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— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome © Anne Rolet 2022 —

Exercice 3 : étude d'un extrait


travail du commentaire

1. Nous allons travailler sur l’extrait suivant : Énéide, 1, v. 1-33, à consulter dans l’édition
louvaniste habituelle (http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/V01-001-222.html).
Dans d’autres éditions, quatre vers « apocryphes43 » précèdent le vers 1 (ils sont cités avec
une astérisque, de 1* à 4*, pour les distinguer des suivants). Les voici :

Ille ego qui quondam gracili modulatus auena 1*


carmen et egressus siluis uicina coegi
ut quamuis auido parerent arua colono,
gratum opus agricolis, at nunc horrentia Martis 4*
[arma uirumque cano…] 1

Moi qui jadis sur un frêle pipeau modulait


mon chant, moi qui, sorti de mes forêts, contraignis les campagnes voisines
à obéir à leur maître, tout exigeant qu’il fût,
œuvre utile aux agriculteurs, désormais pourtant, ce sont de Mars les terrifiants
[combats et le héros prédestiné que je chante…]

Vous les prendrez en compte dans votre analyse.


2. Après avoir lu attentivement le texte, vous le situerez dans l’œuvre (en quelques lignes)
et vous en déterminerez les grandes parties, auxquelles vous donnerez, pour chacune, une
titre.
3. Vous formulerez par écrit la question d’ensemble que pose le texte (on peut parler aussi
de « problématique »).
4. Vous proposerez enfin au brouillon un plan possible de commentaire composé (ou
commentaire littéraire) de ce texte avec au moins deux axes/thématiques de lecture.
Chaque axe se divisera à son tour en au moins deux sous-parties.

***
• Rappel : le commentaire composé dégage les aspects essentiels d’un texte, tant sur le fond
que sur la forme. En un plan progressif qui éclaire la problématique du texte, il propose
plusieurs parties, organisées chacune autour d’un axe de lecture (au moins deux), qui
permettront de saisir quels sont les enjeux du texte et quels sont les moyens littéraires mis
en œuvre.

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Dont on ignore l’auteur.

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À la différence de l'étude linéaire, les axes de lecture du commentaire composé ne


suivent pas forcément la progression du texte. Le plan du commentaire va des points les
plus évidents et les plus généraux aux aspects plus subtils ou plus complexes.
• Si vous avez besoin d’éclaircissements ou de rappels sur cet exercice que vous avez déjà
rencontré pour le bac de français, je vous renvoie à un site plutôt bien fait :
< https://commentairecompose.fr/methode-commentaire-compose/>
<https://commentairecompose.fr/exemple-de-commentaire-compose/>
• Pour la quatrième question, inutile de rédiger. En revanche, choisissez avec soin des
formulations claires et efficaces pour vos titres de parties et de sous-parties.
• Même si cela vous paraît difficile, il est important que vous fassiez cet exercice pour vous-
même, avant que je n’en propose la correction par écrit la semaine prochaine.

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3b. Étude d’un texte. Virgile, Énéide, 1, 1-33 : quelques pistes


pour un commentaire composé

NB : Pour plus de clarté, j’ai mis des titres aux parties et j’ai utilisé des alinéas
marqués par des tirets. Dans une copie rédigée, certains de ces éléments (titres et
tirets notamment) devront disparaître et être remplacés par des articulations
rhétoriques.

INTRODUCTION

– Problématique : l’ouverture d’une épopée, comme celle de toute œuvre littéraire


en général, constitue toujours un passage de choix. Le texte proposé n’échappe pas
à la règle sur plusieurs points essentiels :
- il a une valeur programmatique : que va raconter l’œuvre ?
- il présente la posture poétique de l’auteur/ narrateur (ego) en l’inscrivant dans
un parcours biographique (œuvres antérieures) et une tradition littéraire (épopée
homérique).
– Le passage proposé se délimite clairement en trois parties d’inégale longueur :
- v. 1*-4*19 Prologue : place de l’Enéide dans la carrière de Virgile/ego.
- v. 1-11 Programme de l’Énéide : tribulations du héros Enée, qui articule
histoire des hommes et monde des dieux.
- v. 12-33 Un jalon essentiel dans le parcours héroïque et la trame de l’œuvre :
Carthage.
– Annoncer le plan choisi pour le commentaire (voir mes titres de partie). Ici,
exceptionnellement, le plan du commentaire peut s’articuler avec celui du texte.
Mais c’est assez rare de pouvoir le faire !

