mauvaises actions, lui parlant du jour du
Jugement dernier, puis il essaya de le remettre sur le droit chemin par de petits conseils
simples mais extrêmement stricts (…). [Le président], un homme d’âge mûr et costaud, lui
sembla parfaitement ignorant des principes religieux les plus élémentaires, comme étourdi
par un état de péché continuel qui le distrayait même du souvenir de la mort. Il lui expliqua
donc comment faire correctement ses ablutions et il lui indiqua la direction de la sainte ville
de la Mecque pour qu’il puisse prier en direction de la Ka‘ba, car il lui semblait que cet
homme était tellement plongé dans le péché que même si on arrivait à le convaincre de
prier, il le ferait en se prosternant dans la direction de son choix42.

Mais le livre qui s’en prend le plus directement à la figure du religieux


est Suqūṭ al-imām (La chute de l’imam), sur lequel nous reviendrons
plus loin. L’Égyptienne Nawāl al-Sa‘dāwī y décrit les débordements
totalitaires d’un homme, appelé tout simplement « l’imam », qui dirige
son pays en appliquant strictement la sharia. Le premier chapitre
s’ouvre sur une réalité très crue, puisque l’héroïne du livre découvre le
sort de sa mère :
Avant de mourir, elle fut condamnée à avoir la langue coupée. L’imam gouvernait selon la loi
de Dieu : on lapidait la fornicatrice, on tranchait la main du voleur, on coupait la langue de
celui qui parlait du danger mortel des rayons [de la bombe] et on jetait l’alcool dans le
fleuve43.

Parfois, c’est la communauté dans son ensemble qui est prise pour
cible, parce qu’elle interprète le droit religieux à son avantage. Un cas
classique est Mawsim al-hiğra ilā al-šamāl où al-Ṭayyib Ṣāliḥ décrit
dans la dernière partie du roman le mariage forcé de Ḥusna, une
jeune veuve, au vieux Wād Rayyis, déjà marié par ailleurs. Après une
scène de viol conjugal, Ḥusna poignarde son mari avant de se
suicider. Les débats entre les villageois, avant comme après
l’événement tragique, s’inspirent de la tradition locale, validée par la
religion, tant pour évaluer la légalité du mariage que l’immoralité de la
jeune femme, qui est allée à l’encontre de l’opinion de son mari et de
la communauté. Il est clair que l’objectif de l’auteur est de dénoncer la
façon dont les hommes tirent profit des avantages théoriques que
leur octroie la religion – ici en l’occurrence la polygamie – pour
assouvir leurs propres désirs44.
Dans Ṭa‘ām aswad, rā’iḥa sawdā (Saveur noire, odeur noire), le
Yéménite ‘Alī al-Muqrī évoque le double discours des religieux par le
biais de la question du racisme dans son pays à l’égard des Aḫdām,
une communauté de parias d’origine africaine. Il y est notamment
question d’un membre de cette communauté qui s’avance dans une
mosquée pour diriger la prière – en islam, tout croyant mâle peut
théoriquement remplir ce rôle – et qui est aussitôt corrigé par les
fidèles :
Sarūr se faufila devant l’une des rangées de fidèles venus en retard, pour diriger la prière.
Mais il avait à peine commencé à réciter les prières qu’un homme l’attrapa par le bras et le
tira derrière en criant : « Que Dieu nous protège. C’est la fin du monde, un noir qui dirige la
prière ! » Il attira l’attention des autres fidèles, qui le poussèrent jusqu’à la porte de la
mosquée tandis qu’il hurlait : « Qu’en est-il de l’égalité ? Qu’en est-il des paroles du
prophète affirmant que l’Arabe ne vaut pas plus que le non-Arabe et vice-versa, que le blanc
ne vaut pas plus que le noir et vice-versa, sinon par son assiduité religieuse ? Qu’en est-il
de tout ça ? 45 »

Cheikhs et charlatans
Les écrivains s’attardent aussi régulièrement sur les croyances
populaires, généralement sans lien avec les préceptes religieux,
souvent liées à des coutumes plus anciennes. Cet aspect est parfois
traité avec bienveillance par les auteurs, voire même avec une pointe
de nostalgie, comme dans certains passages de Ḥikāyāt min ḥārati-
nā de Nağīb Maḥfūẓ. L’auteur y décrit des personnages qui font
partie du patrimoine du quartier, comme le derviche qui se lance dans
des formules incompréhensibles, mais aussi des scènes comme la
pratique du zār – le désenvoûtement – décrite en détails, ou encore
l’habitude d’aller pique-niquer au milieu des tombes durant la fête des
morts46. L’auteur n’encourage pas ces pratiques, pas plus qu’il ne les
réprouve, simplement elles font partie des souvenirs d’enfance du
narrateur.
Parfois, les religieux sont, au contraire, représentés sous les traits
de véritables charlatans, qui exploitent la crédulité du peuple, et,
parmi eux, les cheikhs soufis, vantés plus haut, et les marabouts,
sont en première ligne. Pierre Cachia avait déjà relevé quelques
auteurs comme les Égyptiens Ṭaha Ḥusayn et ‘Abd al-Ḥakīm Qāsim,
qui insistent sur la vénalité et l’incohérence de leurs pratiques47.
D’autres romans décrivent l’inefficacité des pouvoirs des cheikhs,
depuis le « derviche » décrit dans Ṣan‘ā’ madīna maftūḥa – un
homme qui promet contre rétribution de faire tomber la pluie, elle qui
n’arrive pas malgré les prières des villageois, en prétendant défaire le
sort jeté contre eux48 – jusqu’aux amulettes peu convaincantes
confectionnées par le mari de la narratrice de Ḥikāyatī šarḥ yaṭūl
(Une longue histoire), de la Libanaise Ḥanān al-Šayḫ49.
Ce charlatanisme est régulièrement associé à la perversion
sexuelle. Dans Šurufāt baḥr al-šamāl (Les balcons de la mer du
Nord), Wasīnī La‘rağ décrit dans le détail comment un marabout, qui
se substitue aux médecins, prétend guérir une jeune fille qui serait
possédée par un djinn :
Comme les médecins de la ville n’avaient pu la soigner, on l’emmena au mausolée du walī
Ṣāliḥ, au bord de la mer, pour qu’on l’examine. Le fqīh, qui devinait sa chair fraîche de ses
yeux obscènes, déclara : « Attachez-la un mois au tronc du palmier du walī Ṣāliḥ, elle
guérira si c’est une bonne croyante et qu’elle craint Dieu ». Tandis qu’elle hurlait de frayeur,
le fqīh rassurait ses proches en disant que le djinn bleu qui venait de la Mer morte avait
commencé à sortir la tête de son bocal (…). La nuit, une fois seuls tous les deux, il essayait
de calmer sa peur en prononçant des formules religieuses – au nom de Dieu clément et
miséricordieux, il n’y a pas d’autre force qu’en Dieu – et si elle ne coopérait pas il resserrait
ses liens. Il lui touchait les seins, il appuyait sur ses mamelons avant de saisir sa chair
fraîche de ses mains sèches, et elle hurlait. Lui riait : « Comment penses-tu m’échapper ma
belle ? Je t’ai eue, mon seigneur est grand ». Il revenait à la charge jusqu’à ce qu’elle
s’évanouisse, alors il l’emmenait dans le coin et appliquait ses pratiques secrètes sur son
corps exténué, ferme comme un roc 50.
Dans Ṣahīl al-nahr (Le cri du fleuve), la Soudanaise Butayna Ḫiḍr
Makkī décrit une scène similaire : un marabout ouest-africain prétend
guérir les gens grâce à son pourvoir religieux, remédiant notamment
à l’infertilité. En réalité, ce n’est qu’un charlatan qui exploite la
situation en emmenant les femmes stériles dans une hutte, où il leur
fait l’amour plusieurs nuits d’affilée, effectivement le meilleur remède
contre l’infertilité :
– Répète soixante-dix fois « Que la volonté de Dieu soit faite », à voix basse.
Je fermai complètement les yeux, tout comme la bouche et je me mis à marmonner en
tentant de me concentrer, tandis qu’il me déshabillait et faisait ce qu’il voulait de mon corps.
Son corps couvrait le mien du crépuscule jusqu’à l’aube51.

C’est aussi la trame d’une nouvelle de Zaynab Ḥifnī, Ṭuqūs ġayr


šir‘iyya (Des rites illégaux) : une mère emmène sa fille chez un
certain cheikh ‘Umar, pour qu’il la désenvoûte et lui permette de
trouver un mari. Il accepte la mission, et demande à rester seul avec
la jeune fille durant la nuit, bien sûr il profite de cette occasion pour la
violer « tout en récitant ses talismans », puis il lui conseille de ne rien
dire à sa mère de peur que le sort se retourne contre elle, avant de
réitérer les « séances »52.
Un passage de Ṣan‘ā’ madīna maftūḥa mêle également religion et
sexualité, mais de manière inversée. L’un des personnages raconte
comment, alors qu’il était un jeune garçon sans le sou, il se mit au
service d’un cheikh qui lui apprit à réciter le coran. Apparemment
doué pour cet exercice, il se produisit devant les notables de la ville
et leurs femmes, dont certaines profitaient de l’occasion :
Oui mes amis, nous nous retrouvâmes seuls. La porte se ferma. J’entendis sa voix d’ange.
Elle me demandait de lui réciter un passage de la sourate de Joseph. Le passage de la
femme de Putiphar. Je lui récitai le passage une fois, deux fois, trois fois, et voilà que la
femme de Putiphar s’approchait de moi. Elle était déchaînée. La sauvagerie émanait de son
regard. Ses tresses noires se déployaient. Je vis ses lèvres se pétrifier, ses yeux se fixer
sur moi. Je me mis à trembler. L’odeur de ma sueur se mêla à son beau parfum. Le parfum
de l’opulence. De la vie facile (…). J’hésitai ensuite entre ces deux maisons. Dans chacune,
j’avais un lit. Tiède. Et une femme53.

Enfin, quelques romans récents faisant référence à la montée de


l’intégrisme donnent du soufisme une vision très différente de celle
exposée plus haut. Le Saoudien Muḥammad Tābit, dans Al-irhābī 20
(Le 20e terroriste), met à plusieurs reprises dans la bouche de son
narrateur – un jeune étudiant embrigadé dans les mouvements
salafistes – des termes se référant normalement à cet islam réputé
tolérant, notamment pour décrire son aura auprès des autres
membres du groupe :
Cet été-là, je participai à nouveau aux activités du centre de l’institut scientifique [un centre
d’enseignement salafiste], mais cette fois avec une autre saveur. Désormais, je faisais
partie des plus célèbres et des plus grands parmi les adorateurs de Dieu et les soufis (al-
mutaṣawwifa), je bénéficiais d’une aura particulière auprès des cheikhs comme auprès des
adeptes (al-mūrīdūn), je n’étais plus ce jeune homme jovial qui courrait après le ballon et
brillait d’amour et d’affection pour ses frères, j’étais devenu l’ermite (al-nāsik), mélancolique
et silencieux54.

De la religiosité extrême, entre hypocrisie et futilité


Mais les hommes de religion ne sont pas les seuls à passer pour des
hypocrites. Dans l’un des romans de la Libanaise ‘Alawiyya Ṣubḥ, ce
sont les personnes pieuses elles-mêmes dont la religiosité semble
risible, tantôt parce qu’elle est hypocrite, tantôt parce que le souci du
détail dans l’observance de certains rites ou préceptes confine au
ridicule. Un bon exemple d’hypocrisie apparaît dans le comportement
de tante Tuffāḥa, revenue au Liban à l’âge de soixante-cinq ans après
avoir vécu la plus grande partie de sa vie au Brésil, ayant
accompagné son mari là-bas dans les années dix-neuf cent quarante
pour fuir « la misère et les djinns ». De retour au pays, Tuffāḥa ne
quitte plus son voile, après s’être exhibée en bikini durant des années
sur les plages brésiliennes, et passe son temps à critiquer – dans un
arabe approximatif – les jeunes Libanaises habillées de façon trop
impudique à son goût, comme l’illustre ce dialogue avec Maryam :
– C’est honteux, honteux qu’une fille montre ainsi son corps. C’est un péché aux yeux de
notre religion.
– Mais alors, pourquoi t’es-tu habillée ainsi jusqu’à tes soixante-cinq ans ?
– Moi, je me suis repentie, Dieu m’a montré la voie – grâce soit rendue à Dieu, qui nous
remet sur le droit chemin. Dieu m’a secourue et maintenant moi aussi je veux vous aider à
marcher sur la bonne voie. Parce que celui qui montre le chemin menant à Dieu ira au
paradis.
– Mais Dieu a attendu que tu vieillisses avant de te remettre sur le droit chemin, alors fiche-
leur la paix. Dieu les redressera lorsqu’elles seront plus âgées, comme il l’a fait avec toi ! 55
L’apparente contradiction entre les modes de vie brésilien et libanais
est utilisée ici par l’auteure pour mettre en évidence l’hypocrisie des
gens qui se prétendent pieux, oubliant leur propre comportement en
d’autres temps.
D’autres s’attachent aussi à dénoncer le caractère futile des
discussions ou des agissements de certains individus particulièrement
dévots, comme l’un des personnage de Bayt fī Ğūbā (Une maison à
Juba), le dernier roman d’Aḥmad al-Malik, qui passe la journée à
prier et surtout s’obstine à faire l’appel à la prière alors qu’il est en
plein désert, la voiture dans laquelle il voyage étant tombée en panne.
Une discussion s’engage entre lui et un juge parmi ses compagnons :
– Pourquoi t’obstines-tu donc à faire l’appel à la prière, alors qu’il n’y a strictement personne
autour de nous ?
Il m’expliqua alors que celui qui fait l’appel à la prière se présentera le jour du jugement
dernier revêtu de ses habits, alors que les autres seront nus. Je me mis à rire, et me
rappelai d’une histoire similaire que j’avais entendue des années auparavant. Il me demanda
que je la lui raconte, alors je lui dis qu’une mère avait posé la même question à son fils, et il
avait eu la même réponse que lui, alors sa mère lui avait demandé :

– Mais pourquoi donc veux-tu absolument être habillé, si tous les autres sont nus ?56

Sociétés multiconfessionnelles et conflits armés


Les États tels que le Liban, l’Irak ou le Soudan ont été secoués dans
leur histoire récente par des conflits dont la dimension confessionnelle
est incontournable, même si elle n’apparaît pas comme le seul
facteur d’explication. Dans le cas particulier du roman libanais, la
guerre qui déchira le pays de 1975 à 1990 a eu un impact important
sur l’imaginaire des écrivains, qui ne font généralement pas l’impasse
sur cette dimension religieuse. Que ce soit dans Ḥikāyat Zahra
(L’Histoire de Zahra) de Ḥanān al-Šayḫ, dans B mitla Bayrūt (B
comme Beyrouth) d’Imān Humaydān Yūnus ou dans Maryam al-
ḥakāyā de ‘Alawiyya Ṣubḥ, on découvre une capitale désormais
strictement divisée selon des normes communautaires, des contrôles
d’identité, des règlements de compte et des enlèvements suivant les
mêmes règles. Cependant, la société libanaise telle qu’elle est
décrite dans ces romans reste une société multiconfessionnelle, avec
des amitiés et des amours bravant ces limites, tandis que d’autres
causes du conflit apparaissent aussi : l’exode rural, les différences de
niveau de vie entre communautés, le clientélisme...
Les auteurs soudanais n’écartent pas non plus la dimension
religieuse de la guerre civile dans leur pays. Ḫālid ‘Uways, par
exemple, pointe dans l’un de ses romans l’intolérance religieuse
comme en étant l’une des causes, par la bouche de Mary, une
sudiste réfugiée à Khartoum qui parle des « Mundukuru [les Arabes]
et leurs horribles barbes57 venus faire la guerre dans le sud58 ».
Dans Naẓrat ištihā’ (Un regard plein de désir), Ya‘qūb Adam Sa‘d
al-Nūr mêle racisme et intolérance religieuse pour expliquer la guerre
du Darfour :
Quant à la catastrophe qui toucha le village de Natūğ-Ouest, elle met parfaitement en
lumière l’étendue de la sauvagerie humaine, lorsque la vie n’a plus de valeur qu’à travers
l’appartenance ethnique ou la croyance. Trois heures à peine après que des informations
urgentes fussent parvenues au commandement général, annonçant que l’on avait aperçu
un groupe de supposés opposants sortir de Natūğ ouest, ce village fit partie de tous ceux
qui furent rayés de la carte de la Grande nation59.

Muḥsin Ḫālid se penche dans une de ses nouvelles sur les


contradictions de la guerre civile, puisqu’on y découvre comment les
soldats du gouvernement islamiste se permettent tous les péchés que
leur religion est censée bannir, comme lorsqu’ils « font venir de l’un
des villages sudistes des environs de la nourriture, de l’alcool et des
prostituées60 ». Dans Zawğ mar’at al-raṣāṣ (Le mari de la femme de
plomb), ‘Abd al-‘Azīz Baraka Sākin, évoque aussi les différences
confessionnelles et leur rapport avec la guerre, tout en rappelant que
la situation est plus complexe : il y a des Africains et des Arabes, des
chrétiens, des musulmans et des animistes dans les rangs des
rebelles, mais aussi au sein de l’armée gouvernementale, que ce soit
par conviction, par opportunisme, par rivalité entre ethnies ou par
obligation, comme le montre ce dialogue entre un officier et ses
hommes : « Traîtres de sudistes, qui parmi vous a vendu les secrets
du bataillon aux rebelles ? Vous étiez vingt sudistes dans le bataillon
– Dinka, Shillouk, Nuer, Lokuya, Bari. Il y avait parmi vous trois
musulmans, dix chrétiens et sept animistes61 ».

