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Le cinéma de Patricio Guzmán.

Histoire, mémoires,
engagements : un itinéraire transnational
Julien Joly

To cite this version:


Julien Joly. Le cinéma de Patricio Guzmán. Histoire, mémoires, engagements : un itinéraire transna-
tional. Musique, musicologie et arts de la scène. Université Sorbonne Paris Cité, 2018. Français.
�NNT : 2018USPCA052�. �tel-02147495�

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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
THÈSE
En vue de l’obtention du

DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS 3 – SORBONNE


NOUVELLE
_______________________________________________________

Julien JOLY
Le cinéma de Patricio Guzmán. Histoire, mémoires,
engagements : un itinéraire transnational
_______________________________________________________
Directeurs de Thèse :
Madame Nicole Brenez et Monsieur Olivier Compagnon

Thèse soutenue le 22 juin 2018


Jury :
Mme Nicole BRENEZ, Professeure des universités, Paris 3
M. Olivier COMPAGNON, Professeur des universités, Paris 3
Mme Nancy BERTHIER, Professeure des universités, Paris 4
M. Alfredo JOIGNANT, Professeur des universités, Université Diego Portales (Chili)
Mme Amanda RUEDA, Maître de conférences, Toulouse 2
_______________________________________________________
Écoles doctorales :
ED 267 (Arts et médias) & ED 122 (Europe latine – Amérique latine)
Laboratoires de recherche :
IRCAV (Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel, EA 185)
CREDA (Centre de Recherche et de Documentation des Amériques, UMR 7227)
RÉSUMÉ

Le cinéma de Patricio Guzmán. Histoire, mémoires, engagements : un itinéraire


transnational

Ce travail de recherche met en lumière l’itinéraire de Patricio Guzmán, documentariste


chilien actif depuis les années 1960. À l’aide d’une approche pluridisciplinaire expérimentale,
nous interrogeons les rapports dynamiques entre cinéma, histoire et mémoires par le biais de la
biographie d’un artiste qui devient, progressivement, un médiateur transnational entre le Chili
et le monde. Le plan chronologique débute par l’étude de l’adolescence artistique du réalisateur
chilien, entre les années 1950 et la fin de l’année 1972, cœur de l’époque de l’Unité Populaire
de Salvador Allende. Ensuite, nous nous intéressons aux années 1970, lorsque Patricio Guzmán
part en exil après l’arrivée au pouvoir de la dictature de Pinochet. Il crée patiemment la trilogie
de La batalla de Chile au sein de la Cuba révolutionnaire, alors que le drame chilien suscite des
solidarités multiples à l’échelle internationale. Dans un troisième temps, nous retraçons
l’itinéraire de l’exilé chilien dans les années 1980 et 1990, entre Espagne et voyages/aventures
créatives, principalement en collaboration avec la Télévision nationale espagnole. L’obstination
chilienne demeure, malgré l’éloignement : elle est nourrie par l’expérience d’autres horizons.
Enfin, nous consacrons la dernière partie au cinéma de Patricio Guzmán post-dictature, marqué
par des engagements mémoriels exigeants, ainsi que des bouleversements de sa méthode de
création. Le réalisateur confirme son statut de référence du documentaire mondial, ainsi que la
puissance de ses réseaux transnationaux. Ce travail conjugue contextualisations historiques et
analyses des films (et de leurs possibilités d’existence).

Mots-clés : Patricio Guzmán – cinéma documentaire – histoire – Chili – mémoire – biographie


– exil – médiateur transnational

1
ABSTRACT

The cinema of Patricio Guzmán. History, memories, commitments : a transnational


itinerary

This research work brings to light the itinerary of Patricio Guzmán, Chilean
documentary filmmaker active since the sixties. With the help of an experimental and
multidisciplinary approach, we are questioning the dynamic relationships between cinema,
history and memories through the biography of an artist who becomes, gradually, a
transnational mediator between Chile and the world. The chronological plan starts by studying
the Chilean director’s artistic adolescence, between the fifties and the end of 1972, heart of the
time of Salvador Allende’s Popular Unity. Then, we are interested in the seventies, when
Patricio Guzmán leaves in exile after the coming of Pinochet’s dictatorship to power. Patiently,
he creates The battle of Chile’s trilogy, in the revolutionary Cuba, while the Chilean tragedy
generates multiples kinds of solidarities at the international level. In a third step, we retrace the
Chilean exile’s itinerary in the eighties and nineties, between Spain and adventures of creative
travels, mainly in collaboration with the Spanish National Television. The Chilean obstinacy
stays, despites geographical distance : she’s nurtured by others horizon’s experiences. Lastly,
we spend the last part of this research focusing on the post-dictatorship’s Patricio Guzmán’s
cinema, marked by discerning memorialization’s commitments, as well as turmoil of his
creation method. The director confirms his status of documentary’s global reference, as well as
the power of his transnationals networks. This research work combines historical
contextualization and movie’s analysis (besides of their existence’s possibilities).

Keywords : Patricio Guzmán – documentary cinema – history – Chile – memory – biography


– exile – transnational mediator

2
ABSTRACTO

El cine de Patricio Guzmán. Historia, memorias, compromisos : un itinerario


transnacional

Esta investigación se enfoca sobre el itinerario de Patricio Guzmán, documentalista


chileno activo desde los años 1960. Con ayuda de un método pluridisciplinario experimental,
interrogamos las relaciones dinámicas que unen cine, historia y memorias, por medio de la
biografía de un artista que llega a ser, poco a poco, un mediador transnacional entre Chile y el
mundo. El plan cronológico empieza por el estudio de su adolescencia artística, entre los años
cincuenta y el fin de 1972, corazón del periodo de la Unidad Popular de Salvador Allende.
Luego, nos enfocamos sobre los años 1970, cuando Patricio Guzmán entra en el exilio, después
de la llegada al poder de la dictadura militar de Pinochet. Él crea, con paciencia, la trilogía de
La batalla de Chile, dentro de la Cuba revolucionaria, mientras que el drama chileno genere
múltiples solidaridades al nivel internacional. En un tercer momento, volvemos sobre el
itinerario del exiliado chileno durante los años 1980 y 90, entre España y viajes/aventuras
creativas, principalmente en colaboración con la Televisión Nacional Española. La obstinación
chilena se queda, a pesar del alejamiento : es alimentada por la experiencia de otros horizontes.
Finalmente, dedicamos la última parte al cine pos-dictadura de Patricio Guzmán, caracterizado
por compromisos memoriales exigentes, así como algunos trastornos en su método de creación.
El cineasta confirma así su estatuto de referencia del cine documental mundial, así como la
potencia de sus redes transnacionales. Este trabajo de investigación combina
contextualizaciones históricas y análisis de las películas (y sus posibilidades de existencia).

Palabras claves : Patricio Guzmán – cine documental – historia – Chile – memoria – biografía
– exilio – mediador transnacional

3
REMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier mes deux directeurs de thèse, Mme Nicole Brenez et M. Olivier
Compagnon.

Je remercie également Nancy Berthier, Amanda Rueda ainsi qu’Alfredo Joignant pour avoir
accepté de faire partie de mon jury de thèse.

J’exprime aussi toute ma gratitude à la Région Île de France, qui m’a attribué une aide à la
mobilité internationale des doctorants en 2014, ce qui m’a permis d’effectuer un long terrain de
recherche au Chili, ainsi qu’un voyage à Madrid.

Au Chili, je tiens à remercier le personnel de la Bibliothèque Nationale pour ses aides et sa


bonne humeur. De même avec l’Institut Français de Santiago (plus particulièrement Maria
Cécilia Gonzalez), ainsi que la Cinémathèque Nationale, l’Université Catholique et les
organisateurs du Festival International de documentaire de Santiago.

J’exprime également ma profonde gratitude à Patricio Guzmán, que j’ai eu la chance de


rencontrer à plusieurs reprises, ainsi qu’à Pedro Chaskel, Guillermo Cahn, Gloria Laso, Ricardo
Brodsky, Marina Doñoso, Douglas Hübner, Monica Villarroël, Luis Horta, Susana Foxley…

Je souhaite remercier chaleureusement le personnel de la Filmothèque Espagnole, ainsi


qu’Andrea Guzmán et José Bartolomé pour leurs curiosités et leur disponibilité.

En France, j’exprime toute ma gratitude au personnel de la Bibliothèque Monbeig, ainsi qu’à


l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine (IHEAL). Merci également au personnel de
la Bibliothèque Nationale Francois Mitterrand, à celui de la bibliothèque de l’INALCO. Enfin,
je salue chaleureusement les membres de l’Ecole Doctorale 267 (avec une mention spéciale
pour Raphaëlle Moine et Didier Mocq). Toutes ces institutions m’ont accordé temps et
confiance, deux éléments essentiels pour mener à bien un Doctorat.

De sincères salutations aux personnes rencontrées en France dans le cadre de mes recherches
(Paris et ailleurs) : Nicolas Azalbert, Antoine De Baecque, Albert C., Gustavo C., Robert M…

4
De plus, je voudrais remercier de nombreux chercheurs et doctorants pour les discussions et les
échanges que j’ai eu la chance d’avoir avec elles/eux et pour leurs suggestions : Arihana, Mado,
Anne, Vittorio, Marie-Noëlle, Sherley, Magalie, Karine…

Je remercie, pour leur amitié, leurs énergies, leurs patiences et curiosités : Colin, Mika, Sylvain,
Julien, Franck, JB, Marianne, Laureline, Clémentine, Laurine, Marie-Sophie, Léo, Céline,
Fabien, Tonyo, Mathieu, Camille, Max, Nelcy, George, Théo, Armand, JP, Claire…

Je salue également les belles âmes rencontrées sur les chemins de mes études : Adeline,
Vincent, Hayat, Patrick, Suzanne, Daphné, Rania, Natalia, Adèle, Salah, Flo, Arnaud, Mathilde,
Alex, Yoan, Laurent, Sofia, Ricardo, Maria, Guillermo, Carmen, Max, Ainara, Manu, Alice,
Chloé, Dimitri, Myriam, Luis, Sofia, Reyes, Rafaël, Lourdes, Flora, Juan Miguel, Paco, Maria
Luisa…

Et, toujours et pour longtemps, mes trois soleils. Amour et savoir sont des armes d’élévation.

5
TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...........................................................................................................................................1
ABSTRACT ......................................................................................................................................2
ABSTRACTO ...................................................................................................................................3
REMERCIEMENTS ........................................................................................................................4
TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................................6
INTRODUCTION .......................................................................................................................... 11
PREMIÈRE PARTIE : UNE ADOLESCENCE ARTISTIQUE, ENTRE LES PULSATIONS DE
L’HISTOIRE (ANNÉES 1940 – 1972) ........................................................................................... 31
A. Des mondes en mouvements : nouvelles aspirations d’après-guerre ................................. 32
1. L’immédiat après-guerre : entre inerties et dynamiques ............................................... 33
a. La Guerre froide et ses répercussions latino-américaines .......................................... 33
b. « L’inertie dynamique » du Chili de Patricio Guzmán (années 1950)........................ 35
c. Patricio Guzmán : une jeunesse peuplée de velléités créatives ................................... 38
d. Le choc cubain : un nouvel invité au sein du panthéon révolutionnaire .................... 41
2. Les vents du changement, à l’aube des années 1960 ....................................................... 44
a. Dynamiques globales et effervescences latino-américaines ........................................ 44
b. Au Chili : une révolution « contrôlée » ....................................................................... 46
3. Arts et société : résistances, ébullitions, libérations ........................................................ 51
a. Arts et réalités humaines : histoire et héritages .......................................................... 51
b. En Amérique latine : l’exemple du 7ème art ................................................................. 60
c. Au Chili : des bouleversements inédits, entre arts et expectatives sociopolitiques .... 67
B. Patricio Guzmán : une adolescence cinématographique en (r)évolutions ......................... 70
1. Le cinéphile qui voulait devenir cinéaste ........................................................................ 70
a. Le rôle crucial de l’Institut filmique de l’université Católica ..................................... 71
b. Le temps des premières œuvres ................................................................................... 74
2. Première expérience transnationale : la découverte de l’altérité à Madrid ................... 81
a. Une école, une ville, une dictature. L’arrivée à Madrid ............................................. 81
b. Patricio Guzmán, un étudiant latino-américain en Espagne ...................................... 87
3. Le temps de l’Unité Populaire ......................................................................................... 97
a. Projet social et conditions d’arrivée à la présidence chilienne ................................... 97
b. La première année de l’Unité Populaire ..................................................................... 99
c. Orientations culturelles : théorie et pratiques .......................................................... 104
C. La rencontre d’un cinéaste et de l’Unité Populaire : désirs de réalités............................ 108
1. Le retour en terre natale : s’impliquer dans les réseaux du cinéma Unité Populaire.. 108

6
a. Structures et pratiques .............................................................................................. 108
b. Trouver sa place et contribuer aux changements : réinsertion dans le champ
cinématographique national.............................................................................................. 111
2. L’aventure El primer Año : de l’esquisse d’une idée aux échos chiliens....................... 113
a. Phases créatives : écriture, tournage, montage ......................................................... 113
b. Analyse d’un portrait chilien : le peuple au sommet ................................................ 116
c. Destinées nationales : les réceptions chiliennes d’El primer año .............................. 122
3. Voyages et engrenages d’une œuvre d’art qui dépasse les frontières........................... 131
a. Le rôle majuscule de Chris Marker, médiateur transnational ................................. 131
b. Diffusions et réceptions hexagonales : le lointain est d’actualité .............................. 135
DEUXIÈME PARTIE : AU CŒUR DES BATAILLES, JUSQU’À L’EXIL (1972-1979) ......... 140
A. Engagements artistiques sur le « Bateau ivre » chilien .................................................... 141
1. La fiction est rattrapée par les radicalités du réel : La respuesta de octubre................ 141
a. L’Unité populaire à la recherche d’un nouveau souffle............................................ 142
b. La réalité dépasse la fiction : Manuel Rodriguez, un funeste projet ......................... 145
c. La Respuesta de octubre : un objet d’histoire complexe ............................................ 147
2. Vers la possibilité du projet Tercer Año ........................................................................ 151
3. Quelques mois au cœur de la tempête : l’odyssée du tournage .................................... 156
B. La fin d’une révolution : survie, fuite et prémices d’exil ................................................. 165
1. Le coup d’État : les regards et les vies .......................................................................... 165
a. Sur la journée du 11 septembre 1973 ........................................................................ 166
b. Le 11 septembre de Patricio Guzmán : du traumatisme au départ ......................... 168
2. Conclure le projet Tercer Año ...................................................................................... 183
a. 11 septembre 1973 : un événement-monde ............................................................... 183
b. Une frénésie chilienne : la richesse des solidarités, un atout pour Patricio Guzmán
194
3. Cuba, le berceau d’une trilogie historique .................................................................... 210
a. L’ICAIC : le rôle majuscule d’une institution transnationale.................................. 210
b. Faire rimer images, temps et mouvements : le montage de La Batalla de Chile ...... 215
c. Révolution et contre-révolution : un essai d’analyse ................................................ 221
C. Échos et désillusions d’une défaite chilienne .................................................................... 233
1. La Bataille du Chili (deux premiers volets) : des échos multiples ..................................... 233
a. La insurrección de la burguesía.................................................................................. 234
b. El golpe de estado ....................................................................................................... 239
2. La fin d’une époque. Désillusions révolutionnaires, nouveaux paradigmes .................... 242
a. La consolidation de la dictature chilienne ................................................................. 242
b. L’essoufflement révolutionnaire : vers un changement de paradigme ?.................. 246

7
3. El poder popular. Un hommage nostalgique : de l’histoire à la célébration mémorielle ?
250
a. Crise personnelle et répercussions artistiques .............................................................. 250
b. Une œuvre douloureuse et discrète ............................................................................ 252
TROISIÈME PARTIE : PUISQU’IL FAUT VIVRE. EXIL, MOUVEMENTS ET MEMOIRES
DU MONDE (1979-1997) .............................................................................................................. 259
A. L’exil : l’être à la recherche de souffles ............................................................................ 260
1. À la recherche d’une identité ........................................................................................ 261
a. Cicatrices d’exil : l’insoutenable légèreté de l’être ................................................... 262
b. L’Espagne du début des années 1980 ........................................................................ 267
c. La rosa de los vientos : ambition, impasses et liberté ................................................ 271
2. Le temps des expérimentations : vie, art, pédagogie .................................................... 278
a. Collaborations avec TVE : subsister, s’ouvrir, expérimenter .................................. 278
b. Au Chili, le réveil des oppositions ? ........................................................................... 282
c. La théologie de la libération en Amérique latine : un objet de curiosités pour Patricio
Guzmán ............................................................................................................................. 286
B. Mémoires et spiritualités. Un médiateur transnational des complexités latino-américaines
290
1. Premières retrouvailles avec la terre natale .................................................................. 290
a. « Christianisme de libération » et cinéma : En nombre de Dios ............................... 291
b. Une maturation identitaire transnationale : voyages et curiosités spirituelles ........ 304
2. Identité latino-américaine, mémoires et nouveaux mondes.......................................... 315
a. Un nouveau monde pour une nouvelle décennie ....................................................... 315
b. De la dictature à la « démocratie » : les chemins du Chili ........................................ 321
C. Cahiers d’un retour au pays natal ....................................................................................... 330
1. Accorder les passés au présent ...................................................................................... 330
a. L’essai Pueblo en vilo ................................................................................................. 330
b. Projets avortés et retouches d’une œuvre mythique ................................................. 334
2. L’obstination chilienne : la mémoire comme nouvelle bataille .................................... 338
a. Chile, la memoria obstinada ....................................................................................... 338
b. Qu’est-ce qu’implique le fait de se rappeler ? Analyse et réceptions de Chile, la
memoria obstinada ............................................................................................................. 349
c. Le Festival International de Documentaire de Santiago du Chili : vitalité des réseaux
transnationaux ................................................................................................................... 358
QUATRIÈME PARTIE : L’AVENIR EST UN LONG PASSÉ. LES POÉTIQUES
DOCUMENTAIRES (1997-2017)................................................................................................. 366
A. Au tournant du siècle, un bouleversement majeur ........................................................... 367
1. 1998 : une année cruciale pour le Chili ......................................................................... 367
a. Quelques tendances de la fin des années 1990........................................................... 367

8
b. L’affaire Pinochet et ses échos mondiaux ................................................................. 372
c. Le Chili au cœur de l’ouragan : les prémices d’une nouvelle ère ? .......................... 376
2. El caso Pinochet : une histoire de la violence ................................................................ 383
a. S’immiscer dans l’effervescence du présent : les possibilités d’un film ................... 383
b. Exprimer l’indicible pour justifier les tremblements du présent : analyse d’El caso
Pinochet ............................................................................................................................. 391
c. L’affaire Pinochet, un événement mondial : réceptions et échos.............................. 397
3. À l’aube d’un siècle nouveau : un cinéaste transnational prolifique ............................ 403
a. Quelques échappées filmiques ................................................................................... 403
b. Projets et patrimonialisation ..................................................................................... 409
B. Approfondissements chiliens et consécrations internationales ........................................ 416
1. 2003 : des velléités mémorielles nouvelles ..................................................................... 416
a. Un monde traversé par de violentes tensions ............................................................ 416
b. Au Chili : des dynamiques mémorielles complexes .................................................. 419
2. Salvador Allende............................................................................................................. 425
a. Les possibilités d’existence du long-métrage ............................................................. 425
b. Combien d’année dure une journée ? Analyse de Salvador Allende......................... 428
c. Diffusions et réceptions : un cinéaste transnational reconnu à l’international ........ 438
3. Patricio Guzmán : une figure importante du cinéma documentaire............................ 443
a. Panorama des mondes documentaires ...................................................................... 443
b. Une reconnaissance mondiale… jusqu’au Chili ....................................................... 446
c. Difficile de trouver les moyens de son art lorsqu’on choisit d’autres chemins ........ 450
C. Horizons, Madre tierra : de l’importance des racines...................................................... 453
1. Radiographie des années 2010....................................................................................... 453
a. Quelques tendances globales ..................................................................................... 453
b. L’air du temps chilien ................................................................................................ 455
2. Nostalgia de la luz........................................................................................................... 464
a. Une œuvre artisanale à la naissance difficile ............................................................. 464
b. Analyse : écrire la nostalgie en élargissant les frontières de l’histoire ..................... 473
c. Diffusions, réceptions et échos : la consécration ....................................................... 478
3. El botón de nácar............................................................................................................ 491
a. Les miroirs de l’eau : immensités chiliennes ............................................................. 491
b. Un essai symphonique de poétiques aquatiques : analyse du long-métrage............. 497
c. Les chemins d’une œuvre filmique : reconnaissances et confirmations ................... 502
CONCLUSION ............................................................................................................................. 506
SOURCES ET ARCHIVES .......................................................................................................... 521
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................................ 540
ANNEXES ..................................................................................................................................... 563

9
10
INTRODUCTION
« C’est la littérature et le cinéma qui m’ont fait fuir ma vie et connaître la vie, qui m’ont emporté
dans l’imaginaire et aidé à connaître le réel, et qui m’ont révélé mes vérités dormantes. […]
Littérature, cinéma, musique sont des forces d’enchantement sans cesse renouvelées, véritables
oxygènes de l’âme nécessaires à la vie »1.

Lors de la Berlinale 2015 (5-15 février), Patricio Guzmán, cinéaste chilien né en 1941
et actif depuis les années 1960, remporte l’Ours d’argent du meilleur scénario pour son long-
métrage El botón de nácar. Au cours de la conférence de presse qui suit l’annonce du palmarès,
il déclare que « la vie du documentariste est une lutte perpétuelle »2. Quelques années plus tôt,
il avait défini son rôle d’artiste engagé comme celui d’un « passeur de mémoires »3, un
médiateur entre hier et aujourd’hui. Quelles sont les batailles qu’il évoque ? Pour ou contre qui
ou quoi ont-elles lieu ? Notre désir d’approfondir les thématiques qui unissent histoire, cinéma
et mémoires prend forme avec ce travail de recherche basé sur le parcours atypique de ce
réalisateur, marqué par un itinéraire transnational (engendré notamment par l’exil) lié à une
obstination jamais démentie pour le Chili.

L’objet de cette recherche est donc la vie de Patricio Guzmán. Artiste chilien spécialisé
dans l’art du cinéma documentaire, il naît à l’orée des années 1940, et traverse le vingtième
siècle puis le début du vingt-et-unième en érigeant une œuvre filmique centrée sur les
tremblements historiques de son pays. En effet, artiste protagoniste des mille jours de l’Unité
Populaire (septembre 1970 – septembre 1973), il participe à un projet révolutionnaire respectant
les normes démocratiques, mené par Salvador Allende. La chute de cette époque, symbolisée
par l’arrivée au pouvoir d’une junte militaire où s’affirme rapidement la figure d’Augusto
Pinochet, devient un traumatisme que le cinéaste va travailler à retranscrire, à incarner, à
documenter, à interpeller durant les quarante dernières années (depuis septembre 1973)4. Par

1
Edgar Morin, « Démocratiser la poésie », Le Monde, 8 juillet 2011 (source :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/07/08/democratiser-la-poesie_1546442_3232.html, consultée le 19
novembre 2017).
2
Le 14 février 2015, il déclare : « La vida de un documentalista es la vida de una pelea » (source :
http://www.emol.com/noticias/magazine/2015/02/14/703707/patricio-Guzmán-y-su-oso-de-plata-en-berlin-el-
cine-documental-es-un-cuarteto-de-cuerda.html, consultée le 11 janvier 2018) (traduction personnelle).
3
En octobre 2010, à l’occasion d’un entretien avec Courrier international lorsque son film Nostalgia de la luz sort
dans les salles françaises (source : https://www.courrierinternational.com/article/2010/10/27/patricio-Guzmán-
passeur-de-mémoire, consultée le 11 janvier 2018).
4
Cette quête fait écho aux propos d’un cinéaste de référence : « je défends l’art qui porte en lui une nostalgie
d’idéal, et qui en exprime la quête », Andreï Tarkovski, Le temps scellé, Paris, éditions Philippe Rey, 2014, p.225.

11
conséquent, les bornes chronologiques qui régissent cet effort de recherche respectent celles de
l’existence de l’homme, depuis sa naissance jusqu’à 2016, année où a débuté l’écriture du
présent travail de thèse en même temps qu’année de sortie de son dernier documentaire en date,
El botón de nácar. Ce cinéaste, chantre d’une créativité nourrie par les interactions mouvantes
entre art et histoire au sein de son pays natal mais aussi à l’échelle internationale que l’exil
sécrète, ouvre des perspectives de connaissances originales. En effet, sa vie et ses œuvres
regorgent des multiples liens qui régissent la relation entre cinéma et histoire, elle-même au
cœur de ce travail de thèse. Il convient d’évoquer les précédents travaux existants sur le
documentariste chilien. Deux entreprises majeures sont à retenir. D’abord l’œuvre de Jorge
Ruffinelli5 : un ouvrage à tendances biographiques, mais se contentant de fragments contextuels
pour évoquer les différentes époques historiques vécues par le cinéaste. De plus, l’évocation
des œuvres filmiques est descriptive, elle ne questionne pas le rapport de l’individu au temps et
ses fluctuations. Enfin, notons que ce livre se clôt sur l’évocation du documentaire El caso
Pinochet, sorti en 20016. Plus de dix années se sont écoulées, durant lesquelles l’envergure de
l’artiste, ainsi que la richesse et la diversité de ses propositions artistiques, ont pris des
directions inédites qui incitent à la réflexion, à l’analyse, afin d’ancrer l’homme dans le temps
du XXIe siècle. Ensuite l’ouvrage plus récent de Cecilia Ricciarelli, édité par le FIDOCS 7 : ici
nous avons à faire à un livre où se côtoient entretiens avec Patricio Guzmán et analyses
descriptives de son cinéma, retraçant les moments forts de la filmographie de l’artiste. C’est
une source de choix pour notre travail de recherche, qui est une référence pour approfondir un
certain nombre de thématiques abordées, avec une mobilisation de ressources plus amples (en
termes chronologiques, quantitatifs et qualitatifs).

Un projet de recherche inédit

Pour explorer les reliefs multiples que concentrent la vie et les œuvres de Patricio
Guzmán, nous entrons cependant dans une démarche inédite. En effet c’est le premier travail
sur le cinéaste allant dans la direction d’une analyse globale mêlant différentes disciplines
scientifiques. L’union de différentes approches disciplinaires érige une méthode de travail
caractérisée par une multitude d’échelles d’analyses et d’outils à mobiliser pour saisir l’ampleur
des différents chapitres de l’existence du documentariste. Cette démarche est nommée, dans les
milieux scientifiques, selon une variation des préfixes qui dévoile des frontières poreuses entre

5
Patricio Guzmán, Madrid, Catedra/Filmoteca española, 2001.
6
Voir la section «Filmographie», à la fin de ce travail de recherche.
7
El cine documental según Patricio Guzmán, Santiago du Chili, Culdoc, 2010.

12
les concepts : « pluridisciplinarité », « interdisciplinarité » ou encore « transdisciplinarité ».
Ces termes expriment un nouveau paradigme, qui traverse les horizons scientifiques depuis le
dernier quart du vingtième siècle, et dont la finalité ultime serait de décloisonner les épaisses
frontières disciplinaires, en vertu d’une multi dimensionnalité des objets de recherche, que le
croisement, l’union, la solidarité disciplinaire auraient vertu à mieux appréhender, afin d’écrire
de nouvelles pages au sein des connaissances scientifiques 8. Un paradigme prometteur,
lancinant, malgré la faiblesse de ses précisions méthodologiques et formelles 9. Il semble que
les pratiques de recherche tendent vers des sujets toujours plus aptes à convoquer différentes
disciplines et méthodes de travail, ce qui façonne des approches méthodologiques
expérimentales, propres à chaque recherche 10. Le paradigme de la multidisciplinarité est
encouragé dans l’époque actuelle, mais la fragilité de ses méthodes et applications est aussi
discutée que le potentiel créatif de nouvelles connaissances qu’il peut faire foisonner 11. Mais
l’essence de cette orientation, pour étudier le sujet qui nous préoccupe, est contenue dans les
mots de Marcel Proust, cité par Edgar Morin :

« Un vrai voyage de découverte n'est pas de chercher de nouvelles terres, mais d'avoir un œil
nouveau »12.

En tous cas, c’est dans cette démarche où le recours à différentes disciplines


scientifiques (donc différentes références et approches) permet d’étayer l’étendue des
connaissances sur un sujet de recherche que nous nous plaçons pour évoquer l’itinéraire d’un
individu, entre place dans l’histoire et émanations artistiques. Par conséquent, ce travail fait le
choix d’une approche biographique. En effet, l’itinéraire individuel a vocation à mettre en
lumière des dynamiques, des logiques plus vastes, en plaçant le curseur analytique à hauteur
d’homme. Ce dernier, par son existence et ses choix, révèle des normes, des contestations liées

8
« Ce sont des complexes d'inter, de poly, et de transdisciplinarité qui ont opéré et qui ont joué un rôle fécond
dans l'histoire des sciences ; il faut retenir les notions clés qui y sont impliquées, c'est-à-dire coopération, et mieux,
articulation, objet commun et mieux, projet commun », Edgar Morin, « Sur l’interdisciplinarité » (source :
http://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b2c2.php, consultée le 28 novembre 2017).
9 « La transdisciplinarité est comme le monstre du Loch Ness, tout le monde en parle, personne ne l’a encore
vue », Jean-Pierre Kesteman, « L'Un, le Multiple et le Complexe. L'Université et la transdisciplinarité », A
contrario, 2004/1 (Vol. 2, p. 89-108), p.108.
10
« En recourant à l’interdisciplinarité, nous nous affranchissons de certaines normes, puisqu’il n’existe ni
méthodes ni procédures communément reconnues pour mener à bien une telle démarche. L’interdisciplinarité est
ainsi créative en soi, à la fois parce qu’elle ouvre des potentialités et parce que, faute de méthodes reconnues, le
chercheur se doit d’inventer la façon dont vont s’articuler et se nourrir les différents apports (extra)disciplinaires
qu’il mobilise », Ève Anne Bühlera et al., « Le jeune chercheur et l'interdisciplinarité en sciences sociales. Des
pratiques remises en question », Natures Sciences Sociétés, 2006/4, (Vol. 14, p. 392-398), p.394.
11
« Les exhortations à l’interdisciplinarité sont bien trompeuses : encouragée en amont, l’interdisciplinarité est
vilipendée en aval du processus de recherche », ibid, p.397.
12
Edgar Morin, « Sur l’interdisciplinarité », op. cit.

13
aux mécanismes généraux qui nourrissent le présent. Sa trajectoire individuelle révèle la
multiplicité de ses appartenances à des communautés, des groupes sociaux, etc. Cela donne un
relief inédit aux connaissances établies, aux inerties intellectuelles, en interrogeant les notions
de majorité, de marge, de réseaux, d’identités, grâce à la profondeur de l’échelle micro13.
Explorer l’existence d’un individu est une entreprise ample, peuplée de multiples grilles de
lecture : retracer ses expériences, ses liens avec les autres, comprendre comment il envisage
l’existence, à l’aide des traces qu’il laisse, des créations qu’il forge, mais aussi de toute la palette
des ressources du chercheur pour retracer un itinéraire de vie par la plume. Le genre
biographique, historiquement lié au développement de la littérature, est abordé ici dans ses
interactions avec la discipline historique. Ici nous insistons sur le fait que le projet de recherche
qui nous motive s’inscrit dans un contexte où les formes traditionnelles de l’histoire
universitaire s’enrichissent des velléités et esthétiques liées au langage. L’idée est d’écrire avec
une simplicité couplée au souci des mots pour, d’une part, être plus accessible et ainsi sortir des
zones de confort habituelles de la recherche :

« L’écriture n’est pas le simple véhicule de « résultats », elle n’est pas l’emballage qu’on ficelle
à la va-vite, une fois la recherche terminée ; elle est le déploiement de la recherche elle-même,
le corps de l’enquête. Au plaisir intellectuel et à la capacité épistémologique s’ajoute la
dimension civique. Les sciences sociales doivent être discutées entre spécialistes, mais il est
fondamental qu’elles puissent être lues, appréciées et critiquées par un public plus large.
Contribuer, par l’écriture, à l’attrait des sciences sociales peut être une manière de conjurer le
désamour qui les frappe à l’université comme dans les librairies »14.

