Ce poème est composé de 3 quatrains en octosyllabes, vers traditionnel du Moyen-Age
utilisé encore au XIXème siècle pour la poésie lyrique. Son absence de ponctuation, voulu par Apollinaire, lui fait rejoindre la modernité poétique. Le fait de célébrer l’art et l’imaginaire au moyen d’éléments du quotidien ou de personnages souvent exclus de la société inscrit aussi ce texte au sein de la modernité poétique. L’absence de ponctuation et le fait que l’octosyllabe, contrairement à l’alexandrin, n’a à obéir à aucune règle de césure, confèrent une plus grande liberté d’écriture au poète. On note une alternance de rimes féminines (grises=e muet) ou masculines (devant= consonne). Le titre lui-même est évocateur : il vient de l’italien saltare = sauter et banco =l’estrade : on a donc bien affaire à des artistes de foire. Projet de lecture : nous verrons comment Apollinaire fait la louange du monde des saltimbanques et quelle valeur symbolique il lui accorde. Les mouvements du texte : 1ère strophe : on a une vision panoramique des baladins qui passent dans la plaine 2ème strophe : liée à la 1ère par la conjonction de coordination « et » : plan moyen : on voit les enfants, « les autres » et les arbres 3ème strophe : gros plan : sur les accessoires multiformes et colorés des saltimbanques et les deux animaux sauvages que sont l’ours et le singe De plus, la prosodie (accentuation et intonation des mots) confère au passage des saltimbanques un côté agréable et rapide. Dès le début du poème, on remarque que le lexique employé est usuel : « villages, arbres, jardins, plaine… », le seul mot plus complexe et désuet étant « huis » au vers 2 que l’on retrouve dans l’expression « procès à huis clos » qui signifie « procès sans témoin ». Ceci signifie donc quelque chose de fermé et ceci renvoie à l’idée que les saltimbanques trouvent porte close dans les villages qu’ils traversent. Dès le premier vers la notion d’errance est présente : Apollinaire met en scène les gens du voyage et leur cortège par le biais de :
Verbes de mouvement : s’éloignent, s’en vont, suivent respectivement vers 2, 5 et 6.
Ainsi, le seul verbe de la strophe une est suivi de 4 prépositions qui introduisent des compléments de lieu : dans la plaine, au long des jardins, devant l’huis, par les villages … Le verbe s’éloigner et généralement suivi d’une mention d’origine : on s’éloigne de quelque chose pour aller vers quelque chose : mais ici on ne connait pas le but de cette errance. De même, les allitérations en « l » contenues dans la strophe 1 « le long, villages, l’huis, les baladins etc…donnent de la fluidité au mouvement : on a l’impression que les baladins passent, sans origine ni but précis. Leur cortège peut être la métaphore du temps qui passe inexorablement. On note également que le poème commence par une préposition de lieu et s’achève par le mot « passage : la notion de passage, d’errance est bien mise en exergue dans le poème. Les types de déplacements sont cependant différents : l’axe horizontal du déplacement dans la plaine est différent de celui introduit par « par » et « au long de » aux vers 2 et 4 : ce déplacement permet de décrire les paysages traversés par les saltimbanques. Cette idée de passage harmonieux et positif est mise en opposition avec le thème de l’immobilité, du sédentarisme des villageois. La sédentarité est mise en avant par les mots « jardins, huis, auberges, arbres fruitiers ». Cette immobilité est mise en lien avec des éléments négatifs : les auberges, lieux de convivialité, sont « grises » et leurs portes sont closes. Les villages sont sans églises et manquent donc de spiritualité. Les arbres eux-mêmes se résignent, destinés à stagner aux côtés des sédentaires. Dans la seconde strophe, les arbres semblent voir venir de loin les baladins : on perçoit une certaine distance entre ceux qui passent en rêvant et ceux qui doivent se résigner. Le déplacement semble inexorable car les saltimbanques sont