La montée du fondamentalisme islamique


Beaucoup d’auteurs, particulièrement en Égypte, abordent la question
du développement des mouvements islamistes fondamentalistes et
surtout de la manifestation de leur violence depuis le début des
années 198062, à travers la multiplication des exactions à l’égard des
minorités religieuses d’une part, et du terrorisme visant l’État ou
l’Occident d’autre part. Pour prendre des exemples récents, l’un des
principaux protagonistes de ‘Imārat Ya‘qūbiyān63 (L’immeuble
Yacoubian) de ‘Alā al-Aswānī est Ṭaha, un jeune qui se laisse
embrigader par les islamistes et meurt alors qu’il prépare un attentat,
tandis que Mirāl al-Taḥāwī décrit dans Brooklyn Heights les vexations
dont les Coptes sont victimes en Égypte :
Tout près [de l’emplacement de la future église] va s’ériger la mosquée al-Nūr, surnommée
la « mosquée koweitienne », car c’est un cheikh koweitien qui a envoyé des dons pour
construire cette grande mosquée avec son haut minaret, ses escaliers de marbre, ses tapis
verts et son eau glacée. Le village n’avait jusque-là jamais rien connu d’aussi grandiose. La
petite colline allait donc accueillir deux édifices pour le seigneur sur une surface bien
restreinte. L’église Umm al-Nūr a été édifiée plusieurs fois, mais tous les quelques mois elle
est frappée par un incendie nocturne…64

Depuis les années 2000, plusieurs auteurs ont fait des islamistes non
pas des personnages parmi d’autres mais bien l’élément-clé de leur
roman, en s’attardant en particulier sur la figure du terroriste : son
parcours individuel, son milieu d’origine, les raisons de son
endoctrinement, l’escalade de sa haine envers l’autre, avant le
dénouement : un repentir, ou la mort. C’est le cas d’Amāl al-Bašīrī,
qui décrit dans Sifr al-ḫaṭāyā (Le livre des péchés)65 comment un
homme rejeté par son père, frustré dans sa vie sentimentale, tombe
dans la délinquance, puis dans le terrorisme islamiste en Algérie.
Dans Madīḥ al-kirāhiyya66 (Éloge de la haine), ce n’est plus le
portrait d’un individu mais de toute une famille – microcosme de la
société sunnite syrienne – basculant dans l’islamisme qui est offert
par l’auteur, l’action se passant dans le milieu sunnite d’Alep à partir
des années 1970 jusqu’à la fin des années 1990.
La figure d’Ossama bin Laden et les événements du 11 septembre
2001 ont ajouté un nouveau profil du terroriste : un jeune homme issu
d’un milieu aisé, qui n’a pas vécu une vexation d’ordre individuel en
tant que musulman mais qui vit comme une injustice toute attaque
contre l’islam, quel que soit le lieu. On retrouve ce profil sous la
plume de plusieurs écrivains d’Arabie Saoudite, notamment
Muḥammad Tābit qui décrit dans Al-irhābī 20 comment un jeune
Saoudien, d’abord plutôt hostile à la religion, se laisse embrigader
par les islamistes dans une recherche d’amitié et d’amour fraternel,
avant de prendre ses distances avec le mouvement et de découvrir
que ses anciens compagnons sont responsables des attentats du 11
septembre.
Notons toutefois que les auteurs dénonçant, ou décrivant
simplement la montée des mouvements islamistes dans leurs pays ne
sont pas dupes. D’une part, ils tentent de rechercher les causes du
basculement de leur société vers l’extrémisme religieux, en pointant
une série de maux tels que l’autoritarisme de l’État, la corruption et
bien sûr la misère. Ainsi, le portrait de Ṭaha que dresse al-Aswānī
correspond effectivement à l’un des profils courants des terroristes
islamistes : issus de milieux pauvres, pieux, influençables et ayant
vécu une profonde vexation qui traduit en réalité un sentiment
d’injustice aux racines plus profondes. D’autre part, critiquer les
islamistes n’innocente pas les gouvernements : dans Šurufāt baḥr al-
šamāl67 (Balcons sur la mer du Nord), Wasīnī La‘rağ renvoie à
plusieurs reprises les islamistes – qu’il ne nomme jamais clairement –
et l’État corrompu et incompétent dos à dos, tandis que l’auteur de
Madīḥ al-kirāhiyya décrit autant les exactions des extrémistes
religieux sunnites que celles du régime de Damas : meurtres ciblés,
répression sanglante, utilisation de commandos spéciaux…

La société islamiste
Au-delà de l’observation de la montée de l’islamisme comme courant
politique, certains se sont aussi penchés sur les méfaits d’une société
qui serait régie par la religion, aboutissement possible du phénomène
précédent. Certains l’ont fait de manière allégorique, comme
l’Égyptien Ğamāl al-Ġīṭānī. Dans un livre étonnant, Waqā’i‘ ḥārat al-
Za‘farānī68 (Les événements du quartier d’al-Za‘farani), il décrit
l’arrivée au pouvoir, d’abord dans un simple quartier du Caire, d’un
cheikh à l’idéologie farfelue qui tient la population entre ses mains à
cause d’un mal étrange qu’il est le seul à pouvoir contrôler :
l’impuissance subite des hommes de son quartier. Le pouvoir du
cheikh grandit petit à petit dans la ville, mais aussi dans le reste du
monde, en faisant un danger pour toute l’humanité. Le roman a été
écrit dans les années 1970 – après la mort de Nasser et son
remplacement par Anouar El-Sadate, la défaite de 1967 contre Israël
– à une époque où les islamistes, les Frères musulmans notamment,
étaient de plus en plus présents sur le terrain social et politique, il est
donc difficile de ne pas voir dans la personnalité du cheikh une
parodie des religieux, présentés sous les traits de charlatans encore
une fois, promettant au peuple la solution à tous leurs problèmes.
Un autre texte préfigurant une société totalitaire dirigée par les
religieux est Suqūṭ al-imām de Nawāl al-Sa‘dāwī, dont nous avons
déjà cité un extrait : une jeune fille, Bint Allah (littéralement « la fille de
Dieu »), se retrouve à la merci d’un homme, appelé simplement
l’imam, qui contrôle toute la société sur base d’une idéologie machiste
et répressive, et finit condamnée à mort en raison de sa rébellion. De
nombreux termes comme īmām (imam), ḫalīfa (calife), šarī‘a
(sharia), ainsi que certaines règles déjà évoquées comme
l’interdiction de l’alcool, la lapidation de la femme adultère ou
l’ablation de la main des voleurs, semblent constituer une allusion
claire à l’islam. Néanmoins, le vocabulaire à connotation religieuse
peut également être compris de manière plus large, les termes dīn
(religion), īmān (foi), rabb (seigneur), etc.69, s’appliquant tout autant
au judaïsme et au christianisme par exemple. En effet, les interviews
de l’auteure mais aussi les préfaces de ses livres – dont Suqūṭ al-
imām d’ailleurs – montrent que son message est dirigé contre la
société patriarcale instituée par ces trois religions, avec toutefois un
recentrage sur l’islam, religion majoritaire dans la patrie de l’auteure.
Si ces deux livres furent publiés bien avant l’arrivée des islamistes
au pouvoir en Égypte, en 2012, les auteurs originaires d’États
officiellement gouvernés selon la loi islamique offrent aux lecteurs une
vision plus directe de cette situation. En 1983, le président soudanais
décida d’appliquer la sharia à l’ensemble du pays – y compris les
provinces où vivent de nombreux non-musulmans – ce qui conduisit à
la reprise de la guerre civile entre les forces gouvernementales et les
rebelles, tandis que cette application de la loi islamique fut encore
renforcée en 1991 par ‘Umar al-Bašīr, le président actuel.
Cette influence de la religion sur la vie politique et sociale du pays
est dénoncée par Ḫālid ‘Uways, qui décrit dans Waṭan ḫalfa al-
quḍbān le sort de Rabī‘a, une jeune artiste arrêtée et torturée en
raison de ses opinions laïques. L’islam du régime est opposé à l’islam
« d’avant », entendez avant sa politisation, qui était une religion
tolérante :
La religion a changé, une nouvelle religion est arrivée. La religion d’avant n’existe plus (…).
Notre ancienne religion s’occupait du voisin, aidait le pauvre, installait des nattes au beau
milieu de la rue pour rassembler les gens pendant le Ramadan, elle donnait de la viande au
voisin chrétien pendant les fêtes, participait au zikr [cérémonie] avec les soufis, allait au
mawlid [fête de l’anniversaire de Mohammed], arrêtait les disputes, visitait les malades, elle
ne négligeait aucun effort pour réconforter son prochain, veillait les morts jusqu’au bout, ne
faisait de tort à personne. (…) Mais maintenant Mary, on a une nouvelle religion. (…) La
nouvelle religion a tué mon père, Mary, elle a tué plein de gens (…) Notre nouvelle religion,
Mary, elle vous hait, elle veut vous tuer parce que vous êtes des impies, notre nouvelle
religion a brisé les statues qui se trouvaient à l’université, elle a tué des gens en plein
Ramadan. Notre nouvelle religion, Mary, c’est la police ! ! Ce sont des slogans, une
charrette derrière laquelle on vend des barbes ! ! 70

Ya‘qūb Adam Sa‘d al-Nūr revient aussi à plusieurs reprises sur le


détournement de la religion par le pouvoir :
Le président était exactement tel que l’avait décrit le ministre de son gouvernement chargé
de la propagande, à l’occasion d’une conférence télévisée consacrée aux miracles et aux
bienfaits de Son Excellence :
– Son Excellence est le garant de l’humanité, c’est à lui que Dieu a offert la gloire et
l’éternité, il nous ressemble extérieurement mais en réalité il n’est en rien comme le reste
des hommes, il est cet enfant qui est sorti du ventre de sa mère habillé d’un pantalon en cuir
souple comme de la peau de lapin tannée71.

Néanmoins, le roman contient aussi des personnalités religieuses


positives, notamment un imam torturé pour son opposition à la
guerre, l’auteur souligne ainsi qu’à ses yeux ce n’est pas l’islam qui
est en cause, mais son interprétation par le pouvoir.
Enfin, les hauts dirigeants du pouvoir islamiste ne sont pas les
seules cibles des écrivains soudanais, les autres rouages du système
le sont également. ‘Abd al-‘Azīz Baraka Sākin par exemple critique
dans l’une de ses nouvelles, Ḥalīb li-Muntaṣir (Du lait pour Muntasir),
l’hypocrisie d’un juge qui condamne une jeune veuve et mère de
famille à être fouettée sur la place publique pour avoir vendu de
l’alcool, appliquant ainsi la sharia, alors que lui-même boit du
whisky72.
En Arabie Saoudite aussi, des auteurs critiquent la radicalisation de
l’islam dans la société. Le cas le plus significatif est celui de
Muḥammad Tābit, qui décrit dans Al-irhābī 20 la structure militaire
des organisations islamistes dans son pays, les rapports équivoques
entre extrémistes et gouvernants, l’absolutisme des islamistes qui
vont jusqu’à interdire le dessin ou refuser la technologie moderne,
tout en insistant sur le fait que l’Arabie Saoudite n’a pas toujours été
le pays rigoriste que l’on connaît.

La critique de l’Autre, la critique par l’Autre


Imaginer la religion de l’autre
Dans son roman historique, Al-Bašmūrī73 (Le bashmurien), Salwā
Bakr se glisse dans la peau d’un narrateur chrétien, en réalité un
sacristain copte nommé Badayr, envoyé en mission en compagnie du
diacre Tawnā auprès d’un groupe d’insurgés du Delta du Nil. La
trame du récit s’inspire d’un fait historique : au IXe siècle, des
paysans coptes se révoltèrent effectivement contre le calife en raison
de l’ampleur des impôts réclamés.
Le livre se déroulant en milieu chrétien, et en particulier dans le
monde des ecclésiastiques, le roman fourmille de références, parfois
très détaillées, au christianisme, en particulier aux rites et aux prières
de l’église copte et à la langue de celle-ci, ainsi qu’à quelques
personnalités coptes importantes de l’époque, comme le médecin
Yuḥannā ibn Masawayh. Même si ces références de caractère
didactique alourdissent le récit, elles révèlent un véritable travail de
recherche de documentation de la part de l’auteure. Cependant, le
livre fut très mal reçu par une partie de la communauté copte74,
estimant qu’il donnait de l’Église égyptienne de l’époque une vision
négative, notamment parce que l’auteure décrit comment les
chrétiens s’en prennent violemment aux païens, aborde la question
des dissensions au sein de l’Église et évoque la tentation sexuelle
vécue par les moines.
Pourtant, le roman ne se limite pas à cela : on sent bien la volonté
de l’auteure de faire connaître au lecteur musulman égyptien une
culture qu’il ignore largement, alors qu’elle fait partie de son propre
patrimoine, et surtout elle tente de rapprocher les deux communautés
en dressant un portrait plus œcuménique de la révolte des Bašmūrī.
En effet, alors que les historiens insistent généralement sur le
caractère copte de cette révolte dirigée contre un pouvoir arabe et
musulman75, Salwā Bakr insiste sur le fait que des musulmans prirent
part également à cette révolte, ce qui relativise le caractère
antagonique des relations entre Coptes et musulmans. Enfin, elle
mentionne également les discriminations que les musulmans imposent
aux chrétiens – le fait de devoir porter des vêtements distinctifs par
exemple – et les exactions de l’armée musulmane à l’égard des
villageois chrétiens.
Mais le livre qui choqua encore plus la communauté copte est
‘Azāzīl (Azazil)76, un autre roman historique dû à Yūsuf Zaydān,
professeur de philosophie islamique, qui retrace les questionnements
et les tentations d’un moine chrétien du Ve siècle, tout en revenant en
détail sur la situation spirituelle et politique de l’Égypte à cette
époque. Les détracteurs du romancier – dont un membre de l’Église
copte, l’évêque Bishoy – lui reprochent encore une fois de donner une
mauvaise image de l’Église, celle d’une institution qui pourchasse les
païens, qui exécute une philosophe – Hypatia – et se déchire dans
des polémiques théologiques à propos de la nature du Christ. Notons
que tous les critiques de culture chrétienne n’ont pas adopté une
position aussi tranchée, la Libanaise Katia Ghosn par exemple
publiant une recension très positive du roman77.
Quelles qu’aient été les intentions des deux auteurs, la réaction de
la communauté copte et de son clergé montre en tout cas que d’une
part, traiter de la religion de l’Autre est un sujet délicat dans un pays
où les relations entre chrétiens et musulmans sont tendues, et que
d’autre part les autorités chrétiennes peuvent elles aussi tenter de
s’insinuer dans la censure littéraire.
L’Occident, du christianisme au matérialisme
De nombreux auteurs offrent de l’Occident une image décadente,
généralement associée non pas au christianisme, mais au contraire
au matérialisme, qui découlerait de l’abandon de la spiritualité, et de
son corollaire, la laïcité. Le premier roman allant dans ce sens est
‘Uṣfūr min al-šarq, déjà évoqué plus haut, de Tawfīq al-Ḥakīm. Le
narrateur, Muḥsin – que l’on peut considérer comme un double de
l’auteur, qui étudia à Paris de 1925 à 1928, et multiplia ensuite les
séjours en Europe – est un étudiant égyptien qui se retrouve dans la
capitale française, confronté au mode de vie occidental. Comme
l’analyse notamment Rasheed El-Enany, le postulat de ce roman est
le suivant : « L’Occident est puissant matériellement, mais vide
spirituellement, alors que l’Orient, matériellement faible et donc à la
merci de l’Occident, est le véritable lieu de l’esprit et la source de la
lumière pour l’humanité78 ». En effet, ce n’est pas le christianisme qui
est en cause – « le christianisme est né en Orient79 » – mais bien sa
réinterprétation en Europe. Ainsi, un interlocuteur parisien de Muḥsin
lui expose sa conception de l’église : « On y pénètre comme on
entrerait dans un café. Quelle différence ? Dans les deux cas, il s’agit
d’un lieu public »80. L’auteur s’en prend aussi aux idéologies
occidentales comme le marxisme et le fascisme, qui se font passer
pour des religions, avec leurs propres livres saints et leurs propres
prophètes : « Notre prophète est arrivé : c’est Karl Marx. Et son
évangile terrestre est Le capital », dit un interlocuteur russe de
Muḥsin81.
Le passage de Mawsim al-hiğra ilā al-šamāl d’al-Ṭayyib Ṣāliḥ, où
la Britannique Isabella Seymour idolâtre son amant soudanais éclaire
également de façon originale le rapport supposé de l’Occident à la
religion :
« Les Chrétiens disent que leur dieu a été crucifié pour les absoudre de leurs péchés. Il est
donc mort en vain. Ce qu’ils appellent le péché n’est rien d’autre que le soupir de
satisfaction que procure le fait de t’enlacer, ô dieu de mon idolâtrie. Tu es mon dieu, il n’y a
pas d’autre dieu que toi. » Ceci, et non le cancer, était sans doute la cause de son suicide.
Elle était croyante lorsqu’elle l’a rencontrée. Puis elle a renié sa religion et l’a adoré, lui,
comme les fils d’Israël avec le Veau d’or. Quelle étrangeté, quelle ironie ! Parce qu’il est né à
l’Equateur, un homme est considéré comme un dieu par les uns, et comme un esclave par
les autres ! 82

Isabella, pourtant croyante, se permet des métaphores amoureuses


qui seraient totalement inacceptables dans la bouche d’un musulman
– la phrase « il n’y a pas d’autre dieu que toi » rappelant
volontairement la seconde partie de sa profession de foi – et montre
la distanciation incompréhensible de l’Occidental à l’égard de la foi.
Ces différentes visions de la société occidentale ne constituent donc
pas une attaque contre le christianisme en soi, les chrétiens d’Orient
étant généralement épargnés, mais bien contre le matérialisme et le
rejet supposé de la spiritualité. Elles doivent aussi être replacées
dans un imaginaire plus large, dont les références ne sont pas
forcément religieuses, qui dépeint une société occidentale
matérialiste et surtout immorale, comme le font le Libanais Suhayl
Idrīs et l’Égyptien Yūsuf Idrīs en particulier dans leurs romans à
propos des expériences amoureuses des Orientaux en Europe83.
La perception du judaïsme
Les juifs constituent une communauté ayant longtemps fait partie du
paysage humain du monde arabe. Cependant, la création de l’état
d’Israël, en 1948, et les guerres qui s’ensuivirent, entraînèrent de
profondes modifications de leur représentation dans l’imaginaire
collectif arabe et, partant, dans la littérature. Tout d’abord, l’attention
des auteurs s’est largement concentrée sur le conflit israélo-
palestinien, les personnages juifs de l’univers romanesque étant
essentiellement des Israéliens, généralement présentés comme
l’ennemi. Par conséquent, ce n’est pas tant l’identité religieuse qui est
utilisée pour décrire ces personnages que leur appartenance à un
État. Cela se lit en particulier dans la littérature palestinienne, la plus
exposée par essence à la question israélo-arabe, notamment dans
l’œuvre de Ġassān Kanāfānī, l’un de ses plus célèbres représentants,
où le terme yahūd (juifs) perd généralement toute dimension
religieuse et s’oppose à celui de ‘arab (Arabes). Même dans ‘Ā’id ilā
Ḥayfā (Retour à Haïfa), l’œuvre de l’auteur où la confrontation
physique des Arabes et des juifs est la plus forte – le roman narre le
retour à Haïfa de Sa‘īd et de sa femme, un couple de Palestiniens
dépossédés à la fois de leur maison et de leur enfant, qu’ils furent
contraints d’abandonner dans leur fuite en 1948, et leur rencontre
avec les nouveaux occupants de leur demeure, un couple de juifs
d’origine polonaise ayant adopté leur fils – les références religieuses
à l’identité juive sont aussi peu nombreuses que superficielles, les
rendant tout à fait secondaires par rapport à la question de l’identité
nationale. Elles n’apparaissent pratiquement que lorsque le fils de
Sa‘īd se définit froidement, face à lui :
Je ne sais que depuis trois ou quatre ans que Myriam et Efrat ne sont pas mes parents. Je
suis juif depuis que je suis petit. Je vais à la synagogue, à l’école juive, je mange casher et
j’étudie l’hébreu. Et lorsqu’ils m’ont dit que je n’étais pas leur fils naturel, cela n’a rien
changé. De même, lorsqu’ils m’ont appris ensuite que mes vrais parents étaient Arabes,
cela n’a rien changé84.