19
Ces quatre vers sont apocryphes et nous ont été transmis par la Vie de Virgile de Donat et par le
commentaire de Servius. Pour certains éditeurs, l’Énéide commence avec la formule arma uirumque
cano, « je chante les armes et le héros… ».

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I. Première partie
L’ÉNÉIDE OU LE COURONNEMENT D’UNE CARRIÈRE POÉTIQUE

Prise de parole personnelle d’un auteur/ narrateur (v. 1* : ille ego qui, « moi,
l’homme qui » ; v. 1 : cano, « je chante », présent d’éternité pour dire « je suis
l’auteur » et revendiquer clairement la paternité du poème).

1. Chronologie et hiérarchie : continuités et rupture


– Ego établit une chronologie de ses œuvres antérieures, qu’il ne nomme qu’à
travers des périphrases. Cette chronologie constitue implicitement une progression
hiérarchisée opposant (v. 4* : at, « mais ») non seulement le passé (v. 1* : quondam,
« jadis ») et le présent (v. 4* : nunc, « désormais »), mais aussi les genres littéraires
successifs abordés et jugés par le poète.
– Le passé a été occupé à la fois par la pratique :
- d’un premier genre poétique, humble et léger (v. 1* : modulatus, « ayant
modulé »), celui des Bucoliques, symbolisé par l’objet modeste qu’est la « flûte
gracieuse » (v. 1* : gracili…auena) ;
- d’un deuxième genre, celui des Géorgiques, plus ambitieux et contraignant
car il s’agit de poésie technique et scientifique (v. 2* : coegi, « j’ai contraint » ; v. 3 :
parerent, « à se plier »), présentée comme « tâche utile » (v. 4* : gratum opus). Il est
symbolisé par un paysage mixte de forêts (v. 2* : siluis) et de champs cultivés (v. 3* :
arua), ainsi que par des personnages emblématiques, le cultivateur (v. 3* : colono) et
les agriculteurs (v. 4* : agricolis).
– Le présent, en rupture radicale, est désormais consacré au grand genre par
excellence qu’est l’épopée, avec ses trois grandes composantes : les armes, (v. 1 :
arma, métonymie pour la guerre et les combats) ; un héros (uirum) ; des dieux (v. 4 :
Superum, « ceux d’en-haut »).
– Il faut savoir qu’au Moyen Âge, au sein d’un dispositif de catégorisation
stylistique appelé « roue de Virgile », les trois textes de Virgile ont été interprétés
en outre comme les représentants de trois styles distincts : humble pour les
Bucoliques, moyen pour les Géorgiques, élevé pour l’Énéide.

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2. Positionnement dans une tradition littéraire


– Virgile rend très clairement hommage à Homère par des allusions
programmatiques autant que stylistiques :
- par l’apostrophe à la Muse (v. 8), présente au début de l’Iliade (« Chante, Muse,
la colère d’Achille ») et de l’Odyssée (« Chante, Muse, ce héros illustre par sa
prudence, qui erra longuement sur terre »). La Muse est la garante d’une inspiration
supérieure qui peut dévoiler ce qui est inconnu, en particulier sur le mode
étiologique (étio-logie = science des causes). La formule du v. 8 : mihi causas memora
« rappelle-moi les causes », et la série d’interrogatives indirectes qui suivent (« par
quelle atteinte », « pour quelle blessure ») renvoient directement à l’Iliade (1, 8 : « qui
donc parmi les dieux excita cette discorde ? »).
- par le motif de la colère, ici celle de Junon (v. 4 : Iunonis ob iram, « à cause de la
colère de Junon ») et des dieux (v. 11 : Tantaene animis caelestibus irae ? « Est-il tant
de colères dans les âmes célestes ? »), qui transpose celle d’Achille, moteur
dramatique de l’Iliade. Le terme ira clôture d’ailleurs les vers 4 et 11.
- par l’opposition entre les deux moments principaux du destin d’Énée, une
période d’errance sur terre et sur mer (v. 3 : multum… et terris iactatus et alto, « ayant
été beaucoup ballotté et sur terre et sur mer ») et une période de combats (v. 5 : multa
quoque et bella passus, « ayant aussi souffert beaucoup de guerres », avec une
construction syntaxique symétrique autour de l’adverbe multum/multa traité en
polyptote20). Virgile annonce que l’Énéide sera structurée de manière bipartite, en
faisant se succéder une Odyssée puis une Iliade.

