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Extrait du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot (1772)

Discours du Tahitien

Lorsque le Voyage de Bougainville paraît en 1771, le public concentre son intérêt sur un seul aspect du voyage :
l’apparente confirmation du mythe du « bon sauvage » fourni par les habitants de Tahiti et tout particulièrement par
leurs mœurs sexuelles. Diderot s’est montré fasciné par le monde idéal de Tahiti, c’est pourquoi il dira : « Voici le seul
voyage dont la lecture m’ait inspiré du goût pour une autre contrée que la mienne. » Le Supplément au voyage de
Bougainville est le 3ème volet d’un triptyque composé par Diderot en 1772, publié en 1776 et retravaillé en 1778.
L’utilisation du genre du DIALOGUE manifeste le refus de Diderot de toute conviction ferme et définitive, la
confrontation lui semblant préférable à l’assertion (affirmation non discutable). Une complicité s’établit avec le lecteur
invité à formuler ses propres conclusions sur le texte.
Dans ce passage, c'est un vieillard qui parle, symbole de la sagesse tahitienne, père d'une famille nombreuse et qui
méprisa les Européens à leur arrivée.

Chapitre II : Les adieux du vieillard

1« Pleurez, malheureux Tahitiens ! Pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et
2méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois (1) que vous voyez attaché
3à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer (2) qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchainer, vous
4égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour, vous servirez sous eux, aussi corrompus,
5aussi vifs, aussi malheureux qu’eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière (3) ; et la calamité que je
6vous annonce, je ne la verrai point. Ô Tahitiens ! Ô mes amis ! vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ;
7mais j’aimerais mieux mourir que de vous en donner conseil. Qu’ils s’éloignent et qu’ils vivent. »
8 Puis, s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton
9vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous
10suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici, tout est à tous  ; et tu nous
11as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé
12ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ;
13tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous
14sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre
15futur esclavage (4). Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc pour faire des esclaves ? Orou (5) ! toi qui
16entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette
17lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien
18débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est
19aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort. Et qu’est-ce que cela fait ? […]. Laisse-nous nos
20mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre
21ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui est nécessaire et bon, nous le possédons. »

Vocabulaire
(1)le crucifix de l’aumônier.
(2)L’épée de Bougainville.
(3)Ma vie.
(4)Le 12 mars 1768, Bougainville scella la possession de Tahiti, au nom de Louis XV, en enfouissant dans le sable une
bouteille commémorant l’événement.
(5)Tahitien qui sert d’interprète.

Grammaire
1-Analysez le verbe « pleurez » (l.1) (temps et valeur).
2-Analysez le membre de phrase « que vous voyez attaché à la ceinture » (l.3)
3-Donnez la nature et la fonction des mots « corrompus », « vifs », « malheureux » (l.5).
Recherches préalables :
1-Qui est Diderot ?
C'est un philosophe des Lumières, qui a vécu au XVIIIème siècle et qui a participé à la rédaction de
L'Encyclopédie(il en rédige presque le quart). Tonsuré en 1726 après de brillantes études chez les Jésuites, il
est lui-même convaincu de sa vocation religieuse, mais renonce pourtant à la carrière de chanoine et s'enduit
à Paris pour y poursuivre des études. Il est tour à tour ensuite traducteur, précepteur et vit dans la misère.
Cette rude insertion dans le monde réel développe les bases de sa révolte intellectuelle. Il devient l'ami de
Rousseau, épouse clandestinement une lingère en 1743 et se fait connaître par ses Pensées philosophiques et
sa Lettre sur les aveugles, véritables brûlots antireligieux qui subordonne le divin à l'Histoire et fondent son
matérialisme athée.

2-En quoi consiste le voyage de l'explorateur Bougainville ?