Lorsque l’auteur, qui revendiquait son appartenance au marxisme, se


réfère à l’identité palestinienne, il accorde tout aussi peu d’importance
à la religion, et lorsqu’il la mentionne, il prend soin de souligner
l’aspect pluriconfessionnel de la société palestinienne, comme
lorsqu’il décrit de façon métaphorique l’occupation de sa terre
d’origine par les Israéliens : « Le samedi est un véritable shabbat,
désormais il n’y a plus de véritable vendredi ici, pas plus que de
dimanche85 », en référence aux jours de repos des trois religions.
La plupart des auteurs du reste du monde arabe abordent eux
aussi, traditionnellement, l’identité juive à travers le biais de
l’opposition entre Israël et les nations arabes, certes parfois de façon
ambigüe – comme Lūkā dans Sānta Tīrīzā, décrit comme un juif
profondément attaché à l’Égypte dans le contexte particulier des
guerres israélo-arabes de 1967 et de 1974, mais en même temps
assez immoral86 – et tombent rarement dans la caricature antisémite,
comme l’ont souligné en leur temps Bernard Lewis et Pierre Cachia87.
Il y a quelques exceptions notables, mais il s’agit généralement
d’écrivains mineurs, comme ‘Ali Aḥmad Bā-Katīr, auteur de pièces de
théâtre aux relents antisémites88, et surtout Nağīb al-Kilāni, déjà
évoqué plus haut, qui met en scène dans son œuvre des
personnages juifs, fourbes et malfaisants, en contraste total avec la
moralité des personnages musulmans. Le point culminant de cette
vision antisémite est Ḥārat al-yāhūd, un roman qui s’inspire de la
fameuse affaire de Damas en 1840, lorsqu’on accusa la communauté
juive du meurtre d’un prêtre italien et de son serviteur, dans le cadre
d’un crime rituel nécessaire pour fabriquer le pain azyme. L’influence
de la littérature antisémite occidentale y est évidente, notamment
celle du fameux pamphlet de l’abbé Auguste Rohling, Der
Talmudjude, traduit en arabe à partir du français par Yūsuf Ḥannā
Naṣrallah en 1899 – que l’auteur lui-même cite comme source à la fin
de son « roman »89.
Les auteurs associent également le judaïsme à une époque révolue.
En effet, l’exil massif des juifs du monde arabe dès la fin des années
1940 en fit rapidement, au moins aux yeux des générations suivantes,
une communauté appartenant au passé, fût-il récent. Ainsi, dans les
livres de Ğinān Ḥillāwī par exemple, les juifs appartiennent-ils à
l’histoire de l’Irak, mais plus vraiment à son présent, au même titre
que les Turcs et les Britanniques, dont le souvenir ne persiste qu’à
travers les bâtiments désaffectés de la ville de Basra, comme « les
vestiges de la synagogue, désertée depuis quelques décennies (…),
et les demeures des pachas, des aghas, des juifs, des étrangers et
des gouverneurs ottomans90 ».
Néanmoins, ces dernières années, quelques auteurs revisitent la
présence juive dans le monde arabe d’une manière aussi originale
qu’inattendue, comme l’Irakien ‘Alī Badr dans Ḥāris al-tibġ (Le
gardien du tabac), que nous aborderons plus loin et le Yéménite ‘Ali
al-Muqrī dans Al-yahūdī al-ḥālī (Le beau juif), qui prennent tous deux
pour personnage principal un juif dépeint de façon positive. ‘Alī al-
Muqrī revient régulièrement sur les vexations dont les juifs étaient
victimes autrefois dans la société yéménite, notamment lorsque le
narrateur explique comment, dans son enfance, il n’avait même pas
conscience de sa spécificité religieuse :
- D’où venez-vous ? me demanda Hussein tandis que nous jouions devant le magasin de
son père, mitoyen de celui de mon père. Je répondis : « Je suis de Rida. Je suis un enfant
du pays. » Il cria : « Ce pays n’est pas à ton père ! C’est notre pays. Toi tu n’es qu’un juif, un
mécréant. » Je ne savais pas ce que signifiait « mécréant ». Je savais simplement que
j’étais juif. Tous les enfants qui n’étaient pas de notre quartier m’appelaient « le juif ». Les
plus grands appelaient les habitants de notre quartier « les juifs ». Cela me semblait assez
simple : je pensais que j’étais juif parce que c’était le nom de mon quartier, voilà tout91.

Plus loin, l’auteur revient sur d’autres vexations, notamment


l’interdiction faite aux juifs de construire des maisons plus élevées que
celles des musulmans, ou même de monter à cheval – un privilège
réservé aux musulmans. En soulevant ce problème, l’auteur revient
sur un point générique des rapports entre musulmans et non-
musulmans, puisqu’il évoque ici, sans le nommer, le statut inférieur
des dhimmis – les non-musulmans – tel qu’il est régi par le droit
musulman.
Les autres minorités religieuses
À côté de l’islam, du christianisme et du judaïsme, il existe d’autres
communautés religieuses dans le monde arabe. Les unes sont très
anciennes, antérieures à l’islam, voire au christianisme, c’est par
exemple le cas des Sabéens. D’autres sont issues de l’islam, mais en
sont tellement distinctes sur le plan doctrinal qu’elles constituent
pratiquement une religion à part. C’est le cas des druzes et des
alaouites. Quoique moins sollicitées par la littérature arabe
contemporaine, ces communautés y sont tout de même présentes.
Murtaḍā Gazzāz par exemple fait quelques allusions aux Sabéens
dans son roman Maknasat al-ğanna (Le balai du paradis),
notamment lorsqu’il décrit le contenu d’un site électronique donnant
des nouvelles de l’Irak, annonçant notamment comme conséquence
de la guerre la destruction d’un temple sabéen et mandéen…92 Une
autre religion qui apparaît dans la fiction irakienne est le
zoroastrisme. Toutefois, cette mention récurrente reste
essentiellement liée au discours politique de Saddam Hussein et du
parti Ba‘at irakien durant la guerre contre l’Iran, lorsque les auteurs
nationaux étaient encouragés à écrire sur le conflit dans une optique
propagandiste, et à dépeindre l’ennemi iranien de manière forcément
négative, notamment en les qualifiant de Mağūs, c’est-à-dire de
mages mazdéens93 – une belle démonstration du dénigrement par les
autorités politiques de la religion de l’Autre, s’en prenant à la fois au
zoroastrisme et au chiisme.
Les écrivains irakiens dénonçant la guerre mettent aussi cette
expression dans la bouche de leurs personnages, cette fois pour en
dénoncer l’ineptie. Dans un passage de Layl al-bilād, le héros du livre
revient du front et rejoint sa ville natale de Basra, où il rencontre
Ḥannā l’épicier, qui « tente de l’interroger à propos de la guerre, du
front, du combat, des Perses et des Mages…94 ». L’expression
revient encore à plusieurs reprises, notamment lorsque l’auteur cite
une lettre officielle de l’état-major irakien, qui commence par une
invocation religieuse et un passage coranique, avant de parler « des
viles tentatives de l’ennemi perse et mage de franchir le fleuve Karḫ »
et de « Dieu qui a éclipsé les Perses et les mages de la surface de la
Terre95 ». Bien sûr, l’auteur ne reprend pas l’expression à son
compte, il cite le discours officiel de l’époque, creux et grandiloquent,
pour mieux le dénoncer.
En Syrie, quelques auteurs font référence à l’alaouisme, une religion
issue du chiisme. Dans Madīḥ al-kirāhiyya, Ḫālid Ḫālifa y fait allusion
à de nombreuses reprises, même s’il ne le cite jamais nommément,
préférant utiliser de manière elliptique l’expression al-ṭā’ifa ([l’autre]
communauté)96. Mais en réalité, l’auteur ne parle d’eux que pour
souligner leur association avec le pouvoir, sans critiquer leur pratique
religieuse. Sa compatriote Samar Yazbak se réfère également aux
alaouites dans ses romans, en particulier dans Ṣilṣāl (Boue)97. Elle-
même alaouite, elle ne s’en prend pas non plus à la religion en soi,
mais dénonce tout en tentant de les expliquer les liens que cette
communauté entretient avec le pouvoir dans son pays d’origine, la
Syrie. Cette position courageuse, mais aussi sa dénonciation des
crimes perpétrés par le gouvernement de Bašār al-Asad dès les
débuts de la révolte en 2011, l’ont d’ailleurs contrainte à quitter son
pays et à s’installer en France.
Les religions « traditionnelles » africaines : une exception culturelle
L’islam est clair quant à la reconnaissance des autres religions : le
christianisme, le judaïsme et dans une certaine mesure le
zoroastrisme sont considérés comme des « religions du Livre », et
sont donc tolérées. Mais qu’en est-il des religions traditionnelles
d’Afrique par exemple, notamment celles qui impliquent l’existence de
plusieurs divinités ? De façon théorique, il s’agit bien sûr de
manifestations du kufr, du paganisme. Or, le monde arabe est
inévitablement en contact avec ces religions, en raison notamment de
sa contigüité géographique en Afrique.
Le cas du Soudan, où les religions traditionnelles sont encore une
réalité dans certaines parties du pays, malgré le prosélytisme des
musulmans comme des chrétiens, est intéressant. En effet, de
nombreux auteurs soudanais font explicitement référence, à côté de
l’islam et souvent aussi du christianisme, aux religions traditionnelles.
Ibrāhīm Isḥaq par exemple a écrit un roman historique bien connu au
Soudan, Aḫbār al-bint Miyākāyā (L’histoire de la jeune Miyakaya),
qui retrace les premiers contacts entre les Shilluks et les Arabes
musulmans dans la région du Nil Blanc, au XVIe siècle, et qui fourmille
de références à la religion des Shilluks : les noms de leurs dieux,
certaines de leurs coutumes... Cette description, faite sans aucun
jugement négatif, se base sur les recherches des anthropologues
occidentaux comme Evans-Pritchard, Seligman ou Westermann,
comme l’auteur l’explique lui-même98.
Dans Bayt fi Ğūbā, qui décrit la guerre civile au sud du Soudan à
travers le parcours d’une famille métissée, arabe et africaine,
musulmane et animiste, Aḥmad al-Malik procède de façon similaire,
s’étant renseigné dans les ouvrages traitant des religions
traditionnelles des Dinkas pour mieux en parler99. Mais il mentionnait
déjà les religions traditionnelles du Soudan dans ses livres
précédents, comme d’ailleurs d’autres de ses compatriotes, tel
Abbakar Ismā‘īl, qui a écrit un roman se passant intégralement en
milieu traditionnel100, où il est régulièrement fait allusion au
polythéisme et au culte des ancêtres par exemple, ou encore Ibrāhīm
Bašīr qui cite dans Al-Zindiyya les prestations du kuğur, le sorcier
traditionnel101. Dans tous ces cas, les religions traditionnelles ne sont
jamais dénigrées, malgré leur inadéquation avec l’islam.
Un autre cas intéressant est celui d’Ibrāhīm al-Kūnī, un auteur de la
Libye voisine. Bien que la population libyenne soit aujourd’hui
entièrement de confession musulmane, il se plaît à décrire une
société du désert souvent intemporelle, dans laquelle évoluent
Arabes, Touaregs et Africains. Si le contexte religieux de cette
société est généralement musulman, l’auteur n’hésite pas à recourir
aussi aux traditions des Toubous, une minorité africaine du sud du
pays, et même des Haoussas du Nigéria voisin. Il ne voit aucun mal à
leurs croyances, au contraire il les met en évidence. Dans Ṭā’ir al-
naḥṣ al-dahabī (L’oiseau d’or), il décrit avec nostalgie, voire avec
empathie, le désarroi d’un magicien haoussa concurrencé par les
nouveaux-venus musulmans :
Il les accueillit tous les deux à l’entrée de la caverne mystérieuse, creusée au sommet de la
montagne, il leur adressa la parole en haoussa mais lorsqu’il réalisa qu’ils ne comprenaient
pas, il passa au tamachek. Quant à la langue du coran, il n’en prononça pas un seul mot,
expressément pour outrager les derviches qui avaient renversé sa renommée dans l’oasis.
Il avait la peau brûlée, malgré son isolement dans l’obscurité de la caverne, il était habillé de
noir de la tête aux pieds, dans l’obscurité il ressemblait à un djinn de la communauté des
mécréants (…). Le mari, stupéfait, accomplit les rites. Le sorcier lui interdit de prononcer
des versets coraniques ou des paroles des prophètes avant de commencer lui-même à
réciter des lectures animistes dans la langue des Haoussas et des djinns. Il lui dit :
– Mes aides n’aiment pas cela. Les versets coraniques et les vies des prophètes sont une
chose proscrite dans ma demeure ! 102

Les religions antiques : entre glorification du passé et critique


déguisée du présent
De nombreux auteurs irakiens et égyptiens se sont inspirés de
l’histoire antique de leurs pays, respectivement la Mésopotamie
suméro-akkadienne et l’Égypte pharaonique, pour planter le décor de
leurs récits. Pour Ğalīl Al-Qaysī lorsqu’il fait intervenir des dieux
mésopotamiens dans ses nouvelles ou Tawfīq al-Ḥakīm lorsqu’il écrit
des nouvelles dites « pharaoniques », il s’agit surtout de manifester
leur attachement au patrimoine multimillénaire de leur pays. Pour
d’autres, ce peut être aussi une façon de critiquer la société actuelle,
comme dans Izīs (Isis), une pièce de théâtre de l’Égyptienne Nawāl
al-Sa‘dāwī qui s’en prend au système patriarcal, mais aussi à la
religion – dans le contexte du culte du dieu unique, Râ, qui a détrôné
les autres divinités. L’auteure y dépeint un dieu à la fois despotique et
colérique, qui n’admet aucune remise en question des dogmes,
comme dans ce dialogue avec Seth à propos d’Isis et Osiris :
Seth : Isis et Osiris n’arrêtent pas de contredire [leur père] à tout propos, même à propos
des choses sacrées.
Râ, en colère : Même à propos des choses sacrées ?
Seth : Je les ai entendus dire que tout pouvait être soumis à la discussion, au débat.
Râ, en colère : Ne croient-ils pas en la sacralité du dieu Râ, ne croient-ils pas que ma loi
(šarī‘a) est au-dessus de la discussion et du débat ?103

Le choix du vocabulaire, l’évocation du culte d’un dieu unique – plutôt


que du polythéisme – la position défavorable de la femme, l’usage de
la violence et le dogmatisme conduisent évidemment le lecteur à
interpréter cette pièce comme une critique de la conception du
pouvoir des islamistes. Cette lecture est encore renforcée par des
tirades typiques de la phraséologie musulmane, insérées dans un
contexte pharaonique, comme lorsque Seth proclame : « Je jure par
Râ le dieu suprême qu’il n’y a pas d’autre dieu que le dieu Râ dans
les cieux104 », sentence derrière laquelle on reconnaît aisément la
profession de foi musulmane – « Je témoigne qu’il n’y a pas d’autre
dieu que Dieu ». Il va sans dire que le livre, une fois publié, fut
rapidement censuré, et que la pièce ne fut jamais représentée en
Égypte105.

La transgression des dogmes


Le tabou du mariage interconfessionnel
Quelques auteurs se risquent également à envisager une situation en
totale contradiction avec l’islam. Le premier cas est celui du mariage
entre une musulmane et un non-musulman. Si l’histoire d’amour ou le
mariage entre un musulman et une chrétienne, qu’elle soit arabe ou
européenne, est un leitmotiv dans la littérature arabe, la situation
inverse est plus difficile à envisager, puisqu’il est interdit à un non-
musulman d’épouser une musulmane. Pourtant, des auteurs ont mis
cette transgression en avant, d’une manière parfois assez inattendue.
Dans l’une de ses nouvelles, le Palestinien Maḥmūd Šuqayr imagine
l’histoire des origines libanaises de la célèbre chanteuse
colombienne, Shakira, et informe ses lecteurs que son grand-père
était un Palestinien tombé amoureux d’une Libanaise chrétienne qui,
après avoir changé de religion et s’être marié avec elle, eut de
nombreux fils, dont le père de l’artiste, qui émigra ensuite en
Amérique Latine106. ‘Alawiyya Ṣubḥ aborde la question plus en
profondeur à travers deux personnages de Maryam al-ḥakāyā, Karīm
le chrétien et Ibtisām la musulmane. Les deux jeunes gens vivent
intensément leur histoire d’amour, sans même être mariés, sur fond
de guerre civile. Hélas, celle-ci les rattrape rapidement, puisque
Karīm, bouleversé par l’enlèvement dont il est victime dans ce
contexte de guerre entre communautés, décide de rompre avec
Ibtisām :
Il lui dit qu’il l’aimait, mais qu’en raison de son affiliation (‘irq) il devait épouser une autre fille,
une fille de sa communauté (ṭā’ifa) et de sa famille – c’était bien une règle imposée par son
affiliation, pas par son cœur. Les racines (šarš), voilà le fondement de toute chose, on ne
pouvait aller à son encontre. Voilà ce qu’il lui avait dit, et il l’avait convaincue107.