II. Deuxième partie


LES CONSTITUANTS DE L’ÉPOPÉE

1. Un héros éponyme21 : la constitution d’une légende

– uirum en latin : homme (cf. viril) et héros.


– vie hors norme, rôle initateur et exemplaire de premier expérimentateur : cf.
v. 1 : qui primus, « qui le premier ».

20
Figure de répétition qui joue sur l’apparition d’un même mot pourvu de caractéristiques
morphologiques différentes, en particulier les désinences (en grec, poly- = plusieurs ; ptôsis = flexion,
désinence).
21
Qui donne son nom au titre (Énéide : histoire de l’homme qui s’appelle Énée ; cf. Odyssée : histoire
de l’homme qui s’appelle Odysseus/Ulysse).

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– valeur intérieure exceptionnelle : cf. v. 10, insignem pietate uirum, « héros


remarquable par sa piété ». Pietas en latin n’a pas qu’une valeur religieuse et
désigne l’acte de remplir ses devoirs envers sa famille (au sens large), envers sa
cité (conçue comme une extension de la famille), envers les dieux.
– mais paradoxe qui se joue à deux niveaux enlacés, caractéristiques de
l’épopée :
• ce héros exceptionnel est soumis à toute une série d’épreuves et de
souffrances qu’il doit affronter dans le monde d’ici-bas voire dans le monde
infernal (cf. v. 5 : passus, « ayant souffert » ; v. 9 : casus, « infortunes » ; v. 10 :
tot… labores, « tant d’épreuves ») ;
• comme pour le personnage tragique, il est aussi victime de forces
supérieures, en particulier du destin (cf. v. 2 : fato profugus, « chassé par le
destin ») et des dieux (v. 4 : ui superum, « par la force de ceux d’en haut »), ou
plutôt d’une déesse très puissante, Junon, regina deum, « reine des dieux » et
cruelle (saeua). Cette présence des dieux joue également le rôle de moteur
narratif.

2. La multiplicité des trajectoires et la structuration de l’œuvre

Le destin d’Énée se déploie sur plusieurs plans différents qui se complètent :


– La trajectoire géographique de l’exil (profugus, v. 2) : cette trajectoire l’emmène
d’est en ouest, des rivages de Troie (v. 1) à ceux d’Italie et à Lavinium (v. 2). C’est
donc une trajectoire qui conduit de l’errance à la fixation sur un territoire, et qui
permet de passer d’une Odyssée à une Iliade.
– La trajectoire proto-historique : Énée n’est pas Ulysse, il ne cherche pas à rentrer
dans sa patrie mais à fonder une nouvelle Troie. Les vers 5-7 ouvrent sur un au-delà
de l’épopée, qui permet de quitter un bref instant le temps mythique pour entrer
dans l’ère proto-historique. Après l’évocation des errances et des souffrances
guerrières, c’est un aperçu en raccourci du destin de Rome que livre Virgile, avec
quelques étapes fondamentales en relation avec les fondations de cités qui ne seront
toutefois pas traitées dans l’Énéide :
- la fondation religieuse de Lavinium (v. 5 : dum conderet urbem, « jusqu’à ce qu’il
fondât une ville22 »), avec introduction des Pénates de Troie dans le Latium (v. 6).

22
Virgile n'est d'ailleurs pas clair sur le sujet : s'agit-il bien de Lavinium, dans la mesure où il semble
que Latinus habite une ville qui existe déjà lors de l'arrivée des Troyens ? Certes, seule la citadelle,

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- puis celle d’Albe-la-Longue (cf. v. 7 : Albani patres, « les pères d’Albe »).
- puis celle de Rome, présentée sous l’apparence d’une ville fortifiée aux hautes
murailles (Romae en fin de vers 7). L’adverbe relatif unde au vers 7 (« d’où ») est
essentiel, car il introduit la question très importantes aux yeux des Romains des
filiations urbaines, aussi fondamentales, voire plus, que les généalogies mythiques.
Rome est fille de Lavinium et d’Albe.
– La trajectoire intérieure : en annonçant le caractère mouvementé du voyage
d’Énée, et en insistant sur la variété des épreuves qui l’attendent (labores), Virgile
certifie à son lecteur que ce ne sont pas là de simples ressorts narratifs. Le parcours
qui fera connaître à Énée les passions, les peurs et les joies humaines, et qui
l’amènera à descendre aux Enfers (comme d’autres héros tels Thésée et Hercule)
promet aussi un voyage initatique qui mûrira le héros intérieurement et en fera une
sorte de paradigme de l’humanité tout entière.