Et, d’autre part, participer à un saut qualitatif des sciences humaines, en œuvrant à la
redéfinition de leurs pratiques et règles scientifiques :

« Les sciences sociales peuvent être littéraires. L’histoire n’est pas fiction, la sociologie n’est pas
roman, l’anthropologie n’est pas exotisme, et toutes trois obéissent à des exigences de méthode.
À l’intérieur de ce cadre, rien n’empêche le chercheur d’écrire. Fuyant l’érudition qu’on jette
dans un non-texte, il peut incarner un raisonnement dans un texte, élaborer une forme au service
de sa démonstration. Concilier sciences sociales et création littéraire, c’est tenter d’écrire de

13
Antoine de Baecque, dans sa biographie sur Jean-Luc Godard, met en exergue ces caractéristiques : « Ce qui
rend passionnante l’audace biographique dans le cas de Godard est sa manière d’incarner à tout instant un moment
d’histoire. Cet artiste est un radar, la plaque sensible de son époque, le meilleur sismographe des mouvements de
société et des ruptures qui parcourent la vie collective », Antoine De Baecque, Godard. Biographie, Paris, éditions
Grasset & Fasquelle, 2010, p.10.
14
Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil,
2014, p.8.

14
manière plus libre, plus juste, plus originale, plus réflexive, non pour relâcher la scientificité de
la recherche, mais au contraire pour la renforcer »15.

La forme biographique prend de l’ampleur au fur et à mesure du morcellement de


l’histoire à partir des années 1970 : ce phénomène, notamment visible dans les pratiques des
chercheurs issus de l’école des Annales, est abordé exhaustivement à la fin de la décennie
suivante par François Dosse, dont le simple titre d’ouvrage, L’Histoire en miettes16, incarne
cette époque de bouleversements des formes pour écrire l’histoire. Le médium biographique se
veut être une alternative aux échelles d’études traditionnelles, dans le but de produire des
connaissances nouvelles, attisant de nouvelles approches au sein de la discipline historique. La
dynamique se définit par un mouvement allant du global au local (défendant la micro-histoire),
comme une réponse en contradiction avec les ambitions totalisantes des décennies précédentes.
Le genre dépasse la marginalisation à partir de l’œuvre de l’italien Carlo Ginzburg 17 (dédiée à
un artisan anonyme), puis l’ouvrage de Janine Garrisson sur Henri IV18 au milieu des années
1980. Au fur et à mesure des décennies qui mènent jusqu’à notre époque, la biographie devient
une pratique de référence au sein du monde universitaire international19.

Dans le cas de l’étude biographique d’un artiste, ses œuvres sont des objets de recherche
stimulants, dévoilant un rapport au monde, aux autres, au temps, donc à l’histoire. L’aventure
biographique est envisagée comme révélatrice de dynamiques, de connaissances plus larges que
celles qui régissent la seule expérience individuelle. En effet, traverser la vie d’un seul être
révèle des époques, des tendances, des moments d’histoire vécus par les communautés
humaines par rapport à certaines normes symboliques, culturelles, sociales, et donc artistiques :

« L'écriture biographique, qui correspond à la fois à un moment historique et à une modalité


d'approche toujours actuelle du genre, consiste à décentrer l'intérêt porté sur la singularité du
parcours retracé pour l'envisager comme représentatif d'une perspective plus large. […]
L'individu n'a alors de valeur qu'en tant qu'il illustre le collectif. Le singulier devient une entrée

15
Ivan Jablonka, op. cit., p.7-8.
16
Paris, La Découverte, 1987.
17
Après une première publication italienne en 1976, la traduction française est publiée quatre ans plus tard : Le
fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du XVème siècle, Paris, Aubier, 1980.
18
Henri IV, Paris, éditions du Seuil, 1984.
19
Quelques références : Marc Ferro, Pétain, Paris, Fayard, 1987 ; Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard,
1996 ; Bartolomé Bennassar, Franco, Paris, Perrin, 1995 ; ou encore Antoine de Baecque, en ce qui concerne le
cinéma hexagonal, avec ses travaux biographiques sur François Truffaut (en collaboration avec Serge Toubiana,
François Truffaut, Paris, Gallimard, 1996), Jean-Luc Godard (Godard. Biographie, Paris, éditions Grasset &
Fasquelle, 2010) ou encore Éric Rohmer (en collaboration avec Noël Herpe, Éric Rohmer, Paris, éditions Stock,
2014).

15
dans le général, révélant au lecteur le comportement moyen de catégories sociales d'un
moment »20.

Dès lors, le genre biographique ne révèle pas seulement les normes en vigueur dans des
périodes historiques définies : il peut également mettre en exergue les marges par rapport aux
normes. L’écriture de la vie d’un homme n’est pas nécessairement une métaphore de la vie
vécue par la majorité. Mais sa connaissance permet d’apporter d’autres teintes au sein du livre
des savoirs historiques, pour mettre en question la qualité des discours définis comme
références :

« On reconnaît qu’il est possible, voire fructueux, de jeter un pont entre initiatives individuelles
et comportements collectifs, de restituer un être humain dans sa complexité et dans sa singularité,
d’illustrer par son exemple (et non obligatoirement par son exemplarité) un certain nombre des
composantes de la société de son temps, dans leur densité et avec tout leur poids »21.

Autre difficulté cruciale du genre biographique dans lequel s’insère ce travail de


recherche : l’exactitude, la véracité que génère l’écriture. En effet, il est bon de rappeler que
toute entreprise historique s’appuie sur des traces, nombreuses et variées, du passé, et qu’en
aucun cas on ne peut aspirer à une collection définitive de sources. En conséquence, le statut
objectif de chaque effort de recherche est une chimère :

« Toute histoire est bien contemporaine dans la mesure où le passé est saisi dans le présent et
répond donc à ses intérêts. Ceci n’est pas seulement inévitable mais légitime. Puisque l’histoire
est durée, le passé est à la fois passé et présent. Il appartient à l’historien de faire une étude
« objective » du passé sous sa double forme. Certes, engagé lui-même dans l’histoire, il ne
parviendra pas à une véritable « objectivité » mais aucune autre histoire n’est possible »22.

Chaque instant sécrète de nouvelles informations sur hier, selon les vents d’aujourd’hui,
ce qui rend les velléités historiques toujours inachevées 23. Cela n’empêche en rien l’ambition
de mener loin, et à bien, l’étude de la vie d’un individu. Dans la même logique, le contenu d’une
source d’histoire évolue en même temps que les époques, car les univers symboliques, culturels,
sensoriels changent et invitent à redéfinir les liens entre le passé, le présent et l’avenir. En
attestent par exemple la multiplicité, la diversité des analyses, des études sur les itinéraires de

20
François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La découverte, 2011, p.213.
21
Guillaume Piketty, « La biographie comme genre historique ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°63, 1999
(pp. 119-126), p.120.
22
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p.223-224.
23
« Le biographe sait qu'il n'en aura jamais fini, quel que soit le nombre des sources qu'il peut exhumer », François
Dosse, op. cit., p.10.

16
figures artistiques majeures, dont les connaissances et les appréhensions se transforment au fur
et à mesure que le temps passe, et gravitent autour de problématiques et de paradigmes non pas
« nouveaux » mais fluctuants. De plus, l’ambition biographique, traversée de manques et
d’incertitudes, est un théâtre d’interactions constantes entre connaissances établies et tentations
fictionnelles que le temps de l’écriture révèle, impliquant une expérimentation intellectuelle et
scientifique précieuse, parce que chaque fois réinventée. Pour lutter contre les silences, et ainsi
éviter d’ériger des récits épars sur les individus au centre des préoccupations biographiques :

« L'heure est alors venue de la décantation. Il convient de tailler dans le vif, d'opérer des choix
drastiques et douloureux, d'accepter qu'il reste des manques, des trous dans la documentation,
comblés par la déduction logique ou l'imagination ; c'est le lieu rêvé de l'invention, de la fiction.
C'est le moment de l'écriture »24.

Précisons que ce travail de thèse propose de découvrir les multiples dimensions de


l’histoire, par le prisme de l’itinéraire transnational d’un individu et d’un artiste, sans pour
autant prétendre à une finitude. Ce travail est un essai, inédit, que l’on souhaite apte à nourrir
la connaissance historique, artistique, de nouvelles pages, malgré l’immensité des difficultés
que suppose cette entreprise25. En effet, un des intérêts majeurs de ce travail de thèse réside
dans la curiosité à découvrir un itinéraire individuel, au sein de l’histoire, et ainsi participer à
l’élargissement des connaissances. De plus, interroger le singulier, c’est aussi interroger des
récits scientifiques plus globaux, et confronter les discours établis à la richesse des
connaissances que l’itinéraire singulier possède, en aspirant ainsi participer à un
renouvellement, même minime, des certitudes que l’on a sur l’histoire :

« La biographie, malgré les multiples obstacles et ornières qui s'ouvrent au-devant de son
ambition, permet de penser ce que Sartre qualifie par un oxymore : celui de "l'universel
singulier", utilisé à propos de sa biographie de Flaubert »26.

L’étude d’une trajectoire humaine, et ses envolées créatives, est indissociable d’une
connaissance fine et éclairée des contextes multidimensionnels dans lesquels celle-ci se déroule,
afin de mettre en exergue les interactions dynamiques entre l’individu et le monde :

« On ne peut comprendre une trajectoire (c'est-à-dire le vieillissement social qui, bien qu'il
l'accompagne inévitablement, est indépendant du vieillissement biologique) qu'à condition
d'avoir préalablement construit les états successifs du champ dans lequel elle s'est déroulée,

24
François Dosse, op. cit., p.12.
25
« La biographie historique est une des plus difficiles façons de faire de l’histoire », Jacques Le Goff, cité par
Guillaume Piketty, op. cit., p.121.
26
François Dosse, p.4.

17
donc l'ensemble des relations objectives qui ont uni l'agent considéré — au moins, dans
un certain nombre d'états pertinents — à l'ensemble des autres agents engagés dans le même
champ et affrontés au même espace des possibles »27.

Cinéma et histoire : des relations complexes

Nous insistons sur les interactions entre cinéma et histoire (comme discipline
appartenant au domaine large des sciences humaines), car ce travail est motivé par la recherche
d’une convergence entre ces deux univers scientifiques. Dès les premiers pas du septième art,
des préoccupations historiques, archivistiques s’expriment. Prenons l’exemple de Boleslas
Matuszewski, photographe russo-polonais installé à Paris, qui écrit sa fascination et son souci
historique pour le support cinématographique dans une brochure datant de mars 189828. Son
analyse du septième art le place en position de précurseur :

« L'épreuve cinématographique, où de mille clichés se compose une scène, et qui, déroulée entre
un foyer lumineux et un drap blanc, fait se dresser et marcher les morts et les absents, ce simple
ruban de celluloïd impressionné constitue non seulement un document historique, mais une
parcelle d'histoire, et de l'histoire qui n'est pas évanouie, qui n'a pas besoin d'un génie pour la
ressusciter. Elle est là endormie à peine, et, comme à ces organismes élémentaires qui, vivant
d'une vie latente, se raniment après des années sous un peu de chaleur et d'humidité, il ne lui faut,
pour se réveiller et vivre à nouveau les heures du passé, qu'un peu de lumière traversant une
lentille au sein de l'obscurité ! »29.

Malgré son regard soucieux de considérer le cinéma comme une source pour ériger les
récits d’hier et d’aujourd’hui30, on peut critiquer l’idéalisation qu’il cultive envers un art qui,
malgré les apparences, n’est pas un portrait fidèle du réel. Il n’atteint pas le degré de vérité
auquel prétend Matuszewski :

« Le cinématographe ne donne peut-être pas l'histoire intégrale, mais du moins ce qu'il en livre
est incontestable et d'une absolue vérité »31.

27
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, 1986 (pp. 69-
72), p.72.
28
Boleslas Matuszewski, « Une nouvelle source de l’Histoire (création d’un dépôt de cinématographie
historique) », Paris, mars 1898 (document numérique. Source :
https://archive.org/details/unenouvellesourc00matu, consultée le 3 janvier 2018).
29
ibid, p.8-9.
30
« II s'agit de donner à cette source peut-être privilégiée de l'Histoire la même autorité, la même existence
officielle, le même accès qu'aux autres archives déjà connues », ibid, p.10..
31
ibid, p.9.

18
Au fur et à mesure du XXe siècle, les observateurs du médium32 multiplient les
approches, les méthodes d’appréhension, avec un souci de plus en plus marqué pour les
relations entre art et sciences humaines. Citons par exemple la sociologie du cinéma 33, qui a
une influence considérable sur les études postérieures34, l’anthropologie nourrie par d’autres
disciplines (au sens large construit par Edgar Morin dans son ouvrage de référence35) ou encore
les approches sémiologiques36. Toutes ces évolutions sont marquées par le legs des études
d’intellectuels, de critiques liés au marxisme, notamment durant l’entre-deux-guerres. Cette
expression artistique y est considérée comme un support d’engagement politique, idéologique,
où l’esthétique a un rôle dans les bouleversements que défend l’idéologie marxiste. On peut
évoquer le personnage de Léon Moussinac, un des chefs de file de cette mouvance intellectuelle,
figure du parti communiste et référence, durant l’entre-deux-guerres, des critiques et analyses
faisant le lien entre création et usages socio-politiques. Selon lui, le cinéma est un outil
pédagogique pour diffuser et partager des visions de l’existence et du monde :

32
Christophe Gauthier insiste sur le rôle de pionniers dans leurs curiosités intellectuelles et plus technicistes par
rapport au cinéma, quelques années après la date « officielle » de sa naissance : d’abord les observateurs du
septième art dans ses versants techniques, inventifs ; ensuite les amateurs cinéphiles, qui développent un arsenal
critique passionné, basé sur les références à d’autres arts ainsi que sur l’accumulation d’expériences filmiques pour
accroître la connaissance du support ; et enfin les pratiquants d’une méthode de collection, pour bâtir
l’encyclopédie des œuvres cinématographiques (avec la figure de Georges Sadoul). Voir « Le cinéma : une
mémoire culturelle », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 52 | 2007, mis en ligne le 01 septembre
2010, consulté le 02 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/1895/1012 ; DOI : 10.4000/1895.1012.
33
Siegfried Kracauer, intellectuel et chercheur allemand, est une figure majeure des croisements entre cinéma et
sociologie. Il s’intéresse, au croisement des années 1920 et 30, aux différents versants qui façonnent la culture de
masse. Exilé après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il publie, en 1947, une étude sur le cinéma allemand pré-nazi (De
Caligari à Hitler : Une histoire du cinéma allemand 1919-1933), pour révéler les liens entre certaines de ses
caractéristiques, de ses thématiques avec la possibilité effective et idéologique d’une installation du joug nazi en
Allemagne : « Son propos était toutefois controversé. Kracauer y postule d’emblée que les films seraient le «reflet
de leur société» et que sans être en soi des documents conformes à la pensée hitlérienne, les films allemands des
années 1910 et 1920 contenaient déjà dans leurs thèmes communs et leur esthétique des prédispositions
idéologiques et un culte du héros surpuissant dont la suite logique aurait été, inévitablement et presque
logiquement, le nazisme » (Yves Laberge, « Siegfried Kracauer et l’École de Francfort : la sociologie, l’histoire
et la mémoire », Recherches sociologiques et anthropologiques [Online], 41-2 | 2010, Online since 08 February
2011, connection on 03 January 2018. URL : http://journals.openedition.org/rsa/255). Malgré les controverses de
son travail, ce dernier fait date et influence d’autres approches du cinéma par les sciences humaines.
34
En effet, par les problématiques qu’il ouvre, Kracauer influence la manière d’appréhender une œuvre
cinématographique (et plus largement artistique) chez de nombreux autres chercheurs et intellectuels : « Siegfried
Kracauer, on l’a compris, conçoit tout film, du plus réaliste au plus artificiel, comme un documentaire expressif
du monde social, qu’il s’agit d’interpréter afin de saisir quelles sont les dispositions psychologiques du monde en
question qui s’y reflètent », Emmanuel Ethis, « De Kracauer à Dark Vador, prises de vue sur le cinéma et les
sciences sociales », Sociétés, 2007/2, n° 96 (p. 9-20), DOI 10.3917/soc.096.0009, p.16.
35
Le cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Paris, Les éditions de minuit, 1956.
36
Dans le sillage du soviétique Serguei Eisenstein, mais également du piémontais Umberto Eco ou du britannique
Peter Wollen, Christian Metz devient la figure centrale de cette école méthodologique, en France, dans les années
1960-1970.

19
« Si le cinématographe nous passionne en raison de ses prodigieuses possibilités d’expression au
point de vue artistique, il ne nous retient pas moins pour le rôle qu’il est appelé à remplir dans
l’enseignement »37.

En effet, il met notamment en avant le potentiel éducatif, pédagogique du septième art


dans une optique de saut qualitatif de la culture de masse, avec la perspective historique d’une
révolution à venir38. Sous l’impulsion de dynamiques variées, le cinéma, objet de larges
curiosités, entre très lentement, dans la deuxième moitié du siècle, au sein des objets de
recherche admis utilisés par les disciplines universitaires pour vivifier les rapports et analyses
du monde. Dans les années 1970, l’idée du septième art comme un fait culturel total prend du
poids dans les sphères de la recherche, amplifiant les possibilités d’approches 39. Malgré tout,
on peut parler d’une « biographie » perpétuellement inachevée, incomplète de l’existence de
l’œuvre d’art (ce qui fait l’intérêt des projets de recherche), malgré l’importance inhérente à
une appréhension qualitative de toutes ses facettes, et citer ici Bourdieu, dont la logique fait
sens :

« Qui songerait à évoquer un voyage sans avoir une idée du paysage dans lequel il
s'accomplit ? »40.

La discipline historique, quant à elle, est un des piliers du spectre large des sciences
humaines. Discipline reine depuis plus d’un siècle, et pourtant en constante remise en question
quant à l’ampleur des objets qu’elle peut embrasser pour dynamiser les connaissances. Elle est
également questionnée quant aux méthodes à sciemment utiliser pour suivre les canons de la
discipline, alors que le fantasme de l’objectivité est aujourd’hui un monument à laisser dans les
marges du passé : la recherche est une invention, une recette sans cesse renouvelée 41. L’histoire,
longtemps soucieuse d’entreprises englobantes (où le structuralisme et le marxisme régnaient),
est confrontée depuis les années 1980 à un morcellement de ses échelles, du global au local.

37
Léon Moussinac, «Cinéma et enseignement», L’Humanité, 24 décembre 1926, cité par
Valérie Vignaux, « Léon Moussinac et L’Humanité du cinéma. Cinéma militant et militantisme culturel dans
l’entre-deux-guerres en France », Études photographiques, n°27, mai 2011, source :
http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3180 (consultée le 3 janvier 2018).
38
À cette époque, il participe par exemple à la création d’un ciné-club qui aura des échos massifs : « Les amis de
Spartacus ». Pour en savoir plus sur Léon Moussinac et les activités communistes liées au cinéma durant cette
période, deux articles : celui de Valérie Vignaux, op. cit. ; mais aussi celui de Dimitri Vezyroglou, « Le Parti
communiste et le cinéma. Nouveaux éléments sur l'affaire Spartacus (1928) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire,
2012/3, n° 115 (p. 63-74). DOI 10.3917/vin.115.0063.
39
Sur ce point, l’article de Christophe Gauthier est une source riche en informations et réflexions :
Christophe Gauthier, « Le cinéma : une mémoire culturelle », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, op. cit.
40
Pierre Bourdieu, L’illusion biographique, op. cit., p.72.
41
« [Le chercheur] Son inventivité archivistique, méthodologique, conceptuelle, narrative et lexicale constitue, au
sens fort, un acte créateur. Il fait œuvre en conjuguant une production de connaissances, une poétique du savoir et
une esthétique », Ivan Jablonka, op. cit., p.19.

20
Naît en son sein une multiplication des courants de pensée et écoles42, ainsi qu’à un
élargissement des thèmes qu’elle peut prétendre aborder43. Des objets jugés « indignes » de la
discipline, il y a quelques décennies, deviennent aujourd’hui des sources de choix pour
participer à l’enrichissement des connaissances historiques et des débats qu’elles sécrètent.

À la suite des travaux pionniers de Marc Ferro (dès la fin des années 1960) 44, une série
de chercheurs venus d’autres disciplines s’est emparée de ce nouveau jouet intellectuel,
participant à vivifier les champs de recherche 45. Grâce à l’inventivité méthodologique,
transdisciplinaire, qu’impliquent les processus d’investigation dans des domaines novateurs et
sans précédents. Une tâche ardue, attrayante, à laquelle aspire ce travail de thèse, en interrogeant
les différentes facettes des relations qui lient cinéma et histoire. Le septième art est un reflet
subjectif des pulsations du réel, avec un savant mélange dimensionnel entre temps et
mouvement, comme l’a suggéré Deleuze dans une démonstration référence jusqu’à nos jours 46.
Dès lors, l’histoire est présence, omniprésence : le médium audiovisuel les suggère, en
incarnant, en illustrant l’existence humaine et ses tremblements temporels47, parce qu’il est
théâtre des mondes, des labyrinthes que l’être humain érige. Scène où se jouent, se renouvellent
au gré des époques, la force des relations entre image, mouvement et sensations. Depuis
l’arrivée du train en gare de La Ciotat, jusqu’aux dernières expérimentations filmiques,
marquées par un recours aux technologies 3D ou encore au tout-numérique, qui tend à
bouleverser l’idée même du septième art. Saisir l’essence historique des créations filmiques qui
peuplent le corpus de cette thèse est une de nos ambitions majeures.

42
Avec un souci plus aigu pour renouveler les thèmes d’études, en s’appuyant par exemple sur d’autres disciplines
comme l’anthropologie, l’économie, la science politique, la littérature, l’art, les sciences ou encore l’archéologie.
43
Citons, pêle-mêle, le climat, l'inconscient, le mythe, les mentalités, la linguistique et l'histoire, le livre, les jeunes,
la cuisine, l'opinion publique, la fête et, donc, le cinéma. Une référence essentielle : Jacques Le Goff, Pierre Nora
(dir.), Faire de l’histoire (3 volumes), Paris, Gallimard, 1984 (pour la première parution).
44
Deux articles font office de fondations d’un nouveau courant intellectuel : Marc Ferro, « Société du XXe siècle
et histoire cinématographique », Annales E.S.C., 1968, n° 23, ainsi que Marc Ferro, « Le film, une contre-analyse
de la société ? » Annales E.S.C., 1973 repris dans Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, 1993, p. 39.
45
Dans les années 1970, citons l’article de Pierre Sorlin, « Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir », Revue
d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. XXI, avril-juin 1974, p. 255. Dans les années 1980, en France ainsi
qu’aux États-Unis se développent des écrits fondateurs : Jean-A. Gili et Pierre Milza, « Histoire et Société », Revue
d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. XXXIII, avril-juin 1986, p. 177 ; Robert C. Allen, Douglas
Gomery, Faire l’histoire du cinéma. Les modèles américains [1985], Paris, Nathan, 1993 pour la traduction
française. Enfin, dans les années 1990, notons l’effort de Robert Rosenstone, « Film historique/Vérité
historique », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 46, avril-juin 1995, p. 163-164.
46
Avec deux tomes : L'image-mouvement, Paris, éditions de Minuit, 1983, et L'image-temps, Paris, éditions de
Minuit, 1985.
47
« Je crois que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche du temps : du temps
perdu, du temps négligé, du temps à retrouver. Elle y va pour chercher une expérience de vie, parce que le cinéma,
comme aucun autre art, élargit, enrichit, concentre l’expérience humaine. Plus qu’enrichie, son expérience est
rallongée, rallongée considérablement. […] Quel est alors l’essentiel du travail d’un réalisateur ? De sculpter dans
le temps », Andreï Tarkovski, Le temps scellé, Paris, éditions Philippe Rey, 2014, p.75.

21
L’histoire du cinéma a progressivement élargi son spectre problématique : depuis le
contexte social faisant le lit de l’idée créative jusqu’aux réceptions de l’œuvre, dans des sociétés
et des époques diverses, en passant par le contexte de production, l’expérience du tournage, la
mélodie façonnée par le montage ou encore les contextes de diffusions. Depuis la fin des années
1990, l’inventivité méthodologique, guidée par le désir de faire parler différemment les sources
artistiques au sein des sciences humaines, a généré des travaux prenant en compte l’étendue des
itinéraires d’un film et ses contenus. Une référence bibliographique emblématique de ce type
de micro-histoire concerne le long métrage de Sergueï Eisenstein datant de 1927, Octobre48.
D’autres travaux abordent cette diversité des chemins de l’art cinématographique 49. Ces
nouveautés nourrissent également la traditionnelle école de l’esthétique filmique, en ajoutant
aux analyses formelles d’une œuvre d’art un nécessaire effort de contextualisation. Ce qui
entraîne un enrichissement mutuel, au sein de la discipline historique comme en termes
d’analyses esthétiques pures. Notre travail de recherche s’inspire de cet arbre des possibles.

Le cinéma et l’histoire sont des fruits, mais aussi des producteurs de mémoire(s), guidés
par les subjectivités des rapports au monde. En effet, le cinéma, au même titre que la démarche
historique, est peuplé, nourri, remis en question par le règne de la mémoire. L’image, autant
que l’écriture des époques passées, transpose et fige les mémoires du monde, de l’échelle la
plus locale à la plus universelle. Ces deux médias deviennent des témoignages subjectifs
forgeant des représentations, selon des formes et des motivations dévoilant comment les êtres
s’approprient le temps qui passe et ses fruits, ses dynamiques, ses chemins, ses oublis. Cela
remet en question les discours imposés sur comment appréhender l’hier selon les
problématiques, les équilibres d’aujourd’hui.

Progressivement, la perspective de connaissances globales des conditions d’existence


d’une œuvre d’art s’intensifie : depuis le contexte idéologique, culturel, économique, social à
l’œuvre, alors que naît l’idée et la possibilité créative, jusqu’aux diffusions et réceptions
multiples de cette œuvre au sein de diverses sociétés, elles-mêmes traversées de points
communs mais aussi de dissonances qui auront un impact sur l’itinéraire de l’œuvre. Sans
oublier les moments cruciaux que représentent le tournage et le montage d’un film. La situation
chilienne, sur ce point, est notable 50. Après une longue période où les publications liées au

48
Michèle Lagny, Marie-Claire Ropars, Pierre Sorlin, La Révolution figurée. Film, histoire, politique, Paris,
Albatros, 1979.
49
Deux références pour illustrer cela : Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard. Un film dans l’histoire, Paris, Odile
Jacob, 2007 ; Michèle Lagny, Edvard Munch. Peter Watkins, Paris, Aléas, 2011.
50
Trois articles en particulier permettent d’avoir un large panorama de l’état historiographique des études sur le
cinéma chilien : Hans Stange, Claudio Salinas Muñoz, «La incipiente literatura sobre cine chileno. Obra en

22
septième art furent discrètes et moindres (de l’invention du cinéma jusqu’à la fin de la
dictature)51, les ouvrages se multiplient progressivement, dès le début des années 1990, moment
d’une impulsion culturelle retrouvée. Les maisons d’édition permettent la sortie d’histoires du
cinéma national, avec des dictionnaires et anthologies52, d’écrits dédiés à certaines périodes,
certains courants historiques53 mais également de travaux liés aux genres cinématographiques54,
aux différents pôles géographiques de création55, aux réceptions critiques56 ou encore aux
libertés et restrictions qu’engendrent l’art cinématographique 57. En outre, la monographie
biographique (individu ou communauté de cinéastes) prend une certaine ampleur dans les

construcción», laFuga, avril 2008 (source : http://www.lafuga.cl/la-incipiente-literatura-sobre-cine-chileno/302,


consultée le 12 novembre 2017), ainsi que Marcela Parada Poblete, «El estado de los estudios sobre cine en Chile
: una visión panorámica (1960-2009)», Razón y palabra, n°77, aout-octobre 2011 (source :
www.razonypalabra.org.mx/varia/.../67_Parada_V77.pdf, consultée le 12 novembre 2017), ou encore María
Parada Poblete, « Los estudios cinematográficos en Chile: aproximaciones a la conformación y reflexión de
campo», Miguel Hernández Communication Journal, nº8, 2017, pp.85-119 (source :
http://rev.innovacionumh.es/index.php?journal=mhcj&page=article&op=view&path%5B%5D=176&path%5B%
5D=332, consultée le 12 novembre 2017).
51
Les premiers ouvrages considérés en lien avec le cinéma chilien datent des années 1950 : Yo soy tú (Délano,
1954) ainsi qu’Alberto Santana, Grandezas y miserias del cine chileno, 1957. Les années 1960-1973 voient
quelques œuvres être publiées : Historia del cine chileno (Godoy, 1966 y Ossa, 1971). Pendant la dictature
militaire, un nombre infime de publications : la plus notable est celle d’Alicia Vega, Re-vision del cine chileno
(1979).
52
Clásicos del cine (Navarro, 1996), Chile versus Hollywood (Olave, 1997), El cine en Chile: crónica en tres
tiempos (Mouesca, 1997), Filmografía del cine chileno (Muñoz y Burotto, 1998), Cine y memoria del siglo XX
(Mouesca y Orellana,1998), ¿Qué es el cine? (Muñoz, 1999), Cien años de cine chileno, 1902-2002 (Latorre,
2002), El cine que fue: 100 años de cine chileno (Claudia Barril R. y José M. Santa Cruz G., editores), Enfoques
al cine chileno en dos siglos (Mónica Villarroel, coordinadora).
53
Nuevo cine latinoamericano en Viña del Mar (Aldo Francia, 1990), Cine chileno: veinte años: 1970-
1990 (Mouesca,1992), Cine mudo chileno (Jara, 1994), Huérfanos y perdidos: el cine chileno de la transición,
1990-1999 (Cavallo, Douzet y Rodríguez, 1999), Explotados y benditos: mito y desmitificación del cine chileno
de los 60 (Cavallo y Díaz, 2007), Historia del cine experimental de la Universidad de Chile 1957-1973 (Salinas y
Stange, 2008), El novísimo cine chileno (Ascanio Cavallo y Gonzalo Maza, editores).
54
Le domaine documentaire, qui nous intéresse au plus haut point dans ce travail de recherche, devient un sujet
d’études important au début des années 2000 : Jacqueline Mouesca, El documental chileno, 2005 ; Alicia Vega,
Itinerario del cine documental chileno, 2006, Pablo Corro (dir.), Teorias del documental chileno, 2007). De plus,
d’autres recherches expérimentales se focalisent sur des facettes particulières du septième art : Animación, la
magia en movimiento (Vivienne Barry) y El Cine y el Derecho Penal (Silvio Cuneo Nash).
55
Historia del cine y video en Valdivia (González, 1996), Apuntes del cine porteño (Valenzuela, 2003),
Antofagasta de película: historia de los orígenes de un cine regional (Jara...[et al.], 2008) y El audiovisual en el
sur de Chile: pasado, presente y futuro (González, 2008).
56
La butaca de los comunes. La crítica de cine y los imaginarios de modernización en Chile (Hans Stange Marcus
y Claudio Salinas Muñoz, editores).
57
Censura cinematográfica (Vial, Cavallo... [et al.], 2000), Pantalla prohibida, censura cinematográfica en Chile
(Olave y de la Parra, 2001), Audiovisual y política en Chile (Claudia Barril, Pablo Corro y José Miguel Santa Cruz,
editores), Cine, Neoliberalismo y Cultura. Crítica a la economía política del cine chileno contemporáneo (R.
Trejo, 2009, Santiago de Chile, Arcis).