Ce voyage s'effectue d'avril 1767 à mars 1769. D'un point de vue ethnologique, ce voyage est une
réussite : il livre bon nombre d'informations sur les mœurs, les croyances, l'artisanat, la langue des
Patagons (peuple amérindien qui vivait en Patagonie jusqu'au XIXème siècle. La Patagonie est une région
du sud de l'Argentine.) et des Tahitiens.
Aotoutou, le Tahitien embarqué à bord est reçu par le roi et devient vite la coquluche des salons parisiens,
où savants, intellectuels et mondains glosent gaiement sur sa liberté sexuelle et son désir effrené de séduire la
gent féminine. Ensuite, paraît l'ouvrage de Bougainville Voyage autour du monde.Dans ce livre, exotisme et
réflexions scientifiques y nourrisent la réflexion sur le monde « sauvage », si centrale au siècle des Lumières.
Si la vie sauvage fascine tant ce siècle qui souhaite assurer le bonheur de l'homme, c'est parce qu'elle
s'oppose, de façon toute idéale, à la corruption généralisée qui règnerait sous le vernis lisse des sociétés
civilisées. C'est Rousseau qui donne son plein essor au mythe du bon sauvage avec la publication du
Discours sur l'origine et l'inégalité.

3-En quoi consiste le mythe du bon sauvage véhiculé par les habitants de Tahiti ?
L'île apparaît comme un jardin d'Eden. Nulle passion ne vient troubler les relations libres qui unissent les
individus, où les travaux et les loisirs se font en collectivité et où la propriété privée est inconnue.

4-Que peut-on dire du Supplément au voyage de Bougainville ?


C'est le 3ème volet d'un triptyque composé par Diderot en 1772, publié en 1776 et retravaillé vers 1778. Il
fait suite à Ceci n'est pas un conte et Sur l'inconséquence du jugement public de nos actions particulières
(connu également sous le titre de Madame de la Carlière).
Le Supplément au voyage de Bougainville est conçu comme une série de dialogues intercalés, « les adieux
du vieillard » pouvant être considéré comme tel en raison de son aspect fortement théâtral où dominent les
interrogations sur la liberté personnelle dans un cadre de contraintes morales et sociales.
Diderot critique les mœurs et les mentalités de l'Europe policée et veut que l'Europe tire des leçons de
l'utopie tahitienne.
L'importance des dialogues reflète la démarche intellectuelle de Diderot qui se refuse à asséner une
vérité figée :  « Je ne prononce pas, j'interroge », expliquera-t-il dans la Réfutation d'Helvétius. La dialogue
relève bien ici du genre délibératif, dans la mesure où il pèse le pour et le contre et met en débat des
questions, sans livrer le dernier mot : il invite ainsi le lecteur à jouer avec les différentes pensées exprimées
et à se forger sa propre vérité.

INTRODUCTION
a)Contexte historique et littéraire : Ce texte fut composé par Diderot en 1772, publié en 1776 et retravaillé
en 1778. Il offre une vision utopique du bon sauvage, à travers la description de la culture tahitienne qui
semble bien meilleure que celle de l'ancien monde, de l'Europe.
b)Présentation du texte : Dans ce passage, c'est un vieillard qui parle aux Tahitiens pour leur dire de se
méfier de l'arrivée des Européens qui ne peut que corrompre leurs mœurs. Ils donnent plusieurs arguments et
exemples pour mettre en lumière les failles des Européens et leur influence négative sur les Tahitiens. Cet
homme peut être considéré comme le symbole de la sagesse tahitienne de par son âge et sa perspicacité.
c)Mouvements : Le premier mouvement, constitué du premier paragraphe contient une critique virulente des
Européens dont les Tahitiens sont invités à se méfier (l. 1 à 7). Le second mouvement confronte la culture
tahitienne considérée comme pure, corrompue par l'arrivée des Européens (l.8 à 15). Le 3ème mouvement
commence par une adresse à Orou et par la dénonciation de la prise de possession des Européens de la terre
tahitienne (l. 16 à 21)
d)Problématique : Nous verrons comment ce discours contribue à une critique virulente de la
civilisation européenne face aux mœurs tahitiennes jugées positives.