III. Troisième partie


COLÈRE ET RIVALITÉ : CARTHAGE, ENTRE TROIE ET LAVINIUM

1. Carthage : un détour essentiel

– Nous avons vu que les auteurs d’épopée, en particulier d’épopée historique


(Ennius, Naevius), accordent une grande importance à la question de Carthage,
dans la mesure où l’abandon de Didon par Énée est posé comme l’origine mythique
de la rivalité qui a opposé Rome à Carthage et a engendré les guerres puniques.
– Mais l’évocation de Carthage présente aussi pour Virgile un double intérêt
littéraire, qui rend une fois de plus hommage à Homère :
- Carthage joue dans l’Énéide un rôle assez proche de celui de Scheria, l’île
odysséenne des Phéaciens gouvernée par le roi Alkinoos (même s’il n’y a pas
d’histoire d’amour entre Ulysse et Nausicaa, et si le départ d’Énée est beaucoup
plus sombre que celui d’Ulysse, puisqu’il suscite les imprécations de Didon).
Comme dans l’Odyssée, les héros y débarquent après une tempête, et on leur sert un
festin où ils vont pouvoir raconter leurs aventures.
- l’épisode carthaginois permet également à Virgile un très habile effet de
construction narrative, à rapprocher de la Télémachie dans l’Odyssée. En effet,

avec le palais royal, est évoquée. On peut supposer que l'arrivée des Troyens et leur sédentarisation
va imposer une refondation nécessaire, ne serait-ce que pour augmenter la taille de la cité.

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l’épopée virgilienne ne commence pas avec la fuite d’Énée hors de Troie, mais le
saisit au milieu de son errance. Ses aventures antérieures (en particulier la chute de
Troie) feront l’objet d’un récit rétrospectif à la première personne, lors du banquet
donnée par Didon. Ce récit est d’ailleurs anticipé par les peintures représentant la
guerre de Troie qu’Énée aperçoit sur le temple de Junon, quand il se présente à
Carthage, et qui lui tirent des larmes et suscitent en lui une grande émotion.
– le détour carthaginois, c’est-à-dire sur le continent africain, et la rencontre avec
une reine phénicienne, qui n’aboutira pas à un mariage, fait partie des fausses pistes
nécessaires à l’épopée et à la maturation d’un héros humain, trop humain, qui ne
sait donc pas toujours interpréter correctement les volontés divines. Les amours
avec Didon, vouées à l’échec, tout comme le partage impossible du pouvoir avec
une femme préparent et font attendre le terme véritable du voyage d’Énée : l’arrivée
en Ausonie sur la terre italique, le mariage avec Lavinia, la royauté pleine et entière
sur Lavinium et les Latins.

2. Carthage la rivale

– Carthage est posée dès le départ comme une rivale, mais aussi comme un miroir
de la future Rome : par son ascendance étrangère (colonie de Tyr, v. 12), son
antiquité (v. 12 : urbs antiqua), par sa situation géographique menaçante qui fait face
à l’Italie et au Tibre (v. 13 : contra veut dire à la fois « en face de » et « contre » avec
une nuance d’hostilité), par sa prospérité économique (v. 14 : diues opum, « riche en
biens »), par son tempérament très belliqueux (studiis asperrima belli, « très âpre par
ses passions guerrières »). Un puissant effet d’attente est ménagé entre le v. 12 qui
s’ouvre sur urbs, nom indéterminé, et Karthago qui apparaît seulement au vers
suivant.
– Virgile sort du temps de l’épopée en prédisant la chute inéluctable de Carthage :
en temps que déesse, Junon peut avoir accès à cette connaissance prophétique
(v. 20 : audierat, « elle avait entendu dire », « elle avait appris). Les vers 19 à 24
anticipent les trois guerres puniques qui opposeront Rome et Carthage entre 264 et
146 av. J.-C. L’expression du vers 20 (Tyrias olim quae uerteret arces : [la race troyenne]
« qui renverserait un jour les forteresses tyriennes »), est à prendre au pied de la
lettre : le général romain Scipion Émilien fera raser les murailles de Troie en 146 et
verser du sel pour que rien n’y repousse.