exclus d’un monde fermé, peu ouvert d’esprit. Les saltimbanques passent sans appartenir aux mondes qu’ils traversent. Ils sont le temps qui passe. Apollinaire saisit ici un instant d’infini. Le cortège est ouvert par les enfants au vers 5 : l’enjambement entre la strophe 1 et la seconde matérialisé par la conjonction de coordination « et » montre cette errance inexorable. Le fait que les enfants marchent en tête illustre l’idée d’un mouvement tourné vers l’avenir. Le spatial rejoint le temporel ici. Les enfants sont porteurs d’espérance et permettent de rêver à ceux qui les suivent. Les assonances en « an » contenues dans la seconde strophe « enfants, devant, rêvant » forment une sorte de litanie, une rime interne qui laisse le vers se dérouler à l’infini. Le présent est employé tout au long du poème, il est duratif (dure dans le temps) et itératif (il indique une habitude) : Le mouvement des saltimbanques semble durer depuis toujours et pour toujours. Les articles définis donnent aussi une impression de pérennité : les jardins, les villages, etc.. ces articles renvoient finalement à un cortège en général : le mot « chaque » au singulier peut sous-entendre « tous les » : ceci confère au texte un sentiment de permanence et d’universalité. Le mode de vie des saltimbanques est coloré et multiforme : il est riche par rapport à la vie des sédentaires qui est dépourvue de couleur et de spiritualité. On note la présence des couleurs mentionnées au vers 10 « dorés » et la multitude des formes « ronds ou carrés, cerceaux » vers 9 et 10, des accessoires « poids, tambours » aux vers 9 et 10. Cette accumulation souligne cette opposition entre un monde coloré et un monde terne où les auberges sont « grises » vers 3. La vie des saltimbanques est faite de couleurs vives et s’inscrit dans une sorte de renouveau cyclique par le biais des « cerceaux ». Les saltimbanque sont exclus du monde des sédentaires mais sont porteurs d’une vie variée et colorée, d’une sorte de sagesse simple liée à l’errance. Ceci permet de procurer du rêve contre un immobilisme résigné. Ces baladins représentent l’artiste , le poète en particulier dont la sagesse incomprise par le commun des mortels lui permet cependant de voyager sans fin dans l’imaginaire. Mis à part les baladins les seuls autres « personnages « mentionnés sont des « médiateurs » fantastiques. Les arbres fruitiers et les animaux sauvages mais sages assurent le lien entre les villageois et les saltimbanques. Ils sont les seuls à entrer en interaction. Ces médiateurs sont personnifiés : l’arbre fruitier « se résigne » au vers 7 et les animaux « quêtent » des sous au vers 12. On a par ailleurs l’impression que les saltimbanques voyagent dans un monde déshumanisé à travers des lieux vides. L’auberge n’existe que par sa porte close : elle souligne l’exclusion dont sont victimes les baladins. On peut dire que les arbres comblent le manque de relation entre le monde des nomades et celui des sédentaires : les arbres sont porteurs de fruits, ils représentent eux aussi une sorte d’espoir, de vie représentée par les fruits, ils ont une réaction positive dans un monde qui n’éprouve qu’indifférence face à un mode de vie différent. Ainsi, les animaux sauvages sont décrits comme « sages » vers 11. Ils sont les seuls à gérer les besoins matériels du cortège : ils quêtent des sous, les saltimbanques étant éloignés des problèmes pécuniaires. Ces derniers se consacrent unique ment à leur mouvement, ils ont délégué cette tâche trop prosaïque. Ils symbolisent l’imaginaire lié au cortège des baladins. Apollinaire nous fait ici l’éloge du mode de vie des saltimbanques. C’est un peuple émouvant en errance. Le poète nous rend compte de leur mouvement perpétuel. Ils représentent la figure du poète, vivant en marge de la société, ce qui rend particulièrement intense cet instant d’éternité volé et pris sur le vif afin de célébrer un mode de vie tourné vers l’imaginaire et l’avenir.