DEVELOPPEMENT
1er mouvement : adresse aux malheureux Tahitiens
Le texte s'ouvre une apostrophe à connotation négatives, marquée par l'adjectif « malheureux » : « Pleurez,
malheureux Tahitiens ! » (l.1) Le vieillard s'adresse donc aux personnes de son ile pour les mettre en garde.
L'impératif présent à valeur d'ordre, répété deux fois en anaphore crée un effet d'insistance pour mettre en
valeur la tristesse de cette arrivée des Européens en terre inconnue. Les Européens sont désignés par la
périphrase : « ces hommes ambitieux et méchants » (l. 1-2). L'adjectif « méchant » à connotation péjorative
renvoie à l'idée d'une cruauté et d'un asservissement que viennent renforcer les champs lexicaux de la
violence et de l'assujetissement : «vous enchainer », « vous égorger », « vous assujettir », « vous servirez ».
Ainsi avec l'arrivée des Européens les Tahitiens risquent de perdre leur liberté. Si pour l'instant, ils sont trop
innocents pour le voir, ils s'en rendront compte avec le temps. L'anaphore du complément circonstanciel de
temps « un jour » ainsi que l'utilisation du futur viennent renforcer cette idée : « Un jour, ils reviendront »
(l.2), « Un jour, vous servirez sous eux » (l.4). Le vieillard émet alors sa dernière volonté à la fin de cette
première étape du discours pour aider les Tahitiens à se sortir de cette impasse, au subjonctif présent à valeur
d'ordre : « Qu'ils s'éloignent et qu'ils vivent ! » (l.7) Les Européens sont alors jugés comme un danger et le
vieillard va argumenter dans ce sens dans la seconde étape de son discours.

2d mouvement : adresse à Bougainville, désigné comme « chef des brigands »


Après s'être adressé aux Tahitiens, ses amis, il s'adresse enfin à Bougainville, chef de l'expédition
européenne. L'apostrophe sous forme de périphrase est alors assez agressive : « Et toi, chef des brigands »
(l.8). Les antithèses vont alors parcourir tout le discours pour mettre en valeur l'opposition entre les mœurs
pures des Tahitiens et la corruption amenée par les Européens. Les deux propositions indépendantes
juxtaposées « nous sommes innocents, nous sommes heureux » s'opposent au verbe et à son complément
« nuire à notre bonheur. ». D'un côté, nous avons les Tahitiens qui se trouvent du côté de la nature et de son
innocence et de l'autre, les Européens du côté de la société et de la culture mais qui sont mauvais : «  Nous
suivons le pur instinct de la nature. » (l.10) L'adjectif « pur » se définit comme ne renvoyant à rien de
« mauvais » , « qui n'a pas été altéré, ni vicié, ni pollué ». Cette idée d'une nature bonne et sans vices se
retrouve chez un homme philosophe des Lumières, Rousseau qui dit dans une célèbre phrase : « L'homme est
né bon, c'est la société qui le corrompt ». Ce texte en est donc une illustration. Rappelons, à cet égard, que
Diderot devint l'ami de Rousseau et qu'ils avaient pu discuter de ce point entre eux.
Le vieillard rappelle la solidarité qui existe entre les Tahitiens par plusieurs formules :
1) « Ici, tout est à tous » (l.10), la paronomase entre « tout » et « tous » renforce l'idée d'harmonie :
2) »Nos filles et nos femmes nous sont communes » (l.11). L'adjectif « communes » renvoie encore à cette
idée d'unité ;
3)  « Nous sommes libres » (l.14). Ce qui vient d'être dit avant et ce qui est annoncé montre que la fraternité
et la liberté sont des valeurs essentielles chez les Tahitiens.