23
années 200058, au même titre que le rythme des publications liées au cinéma 59. On ne peut
comparer le dynamisme intellectuel et universitaire chilien à d’autres pôles géographiques
(comme la France ou les États-Unis, pour ne citer que deux exemples), mais les tendances qui
se dégagent en observant la croissance des études et travaux liés au cinéma permettent de mieux
comprendre les intérêts, les curiosités qui traversent une société chilienne toute en mouvements.

Patricio Guzmán, un médiateur transnational

Une autre notion théorique est au centre du parcours du cinéaste chilien, autant qu’au
cœur de l’époque envisagée : le transnational. Patricio Guzmán, de par un itinéraire marqué par
une mobilité géographique ainsi qu’une activité dense au sein d’un art marqué par l’existence
de réseau dépassant les traditionnelles barrières nationales, incarne l’échelle transnationale. Il
en est un acteur d’envergure dans les dernières décennies du XXe siècle, au même titre que de
nombreux artistes : de Pablo Picasso à Chris Marker, en passant par Charlie Chaplin, Milan
Kundera ou encore Julio Cortázar, la liste de celles et ceux qui, par leurs activités et
engagements artistiques, ont dépassé les frontières de leur propre terre natale, est dense. La
notion du « transnational » est un paradigme relativement récent dans les champs universitaires
et scientifiques. Selon le dictionnaire Larousse elle évoque un objet de recherche, « qui à
appartient à plusieurs nations »60, avec de multiples formes et incarnations possibles 61. Son
émergence met en relief des questionnements par rapport à la toute-puissance de l’échelle
nationale, alors même que le XXe siècle, temps d’une globalisation accélérée, transcende le
confort de l’horizon national :

58
Cine a la chilena: las peripecias de Sergio Castilla (Cortínez, 2001), Conversaciones con Raúl Ruiz
(Buci-Glucksmann...[et al.], 2003), La voz de los cineastas: cine e identidad chilena en el umbral del milenio
(Villarroel, 2005), El otro guión: el cine chileno de ficción según sus directores y productores (Caiozzi,
Littín...[et al.], 2006), El cine nómade de Cristián Sánchez (Ruffinelli, 2007), El cine de Patricio Guzmán:
en busca de las imágenes verdaderas (Ruffinelli, 2008) y Zoom-back, camera. El cine de Alejandro
Jodorowsky (Chignoli, 2009), Eduardo Sabrovsky, Conversaciones con Raúl Ruiz, 2005 ; El cine de Raúl Ruiz:
fantasmas, simulacros y artificios (Valeria de los Ríos e Iván Pinto, editores).
59
À partir de l’année 2000, le rythme des publications se multiplie par rapport aux périodes antérieures. Entre
2000 et 2009 sont publiés 56 ouvrages relatifs au cinéma (et on peut y ajouter 7 publiés durant l’année 2010) («Del
año 2000 en adelante, se duplica ampliamente la publicación del período precedente. Entre el año 2000 y 2009, se
publican 56 libros relativos al cine (a los que podríamos sumar 7, en lo que va del año 2010)»), Marcela Parada
Poblete, «El estado de los estudios sobre cine en Chile : una visión panorámica (1960-2009)», op. cit. (consulté
le 26 novembre 2017) (traduction personnelle).
60
Définition du Larousse, juin 2017.
61
« Ce foisonnement des contenus suggère la variété de ce qui passe ainsi à travers, au-dessus des frontières, de
l’objet anodin au matériel complexe, des êtres humains aux micro-organismes, des produits de l’esprit (idées,
concepts, paradigmes, normes, pratiques, lois et règlements) aux produits matériels, du vivant au manufacturé, du
financier au spirituel. Bien sûr, la liste n’est pas ainsi épuisée et reste longue », Pierre Yves Saunier, « Circulations,
connexions et espaces transnationaux », Genèses, 2004/4, n°57, p.110-126 (DOI 10.3917/gen.057.0110), p.113.

24
« En mettant l’accent sur les circulations, aussi bien sur la manière dont elles traversent, agitent,
dépassent, subvertissent le national, que sur les manières dont le national les contraint et les
organise, en s’attachant à un terrain chronologique marqué par la force symbolique et pratique
des États-nations, l’approche transnationale n’est donc pas nouvelle mais simplement inédite »62.

Ainsi, la période chronologique considérée par notre travail est marquée par une
accélération dans la construction de réseaux, d’espaces transnationaux remettant en question
les équilibres traditionnels, que ce soit dans les contenus socio-politiques, culturels, artistiques,
symboliques mais également dans les paradigmes méthodologiques et intellectuels guidant les
sciences (qu’elles soient dures ou humaines). La notion transnationale est fille du XXe siècle
globalisé. Pourtant, la clarté et le consensus quant à sa définition restent difficiles à atteindre
jusqu’à présent :

« L’émergence, sur le long XXe siècle, d’un espace de pratiques caractérisé par son déploiement
à la fois au-dessus ou au-delà du national et inséré dans les interstices des nations, espace que
l’on qualifiera ici de transnational pour faire court, le lieu n’étant pas aux entreprises de
définition »63.

L’usage des possibilités transnationales est un outil permettant de transcender les


connaissances établies, et y distiller des reliefs nouveaux grâce à la multiplicité contextuelle et
la diversité des ressources que chaque échelle transnationale génère. Pour autant, la modération
dans l’usage méthodologique du transnational sera de mise dans notre entreprise, car elle porte
en elle des symboliques orientées, notamment dans l’équilibre des rapports entre local et global.
Nous chercherons à illustrer cet équilibre mais sans pour autant justifier un tout-global aveugle,
où l’analyse transnationale gommerait toute spécificité nationale :

« Embrasser une perspective transnationale est une démarche riche de possibilités, comme le
suggèrent au lecteur les ouvrages présentés ici, mais qui recèle aussi un ensemble de possibles
moins alléchants. Parmi les risques […] figure en bonne place pour l’historien la propension à
glisser vers le rôle de l’intellectuel organique de la globalisation, que ce soit dans sa version
libérale et post-nationale, jouant ainsi une fonction similaire à celle des historiens qui
contribuèrent à la construction et à la légitimation des États-nations, ou bien dans sa version
altermondialisante et contestatrice »64.

Un projet de recherche expérimental

62
Pierre Yves Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », op. cit., p.111.
63
ibid, p.117.
64
ibid, p.125-126.

25
Pour définir méthodologiquement cette thèse, l’expérimentation, devant un sujet inédit,
sera une alliée de choix. Nous souhaitons nous approprier les normes méthodologiques
disciplinaires pour servir au mieux le sujet d’étude, caractérisé par ses difficultés d’accès et
d’appréhension65. En effet, l’idée est de combiner différents niveaux d’analyses contextuelles,
pour cerner l’état du monde, depuis ses dynamiques globales jusqu’à ses reliefs les plus locaux,
dans l’optique de décrypter plus aisément le parcours individuel de Patricio Guzmán, et ainsi
saisir où celui-ci se situe par rapport aux mécanismes sociaux. Se pose la question de la norme
et ses marges, pour analyser où se place l’individu dans ce panorama. Et puisque ce travail de
thèse est centré sur l’existence d’un cinéaste, notre démarche héritée de la méthode historique
sera nourrie par une étude approfondie de la « vie » de chaque œuvre du corpus filmique
identifié précédemment. Un parcours, qui débute par l’idée qui inspire l’œuvre ; puis la
formation d’une équipe ; ensuite, un chemin qui passe par des phases d’écriture, de recherche
de financements et de moyens pour envisager la possibilité du tournage ; après, les moments de
tournage, de montage seront cruciaux pour envisager la création, les interactions avec le réel
dans le cinéma documentaire de Patricio Guzmán. Puis viendront des moments-clés pour notre
travail de recherche : les questions des termes de diffusions et de réceptions, selon des contextes
historiques et géographiques traversés par une variété riche autant que délicate à appréhender,
où les échelles d’analyses chiliennes, espagnoles et hexagonales seront au cœur, car ce sont les
trois sociétés où résida (et réside encore, dans le cas français) le documentariste. Un dernier
point portera sur l’état de patrimonialisation de l’œuvre et du cinéaste lui-même : les œuvres
d’art ont plusieurs vies, selon les dynamiques de l’histoire en mouvements. Mais les individus,
également, voient leurs actes et leurs auras fluctuer selon les mélodies de l’époque envisagée.
Patricio Guzmán n’échappe pas à cette tendance intéressante pour saisir les vibrations de
l’histoire.

Ce travail, centré sur les expressions artistiques d’un homme par rapport à son pays
d’origine, mais également par rapport à ses pérégrinations physiques et spirituelles tout au long
de plus de cinq décennies, se définit par un corpus filmique dense, et pourtant limité aux
créations cinématographiques portant sur le Chili. En effet, Patricio Guzmán a développé un
certain nombre d’œuvres extra-terre natale, mais elles ne seront que des outils secondaires dans
la compréhension de son parcours d’homme et d’artiste, dans ses interactions avec l’histoire et

65
« Toute discipline intellectuelle a ses règles et règlements, et l’on peut métaphoriquement construire à partir
d’eux des chemins pour parvenir à une appréhension des phénomènes qui cherchent à nous échapper, tel le
cinéma », « Le visage de la mer (en forme d’épilogue) », (pp.105-110), in Raul Ruiz, Poétique du cinéma 2, Paris,
éditions Dis voir, 2006, p.107.

26
les mémoires de son pays. Ici nous limiterons notre corpus aux œuvres abordant frontalement
le Chili, depuis les années 1960 et jusqu’à nos jours. Au total, 3 courts-métrages, 4 moyens-
métrages et 10 long-métrages, dont le détail est exposé dans la section « Corpus et sources » du
présent travail. Ses autres propositions filmiques auront pour fonction d’offrir des informations
sur le parcours du cinéaste, notamment par rapport à sa condition d’exilé, où la pratique
artistique se double d’une nécessité matérielle pour gagner sa vie, ce qui peut se matérialiser
par la réalisation de projets écrits, pensés, choisis par d’autres.

L’étude de la vie d’un artiste, en proie à une situation d’exil qui lui permet de s’installer
dans d’autres sociétés, sur d’autres continents, requiert des références bibliographiques aux
horizons variés et exigeants. Nous avons pu, notamment dans les bibliothèques parisiennes et
chiliennes66, mobiliser un matériel bibliographique conséquent. Tout d’abord, au-delà des
ouvrages spécifiques à l’itinéraire de Patricio Guzmán, d’amples lectures concernant le cinéma
guident ce travail de recherche : théories du cinéma, histoire du cinéma, avec des visées qui se
concentrent sur les cas latino-américains et chiliens, mais également sur le domaine
documentaire. Notons ici que des ouvrages plus globaux sur l’histoire des arts sont
complémentaires, dans nos investigations, avec les écrits des cinéastes, et plus généralement
des artistes et activistes de la culture, sur leurs pratiques mais aussi sur leurs rapports au monde.
Ensuite, pour ce qui concerne l’histoire, nos lectures constituent une alternance entre réflexions
générales, essais méthodologiques et analyses plus ciblées d’une période et/ou d’une zone
géographique précise. Ainsi, les travaux d’histoire mondiale côtoient ceux sur l’histoire
chilienne, espagnole ou encore cubaine. Mais si l’on évoque les contenus historiques, il faut
insister sur le rôle central (pour développer la bibliographie mais aussi les sources d’archives)
de l’outil internet. En effet, une multitude d’articles tirés de revues scientifiques est accessible
directement (et gratuitement) sur ce réseau, ce qui permet de réduire le nombre des
déplacements dans le cadre d’un travail de recherche (lui-même caractérisé par des ressources
économiques limitées). Par exemple, notre volonté d’évoquer les échos internationaux du coup
d’État du 11 septembre 1973 s’est nourrie d’une accessibilité bienvenue à de nombreux écrits
traitant de contextes géographiques multiples, ce qui aurait été inenvisageable s’il avait fallu se
rendre dans les différents pays pour consulter les revues de publication. On peut également se
réjouir de l’existence de l’outil internet quand il s’agit d’accéder à un certain nombre d’œuvres
audiovisuelles mettant Patricio Guzmán au centre du propos67, mais également afin d’accéder

66
La Bibliothèque nationale de la capitale chilienne fut un des lieux les plus arpentés pour nourrir nos recherches.
67
Notamment le documentaire de Boris Nicot, Filmer obstinément. Rencontre avec Patricio Guzmán (2014).
Consulter la liste des ressources audiovisuelles, à la fin du présent travail.

27
à des interviews ou interventions du cinéaste dans les sphères médiatiques 68. Le support
numérique est une des clés de l’avenir des recherches universitaires et scientifiques, quelque
soit la discipline ou la zone géographique envisagée.

Antoine De Baecque l’évoque dans ses recherches par rapport à la figure historique
qu’est Jean-Luc Godard : forger un corpus de sources d’archives, de ressources
bibliographiques est une opération créative longue, délicate et toujours inachevée69. Le spectre
des sources et ressources qui nourrissent notre effort scientifique est immense : c’est le fruit de
nombreux mois de recherches, entre Chili, France et Espagne.

Nous avons réalisé de nombreux entretiens entre 2012 et 2017 : Patricio Guzmán lui-
même (plusieurs fois, à son domicile parisien), ses collaborateurs Jacques Bidou et Nicolas
Lasnibat, ainsi qu’Élise Pestre70. En Espagne, nous sommes partis à la rencontre d’Andrea
Guzmán, fille aînée du documentariste. À Santiago, nous avons passé des heures à échanger,
discuter, questionner certains collaborateurs du cinéaste (Pedro Chaskel, Douglas Hubner,
Guillermo Cahn), des confrères (Andres Wood et Gloria Laso, également ancienne compagne)
ainsi que des acteurs de la vie culturelle et pédagogique du Chili post-dictature (Ricardo
Brodsky, mais aussi la professeure d’histoire Marina Donoso). Nous avons également pu nous
appuyer sur les témoignages écrits de José Bartolomé (ancien camarade d’école de cinéma à
Madrid, mais aussi collaborateur sur la trilogie de La batalla de Chile) et du suédois Erik
Edelstam (fils de l’ambassadeur suédois en place à l’époque du coup d’État militaire chilien).
Pour évoquer les autres sources récoltées, sur des supports variés, au Chili nous avons pu
consulter la presse et les revues spécialisées sur les arts (entre les années 1960 et 2010) pour
saisir l’ampleur des réceptions populaires et critiques des œuvres de Guzmán dans son propre
pays. Nos contacts avec les réseaux universitaires nous ont permis de nous procurer trois des
premiers courts-métrages réalisés par le cinéaste chilien, grâce à l’aimable collaboration de
l’université Catholique du Chili71. Précisons aussi que nous avons pu nous mettre en relation
avec l’organisation du FIDOCS, le festival de documentaire créé par Patricio Guzmán, pour
obtenir informations et conseils concernant notre projet de recherche. En Espagne, c’est

68
Voir la liste des sources audiovisuelles numériques à la fin de ce travail de recherche.
69
« L’essentiel de mon temps de recherche s’est concentré sur la reconstitution de ce que je nommerai le « puzzle
archivistique » godardien : un corpus d’archives à inventer », Antoine De Baecque, Godard. Biographie, Paris,
éditions Grasset & Fasquelle, 2010, p.11-12.
70
Psychologue clinicienne, psychanalyste et maître de conférences à l’université Paris Diderot, spécialisée sur la
psychopathologie du traumatisme, l’exil et les subjectivités à l’épreuve du monde globalisé.
71
Et plus précisément de Susana Foxley, professeure membre de la Faculté de Communications, qui nous a ouvert
les portes du catalogue d’archives audiovisuelles de cette université.

28
principalement pour mieux connaître l’expérience étudiante du futur réalisateur que nous nous
sommes rendus à Madrid, plus précisément à la Filmothèque espagnole, pour consulter les
archives de son dossier d’étudiant au sein de l’École Officielle de Cinématographie, mais
également pour découvrir ses « devoirs » filmiques, ses différentes créations à cette époque.
Enfin, en France, nous avons pu mobiliser une ample collection d’archives de presse qui
répertorie les diverses réceptions des films de Patricio Guzmán au sein de la Cinémathèque
française ; nous avons également consulté un certain nombre de revues spécialisées. C’est donc
une synergie de ressources variées, autant en termes de supports que de provenances
géographiques, qui nourrit la teneur de notre travail de thèse.

Ce travail de recherche a pour objectif de répondre de manière concrète à un certain


nombre d’interrogations, qui sont au cœur des motivations de cette étude biographique sur le
cinéaste chilien Patricio Guzmán. En premier lieu, qu’est-ce que son cinéma apporte à l’histoire
(et inversement) ? Ensuite, existe-t-il des spécificités inhérentes à sa pratique du 7ème art ? Si
oui, quelles sont-elles ? L’étude de sa filmographie, envisagée sous le prisme de ses expériences
d’être humain, permettra également de répondre à une question qui traverse l’histoire des arts :
qu’est-ce qu’un art (ici un cinéma) engagé ? Enfin, dans l’idée d’un dépassement de la seule
étude de ce cinéaste, nous poserons la question des possibilités d’avenir(s) pour le cinéma, et
plus particulièrement du champ documentaire.

Précisons que le travail de recherche s’accompagne, dans nos velléités, d’un travail sur
l’écriture qui tend à éclaircir le propos, lui donner une accessibilité notable, ainsi qu’à emmener
le lecteur sur les traces des mondes traversés par le documentariste chilien 72. Toutes ces
ambitions se déclinent dans un travail organisé chronologiquement en quatre temps. La
première partie (années 1940 – 1972) aborde « l’adolescence artistique » de Patricio Guzmán,
de son enfance à la fin de l’année 1972, climax du processus révolutionnaire défendu par l’Unité
Populaire, dans lequel l’apprenti-cinéaste s’engage totalement, intensément, après un détour de
quelques années en terres espagnoles. Dans un second temps (1973-1979), nous aborderons les
derniers mois de l’Unité Populaire chilienne, le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 et
l’itinéraire de Patricio Guzmán, exilé volontaire et fervent défenseur du rêve brisé dans les
années qui suivent son départ du pays natal, sur une période allant du début de l’année 1973

72
« Il ne s’agit pas de tuer l’histoire à coups de fiction et de rhétorique, mais de la retremper par une forme, une
construction narrative, un travail sur la langue, dans un texte-enquête qui épouse son effort de vérité. La création
littéraire est l’autre nom de la scientificité historienne. Le chercheur a tout intérêt à écrire de manière plus sensible,
plus libre, plus juste. Ici, la justesse, la liberté, la sensibilité ont partie liée avec la capacité cognitive, comme on
dit qu’une démonstration mathématique est « élégante » », Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature
contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, op. cit., p.14.

29
jusqu’à l’extrême fin des années 1970, lorsqu’il conclut la trilogie filmique de La batalla de
Chile et quitte sa famille et Cuba pour l’Europe. Le troisième chapitre de ce travail sera consacré
à une période chronologique allant du début des années 1980 à 1997, ce qui correspond à un
approfondissement de son expérience de l’exil, avec l’arrivée dans le Madrid du début de la
décennie, où le cinéaste va vivre de nouvelles expériences, marquées par la subjectivité
complexe de l’exilé. 1997 clôturera la troisième partie : la date correspond à la sortie de sa
première œuvre chilienne après le retour théorique de la démocratie au pays de Pablo Neruda,
en 1990 (Chile, la memoria obstinada). Enfin, la dernière partie de notre thèse balaie la période
1997-2016, marquée par une reconnaissance croissante du cinéaste et de ses œuvres alors même
qu’il développe une filmographie entièrement dédiée aux luttes mémorielles, à la bataille contre
l’oubli qui semble être un des moteurs dans le Chili de la fin du XXe siècle et du début du XXIe.
L’obsession du cinéaste pour ses terres, dans ses créations filmiques ainsi que ses activités
cinéphiliques, se teinte d’une puissance d’universalité qui l’installe progressivement au sein des
références du cinéma documentaire mondial.

30
PREMIÈRE PARTIE : UNE
ADOLESCENCE ARTISTIQUE, ENTRE
LES PULSATIONS DE L’HISTOIRE
(ANNÉES 1940 – 1972)

31
Santiago du Chili. 1972. À mesure que le projet révolutionnaire de l’Unité Populaire se
développe, il se voit remis en cause de toutes parts. L’urgence militante d’une participation
quotidienne aux pulsations du « Bateau ivre » chilien devient cruciale pour Patricio Guzmán,
au-delà des lignes tracées par Chile films. À la force du cinéma qu’il forge depuis ses débuts,
le cinéaste projette d’immortaliser, jour après jour, les destinées d’une révolution en cours, ses
respirations, ses doutes, ses énergies. C’est un long chemin parcouru, depuis l’inertie des années
1940 jusqu’au début des années 1970. Pour saisir ce que nous appelons l’adolescence artistique
du documentariste chilien, il convient de mettre en perspective le parcours de l’individu au sein
de dynamiques plus globales, transnationales, qui rythment son quotidien et influent sur ses
goûts, ses choix, ses expériences et manières de dessiner le monde. Pour mieux appréhender la
complexité des décennies entourant le milieu du XXe siècle.

A. Des mondes en mouvements : nouvelles aspirations


d’après-guerre
S’intéresser à la biographie d’un créateur implique d’analyser les grandes dynamiques,
les réseaux, les évolutions et les inerties qui caractérisent l’horizon quotidien des hommes. Et
dans un monde globalisé, marqué par un conflit idéologique international marqué au sortir de
la seconde guerre mondiale, il convient de s’intéresser aux contextes globaux, pour ensuite
placer le curseur sur une échelle continentale, puis nationale. Car le Chili n’est en rien isolé des
grands bouleversements du monde, notamment après la crise économique majeure de 1929 73.
Ce travail de thèse requiert une contextualisation s’étendant sur diverses échelles : du global au
local. Le futur cinéaste naît en 1941. Son enfance, son adolescence sont associées à la fin des
années 1940 et, surtout, aux années 1950. Une période chronologique marquée par des
reconfigurations dans les équilibres internationaux, qui influent sur les configurations
nationales, à tous les niveaux (politiques, économiques, sociaux, culturels, etc.). Sans oublier
les logiques propres aux sociétés, leurs pulsations internes, qui nourrissent et/ou freinent des
tendances plus globales. Évidemment, la mainmise des États-Unis sur l’Amérique latine est un
facteur clé pour saisir les grandes évolutions, continentales et nationales, qui ont cours au Chili
et chez ses voisins.

73
L’influence des pulsations internationales au Chili, notamment la grande crise économique de 1929, est dotée
d’une intensité, au XXe siècle, sans commune mesure avec le siècle précédent («El impacto de los acontecimientos
internacionales en Chile, comenzando con la gran crisis de la economía capitalista en 1929, tiene en el siglo XX
una intensidad que no se había visto en el XIX»), Sofía Correa, Historia del siglo XX chileno. Balance paradojal,
Santiago, Editorial sudamericana, 2001, p.181 (traduction personnelle).

32
1. L’immédiat après-guerre : entre inerties et dynamiques
a. La Guerre froide et ses répercussions latino-américaines
Le second conflit mondial confirme le déclin des puissances européennes
traditionnelles, ainsi que l’affirmation des deux superpuissances, irréconciliables, qui portent la
responsabilité de la victoire face à l’Allemagne nazie : les États-Unis et l’Union Soviétique74.
Les antagonismes immenses entre les deux modèles de civilisation, ainsi que leurs velléités
expansionnistes (ou impérialistes), provoquent un conflit global où les idéologies 75, les zones
d’influences et de pouvoirs effectifs dominent (majoritairement) la violence des conflits armés.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale (avec, par exemple, les événements algériens), mais
surtout à partir du début des années 1950, les agitations émanant de ces dynamiques ne cessent,
et s’incarnent sous plusieurs formes. Le conflit entre bloc capitaliste et bloc socialiste, à
l’échelle mondiale, provoque des réticences et nourrit des velléités sociopolitiques inédites,
tournées vers d’autres temporalités, d’autres dimensions, parmi lesquelles les plus notables sont
le national76 (vague de mouvements d’indépendances qui traverse de nombreuses régions du
monde, notamment en Afrique et en Asie), mais aussi le continental : exemple de la constitution
progressive d’une union des États européens ; mais également, en Amérique, la création de
l’Organisation des États Américains, sous l’impulsion des États-Unis. Avec une stratégie :
lutter contre la « menace » du modèle soviétique sur le continent.

La dialectique marxiste du monde « parfait », sans classes, a le bénéfice de sa jeunesse


ainsi que de la radicalité de ses propositions77, là où le modèle démocratique capitaliste garantit
des libertés grâce auxquelles l’individu peut se réaliser, au centre du projet et solidement
respecté par ses compatriotes. Les pays appartenant à ce que la géopolitique de l’époque
nommait « tiers-monde », historiquement marqués par le joug des puissances coloniales et
impérialistes, sont les théâtres de violences multiples et d’inégalités traditionnelles. Au moment
où le monde se complexifie, où les dynamiques encourageant des changements se développent,

74
«L’entente entre les démocraties occidentales et l’Union soviétique se révèle impossible. […] affrontement bloc
contre bloc – celui du « monde libre » et du monde communiste », Michel Winock, Le XXe siècle idéologique et
politique, Paris, Perrin, 2009, p.24.
75
«Un système d’idées et de théories destinées à servir d’armes dans le combat politique. Disons que les idéologies
politiques sont des systèmes de représentation du monde, de la société, de l’histoire, visant à servir une volonté
d’action », op. cit., p.15.
76
Pour approfondir les problématiques qui lient Chili et Guerre froide, deux références bibliographiques
essentielles : Tanya Harmer, Alfredo Riquelme Segovia (ed.), Chile y la Guerra fría global, Santiago du Chili,
RIL editores, 2014 ; Joaquin Fermandois, Mundo y fin de mundo : Chile en la política mundial, 1900-2004,
Santiago de Chile, ediciones Universidad Católica de Chile, 2005.
77
«Le marxisme, aux yeux de beaucoup, est devenu le seul instrument de progrès réel, l’outil désigné de
l’émancipation prolétarienne et humaine », Winock, op. cit., p.150.

33
nombre de sociétés vivent des processus (au moins aux niveaux intellectuels) de recherches de
modèles permettant plus de justice sociale, d’indépendance menant au progrès, au
développement78. Dans ce cadre, l’Union soviétique, présentée comme le modèle garantissant
la paix79, obtient des échos certains ; la Chine maoïste également 80, renforçant la puissance
idéologique du bloc marxiste. L’heure est à la prise de conscience, et en Amérique latine, théâtre
de la « révolution permanente »81, les débats fusent, dès le début des années 1950, par rapport
à l’inertie traditionnelle dont est empreint le continent.

La situation latino-américaine, historiquement liée au joug du voisin du nord sur le plan


économique (avec des conséquences multiples en termes d’orientations politiques et de
dynamiques sociales), entraîne des attraits pour d’autres formes de modèles sociétaux, marqués
par une liberté d’autonomie plus ample par rapport au poids du capitalisme nord-américain. De
nouvelles aspirations commencent à germer, bousculant les pratiques traditionnelles du
pouvoir, caractérisées par des élites conservatrices suivant les grandes lignes imposées par le
capitalisme international : celui-là même qui, par sa nature et ses logiques, rejoignait les intérêts
des classes dominantes, peu intéressées par les questions sociales et les doléances venant des
marges du corps social. La guerre froide, qui débute au milieu des années 1940, a pour
conséquence une progressive lutte nord-américaine contre l’emprise (effective ou symbolique)
des partis communistes dans les états latino-américains. C’est une époque où les interventions
militaires contre des pouvoirs jugés trop proches des mouvances progressistes, en vertu de la
lutte contre le communisme, génèrent une harmonisation dans les manières de diriger des
nations latino-américaines, par rapport aux diktats du conflit mondial en cours. Chasse-gardé
des États-Unis, l’Amérique latine était également, contre toute attente, une source
d’expérimentations politiques qui critiquaient, de manière plus ou moins prononcée, le modèle
établi : exemples de Perón en Argentine, ou encore de Getulio Vargas au Brésil, avec l’Estado
novo. Malgré tout, le panorama continental paraît lié, par la force de l’histoire immédiate, à
l’emprise du voisin nord-américain, alors que grandit un certain Patricio Guzmán.

78
Nous utilisons le terme sans ignorer que ce concept est sujet à de nombreux héritages idéologiques, symboliques
qui rendent complexe la compréhension de ce qu’est le développement sans en faire un terme « connoté ».
Néanmoins, l’époque qui nous intéresse est traversée par les chimères que revêt ce mot. Pour approfondir sur ce
thème : Gilbert Rist, Le développement, histoire d’une croyance occidentale, Paris, Les presses Science Po, 2007.
79
En effet Jdanov, dépositaire de l’idéologie soviétique par rapport au monde, insiste sur le fait que l’URSS et ses
alliés « luttent pour l’établissement d’une paix juste et durable », au contraire du rival nord-américain, qui prépare
« une nouvelle guerre, antisoviétique », Winock, p.129.
80
« Après la victoire de Mao dans la Chine immense, le communisme portait en lui l’avenir comme en hiver les
arbres portent en eux la promesse de la prochaine floraison », Winock, p.145.
81
Selon l’expression de Pierre Vayssière sur la quatrième de couverture de son ouvrage Les révolutions
d’Amérique latine, Paris, éditions du Seuil, 1991.

34
b. « L’inertie dynamique » du Chili de Patricio Guzmán (années 1950)

Les années 1950, et le début des années 1960, représentent une période de « fin de cycle
» pour une certaine conception de la société chilienne, fondée sur la notion d’État de
compromis82. En effet, c’est le début d’un syncrétisme entre les élites politiques traditionnelles
et les classes moyennes, en pleine croissance grâce à la montée en puissance de la redistribution
étatique83. Notons également le rôle des femmes dans l’élargissement des catégories sociales
qui s’insèrent avec force dans le jeu politique, après l’adoption du droit de vote féminin, en
194984.