L’auteure décrit cette situation de manière doublement originale,


parce qu’elle montre que les chrétiens sont tout aussi attachés aux
mariages intracommunautaires que les musulmans, mais surtout
parce que les termes qu’elle utilise – ‘irq, que l’on pourrait traduire
par « racine, souche, ethnie », šīrš « racine » – ne sont pas du tout
de nature religieuse.
Sa compatriote Ḥanān al-Šayḫ relate aussi, dans un roman-
biographie consacré à sa mère, comment elle a épousé en secret un
chrétien, elle qui vient d’une famille chiite conservatrice, au désespoir
de son père qui aurait voulu qu’elle épouse « un religieux formé à
Nadjaf [ville sainte des chiites, en Irak] » et qui en apprenant la
nouvelle se met à pleurer, à se gifler le visage et à se battre la
poitrine !108
Mais c’est certainement ‘Alī Al-Muqrī qui, dans Al-yahūdī al-ḥālī, va
le plus loin : dans la société yéménite du XVIIe siècle, alors que les
relations entre musulmans et juifs sont tendues, il imagine une histoire
d’amour entre une musulmane et un juif. On s’attend à ce que le
héros se convertisse pour pouvoir épouser la fille, mais non : très
cultivée, celle-ci aurait trouvé dans les écrits des juristes un passage
cautionnant leur union. Le couple quitte son village et s’installe à
Sanaa. Hélas, la fille meurt en couche, et le jeune homme se retrouve
seul avec un bébé. L’homme est rejeté tant par les juifs que par les
musulmans, notamment lorsqu’il cherche de l’aide pour élever son fils
– les premiers disant que le bébé est musulman, comme sa mère, et
les seconds qu’il est juif, comme son père. Il décide alors, pour
honorer sa femme de manière posthume et non suivant une
quelconque justification moralisatrice, de devenir musulman. Mais
cette conversion n’atténue guère l’animosité des gens à son égard, si
bien que lorsqu’on lui demande quelle est la doctrine islamique qu’il
suit, il est sur le point de répondre : « la doctrine de Fatima »109.
L’auteur insiste sur l’intolérance religieuse des deux communautés,
même si de manière générale c’est la communauté musulmane qui
est la plus décriée, notamment dans sa façon méprisante de traiter
les juifs en tant que citoyens de seconde zone.
Conversion ou apostasie ?
L’islam étant, au même titre que le christianisme, une religion
prosélyte, le fait de gagner des fidèles est généralement représenté
de manière positive. Plusieurs auteurs contemporains s’attachent
donc à inclure dans leurs romans des personnages – généralement
des chrétiens, souvent des Occidentaux – récemment convertis, qui
se montrent particulièrement zélés.
Mais d’autres adoptent une vision plus critique du phénomène. Dans
certains cas, ils se moquent du zèle des convertis – en même temps
que des croyances populaires musulmanes – comme le fait la
narratrice de Maryam al-ḥakāyā décrivant une jeune Canadienne
tombée amoureuse d’Amīn, un Libanais qu’elle a accompagné dans
son pays, et qui cherche les conseils de ses nouvelles amies à
propos de la meilleure façon de nouer le ḥiğāb, le voile islamique :
La femme d’Amīn ne ratait aucune obligation, même pas celle de la prière, et elle attachait
son ḥiğāb avec une épingle, comme le lui conseillaient les femmes voilées, qui se
montraient satisfaites car elle leur demandait dans son arabe imparfait :
– L’épingle, je l’attache à gauche, ou alors plutôt à droite ? Qu’est-ce qui est préférable ?
Les femmes lui conseillèrent de placer l’épingle sous le menton, pour que le tissu ne glisse
pas de sa tête, car si un étranger apercevait ne fût-ce qu’un seul de ses cheveux, elle se
retrouverait suspendue à celui-ci le jour du Jugement dernier, elle brûlerait même dans sa
tombe (…).
– Ma chère, un jour il y avait une mécréante – tout le monde savait que c’était une
mécréante – qui ne se couvrait pas la tête, ne priait pas, ne jeûnait pas. On a ouvert sa
tombe, je ne sais plus combien de jours après ses funérailles, et on a retrouvé ses cheveux
brûlés, comme ses jambes et tout ce qu’elle aurait dû cacher. Elle était noire comme du
charbon ! 110

Dans Al-‘iṭr al-faransī (Le parfum français), Amīr Tāğ al-Sirr évoque
la conversion de Miḫā Miḫā’īl, un Copte de Khartoum, dans un
contexte d’extrême pression socio-économique : tandis que les
vexations à l’égard des chrétiens se multiplient, ces derniers
émigrent, mais Miḫā n’y parvient pas. Il se rend donc volontairement
à « l’administration de la sharia », qui l’envoie se faire circoncire dans
un hôpital du quartier. Miḫā pense alors que sa nouvelle communauté
va l’aider à sortir de la misère, mais il s’entend répondre que « tout
cela n’est plus de notre ressort, sauf pendant le mois de ramadan.
Cherche ton bonheur auprès de Dieu…111 ».
Mais les auteurs arabes n’hésitent pas non plus à s’attaquer à la
question des conversions forcées. L’Égyptien ‘Abd al-Ḥakīm Qāsim
écrivit en 1977 une longue nouvelle aussi tragique que prémonitoire
intitulée Al-mahdi (Le mahdi), décrivant comment ‘Awaḍ Allah, un
Copte aux faibles revenus, finit par se convertir à l’islam sous la
pression des Frères musulmans. L’auteur dépeint les membres de
cette organisation sans concession aucune, qui pour arriver à une
société égyptienne totalement islamique ajoutent à la pression sociale
les menaces et l’humiliation physiques : « Ils jouent avec lui jusqu’à ce
que son nez saigne. Ils l’habillent d’un manteau de vagabond et le
promènent dans les rues, les genoux dénudés, en criant Allahu
akbar112 ».
Plus récemment Amīr Tāğ al-Sirr a lui aussi abordé le thème de la
conversion forcée dans Tawatturāt al-Qibṭī (Les tensions du Copte) :
un Copte nommé Miḫā’īl, habitant de la ville imaginaire d’al-Sūr, dans
l’ouest du Soudan, est fait prisonnier par le prince ‘Abbādī Ṭalsam, «
le chef de la brigade des djihadistes. » Forcé de se convertir à
l’islam, il se voit ironiquement rebaptisé Sa‘d Mabrūk, que l’on pourrait
traduire par « Le bienheureux ». On apprend dès la première page
comment le héros fut contraint de changer de religion, dans le style
humoristique et coloré propre à cet auteur :
‘Abbādī Ṭalsam. C’est lui qui m’a choisi en personne parmi la horde de vilains de la cité,
lorsqu’elle tomba après trois mois d’un siège amer, et que ses habitants juifs, chrétiens,
banyans, tous ceux qui furent jugés insoumis, impies ou apostats, furent exposés au centre
du grand marché afin d’être insultés et battus, tandis que leurs femmes, désormais
captives, étaient offertes à qui voulait. C’est lui aussi qui a veillé à ma circoncision, un
moment difficile durant lequel je suis mort puis j’ai ressuscité, celui parmi ses soldats qui fut
chargé de cette mission n’ayant aucune aptitude dans ce domaine. C’est lui qui m’a initié
aux pratiques de la nouvelle religion, qui m’a entraîné à répéter les discours et la profession
de foi, à manier l’épée, la lance, le bouclier et même les fusils européens. Il m’a nommé
Sa‘d Mabrūk, sans que je le sache ou l’approuve, abrogeant le nom de Miḫā’īl, celui qui me
fut donné le jour de mon baptême par le prêtre égyptien Tony al-‘Ifrīt, le responsable des
affaires chrétiennes de la cité, j’ai grandi, j’ai étudié et j’ai travaillé sous ce nom 113.

Même si les lieux et les personnages sont imaginaires, on devine


rapidement que le contexte historique est celui de la révolte d’al-
Mahdī contre les occupants britanniques et égyptiens, à la fin du XIXe
siècle, une révolte d’inspiration religieuse dont l’un des corps d’armée
était appelé al-ğihādiyya, « les djihadistes ». Cela dit, le livre
constitue surtout une critique de l’extrémisme religieux, celui qui
impose son dogme aux non-musulmans, même si le style est moins
grave que celui de Qāsim.
Dans Ḥāris al-tibġ114, de l’Irakien ‘Alī Badr, la question est plus
compliquée : Yūsuf Sāmī Ṣāliḥ, un musicien juif irakien forcé de
quitter sa patrie au début des années 1950, n’arrive pas à vivre loin
de son pays d’origine. Abandonnant sa femme et son fils, il se rend
d’abord en Iran, où il adopte une nouvelle identité, celle de Ḥaydar
Salmān, un musulman chiite, ce qui lui permet de retourner en Irak. Il
se marie, et fonde un nouveau foyer, mais en 1980 il est déporté en
raison de son origine iranienne supposée. L’année suivante, il saisit
l’occasion de retourner à Bagdad, sous l’identité de Kamāl Midḥat, un
sunnite cette fois, il épouse une femme de sa nouvelle confession qui
lui donne elle aussi un fils. Il finira assassiné en raison de sa
confession supposée en 2006, au moment où commence le roman.
L’homme a donc vécu sous trois identités : trois noms différents, et
surtout trois confessions différentes. La sincérité de ces affiliations
religieuses successives importe peu, le roman se voulant au contraire
une ode à la diversité qui fut longtemps celle de l’Irak. La religion n’a
guère d’importance : Yūsuf, Ḥaydar et Kamāl sont également
irakiens, au même titre que ses fils, Irakiens de confessions
différentes tous nés d’un même géniteur.
Mais si dans les romans évoqués jusqu’ici, il est question de
conversions à l’islam, peut-on envisager l’inverse ? Juridiquement, un
musulman ne peut renier sa foi, l’apostasie (ridda) étant passible de
la peine de mort. Dans ces conditions, il est donc osé d’envisager ce
scénario, sinon de manière critique, même dans le cadre de la
littérature. Et pourtant, plusieurs auteurs s’y sont risqués. Ainsi, dans
Yamūtūna ġurabā’ (Ils meurent comme des étrangers), Muḥammad
‘Abd al-Walī brise ce tabou en égratignant au passage l’hypocrisie
des gens pieux. Il nous raconte comment la communauté yéménite
d’Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, est secouée par un scandale :
un Yéménite, qui vient de décéder, a laissé un enfant né d’une union
avec une prostituée locale. Ses compatriotes veulent que ‘Abduh,
métis de père yéménite et de mère éthiopienne comme le bébé,
reconnaisse l’enfant. Or, ces hommes sont mus uniquement par des
raisons religieuses – la mère était une prostituée éthiopienne, mais
de confession musulmane, il ne faut pas laisser l’enfant aux mains
des autres prostituées, des chrétiennes qui l’élèveraient donc selon
leur propre foi. ‘Abduh va alors adopter une position assez originale :
il accepte de recueillir l’enfant, mais en même temps il affirme qu’il ne
le fait pas « pour le sauver de l’impiété ou de l’apostasie, ni même
pour en faire un musulman – c’est là une chose qu’il décidera lui-
même, lorsqu’il sera grand – mais pour qu’il ne soit pas considéré
comme un étranger115 ».
L’Égyptien Ḥamdī Abū Ğulayyil, imagine quant à lui une scène assez
cocasse : deux amis d’infortune, un musulman et un Copte, imaginent
un moment ce qui se passerait s’ils « échangeaient » leurs religions le
premier devenant chrétien, et l’autre musulman – le tout dans le
contexte des nombreuses réflexions de l’auteur quant aux vexations
subies par les Coptes, victimes de ce qu’il décrit comme un véritable
complexe de supériorité de la part des musulmans116.
Ibrāhīm Bašīr envisage avec humour la question de l’apostasie,
dans le contexte particulier du Soudan, un pays qui applique
officiellement la sharia. Il évoque en effet le cas d’un chrétien qui feint
de se convertir à l’islam pour sortir de prison, avant de revenir à son
ancienne foi, dans l’indifférence de tous sauf du cheikh :
Le cheikh paya la caution d’Akyağ pour le libérer de prison. Il lui demanda de se rendre à la
grande mosquée pour déclarer publiquement qu’il était devenu musulman, et il lui donna le
nom de ‘Abdallah, puis il l’envoya à l’hôpital pour être circoncis, et le remaria à sa femme. Il
lui avait aussi demandé de prier cinq fois par jour et d’interdire à son épouse, Chol, de
fabriquer de l’alcool, d’en vendre ou d’en consommer. Mais lorsqu’il découvrit que Chol
continuait son commerce, il demanda à Akyağ de la répudier immédiatement, ce qu’il
refusa, alors le cheikh le traita de croyant débauché. Puis Akyağ arrêta de prier cinq fois par
jour à la mosquée et de se rendre à l’école coranique, alors le cheikh déclara qu’il n’était
qu’un apostat, qui méritait d’être crucifié ou lapidé117.
DEUXIÈME PARTIE :

LES ÉCRIVAINS CHRÉTIENS ET JUIFS


ARABOPHONES
C 1
Les écrivains de culture chrétienne

À la fois dotés d’une solide culture arabe classique et au fait des


développements culturels occidentaux, les chrétiens jouèrent un rôle
important dans le renouveau des lettres arabes, dans la seconde
moitié du XIXe siècle puis dans la première moitié du XXe siècle. Ce
fut le cas notamment de Ğurğī Zaydān, qui initia le monde arabe au
roman historique, ou encore de Ḫalīl Ğibrān et Miḫā’īl Na‘īma, qui
participèrent largement au renouvellement de la poésie. Aujourd’hui
encore, les auteurs issus des communautés chrétiennes participent à
la vitalité de la littérature arabe, certains d’entre eux ont même acquis
leurs lettres de noblesse, comme Idwār al-Ḫarrāṭ en Égypte, Ilyās
Ḫūrī et Rašīd al-Ḍa‘īf au Liban, ou encore Ṣamū’īl Šim‘ūn en Irak.
Leurs prises de position souvent originales par rapport à la religion –
le christianisme bien sûr, mais aussi l’islam – méritent aussi d’être
prises en considération.

Le christianisme comme cadre culturel


De même que nous avons souligné la place de l’islam dans l’œuvre
des écrivains de culture musulmane en tant qu’élément du quotidien,
de l’atmosphère fictionnelle, le christianisme joue souvent un rôle
similaire chez les auteurs de culture chrétienne. Dans le cas de
l’Égypte par exemple, les allusions à la culture copte sont
omniprésentes dans l’œuvre d’Idwār al-Ḫarrāṭ ou de Ra’ūf Mus‘ad, de
même que l’appartenance à la communauté chrétienne est récurrente
dans l’œuvre de Rašīd al-Ḍa‘īf ou celle d’Ilyās Ḫūrī. Néanmoins, ces
romans ne se passent généralement pas dans un milieu
exclusivement chrétien, mais au contraire dans une société
multiconfessionnelle, et la manière d’aborder la religion, la sienne
comme celle de l’autre, se décline de différentes manières.
L’un de ses romans les plus riches d’Idwār al-Ḫarrāṭ en matière de
représentations religieuses est Ḥağārat Būbīlū (Les pierres de
Bobello). Le narrateur se remémore les séjours passés dans le
village d’al-Tarrāna, où cohabitent coptes et musulmans, autour de la
Seconde Guerre mondiale. Dans ses souvenirs se mêlent ses
premiers émois sexuels, la vie quotidienne au village, ainsi que
quelques figures emblématiques de son entourage. Le narrateur est
copte, et les références aux rites et aux croyances de la communauté
chrétienne d’Égypte fourmillent : fêtes de saint Michel ou de sainte
Barbe, description détaillée de l’église du village, extraits de prières,
titres d’ouvrages religieux, prénoms typiquement coptes, dialogues
avec le prêtre…118
Du côté irakien, Ṣamu’īl Šim‘ūn raconte avec humour les tribulations
d’un Irakien qui rêve de devenir une star à Hollywood mais qui sera
ballotté au Proche-Orient avant de finir à Paris. L’Irak qu’il y décrit est
constitué d’une multitude de communautés ethniques et religieuses :
Kurdes et Arabes musulmans, Assyriens chrétiens… L’appartenance
du narrateur à la communauté chrétienne n’y joue pas à première vue
un rôle primordial, puisque son émigration n’est pas motivée par son
appartenance à une minorité, mais par son désir d’accomplir son rêve
: devenir cinéaste. Néanmoins, son appartenance à la minorité
chrétienne le rattrape parfois : arrivé au Liban, des miliciens le
soupçonnent d’être juif en raison de son prénom ambigu et il ne doit
son salut qu’au fait de ne pas être circoncis. Cette appartenance
apparaît aussi dans ses souvenirs d’enfance au Kurdistan, lorsqu’il se
remémore les paroles que ses parents lui disaient en assyrien, mais
aussi des événements plus tragiques, sur lesquels nous reviendront
plus loin119.