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3. Les forces invisibles à l’œuvre

– Cette rivalité est dramatisée par l’intervention de puissances invisibles, comme le


veut l’épopée.
– Virgile choisit d’opposer deux déesses dans l’Énéide : Vénus, protectrice d’Énée et
des Troyens, et Junon, protectrice des Carthaginois.
– Carthage est présentée comme un lieu d’investissement affectif et passionnel
(v. 18 : tendit fouetque, « elle y travaille et s’y passionne ») de la part de Junon. C’est
une passion négative, qui promet la guerre, comme le montrent les v. 16-17 : la
déesse y place ses armes, arma, et son char, currus, et elle envisage de faire de la cité
un royaume qui domine les nations (regnum gentibus).
– En accord avec le passage précédent, Virgile choisit d’exposer les raisons du
ressentiment de Junon contre Vénus, Troie et les Troyens. Les termes memor, « qui
se souvient » (v. 23) et causae (v. 25), font écho à l’exhortation du poète à la Muse
pour lui « rappeler les causes » :
- le jugement de Pâris (v. 23) : Pâris était un berger troyen qui avait accordé le
premier prix à Vénus, contre Minerve et Junon, dans le concours de beauté qui avait
opposé les trois déesses.
- l’histoire de Ganymède (v. 28) : Ganymède était lui aussi un berger troyen dont
Jupiter était tombé amoureux et qu’il avait fait enlever par son aigle. Après ces
amours homosexuelles, il avait fait du jeune homme un échanson perpétuel au
banquet des dieux. Junon a régulièrement à subir les frasques de son infidèle époux.
– Virgile insiste sur le ressentiment de la femme jalouse et humiliée (v. 27 : spretae
iniuria formae, « l’injure à sa beauté méprisée »), ressort essentiel de la tragédie
grecque (par exemple Clytemnestre ou Médée). Il montre la haine latente qui ne
s’éteint pas, tout en demeurant invisible (cf. v. 25-26 : « les raisons de ses colères, ses
farouches ressentiments n’étaient pas encore tombés de son âme : au profond de sa
mémoire demeure… »). Il rappelle que cette haine peut être à l’origine de guerres
qui déciment les peuples : Junon participe activement à la guerre de Troie (cf. v. 24).
– C’est elle qui maintient les Troyens en exil (cf. v. 31 : arcebat longe Latio, « elle [les]
retient loin du Latium »).
– Mais au dessus de la reine des dieux et pour contrer ses plans, Virgile place une
autre puissance, dont le pouvoir soumet même les divinités : il s’agit du Destin,
incarné par trois déesses, les Parques ou Moires (Clotho, Lachésis et Atropos), dont
la première file, la seconde enroule et la troisième coupe le fil de la destinée attaché

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à chaque être. D’où la formule liée au travail du tissage au v. 22, sic uoluere Parcas,
« ainsi l’ont filé les Parques ». Les Parques, nommées parfois fata, sont toujours en
action, comme le montre l’expression du v. 32, acti fatis, « [les Troyens] poussés par
les destins ». Sœurs de Némésis, la déesse vengeresse qui rétablit l’équilibre et
restaure la bonne répartition des choses (némô = « distribuer » en grec), les Parques
incarnent la dimension punitive du destin lorsque les passions dépassent la mesure,
y compris chez les dieux. Ainsi, Junon connaîtra une double défaite : non seulement
Énée abandonnera Didon dans l’épopée, mais la chute de Carthage, ville chérie de
la reine des dieux, et le triomphe des Romains sont annoncés pour l’époque
historique.

Conclusion
DU HÉROS SOLITAIRE AUX FORCES COLLECTIVES

Vous aurez remarqué que les vers 29-33 reprennent en les modulant certaines
formules du début qui s’appliquaient à Énée. On y retrouve en particulier le motif
de la très longue (multosque per annos, « pendant de longues années ») errance en
mer (v. 29 : iactatos aequore, « ballottés sur la mer » ; v. 32 : errabant, « ils erraient » ;
v. 32 : maria omnia circum, « autour de toutes les mers »), celui du rôle du destin
(v. 32 : acti fatis, « poussés par les destins »), celui de la souffrance (v. 33 : tantae molis
erat, « tant était grande l’épreuve »), puis celui de la fondation (condere gentem). Quel
est l’intérêt de cette répétition ? C’est le passage d’une troisième personne du
singulier à une troisième personne du pluriel, qui agrège le destin du héros à la
trajectoire d’un peuple tout entier. L’Énéide annonce comment une poignée d’exilés
(v. 30 : reliquias Danaum, « restes échappés aux Danaens ») condamnée au
nomadisme va se transformer en une véritable nation (gentem) en se dotant d’un
nouveau nom (Romanam).

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