Ces nouveaux horizons citoyens ont pour conséquence toute une série de dynamiques,
tant au niveau démocratisation, intérêts pour les décisions prises par l’État, que culturel
(exemple du théâtre, sous l’impulsion universitaire 85). Les offres et demandes s’accroissent : la
situation du livre est un bon indicateur d’une tendance forte de cette période 86. La diffusion, le
partage d’écrits, d’idées venus de tous horizons s’intensifient, complexifiant le panorama
intellectuel et symbolique chilien87, malgré le faible espace occupé par la littérature nationale

82
Les années 60 sont une décennie notable, dans le monde, pour le haut degré d’agitations sociales et politiques.
Au Chili, ce fut ressenti comme l’indubitable déclin du modèle de société dominant jusqu’ici : l’État de
compromis, avec son paradigme de développement de substitution des importations, connaissait sa phase terminale
(« La década de los 60 se destacó en el mundo por su alto grado de agitación social y política. En Chile, esto era
signo inequívoco de la clausura del modelo de sociedad hasta entonces imperante: el Estado de Compromiso, con
su estrategia desarrollista de sustitución de importaciones, entraba en su crisis terminal»), Martin Bowen Silva,
«El proyecto sociocultural de la izquierda chilena durante la Unidad Popular. Crítica, verdad e inmunología
política», Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En línea], Debates, Puesto en línea el 21 enero 2008, consultado el 16
febrero 2017. URL: http://nuevomundo.revues.org/13732; DOI: 10.4000/nuevomundo.13732 (traduction
personnelle).
83
Consolidation des classes moyennes, qui deviennent des acteurs sociaux au poids crucial dans la vie politique,
économique et culturelle du pays vers le milieu du siècle. Ce furent les grandes bénéficiaires des politiques des
gouvernements radicaux. L’élargissement, ainsi que l’intensification du rôle pourvoyeur de l’État, participèrent à
une amélioration majeure de leurs conditions de vie et d’emploi («consolidación de los grupos medios como
actores sociales de enorme gravitación en la vida política, económica y cultural del país, durante las décadas
intermedias del siglo. Fueron estos los más beneficiados con los gobiernos radicales. La ampliación e
intensificación de la función proveedora del Estado les reporto importantes mejorías en sus condiciones de vida y
de trabajo»), Sofía Correa, op. cit., p.159 (traduction personnelle).
84
Progressive insertion des femmes au sein des hautes sphères politiques. Fortes d’une reconnaissance totale de
leurs droits politiques en 1949, elles s’intègrent aux activités législatives («paulatina inserción de las mujeres a las
altas esferas de la política. Con el pleno reconocimiento de sus derechos políticos en 1949, estas se incorporan a
la actividad legislativa»), Correa, op. cit., p.167 (traduction personnelle).
85
Avec la création, par exemple, du Théâtre Expérimental de l’Université du Chili en 1941.
86
Entre 1930 et 1950 on observe une expansion notable des mondes de l’édition, favorisée notamment par une
réaction face aux restrictions des importations, une conséquence héritée de la crise économique qui débute en 1929
(«de 1930 a 1950 se observa una expansión de la actividad editorial, propiciada en parte por la necesidad de
contrarrestar la severa restricción de las importaciones derivada de la crisis económica desatada en 1929»), Correa,
p.170 (traduction personnelle).
87
Coexistence d’entreprises éditoriales liées, d’une part, à l’Église catholique et les secteurs conservateurs et,
d’autre part, à l’autre versant du spectre politique : les anarchistes et les trotskistes («coexistencia de iniciativas

35
(son âge d’or se situe entre les années 1930 et le début des années 1950). Autre support culturel
central : la radio, moteur d’intégration et de diffusion de valeurs, de débats. Elle est un ciment
culturel commun, pour les élites, les classes moyennes mais aussi les populations alors en marge
de la société chilienne88.

Dans le même temps, les rapports de force avec les États-Unis, liés aux équilibres de la
Guerre Froide, ont pour effet de bouleverser le panorama politique : rupture des liens avec
l’URSS et interdiction du parti communiste chilien89. De plus, après le second conflit mondial,
la faiblesse économique européenne laisse le champ libre à la puissance nord-américaine, qui
confirme son rang de principal partenaire commercial et financier du pays, augmentant la
situation de dépendance du pays. Les difficultés économiques, l’inflation, les inégalités, suivent
la tendance mondiale et opposent les régions les plus riches aux plus précaires90. Conséquence
principale de cette crise : elle génère d’immenses disparités économiques 91, et donc des
mouvements de populations, depuis les campagnes et régions minières jusqu’aux zones
urbaines, dont les populations explosent au tournant des années 1950 et 1960. Prenons
l’exemple de la capitale, Santiago 92 : on passe de 952 075 habitants en 1940 à 1 907 378
habitants en 1960. Cette situation, couplée à des espaces non préparés à l’exode rural, a pour

editoriales relacionadas con la Iglesia Católica y sectores conservadores, y, en el otro extremo del espectro político,
anarquistas y trotskistas»), Sofia Correa, op. cit., p.171 (traduction personnelle).
88
À partir des années 30, ce nouveau moyen technologique est à la seule portée des plus riches ainsi que des
classes moyennes, mais à partir des années 60 il se précise comme partie intégrale du quotidien des groupes sociaux
les plus marginalisés (notamment les paysans) («A partir de los treinta, este nuevo medio tecnológico quedo al
alcance de sectores altos y medios, pero solo en los sesenta se consolidó como parte integral de la vida de los
grupos marginales y del campesinado»), ibid, p.172 (traduction personnelle).
89
Au second semestre de l’année 1947, sous la pression d’une longue grève des travailleurs des mines de charbon
(dont les syndicats étaient contrôlés par le parti communiste), le gouvernement de Gonzalez Videla, sous prétexte
d’un complot international, rompt ses relations diplomatiques avec l’Union Soviétique et ses satellites ; dans le
même temps, il congédie les ministres communistes qui le composent. […] Le gouvernement impose une loi, en
janvier 1948 - appelée Loi de défense permanente de la démocratie – destinée à faire du parti communiste une
organisation politique illégale («en el segundo semestre de 1947, a raíz de una larga huelga en las minas de carbón,
cuyos sindicatos contralaba el PC, el gobierno de González Videla, aduciendo un complot internacional, rompió
relaciones diplomáticas con la Unión Soviética y los países de Europa Oriental, y retiro sus ministros comunistas
del gabinete. […] y a patrocinar, en enero de 1948, una legislación – la llamada Ley de Defensa Permanente de la
Democracia – destinada a dejar al Partido Comunista fuera de la institucionalidad»), ibid, p.182 (traduction
personnelle).
90
En Amérique latine, le développement économique post-seconde guerre mondiale, notamment dans les années
50, eut des résultats moindres, au point que l’écart avec les États-Unis et l’Europe, quant à eux vivant une époque
florissante, ne cessa de se creuser pendant les années 50 et 60. Une époque où même les économies socialistes
européennes creusèrent l’écart par rapport à l’Amérique latine («En América latina el desenvolvimiento de la
economía desde la postguerra, y especialmente en los años 50, tuvo tan magros resultados, que la brecha respecto
a los Estados Unidos y Europa occidental, a la sazón inmersos en una etapa de gran prosperidad, no dejo de crecer
durante las décadas de 1950 y 1960, época en que incluso las economías de la Europa socialista ganaron distancia
frente a Latinoamérica»), ibid, p.185 (traduction personnelle).
91
À la fin des années 50, 9% de la population active concentrait 43% des revenus nationaux («a fines de la década
de 1950, el 9% de la población activa percibiera alrededor del 43% del ingreso nacional»), Sofía Correa, op. cit.,
p.186 (traduction personnelle).
92
Sofia Correa, p.165.

36
effet de développer des zones géographiques marquées par l’omniprésence de la précarité, de
la misère (un cas non isolé en Amérique latine 93).

Ainsi, les difficultés économiques, l’absence d’alternative à la puissance impérialiste


nord-américaine (largement soutenue par une partie de la population, au Chili comme au sein
d’autres sociétés94) et la paupérisation croissante de certaines catégories sociales engendrent un
mécontentement croissant. Le panorama politique de l’État de compromis, à l’œuvre depuis les
années 1930, est interrogé, car il semble moins apte à répondre aux velléités citoyennes95.
S’ouvre la possibilité du succès d’un leader charismatique (prolongement du caudillo) comme
alternative aux règles traditionnelles du jeu politique chilien. Et l’élection du général Carlos
Ibañez, en 1952, bouleverse définitivement les tendances politiques chiliennes observées depuis
les années 193096. La présidence d’Ibañez fut un échec car il ne sut créer une synergie des forces
politiques, multiples, autour de son projet. Une nouvelle crise politique s’invite, et l’État
convoque l’aide nord-américaine pour relancer l’économie nationale avec des mesures
drastiques97 : la crise alimente une contestation des pouvoirs en place, avec des manifestations

93
La pauvreté, dans les grandes villes du continent, s’accentua, ce qui a pour conséquence l’apparition de nouveaux
bidonvilles dans la périphérie des villes les plus emblématiques : les favelas de Rio de Janeiro, les quartiers
miséreux de Buenos Aires, les bidonvilles champignons de Santiago («la pobreza en las ciudades latinoamericanas
se acentuó, como quedo de manifiesto con la emergencia de las nuevas poblaciones marginales instaladas en los
bordes de las principales ciudades del continente: las favelas de Rio de Janeiro, las villas miseria de Buenas Aires,
las poblaciones callampas de Santiago»), Sofia Correa, op. cit., p.187 (traduction personnelle).
94
Le concept “d’impérialisme séducteur” est développé par par l’historien brésilien Antonio Pedro Tota, par
rapport à l’histoire de son pays, dans son livre O imperialismo seductor : a americanização do Brasil na época da
segunda guerra, Sao Paulo, Companhia das letras, 2000. Dans le même ordre d’idée, l’historien allemand Stefan
Rinke a étudié l’américanisation du Chili, à l’échelle du XXe siècle, dévoilant la multiplicité et la complexité des
interactions (notamment socioculturelles) qui participent aux syncrétismes identitaires, au-delà de toute vision
manichéenne : Encuentros con el yanqui: Norteamericanización y cambio cultural en Chile, 1898 – 1990,
Santiago, Centro de Investigaciones Diego Barros Arana / Pontificia Universidad Católica de Valparaíso, 2014.
95
Discrédit du système des partis, dont le socle était la négociation, le consensus sur les débats de société à la
portée nationale, locale, corporative mais aussi individuelle («desprestigio del sistema de relaciones partidistas
cimentado en la negociación y el acuerdo sobre las más diversas materias de interés nacional, local, o meramente
grupal y personal»), Sofia Correa, op. cit., p.189 (traduction personnelle).
96
Avec l’élection présidentielle remportée par Carlos Ibañez s’achève un cycle dans l’histoire politique chilienne,
caractérisée par un consensus autour du pouvoir exécutif grâce à des accords, des discussions entre les différentes
forces politiques. Ces dernières étaient les médiatrices des intérêts et volontés des classes sociales les plus
puissantes, les plus influentes du pays («Con la elección de Carlos Ibáñez a la presidencia, se cerraba un ciclo de
la política chilena caracterizado por la presencia en el Ejecutivo de alianzas construidas sobre la base de acuerdos
y negociaciones entre cúpulas partidistas, mediadoras estas de los intereses y demandas de los sectores sociales
con mayor poder y capacidad de presión en el país»), ibid, p.193 (traduction personnelle).
97
En débarquant au Chili, les économistes venus des États-Unis se réunirent avec les députés libéraux et
conservateurs, mais aussi avec les syndicats patronaux, pour établir un diagnostic sur le phénomène d’inflation et
ainsi proposer des instruments pour stabiliser l’économie chilienne. […] Réduction des dépenses étatiques, […]
libéralisation économique, […] ouverture de l’économie nationale à la concurrence globale, pour ainsi attirer les
investissements étrangers («Llegando al país, los economistas norteamericanos se reunieron con los parlamentarios
liberales y conservadores, así como también con los dirigentes de las asociaciones empresariales, para
interiorizarles de su diagnóstico sobre la inflación chilena y de sus proposiciones de políticas estabilizadoras. […]
contracción del gasto, […] liberalización de las políticas económicas, […] ir abriendo la economía nacional a la
competencia externa, y de paso atraer inversiones extranjeras»), ibid, p.203 (traduction personnelle).

37
publiques98. Dans le même temps, on assiste à la réapparition du parti communiste, réhabilité.
Ce bouleversement est à l’image de la fin des années 1950, moment d’une reconfiguration
progressive de l’échiquier politique chilien 99. Un exemple : en 1957 est fondée la Démocratie
chrétienne. Un an plus tard, Jorge Alessandri Rodriguez, candidat des conservateurs et libéraux,
est élu à la présidence de la République, orientant l’économie chilienne vers un ultra-libéralisme
empreint d’investissements infrastructurels. Pour autant, ce projet ne sort pas le pays d’un état
économique moribond100, d’une insatisfaction citoyenne grandissante. Les années 1950 se
concluent avec cette idée que tout reste à faire pour inspirer un avenir différent au pays, lui-
même traversé de dynamiques nouvelles.

c. Patricio Guzmán : une jeunesse peuplée de velléités créatives

Dans ce contexte jonché d’inerties ainsi que de (lentes) évolutions remettant en cause
les structures politiques traditionnelles, Patricio Guzmán naît, le 11 août 1941, à Santiago du
Chili, au sein d’une famille appartenant à la classe moyenne 101. Son enfance est marquée par
des bouleversements fréquents du quotidien : il déménage souvent, entre la capitale et Viña del
Mar (où il étudia au sein du Colegio de los Padres franceses 102). Cette expérience façonne une
personnalité curieuse, solitaire, marquée par des passions, des fascinations, des blessures
(divorce de ses parents, mort d’un camarade emporté par les flots sur les bords du
Pacifique103…). Il découvre progressivement des pouvoirs de l’art, ainsi qu’une passion

98
Le ras-le-bol social prend forme de manière inorganique, avec en point d’orgue les émeutes qui eurent lieu dans
le centre de Santiago, le 2 avril 1957, au motif de l’augmentation du prix des transports publics («el descontento
social se manifestó de forma inorgánica, siendo su expresión más paradigmática los disturbios ocurridos en el
centro de Santiago el 2 de abril de 1957, con motivo del alza de los pasajes de la locomoción colectiva»), Sofia
Correa, op. cit., p.203 (traduction personnelle).
99
Lorsque s’achèvent les années 50, on observe dans le panorama politique chilien un paradoxe entre un électorat
toujours plus distant des partis traditionnels, alors qu’eux-mêmes vivaient des transformations renforçant leur aura.
Ils étaient confortés dans leurs prérogatives pour dicter le tempo politique pour longtemps. Mais, dans le même
temps, avec ces alliances politiques bouleversées s’affirme une polarisation socio-politique aux conséquences
lourdes («Al finalizar la década de 1950, podemos observar en la política chilena la paradoja de un electorado que
venía mostrando un creciente distanciamiento de los partidos, a la vez que estos iniciaban un proceso de
transformaciones que los fortalecería, habilitándolos para seguir conduciendo la política nacional por algunos
lustros más. Pero, al mismo tiempo, al reformular su estrategia de alianzas, precipitarían una polarización político-
social de enormes consecuencias»), ibid, p.205 (traduction personnelle).
100
Malgré les ajustements effectués, les difficultés gouvernementales s’intensifièrent. À la fin de décembre 1961,
une nouvelle crise provoque l’effrondrement du projet économique d’Alessandri («a pesar de los ajustes realizados,
las dificultades se agudizaron para el gobierno. A fines de diciembre 1961, se desencadeno la crisis que hizo
colapsar el proyecto económico de Alessandri»), ibid, p.209 (traduction personnelle).
101
Ma famille appartient à la petite bourgeoisie. Père architecte, mère au foyer («Mi familia pertenece a la pequeña
burguesía. Padre arquitecto. Madre dedicada al hogar»), Pedro Sempere, Patricio Guzmán - El cine contra el
fascismo, Valencia, Fernando Torres editor, 1977, p.45 (traduction personnelle).
102
http://cinechile.cl/persona-3272 (consultée le 24 février 2017).
103
Épisode de son enfance évoqué dans le documentaire El botón de nácar, 2015 (voir filmographie).

38
prononcée pour l’astronomie et l’archéologie à partir de l’adolescence104. Nous avons peu de
sources, d’informations sur l’enfance et l’adolescence du personnage, exception faite de
quelques écrits ou anecdotes distillés tout au long d’une vie riche en mots, en entretiens et
témoignages sur son parcours d’homme et de cinéaste. Sa jeunesse est marquée par une
instabilité chronique, autant que par un parcours scolaire chaotique :

« Je viens d’une famille très nomade et désintégrée. Par conséquent, j’ai fréquenté plusieurs
établissements scolaires. J’ai même vécu un temps à Viña del Mar. De fait, je n’ai pas eu une
formation très homogène, contrairement à ce que l’on peut connaître en fréquentant un unique
collège ou le même quartier. Cet itinéraire labyrinthique s’est achevé à l’Institut National, où j’ai
étudié les sciences humaines. Ensuite j’ai intégré l’Académie Long Fellow, qui accueillait des
personnes en échec scolaire. L’ambiance y était étrange, presque sinistre. J’ai eu, difficilement,
mon baccalauréat »105.

Patricio Guzmán développe dès l’enfance une cinéphilie modeste, influencée par les
références hollywoodiennes106. Nous savons aussi que le jeune chilien s’engage dans plusieurs
formations universitaires, qu’il ne mène pas à terme 107. Par rapport aux thématiques qui donnent

104
« Mon engouement débuta à l’âge de 14 ans. Une revue argentine paraissait au Chili. De plus, les écrits d’Isaac
Asimov et de Ray Bradbury, entre autres, en plus d’images des planètes et des galaxies, nourrissaient mes
curiosités. J’avais la collection complète et j’étais fasciné. […] Ma première petite amie était archéologue. Son
bureau était peuplé d’artefacts. Elle avait collaboré avec Thor Heyerdahl, tête pensante de l’expédition de Kon-
Tiki. À partir de là, en discutant avec elle et en contemplant des objets du passé, s’est développé mon attrait pour
l’archéologie » (« El enamoramiento comenzó cuando yo tenía 14 años. A Chile llegaba una revista argentina,
Más allá, con textos de Isaac Asimov y Ray Bradbury, entre otros, e ilustraciones de planetas y galaxias. Yo tenía
la colección completa y me fascinaba. […] Mi primera novia era arqueóloga. Su estudio estaba lleno de artefactos.
Ella había colaborado con Thor Heyerdahl, cerebro de la expedición de Kon-Tiki. De ahí, de hablar con ella y
contemplar aquellos objetos, viene mi interés por la arqueología »), source:
http://www.observatoriofucatel.cl/patricio-Guzmán-la-television-chilena-jamas-ha-programado-una-pelicula-mia
(consultée le 4 novembre 2017) (traduction personnelle).
105
« Pertenezco a una familia muy nómade, muy desintegrada. Por lo mismo me formé en varios colegios. Viví,
incluso, un tiempo en Viña del Mar. Por lo tanto, no tuve una formación muy homogénea, como la que puede darse
en un solo colegio o en un solo barrio. Esta especie de educación desarticulada terminó en el Instituto Nacional,
donde cursé el cuarto año de humanidades. Después fui a parar a una Academia Long Fellow que recibía toda
suerte de gente negada a los estudios. El ambiente era extraño y hasta medio siniestro. Aprobé, después, a duras
penas el bachillerato », entrevista a Patricio Guzmán: «Más vale una sólida formación política que la destreza
artesanal», Primer plano, n°5, été 1973, p.20 (traduction personnelle).
106
« J’allais au cinéma deux fois par semaine, et je peux affirmer que j’ai vu presque tous les films hollywoodiens
des années 40 et 50 ; à la même époque, il y avait peu de réalisateurs au Chili » (« Iba al cine dos veces por semana
y se puede decir que vi prácticamente todas las películas estadounidenses de los años cuarenta y cincuenta, Por
aquel entonces había en Chile muy pocos directores de cine »), source :
http://escueladecinedocumentaldecaracas.blogspot.com.es/2011/02/entrevista-patricio-Guzmán.html (consultée le
28 octobre 2017) (traduction personnelle).
107
« Au sein de l’Institut pédagogique de l’université du Chili, j’ai étudié l’Histoire (un an et demi), puis j’ai
embrassé le cursus de philosophie durant trois ans. J’ai toujours aimé étudier cette matière. Mais cela nécessite
une véritable vocation. Ètudier Kant est une tâche ardue. Mais étudier les philosophes grecs, c’est fascinant » (« En
el Instituto Pedagógico de la Universidad de Chile, estudié Historia un año y media, y después hice la carrera de
filosofía durante 3 años. Siempre tuve una simpatía pero estudiar filosofía. Pero tienes que tener vocación. Estudiar
Kant es una lata. Pero los griegos, es fascinante»), entretien avec Patricio Guzmán, 21 juin 2016 (traduction
personnelle).

39
du sens à ce travail de recherche, précisons qu’il fait mention de ses premières expériences de
108
cinéphile , plus précisément de sa découverte du format documentaire, minoritaire mais
existant dans le circuit cinématographique du Santiago des années 1950. À une époque où la
télévision n’avait pas encore droit de cité :

« Ces films avaient une diffusion occasionnelle. Aucune star dedans, ni même acteurs ou décors.
C’étaient des DOCUMENTAIRES, que le public attendait dans les salles de cinéma (à cette
époque, la télévision n’existait pas au Chili) »109.

The living desert (Walt Disney, 1953), Le monde du silence (Jacques Yves Cousteau et
Louis Malle, 1955), Le mystère Picasso (Henri-Georges Clouzot, 1956), L’Amérique insolite
(François Reichenbach, 1958) ou encore Europa di notte (Alessandro Blasetti, 1959) font partie
de son panthéon filmique d’adolescent. Des expériences cinématographiques originales, hors
du commun, attisent le regard ainsi que la sensibilité d’un être par ailleurs influencé par d’autres
œuvres filmiques plus classiques pour l’époque110 : les productions nord-américaines étaient
majoritaires dans un pays caractérisé par une industrie nationale faible.

Rétrospectivement, les mentions de ces œuvres, des classiques de l’art documentaire,


affirment un « destin » filmique précoce, pendant que le jeune Patricio Guzmán multiplie
pratiques et influences culturelles, comme il est commun d’expérimenter à l’adolescence.
Littérature, astronomie, attrait immense pour la science-fiction, mais également le dessin : des
murmures créatifs perlent, et le temps entre ces apprentissages et la confirmation
cinématographique est celui des premières tentatives artistiques, dans le champ lettré du
Santiago de l’extrême fin des années 1950 et du début de la décennie suivante. En effet, les
premières œuvres de celui qui est alors étudiant dans la capitale chilienne sont littéraires : le
conte El primer premio111, les nouvelles Cansancio en la tierra et Vaby (parues dans un recueil
partagé avec Jorge Lagos112, le 6 janvier 1960, au prix de 600 pesos chiliens) et la nouvelle de

108
Dans un texte intitulé «Las películas que me marcaron para siempre», écrit en 1999 à Madrid et disponible sur
le site internet de l’artiste : https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/1)-las-peliculas-que-me-marcaron-para-
siempre (consulté le 18 janvier 2017).
109
« Eran películas que llegaban de vez en cuando. No eran filmes con estrellas famosas. Ni siquiera tenían actores.
Tampoco tenían decorados. Eran películas DOCUMENTALES que el público seguía con gran interés en las salas
de cine (la televisión todavía no llegaba a Chile) », idem (traduction personnelle).
110
« Mes premières expériences de spectateur, c’étaient des films de pirates, comme tout le monde. Et Fantasia,
de Walt Disney, que j’ai dû voir 15 fois. À partir de cette époque, le cinéma avait pénétré mon âme » (« Como
espectador, veía películas de piratas, como todos. Y Fantasía, de Walt Disney, que la vi como 15 veces. A partir
de ahí, el cine entro en mi mente »), Otra vuelta de tuerka, Pablo Iglesias con Patricio Guzmán, n°11, 22 février
2016, 56’41. Lien : https://www.youtube.com/watch?v=mulWBfDHpvU (consulté le 17 février 2017) (traduction
personnelle).
111
Publié par Armando Cassigoli dans Cuentistas de la Universidad, Santiago, Editorial Universitaria, 1959.
112
Cansancio de la tierra y otros cuentos, Santiago, Editorial Dialéctica, 1960.

40
science-fiction Juegos de verdad113. On peut noter son penchant surréaliste dans la manière
d’agencer les mots, les images, les métaphores. Il pratique une sorte d’écriture visuelle, sensible
et à la recherche d’un essentiel dans la manière de dépeindre l’existence humaine. Ses œuvres
obtiennent des échos médiatiques, autant dans la presse généraliste que celle spécialisée. Ainsi,
Herbert Müller écrit, à propos de Cansancio en la tierra : «c’est un fantasme ambitieux, qui
avec insolence fut capable de rompre avec les normes grammaticales »114. C’est Juegos de
verdad qui recueille plus d’attention, par la candeur rebelle de son ton115, par sa manière
particulière de faire des pages le lieu d’expérimentations multiples 116. L’idée est de dépasser
les normes traditionnelles, pour transcender l’expérience vécue et amener le lecteur à un
voyage, avec les mots, les réalités, dans le but d’interroger les termes de la condition
humaine117. Cette manière si particulière d’évoquer la vie, de remettre en question les certitudes
humaines et stylistiques, annonce d’autres expérimentations dans les expressions artistiques
que Guzmán aspire à partager avec ses contemporains.

Cette première incursion publique dans la vie culturelle chilienne du début des années
1960 est une porte d’entrée dans un monde d’artistes, d’intellectuels et de créateurs prolifiques :
avec certains de ses amis de cette époque, Patricio Guzmán met en œuvre le projet d’adapter
certains de ses écrits au format cinématographique. C’est le début d’un voyage où le 7ème art est
au centre d’un monde : celui d’un homme, vivant son histoire, elle-même entrelacée à la grande
histoire, qui élargit le cercle de ses références, notamment avec l’impact de la révolution
cubaine.

d. Le choc cubain : un nouvel invité au sein du panthéon révolutionnaire

Nous devons mettre l’accent sur l’importance, effective et surtout symbolique, de la


Révolution cubaine, qui débute avec le débarquement de Fidel Castro et 81 compagnons de
lutte sur la côte cubaine, le 2 décembre 1956. Ce mouvement révolutionnaire renverse le

113
Juegos de verdad, Santiago, Ediciones de Luis Rivano, 1963.
114
« Una ambiciosa fantasía, que con insolencia era capaz de romper con todas las reglas de la gramática », La
Nación, 12 janvier 1964, p.3 (traduction personnelle).
115
La réalité se transforme en un monde poétique : se mélangent les traces de son irrévérence d’adolescent, de son
ton sarcastique, avec une intimité profondément blessée (« transforma la realidad en un mundo poético: allí vemos
mezclarse los restos de su irreverencia infantil, de su sarcasmo, con una materia profundamente dolida »), Ercilla,
8 janvier 1964, p.10 (traduction personnelle).
116
Il arrive, chez l’artiste, que la réalité devienne un laboratoire magique où elle renaît (« sucede que en el
verdadero artista la realidad se trasmuta en un laboratorio mágico y es recreada »), La Nación, op. cit (traduction
personnelle).
117
Une sensibilité exacerbée, outrée par la brutalité, l’absurdité et le grotesque qui peuplent le quotidien (« una
sensibilidad exacerbada y en lucha contra la brutalidad, el absurdo y lo grotesco que suele oponer la vida diaria »),
idem (traduction personnelle).

41
dictateur Batista et prend officiellement le pouvoir le 1 er janvier 1959. D’abord sans étiquette,
la révolution cubaine évolue vers un régime communiste, ce qui implique une coupure nette des
relations avec les États-Unis, et un rapprochement progressif avec l’Union Soviétique. Ici
n’importe pas une description précise des différentes caractéristiques qui définissent le régime
mené par Fidel Castro, mais plutôt les résonnances, symboliques, mentales, politiques, qu’a
occasionnées cette révolution dans les sphères internationales.

L’équilibre des relations géopolitiques mondiales est malmené, notamment par la vague
des indépendances des colonies, qui se renforce au milieu des années 1950. En outre, quelques
états prennent leurs distances avec les modèles impérialistes, peu après la fin du second conflit
mondial : notamment la Yougoslavie de Tito, qui rompt avec l’URSS en 1948. Citons
également l’alternative définie par Mao Zedong avec la fondation de la République populaire
de Chine en 1949, ou encore la République démocratique du Vietnam d’Ho Chi Minh (fondée
en 1945), mais également la conférence des pays non-alignés de Bandung (1955), qui réunit les
représentants d’états aspirant à une plus grande autonomie nationale par rapport aux poids des
impérialismes dictés par les deux superpuissances de l’époque. Plusieurs événements
contribuent donc à élargir le spectre des équilibres internationaux durant les années 1950, pour
donner plus de complexité aux forces en présence dans la Guerre froide. Mais lorsque survient
la possibilité cubaine, elle a un intense retentissement, en Amérique latine mais aussi plus
globalement118. Pourquoi cette révolution plutôt qu’un autre mouvement de « libération
nationale » ? Plusieurs caractéristiques propres à la situation cubaine peuvent donner des
réponses ouvertes, sous formes de réflexions.

Ce fut tout d’abord un acte de résistance inhabituel aux pouvoirs impérialistes. Les
États-Unis, ce proche voisin, cet écrasant modèle historiquement habitué à l’ingérence dans les
affaires cubaines, sont surpris d’observer que la Révolution cubaine ose leur tenir tête,
notamment après la proclamation de son caractère marxiste-léniniste. En face des côtes
américaines, l’ennemi marxiste installe un fief, et l’échec de l’invasion cubaine par les États-
Unis (en 1961) renforce l’affront. Quant au régime soviétique, déjà mis en doute par le maoïsme

118
Au niveau global, voir John Saxe-Fernandez, Cuba: una clave en el conflicto mundial, Mexico, UAM-X, 1993
; Jeannine Verdès-Leroux, La Lune et le Caudillo. Le rêve des intellectuels et le régime cubain (1959-1971), Paris,
Gallimard, 1989. En ce qui concerne l’Amérique latine : Roberto Regalado, América Latina entre siglos.
Dominación, crisis, lucha social y alternativas políticas de la izquierda, Sydney, Ocean Press:, 2006. Enfin,
concernant les échos cubains au Chili, c’est à l’aide de recherche concernant les partis politiques que nous pouvons
aborder l’ampleur des influences de la révolution cubaine : Claudio Alejandro Ortiz Lazo, Al encuentro de la
ilusión : aspectos de la influencia de la revolución cubana en el Partido Socialista chileno (1959-1964), Santiago,
mémoire de recherche / Pontificia Universidad Católica de Chile 1996 ; Eugenia Palieraki, ¡La revolución ya
viene! : el MIR chileno en los años sesenta, Santiago du Chili, LOM Ediciones, 2014.

42
(véritable alternative dans le vocabulaire révolutionnaire de l’époque), l’affirmation de la
révolution cubaine illustre ses faiblesses. En effet, l’URSS, championne de la « paix » par des
pratiques dictatoriales contraires aux droits humains fondamentaux, est cible de doutes et de
critiques, et l’arrivée d’une proposition révolutionnaire basée sur la guérilla met en valeur
l’étroitesse, presque la vétusté du modèle soviétique.

Cette révolution, par sa nature, sa radicalité ainsi que sa réussite immédiate, rompt avec
la tradition historique latino-américaine119, et plus largement avec l’histoire des pays du tiers-
monde. Elle devient un objet de curiosités, un exemple à suivre120 ou une source de craintes
selon les points de vue. Son aura internationale est immense, elle génère peurs et espoirs, avec
une dimension romantique qui fascine (notamment les jeunes générations) : les révolutionnaires
cubains ont l’apparence de ces héros charismatiques, aux longs cheveux et aux barbes saillantes.
Ils rompent avec les images classiques des hommes et femmes politiques. Cette force exaltée
de la jeunesse créée un nouvel archétype révolutionnaire, suscitant un potentiel d’empathie
immense, notamment pour les nouvelles générations du monde entier. D’où cette possibilité
d’effet miroir, qui a fortement marqué les esprits au début des années 1960 121.

Enfin, la révolution cubaine incarne un fantasme, vécu par procuration par un certain
nombre d’individus dans le monde entier : celui d’une épopée, d’une aventure d’un autre temps,
presqu’irréelle dans le strict étau des possibilités qu’offrait jusque-là le contexte international
de la Guerre Froide. Ainsi, cette « entorse au réel » devient rapidement source de mille intérêts,
d’analyses, et génère la création de mouvements, dans des contextes internationaux variés, se
réclamant explicitement de l’héritage cubain. L’ignorance (voulue, souvent) des parts sombres
de ces premières années révolutionnaires conforte le pouvoir d’attraction du modèle cubain.