Un regard critique sur sa propre communauté


Ces auteurs portent souvent un regard critique sur leur propre
religion. Ainsi, Dans ‘Azīzī al-sayyid Kawābātā (Cher Monsieur
Kawabata), un roman de Rašīd al-Ḍa‘īf consacré à la guerre civile
libanaise, le narrateur se moque du conservatisme de son père – un
maronite – effrayé par le discours progressiste de son fils qui lui
parle de la rotondité de la terre et qui lit le journal : « Hier [il nous a
appris que] la terre était ronde et qu’elle tournait, aujourd’hui c’est le
journal, et demain ce sera que Dieu n’existe pas ! 120 ». Ilyās Ḫūrī
peut lui aussi se montrer sévère à l’égard de la communauté
chrétienne. Dans Ka-anna-hā nā’ima (Comme si elle dormait), un
roman qui se passe à Beyrouth dans les années 1930, l’auteur n’est
pas tendre avec les ecclésiastiques, en particulier les nonnes qui
exercent une terrible emprise psychologique sur la mère de Milia,
l’héroïne du livre, allant jusqu’à s’immiscer dans la vie sexuelle de
cette dernière, au grand dam de son mari121.
De même, Idwār al-Ḫarrāṭ fustige à plusieurs reprises le
conservatisme et la bigoterie de la communauté copte. Ainsi, le
prêtre explique au narrateur pourquoi une femme du village ne peut
pénétrer dans l’église alors qu’elle vient de perdre sa fille à peine née
– « si la femme accouche d’une fille elle sera impure durant deux
semaines, et devra se purifier durant soixante-six jours », justifiant ce
traitement par le péché originel causé par Eve122.
Un autre écrivain égyptien, Samīr Mağallī, installé à Paris depuis de
nombreuses années, porte un regard acéré sur la communauté copte
dans Ṣafṣūf ibn al-Nīl (Safsouf, le fils du Nil). Un jeune garçon, fils
d’un petit commerçant copte de la région d’al-Minya, décrit son
itinéraire d’enfant malade. Son père s’obstine à le guérir par la prière,
l’emmenant chaque dimanche à l’église, plutôt que de recourir aux
soins d’un médecin. Un ami de la famille – musulman – finira par
convaincre le père d’emmener Ṣafṣūf à l’hôpital, où on lui découvre un
cancer. Le narrateur s’en prend surtout à la bigoterie de son père, et
à l’inefficacité de la prière pour le soigner. Mais il souligne aussi les
travers de l’Église, comme la vénalité – « Pourquoi Saint-Georges me
guérirait contre des chandelles, de l’argent, des offrandes ? Guéris-
moi sans chandelles, sans offrandes, je ne possède pas le moindre
sou. Soigne-moi gratuitement, Saint-Georges !123 » – ou encore le
statut inférieur des femmes aux yeux de l’Église, en rappelant par
exemple qu’elles sont reléguées à l’étage supérieur lors de la messe,
ou encore en décrivant la naissance d’une fille : « Lorsque ma sœur
est née, il n’y eut pas de cérémonie ou de cierges, pas plus que de
riz ou de lait, seulement des signes de tristesse, car la naissance
d’une fille est un malheur, comme dit mon père124 ».

Un regard sur la religion de l’Autre


Depuis les débuts de la littérature arabe moderne, écrire sur la
religion de l’Autre, lorsqu’on appartient à une minorité religieuse, n’est
pas toujours une affaire aisée. Entre 1891 et 1914, Ğurğī Zaydān
avait publié une longue série de romans consacrés à la mise en
valeur de l’histoire islamique. Malgré la grande popularité de son
œuvre auprès du public, il fut de son vivant confronté aux critiques de
nombreux cheikhs, mais aussi d’intellectuels musulmans qui lui
reprochaient tantôt de distordre les faits historiques, tantôt de ne pas
assez magnifier ses personnages musulmans – ce qui l’empêcha
d’ailleurs de présenter une série de cours sur le sujet à l’Université du
Caire, alors qu’il y avait été invité. Parallèlement, les membres de sa
propre communauté lui reprochaient au contraire d’exagérer les
qualités des musulmans dans son œuvre !125
Aujourd’hui, si les écrivains issus de la communauté chrétienne
mettent le plus souvent en scène des personnages chrétiens, ils
s’enferment rarement dans un univers exclusivement copte, maronite
ou assyrien, qui ferait fi des autres communautés et en particulier des
musulmans, majoritaires dans leurs pays. Le lecteur se retrouve donc
généralement face à une société multiconfessionnelle, comme par la
force des choses.
Au début de cet ouvrage, nous avions mentionné l’utilisation par de
nombreux auteurs de culture musulmane de références religieuses
servant à marquer l’espace ou le temps du récit – l’évocation de
l’appel à la prière par exemple. On retrouve ce genre de marqueurs
chez les auteurs issus de la communauté chrétienne, y compris dans
les livres censés se passer dans un contexte exclusivement chrétien.
Dans Maṭar ḥuzayrān (Pluie de juin) par exemple, le Libanais
Ğabbūr al-Duwayhī retrace les conséquences d’une terrible vendetta
au sein d’un village maronite à la fin des années 1950. Or, même si
tout au long du roman les personnages semblent vivre presque en
vase clos à l’intérieur de leur communauté, l’auteur fait référence dès
la première page à l’appel du muezzin, comme si celui-ci était
incontournable pour « planter le décor126 ». Dans Ḥağārat Būbīlū
également, le narrateur copte évoque la même image, avec d’ailleurs
une sorte de fascination, pour décrire au lecteur l’atmosphère du
Caire, « Je me réveillai ce matin-là au son de la voix du muezzin, je
n’avais encore jamais entendu une chose plus douce ou plus
mélancolique127 ».
Dans les deux cas précités, l’islam étant la religion de la majorité, il
marque l’espace public y compris pour les chrétiens. Cependant, les
références à l’islam vont généralement bien au-delà d’une simple
contextualisation spatiale ou temporelle. Idwār al-Ḫarrāt, par
exemple, dépeint dans son roman plusieurs personnages musulmans,
il fait aussi souvent référence, à côté de la culture copte, à celle des
musulmans, souvent pour insister sur leurs liens inextricables,
inévitables dans une société où chrétiens et musulmans se côtoient
depuis bientôt quatorze siècles, ce qui peut se traduire de diverses
manières. Ainsi, la topographie religieuse du village s’avère
particulièrement complexe : « La maison [du cheikh] se trouvait dans
la partie nord d’al-Ṭarrāna, là où vivaient presque tous les coptes, à
l’exception de deux ou trois foyers. L’église elle se trouvait dans la
partie sud, au milieu des maisons des musulmans128 ». Musulmans et
chrétiens ne vivent donc pas reclus dans leurs quartiers respectifs, ils
se côtoient pratiquement par la force des choses.
Mais le narrateur ne se contente pas de vivre à côté des
musulmans : il compte des amis parmi eux, notamment Farah le
bédouin, auquel il voue une réelle admiration, et il connaît très bien la
culture musulmane, à laquelle il fait très souvent référence, parlant
tantôt de la Ka‘ba, tantôt des houris, les vierges promises aux
musulmans dans l’Au-delà. À plusieurs reprises, le narrateur offre
même une vision quasiment syncrétique des deux religions, comme
lorsqu’il évoque les différentes prières que les villageois récitent pour
chasser les djinns :
Il faut planter son couteau entre les épaules du djinn en disant « Au nom du Père, du Fils et
du Saint-Esprit, il n’y a qu’un seul Dieu, amen », « Au nom de Dieu clément et
miséricordieux, par la force de la sourate du Trône et de Yāsīn », en récitant « Notre Père
qui êtes aux Cieux » ou la première sourate du coran129.

Ce syncrétisme symbolique est aussi fréquemment élargi par des


références aux religions précédentes qui ont fleuri sur les rives du Nil,
lorsqu’il invoque successivement Isis, Astarté, Marie et Rama par
exemple130. On le retrouve aussi dans le roman de Ṣamū’īl Sim‘ūn,
notamment lorsque le narrateur, qui a peur d’emprunter un raccourci
l’obligeant à traverser le cimetière musulman, apprend par cœur un
passage du coran pour annihiler sa crainte, sur les conseils d’une
amie chiite de la famille131.

La guerre civile, encore une fois


Les écrivains de culture chrétienne qui abordent la question de la
guerre civile libanaise – parmi eux, deux noms ressortent assurément,
ceux d’Ilyās Ḫūrī et de Rašīd al-Ḍa‘īf – n’éludent pas leur dimension
religieuse, pas plus qu’ils n’hésitent à pointer les responsabilités de
chaque communauté, y compris la leur. Dans ‘Azīzī al-sayyid
Kawābātā, le narrateur évoque notamment la peur des maronites de
partager le pouvoir avec les musulmans : « Avec le soutien des
Français, les chrétiens avaient réussi à fonder [l’état libanais], ils y
partageaient le pouvoir avec les communautés musulmanes mais ils
conservaient le dernier mot, s’assurant ainsi de ne pas retomber dans
la situation précédente, ayant été considérés comme des dhimmis
durant plus de mille trois cents ans132 ».
Néanmoins, ces auteurs favorisent une lecture qui ne soit pas
uniquement basée sur la religion, prenant en compte aussi l’impact de
la présence coloniale, l’émergence des idéologies nationales, les
différences sociales, la corruption, les enjeux régionaux... Ils montrent
aussi que, malgré l’intensité du conflit et ses séquelles indéniables,
certaines amitiés se jouent de ces différences, comme dans un
superbe passage du roman précité : un musulman se sentant proche
de la mort demande à son camarade chrétien – en l’occurrence le
narrateur – de lui réciter la première sourate du coran, comme le veut
l’usage. Le narrateur, qui veut que son ami repose en paix mais qui
ignore tout simplement cette sourate, marmonne alors quelques mots
incompréhensibles, pour le repos de son compagnon133. Ilyās Ḫūrī
fait appel à la mort lui aussi pour souligner combien les différentes
communautés du Liban sont condamnées à rester ensemble :
Les cimetières se sont mélangés de façon étrange durant la guerre civile : les fils des
communautés qui s’entretuent se retrouvent dans des cimetières communs, malgré eux. «
La tombe a uni les communautés libanaises », disait le prêtre tandis qu’il enterrait des
hommes de confessions différentes dans son cimetière134.

On retrouve une situation similaire chez les écrivains de culture


chrétienne d’Irak, inspirés par les violences à caractère confessionnel
qui secouent leur pays depuis une décennie. Sa‘dī al-Māliḥ, par
exemple, revient sur les nombreux massacres et exodes forcés des
minorités d’Irak, à différents moments de l’Histoire contemporaine :
juifs, Assyriens, Kurdes, chiites..., à travers l’itinéraire original d’un
Irakien qui parcourt le pays et rencontre les âmes de ces victimes,
décrivant des scènes parfois insoutenables. Mais il souligne le fait
que les massacres ont visé différentes communautés, religieuses
mais aussi ethniques, chrétiennes mais aussi musulmanes. La plupart
des auteurs irakiens chrétiens, même lorsqu’ils décrivent les
massacres, anciens ou récents, perpétrés contre leur communauté,
insistent sur leur dimension politique, sur l’importance du contexte
socio-historique, comme pour démontrer qu’il ne s’agit pas d’une
fatalité, mais de la conjonction d’une série de facteurs négatifs.
Ainsi, Ṣamū’īl Šim‘ūn souligne le caractère ethnique plutôt que
confessionnel des massacres ayant visé les Assyro-chaldéens en
1933, indiquant même que les rôles auraient pu être inversés si
l’Histoire en avait décidé ainsi :
– Pourquoi les Kurdes voulaient-ils nous massacrer ? La plupart de mes amis sont Kurdes.
– Les Kurdes sont de pauvres gens qui prétendent que le nord de l’Irak est leur pays, qu’ils
appellent Kurdistan, ils ne veulent pas que d’autres peuples y habitent.
– Ça veut dire quoi des peuples, Kyriakos ?
– Des gens. Les Assyriens, les Arabes, les Kurdes, les Perses, les Turkmènes, les juifs, les
Arméniens, ce sont des peuples, ou des groupes humains, qui vivent en Irak.
Avant que je ne pose une nouvelle question à Kyriakos, il me dit :
– Ecoute, Joey, je t’ai parlé des massacres perpétrés par les Kurdes contre les Assyriens
uniquement pour que tu saches pourquoi je suis orphelin, comme des milliers d’autres
Assyriens. C’est le passé, n’y prête pas attention. Je peux te dire aujourd’hui que si les
Assyriens avaient été les plus forts, ce serait eux qui auraient massacré les Kurdes,
comme l’ont fait les Arabes, parce qu’en fin de compte nous sommes tous victimes de
l’arriération.
– C’est quoi, l’arriération ?

– Quand un homme pense comme un mouton, c’est qu’il est arriéré135.

La montée de l’islamisme politique vue par l’Autre


Mais les écrivains chrétiens traduisent aussi, de plus en plus, les
inquiétudes de leurs communautés respectives. La vision en
apparence idéale de la cohabitation entre musulmans et coptes
décrite plus haut dans Ḥağārat Būbīlū est nuancée par une série de
références aux vexations légales imposées aux chrétiens, qui font
d’eux des citoyens de seconde zone – par exemple l’obligation de
demander une autorisation officielle de l’État, rarement accordée,
pour réparer le mur effondré d’une église – ainsi qu’à l’inéluctable
montée des islamistes, ces « barbus portant une djellaba courte (…)
qui accablent la femme, elle qui se résume désormais à un sexe qu’il
faut entièrement dissimuler136 ».
Dans ses romans comme Mīzāğ al-tamāsīḥ (L’humeur des
crocodiles), Ra’ūf Mus‘ad décrit largement l’intolérance grandissante
des musulmans à l’égard des chrétiens en Égypte et au Soudan, ses
deux patries. Dans le cas de l’Égypte, il dénonce notamment
l’humiliation des Coptes – « les enfants des musulmans se promènent
dans le village et disent : il n’y a que les musulmans qui savent
comment baiser la femme d’un Copte. Le Copte l’épouse et le
musulman la nique !137 ». Ce genre d’incidents et surtout les attaques
des milices islamistes contre les églises poussent l’auteur à imaginer
une situation où les Coptes s’arment et constituent des groupes
d’autodéfense – comme « les chevaliers du grand martyr Saint-
Georges » – pour se protéger, la situation dégénérant en un conflit
incontrôlable entre milices, chacune protégeant les siens, pillant et
détruisant les biens de l’autre camp138. De même, l’auteur décrit
comment se sentent les Coptes de Khartoum dans un pays
désormais sous régime islamiste : « Nous sommes devenus des
citoyens de seconde zone, et nous souffrons terriblement. Certains
de nos prêtres ont même été flagellés parce qu’ils avaient en leur
possession du vin de messe. Nous exigeons la justice139 ».

Conversions et mariages interconfessionnels,


encore une fois
Quelques écrivains de confession chrétienne revisitent eux aussi le
thème de la conversion. Dans Mağma‘ al-asrār d’Ilyās Ḫūrī, il est
notamment question d’une grande famille libanaise dont une partie est
chrétienne, et l’autre musulmane. Il explique comment la seconde
branche s’est convertie à l’islam suite aux pressions et aux exactions
subies plusieurs fois par an, d’une façon aussi pragmatique que
superficielle :
Nous sommes tous devenus musulmans. Et maintenant notre village ne subit plus de
razzias, au contraire c’est nous qui razzions et prenons le bétail des autres. Au bout du
compte, cousin, il n’y a qu’un seul Dieu, j’ai juste dit aux vieilles d’arrêter de faire le signe de
croix, comme elles en avaient l’habitude. Je briserai le bras de celle qui lèvera la main vers
le front. Finalement, cela n’a rien changé pour nous – on continue même à boire de l’alcool,
mais en cachette140.

Le motif du mariage interconfessionnel est récurrent lui aussi. Dans


‘Azīzī al-sayyid Kawābātā, il prend une forme particulière : à l’époque
de l’affrontement entre progressistes et conservateurs au Liban, le
mariage interconfessionnel apparaît comme une preuve d’ouverture –
« il faut que Beyrouth devienne une ville composée d’individus, libérés
de tout attachement à une famille, un lieu d’origine, une communauté
ou une tribu en particulier ». Dans un passage du livre, le narrateur
explique avec humour comment le père d’une jeune fille musulmane,
qui se dit pourtant marxiste, refuse dans un premier temps l’idée
d’avoir un gendre issu de la communauté chrétienne, s’y opposant
même par les armes, avant de céder sous la pression de leurs «
camarades »141.
Dans Mīzāğ al-tamāsīḥ, Ra’ūf Mus‘ad reprend aussi le thème tabou
du mariage entre un chrétien et une musulmane, imaginant le mariage
d’un officier copte, veuf et père d’un enfant, avec Sāra, la sœur d’un
des chefs de la tribu arabe musulmane des Ğa‘aliyyīn – « la »
référence en terme d’arabité au Soudan. Sāra abandonne sa tribu et
sa religion par amour, mais son frère lui impose deux conditions : que
son mari ne vienne jamais sur leur territoire, et qu’elle offre son
premier enfant à la tribu. Sāra étant stérile, c’est le fils de son mari
qui acceptera de rejoindre le clan de sa belle-mère142.
Mais l’aspect transgressif du mariage interconfessionnel est aussi
décrit à l’intérieur de la communauté chrétienne. Ainsi, dans Al-ḥafīda
al-amrīkiyya (La petite-fille américaine) d’In‘ām Kağahğī, la
narratrice évoque à plusieurs reprises les difficultés rencontrées par
ses parents après leur mariage, évoquant « la chaldéenne qui a trahi
sa communauté en épousant un assyrien143 » – les Assyriens et les
Chaldéens étant des minorités chrétiennes utilisant chacune un parler
araméen, mais qui appartiennent à des Églises différentes. Notons
que cette question n’est pas neuve chez les auteurs chrétiens
d’Orient, l’écrivain arménien turcophone Vartan Paşa ayant écrit en
1851 un roman, Akâpi Hikâyesi (L’Histoire d’Aghapi) dont la trame
était précisément basée sur l’impossibilité de l’union entre deux
Arméniens en raison de leur appartenance à des Églises rivales,
Aghapi suivant le rite grégorien et son prétendant, Agop, le rite
catholique144.
C 2
Les écrivains juifs

Durant la période médiévale, de nombreux auteurs juifs installés dans


le monde arabe, de l’Irak à l’Andalousie, utilisèrent l’arabe pour
rédiger leurs œuvres, qu’elles soient sacrées ou profanes. Au
moment de la Nahḍa, ils participèrent également au développement
de la littérature arabe moderne. Pour le XIXe siècle, Shmuel Moreh
mentionne des pièces de théâtre dues à des auteurs juifs en Algérie
et en Syrie145. Il mentionne aussi des recueils de poésie, des recueils
de nouvelles, des romans et des pièces de théâtre de divers auteurs,
publiés entre le début du XXe siècle et les années 1950, en Égypte,
au Liban et en Irak146, pays où la contribution des juifs aux Belles-
Lettres fut la plus importante. Outre leur rôle dans le développement
de la presse, les juifs comptèrent en effet parmi les pionniers de la
fiction irakienne147. Lorsque les communautés juives quittèrent
massivement le monde arabe à partir des années 1940, pour se
rendre en Israël, en Europe ou en Amérique du Nord, leurs auteurs
changèrent généralement de langue d’écriture, adoptant celle de leur
nouvelle patrie. Quelques juifs irakiens décidèrent toutefois de
continuer d’écrire exclusivement en arabe après leur installation en
Israël : Shalom Darwish, Yitzhak Bar-Moshe et surtout Samīr Naqqāš
(1938-2004), auteur d’une œuvre abondante : recueils de nouvelles,
pièces de théâtre et romans, dont un chef-d’œuvre intitulé Šlūmū al-
Kurdī (Shlomo le Kurde).