Ces propositions mettant en valeur les qualités de la culture tahitiennes s'opposent aux critiques visant les
Européens. Nous avons alors plusieurs antithèses présentes. Les critiques sont les suivantes :
1) « tu nous a prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien » (l.10-11). Au lieu de renforcer
l'harmonie, les Européens ont amené la discorde et la division ;
2) « Elles sont devenues folles dans tes bras, tu es devenu féroce entre les leurs » (l.13) Au lieu de rendre les
femmes tahitiennes heureuses, les Européens ont allumé la colère en elle, des passions négatives évoquées
par le terme « fureurs » (l.12) :
3)  « et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage ».
Ainsi, l'arrivée des Européens est considérée par le vieillard comme une vraie malédiction car ils altèrent ce
qui était pur au départ par leurs usages dépravés. Leur culture vient altérer le pur état naturel.

3ème mouvement : Adresse à Orou


Le discours du vieillard s'adresse enfin à Orou, Tahitien qui sert d'interprète pour dénoncer la prise de
possession des Européens de la terre tahitienne, puisque ces derniers avaient écrit sur une lame de métal  :
« Ce pays est à nous. » (l.17) Pour répondre à cette volonté de domination des Européens, le vieillard
demande à l'envahisseur de se mettre à sa place par une question rhétorique au conditionnel présent : « Si
un Tahitien débarquait un jour sur vos côtés et qu'il gravât (…) : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en
penserais-tu ? ». Il constate que le seul avantage qu'ont les Européens sur ce peuple insulaire, c'est leur
force : « Tu es le plus fort. » (l.19) Le superlatif relatif « le plus fort » instaure une comparaison entre les
Tahitiens et les Européens. Mais leur force physique n'égale pas la force morale des Tahitiens, leur vertu  : 
« Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. » (l.19-20)L'impératif à
valeur d'ordre « laisse-nous » met en évidence la résolution du vieillard de ne pas se laisser faire et aussi
son intelligence, car il a su repérer ce qui se cachait derrière les belles apparences européennes, il n'a pas été
naïf. Le comparatif « plus...que » montre que les Tahitiens dépasse les Européens au niveau de leurs qualités
morales, notamment en sagesse et en honnêteté.
L'oxymore « inutile lumière » vient renforcer l'argumentation du vieillard et crée une antithèse avec le
mot « ignorance » qui désignerait le peuple sauvage. Il préfère être moins instruit, mais avoir une intelligence
du cœur plus élevée. Les Tahitiens possèdent l'essentiel, non la richesse et la force, mais la vertu, plus
particulièrement la sagesse, l'équilibre, la bonté : « Tout ce qui est nécessaire et bon, nous le possédons. »
(l.21) Ainsi, le vieillard a le dernier mot et montre qu'il ne manque pas de répartie.

CONCLUSION
a)Bilan : Ce texte, mettant en évidence la parole du vieillard tahitien, présente une critique virulente de la
civilisation européenne, basée sur la force et l'irrespect de la différence, l'étranger proche de la nature, étant
méprisé et soumis par intérêt.
b)Ouverture : Diderot prolonge la critique de Montaigne, contenue dans « Des cannibales » qui proposait
un constat assez similaire et nous invitait à nous questionner sur nos propres travers, en ne cherchant pas à
asservir l'autre, parce qu'il est différent.

Grammaire
1-Analysez le verbe « pleurez » (l.1) (temps et valeur).
Ce verbe est à l'impératif présent à valeur d'ordre. Il renvoie à une émotion de tristesse, celle que devrait
avoir les Tahitiens lorsqu'ils constatent l'arrivée des Européens.

2-Analysez le membre de phrase « que vous voyez attaché à la ceinture » (l.3) : proposition subordonnée
relative, complément de l'antécédent « le morceau de bois ». « Que » est un pronom relatif COD du verbe
« voir ».

3-Donnez la nature et la fonction des mots « corrompus », « vifs », « malheureux » (l.5) : ce sont des
adjectifs (nature), épithètes détachées (fonction) du pronom personnel « vous » avec lequel ils s'accordent.
Les adjectifs sont dits épithètes détachées, car placés plus loin du pronom et séparés par une virgule. Ils sont
là pour montrer le changement que les mœurs européennes risquent d'entrainer sur celles des Tahitiens. Le
changement à la fois moral (« corrompus ») et émotionnel (« malheureux ») sera alors négatif comme
l'indiquent les adjectifs.

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