119
Au début des années 60, l’être latino-américain perçoit la venue d’une nouvelle ère, celle du changement, du
renouvellement. Le 1er janvier 1959, Fidel Castro et le Che Guevara entrent dans La Havane après une longue
route depuis la Sierra Maestra. Cet exploit, quand on s’y attarde, devient un point de repère pour l’homme latino-
américain, qui commence à se considérer dans la spécificité de ses questions existentielles et vitales (« dentro de
aquellos primeros años sesenta, el hombre latinoamericano comienza a percibir que se inicia la hora de los cambios,
de la renovación. El 1 de enero de 1959, llegan Fidel y el Che a La Habana desde Sierra Maestra. Esta gesta, como
acontecimiento objetivo, influirá sin duda determinantemente en gran medida en el Ser latinoamericano, que
comienza a mirarse a sí mismo en sus problemáticas existenciales y de subsistencia »), Marcia Orell García, Las
fuentes del nuevo cine latinoamericano, Valparaíso, ediciones Universitarias, 2006, p.13 (traduction personnelle).
120
« Moment merveilleux d’une rupture première, sinon unique, qui redonnait à tout un continent le sentiment de
sa dignité trop longtemps bafouée par toutes formes de colonialisme, et qui semblait détenir la clé des révolutions
à venir. La révolution castriste a illuminé l’histoire continentale des années 1960, elle était devenue le modèle
paradigmatique qui ranimait de sa vivacité créole le marxiste glacé venu de l’Est », Vayssière, op. cit., p.170.
121
« Jusqu’au début des années 1970, la révolution cubaine était perçue par de nombreux intellectuels européens
comme un modèle à visage humain au sein du socialisme ; à l’image de Jean-Paul Sartre voyageant à Cuba en
1960, ils étaient fascinés par l’aventure merveilleuse des barbudos, étant tout près d’admettre que là-bas, on
pouvait effectivement, comme le proclamait Fidel lui-même, demander la lune », ibid, p.171.

43
L’aura de ce dernier (ainsi que d’autres sources d’inspiration) est vive lorsqu’on observe, dès
la fin des années 1950, de multiples dynamiques d’agitations où les cadres établis, bien que
solides et soutenus, sont questionnés, parfois remis en question, notamment en Amérique latine
mais pas seulement 122. Au Chili comme de manière plus globale, les décennies 1940 et 1950
sont l’antichambre des bouleversements que la décennie suivante fera exploser à la lumière du
monde. S’ouvre alors une période historique riche de remises en cause des normes, qu’elles
soient sociales, politiques, symboliques, culturelles ou encore économiques.

2. Les vents du changement, à l’aube des années 1960


Le terme « nouveau » inonde toutes les sphères de la création et de la pensée, sur une
période chronologique d’une quinzaine d’années, avec des dynamiques différentes selon les
sociétés. Les évolutions du 7ème art ne sont en rien isolées de ces évolutions plus globales, en
termes de paradigmes comme de pratiques.

a. Dynamiques globales et effervescences latino-américaines

Dès la fin des années 1950, et surtout durant les années 1960, le contexte international
est traversé par la montée en puissance progressive de dynamiques, d’effervescences critiques
à l’égard des structures traditionnelles qui régissent de nombreuses sociétés 123. Ces tendances
se renforcent de par la montée en puissance de jeunes générations désireuses de participer
activement aux évolutions sociales, avec leurs valeurs, leurs « vérités » sur les contenus à mettre
en place pour répondre aux préoccupations présentes. L’inclusion du corps citoyen aux prises
des décisions, aux réflexions sur la société va de pair avec la dialectique révolutionnaire : celle
où la figure du Peuple est, théoriquement, au centre d’un modèle de développement humain dit
« démocratique » (base des révolutions du XVIIIe siècle). Patricio Guzmán appartenait à cette
jeunesse avide de nouveautés, nourrie des dynamiques locales autant que globales. À l’échelle

122
Si les échos de la Révolution cubaine résonnèrent dans le monde entier, ils eurent une influence gigantesque en
Amérique latine (« si los ecos de la Revolución cubana resonaron en todo el mundo, su impacto en América latina
resulto inconmensurable »), Sofia Correa, op. cit., p.210 (traduction personnelle).
123
Les années 60 coïncident avec un relâchement des normes de comportement. L’effervescence sociale, la
transgression faite aux usages, la frénésie euphorique devant les possibilités de changements, ainsi qu’un grand
optimisme, une confiance solide en l’avenir, furent les signes d’une nouvelle tendance paradigmatique. Ce fut une
époque de bouleversements dans les modes, les normes esthétiques, les règles de vie, les représentations et
comportements, avec en tête de proue les jeunes et les femmes, alors que la culture de masse se consolidait. Cette
synergie fit irruption dans l’espace public avec une puissance inouïe (« La década de 1960 […] devino en una
relajación de las conductas. La efervescencia social, la transgresión a las costumbres, el desenfreno eufórico por
el cambio y un fuerte optimismo y confianza en el futuro, fueron los signos que marcaron la pauta. Fue una época
de trastornos en las modas, estéticas, consignas, representaciones y conductas, liderada por sujetos nuevos como
los jóvenes y las mujeres en el marco de una cultura de masas que se consolidaba, todo lo cual irrumpió en la vida
pública con inusitada magnitud »), ibid, p.226 (traduction personnelle).

44
internationale, des questionnements traversent tous les socles, toutes les valeurs qui
construisaient les réalités sociales 124 : en d’autres mots, on assiste à la montée en puissance du
paradigme « révolutionnaire », des aspirations à des changements majeurs, sans pour autant
automatiquement lier ce terme à la mélodie marxiste. Au sein de ce panorama, plusieurs «
modèles de société » peuplaient les imaginaires, de par leurs caractéristiques novatrices et leurs
applications effectives par rapport au paradigme révolutionnaire : Chine maoïste, U.R.S.S.,
courants tiers-mondistes, indépendances des anciennes colonies européennes, ou encore Cuba.
Les années 1960 sont une période d’effervescences où la condition humaine, les cadres qui la
régissent, sont questionnés, remis en question, bousculés. Les fantasmes d’autres mondes se
font plus pressants. En Amérique latine, fief traditionnel de l’influence de l’impérialisme nord-
américain, ces exemples ouvrent alors un « monde des possibles » pour le paradigme
révolutionnaire, qui jalonnait les imaginaires de nombreux groupes et individus. Des réseaux
politiques transnationaux forgent des liens en vertu de cette vision commune de l’avenir. Une
réaction stratégique des États-Unis répond à cette perspective, avec la création de l’Alliance
pour le progrès, en mars 1961 125.

Ainsi, les années 1960 voient éclore de nombreux mouvements politiques progressistes,
aux réseaux transnationaux, défendant les idées de réforme agraire, d’une inclusion sociale plus
franche des catégories marginales de la société (où la figure du Peuple nourrit la question sociale
latino-américaine), de meilleures conditions de vie (économie, santé, éducation, lutte contre les
violences endémiques, etc.). Cette altération des équilibres traditionnels, ces odes aux
changements profonds dans les sociétés latino-américaines occasionnent des interventions
armées (on peut parler de « contre-révolutions »), influencées (et souvent financées) par
l’idéologie nord-américaine de « sécurité nationale »126, enseignée aux militaires latino-
américains. Notamment à l’école de Panama, nous y reviendrons plus longuement dans la
deuxième partie de ce travail. Ainsi, au Brésil (1964), au Pérou (1968) surviennent des coups
d’État censés parer à la menace « rouge ». D’autres mouvements se définissaient franchement

124
Les années 60 modifièrent radicalement la vie quotidienne et l’esprit de l’homme moderne (« la década de los
años sesenta vino a modificar en forma radical la vida y el pensamiento del hombre moderno »), Marcia Orell
García, Las fuentes del Nuevo Cine latinoamericano, op. cit., p.13 (traduction personnelle).
125
Pour plus d’informations sur cette thématique : Pierre Vayssière, op. cit., p.204-205.
126
« Dans tel pays, l’armée s’est soulevée pour préserver le statut quo social, alors que, dans tel autre, un
soulèvement de colonels et de capitaines prétendait conduire une politique authentiquement réformiste au service
du « peuple »… Mais cette diversité des situations historiques ne saurait masquer le fond idéologique commun
aux armées latino-américaines dans les années 1960-1980. Celui-ci porte un nom, l’idéologie de « sécurité
nationale » », ibid, p.205.

45
hostiles à l’ordre établi : dynamiques de guérillas127, avec une immense influence cubaine (où
irradient les théories prônées par Ernesto Guevara et ses compagnons de route128), inondant
quelques pratiques. Il en résulte des échecs, liés à l’interventionnisme étatsunien autant qu’à
des manques organisationnels, humain et de cohésion au sein de ces mouvements (au
Guatemala, au Mexique, au Venezuela, en Colombie, au Pérou, en Bolivie). Dans tous les cas,
on observe une multiplication des oppositions aux équilibres antérieurs, nourries par le rêve
d’une révolution à venir. Les États-Unis interviennent à de multiples reprises pour conserver le
statut quo qu’ils désirent pour leur chasse-gardé latino-américain, sans faire cesser les
tremblements populaires et les espoirs de libertés.

b. Au Chili : une révolution « contrôlée »

C’est tout naturellement que le Chili devient progressivement le théâtre de la montée en


puissance du paradigme révolutionnaire129. Les fondements de cette société sont à cette époque
discutés, questionnés par rapport à la question sociale, progressiste et défendant l’idée d’une
inclusion sociale plus profonde du « Peuple » dans les affaires du pays 130. Ingrid Seguel-
Boccara utilise la formule « l’entrée en scène du peuple » dans l’espace des débats nationaux,
qui illustre à juste titre cette période. Cette entité131 devient le centre de toutes les attentions,
de toutes les formulations à partir du début des années 1960.

127
« Entre 1960 et 1967, la guérilla [rurale] a touché, de près ou de loin, une vingtaine de pays. […] la mort du
Che, en octobre 1967, semble infléchir la guérilla vers une seconde phase, caractérisée par une prédominance des
luttes urbaines, particulièrement dans quatre pays du sud : Argentine, Uruguay, Chili et Brésil », Pierre Vayssière,
op. cit., p.176.
128
La théorie du foyer insurrectionnel, développée dans La guerre des guérillas (1960) et renforcée par l’ouvrage
de Régis Debray, Révolution dans la révolution (1966), était au cœur de la stratégie de guérilla.
129
De même au Chili, pays reconnu pour sa tranquillité politique et son attachement à la démocratie, les années
60 sont le théâtre de l’imminence d’une révolution (« También en Chile, país reconocido por su « sobriedad »
política y su apego institucional, los años sesenta pusieron en la agenda la inminencia de la revolución »), Julio
Vallejo (coord.), Cuando hicimos historia: la experiencia de la Unidad Popular, Santiago de Chile, LOM
Ediciones, 2005, p.10 (traduction personnelle).
130
De nouvelles luttes arrivèrent au centre des débats, afin d’intégrer des classes sociales jusqu’ici restées en marge
des dynamiques politiques, culturelles ainsi qu’économiques (« se enarbolaron nuevas banderas de lucha que
colocaron en el centro de la discusión la necesidad de integrar a sectores sociales que hasta ese entonces habían
quedado marginados de los ámbitos político, cultural y económico »), Ingrid Seguel-Boccara, Les passions
politiques au Chili durant l’Unité populaire (1970-1973), Paris, L’Harmattan, 1997, p.239 (traduction
personnelle).
131
La figure du Peuple se constitue en tant que force hégémonique aspirant à influencer la société, avec les
personnes favorables aux principes éthiques et à la justice sociale, au-delà de la tendance politique. […] La
politique socio-économique vise alors à lutter pour les droits du Peuple, considérés comme un des axes clés pour
plus d’égalité et de justice sociale, le tout formant le socle d’une démocratisation à vertus sociales. Des domaines
sociaux, culturels jusqu’au politique, à l’économique (pour les citoyens comme au sein du gouvernement), tout
conflue vers une unité par rapport à la reconnaissance de l’existence du Peuple, de son corps citoyen. Il est
considéré comme le référent de l’incarnation de l’éthique et la pratique politique, sociale, économique et culturelle.
Selon nous, la figure du Peuple se construit autour d’une unité structurante, incarnant le discours éthique et pratique
qui déterminait ce moment d’histoire (« el cuerpo del pueblo se constituyó en una clave hegemónica y articuladora

46
Devant l’arrivée des « vents du changement » au sein des représentations de nombreux
pans de la société chilienne, et afin de proposer des solutions à toutes les problématiques
émanant de la question sociale, l’idéologie des forces politiques se précise. On observe dès lors
une polarisation effective plus radicale et plus excluante qu’auparavant 132, qui ne cesse de se
renforcer jusqu’à 1973. L’idée de révolution prend dès lors des proportions jusqu’ici jamais
atteintes au sein d’une société chilienne en pleine remise en question de ses fondements, de ses
socles identitaires : en résumé, de ses certitudes. La montée en puissance de la démocratie
chrétienne (confirmée par la victoire d’Eduardo Frei aux élections présidentielles de 1964133)
entérine la force nouvelle de la notion révolutionnaire (entendue dans une dialectique non
marxiste), et des débats concernant la question sociale et les préoccupations envers le « Peuple
»134. L’élection de Frei a permis de concrétiser, dans le domaine politique, toute une série de
dynamiques sociales qui prônent une remise en question des valeurs traditionnelles. Un
exemple probant : la réforme des universités chiliennes. Les milieux universitaires sont, durant
les années 1960, également confrontés à la force du paradigme révolutionnaire. Et les débats
concernant la remise en question des hiérarchies et structures traditionnelles de l’Université,
ainsi que les rapports entre monde universitaire et société, se multiplient.

de sociedad. Los comprometidos con los principios de ética y justicia social, más allá de las militancias partidarias,
[…] la política social y económico tuvo como eje la lucha por la subsistencia básica del cuerpo del pueblo,
subsistencia vista como uno de los puntales de la equidad y la justicia social y como el fundamento de la
democratización social. Desde el ámbito social y cultural, así como desde la política económica y social civil y
gubernamental, todo tiende a confluir y entretejerse con la existencia real del pueblo, con el «cuerpo del pueblo»,
considerado como encarnación de la ética y de la práctica política, social, económica y cultural. A nuestro parecer,
el cuerpo del pueblo se constituye en una unidad estructurante o en el signo de un texto que habla del sentido ético
y practico de este momento histórico determinado »), María Angélica Illanes O.: «El cuerpo nuestro de cada día:
el pueblo como experiencia emancipadora en tiempos de la Unidad Popular» (pp.127-145), in Julio Vallejos, op.
cit., p.127 (traduction personnelle).
132
La société commence à se polariser autour de trois projets sociopolitiques excluants : celui de la droite
(technocratique, défendant le libéralisme économique), celui de la Démocratie chrétienne (la révolution en liberté,
qui aspirait à instaurer le communautarisme au Chili) et celui de la gauche (chercher à passer d’un modèle
capitaliste à une société socialiste) (« la sociedad comenzó a estructurarse en torno a tres proyectos sociopolíticos
excluyentes entre sí: el de la derecha (tecnocrático y liberal en lo económico), el de la Democracia Cristiana (la
revolución en libertad que declaraba aspirar a instaurar el comunitarismo en Chile) y el de la izquierda (la búsqueda
del reemplazo total del capitalismo por el socialismo)) », Bowen Silva, op.cit (traduction personnelle).
133
La candidature d’Eduardo Frei Montalva avait été en partie financée par les États-Unis, en vertu de l’Alliance
pour le Progrès (créée en 1961) que la puissance nord-américaine avait mise en place pour soutenir le
développement économique et social des États latino-américains. Par ce biais, elle aspirait à « protéger » une zone
géographique considérée comme son traditionnel « chasse-gardé » de la menace communiste, fortifiée par l’arrivée
de Fidel Castro et ses hommes au pouvoir.
134
Sur les questions de la démocratie chrétienne chilienne, plusieurs références. D’abord Ricardo A. Yocelevzky,
La democracia cristiana chilena : trayectoria de un proyecto, San José, Facultad latino americana de ciencias
sociales, 1985. Ensuite Fernando Suau Baquedano, La democracia en el PDC chileno : de la ambigüedad política
a la crisis institucional, 1957-1970, Santiago de Chile, ediciones Universidad de Chile, 1989. Mais aussi Carlos
Huneeus, Un partido con un alto grado de institucionalización : el PDC de Chile, Santiago: Universidad Católica
de Chile, 2003. Enfin, pour un panorama latino-américain : Scott Mainwearing et Timothy Scully, Christian
Democracy in Latin America, Stanford, Stanford University Press, 2003.

47
L’époque est à la contestation, à la volonté de remettre en question les normes de société,
quelquesoit l’espace géographique. Prenons l’exemple étatsunien : la puissance impérialiste
n’est pas un bloc monolithique où tous les citoyens pensent et agissent de la même manière.
Elle témoigne de la diversité des aspirations pour construire un modèle social équilibré, en
remettant en question les cadres traditionnels. Citons notamment l’ampleur des oppositions que
livrent à l’État les différents mouvements appartenant à la contre-culture des années 1960 (le
mouvement des droits civiques ; les Black Panthers ; Bob Dylan et ses émules ; les faisceaux
divers et variés s’opposant à la guerre du Vietnam, etc…). Ces vagues contestataires ont des
influences notables, particulièrement en Amérique latine135.

L’année 1967 cristallise la montée en puissance de ces problématiques, et conduit à des


heurts qui précipitent par exemple l’évolution des structures régissant les sphères universitaires
au Chili136. Le « moment 68 » a lieu une année avant au pays de Pablo Neruda. La question
sociale imprègne tous les « pores » de la société chilienne, et contribue à de profondes
redéfinitions de ses cadres. Cependant, au fur et à mesure du mandat d’Eduardo Frei, se
développe un sentiment d’impatience exacerbée chez de nombreuses catégories sociales, qui
estiment que les applications du projet de la démocratie chrétienne ne respectent pas les
promesses entrevues137. Un fossé se creuse peu à peu entre projet politique et applications

135
Citons un projet de thèse (école doctorale : CREDA) qui se focalise sur les réseaux transnationaux qui
nourrissent les contestations contre-culturelles chiliennes dans les années 1960, où les contre-cultures nord-
américaines sont importantes : Manuel Suzarte, « Jeunesse, contre-cultures et contestations dans le Chili des
années 1959-1973 : une histoire globale ».
136
Au début du mois de mars 1967, au sein de l’Université du Chili, ainsi qu’en aout de la même année au sein de
la Católica se déclenchèrent les événements. Ces mouvements étudiants se considéraient comme des avant-gardes,
et en ce sens leurs doléances concernaient des problèmes de société, au-delà de la condition étudiante : université
accessible à tous, notamment aux plus pauvres, avec cette idée du mérite comme base d’accès à l’enseignement
supérieur, sans que la situation socioéconomique soit un frein ; de plus, les cursus universitaires devaient prendre
en compte les réalités du quotidien de la classe ouvrière, etc. De plus, ces mouvements étudiants réclamaient un
régime de gouvernance concertée, avec la participation de chaque corps professionnel dans l’élection des autorités
universitaires (« Principió en marzo de 1967 en la Universidad de Chile y en agosto de ese mismo año se
desencadenó en la Universidad Católica. Estos movimientos estudiantiles se veían a sí mismos como la vanguardia,
y por lo mismo, la mayoría de sus demandas apuntaban a problemas de la sociedad y no solo del movimiento
estudiantil; universidad para todos, universidad abierta al pueblo, es decir tener capacidad para aceptar a quienes
tuvieran aptitud, sin que su situación socioeconómica fuera una restricción, los planes de estudios debía debían
considerar las necesidades de la clase obrera, etc. Pugnaban además por la creación de cogobierno, con
participación de los distintos estamentos en la elección de las autoridades »), Isabel Torres Dujisin, « La década
de los sesenta en Chile: la utopía como proyecto », Historia Actual On Line, n°19, pp. 139-149, 2009, ressource
électronique: http://historiaactual.org/Publicaciones/index.php/haol/rt/printerFriendly/304/0 (consultée en février
2017), p.146 (traduction personnelle).
137
Les doléances des catégories populaires dépassèrent les réalisations du gouvernement démocrate-chrétien, ce
qui généra un sentiment de frustration (« las expectativas de los sectores populares excedieron los logros del
gobierno democratacristiano, generando en consecuencia una sensación de frustración »), Sofía Correa, op. cit.,
p.251 (traduction personnelle).

48
pratiques138. Pour autant, les discours historiques ont tendance à minimiser l’importance de
cette « Révolution dans la liberté » quant aux dynamiques révolutionnaires (dans un sens non
marxiste) qu’elle a insufflées : elle contribua à prendre en charge, depuis le champ politique,
des problèmes liés à la justice sociale139. La démocratie chrétienne était un parti politique
réformiste, disposé à remettre en question les structures de la société chilienne, sans pour autant
y réussir 140. Les espoirs nombreux qu’avait générés le gouvernement d’Eduardo Frei Montalva,
ainsi que les frustrations provoquées par les applications du projet de « Révolution dans la
liberté », provoquèrent des aspirations plus radicales 141, se heurtant à une puissance étatique
incapable de répondre efficacement à ces volontés142 (répressions et violences diverses143). Le
centre politique au pouvoir se trouvait alors dans l’impasse : ses difficultés contribuaient à une
radicalisation des oppositions et des camps politiques, désarçonnés par la victoire de la

138
« Il se produisit au sein du processus de changement qu’était en train de vivre le pays, une transformation de
l’attitude d’attente dans laquelle la population se trouvait […] A partir de la fin de l’année 1967, une mobilisation
revendicative des secteurs populaires les plus divers se fait jour. Paysans, ouvriers, sans-logis, étudiants se
mobilisent et demandent, en utilisant tous les moyens y compris non légaux, à cette révolution de rendre ses
promesses effectives », Ingrid Seguel-Boccara, op. cit., p.120.
139
Même si les mesures prises par la Démocratie chrétienne ont été constamment jugées comme timides par les
peuples de gauche dans leur remise en cause du système capitaliste (elles sont même qualifiées de «timorées» pour
leurs effets sur l’oligarchie et l’impérialisme, selon les termes de l’époque), on ne peut ignorer à quel point elles
ont bouleversé tous les domaines de la société. Le pays embrassait une voie, plus que réformiste : c’était une
époque révolutionnaire (« aunque las políticas implementadas por la Democracia Cristiana fueron recurrentemente
catalogadas por los sectores de izquierda como un mero intento de reformar el capitalismo, y calificadas de
timoratas en su actuación frente a la oligarquía y al imperialismo – según los términos utilizados en la época – no
puede desconocerse el substrato sísmico que sacudió y trastorno todos los ámbitos de la sociedad. El país estaba,
a esas alturas, inmerso, más que en un plan reformista, en una verdadera revolución »), Sofía Correa, p.252
(traduction personnelle).
140
Signalons ici que le gouvernement démocrate-chrétien, avec son projet de «révolution en liberté», était
réformiste : il mit en œuvre, pour la première fois, la réforme agraire, qui intégrait aux recettes étatiques des
secteurs jusqu’ici en marge au travers de la promotion sociale ; il intégra à sa stratégie des technocrates défenseurs
du développement, qui furent les moteurs de transformations qui bénéficiant à la majorité de la population («es
oportuno señalar que el gobierno de la Democracia Cristiana, con su propuesta de «revolución el libertad», fue un
gobierno reformista, que implementó por primera vez, de manera efectiva la reforma agraria, que integró a los
beneficios del Estado a sectores que habían permanecido marginales a través de la promoción popular; incorporó
a un importante grupo de tecnócratas desarrollistas, que elaboraron transformaciones en beneficio de las grandes
mayorías nacionales»), Dujisin, op. cit., p.145-146 (traduction personnelle).
141
L’envie de promouvoir des changements radicaux, ainsi que l’idée d’irréversibilité du processus
révolutionnaire, se renforçaient tous les jours un peu plus (« La aspiración por llevar adelante cambios radicales,
y la idea de lo irreversible del proceso revolucionario se fue consolidando cada vez más »), idem, p.146 (traduction
personnelle).
142
La participation citoyenne massive dans les discussions et actions politiques généra un débordement généralisée
pour toutes les hiérarchies établies, tant est plus est que les structures institutionnelles furent incapables de contenir
l’avalanche de nouveaux protagonistes avides de jouer un rôle majeur dans les destinées du pays (« La
participación masiva en la discusión y acción política resulto finalmente en un desbordamiento total del conjunto
de los órdenes establecidos, toda vez que la institucionalidad fue incapaz de contener la avalancha de los nuevos
sujetos ávidos de una actuación protagónica»), Correa, op. cit., p.253 (traduction personnelle).
143
L’exemple de la répression suivant l’appropriation de terrains, à Puerto Montt, par un certain nombre de
familles, restera longtemps dans les mémoires et desservit la démocratie chrétienne : « neuf, morts et plus de
quarante blessés […] Cet événement reste jusqu’à aujourd’hui encore présent dans les mémoires comme le
massacre de Puerto Montt et est associé à la démocratie chrétienne et à Edmundo Pérez Zujovic, alors ministre de
l’intérieur », Seguel-Boccara, op. cit., p.125.

49
démocratie chrétienne en 1964144. Si certains pans de la population chilienne étaient favorables
à des changements radicaux dans les cadres et hiérarchies qui structuraient la société, d’autres
catégories sociales vivaient avec inquiétude ces dynamiques. En effet, la notion de justice
sociale, couplée à un climat révolutionnaire (dans la liberté, certes, mais révolutionnaire tout de
même, avec toutes les représentations que ce terme pouvait impliquer au sein des imaginaires),
bouleversait les équilibres jusque-là en vigueur au sein de la société chilienne 145. Les élites
traditionnelles chiliennes radicalisèrent progressivement leurs craintes et leurs oppositions par
rapport à un climat propice à l’effondrement progressif de leur place au sein des hiérarchies
politiques, économiques, sociales et culturelles. L’exemple de l’application de la réforme
agraire, à partir de l’année 1967, permet d’illustrer cette dynamique 146.

On observe une montée en flèche des oppositions à ces processus de la part des secteurs
traditionnellement dominants de la société chilienne 147. La garantie d’une démocratie
chrétienne hostile au marxisme offrait cependant un certain degré de sécurité aux imaginaires
les plus préoccupés. En effet, le modèle révolutionnaire proposé par la démocratie chrétienne,

144
Le triomphe électoral de la Démocratie chrétienne, en 1964, fut considéré par la droite et la gauche comme une
véritable déroute («El triunfo de la Democracia Cristiana, en 1964, fue entendimiento por la derecha y la izquierda
como una derrota. »), Dujisin, p.145 (traduction personnelle).
145
« Bien que reposant sur des idéologies différentes, tous deux [les projets de la démocratie chrétienne et de la
coalition des gauches chiliennes] remettaient en cause la société dans ses fondements et par conséquent
représentaient ensemble, pour la droite et une partie de la population chilienne, un danger. Ce danger résidait autant
dans la critique faite au système que dans la volonté de destruction des anciennes structures à travers la construction
d’une nouvelle société que tous deux préconisaient. En effet, autant la gauche que le centre critiquaient le système
capitaliste, qualifié alors d’individualiste et bourgeois, et attaquaient les oligarchies dirigeantes. Ils prétendaient à
la création d’une société sans antagonismes, au travers d’une répartition plus juste des richesses et une socialisation
des moyens de production. On parlait alors communément de justice sociale. Il s’agissait autant d’une
émancipation du capitalisme que de l’impérialisme nord-américain », Seguel-Boccara, p.107.
146
La réforme agraire sonna le glas de l’ère de la grande propriété agricole, norme centenaire qui avait régi l’ordre
social et politique du pays. […] Les élites traditionnelles, dépossédées d’un des fondements centraux de leur
pouvoir (l’hacienda et ses hiérarchies), confrontées à un discours politique hostile, adoptèrent une posture
d’affrontement toujours plus impétueuse (« la reforma agraria puso fin al orden hacendal, de raigambre centenaria,
en el cual se había sustentado históricamente el orden social y político del país. […] Viéndose despojada de uno
de los fundamentos básicos de su poder, la hacienda y su orden jerárquico, y enfrentada a un discurso político que
apostaba a su destrucción, la elite tradicional fue adoptando una postura cada vez más confrontacional e
impetuosa»), Sofía Correa, op. cit., p.250 (traduction personnelle).
147
En exemple, notons la création du Parti National chilien sur les cendres des partis de la droite traditionnelle : À
ce moment-là, le parti politique de la droite était le Parti National, crée en 1966 à la suite de la dissolution des
partis conservateurs et libéraux. […] Des groupes nationalistes antimarxistes étaient dans son sillon. Ce nouveau
conglomérat choisit une politique d’affrontement, avec des actions de pression sociale. […] À droite se banalisa
la violence verbale avec les adversaires politiques, par le biais des médias ; l’usage des manifestations urbaines
s’intensifia, avec certaines groupes extrémistes disposés à l’action violente (« Por entonces, la derecha era
representada políticamente por el Partido Nacional, creado en 1966, luego de la disolución de los partidos
Conservador y Liberal […] A esta fusión de los partidos históricos de la derecha, se plegaron los grupos
nacionalistas de marcado carácter anti-marxista. El nuevo conglomerado adopto una política confrontacional, la
que se materializo en acciones de presión social directa. […] en la derecha también se hizo uso de la incontinencia
verbal con el enemigo político a través de los medios de comunicación, se utilizó la movilización social que
ocupaba la calle y hubo grupos extremistas dispuestos a la acción violenta»), idem, p.259 (traduction personnelle).

50
s’il tendait à effacer nombre des fondements séculiers de la société chilienne 148, ne portait
aucunement un caractère marxiste149. Et, durant les années 1960, en pleine Guerre Froide, c’est
un modèle révolutionnaire marxiste qui inquiète prioritairement la puissance nord-
américaine150 : par conséquent, ces préoccupations touchaient également les élites
traditionnelles chiliennes, leur pouvoir reposant sur des hiérarchies sociales et symboliques que
le système capitaliste cultivait, entretenait. La démocratie chrétienne, consciente du contexte
idéologique de l’époque par rapport au paradigme révolutionnaire 151, marquait sa différence
envers toute velléité marxiste. Mais les oppositions de tout un ensemble de groupes d’individus
appartenant aux élites traditionnelles grandissent dès cette époque, ce qui contribue à la
radicalisation de leurs velléités.

3. Arts et société : résistances, ébullitions, libérations

a. Arts et réalités humaines : histoire et héritages

« Pour le dictionnaire, relève de la « réalité » tout ce qui a « le caractère de ce qui est réel, de ce
qui ne constitue pas seulement un concept, mais une chose ». Ce qui est réel, que l’on considère
comme un élément (une réalité) ou l’ensemble (la réalité), s’oppose donc à l’apparent, à
l’illusoire, au fictif. La « réalité », au-delà de l’univers de la chose, c’est aussi ce qui est actuel
et ressortit, plus qu’au présent, au devenir et au phénomène, à l’imbrication sans cesse
réactualisée des faits, au monde qui se développe »152.