Le judaïsme
En ce qui concerne le rapport à la religion des premiers auteurs juifs
d’Irak, ceux des années 1930 et 1940, Nancy Berg souligne qu’à
l’époque on ne pouvait pas distinguer ces écrivains de leurs collègues
musulmans ou chrétiens. Par leurs lectures, ils s’inspiraient tant de la
culture musulmane qu’occidentale, et ils donnaient à leurs
personnages des noms « neutres », qui pouvaient être portés par
des musulmans comme des chrétiens ou des juifs, et ils ne mettaient
pas d’identité particulière en avant, sinon l’identité irakienne148. Par la
suite, l’œuvre des auteurs d’origine juive irakienne installés en Israël
qui ont continué d’écrire en arabe, comme Bar-Moshe et Darwish,
montrent une certaine tendance à rester dans le cadre de référence
de la communauté juive traditionnelle d’Irak, avec des personnages
généralement juifs, à l’opposé des auteurs des années 1930 et 1940
donc, mais aussi des auteurs passés à l’hébreu, comme Sami
Michael et Shimun Ballas, plus enclins à décrire une société irakienne
mixte, tant sur le plan confessionnel qu’ethnique d’ailleurs149.
En ce qui concerne l’œuvre de Samīr Naqqāš, tandis que plusieurs
de ses nouvelles sont tout à fait neutres sur le plan religieux, son
roman Šlūmū al-Kurdī (Shlomo le Kurde), qui apparaît comme son
œuvre la plus aboutie, se réfère fréquemment au judaïsme. Le nom
de Dieu apparaît de façon récurrente à travers le roman, tandis que
le héros du livre lui-même souligne à plusieurs reprises qu’il est juif
pratiquant, qu’il respecte le shabbat et les règles du kashrout, comme
dans l’extrait suivant :
Je sais que lorsque nous étions encore à Téhéran, je me suis souvent montré dur envers
toi, les jours de shabbat je t’insultais, tu sais que je suis un Kurde profondément religieux, et
toi tu déclenchais ma colère à chaque fois que tu allumais un feu pendant le shabbat. Mais
quelqu’un est-il jamais mort à cause d’une injure ?150

Ailleurs, l’auteur fait allusion à des particularités du judaïsme irakien,


qu’il s’agisse de coutumes ou de lieux saints locaux. Ainsi, un long
passage se déroule dans le mausolée du prophète Nahoum, à al-
Qūš, près de Mossoul. Il s’agit d’un épisode central dans le roman,
puisque Mordechaï Hay, gardien du mausolée, y a une vision qui lui
annonce, sans qu’il ne puisse rien y faire, le farhūd – nom donné à un
pogrom anti-juif qui eut lieu à Bagdad en juin 1941. Cet épisode
permet de mettre en évidence les moments de doute et de colère du
narrateur envers Dieu. En effet, face à l’horreur du farhūd et aussi de
l’holocauste des juifs d’Europe, le narrateur insiste sur la contradiction
apparente entre la piété des juifs de Bagdad, occupés à prier Dieu –
le farhūd eut lieu lors de la fête juive de shavuot – et la volonté de
Dieu d’éprouver son peuple :
Puis vint le moment de prier, on priait partout, ces obligations étaient remplies avec amour.
Dieu menaçait secrètement ses adorateurs et ses fidèles. Le massacre était imminent. Ici,
son nom était sanctifié et glorifié, et là-haut dans le ciel, se préparaient les derniers
éléments d’un petit crime qui allait rejoindre les grands massacres de l’Europe civilisée ! 151

Mais Shlomo accepte finalement cette épreuve, qui ne le fait guère


renoncer à sa foi, au contraire il considère la mort de sa femme
comme un sacrifice destiné à sauver le reste de la communauté : «
Les cris de Maryam atteignaient les cieux. Mon dieu, mon dieu, celui
qui m’a honoré en choisissant ce qui était le plus précieux pour moi,
un agneau sacrifié pour sauver tous les juifs de Bagdad, Bagdad
toute entière célébrait le deuil152 ».

L’islam
Si nous avons relevé plus haut que les références explicites à l’islam
sont rares dans l’œuvre des premières générations d’écrivains juifs
irakiens, elles foisonnent par contre dans Šlūmū al-Kurdī. Le héros
du livre est en effet loin d’être replié sur sa propre identité, au
contraire le roman apparaît presque comme une ode à la société
multiculturelle, multilingue et pluriconfessionnelle, le héros du livre
mettant l’accent autant sur son identité kurde que sur son
attachement au judaïsme. Il fait régulièrement allusion aux musulmans
et à leurs coutumes, comme lorsqu’il se retrouve sur un bateau en
partance pour l’Inde, « avec ceux qui avaient payé jusqu’à leur dernier
sou pour effectuer le pèlerinage à Nadjaf, à Kerbela et au mausolée
de Cheikh Al-Kilani à Bagdad » – les deux premiers sites étant
associés au chiisme, le dernier au sunnisme. Il insiste aussi sur les
nombreuses amitiés qu’il compte parmi les musulmans, tant à
Sablakh qu’à Bagdad. De manière significative, même lorsqu’il
évoque le farhūd, il souligne le rôle positif de l’un de ses amis
proches, un musulman, comme pour bien signifier au lecteur que si ce
pogrom fut effectivement perpétré par des musulmans, ces derniers
ne représentaient pas pour autant l’ensemble de leur communauté :
Lorsqu’Esmer fut poignardée dans la rue, j’avais ressenti des palpitations. La tempête s’était
calmée, mais j’avais compris. Mon sentiment était plus fort que l’inconnu. Je décidai de
partir. Rabbi Mikhaïl et mes amis se dressèrent devant moi, mais j’avais compris que
quelque chose s’était passé, qu’une heure malheureuse venait de s’écouler. C’est alors
qu’un de mes amis, un musulman, frappa à la porte, c’était Abbas Al-Qaraghuli, un homme
d’origine kurde qui comptait parmi mes frères au marché. Je compris immédiatement. Il
était venu pour moi, et je réalisai que mon pressentiment était juste. Abbas me regarda, je
fixai son visage, son silence en disait plus que toutes les paroles du monde, les larmes qui
coulaient de ses yeux exprimaient le fond de son âme. Lorsque sa langue finit par se délier,
il dit : « Viens avec moi, Abou Salman ! 153 ».
TROISIÈME PARTIE :

DE L’ESPRIT CRITIQUE AU REJET DE LA


RELIGION
Nous avons jusqu’ici traité d’auteurs dénonçant les comportements
humains par rapport à la religion : détournement du message
religieux, religiosité excessive, littéralisme… Mais dans l’ensemble,
ces textes ne remettent pas en cause la religion en soi – même si
certains passages concernant les mariages interconfessionnels ou
l’apostasie constituent tout de même une sérieuse mise en question
des dogmes.
Il faut rappeler qu’en islam l’apostasie est un crime punissable de la
peine capitale, et qu’il est difficilement imaginable de vivre dans un
pays musulman tout en se déclarant ouvertement athée, ou en
dénonçant ouvertement certains dogmes. S’attaquer de manière
frontale non pas à la religiosité mais à la religion est donc un risque
que peu d’écrivains osent prendre, même lorsqu’il s’agit de fiction.
Une première manière de procéder est d’utiliser l’allégorie. Le cas le
plus célèbre est celui du roman de Nağīb Maḥfūẓ, Awlād ḥārati-nā
(Les enfants de notre quartier)154. Il s’agit d’une affaire délicate, car
elle découle de la lecture qui a été faite de ce roman par certains
critiques égyptiens, malgré le silence puis les démentis de l’auteur lui-
même. Le texte, qui paraît sous forme de feuilleton dans la presse
égyptienne en 1959, relate l’histoire d’un quartier populaire du Caire à
travers la succession de Ğabalāwī, propriétaire d’une grande maison
qu’il lègue à l’un de ses fils, Adham, au détriment de l’aîné, Idrīs.
Adham sera ensuite déchu, pour avoir péché sous l’instigation de sa
femme. Apparaissent alors d’autres générations, celles de Ğabal, de
Rifā‘a et de Qāsim, et un dernier personnage, ‘Arafa. Or, ce roman
peut se lire comme une allégorie de l’Histoire des trois grandes
religions monothéistes : Ğabalawi serait une métaphore de Dieu,
Adham et sa femme correspondraient à Adam et Eve, Ğabal, Rifā‘a
et Qāsim aux doubles de Moïse, Jésus et Mohammed, enfin ‘Arafa
représenterait la science – une interprétation étayée par la
personnalité de ces hommes, le sens de leurs prénoms, la division du
livre en cinq chapitres comme le Pentateuque, et bien d’autres
allusions155.
De nombreux détails choquèrent immédiatement les milieux religieux
– le comportement des prophètes, évoluant dans un milieu populaire
peu recommandable, mais aussi le rôle donné à ‘Arafa, entre autres
– et l’université d’al-Azhar, la plus haute autorité religieuse d’Égypte,
demanda l’interdiction du texte sous forme de livre, qui sortira tout de
même au Liban en 1967. À la fin des années 1980, après l’obtention
du prix Nobel de littérature par Maḥfūẓ et dans la foulée de l’affaire
Salman Rushdie, la tension à propos de ce roman remonte. Les
propos incendiaires de certains dignitaires religieux, et notamment du
cheikh ‘Umar ‘Abd al-Raḥmān, proche des milieux extrémistes et
auteur d’une fatwa condamnant le roman et accusant d’apostasie son
auteur, comparé à Rushdie, conduiront deux jeunes islamistes à
tenter d’assassiner Maḥfūẓ en le poignardant dans une rue du Caire,
en octobre 1994 – soit trente-cinq ans après la première parution du
livre. L’auteur s’en sortira, tandis que les deux jeunes avoueront
n’avoir jamais lu le livre156.
Plusieurs textes de Nawāl al-Sa‘dāwī relèvent également de
l’allégorie. Nous avons déjà mentionné Suqūṭ al-imām, un roman sans
indice géographique ou temporel clair, et aux références religieuses
ambigües, qui se veut avant tout une dénonciation du totalitarisme
religieux, mais où certains dogmes sont également pris à parti,
puisque l’héroïne du livre s’appelle Bint Allah (La fille de Dieu), un
terme totalement inconcevable pour les musulmans comme pour les
chrétiens, quoique pour des raisons différentes. Dans l’introduction,
l’auteure tient des propos encore plus étonnants à propos de Dieu,
puisqu’elle déclare étant enfant : « Je le voyais dans mes rêves, il
avait le visage de ma mère, extrêmement juste, et de mon père
extrêmement clément, tandis que ma copine de classe voyait Dieu
dans ses rêves avec le visage de son père, extrêmement sévère, et
de sa mère, extrêmement injuste » 157.
Un dernier cas, beaucoup plus récent, est celui d’une nouvelle
d’Aḥmad al-Malik : dans un village perdu dans la brousse où les
hommes vivent en harmonie avec la nature et respectent leurs dieux,
deux jeunes mariés se noient dans le fleuve. Les villageois, révoltés,
chassent l’Ange de la mort venu les chercher, et détruisent même leur
temple. Les dieux sont obligés d’envoyer un émissaire au village pour
parlementer avec eux. Le chef du village le reçoit froidement, ne lui
offrant qu’un verre d’eau, et tend une liste d’exigences à l’émissaire,
incluant notamment de rallonger la durée de vie des habitants de dix
ans et de prévenir tout futur décédé quelque temps avant le moment
fatidique. Une fois le marché conclu, la nouvelle s’achève :
Le maire frappa alors dans les mains pour appeler son fils à qui il ordonna d’apporter à
manger à l’hôte de marque. Il lui ordonna aussi d’apporter le jeu d’échec pour jouer avec son
hôte en attendant le repas. L’émissaire se sentit plus à l’aise, ôtant même son costume de
plumes blanches et l’accrochant au vieux manguier trônant au centre de la cour, puis il
demanda un verre de vin local en tirant un coup sur le narguilé, tout en disant : « Là-haut,
c’est interdit »158.

Les dieux sont tenus en échec par les humains, tandis que les anges
eux-mêmes se plaignent de l’absurdité de certaines lois divines…
Encore une fois, la société décrite n’est pas une société musulmane,
mais polythéiste. En même temps une série d’éléments – la présence
d’un « ange de la mort », l’interdiction de la consommation d’alcool…
– font clairement référence à l’islam.
Mais les auteurs ne recourent pas forcément à l’allégorie. Ainsi,
Ḫālid Ḫalīfa et Muḥammad Tābit, dans leurs romans précités,
insistent-ils sur le comportement volontiers provocateur de certains
personnages hostiles à l’extrême religiosité de leur milieu, comme le
narrateur de Al-irhābī 20 (Le vingtième terroriste) expliquant
comment la religiosité excessive de son père et de son école le
poussait, enfant, à rompre le jeûne du ramadan d’une façon
particulière :
La répression violente que je subissais psychologiquement et physiquement me poussa à
détester tout ce qui touchait au Ciel, je me souviens même qu’un jour mon père et l’école
m’avaient contraint à jeûner pendant le mois de ramadan, alors quand la faim et la soif me
faisaient trop souffrir je sortais de la maison, dissimulant un peu d’eau et de nourriture sous
mes habits, et une fois hors de portée des regards je mangeais et je buvais, généralement
en regardant vers le ciel et en murmurant que je détestais tout ce qui se trouvait là au-
dessus 159.

Ailleurs, le narrateur explique aussi comment, à la même époque, il


profitait du moment de la prière pour voler l’argent dans la caisse des
commerçants, ou encore comment il insultait le muezzin dès qu’il
entendait sa voix !160 On retrouve une situation similaire dans le
roman de Ḫālid Ḫalīfa, lorsque la narratrice évoque le désir
d’apostasie de l’un de ses oncles, et la réaction catastrophée de sa
grand-mère, qui l’emmène aussitôt chez un cheikh pour le « soigner »
à coup de prières et d’amulettes161. Mais ces comportements sont en
quelque sorte rendus caduques par l’évolution spirituelle des
personnages, qui retrouvent ensuite la foi.
Un roman qui créa un véritable débat dans la société égyptienne
des années 2000 est Walīma li-a‘šāb al-baḥr (Un festin pour les
algues) du Syrien Ḥaydar Ḥaydar, qui décrit les désillusions de deux
révolutionnaires irakiens installés en Algérie, dialoguant au cours du
récit avec deux Algériennes. Le groupe d’amis tient parfois des
propos très durs envers l’islam, niant son authenticité et raillant ses
prophètes, comme dans ce passage : « Les prophètes sont-ils
vraiment les envoyés des Dieux ou bien sont-ils sortis de terre ?
Comment Dieu aurait-il parlé à Moïse ? Mohammed est-il réellement
allé dans le ciel comme le disent les livres de religion ?162 » Plus loin,
l’un des deux hommes tourne en dérision le prophète des musulmans
parce qu’il aurait eu vingt femmes, tandis que l’autre dit ceci : « je
vois dans Marx ou Lénine un nouveau Mohammed, le Mohammed du
XXe siècle » ou encore « À l’ère de l’atome, de l’exploration de
l’espace, du triomphe de la raison, ils nous gouvernent selon les lois
de dieux des Bédouins et les enseignements du coran. Merde ! »
Même Dieu est pris à parti, accusé notamment d’être un « artiste
raté »163. Un autre personnage, qui se sent abandonné par Dieu,
s’adresse à lui en ces termes : « La vie dans l’au-delà, tes jours de
miel et les fleuves du paradis, je me les mets dans le derrière ! Cette
vie-ci est la seule, tu n’as qu’à prendre le reste, je t’en prie. Et donne-
le aux bons croyants !164 ».
Mais la religion n’est pas la seule cible de ces deux révolutionnaires
désabusés, lesquels s’en prennent tout autant aux régimes laïques du
monde arabe :
En Irak, en Syrie, en Égypte et dans tous les autres pays arabes, ce n’est que pillage,
meurtre et mensonge. Les gouvernants arabes sont des porcs, des tyrans, les ennemis de
leurs peuples. Ils parlent du socialisme comme Ḥāğğ Muḥammad parle de religion. Mais ils
n’ont rien à voir avec le socialisme, pas plus que Ḥāğğ Muḥammad avec la religion165.

De plus, l’auteur donne aussi la parole aux islamistes et aux


conservateurs, qui déplorent par exemple que leur ville « est devenue
un grand bordel à cause de la liberté de cette génération moderne, la
génération de la danse, du cinéma et de la prostitution, tout ça à
cause d’un état vicieux, contraire à la sharia » et qui traitent les
communistes de « pervers et d’impies »166.
Ce roman est sorti en 1983 à Chypre, puis a connu plusieurs
rééditions en Syrie et au Liban, il a par ailleurs été encensé par la
critique, notamment de grands noms tels que Muḥammad Barrāda et
Fārūq ‘Abd al-Qādir, sans attirer l’attention des censeurs. C’est sa
réédition au Caire en 2000 qui fera scandale, voyant s’affronter dans
la presse défenseurs de la liberté d’expression et défenseurs de la
religion, s’exprimant notamment par l’intermédiaire du journal islamiste
Al-ša‘b, mais aussi lors de manifestations violentes. Le plus choquant
pour les détracteurs du roman était l’association dans la même
phrase des mots « coran » et « merde » – apparemment, comme
dans le cas de la tentative d’assassinat de N. Maḥfūẓ, ils ne l’avaient
pas lu, et se basaient uniquement sur les propos de l’initiateur de la
polémique dans le journal égyptien Al-Usbū‘, cependant l’affaire
conduisit à la condamnation officielle du roman par l’université d’al-
Azhar167.
Nous avons déjà cité deux œuvres allégoriques de Nawāl Al-
Sa‘dāwī, cette dernière a aussi écrit une autre pièce de théâtre dans
laquelle elle critique directement les trois religions monothéistes : Al-
ilah yuqaddim istiqālata-hu fī iğtimā‘ al-qimma (Dieu démissionne
de la conférence au sommet). Après une réunion avec Abraham,
Moïse, Jésus et Mohammed, Riḍwān, – le gardien du paradis, Ève,
Marie, la fille de Dieu et Satan, Dieu finit par démissionner, incapable
de les mettre d’accord. Le message politique de l’auteur est parfois
douteux, en particulier son interprétation des dimensions
internationales du conflit israélo-arabe et sa représentation de Moïse,
« petit, avec un long nez proéminent, un peu crochu, et le dos courbé
», alors que Jésus et Mohammed sont décrits comme de beaux
jeunes hommes168. Si cet aspect est passé inaperçu, le fait qu’elle
dénonce le côté misogyne de la religion, qu’elle puisse imaginer que
Dieu démissionne et qu’elle le représente comme un être injuste et
violent – la fille de Dieu affirmant notamment : « mon père a voulu me
tuer, moi, sa fille, il ne reconnaît que ses fils et il nie mon existence169
» – suscita par contre une grande controverse. La pièce fut bien sûr
censurée, sa publication poussant même l’auteure, menacée de
poursuites pénales par al-Azhar, à quitter l’Égypte durant quelques
années.
Citons aussi le cas du Yéménite Wağdī Al-Ahdal, auteur un bref
roman publié en 2002, Qawārib ğabaliyya (Barques de montagne),
dans lequel il se moque notamment des islamistes, pour qui tout est
illicite et qui combattent leurs adversaires à coup d’accusations
d’apostasie et de fatwas, sans même envisager la possibilité d’un
dialogue. Le roman, publié dans un premier temps à Sanaa, la
capitale yéménite, suscita l’ire des autorités religieuses aussi bien
que politiques, et fut rapidement interdit, avant d’être republié au
Liban. Si le livre suscita autant de problèmes, c’est notamment parce
qu’il ne s’en prend pas uniquement aux religieux, mais aussi
directement à l’islam, notamment lorsque l’opposition parle des
problèmes de contrebande dans le pays :
Il apparaît dans la conclusion de ce rapport que 90% des biens commerciaux sont entrés au
Yémen de façon illégale, par l’intermédiaire des contrebandiers, si bien que le gouvernement
lui-même fait partie des marchandises de contrebande ! Le rapport a démontré également
que la religion islamique elle-même n’est qu’une simple marchandise intellectuelle illégale,
que l’on a fait passer en fraude durant mille quatre cents ans ! 170.