148
S’ouvrit une période caractérisée par la mise en place de changements structurels qui remettaient en question
l’ordre établi, jusqu’à annihiler la possibilité d’un retour à l’ancien société (« se dio inicio a un periodo
caracterizado por la implantación de cambios estructurales que subvertían los órdenes establecidos, al extremo de
imposibilitar el retorno a las estructuras tradicionales»), Sofía Correa, op. cit., p.246 (traduction personnelle).
149
Comme souligné auparavant, l’air du temps latino-américain était marqué par une mobilisation populaire
croissante, qui était considérée par la gauche comme un moment prérévolutionnaire, car la révolution était
l’horizon paradigmatique de sa vision du monde. Au Chili, cette perception s’enracinant dans la société toute
entière, influençant certains secteurs, notamment le discours de la Démocratie chrétienne, qui défendait une
« révolution dans la liberté » différente de la « révolution socialiste » proposée par la gauche («Como se ha
señalado, el horizonte en la región se caracterizaba por una creciente movilización popular, lo cual era leído por
la izquierda, como un estado prerrevolucionario, siendo la revolución un eje articulador de la sociedad. En Chile,
esta percepción fue arraigándose en la sociedad en su conjunto, permeado otros sectores, por ejemplo, el discurso
que asume el partido de centro, la Democracia Cristiana, que se proponía llevar adelante una «revolución en
libertad», marcando la diferencia con la izquierda, la cual proyectaba la revolución socialista»), Dujisin, op. cit.,
p.144 (traduction personnelle).
150
« Cuba n’effrayait pas seulement une élite logiquement favorable aux valeurs conservatrices, mais toute une
partie de la population voyant dans le parti unique de Fidel Castro une atteinte aux valeurs démocratiques »,
Seguel-Boccara, op. cit., p.110.
151
« Se définissant comme anti-fidéliste, la Révolution dans la liberté était présentée comme un défi lancé à celle
de Castro », idem.
152
Paul Ardenne, citant le dictionnaire Le Petit Robert, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002, p.17.

51
L’art embrasse les contextes humains contemporains, au fur et à mesure du XXe siècle,
embrasant ainsi les traditions anciennes pour venir au monde « moderne ». Dès le XIXe siècle
s’observent ces tendances, à l’échelle de quelques-uns et de mouvements artistiques ciblés 153.
N’omettons pas l’apparition du médium photographique, qui participe à la poussée des
questionnements sur les liens entre art et vérité du présent. Ainsi, le siècle de Pablo Picasso sera
celui de la montée en puissance de l’art « contextuel »154. L’artiste, soucieux de participer à une
remise en question des traditions, des normes, place son essence subversive au sein des sphères
de révoltes face au monde tel qu’il lui apparaît, suggérant ainsi une nouvelle ère culturelle :

« Esthétique de la révolte. Si le classicisme se définit par la domination des passions, son époque
est celle dont l’art met en formes et en formules les passions des contemporains. Aujourd’hui où
les passions collectives ont pris le pas sur les passions individuelles, ce n’est plus l’amour qu’il
s’agit de dominer par l’art, mais la politique, dans son sens le plus pur. L’homme s’est pris de
passion, espérante ou destructrice, pour sa condition »155.

Les frontières, les sens de l’art s’aiguisent, s’étendent et questionnent les normes, les
méthodes transformées en habitudes durant le XXe siècle. Au-delà de la recherche traditionnelle
du Beau, basée sur des règles esthétiques codifiées, exposées dans des lieux déterminés et
accessibles à une part infime de la population, certaines préoccupations s’orientent vers un
questionnement des rapports entre l’art et la société, somme des réalités quotidiennes vécues
par la multitude des êtres. L’art a vocation à être, selon Adorno, un support pour sublimer le
réel, l’existence : il a pour essence de libérer l’être, en se libérant lui-même des pesanteurs
sociales156. Il dévoile ce que ces dernières dissimulent 157. L’artiste a un rôle à jouer, de par sa
vision unique de la réalité, qu’il peut viser à transcender, apprivoiser, questionner 158 ; avec ses

153
« Ces interrogations ne sont pas spécifiques au XXe siècle et ne surgissent pas sans antécédents sur le devant
de la scène. L’art « contextuel », d’un point de vue séminal, hérite du réalisme et de son questionnement sur la
mise en figure du réel. On connait la fameuse formule de Gustave Courbet, qui fit scandale en 1861 : « le fond du
réalisme, c’est la négation de l’idéal ». […] Du même Courbet, […] Baudelaire dit dans son étude de l’Exposition
universelle de 1855 qu’il livre « la guerre à l’imagination au profit de la nature extérieure, positive, immédiate »,
Paul Ardenne, op. cit., p.21-22.
154
« Un art dit contextuel regroupe toutes les créations qui s’ancrent dans les circonstances et se révèlent
soucieuses de « tisser avec » la réalité », ibid, p.17.
155
Albert Camus, Carnets II, Paris, Gallimard, 2013, p.148.
156
« L’art est l’antithèse sociale de la société, non déductible immédiatement de celle-ci. La constitution de sa
sphère correspond à la constitution d’une sphère intérieure aux hommes, en tant qu’espace de leur représentation.
Il prend part d’avance à la sublimation », Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Péronnas, Klincksieck, 2011,
p.24.
157
« Dans la réalité, qui se situe au-delà du voile tissé par le jeu des institutions et des faux besoins, quelque chose
aspire objectivement à l’art ; un art qui témoignerait pour ce que recouvre ce voile », Theodor W. Adorno, Théorie
esthétique, op. cit., p.39.
158
« En art, la connaissance est toujours une vision nouvelle et unique de l’univers, un hiéroglyphe de la vérité
absolue. Elle est reçue comme une révélation, ou un désir spontané et brûlant d’appréhender intuitivement toutes
les lois qui régissent le monde : sa beauté et sa laideur, sa douceur et sa cruauté, son infinité et ses limites. L’artiste

52
désirs participatifs, pour briser l’isolement des tours d’ivoire ou des mondes en marge,
obnubilés par l’unique quête du Beau (résumée par la formule « l’art pour l’art »)159. Le
développement des techniques de reproduction participe à cette déconstruction des traditions,
pour tendre vers un art interprété selon la diversité des contextes et des mondes symboliques
qui caractérisent l’humanité. Décloisonnée, l’essence artistique multiplie la teneur de ses
chemins, l’amplitude de ses appréhensions/réceptions (la rationalisation explicative du sens de
l’art n’est plus reine), autant que ses audiences auprès de publics renouvelés, aux cultures et
imaginaires variés :

« Ce qui s’étiole de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, c’est son aura. Le
processus est symptomatique ; sa portée déborde la sphère de l’art. La technique de reproduction
– ainsi la désigne-t-on généralement – détache l’objet reproduit du cadre de la tradition. En
multipliant les reproductions, elle remplace l’autorité de sa présence unique par une existence en
masse. Et en autorisant la reproduction future à entrer en contact avec le récepteur à l’endroit où
il se trouve, elle actualise l’objet reproduit. Ces deux processus conduisent à un bouleversement
violent de ce qui est transmis, à un ébranlement de la tradition »160.

Ces bouleversements des traditions se parent de logiques mercantiles (affrontant


l’élitisme des arts grâce à un accès élargi aux contenus culturels), guidées par le paradigme de
la consommation de masse, écran de fumée par rapport aux réalités sociales selon Adorno 161.
Au plus le modèle capitaliste étend son aura dans le monde (notamment avec l’arrivée
progressive du règne d’Hollywood lorsqu’on évoque le cas du cinéma 162), au plus l’art devient
une marchandise dédiée à des publics de masse. Le phénomène d’absorption de l’essence

les exprime par l’image, capteur d’absolu. C’est par elle qu’est retenue une sensation de l’infini exprimée à travers
des limites : le spirituel dans le matériel, l’immensité dans les dimensions du cadre », Andreï Tarkovski, Le temps
scellé, Paris, éditions Philippe Rey, 2014, p.48.
159
Que critique Albert Camus dans ses écrits : « se persuader qu’une œuvre d’art est chose humaine et que le
créateur n’a rien à attendre d’une « dictée » transcendante » », Carnets II (janvier 1942 – mars 1951), Paris,
Gallimard, 2013, p.37.
160
Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011, p.22.
161
« Les produits de l’industrie culturelle veulent détourner l’attention des problèmes de l’ordre établi, elles
veulent les faire oublier, loin de vouloir les dévoiler : cette sorte de production promet une évasion hors du
quotidien, mais le paradis offert par l’industrie culturelle est toujours fait de la même quotidienneté. La fuite et
l’enlèvement ont d’avance pour objet de ramener au point de départ. Le plaisir favorise la résignation qu’il est
censé aider à oublier », Csaba Olay, « Art et culture de masse chez Adorno et Arendt ? » (pp.18-31), Verbum
Analecta Neolatina, n°13/1, janvier 2012, p.22.
162
« Le cinéma répond à l’affaiblissement de l’aura par la construction artificielle, à l’extérieur du studio, d’une
personnality. Le culte des stars, encouragé par le capitalisme du cinéma, entretient ce charme magique de la
personnalité, désormais perverti depuis longtemps par sa dimension mercantile », Walter Benjamin, L’œuvre d’art
à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011, p.60-61.

53
artistique n’induit pas la domestication des pouvoirs de l’œuvre d’art. Son potentiel critique
reste indompté :
« Adorno analyse la situation « aporétique » de l’art contemporain. Toute œuvre cherche à
innover mais inévitablement, la société la récupère. Malgré le message de souffrance et le
discours sur l’absurde qu’il véhicule, l’art contemporain est récupéré : ainsi le théâtre de Beckett.
L’art devient décoratif. […] L’œuvre est une contradiction sans solution. Même sa récupération
ne la rend pas inoffensive car demeure en elle la puissance de la contradiction »163.

L’hégémonie conditionne l’appréhension de l’essence de l’art, en même temps qu’elle


renforce des courants en opposition avec ce nouveau paradigme 164. En effet, certains courants
orientent l’art, qui devient peu à peu, sous l’impulsion de mouvements avant-gardistes, un
support du réel et de ses altérations, ses détournements. Le présent de l’humanité devient terrain
de jeu, que certains courants se permettent d’orienter, mais aussi de désorienter, avec cette
croyance presque spirituelle en une essence subversive 165, bousculant l’inertie :
expressionnisme, fauvisme, dadaïsme, surréalisme, réalisme socialiste, muralisme, futurisme…
En ne citant que quelques courants artistiques majeurs du début du XXe siècle, on met en relief
la diversité des formes et manières d’envisager cette relation renouvelée entre l’aujourd’hui et
les velléités créatives166.
L’art du début du siècle, fort de ses questionnements, s’autorise d’autres usages, de
nouvelles expériences, alors même que les grandes idéologies fleurissent, que les révolutions
ouvrent la porte à d’autres visions du monde (ex. la révolution bolchevique, la révolution
mexicaine, entre autres). Les engagements artistiques se nourrissent des évolutions du monde,
avec au premier plan la montée en puissance du marxisme. Au fur et à mesure que le présent
imprègne (et bouscule) les traditions artistiques, ces dernières se découvrent d’autres reliefs,
comme par exemple un aspect communicationnel nouveau, soumis à toutes les péripéties
attendues des liens entre art et politique : mise au pas, subversion, critique, détournement, etc...

163
Evelyne Buissière, « L’œuvre comme contradiction vivante : Adorno », avril 2006 (source :
https://www.lettres-et-arts.net/arts/art-objet-pensee-philosophique/oeuvre-comme-contradiction-vivante-
adorno+214, consultée le 17 décembre 2017).
164
« La spiritualisation de l’art a aiguisé la rancune des exclus de la culture, elle a favorisé ce genre qu’est l’art de
consommation, tandis qu’inversement, la répulsion que suscitait ce genre poussait les artistes à une spiritualisation
de plus en plus radicale », Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Péronnas, Klincksieck, 2011, p.32.
165
« L’art s’adresse directement à tous, avec l’espoir de faire impression, de provoquer un choc émotionnel et de
se faire accepter, non par un raisonnement irréfutable, mais par l’énergie spirituelle que l’artiste a mise dans son
œuvre », Andreï Tarkovski, Le temps scellé, op. cit., p.49.
166
« Les œuvres d’art autonomes échappent au conformisme social, ils ne disent pas toujours la même chose, mais
quelque chose de différent, de nouveau, et, par-là, ils représentent la singularité dans le monde standardisé et
uniforme 5. Cet accomplissement d’art devient problématique au 20ème siècle dans la mesure où la possibilité
d’un art autonome se restreint », Csaba Olay, « Art et culture de masse chez Adorno et Arendt ? » (pp.18-31),
Verbum Analecta Neolatina, n°13/1, janvier 2012, p.22.

54
La montée des périls, qui débute dans les années 1920 avec le fascisme mussolinien,
oriente les arts dans un sens de propagande, d’imposition brutale des valeurs du pouvoir167.
Imposant certaines nuits aux lumières créatives (malgré des remises en cause de cet état de fait
: ex. Guernica, de Pablo Picasso ; le film The great dictator, de Charlie Chaplin, réalisé en
1940), jusqu’au second conflit mondial, moment de drames et de recul des prétentions
artistiques au profit des engagements, sur le terrain, mais aussi de la complaisance, de l’inaction
envers la barbarie. Les moyens techniques et économiques sont mis au service de l’effort de
guerre. Le temps des expérimentations artistiques est suspendu au temps du conflit. Au sortir
de cette période noire, en vertu de la reconstruction des sociétés et des âmes, les projets
fleurissent pour sortir de la violence quotidienne et envisager des lendemains plus optimistes.
Au moment même où, notamment en Europe, on assiste à une poussée manifeste du marxisme
et ses applications politiques, grâce aux partis communistes (présents aussi dans d’autres parties
du monde), le conflit idéologique se prolonge en conflits artistiques. Dans ce contexte, l’art et
ses pratiques sont à nouveau bouleversés, par une synergie de dynamiques mêlant montée de la
question sociale, notions de liberté et de démocratie, idée de l’art comme source d’amélioration
de la condition humaine. La création peut être une manière de combler un vide 168. L’urgence
de sortir des carcans et normes établies (palpables dès le mouvement réaliste mené par Gustave
Courbet, au XIXe siècle), pour agir en tant que catalyseur social, se conjugue avec les velléités
d’engagements, de militantismes :

« Ce que traduit l’art qui se réclame du politique, c’est que l’homme est inachevé ; qu’il y a
beaucoup à transformer pour parvenir aux conditions d’un épanouissement de ses capacités ; et
quand il remplit son rôle, c’est celui d’un saboteur des représentations dominantes, et d’un
attiseur du désir d’autres horizons »169.

Vient alors le temps du « nouveau », terme utilisé pour définir toutes sortes d’évolution
(révolution ?) artistique par rapport aux pratiques, discours, esthétiques caressés jusqu’ici. Une
redéfinition de la condition artistique bouscule les rapports au monde, eux-mêmes sujets à des

167
« La propagande n'est pas un point de vue, elle se veut Le point de vue, c'est à dire la vision juste, juste la vision
(donc l'absence de point de vue). Dans sa version totalitaire, prophétique, la propagande ne dit pas seulement :
"ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi", mais : "ils sont contre la force des choses" (qu'elle l'appelle race
élue, matérialisme historique, forces de production ou économie mondiale) », François Niney, L'épreuve du réel à
l'écran : essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, éditions De Boeck, 2002, p.70.
168
« Je suis convaincu que, si un artiste parvient à réaliser quelque chose, c’est qu’en réalité il vient combler un
besoin qui existe chez les autres, même si ceux-ci n’en sont pas conscients sur le moment », Andreï Tarkovski, Le
temps scellé, Paris, éditions Philippe Rey, 2014, p.215.
169
Evelyne Pieiller, « Saboter le consensus, ouvrir l’horizon » (pp.90-93), « Artistes : domestiqués ou révoltés ? »,
Manière de voir – Le Monde diplomatique, n°148, aout-septembre 2016, p.93.

55
chamboulements dans leurs modèles et paradigmes (indépendance, révolution, impérialisme,
libération nationale, dictature, etc.), occasionnant ainsi des changements dans les formes et
fonds : radicalisations, prétentions révolutionnaires, couplées ou non à l’idéologie marxiste et
ses « adaptations » culturelles et artistiques. La réalité était fertile en dynamiques nouvelles :
les arts, reflets du monde, prétendent aux mêmes ambitions, pour donner du sens à l’existence.
Et le théâtre des années 1960 en est riche d’incarnations.

En termes cinématographiques, les querelles historiques (propres aux débuts du


medium) entre fidélité au réel et fiction prirent de l’ampleur avec la montée en puissance du
réalisme socialiste, tiré de l’idéologie marxiste, à l’œuvre dès les années 1920 en URSS170. Pour
ce qui est du documentaire, après les voyages et leurs perspectives pédagogiques (où l'esprit
colonial pouvait perler), après les expérimentations de certains pères fondateurs (Flaherty, et
surtout Vertov, dans une logique marquée par l'influence marxiste qui inonde dès les années
1920), après la mise sous tutelle du documentaire (et du cinéma en général) dans un monde en
crispations où l'odeur de la crise, de la guerre (de la mort) rode et implique des usages de
propagandes nombreux, l’influence du marxisme prend des proportions plus amples au sortir
du second conflit mondial. Deux raisons principales y participent : l’influence du modèle
soviétique à travers le monde, et les remises en question du modèle d’organisation des sociétés
humaines, qui a mené au désastre de la guerre et de l’ultra-violence qu’elle généra. Le cinéma,
noyé par ses usages de propagande par les régimes autoritaires durant les années 1930 et 1940,
est considéré à bout de souffle dans l’immédiat après-guerre : d’où l’urgence de la remise en
question de ses fondements profonds, pour dépasser le simple divertissement
communicationnel aux orientations variables. Le 7ème art devient progressivement, durant les
années 1950 et 1960, un lieu de préoccupations sociales, progressistes, où la réalité est une terre
fertile d’inspirations. On peut évoquer le néo-réalisme italien, qui suit la chute du fascisme

170
« En 1934, le réalisme socialiste est officialisé doctrine officielle, lors du premier Congrès de l’Union des
écrivains soviétiques : « Son essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu'elle puisse être, le
tout exprimé en images artistiques envisagées d'un point de vue communiste. Les principes idéologiques et
esthétiques fondamentaux du réalisme socialiste sont les suivants : dévouement à l'idéologie communiste ; mettre
son activité au service du peuple et de l'esprit de parti ; se lier étroitement aux luttes des masses laborieuses ;
humanisme socialiste et internationalisme ; optimisme historique ; rejet du formalisme et du subjectivisme, ainsi
que du primitivisme naturaliste », contre le montage illustratif et linéaire, un montage proliférant, opérant des
rapprochements jusque-là ignorés ou creusant l'écart entre les images qu'il assemble, et creusant dans les images
l'espace du temps pourrait-on dire, arrachant le spectateur à l'immédiateté du vu, à l'évidence de l'image, pour
restaurer l'épaisseur d'un vécu, les méandres d'une histoire, toujours fragmentaire, inachevée, qui ne connait pas
de mot de la fin mais persiste à chercher un sens », Berger, Daniel, Garrigues, « RÉALISME
SOCIALISTE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 23 février 2017,
http://www.universalis.fr/encyclopedie/realisme-socialiste.

56
mussolinien171, et qui ouvre la voie à d’autres thèmes, d’autres références pour faire du cinéma :
héros issus des catégories populaires, relectures de l’histoire à l’aune du marxisme, découverte
des lieux et personnages issus des marges de la société italienne. Progressivement, les tendances
observées en Italie font écoles (en Europe occidentale mais également orientale, tout comme en
Amérique – nord et sud), notamment grâce à l’influence des écoles de cinéma européennes et
des élèves, issus des latitudes les plus diverses, qu’elles accueillent. Mais au-delà d’une
révolution dans les mentalités cinématographiques (diffusées et pas forcément partagées par
l’ensemble des cinéastes et techniciens du cinéma, de par les logiques résistances des écoles
traditionnelles), l’autre révolution, essentielle, qui bouleverse les manières de penser et faire du
7ème art une somme de créations en mouvement, est celle des techniques.
En effet, au cours des années 1950 apparaissent des inventions techniques qui
permettent de s’affranchir du cadre traditionnel des studios, où l’organisation logistique pesait
de tout son poids sur les libertés et spontanéités de création 172. Matériel plus léger, son direct,
pellicule plus élaborée (permettant moins d’installations luminaires)173 : cette conjonction de
nouveautés rend possible une réduction de la distance entre création filmique et réalité
quotidienne. Une vague documentaire nouvelle émerge, s’appropriant les héritages des
références du genre en approfondissant les démarches artistiques et les façons d’embrasser (et
d’embraser) le réel, avec la possibilité nouvelle de faire du cinéma à moindres frais, influençant
au-delà du champ documentaire. Cela remet en question les codes et normes classiques qui
régnaient jusqu’alors dans le 7ème art :

"C'est pour répondre à une exigence politique de libération esthétique que de jeunes cinéastes
s'emparèrent des nouvelles techniques légères de prise de vue, bricolèrent des caméras Auricon
ou Arriflex, et voulurent les moyens d'enregistrer le son synchrone sur le terrain. C'est parce

171
« Mouvement culturel qui se développe en Italie dès la fin du fascisme et qui témoigne d'un intérêt soutenu
pour la réalité socio-économique du pays. Il concerne la littérature, le cinéma, les arts, mais, pour ces derniers, on
parle plutôt de réalisme. D'une ampleur considérable, il n'a pas constitué une école ayant sa doctrine codifiée ou
son manifeste. Dans la diversité de ses productions, on retrouve cependant une commune adhésion aux problèmes
immédiats de la société, l'aspiration à une culture globale qui ne sépare pas les activités humaines, la volonté de
toucher un public très large », Isotti-Rosowsky, « NÉO-RÉALISME ITALIEN », Encyclopædia Universalis [en
ligne], consulté le 23 février 2017. http://www.universalis.fr/encyclopedie/neo-realisme-italien.
172
"Le vieux monde et son cinéma de studio sentent le renfermé, et pour en sortir il faut (comme le disait Godard)
changer non seulement d'histoire mais de méthode, car les artifices de la mise en scène ont maquillé jusqu'au
documentaire", François Niney, op. cit., p.132.
173
« Résumons les innovations techniques : une caméra de plus en plus légère, silencieuse, en synchronisme avec
le magnétophone, l’une et l’autre au départ connectés par fil, puis sans fil, et permettant à une équipe restreinte,
bientôt à une seule personne de se glisser partout en attirant au minimum l’attention. Les éclairages, l’élément le
plus perturbant d’un tournage, ne sont plus indispensables, du fait de l’utilisation de pellicules à très haute
sensibilité. Rien de tout cela ne permet de réelles performances si l’opérateur n’est pas un virtuose », Guy Gauthier,
Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p.87.

57
qu'ils surent entendre et partager ce désir d'une nouvelle écriture cinématographique par "la
caméra-stylo" (et oreille) que les Coutant (caméra Eclair), Kudelski (magnétophone Nagra) puis
Beauviala (caméra Aaton) mirent au point les caméras d'épaule et magnétophones portables
synchrones. Grâce à quoi le documentaire devint enfin parlant (non plus seulement parlé) comme
la fiction, et la fiction put se mettre à courir les rues comme le documentaire. Le renouveau du
cinéma dans les années 1960 doit beaucoup à cette rencontre du troisième type entre
documentaire et fiction"174.

Vient le temps des « nouvelles vagues », menées par de nouvelles générations qui
bousculent les carcans traditionnels, dans la manière de faire, dans les contenus. L’expression
est utilisée pour la première fois par la journaliste française Françoise Giroud, dans une série
d’articles publiés dans le journal hebdomadaire L’Express, entre le 3 octobre et le 12 décembre
1957175. Il s’agit d’une enquête sociologique concernant les phénomènes générationnels au sens
large, dans une France traversée par des évolutions multiples. La force du concept, des
symboles qui transpirent derrière ces mots inspirent un certain nombre des nouveaux cinéastes
de l’époque à s’approprier le terme, notamment lors du festival de Cannes de l’année 1959 176.
Mais le terme n’illustre pas uniquement la seule situation cinématographique française. Il
exprime, dans des réalités nationales éparses, des dynamiques générationnelles où le septième
art, tel qu’il était pensé et fabriqué, est bousculé, « dynamité » par de nouvelles manières de
dire, d’écrire, de penser, de faire. Les repères du connu sont alors volontairement brouillés 177,
le réalisateur devient la figure de l’auteur (un artiste à part entière donc). Les normes
scénaristiques178, celles du tournage179, du montage180, sont bouleversées, pour le bonheur du
renouvellement de l’art cinématographique.

174
François Niney, op. cit., p.133.
175
« Avec un slogan « La Nouvelle Vague arrive ! », représenté sur un visage souriant de jeune fille », Michel
Marie, La nouvelle vague, Paris, Armand Colin, 2005, p.9.
176
« Je crois que la Nouvelle vague a eu une réalité anticipée. C’était d’abord une invention de journalistes qui est
devenue une chose effective. En tous cas, si l’on n’avait pas créé ce slogan journalistique au moment du festival
de Cannes, je crois que cette appellation ou une autre aurait été créée par la force des choses », François Truffaut,
France-Observateur, 3 décembre 1959, repris par Michel Marie, p.10.
177
« Tous ces choix vont dans le sens d’une plus grande souplesse de réalisation et s’efforcent d’alléger autant que
possible les lourdes contraintes du cinéma conçu sur le modèle commercial et industriel. Ils visent à effacer les
frontières entre cinéma professionnel et amateurisme, comme entre film de fiction et film documentaire », ibid,
p.64-65.
178
Avec la montée en puissance du concept de « scénario-dispositif, ouvert aux aléas du tournage, aux rencontres,
aux idées de l’auteur surgissant dans l’ici et le maintenant », Michel Marie, p.70.
179
« On va retrouver dans les œuvres de la Nouvelle vague cette mise en scène de la fiction au sein des lieux réels
que le vocabulaire cinématographique a coutume de nommer les décors naturels », ibid, p.74.
180
« Contre le montage illustratif et linéaire, un montage proliférant, opérant des rapprochements jusque-là ignorés
ou creusant l'écart entre les images qu'il assemble, et creusant dans les images l'espace du temps pourrait-on dire,
arrachant le spectateur à l'immédiateté du vu, à l'évidence de l'image, pour restaurer l'épaisseur d'un vécu, les
méandres d'une histoire, toujours fragmentaire, inachevée, qui ne connait pas de mot de la fin mais persiste à
chercher un sens », François Niney, op. cit., p.99-100.

58
La Nouvelle vague évoque donc une synergie d’énergies créatives nouvelles, sur un
temps difficilement définissable (entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960 selon
les zones géographiques), dans des lieux divers et variés, dans les contextes de la fiction et
également du cinéma documentaire. La France n’est en rien pionnière, malgré l’invention de
l’expression qui consacre cette période de l’histoire du cinéma : en Pologne, en Suède, en
Espagne, aux Etats-Unis, bien avant l’arrivée de Godard et ses comparses le cinéma traditionnel
est éprouvé, dans ses fondements, par des vagues nouvelles de créateurs (où se répondent, sans
le savoir, Ingmar Bergman, Andrzej Warda, Robert Aldrich, Juan Antonio Bardem, etc.). Dans
ces contextes variés, notons qu’un certain modèle évènementiel conduit à l’arrivée d’une
nouvelle génération, que Barthélémy Amengual illustre de façon claire et concise :

« La critique, d’abord, orchestre le conflit des anciens et des modernes, sur le plan de
l’esthétique, de l’idéologie, voire de la morale. Une ou plusieurs revues s’offrent à soutenir les
champions du changement entrés généralement dans la profession par la petite porte :
productions indépendantes, budgets dérisoires, équipes techniques réduites, comédiens
débutants. Sur tous agissent l’exemple du néoréalisme (alors condamnés dans les pays de l’Est),
la leçon et le plus souvent aussi l’expérience du documentaire. Les films circulent. De l’étranger
reviennent des échos louangeurs. Les médias s’en mêlent. Un nouveau public, préparé par les
ciné-clubs, les cinémathèques, les festivals, les circuits de l’art-et-essai, les revues spécialisées,
se montre disponible. Les écoles et les instituts de cinéma prennent feu. Des officiels de la
cinématographie et même des producteurs se laissent convaincre. La vague est lancée »181.

Ces vagues sont mouvements, avec une liberté, une linéarité moins précise, plus
détendue, qui permet de dépasser limites et conventions du cinéma d’alors, dans ses fictions et
ses formes documentaires182. Cette révolution cinématographique, somme des bouleversements
idéologiques et des avancées techniques, accompagne la montée en puissance du paradigme
révolutionnaire (qu’il signifie soif de progrès, de libertés, ou qu’il suggère des engagements
politiques ciblés). Ces vagues novatrices éclosent un peu partout dans le monde : la réduction
des coûts pour faire du cinéma aide à une pratique plus massive et pluri-géographique. Elles
donnent un relief nouveau aux relations complexes qui unissent pulsations humaines et cinéma,
entre progrès, radicalisations et révolution. Une politisation croissante, des critiques soutenues
quant aux cadres de vie et un éclatement des normes morales établies montent en puissance (de

181
« Les nouvelles vagues », Le cinéma, Bordas, 1983, cité par Michel Marie, p.107.
182
« Les films de la nouvelle vague sont intervenus au moment où l’ensemble des productions cinématographiques
dans le monde, tout autant que le jazz qui devient alors « free », connait des bouleversements formels et stylistiques
radicaux. La Nouvelle vague a été un terrain d’expérimentation pour la création cinématographique », Michel
Marie, p.116.

59
la fiction au documentaire) et s’insèrent dans une époque de contestations/revendications. De
plus, l’ère du cinéma révolutionnaire s’ouvre, au sein même des nouvelles vagues, selon des
contextes, des temporalités, des espoirs sociétaux divers et variés. Le cinéma est un ressort
possible pour changer le monde et remettre en question équilibres, modèles imposés, selon les
orientations fixées (notamment) lors de la conférence de la Tricontinentale 183 (La Havane,
janvier 1966). Les mouvances tiers-mondistes, ouvertement révolutionnaires et inspirées par le
guévarisme et le maoïsme, inondent de leurs paradigmes tous les pores de la création artistique.
En résultent quelques œuvres, dont une majeure durant cette époque La hora de los hornos
(Fernando Solanas, Octavio Getino, 1968). Et surtout des réseaux artistiques animés d’un désir
de changements radicaux, dont les échanges seront fréquents pendant plus d’une décennie.
La montée en puissance du paradigme révolutionnaire, tout au long des années 1960, a
inondé tous les aspects des sensibilités humaines, au Chili comme dans bien d’autres zones
géographiques sur le globe. On l’a déjà évoqué précédemment, les préoccupations sociales par
rapport au « Peuple », additionnées à la montée en puissance de jeunes générations résolues à
occuper des places de choix dans les évolutions des sociétés, entretenaient les velléités des
bouleversements majeurs. Partant du principe que tous les pores d’une société sont empreints
de contenus culturels qui traduisent l’époque, on évoque une décennie où les agitations sociales,
politiques, idéologiques, reflètent une agitation plus générale de tous les cadres culturels,
caractérisée par la multiplication des questionnements concernant l’étendue des pratiques
intellectuelles et artistiques.

b. En Amérique latine : l’exemple du 7ème art

« L’œuvre d’art n’a de valeur que dans la mesure où elle frémit des réflexes de l’avenir »184.

Sans parler de « révolution culturelle », on peut émettre l’idée d’un contexte traversé
par un champ culturel aux pratiques progressivement « révolutionnées » par les fruits de
sensibilités nouvelles185. Évoquons quelques esprits visionnaires, aux idées progressistes, qui
ont influencé les évolutions latino-américaines dans les manières de considérer l’art en général,

183
Pour approfondir les thématiques de la Tricontinentale : Olivier Hadouchi, Le cinéma dans les luttes de
libération : genèses, initiatives pratiques et inventions formelles autour de la Tricontinentale (1966-1975), Paris,
thèse de Doctorat, IRCAV, Paris 3, 2012.
184
Selon les mots d’André Breton, cité par Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique, Paris, Allia, 2011, p.79.
185
« Cette dynamique réformiste et révolutionnaire ouvrit de nouveaux espaces aux expressions artistiques. Cet
espace correspondait […] tout autant à l’intérêt porté à la question sociale qu’à la crise que connaissaient les formes
d’expressions de la culture légitime. Dans les faits se répandait progressivement une nouvelle sensibilité », Seguel-
Boccara, op. cit., p.132.