D’autres auteurs moins connus ont écrit des livres jugés


blasphématoires. C’est notamment le cas de l’Égyptien Samīr Ġarīb
‘Alī, auteur d’Al-ṣaqqār (Le fauconnier), paru en 1996. Un jeune
Égyptien, Yaḥyā, y converse avec une étudiante occidentale,
notamment à propos de la religion. Ils évoquent des poètes arabes
comme le chrétien Luis ‘Awwāḍ, qui s’en était pris à l’Église, et se
demandent si l’on pourrait trouver des vers aussi audacieux que les
siens à propos de l’islam. Yaḥyā évoque ensuite la personnalité de
son grand-père, qui s’enfermait pendant le mois de jeûne du
Ramadan, préférant être nourri par des djinns, et souillait les pages
du coran avec ses propres excréments. Le livre, d’abord attaqué
dans les pages du quotidien Al-ahrām, proche du pouvoir, donna lieu
à une véritable polémique dans le reste de la presse, poussant
l’éditeur à retirer le livre du marché171. Citons aussi un autre
Égyptien, Ṣalāḥ al-Dīn Muḥsin, emprisonné parce qu’il déclarait son
athéisme et son rejet de la véracité du coran dans ses romans,
notamment dans Mudakkarāt muslim (Mémoires d’un musulman),
Irti‘āšāt tanwīriyya (Frissons éclairants), parus en 1998 et en
1999172.
Un autre cas intéressant est celui du Syrien Adūnīs, installé en
France, aussi célèbre pour sa poésie que pour ses prises de position
laïques très affirmées, qui firent parfois scandale lors de lectures
publiques et de conférences qu’il donna dans le monde arabe. Il dit
notamment dans l’un de ses poèmes, intitulé Le dieu mort : «
Aujourd’hui, j’ai brûlé le mirage du sabbat et le mirage du
vendredi/Aujourd’hui j’ai jeté le masque de la demeure/J’ai substitué
au dieu aveugle de la pierre et au dieu des sept jours/Un dieu mort173
», véritable plaidoyer pour une société débarrassée de l’emprise des
religions. Mais cet engagement laïc a été terni par les positions de
l’auteur à l’égard du soulèvement syrien de 2011, qu’il a d’abord
qualifié de « révolte émanant des mosquées », avant d’exprimer ses
craintes quant à l’apparition d’un régime islamique en Syrie si le
gouvernement d’al-Asad venait à chuter. Critiqué par de nombreux
intellectuels arabes, il a finalement tancé le gouvernement syrien,
mais beaucoup ont considéré que cette prise de position fut aussi
tardive que molle…174
Notons que certains livres se voient attaqués par les censeurs, qui
les interprètent à leur guise, des décennies après leur parution, voire
après le décès de leur auteur. Ainsi, des religieux yéménites proches
du parti islamiste al-Iṣlāḥ ont exigé dès 2000 l’interdiction de la
publication sous forme de feuilleton dans un journal local du roman de
Muḥammad ‘Abd al-Walī, San‘ā madīna maftūḥa, accusant son
auteur – mort en 1973 – d’apostasie175. Nous avons vu plus haut que
l’auteur, dans ce roman comme dans d’autres, adoptait effectivement
une attitude assez critique envers la religion, mais les exemples cités
ne constituent pas pour autant un acte d’apostasie. En réalité, les
passages qui gênent les islamistes yéménites sont ceux où les
protagonistes se lancent dans une réflexion à propos de Dieu. Dans
le fameux épisode qui décrit l’intervention – inefficace – d’un derviche
pour faire tomber la pluie sur le village du narrateur, ce dernier tente
de convaincre l’imam local de raisonner ses fidèles. Devant ses
réticences, il le provoque en disant : « Si Dieu croit aux propos des
imposteurs, c’est qu’il n’est pas un dieu. Je sais très bien que la pluie
ne tombera pas176 ». Ailleurs, il accuse Dieu d’injustice, ôtant la vie
des êtres chers :
Qui est ce Dieu qui nous a donné cette vie ? Pour venir ensuite nous dire que nous
appartenons à Dieu et que nous revenons à lui [allusion à une expression coranique].
Sommes-nous donc liés à lui, sommes-nous forcés de retourner auprès de lui ? S’il en est
ainsi, pourquoi ne nous laisse-t-il pas profiter de notre jeunesse ? Si on a pu goûter à tout,
pourquoi pas. Mais qu’il vienne nous chercher alors que nous sommes encore dans la fleur
de l’âge, pour nous dire de venir à lui, il doit être bien injuste. Pourquoi as-tu pris Hind, que
t’a-t-elle donc fait ?177

L’interprétation blasphématoire de ces passages, qui ressemblent


fort à celui du roman de Samīr Naqqāš déjà évoqué, est pourtant
hautement subjective, d’abord parce qu’il s’agit évidemment des
paroles de personnages fictifs et non de l’auteur, ensuite parce qu’ils
ressemblent à une mise au défi plutôt qu’à un aveu d’apostasie. Cette
idée de menacer Dieu lorsqu’on se sent victime d’une injustice n’est
d’ailleurs pas unique dans la littérature arabe. L’un des personnages
de Ḥikāyatī šarḥ yaṭūl invoque Dieu d’un ton menaçant en lui
enjoignant de ne pas le rappeler à lui tant que ses enfants n’auront
pas grandi, pour qu’il puisse s’en occuper, avant de tirer quelques
coups de revolver en direction du ciel !178
Du côté des écrivains chrétiens, la question se pose différemment.
Si un auteur peut éventuellement s’attirer les foudres de sa
communauté et des représentants de l’Église en critiquant
ouvertement le christianisme, il ne risque pas pour autant d’être
condamné à mort. En outre, les chrétiens étant minoritaires, ils n’ont
pas les mêmes liens avec la sphère politique que les musulmans,
même dans un pays comme le Liban, et ne peuvent donc exercer une
pression de même nature, que ce soit sur des écrivains musulmans
ou chrétiens. Dans ‘Azīzī al-sayyid Kawābātā, Rašīd al-Ḍa‘īf aborde
aussi très franchement la question de l’athéisme, qu’il décrit comme
très répandu au Liban à la fin des années 1960 :
À l’époque, j’étais à la faculté de l’Éducation de l’Université libanaise, et nous discutions de
l’existence de Dieu. Les arguments niant son existence étaient plus nombreux que ceux qui
la soutenaient. À l’époque, ceux qui étaient contre représentaient l’avenir, ceux qui étaient
avec représentaient le passé. La libération de la Palestine, le socialisme, l’alliance avec
l’Union soviétique, les mouvements de libération du Tiers-Monde, les forces progressistes
dans les états capitalistes et l’inexistence de Dieu se trouvaient dans le même camp, et
dans le camp adverse se trouvaient Israël, l’impérialisme, les organisations arabes et
Dieu179.

Samīr al-Mağallī, cité plus haut, ne se contente pas non plus de


critiquer l’Église copte, son héros Ṣafṣūf se posant des questions à
propos des dogmes de l’Église, les mettant en parallèle avec ceux de
l’islam, la religion de son meilleur ami qui l’intrigue et l’attire même :
Le messie est le fils de Dieu, je n’arrive pas à concevoir cela. Pourquoi Dieu a-t-il un fils
selon le christianisme, et pas selon l’islam ? Cela voudrait-il dire que Dieu s’est marié, puis
qu’il a eu un enfant – le messie ? Comment Dieu se serait-il marié alors que nous disons
qu’il est un esprit ? Tout cela s’embrouille dans ma tête180.
Conclusion