60
mais aussi le cinéma. On peut citer José Carlos Mariátegui, intellectuel péruvien prolifique en
mots et opinions dans les années 1920. Il défend une vision révolutionnaire (qu’il juge comme
un prolongement de la tradition latino-américaine186) ainsi qu’un paradigme continental
d’unité187, tout en promouvant la culture (au sens large) comme un instrument d’éducation, de
prise de conscience des limites de l’existence latino-américaine : pour qu’elle accomplisse ce
rôle, la société doit dépasser ses faiblesses de développement 188. La sensibilité marxiste de
l’intellectuel péruvien oriente une pensée où la culture, l’art, sont des outils aptes à bousculer
les règles du jeu sociopolitique en s’en servant pour donner plus de consistance à la conscience
révolutionnaire de la majorité silencieuse, alors en marge des scènes du pouvoir :

«L’époque réclamait un idéalisme plus concret, une attitude plus belligérante. […] Notre destin
est dans la lutte, plus que dans la contemplation. Pessimisme de la réalité, optimisme de l’action.
Il ne suffit plus de condamner la réalité, nous voulons la transformer. Peut-être que cela nous
contraint à réduire la teneur de notre idéal, mais cela nous apprendra, dans tous les cas, comment
le réaliser. Le marxisme nous convient, parce qu’il n’est pas un programme rigide, mais plus une
méthode dialectique »189.

Autre figure emblématique de l’intelligentsia latino-américaine de la première partie du


XXe siècle : Violeta Parra. Elle écrit, à propos du septième art, un article où elle s’enthousiasme
sur ses vertus à rendre visible, effectif, le panorama des richesses naturelles et culturelles du

186
Il ne fait aucun doute qu’une révolution est la continuité de la tradition historique du peuple, car elle est une
énergie créative qui produit des choses et des idées, jusqu’à s’incorporer de manière définitive au sein de la
tradition, pour l’enrichir et la faire grandir. Pour autant, la révolution induit l’arrivée d’un ordre nouveau,
impossible à envisager hier. Elle se créée à partir de fondements historiques mais, en tant que forme et fonction,
elle crée des besoins et des discours novateurs («Sin duda una revolución continua la tradición de un pueblo, en el
sentido de que es una energía creadora de cosas e ideas que incorpora definitivamente a esa tradición
enriqueciéndola y acrecentándola. Pero la revolución trae siempre un orden nuevo, que habría sido imposible ayer.
La revolución se hace con materiales históricos, pero, como diseño y como función, corresponde a necesidades y
propósitos nuevos», Emigdio Aquino Bolaños, «José Carlos Mariátegui y el pensamiento latinoamericano de su
época», Revista de Indias, 2000, vol. LX, núm. 219 (pp.437-452), p.448 (traduction personnelle).
187
Il est surprenant de noter que, dès 1925, Mariátegui parle d’un courant de pensé latino-américain, en mettant
au centre de la discussion l’importance de définir son profil et les divers éléments qui le construisent («No deja de
sorprender que en 1925 Mariátegui hablara de un pensamiento latinoamericano, planteando la necesidad de definir
su perfil y los elementos que lo conforman»), ibid, p.446 (traduction personnelle).
188
L’art et la littérature ne peuvent fleurir dans des sociétés bloquées ou inorganiques, opprimées par les difficultés
les plus basiques de développement et de stabilité. Ces arts ne sont pas des phénomènes isolés, autonomes,
indépendants des évolutions sociopolitiques d’un peuple («El arte y la literatura no florecen en sociedades larvadas
o inorgánicas, oprimidas por los más elementales y angustiosos problemas de crecimiento y estabilización. No son
categorías cerradas, autónomas, independientes de la evolución social y política de un pueblo»), propos de
Mariátegui, Emigdio Aquino Bolaños, «José Carlos Mariátegui y el pensamiento latinoamericano de su época»,
op. cit., p.449 (traduction personnelle).
189
«La época reclama un idealismo más práctico, una actitud más beligerante [...] Nuestro destino es la lucha más
que la contemplación. Pesimismo en la realidad; optimismo en la acción. No nos basta condenar la realidad,
queremos transformarla. Tal vez esto nos obligue a reducir nuestro ideal, pero nos enseñará, en todo caso, el único
modo de realizarlo. El marxismo nos satisface por eso, porque no es un programa rígido, sino un método
dialéctico», ibid, p.450 (traduction personnelle).

61
continent au plus grand nombre190. La conscience du potentiel « massif » de ce média est
palpable, renforcé par l’importance cruciale de l’affirmation identitaire par le biais des
émanations artistiques191. Selon elle, le cinéma a les ressources (notamment par ses versants
documentaires) à définir une identité continentale plus conforme aux réalités qu’aux mensonges
édictés par l’industrie cinématographique, et ainsi servir de catalyseur pédagogique et
identitaire pour les peuples d’Amérique latine :

«Je crois que le cinéma documentaire attestera de notre incorporation définitive aux imaginaires
européens, grâce à une qualité informative supérieure à toute propagande écrite, presque toujours
insignifiante ou brisée par l’exagération. […] Il faut mobiliser les entreprises vers une
divulgation graphique des caractéristiques de notre continent ; organiser les travaux déjà réalisés
et leur donner une unité, lutter contre le fléau du cinéma idiot et perverti qui submerge les
marchés cinématographique grâce à la montée en puissance du cinéma géographique, historique
à caractère documentaire. Nous n’aurons pas besoin de lutter contre une entreprise en particulier,
explicitement ; il suffira d’informer les peuples latino-américains grâce au matériel filmique
disponible où nos identités apparaissent : nos panoramas, nos traditions et nos histoires propres.
Les peuples ibéro-américains sauront faire la part des choses par leurs propres moyens »192.

On assiste alors à l’émergence progressive de productions culturelles défendant le


principe de culture révolutionnaire, sans y apposer automatiquement une étiquette marxiste 193.
L’idée était de proposer un autre univers symbolique et normatif dans les disciplines pratiquées.
On peut évoquer en exemple le « boom » du nouveau roman latino-américain, porté par des

190
C’est le cinéma documentaire qui donnera conscience à nos peuples du délice de sa mère montagne. […] Les
descriptions des Humboldt, Reclus, Denis et Brunhes se sont contentées des livres spécialisés. Chacune d’entre
elles, par manque de fond ou de synthèse, n’arrivera jamais à toucher un public massif. C’est le cinéma qui va lui
faire atteindre l’imaginaire populaire, tout sauf quelque chose d’infime («Será el cine documental el que dé a
nuestras poblaciones el deleite de su montaña madre. […] Las descripciones de los Humboldt, los Reclus, los
Denis y los Brunhes, se han quedado en los libros de especialidad, y unas por secas, otras por falta de síntesis, no
podrán alcanzar nunca a las masas. Será el cine quien las incorpore a la imaginación popular, lo cual no es poco»),
Godoy, L. (2012). «Cinema documental para América», laFuga, n°14. [Fecha de consulta: 2017-11-22]
Disponible en: http://2016.lafuga.cl/cinema-documental-para-america/576 (traduction personnelle).
191
Comme le souligne Andreï Tarkovski, op. cit., p.47 : « L’une des fonctions indéniables de l’art trouve son
origine dans l’idée de la connaissance, où l’impression reçue se manifeste comme un bouleversement, comme une
catharsis ».
192
«Yo creo que el cine documental verificará nuestra incorporación definitiva en la mente europea, y que será
superior como fuerza informativa a toda propaganda escrita, trivial casi siempre o estropeada por la exageración.
[…] Excitar a las empresas a la divulgación gráfica de nuestro continente; articular los trabajos ya logrados y darles
unidad, purificar, con el solo incremento del cine geográfico e histórico de índole documental, la plaga del cine
imbécil o perverso que anega nuestros mercados. No necesitará para lo último combatir a ninguna empresa
explícitamente; bastará con que informe a los pueblos de América respecto del material disponible de películas
con asunto nuestro, con panorama, costumbres e historia nuestras. Los pueblos iberoamericanos harán la selección
por sí mismos», L. Godoy, op. cit. (traduction personnelle).
193
« La littérature, le théâtre, la musique, le cinéma vont connaître des transformations profondes et questionner
l’art officiel et légitime. Les différentes formes d’expression de l’art vont dévoiler ou mettre à jour la remise en
cause générale des fondements de la société chilienne présente dans les esprits à travers une objectivation des
luttes, des identifications et des dissidences », Seguel-Boccara, op. cit. p.133.

62
auteurs divers aux échos internationaux : Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude, 1967),
Mario Vargas Llosa (La ville et les chiens, 1962), Alejo Carpentier (Le siècle des Lumières,
1962), Julio Cortázar (Marelle, 1963) ou encore Guillermo Cabrera Infante (Trois tristes tigres,
1964) en sont quelques exemples. En bouleversant les codes classiques du roman, et en
murmurant des spécificités propres à cette littérature continentale, ce mouvement ouvre le
champ des possibles : il est un symbole d’une révolution culturelle plus ample, en Amérique
latine, mais aussi ailleurs dans le monde.

Dans le cadre latino-américain, les années 1950, et surtout 1960, sont le théâtre de
bouleversements cruciaux dans les considérations et les manières de faire du cinéma, animés
par de nouveaux positionnements des cinéastes par rapport aux réalités nationales (qu’elles
soient sociopolitiques ou purement cinématographiques) 194. Émergent durant cette période
plusieurs pôles cinématographiques qui postulent à la création d’un cinéma novateur, en rupture
avec les habitudes : à Cuba195, au Brésil196, en Argentine197, en Bolivie198, en Uruguay199 (pour
les plus notables). Il convient de signaler l’importance des structures cinématographiques
européennes dans la formation des futures figures du nouveau cinéma latino-américain. De par
les compétences et expériences acquises durant les voyages sur le Vieux continent, mais aussi
de par les dynamiques d’attraction/rejet par rapport aux modèles culturels européens, qui
aiguisent l’œil des individus aux velléités créatives tout en effleurant la problématique d’une
certaine dépendance culturelle, traditionnelle et visant à être dépassée par les entreprises
artistiques des jeunes cinéastes latino-américains. Ainsi le Centro Sperimentale di
Cinematografia de Rome joue un rôle crucial dans la formation de ces derniers (dans les années
1950), en accueillant en son sein le cubain Tomas Gutiérrez Alea entre 1951 et 1954, mais
également son compatriote Julio Garcia Espinosa (une des têtes pensantes de l’ICAIC), le
colombien Gabriel Garcia Marquez (qui n’est pas cinéaste mais gravite autour des sphères du
Nouveau cinéma latino-américain) ou encore Fernando Birri (fondateur de la première école de

194
« Pour le dire autrement, pour bien comprendre le Nouveau cinéma latino-américain il faut prendre en compte
la position adoptée par ces groupes de cinéastes par rapport à des sociétés historiquement déterminées et, aussi, à
la situation du cinéma dans leurs sociétés », Ignacio Del Valle Dávila, Le "Nouveau cinéma latino-américain" :
un projet de développement cinématographique sous-continental, Toulouse, thèse, université Toulouse 2, 2012,
p.37.
195
Avec l’influence de la Révolution sur le paysage cinématographique cubain, centralisé autour de l’Institut
Cubain d’Art et de l’Industrie Cinématographique (ICAIC), créé en 1959.
196
Le Cinéma Novo, fortement influencé par le cinéma néo-réaliste italien, apparait dans les années 1950 et incarne
un courant cinématographique majeur dans l’histoire du cinéma brésilien et latino-américain.
197
Où cohabitent trois pôles principaux : le Groupe Ciné Libération, le groupe Cine de la Base et l’Ecole
documentaire de Santa Fé.
198
Autour du réalisateur Jorge Sanjinés, fondateur du Groupe Ukamau au début des années 1960.
199
Le paysage cinématographique uruguayen était alors dominé par le ciné-club Marcha et deux réalisateurs en
particulier : Ugo Ulive et Mario Handler.

63
cinéma documentaire latino-américain, à Santa Fe, en 1961). Notons également la formation de
Ruy Guerra (une des figures du Cine Novo brésilien) à l’Institut des Hautes études
cinématographiques de Paris (IDHEC, ancêtre de la FEMIS), entre 1952 et 1954.

Pour autant, malgré d’apparentes accointances chez les protagonistes de ce


tressaillement créatif, peut-on parler d’un mouvement cinématographique unitaire ? Malgré les
écrits de certains précurseurs sur l’échelle latino-américaine200, les décennies considérées ne
sont en rien des moments où le « continentalisme » est en vogue, et la dénomination « nouveau
cinéma latino-américain » a peut-être plus à voir avec une appellation historique définie a
posteriori qu’avec une réalité d’unité entre des mouvements et des sociétés somme toute bien
différentes. Il est ardu, voire vain, de fixer une définition théorique à une conjonction de
mouvements épars qui firent corps, au sein d’un contexte porteur, par l’unité apparente de leurs
mises en pratiques :

«Il semble que la limite majeure de la notion de Nouveau cinéma latinoaméricain est due à son
imprécision. Il est impossible de définir avec exactitude, ou a minima, ce concept à partir de la
description des caractéristiques externes des films englobés sous ce terme ; le même problème
existe par rapport aux thématiques abordées. La grande majorité des films furent produits avec
de maigres moyens, par de jeunes réalisateurs motivés par un gout pour l’expérimentation
formelle. En outre, les thématiques abordent la pauvreté, les inégalités, les revendications
ouvrières et paysannes ainsi que les mouvements révolutionnaires »201.

Les effervescences latino-américaines, conséquences de velléités progressistes (voire


plus radicales : exemple de la révolution cubaine) visant à réformer, altérer, modérer les
équilibres et rapports de pouvoir traditionnels, s’expriment selon des mélodies qui, si elles ont
parfois des traits communs, dépendent de la situations sociales précises. On note, comme

200
À nouveau, on peut évoquer Mariátegui : Nos peuples ont assez de points communs pour caresser les mêmes
aspirations. L’Amérique latine est encore aujourd’hui quelque chose d’immatérialisé. Mais l’idéal de la nouvelle
génération est, précisément, d’obtenir l’unité. Nous avons déjà établi, entre celles et ceux qui pensent et ressentent
de la même manière, un dialogue fécond. Nous savons également qu’aucune capitale ne peut imposer
artificiellement son hégémonie à un continent («Nuestros pueblos carecen de vinculación necesaria para coincidir
en una sola sede. Hispanoamérica es todavía una cosa inorgánica. Pero el ideal de la nueva generación es
precisamente, el de darle unidad. Por lo pronto hemos establecido ya entre los que pensamos y sentimos
parecidamente, una comunicación fecunda. Sabemos que ninguna capital puede imponer artificialmente su
hegemonía a un continente»), propos de Mariátegui, Emigdio Aquino Bolaños, op. cit., p.451 (traduction
personnelle).
201
«Quizás la mayor limitación de la noción de Nuevo Cine Latinoamericano será su imprecisión. No resulta
posible construir una definición certera o mínimamente operacional a partir de la descripción de los trazos externos
de los films que son englobados bajo este término ni tampoco de sus ejes temáticos. Ciertamente, la gran mayoría
de las películas del NCL fueron producidas con pocos medios, por realizadores jóvenes, embarcados en cierto
experimentalismo formal. Asimismo, sus temáticas abarcan la pobreza, la desigualdad, las reivindicaciones obreras
y campesinas y los movimientos revolucionarios», Ignacio Del Valle Dávila, Cámaras en trance: el nuevo cine
latinoamericano. Un proyecto cinematográfico subcontinental, Santiago du Chili, editorial Cuarto propio, 2014,
p.29 (traduction personnelle).

64
ailleurs dans le monde, une frénésie des remises en cause des normes établies : le 7ème art n’y
échappe pas, et chaque mouvement national s’appuie sur des caractéristiques et des références
propres à sa particulière réalité. Ce sont le rejet de l’impérialisme culturel (représenté par la
production hollywoodienne, ses codes et ses lieux de diffusion), la revendication d’un cinéma
« artisanal » qui bouscule les traditions (où les idées prévalent sur le seul critère d’excellence
esthétique), des thèmes et lieux en phase avec le souci identitaire populaire à redéfinir (les
marginaux d’hier deviennent héros dans les films, pour mieux illustrer la domination d’élites
minoritaires sur l’ensemble de la population). La soif de réalité est insatiable, par le biais d’un
art apte à montrer toute la diversité d’une nation, riche d’identités multiples. On observe
également des affirmations révolutionnaires ciblées, grâce principalement au cinéma cubain
développé à partir du début des années 1960. Le « nouveau cinéma cubain », fruit de la
révolution, influence grandement les communautés cinématographiques latino-américaines, par
l’éclat symbolique qu’il détient, par ses moyens de production et de diffusion. L’ICAIC devient
une référence, sans pour autant créer des mouvements cinématographiques nationaux
identiques ailleurs.

D’abord impulsions nationales à leurs prémices, ces tentatives aspirent à une dimension
continentale, au fur et à mesure de la décennie, malgré la méconnaissance des réalités
cinématographiques202 et, plus largement, sociales, entre des pays aux frontières loin d’être
poreuses. La discipline historique retient le premier Festival international de cinéma latino-
américain de Vina Del Mar, au Chili, en mars 1967203, comme événement fondateur du «
Nouveau cinéma latino-américain », malgré le fait que cet événement ne soit pas sans précédent
dans sa nature et ses symboliques : citons l’exemple du « Primer Congreso Latinoamericano de
Cineastas Independientes », organisé à Montevideo dès l’année 1958. Cette même fin des
années 1960 est fertile dans les parutions de nombreux manifestes issus des différentes
réflexions sur directions et les objectifs des nouveaux cinémas latino-américains204. L’année

202
La revendication d’un mouvement cinématographique continental est antérieure à la connaissance partagée des
diverses œuvres qui sont censées lui donner corps. La proclamation d’une unité cinématographique se construit,
au départ, à partir d’orientations idéologiques semblables (ou proches) entre réalisateurs, et non pas à partir d’un
partage foisonnant des œuvres qui fixent la spécificité d’une filmographie latino-américaine («la reivindicación de
un movimiento cinematográfico latinoamericano es anterior al conocimiento compartido de una parte esencial de
las películas que debían constituirlo. La proclamación de la unidad cinematográfica se cimento, en un comienzo,
a partir de posiciones ideológicas más o menos similares compartidas por los cineastas y no en un intercambio
significativo de sus obras que permitiese establecer una especificidad cinematográfica subcontinental»), Ignacio
Del Valle Dávila, Cámaras en trance, op. cit., p.61 (traduction personnelle).
203
Le festival se déroule entre le premier et le 8 mars 1967 («El festival se desarrolló entre el 1 y 8 de marzo de
1967»), María Orell García, Las fuentes del Nuevo Cine latinoamericano…, op. cit., p.33 (traduction personnelle).
204
L’idéal fantasmé tendait à une doublé libération, au caractère dialectique, qui consistait à se libérer de ses
chaînes en incitant les autres à le faire. C’est-à-dire : extraire le 7ème art de la dépendance (et donc le développer
localement) et, dans un même élan, faire du cinéma un véhicule de libération sociale (« el ideal […] que buscaban

65
1968 voit naître le manifeste rédigé par le cinéaste brésilien Glauber Rocha, « Le cinéma Novo
et l’aventure de création ». Homme de cinéma polyvalent, comme la figure de proue du Cinéma
Novo brésilien, il réalise notamment une « trilogie de la Terre » avec Le Dieu noir et le Diable
blond, Terre en transe et Antonio das Mortes, qui obtient un succès important à l’international.
Évoquons également l’œuvre de Fernando Birri205, « La révolution dans la révolution du
Nouveau cinéma latino-américain ». L’année suivante est l’écrin de deux des manifestes
cruciaux dans l’histoire du Nouveau cinéma latino-américain : « Vers un troisième cinéma »206
(Octavio Getino & Fernando Solanas207) ainsi que « Pour un cinéma imparfait »208 (Julio Garcia
Espinosa209).

Ces documents d’intentions mettent en exergue les dynamiques et dissensions des


protagonistes, de par la variété et la complexité des énergies qui composent la mosaïque des
nouveaux cinémas latino-américains. D’ailleurs, lorsque le Festival de Viña del Mar 1967
regroupe les représentants des différentes cinématographies continentales, des débats houleux
ont lieu autour des références théoriques (où le poids cubain est immense) et les marges de
manœuvre auxquelles certains cinéastes aspirent, par rapport à la dialectique marxiste
révolutionnaire, qui inonde alors le continent210. Malgré les bonnes volontés théoriques, la mise
en pratique d’une union des cinéastes reste un but à atteindre : un objectif lointain et
fantasmatique, donc une source de mobilisations. L’organisation du premier Festival
International de Viña Del Mar illustre l’avènement, en même temps qu’un « Nouveau cinéma
latino-américain », d’un « Nouveau cinéma chilien », présent à la table des puissances

era una doble liberación, de carácter dialectico, que consistía en liberarse liberando. Es decir: liberar al cine de la
dependencia (desarrollarlo) y, conjuntamente, hacer del cine un vehículo de la liberación social»), Ignacio Del
Valle Dávila, p.35 (traduction personnelle).
205
Réalisateur et théoricien argentin considéré comme un des pionniers du « Nouveau cinéma latino-américain ».
Il fonde l’Ecole Documentaire de Santa Fé (Argentine), puis l’Ecole Internationale de Cinéma et Télévision de
San Antonio de los Baños (Cuba).
206
Disponible en ligne grâce à la Cinémathèque de Québec : http://collections.cinematheque.qc.ca/wp-
content/uploads/2015/06/Solanas_Cin%C3%A9ma-politique_2_eq.pdf (consulté le 19 janvier 2018).
207
Deux des fondateurs du Groupe Ciné Libération, en Argentine, au début des années 1960. Leur œuvre
cinématographique de référence est La Hora de los Hornos (1968).
208
Voir annexe 1.
209
Cinéaste cubain, considéré comme un des fondateurs de l’ICAIC dont il occupe, durant de nombreuses années,
le poste de directeur de la programmation artistique. Il réalisa, entre autres, Las Aventuras de Juan Quin Quin
(1967).
210
Cela produisit des tensions, pendant l’édition 1969 du Festival, entre les partisans d’une radicalisation des
postulats qui étaient les bases du nouveau cinéma latino-américain, et ceux qui cultivaient une position plus
inclusive, moins tranchée, moins intrinsèquement liée à la voie de la lutte armée (« Esta visión produjo tiranteces
durante el Festival [de Viña del Mar] de 1969 entre quienes defendían la radicalización de los postulados en los
que se sustentaba el Nuevo Cine Latinoamericano y quienes preferían mantener una vía más inclusiva, menos
tajante o, al menos, no tan taxativamente vinculada con la defensa de la lucha armada»), Del Valle Dávila, p.71
(traduction personnelle).

66
cinématographiques latino-américaines de l’époque (exception faite du Mexique, absent de cet
événement).

c. Au Chili : des bouleversements inédits, entre arts et expectatives


sociopolitiques

À l’échelle du pays de Patricio Guzmán, la nouvelle chanson chilienne, dont Victor Jara
est le plus illustre représentant, émerge à cette époque211, tout comme les brigades muralistes,
utilisant l’espace urbain comme support pour des peintures hautement politiques. Ainsi, les
préoccupations concernant la « question sociale » se matérialisent en créations culturelles
inédites. Les notions du « populaire », du « national », du « latino-américain » sont interrogées
par la diversité des réflexions artistiques, intellectuelles. Ces dernières sont renforcées par la
montée en puissance d’une nouvelle génération, encline à bousculer les fondements de la
société. Cette dynamique émane de la synergie d’efforts individuels, qui combinent des
interprétations subjectives de l’idée de « culture révolutionnaire », afin de nourrir les débats sur
sa place dans une époque de changements212. Patricio Guzmán grandit dans ce contexte riche
en aspirations. Notons le rôle crucial joué par les universités, au Chili, dans le renouvellement
des cadres de créations, diffusions et réceptions des multiples formes de la culture. En effet,
durant les années 1960, en vertu de ces préoccupations toujours plus importantes envers le «
Peuple », un grand nombre d’étudiants et d’organisations (et en premier lieu les associations et
syndicats étudiants) défendent une révision des structures universitaires, ainsi que l’élaboration
d’espaces plus adaptés à des intéractions avec la société chilienne. Une « révolution » des
conceptions culturelles, par rapport à l’appareil universitaire, se développe. Prenons ici
l’exemple de l’Université du Chili, une des plus prestigieuses du pays : ses pratiques évoluent,
dès l’orée des années 1960, vers des tentatives culturelles faisant de la question sociale et de la
figure du « Peuple » les priorités, en termes de contenus autant que comme récepteur privilégié
des nouvelles créations213.

211
Quelques références bibliographiques : J. Patrice McSherry, La nueva canción chilena. El poder político de la
música, 1960-1973, Santiago du Chili, LOM ediciones, 2017 ; Hilenia Inostroza Madariaga, Yo no canto por
cantar : nueva canción chilena y figura del cantautor (1964-1973), Santiago, Pontificia Universidad Católica de
Chile : Instituto de Historia, 2006 ; César Sanhueza Silva, No hay revolución sin canciones : auge y quiebre de la
nueva canción chilena (1969-1973), Santiago, Pontificia Universidad Católica de Chile. Instituto de Historia,
2006.
212
« Il se produisait un débat dans ce domaine, pour la première fois, non plus centré sur les questions habituelles
d’esthétique, mais sur la fonction sociale de l’œuvre d’art et de l’artiste », Seguel-Boccara, op. cit., p.132.
213
« Le département de musique de l’Université du Chili réalise, en 1960, un travail nommé extension populaire
et dont les buts sont l’accès du peuple à la musique et à son étude. L’Institut de théâtre de cette même université
développa parallèlement, avec le concours de ses étudiants, une intense activité dans les lycées, les syndicats et les

67
La progressive montée en puissance des nouveaux cinémas latino-américains alimente
les versants « révolutionnaires », au sein des milieux artistiques et intellectuels, dans de
nombreux États latino-américains durant les années 1960. Patricio Guzmán, le cinéma chilien,
et plus largement les milieux culturels, n’échappent pas à ces dynamiques plus globales. La
multiplication des pôles liés au 7ème art s’entremêle à la montée en puissance du paradigme
révolutionnaire, que ce soit au niveau socio-politique comme par rapport aux structures
cinématographiques traditionnelles. En effet, le système des studios, patronné par Chile Films
(institution étatique fondée en 1942 pour développer l’industrie cinématographique
nationale214), perd de sa puissance économique et artistique après des débuts prometteurs. Et ce
sans pour autant disparaître : quelques films sont produits, ce qui permet aux structures de
l’institution de survivre à une grave crise étatique autant qu’économique (où l’art n’était en rien
une priorité). Dans le même temps, avec le développement de cultures cinéphiles chiliennes et
le rapprochement croissant entre 7ème art et milieux universitaires, la société chilienne voit
émerger un certain nombre de mouvements, infimes en nombre de participants, et pourtant aptes
à infiltrer les lieux du savoir. Quelques pionniers érigent les cadres des mouvements
fondateurs215, et dès l’extrême fin des années 1950 le Chili se pare d’un réseau
cinématographique non négligeable216. De nouvelles générations, avides de répondre
artistiquement aux préoccupations socio-politiques de l’époque (poids des impérialismes,
question sociale de l’inclusion citoyenne, crise économique, montée en puissance des situations
de pauvreté, etc.), façonnent, modestement, des lieux et réseaux pour développer leurs
ambitions créatives, pratiquement à chaque fois liées à des velléités militantes.

Le cinéma chilien, à l’image de la société, était en proie à des changements radicaux et


inédits. Ces dynamiques ne sont en aucun cas dues à une prise en charge étatique ; c’est

quartiers populaires. Parallèlement nait un folklore urbain, ce que l’on a appelé la Nueva Canción Chilena »,
Seguel-Boccara, p.132.
214
« Chile Films avait été créée en 1942, sous le gouvernement de Pedro Aguirre Cerda, avec pour objectif
d’implanter une industrie cinématographique dans le pays, mais elle fit faillite à peine sept ans plus tard, par suite
d’une gestion inappropriée, d’un investissement démesuré en infrastructures –qui se révélèrent non rentables-,
d’un manque de techniciens préparés et, plus généralement, de l’absence de plans de développement
économiquement soutenables », Del Valle Dávila, thèse op. cit., p.453.
215
Sergio Bravo, Pedro Chaskel (affiliés à l’université du Chili), Rafael Sanchez (au sein de l’université Católica),
et également Aldo Francia, à Viña del Mar.
216
En 1958, un certain nombre d’étudiants se regroupent et forment le ciné-club universitaire de la Católica : c’est
la création de l’Institut Filmique créé, avec le premier cours de formation cinématographique au Chili. En 1960,
l’Université du Chili crée, au sein du département Audiovisuel, deux sections : Cine Experimental et la Cineteca
Universitaria. En 1962, le Ciné-club de Viña del Mar se forme. L’année suivante a lieu le premier festival de
cinéma en 8mm et 16 mm, dans cette même ville de Vina Del Mar : sur cette période, voir Guy Hennebelle,
Alfonso Gumucio-Dagron (dir.), Les cinémas de l’Amérique Latine (pays par pays, l’histoire, l’économie, les
structures, les auteurs, les œuvres), Paris, Lherminier, 1981, p.187.

68
l’addition d’actions particulières des cinéphiles, des passionnés férus de bouleversements du
7ème art, soutenus par le monde universitaire, qui participent à un profond renouvellement du
cinéma national. Patricio Guzmán appartient à cette catégorie. Ces différents pôles, concentrés
entre la capitale et la région de Valparaiso-Viña Del Mar, se mettent en relation au fur et à
mesure de la décennie, notamment par le biais d’événements cinématographiques, où chacun
peut présenter les fruits de ses travaux. Le festival de Viña Del Mar, créé en 1963, est un
moment de rencontres, de connections entre différents cinéphiles et professionnels, qui tend à
unir les multiples acteurs du cinéma chilien, avant même de devenir un lieu de rencontres latino-
américaines, lors de l’édition 1967 217. Cette année est aussi celle d’une importante reprise en
main étatique de Chile Films. Sous le gouvernement d’Eduardo Frei Montalva, la structure
cinématographique a un objectif centralisateur, pour donner un nouveau souffle à l’industrie
nationale218. La fin des années 1960 est le théâtre d’exhibition de plusieurs longs métrages qui
feront date dans l’histoire du cinéma chilien, confirmant des aspirations plus sociales et «
révolutionnaires » autant qu’un potentiel jamais entrevu jusqu’alors pour des diffusions à
l’international. C’est ainsi que, durant la seconde édition du Festival international de cinéma
latino-américain de Vina Del Mar, en 1969, sont projetés Valparaiso, mi amor (d’Aldo
Francia219), Tres tigres tristes (de Raul Ruiz) et El chacal de Nahueltoro (réalisé par Miguel
Littín). Cette « cuvée » chilienne de 1969 laisse entrevoir des lendemains prometteurs pour un
« nouveau cinéma » national en construction.