Si la religion est omniprésente dans la littérature arabe


contemporaine, cela ne signifie pas pour autant qu’elle échappe à
toute critique. Renouant avec une ancienne habitude, un certain
nombre d’écrivains arabes n’hésitent pas en effet à s’en emparer et à
en débattre, en adoptant un spectre d’attitudes différentes, allant de
sa défense à sa remise en question, en passant par la critique
dérobée ou franche des excès de ses représentants – cheikhs,
imams, derviches, curés – et de la religiosité parfois hypocrite de ses
adeptes.
Bien sûr, cela ne se fait pas sans risque. Certains auteurs ont payé
de leur vie le simple fait d’être écrivain, en Algérie notamment dans
les années 1990, d’autres ont été contraints de subir un procès dans
leur pays ou de s’exiler, pour échapper à des menaces plus ou moins
sévères, d’autres encore ont vu leurs livres censurés ou retirés du
marché.
Certes, la situation varie d’un pays à l’autre : dans des pays comme
l’Égypte ou le Yémen, la question de la religion est particulièrement
sensible. Les auteurs libanais par contre, habitués à une société
multiconfessionnelle qui n’est pourtant pas exempte de tensions,
semblent jouir d’une liberté plus large, abordant la religion avec une
certaine distance, voire de la dérision. Les censeurs proviennent
généralement des institutions religieuses, ou étatiques, les deux
travaillant souvent en cheville, mais il existe aussi ce que Richard
Jacquemond appelle très justement « la censure de la rue », celle de
l’opinion publique, éventuellement encadrée – ou suscitée – par des
intellectuels, voire des écrivains. Les raisons qui poussent les
censeurs semblent parfois suivre une logique qui nous échappe : une
campagne peut-être lancée contre un livre que personne n’a lu, un
autre ouvrage est attaqué avant même sa sortie, tandis qu’un
troisième, plus hardi, passe inaperçu.
Si les auteurs chrétiens semblent moins souffrir des réactions du
clergé que leurs collègues musulmans, cela ne signifie pas pour
autant que l’Église ne s’attaque jamais aux écrivains. L’Église copte
semble très sensible à la critique, en particulier lorsqu’elle vient
d’auteurs musulmans, soupçonnés de vouloir ternir son image. La
réaction est d’autant plus épidermique qu’on peut, il est vrai,
difficilement imaginer la situation inverse : il est très délicat pour un
écrivain chrétien d’aborder la question de l’islam de manière critique,
notamment s’il vit au Caire.
La situation change aussi avec le temps : Muḥammad ‘Abd al-Walī
bénéficiait certainement d’une plus grande liberté de ton il y a
quelques décennies que ses compatriotes yéménites aujourd’hui. Des
livres d’abord salués par la critique littéraire, comme le roman du
Syrien Ḥaydar Ḥaydar, ont ensuite été violemment attaqués par
d’autres intellectuels, plusieurs années après leur parution.
Tout cela n’empêche pas pour autant les écrivains arabes de braver
le conservatisme religieux, quitte à payer parfois cette attitude d’une
manière ou d’une autre – censure, procès, tracasseries, menaces.
Les exemples ne manquent pas en tout cas pour montrer l’inventivité
et le sens de la dérision des auteurs arabes, leur désir de briser les
tabous et de revendiquer le droit de s’exprimer sur tout, y compris la
religion. En même temps, l’apparition de maisons d’édition arabes en
Occident, à Londres notamment, permet aux auteurs d’imaginer une
perspective critique plus large, même si ces maisons, elles-mêmes
tributaires du marché du livre dans le monde arabe, pratiquent parfois
une forme d’autocensure.
La production littéraire de ces dernières décennies permet en tout
cas de découvrir que la société arabe, comme toutes les autres, est
traversée par divers courants de pensée, et adopte différentes
attitudes face au fait religieux, parfois très éloignées de l’opinion la
plus remarquable ou la plus remarquée. Les nombreuses rééditions
de certains ouvrages polémiques dans une région où le pouvoir
d’achat et le taux de scolarisation sont souvent bien plus faibles qu’en
Europe par exemple, montrent aussi que ces positions n’intéressent
pas seulement une poignée de lettrés enfermés dans leur tour
d’ivoire, mais aussi une partie non négligeable de l’opinion publique.
1 Le texte original arabe sera systématiquement référencé en note en bas de page, suivi entre
crochets de sa traduction française, lorsqu’elle existe. Toutes les traductions sont dues à
l’auteur du présent ouvrage.
2 J. D , Le sentiment religieux dans la littérature maghrébine de langue française, Paris,
L’Harmattan, 1986.
3 K. W. H , Faces of Islam in African Literature, Portsmouth and London, Heinemann
and James Currey, 1991 ; A. S. B , Islam and the West African Novel, London, L.
Rienner, 2000 ; Sh. E , L’islam mis en relation. Le roman francophone d’Afrique de
l’Ouest, Paris, Kimé, 2009.
4 -Ğ ḥ ẓ, Rasā’il (Épîtres), Beyrouth, Hārūn, 1991, p. 173.
5 A. -Iṣ , Kitāb al-aġānī, Beyrouth, Dār Ṣādir, 2008, vol. 10, p. 293 et vol. 11, p. 112.
6 A. H , La littérature arabe médiévale, Paris, Actes sud, 2002, p. 59 sq.
7 M. ‘A -W , Ṣan‘ā’ madīna maftūḥa, Cologne, Al-ğamal, 2003, p. 89. [M. ‘A -W ,
San’â ville ouverte, Paris, Edifra, 1989].
8 Ṭ. Ṣ ḥ, Mawsim al-hiğra ilā al-šamāl, Beyrouth, Dār al-‘awda, 1971, p. 99 [T. S ,
Saison de la migration vers le Nord, Paris, Sindbad, 1985].
9 N. M ḥ ẓ, Al-mu’allafāt al-kāmila, Beyrouth, Maktabat Lubnān, 1990, vol. 4, p. 545 [N.
M , Récits de notre quartier, Paris, Sindbad, 1988].
10 T. -Ḥ , Muḥammad, Le Caire, Maktabat Miṣr, 1936.
11 T. -Ḥ , ‘Uṣfūr min al-šarq, Le Caire, Maktabat Miṣr, 1939 [T. E H , L’oiseau
d’Orient, Paris, Nouvelles éditions latines, 1960].
12 S. I , Al-ḥayy al-latīnī, Beyrouth, Dār al-adab, 2006 (1953).
13 À propos de la place de la religion chez ces auteurs et d’autres, voir T. L G , « The
Faith of Islam in Modern Arabic Fiction », dans Religion and Literature, vol. 20, n. 1, The
Literature of Islam, 1988, p. 97-109.
14 R. ‘A , Tulātiyyat Ġarnāṭa, Le Caire, Dār al-šurūq,1968.
15 Pour une analyse de ce roman dans un contexte plus large, voir notamment W. G ,
« Nostalgia, Arab Nationalism and the Andalusian Chronotope in the Evolution of the Modern
Arabic Novel », dans Journal of Arabic Literature, 36, 1, 2005, p. 57-73.
16 M. A , Yawmiyyāt ḫādima fī al-ḫalīğ, Al-Manṣūriyya, Kitābna, 2007.
17 T. -W , Al-zāwiya, Tétouan, al-Rīf, 1942.
18 K. J H , Le roman arabe (1834-2004), Paris, Actes sud, 2006, p. 315.
19 ‘A. -‘A , Al-ġurba, [A. L , L’exil, Paris, Sindbad, 1999]
20 ‘A. -‘A , Al-yatīm, Casablanca, al-markaz al-taqāfī al-‘arabī, 1978.
21 M. ‘I -D -T , Ḫafq al-ağniḥa, Rabat, Ṭūb Brīs, 2002.
22 Pour tous ces auteurs, voir K. J H , op. cit., p. 321 sq.
23 Y. ḥ , Ḫallī-hā ‘alā Allah, Le Caire, Dār al-kātib al-‘arabī, 1967.
24 P. C , « The Portrayal of Men of Religion in Modern Arabic Literature», dans Journal of
Arabic Literature, 1995, 26, 1-2, p. 182.
25 Ibid., p. 183.
26 Voir N. M ḥ ẓ, Al-a‘māl al-kāmila (Œuvres complètes), vol. 3, p. 1 ; vol. 5, p. 329 ; vol. 4,
p. 1 [N. M , Le voleur et les chiens, Paris, Sindbad, 1996 ; Mille et une nuits, Paris,
Actes sud, 2006 ; Récits de notre quartier, Paris, Sindbad, 1988].
27 S. B , Maqām ‘Aṭiya, Le Caire, Dār al-fikr, 1986.
28 À ce propos, voir M. -M , Islam on the Street, Lanham, Rowman and Littlefield,
2009, p. 195.
29 H. B D , « The Unholy Trinity : Politics, Sex and Mysticisme in ‘Azīz al-Sayyid
Jāsim’s Narratives », dans Journal of Arabic Literature, 35, 1, 2004, p. 71-87.
30 B. Ṭ , Ḫālat-ī Ṣafiyya wa-l-dayr, Le Caire, Al-hilāl, 1991, p. 29 [B. T , Tante Safeya
et le monastère, Paris, Autrement, 1996].
31 B. ‘A -M , Sānta Tīrīzā, Le Caire, Dār šarqiyyāt, 2001, p. 15.
32 I. ‘A , Al-Nūbī, Le Caire, Al-Hay’a al-miṣriyya, p. 64 [I. A , Le Nubien, Paris, Albouraq,
2006].
33 A. -M , Al-ḫarīf ya’tī ma‘a Ṣafā’, p. 28 sq [A. A -M , Safa ou la saison des pluies,
Paris, Actes sud, 2007].
34 Ibid., p. 122.
35 I. B , Al-Zindiyya, Damas, Ittiḥād al-kuttāb al-‘arab, 1994.
36 Ğ. Ḥ , Layl al-bilād, Beyrouth, Dār al-ādāb, 2002 [J. H , Pays de nuit, Paris,
Actes sud, 2005].
37 M. G , Maknasat al-ğanna, Amman, Azmina, 2009.
38 A. B , Al-ṭarīq ilā tall Mutrān, Beyrouth, Al-mu’assasa al-‘arabiyya, 2005.
39 R. J , Entre scribes et écrivains, Paris, Actes sud, 2003, p. 130.
40 I. B , op. cit., p. 31.
41 A. K , Alām ẓahr ḥādda (Maux de dos), Beyrouth, Al-mu’assasa al-‘arabiyya,
2005, p. 65 [collectif, Nouvelles du Soudan, Paris, Magellan, 2009, p. 69].
42 A. -M , Op. cit., p. 90.
43 N. -S ‘ , Suqūṭ al-imām, Londres, Al-sāqī, 2000, p. 12.
44 Pour une lecture des rapports entre condition de la femme et islam dans ce roman, voir S.
G -S , « The Two-Sided Image of Women in Season of Migration to the North
», dans Faces of Islam in African Literature, Portsmouth-Londres, Heinemann-J. Currey,
1991, p. 91-106.
45 A. -M , Ṭa‘ām aswad, rā’iḥa sawdā, Beyrouth, Al-sāqī, 2008, p. 70.
46 N. M ḥ ẓ, Al-mu’allafāt al-kāmila, op. cit., vol. 4, p. 1.
47 P. C , op. cit., p. 182.
48 M. ‘A -W , op. cit., p. 19.
49 Ḥ. A -Š ḫ, Ḥikāyatī šarḥ yaṭūl, Beyrouth, Dār al-adab, 2005, p. 294 [H. -C , Toute
une histoire, Paris, Actes sud, 2010].
50 W. L ‘ , Šurufāt baḥr al-šamāl, Beyrouth, Dār al-adab, p. 30 [W. L , Les balcons
de la mer du Nord, Paris, Actes sud, 2003].
51 B. Ḫ ḍ M , Ṣahīl al-nahr, Le Caire, Sidra, p. 90.
52 Z. Ḥ , Al-a‘māl al-kāmila (Œuvres complètes), Damas, Dār Ṭlās, 2003, p. 90-94.
53 M. ‘A -W , op. cit., p. 89.
54 M. T , Al-irhābī 20, Londres, Al-Sāqī, 2006, p. 120 [M. T , Le terroriste n° 20,
Paris, Actes sud, 20].
55 A. Ṣ ḥ, Maryam al-ḥakāyā, Beyrouth, Dār al-adab, 2002, p. 209 [A. S , Maryam ou
le passé décomposé, Paris, Gallimard, 2007].
56 A. A -M , Bayt fī Ğūba, Le Caire, Al-Ḥaḍāra, 2010, p. 171.
57 Allusion à la police religieuse et aux slogans des islamistes, qui considèrent aussi le port
de la barbe comme un signe de piété.
58 Ḫ. ‘U , Waṭan ḫalfa al-quḍbān (Une nation derrière les barreaux), Londres, Al-sāqī,
2002, p. 70.
59 Y. S ‘ A -N , Naẓrat ištihā’, Toronto, Key Publishers, 2007, p. 42. [Y. S A -N ,
Un regard plein de désir, Toronto, Key Publishers, 2009].
60 M. Ḫ , Kalb al-sağğān (Le chien du gardien), Khartoum, al-‘ālamiyya, 2005, p. 43.
61 ‘A. B S , Zawğ mar’at al-raṣāṣ, Al-akādīmiyya, 2009, p. 452.
62 L’assassinat du président égyptien Anouar El-Sadate en 1981 est un moment-clé pour
situer chronologiquement l’amplification du phénomène.
63 ‘A. -A , ‘Imārat Ya‘qūbiyān, Le Caire, Madbūlī, 2005 [A -A , L’immeuble
Yacoubian, Paris, Actes sud, 2007].
64 M. -Ṭ ḥ , Brooklyn Heights, Le Caire, Mīrīt, 2010, p. 92.
65 A. -B , Sifr al-ḫaṭāyā, 2003.
66 Ḫ. Ḫ , Madīḥ al-kirāhiyya, Beyrouth, Dār al-adab, 2008 [K. H , Éloge de la Haine,
Paris, Actes sud, 2011].
67 W. L ‘ , op. cit., p. 16 sq.
68 Ğ. -Ġ Ṭ , Waqā’i‘ ḥārat al-Za‘farānī, Le Caire, Dār al-taqāfa al-ğadīda, 1977 [G.
G , La mystérieuse affaire de l’impasse Zaafarâni, Paris, Actes sud, 1997].
69 N. A -S ‘ , op. cit., p. 12 sq.
70 Ḫ. ‘U , op. cit., p. 68.
71 Y. S ‘ -N , op. cit., p. 50.
72 ‘A. B S , Mar’a min Kambū Kadīs, Le Caire, Sabtī, 2004, p. 31 [C ,
Nouvelles du Soudan, Paris, Magellan, 2009].
73 S. B , Al-Bašmūrī, Le Caire, al-Mağlis al-a‘lā, 2000 [S. B , Les messagers du Nil,
Paris, L’esprit des péninsules, 2003].
74 I. F , « Time Travellers », dans Al-Ahram Weekly, 15-21 avril 1999.
75 Voir notamment M. M , « Bashmuric Revolts », dans The Coptic Encyclopedia, 2,
Londres, MacMillan, 191, p. 349b.
76 Y. Z , ‘Azāzīl, Le Caire, Dār al-šurūq, 2007.
77 K. G , « De l’ambiguïté du diable », dans L’Orient littéraire, mai 2009.
78 R. E -E , « Tawfīq al-Ḥakīm and the West : A New Assessment of the Relationship »,
dans British Journal of Middle Eastern Studies, 2000, 27, 2, p. 166.
79 T. -Ḥ , ‘Uṣfūr, op. cit., p. 88.
80 Ibid., p. 22.
81 Ibid., p. 89.
82 Op. cit., p. 111.
83 Voir notamment R. E -E , Arab Representations of the Occident. East-West
Encounters in Arabic Fiction, Londres-New York, Routledge, 2006.
84 Ġ. K , ‘Ā’id ilā Ḥayfā, Nicosie, Rawāfid, 1978 (1969), p. 65 [G . K , Retour
à Haïfa, Paris, Actes sud, 1999].
85 Ibid., p. 42.
86 B. ‘A -M , op. cit., p. 18.
87 B. L , Sémites et anti-Semites, Paris, Fayard, 1987, p. 259 ; P. C , « Themes
Related to Christianity and Judaism in Modern Egyptian Drama and Fiction », dans Journal
of Arabic Literature, 1971, 2, p. 187.
88 Voir la descrition de Ilah Isrā’īl (Le dieu d’Israël) dans P. C , ibid., p. 190.
89 N. -K , Ḥārat al-yahūd, Beyrout, Dār al-nafā’is, non daté, p. 100.
90 Ğ. Ḥ , op. cit., p. 9.
91 A. -M , Al-yahūdī al-ḥālī, Beyrouth, Al-sāqī, 2009, p. 23 [A. -M , Le beau juif,
Paris, Liana Levi, 2011].
92 M. G , op. cit., p. 109.
93 K. J H , op. cit., p. 178.
94 Ğ. Ḥ , op. cit., p. 126.
95 Ibid., p. 148.
96 Ḫ. Ḫ , op. cit., p. 200, 280.
97 S. Y , Ṣilṣāl, Damas, Dār Ninawā, 2008.
98 I. I ḥ , Aḫbār al-bint Miyākāyā, Le Caire, Markaz al-dirāsāt al-sūdāniyya, 200, p. 79.
99 Communication de l’auteur lors d’un colloque organisé à l’ULB en mars 2012.
100 A. I ‘ , Aḥlām fī bilād al-šams (Des rêves au pays du soleil), Khartoum, Markaz al-
dirāsāt al-sūdāniyya, 2001.
101 I. B , op. cit., p. 46.
102 I. -K , Al-qafaṣ (La cage), Beyrouth, Dār al-tanwīr, 1992, p. 50.
103 N. -S ‘ , Izīs, Le Caire, Dār al-mustaqbal al-‘arabī, p. 21 [N. E -S , Isis,
Bruxelles, Lansman, 2007].
104 Ibid., p. 131.
105 Elle fut jouée pour la première fois, en présence de l’auteure, à l’Université libre de
Bruxelles en 2007.
106 M. Š , Ṣūrat Šakīrā (La photo de Shakira), Beyrouth, al-mu’assasa al-‘arabiyya,
2003, p. 6.
107 A. Ṣ ḥ, op. cit., p. 97.
108 Ḥ. -Š ḫ, op. cit., p. 6.
109 ‘A. -M , Al-yahūdī al-ḥālī, op. cit., p. 109.
110 A. Ṣ ḥ, op. cit., p. 324.
111 A. T -S , Al-‘iṭr al-firansī, Le Caire, Al-dār al-‘arabiyya li-l-‘ulūm, 2009, p. 98 [A.
T , Le parfum français, Paris, L’Harmattan, 2010].
112 A. Q , Al-hiğra ilā ġayr ma’lūf, Le Caire, Dār al-fikr, 1986, p. 105.
113 A. T -S , Tawatturāt al-Qibṭī, Abu Dhabi, Taqāfa, 2009, p. 13.
114 ‘A. B , Ḥāris al-tibġ, Beyrouth, Al-mu’assasa al-‘arabiyya, 2008.
115 M. ‘A A -W , Yamūtūna ġurabā’, Sanaa, Dār al-kalima, 1978, p. 81.
116 Ḥ. A Ğ , Luṣūṣ mutaqā‘idūn, Beyrouth, Al-sāqī, 2002 [H. A -G ,
Petits voleurs à la retraite, Paris, L’aube, 2005].
117 I. B , op. cit., p. 42.
118 I. -Ḫ ṭ, Ḥağārat Būbīlū, Beyrouth, Dār al-adāb, 1992 [E. -K , Les pierres
de Bobello, Paris, Actes sud, 1999].
119 S. Š ‘ , ‘Irāqī fī Bārīs, Casablanca, Tūqbāl, 2009 (2005) [S. S , Un Irakien à
Paris, Paris, Actes sud, 2008].
120 R. -Ḍ ‘ , ‘Azīzī al-sayyid Kawābātā, Beyrouth, Riyāḍ al-Rayyis, 2001, p. 96 [R. -
D , Cher Monsieur Kawabata, Paris, Actes sud, 1998].
121 I. Ḫ , Ka-anna-hā nā’ima, Beyrouth, Dār al-adab, 2007 [E. K , Comme si elle
dormait, Paris, Actes sud, 2007].
122 I. -Ḫ ṭ, Ḥağārat, p. 109.
123 S. -M , Ṣafṣūf ibn al-Nīl, Paris, Megally, 2000, p. 21 [S. M , Safsouf, fils du
Nil arabe, Paris, Megally, 2000].
124 Ibid., p. 6.
125 M. M , Origins of Modern Arabic Fiction, London, L. Rienner, 1997, p. 217.
126 Ğ. -D , Maṭar ḥuzayrān, Beyrouth, Dār al-Nahār, 2006, p. 5 [J. D , Pluie
de juin, Paris, Actes sud, 2010].
127 I. -Ḫ ṭ, op. cit., p. 18.
128 Ibid., p. 49.
129 Ibid., p. 170.
130 Ibid., p. 52.
131 S. Š ‘ , op. cit., p. 205.
132 R. -Ḍ ‘ , op. cit., p. 105.
133 Ibid., p. 157.
134 I. Ḫ , Mağma‘ al-asrār, Beyrouth, Dār al-adab, 1994, p. 15 [E. K , Le coffre des
secrets, Paris, Actes sud, 2009].
135 Ṣ. Š ‘ , op. cit., p. 179.
136 I. -Ḫ ṭ, op. cit., p. 34, 94.
137 R. M ‘ , Mizāğ al-tamāsīḥ, Le Caire, Madbūlī, 2000, p. 178.
138 Ibid., p. 43, 84.
139 Ibid., p. 160.
140 I. Ḫ , Mağma‘ al-asrār, op. cit., p. 28.
141 R. -Ḍ ‘ , op. cit., p. 148 sq.
142 R. M ‘ , op. cit., p. 164.
143 I. K , Al-ḥafīda al-amrikiyya, Beyrouth, Al-ğadīd, 2010, p. 191.
144 J. S , « Is Karamanlı Literature part of a “Christian-Turkish (Turco-Christian)
Literature” ? », dans Cries and Whispers in Karamanlidika Books, Wiesbaden, 2010, p.
163.
145 S . M , Jewish Contributions to 19th century Arabic Theatre : Plays from Algeria
and Syria. A Study and Texts, Oxford, Oxford University Press, 1996.
146 S . M , Arabic Works by Jewish Writers 1863-1973, Jerusalem, Ben Zvi Institute,
1973.
147 N. E. B , Exile from Exile. Israeli Writers from Iraq, New York, 1996, p. 29.
148 Ibid., p. 37 sq.
149 Ibid., p. 64.
150 S. N , Šlūmū al-Kurdī, Cologne, Al-ğamal, 2004, p. 10.
151 Ibid., p. 53.
152 Ibid., p. 60.
153 Ibid., p. 60.
154 N. M ḥ ẓ, Awlād ḥārati-nā, Beyrouth, Dār al-adab, 1986.
155 À ce propos, voir K. J H , op. cit., p. 70.
156 Pour un résumé de « l’affaire Maḥfūẓ », voir notamment R. J , Entre scribes,
op. cit., p. 79 sq.
157 N. A -S ‘ , Suqūṭ, op. cit., p. 9.
158 A. -M , Nūrā dāt al-ḍafā’ir (Nora aux cheveux tressés), Le Caire, ‘Azza, 2006, p.
58.
159 M. T , op. cit., p. 59.
160 Ibid., p. 66.
161 Ḫ, Ḫ , op. cit., p. 77.
162 Ḥ. Ḥ , Walīma li-a‘šāb al-baḥr, Damas, Ward, 2000, p. 23.
163 Ibid., p. 51, 73, 120.
164 Ibid., p. 176.
165 Ibid., p. 86.
166 Ibid., p. 154, 300.
167 Voir notamment M. -A , « L’affaire Haydar Haydar », dans Égypte-Monde arabe,
2000, 3, p. 167 sq et S. H , « The Novel, Politics and Islam », dans New Left Review,
2000, 5, p. 117 sq.
168 N. A -S ‘ , Al-ilah yuqaddim istiqālata-hu fī iğtimā‘ al-qimma, Le Caire, Madbūlī, 2006,
p. 14.
169 Ibid., p. 112.
170 W. -A , Qawārib ğabaliyya, Beyrouth, Riyāḍ al-Rayyis, 2002, p. 42 [W. -A ,
Barques de montagne, Paris, Bachari, 2011].
171 R. J , op. cit., p. 85.
172 A , « Agenda : un nouvel ordre du jour pour la censure ? », dans Egypte-Monde
arabe, 2000, 3, p. 237-243.
173 A , Aġānī Mihyār al-dimašqī, Nicosie, Al-madā, 1996 (1971), p. 234 [A ,
Chants de Mihyar le Damascène, Paris, Sindbad, 1999].
174 Voir notamment l’article de l’écrivaine syrienne Mahā Ḥasan, dans le quotidien al-Ḥayāt
du 14 avril 2011, exhortant le poète à prendre position à propos du printemps syrien.
175 Voir par exemple l’article de Nasser Arrabyee dans Al-Ahram weekly du 10-16 août 2000.
176 M. ‘A -W , Ṣan‘ā, op. cit., p. 21.
177 Ibid., p. 99.
178 H. -Š ḫ, op. cit., p. 230.
179 R. -Ḍ ‘ , op. cit., p. 145.
180 S. -M , op. cit., p. 30.
L'auteur

Xavier Luffin enseigne la langue et la littérature arabes à l’Université libre de Bruxelles. Il a


traduit une douzaine de livres (romans, nouvelles, théâtre, poésie), essentiellement d’auteurs
du monde arabe (Égypte, Liban, Soudan, Maroc, Tunisie, Palestine), mais aussi de Turquie et
du Libéria.

Principaux ouvrages :
Les fils d’Antara. Représentations de l’Afrique et des Africains dans la littérature arabe
contemporaine, Bruxelles, Safran, 2012.
Un créole arabe : le kinubi de Mombasa, Kenya, Munich, Lincom Europa, 2005.
Kinubi Texts, Munich, Lincom Europa, 2004.

Traductions
De l’arabe :
Collectif, Miroirs en fuite. Anthologie de nouvelles marocaines contemporaines, Bruxelles,
Aden, 2012.
Daif, R., Le musicien et le calife de Bagdad, Paris, Actes sud, 2010.
Baraka Sakin, A., Faris Bilala, Paris, L’Harmattan, 2010.
Baraka Sakin, A., Hawaya et l’hyène, Paris, L’Harmattan, 2010.
Tagelsir, A., Le parfum français, Paris, L’Harmattan, 2010.
Collectif, Nouvelles du Soudan, Paris, Magellan, 2009.
Saed Al-Nour, A., Un regard plein de désir, Toronto, Key Publishers, 2009.
Al-Saadawi, N., Isis (théâtre), Bruxelles, Lansman, 2007.
Al-Malik, A., Safa ou la saison des pluies, Paris, Actes sud, 2007.
Du turc :
Lötfi, Ö., D’Istanbul à Capetown. Pérégrinations d’un Turc en Afrique du Sud (1862-1866),
Paris, L’Harmattan, 2010.
Anonyme, Le long voyage d’Ashik Garip, Paris, L’Harmattan, 2005.
De l’anglais :
Sherif, V., Borderland, Paris, Métailié, 2012.

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