La montée en puissance d’une génération de cinéastes s’accompagne d’implications


partisanes et militantes accrues, où l’Unité populaire de Salvador Allende est considérée comme
le projet politique le plus à même de répondre à leurs préoccupations : en conséquence, s’en
suit la signature du « Manifeste des cinéastes de l’Unité populaire » 220. Cette « déclaration de

217
Le festival de Viña del Mar rassemble différents courants esthétiques latino-américains, qui sont unis par un
dénominateur commun : la conscience de la lutte pour la dignité latino-américaine. Pour les chiliens, c’est un
nouveau monde qui s’ouvre, avec des perspectives dont, jusque-là, ils n’étaient que peu informés (« En el Festival
de Viña se cotejan las diferentes corrientes estéticas presentes en el cine continental, todas las cuales aparecen sin
embargo reunidas en torno de un denominador común: la conciencia de que se lucha por la dignidad
latinoamericana. A los chilenos se les abre un mundo, una perspectiva de la que, hasta entonces, tenían apenas
noticias»), Jacqueline Mouesca, Carlos Orellana, Breve historia del cine chileno (desde sus orígenes hasta
nuestros días), Santiago de Chile, LOM Ediciones, 2010, p.116 (traduction personnelle).
218
« [L’État chilien] essaya de faire de Chile Films l’organisme chargé du développement du cinéma dans le pays
– une sorte d’Institut cinématographique –, bien qu’il ne disposait ni de statuts clairement établis ni d’une mission
définie », ibid, p.454.
219
Fondateur du ciné-club de Viña del Mar («fundador del cine club de Viña del Mar»), Jacqueline Mouesca,
Plano secuencia de la memoria de Chile: veinticinco Años de cine chileno (1960-1985), Madrid, Ediciones del
litoral, 1988, p.39 (traduction personnelle).
220
Disponible, notamment, dans l’ouvrage d’Alfredo Barría Troncoso, El espejo quebrado: Memorias del cine de
Allende y la Unidad Popular, Santiago de Chile, Uqbar editores, 2011, pp.38-39.

69
foi » en un 7ème art renouvelé par ses interprétations révolutionnaires, contribuant à la bonne
marche du projet novateur présenté par l’Unité populaire, est rédigée par Miguel Littín (bien
que sa signature n’y figure pas, s’effaçant devant une entité nommée « Comité des cinéastes de
l’Unité populaire »221). Le manifeste est ratifié par la majorité des protagonistes du cinéma
chilien de l’époque, ainsi que par de nombreuses institutions 222. Document témoin des
radicalisations propres à l’époque en matière culturelle, les analyses historiques minimisent
aujourd’hui ses résonnances, insistant sur des caractéristiques théoriques et « exubérantes » plus
que sur un document scrupuleusement respecté par les cinéastes223. En tous cas, l’époque était
à l’unité (théorique), politiquement comme cinématographiquement, chez les partisans d’une
application concrète inspirée du paradigme révolutionnaire qui « flottait » dans l’air du temps.
Au sein de ces tendances internationales, latino-américaines et nationales, un jeune homme
s’invite dans la danse du 7ème art : Patricio Guzmán.

B. Patricio Guzmán : une adolescence cinématographique en


(r)évolutions
1. Le cinéphile qui voulait devenir cinéaste

Attiré par le cinéma, Patricio Guzmán débute ses étreintes avec la caméra en mettant en
scène certaines des nouvelles de sa dernière œuvre littéraire 224. Dans le microcosme
cinématographique chilien du milieu des années 1960, ses premières créations lui permettent
de rencontrer certains des futurs personnages qui seront ses compagnons de route «
cinématographique » durant la période de l’Unité populaire (et après le coup d’État de 1973).
Précisons ici qu’il était à cette époque étudiant, non pas au sein des sphères cinématographiques,
mais en empruntant un parcours quelque peu "erratique" qui lui permit d'emmagasiner un
certain nombre de connaissances et de théories utiles pour des perceptions relativement globales

221
« Il a été écrit par Miguel Littín. Cependant, il ne porte pas sa signature, le texte est attribué de façon assez
vague à une sorte de Comité de cinéastes de l’UP, un large groupe de réalisateurs qui soutenaient le projet politique
défendu par Allende. C’est seulement a posteriori, lors de diverses interviews, que Littín en a revendiqué la
paternité », Del Valle Dávila, thèse, op. cit., p.437.
222
« Le texte a été approuvé par le Département de Cinéma Expérimental de l’Université du Chili et l’École des
Arts de la Communication de l’Université Catholique, c’est-à-dire par les deux principales institutions du pays
dédiées à la réalisation, et par la majorité des cinéastes chiliens », idem, p.437.
223
« La grande majorité des chercheurs chiliens qui ont étudié le cinéma produit pendant l’UP s’accordent à
relativiser l’importance du Manifeste qui ne représente rien de plus qu’un écrit quelque peu grandiloquent mais
sans réelles conséquences sur le développement de la cinématographie de cette époque », ibid, p.438.
224
À partir de cette expérience littéraire, à l’aide d’amis, Patricio Guzmán se rappelle d’avoir réalisé cinq films en
8mm. « Très artisanales» (« A partir de esa experiencia literaria, con un grupo de amigos Guzmán recuerda haber
filmado cinco películas en 8mm. «Muy artesanales»«), Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, Madrid, ediciones
Catedra, 2001, p.27 (traduction personnelle).

70
des pulsations vécues par les groupes humains. Notons également que, en ce même début des
années 1960, dans la capitale chilienne, Guzmán travaille dans le monde de la publicité 225,
expérience non sans incidence sur son apprentissage du langage audiovisuel. C'est au sein de
l'Université Catholique du Chili de Santiago (connue pour être un des symboles du
conservatisme chilien, et pourtant aussi peuplée par des individus et des groupes progressistes)
que Guzmán peut développer ses pratiques et connaissances en lien avec le septième art.

a. Le rôle crucial de l’Institut filmique de l’université Católica

Plusieurs écrits personnels retracent cette période d’adolescence cinématographique,


peuplée de rencontres, d’apprentissages, d’expérimentations guidés par la passion dévorante
pour un art en plein bouleversement 226. Le cinéaste y évoque le rôle crucial, comme passeur
culturel et pédagogue, du directeur de l’Institut Filmique de la Católica, Rafael Sanchez, qui en
1963 ouvrit la porte de la possibilité filmique pour un cinéphile jusque-là peu connecté aux
réseaux cinématographiques universitaires 227. Guzmán y apprend théories et pratiques,
découvre un enseignement ouvert et participatif 228, et trouve un emploi qui lui permet de
prendre le temps de développer ses univers artistiques, son gout pour le documentaire, dans un
environnement artisanal et collégial229. Le quotidien est rythmé par la multiplication des projets,

225
Lorsque j’étudiais le cinéma, il me fallait aussi subvenir aux besoins de ma famille. Alors j’ai intégré une agence
publicitaire, comme assistant d’un chargé de comptes. Ce ne fut pas une expérience heureuse, alors j’ai travaillé
au standard téléphonique de la même agence pendant un an. Puis je suis devenu rédacteur. Et pendant plus ou
moins six ans, j’ai travaillé dans plusieurs agences en tant que rédacteur de publicité («Cuando yo estudiaba cine
allá tenía que mantener también a mi familia. Entonces entré en una agencia de publicidad como ayudante de un
ejecutivo de cuentas. Como no resulté muy valioso, pasé a ser telefonista de la misma agencia durante un año.
Luego pasé a redactor. Y más o menos durante unos seis años trabajé en varias agencias como redactor de
publicidad»), Sempere, Guzmán, El cine contra el fascismo, op. cit., p. 50 (traduction personnelle).
226
Patricio Guzmán, «Rafael Sánchez: creador del cine documental chileno» (Paris, 5 juillet 2006); «Cuando me
convertí en exhibidor» (Santiago, 2016).
227
J’ai connu Rafael Sanchez en 1963, à la porte de son bureau, au sein de l’Institut filmique de la Católica, à
Santiago, sur l’avenue Alameda… Je lui ai demandé s’il pouvait faire quelques copies de mes petits films en 8mm,
que je réalisais à mon compte à ce moment-là. Il me répondit que ce n’était pas possible… en précisant qu’il
aimerait les voir. Il les a sûrement un peu appréciés (sans plus), ce qui m’a ouvert la possibilité de travailler au
sein de l’Institut filmique («Conocí a Rafael Sánchez en 1963 en la puerta de su oficina, en el Instituto Fílmico de
la Universidad Católica, en Santiago, en la avenida Alameda… Le pregunté si podía hacerme algunas copias de
mis películas (en 8 milímetros) que yo filmaba por mi cuenta en aquella época. Él me respondió que no, que no
era posible… pero me dijo que le gustaría ver esas películas… Tal vez le gustaron un poco (en realidad no mucho)
pero me ofreció muy pronto un buen trabajo en su Instituto»), «Rafael Sánchez: creador del cine documental
chileno» (traduction personnelle).
228
Au sein de ce lieu modeste, Rafael donnait des cours tous les jours. De plus, chacun d’entre nous avait la
possibilité d’intervenir devant les autres, en choisissant un sujet précis («En este modesto espacio Rafael nos hacía
clases todos los días. Pero también cada uno de nosotros podía dar una conferencia a los otros, eligiendo un tema
determinado»), «Cuando me convertí en exhibidor» (Santiago, 2016) (traduction personnelle).
229
J’ai travaillé en tant qu’assistant réalisateur. Nous étions unis par un immense enthousiasme par rapport au
champ documentaire, sa technique, sa production et particulièrement ses vertus pédagogiques. Rafael Sanchez
était un grand professeur de cinéma et d’esthétique. […] Il avait beaucoup d’autorité, d’exigence et un charisme
certain ; il maîtrisait toute la chaine de production du cinéma, de la composition photographique jusqu’aux

71
dans une sacro-sainte idée de l’indépendance artistique 230, mais également la possibilité de
côtoyer une référence chilienne dans le domaine cinématographique 231.

Au-delà des velléités créatives, Patricio Guzmán approfondit à cette époque un


activisme, une sorte de « militantisme » artistique pour développer la diffusion d’œuvres
réalisées par une nouvelle génération de cinéastes, tentant de renouveler les approches et les
thèmes abordés par le septième art chilien. Œuvres ignorées par l’appareil de distribution
cinématographique « classique » de l’époque. L’idée était d’agir pour pallier un manque
identifié dans la « chaîne de vie » classique du 7ème art. L’urgence d’ériger des espaces de
diffusions (à défaut d’en avoir au sein du système de distribution traditionnel) au service des
œuvres filmiques (principalement courtes et documentaires) du nouveau cinéma chilien forge
une expérience originale pour Patricio Guzmán. Où activisme cinéphilique se conjugue avec
indépendance d’actions, teintées de passions et d’artisanat collectif. Un texte écrit par le
documentariste narre cette micro-épopée232, qu’on peut considérer comme représentative de
situations observées en Amérique latine, à l’échelle de chaque société, pour un septième art
novateur et limité en termes de ressources, mais aux énergies de création, d’organisation,
immenses, à la mesure des désirs dévorants d’exister, individuellement et collectivement, dans
la remise en question des hiérarchies et pratiques traditionnelles. Ces dernières étaient
considérées comme fruits des impérialismes 233. Ainsi, avec la complicité de la compagnie de
théâtre ICTUS (dont Patricio Guzmán était proche), est rendue accessible la salle « La
Comedia » le jour de relâche théâtrale : le lundi. Des projections sont donc organisées par une

techniques de laboratoire («Trabajé como ayudante de realizador. Nos unía un gran entusiasmo por el cine
documental, por su técnica, su producción y sobre por todo por su carácter pedagógico. Rafael Sánchez era un
gran profesor de cine y de estética. […] Era un profesor con mucha autoridad, exigente y carismático, que
dominaba todo el proceso cinematográfico desde la composición fotográfica hasta las técnicas de
laboratorio»), «Rafael Sánchez: creador del cine documental chileno» (traduction personnelle).
230
Rafael avait la passion des cinéastes solitaires (ces «courageux amateurs», comme il aimait se définir). Il dédia
son libre aux «réalisateurs indépendants qui créent leur propre art, en l’écrivant, en le mettant en scène, en assurant
le son ainsi qu’en l’éditant en même temps. C’est une idée prophétique au vu du contexte de l’époque («Rafael
poseía la vehemencia de los cineastas solitarios (de los «amateurs valientes», como le gustaba decir). Dedica su
libro a los «directores independientes que hacen sus propios filmes, los piensan, los ponen en escena, los sonorizan
y los editan ellos mismos». Una idea profética en ese tiempo»), idem (traduction personnelle).
231
Rafael Sanchez œuvra comme professeur de cinéma durant 45 années d’affilée. C’est le professeur avec le plus
d’heures de travail lié au 7ème art qui existe dans l’histoire du Chili. Il fonda et dirigea l’Institut filmique de la
Católica, fut membre académique de l’Institut d’esthétique de cette même université. À partir de 1971, il intègre
la Society of motion picture and televisión engineers, avec un siège à New York («Rafael Sánchez trabajó como
profesor de cine durante 45 años seguidos. Es el catedrático con más horas de trabajo que hay en la historia del
cine chileno. Fue fundador y director del Instituto Fílmico de la Universidad Católica y Miembro Académico del
Instituto de Estética de la misma Universidad. Perteneció desde 1971 a la Society of motion picture and television
engineers, con sede en Nueva York»), idem (traduction personnelle).
232
« Cuando me convertí en exhibidor », op. cit.
233
«Comme partout dans le monde, une génération issue des ciné-clubs et des mouvements étudiants s’empare des
caméras pour produire des œuvres marquées par une certaine forme de décolonisation culturelle», Michel Marie,
La nouvelle vague, op. cit., p.109.

72
équipe issue de l’Institut Filmique de la Católica, avec le développement d’un précaire appareil
organisationnel :

- Des moyens techniques (pour assurer la projection),


- Un press-book à envoyer aux différents partenaires de l’Institut, de la compagnie
ICTUS ainsi qu’à tous les éventuels contextes où ces projections génèreraient un
intérêt.
- Des annonces publicitaires, notamment achetées pour El Mercurio, le principal
journal du pays.

En narrant littérairement cette aventure, Patricio Guzmán insiste sur le caractère


novateur de ce genre d’entreprise (avec des projections tous les lundis 234), notamment en
évoquant les diverses difficultés pour se procurer les tickets d’entrée, face à une bureaucratie
sceptique (parce que désarçonnée) face à cette demande. Ainsi, une première projection a lieu
le lundi 25 octobre 1965 (avec deux sessions 235), au prix d’un escudo pour les étudiants et de 2
escudos pour le public général, avec quatre courts-métrages issus de l’Institut Filmique de la
Católica et un narrant le vol de la navette US Gemini IV 236. La salle est comble237, avec la
perspective d’ouvrir des portes à l’ensemble des courts-métrages chiliens. Apparait alors
essentielle la fonction pédagogique de l’initiative 238. Et ces projections vont revêtir un véritable
écho au sein du panorama culturel de la capitale chilienne, en diffusant les œuvres de
nombreuses figures du nouveau cinéma national de l’époque : Rafael Sanchez, Miguel Littín,
Pedro Chaskel et donc Patricio Guzmán. Notons que les diffusions ne concernaient pas
seulement les œuvres marquées « Católica » : la priorité de diffusion, de développement d’une
culture cinéphile, prime sur une éventuelle guerre de chapelles239. De plus, le désir d’élargir les
horizons et habitudes du public oriente la diffusion de courts-métrages des astronautes de la
Nasa (généreusement prêtés par l’ambassade des États-Unis), rappelant également la passion
de Patricio Guzmán pour l’astronomie et les respirations des univers. Succès donc, mobilisant

234
«Cine-Arte de la UC», Ercilla, 17 novembre 1965, p.39.
235
«Vermut y noche », Cine foro, novembre 1965, p.26.
236
«Cuatro cortos de la UC en el Comedia», Ercilla, 20 octobre 1965, p.39. Las esquinas de la manzana (René
Kocher), Viva la libertad (Patricio Guzmán), Faro evangelistas et Chile, Paralelo 56 (Rafael Sánchez).
237
Les projections, selon nos informations, se font à guichet fermé («las funciones, según hemos tenido
conocimiento, se han venido realizando a teatro lleno»), Cine foro, op. cit.: p.27 (traduction personnelle).
238
À la marge des curiosités cinématographiques, ce sont des films appelés à jouer un rôle didactique pour les
élèves («al margen de su interés cinematográfico, son películas llamadas a cumplir una valiosa labor didáctica
entre escolares»), Ercilla, 20 octobre 1965, p.39 (traduction personnelle).
239
Une solution qui, au départ, va bénéficier à ses propres films avant de, plus tard, à l’aide d’une stratégie de
portes ouvertes, devenir une solution pour d’autres réalisateurs de court-métrages («una solución que, en principio,
beneficiara sus propias películas y, posteriormente, gracias a una política de puertas abiertas, también se perfila
como solución para otros cortometrajistas»), Ercilla, idem (traduction personnelle).

73
un public avide d’autres propositions filmiques. Cela témoigne de l’existence d’une
communauté importante de cinéphiles, dont beaucoup seront actives/actifs au sein des
agitations culturelles chiliennes des années 1960 et 1970.

Quelques canaux médiatiques font écho de cette tentative originale de diffusion


cinématographique, comme espace d’échanges avec le public mais aussi, de par la nature
« documentaire » de nombre de ces œuvres, d’espace d’interrogation par rapport aux
dynamiques de société. Comme une sorte d’agitation culturelle, par le biais de la salle de
cinéma, où d’apprentis cinéastes (et des plus confirmés) clamaient à leurs compatriotes le désir
de faire partie de la société chilienne, même depuis leur étiquette d’artiste. La posture de l’artiste
attentif au réel, souhaitant en dévoiler certains aspects, devint dès lors une signature dans
l’œuvre de Patricio Guzmán. Malgré le fait que, dès l’année 1966, ces cycles de projections
cessent sans que l’on en sache précisément la raison.

L’auteur de Vaby, dès le milieu des années 1960, est un activiste du 7ème art. Avec ce
désir d’entreprendre, de lutter contre les sphères étriquées des traditions par l’invention de
pratiques alternatives. On peut donc évoquer l’apprenti-cinéaste de cette époque comme un
avant-gardiste en termes d’activités cinéphiles240, où la diffusion d’œuvres jusqu’alors en marge
des salles obscures tient une place essentielle. C’est aussi, de par la nature de ses
« engagements » cinéphiles, un homme qui souhaite rassembler les différents pôles nationaux.
Un homme qui commence progressivement à se faire une place dans les sphères filmiques du
pays, à partir du milieu des années 1960. Et, en plus de ses activités de diffusions, il expérimente
et cherche son propre langage de cinéaste, dans ses premières œuvres, qu’il façonne à cette
même période, au sein du giron universitaire. D’une façon qui est artisanale, et passionnée.

b. Le temps des premières œuvres

Patricio Guzmán, cinéphile apprenant patiemment les codes et les clés de l’art filmique,
débute officiellement dans le 7ème art en 1965, grâce aux ressources économiques, matérielles
et professionnelles de l’Institut Filmique de l’Université Catholique du Chili. Son premier

240
Guzmán et les autres jeunes liés à l’Institut filmique avaient des velléités activistes. Comme les salles de cinéma
ne disposaient pas de projecteurs en 16mm, Guzmán se convertit en « distributeur et exploitant » de son propre
film, sous-louant une salle de théâtre (Théâtre Ictus) en l’adaptant aux besoins d’une projection. Il y ajouta un
écran pliable et une cabine de projection portable, ce groupe réussit à montrer les court-métrages de Guzmán,
Miguel Littín et Pedro Chaskel (« Había voluntad activista en Guzmán y otros jóvenes nucleados en el Instituto
Fílmico. Como las salas cinematográficas carecían de proyectores de 16mm, Guzmán se convirtió en «distribuidor
y exhibidor» de su propio film, subalquilando una sala de teatro (Teatro Ictus) y adaptándola a sus necesidades.
Sumándole una pantalla plegable y una cabina de proyección portátil, se consiguieron exhibir cortometrajes de
Guzmán, Miguel Littín y Pedro Chaskel»), Ruffinelli, op. cit., p.29 (traduction personnelle).

74
court-métrage mérite une analyse détaillée, car il pose les repères d’une certaine manière
d’appréhender la création, et est un formidable témoignage audiovisuel de l’état d’esprit d’un
homme, d’un citoyen, d’un artiste, par rapport au monde, à la réalité chilienne. Notons
l’omniprésence de collaborateurs issus, eux aussi, de l’Institut Filmique de l’université
Catholique, véritable vivier de créateurs-techniciens du cinéma : María Salomé Urzúa (la
compagne de Guzmán) comme assistante de réalisation, René Kocher et Domingo Garrido à la
photographie, et une production assurée par María Angélica Ugarte. Le tout est fabriqué sous
le regard de Rafael Sanchez, mentor avéré. Précisons ici que nous avons pu accéder à ces
premières œuvres filmiques de Patricio Guzmán grâce à la collaboration de la Faculté de
Communication de l’université catholique du Chili, par le biais de la générosité de l’enseignante
Susana Foxley. En effet, lors de nos recherches en terres chiliennes, nous avons pu accéder à
des contenus filmiques inédits, dans le contexte d’une numérisation des œuvres
cinématographiques constituant le patrimoine du septième art chilien au sein de cette influente
entité universitaire.

Viva la libertad est un court-métrage d’animation, peuplé de 650 dessins mis en


scène241, de par des mouvements de caméra complexes, un montage rythmé et une attention
toute particulière à l’habillage sonore. Patricio Guzmán a esquissé seul la multitude des traits
dessinés qui donnent vie à ce projet, dans le but d’évoquer l’idée de liberté, grâce à la condition
d’un homme « prisonnier pour penser par soi-même ». En mettant en contraste la condition
d’un prisonnier avec la sorte de « jungle » que la vie urbaine implique, l’apprenti-cinéaste
questionne la réalité de la condition humaine, théoriquement libre, dans un contexte capitaliste
régi par des institutions jugées écrasantes, qui transforment les citoyens en animaux, en êtres
sauvages entre eux. Ainsi, proposer la possibilité d’acquérir une liberté nouvelle est considéré
comme dangereux car la nature sauvage des hommes (« l’homme est un loup pour l’homme »)
implique plus un conflit avec les tenants d’une liberté inédite qu’une véritable libération. Écho
est fait à la peur d’approfondir sa propre liberté face aux normes dictées, et donc le mouvement
de masse qui coupe l’herbe sous le pied de véritables autres possibilités, qui seraient
« révolutionnaires ». Conservatisme, manque d’éducation, poids de la masse se mélangent et
rendent cette œuvre didactique annonciatrice des orientations éthiques et militantes que
Guzmán développera au fur et à mesure de sa prise en main de la « chose » cinématographique.
Ce premier essai cinématographique n’eut que de faibles échos, dus notamment au peu
de possibilité de projections de ce court-métrage. Même s’il fut diffusé durant le 3ème Festival

241
« Ciné-Arte de la UC », Ercilla, 17 novembre 1965, p.39.

75
internacional de cine aficionado de Viña del Mar (10-17 janvier 1965). L’idée d’une pesante
faiblesse du cinéma chilien (notamment par rapport aux voisins argentins) se lie à la critique
d’une frénésie rythmique qui perd le spectateur, malgré d’indéniables qualités
expérimentales242. L’année suivante, l’auteur de Juegos de verdad réalise deux courts-métrages.
Le premier s’inscrit dans une série documentaire produite par la Católica, Andanzas de un
chileno243. Son propos est de mettre en valeur les us et coutumes de la culture populaire
chilienne, dans une époque où la figure du Peuple est au centre des préoccupations, des
convoitises. Patricio Guzmán est chargé de réaliser Mimbre y greda244, avec une certaine liberté
au sein d’une œuvre d’un peu plus de dix minutes. En effet, se mélangent une séquence
introductive qui ressemble à du théâtre filmé, où un homme d’âge mûr 245 est apostrophé avec
insistance par plusieurs enfants, afin de leur expliquer comment sont fabriqués les objets qui
les entourent. Ensuite, après un montage de plusieurs photographies qui illustrent les différents
points forts de la production nationale chilienne (cuivre, voiture notamment), des séquences
rappelant fortement le ton et le format publicitaire s’évertuent à décrire le processus de
fabrication des objets en osier et en glaise. La caméra attire l’attention sur les gestes des artisans
(notamment en filmant les mains), sur les objets et leurs différents mouvements. On note une
influence du néo-réalisme de l’époque, notamment grâce aux portraits que le cinéaste fait de
certains protagonistes (zooms immenses sur quelques zones du visage, qui procure une
sensation touchant presque au grotesque, à la caricature). Le montage est rythmé, contrasté,
pour diffuser l’idée d’un artisanat chilien traditionnel et dynamique, ancré dans son époque246.
Le but de cette œuvre filmique est d’étendre les connaissances du public sur les différents
versants de la culture nationale par l’immortalisation filmique du réel, tout en donnant une
image moderne des catégories populaires qui gardent en vie ces pratiques. Cela guide le
spectateur vers un rapprochement sensible, affectif, avec d’autres catégories sociales, qui
nourrissent l’âme du pays. On peut même y voir une stratégie visant à réunir symboliquement
des pans de la société qui n’en ont que peu l’occasion dans la réalité quotidienne. Cette attention
pour le peuple, le patrimoine, ce souci pédagogique pour les marges, pour un artisanat patient
doté de peu de moyens, sont des thèmes qui traverseront les différentes créations de Patricio
Guzmán, alors apprenti cinéaste. L’exercice que représente Mimbre y greda lui permet d’aller

242
La formule « viva la brevedad » résume ce reproche, Ecran, 26 janvier 1965, p.8.
243
Les pérégrinations d’un chilien (traduction personnelle).
244
Osier et glaise (traduction personnelle).
245
Interprété par l’acteur Andres Rojas Murphy.
246
Une séquence en particulier incarne cette idée : la fabrication d’animaux en osier par un artisan chilien, au son
moderne de la radio, car elle diffuse une chanson des Beatles, I’m lookin through you (album : Rubber Soul, 1965).

76
à la rencontre d’autres catégories sociales (donc de sortir de sa zone de confort, de découvrir
d’autres facettes de sa propre identité à travers l’Autre), tout en affinant sa technique et son
vocabulaire artistique. Nous n’avons noté aucune diffusion officielle de ce court-métrage, donc
on ne peut évoquer d’éventuelles réceptions.

Dans un registre complètement différent, le jeune réalisateur présente un autre court-


métrage, marqué par un approfondissement de la verve expérimentale qui le caractérise. Dans
la lignée du cubain Santiago Alvarez 247, il s’essaie au photomontage, donnant vie et cris à
l’image fixe, avec un ton férocement cynique par rapport au modèle capitaliste régnant alors au
Chili, comme presque partout en Amérique latine. Il est récompensé, lors de l'édition 1966 du
Festival de cinéma latino-américain de Viña del Mar248. Electroshow, sur le modèle de Now,
est un court-métrage composé entièrement de photographies, qui prennent vie et sens de par les
angles de vues qui les animent et un montage au rythme et à l’intensité soutenus. En contraste,
il faut noter un générique fait d’une manière artisanale, où chaque protagoniste participant à
l’œuvre est filmé et porte avec lui une affiche présentant son nom et sa fonction dans l’aventure
créative. Les corps, en mouvements, s’ajoutent aux mots écrits, dans le contexte technique et
artisanal (exalté) du laboratoire filmique de l’Institut Filmique de la Católica. Ce court-métrage
est une parodie féroce, ironique, à la noirceur déguisée, des programmes télévisuels en vogue
(autant que balbutiant) à cette époque, au Chili comme ailleurs. C’est une mise en accusation
du modèle capitaliste nord-américain, au travers de son nouveau moyen de communication, à
l’amplitude massive et à la grammaire nouvelle au Chili, au début des années 1960. Patricio
Guzmán, accompagné par Eduardo Stagnaro, expérimente une forme cinématographique
peuplée d’images fixes, qui prennent corps, vie et sens de par les tentatives artistiques qu’on
leur suggère. Ainsi vibrent les mouvements de caméra, zooms, cadences de défilement dues au
montage, degrés de connexion avec l’habillage sonore, lui-aussi expérimental. Entre musique
classique, free-jazz, voix, rires enregistrés et effets sonores cocasses, rappelant parfois le monde
sonore des cartoons.

247
Qui, avec son court-métrage Now (1965), évoque les luttes des noirs-américains pour la reconnaissance de leurs
droits aux États-Unis. Par un dispositif peuplé de photographies auxquelles la vigueur et l’agilité d’une caméra
(appuyée par le montage) donnent vie, son court-métrage dénonce les violences de l’état nord-américain, qui vont
à l’encontre de son statut de démocratie. Cette réflexion suscite le questionnement quant aux frontières, jugées
fines, entre démocratie et dictature.
248
Electroshow fut présenté lors du Festival de Viña del Mar en 1966 ; il obtient un prix, fait parler de lui («
Electroshow se presentó en el Festival de Viña del Mar en 1966, obtuvo un premio, motivo comentarios »),
Ruffinelli, op. cit., p.29 (traduction personnelle).

77
Patricio Guzmán pointe du doigt les pratiques télévisuelles, incarnées comme des
dérives agressives, dans leur promotion d’une culture frivole (cigarettes et boissons),
matérialiste (publicité) et déshumanisante (voir la métaphore du sportif-animal), propre au
modèle capitaliste. Qui, par le pouvoir de l’écran, du gigantisme qu’il lui accole, endort les
esprits et fixe le progrès comme unique paradigme envisageable. Qui célèbre la frénésie
technologique, alors même que persistent mille inégalités, misères et souffrances. Preuve de la
caducité d’un modèle dit « progressiste ». Alors la télévision présente ses reliefs, pour vénérer
le progrès et ignorer l’aujourd’hui. Tout comme l’hier. Règne de l’instantané. Fantasmes de la
course technologique, de la compétition qui définit le modèle nord-américain : pour Guzmán,
cela amène nécessairement à l’aliénation, la violence, le chaos, la mort. Comme dans un roman
de science-fiction. L’humanité est présentée en danger, et Electroshow invite à repenser nos
manières d’appréhender le présent et les artifices que les modèles dominants procurent à la vue
des publics. Comme un appel à identifier l’essentiel, pour sauvegarder la beauté de l’essence
humaine. Malgré la frénésie qui caractérise les programmes télévisuels. Un autre modèle est
souhaitable, avec plus de profondeur et d’égalités. Et Patricio Guzmán se sert du médium à sa
disposition pour proposer une œuvre engagée, presque enragée, portée par une collection
d’expérimentations qui prolongent celles ouvertes par Viva la libertad.

À noter que ce court-métrage sort à l’époque où la Démocratie Chrétienne, malgré


certaines visées progressistes, reste dans le giron nord-américain, à l’époque de l’Alliance pour
le progrès (qui vise à lutter contre l’influence cubaine en Amérique latine par la réduction des
inégalités dans les sociétés latino-américaines). Electroshow suggère une critique du réalisateur
par rapport à cette sorte d’alignement avec les États-Unis, détenteurs d’un modèle considéré
comme faible et associé à « violence » et « destruction » dans le regard de l’apprenti-cinéaste.
La sensation d’une certaine perte d’espoirs perle, de par le ton cynique et ultra-ironique de
l’œuvre : bloqués nous sommes, alors que la vie, débarrassée de ses aspects sauvages
(qu’inspirent l’aliénant modèle culturel capitaliste), peut être belle si l’homme s’offre la
possibilité d’autres choix de société. On sent, à la vue du court-métrage, un homme en manque
d’espoirs, à l’échelle de son horizon connu. Comme un manque de souffle. Mais pas un homme
en manque d’idées ni de convictions.

En termes de réceptions, mention est faite de l’existence, ainsi que de la diffusion de


cette œuvre durant le Festival international de cinéma latino-américain de Viña del Mar (2-8
mai 1966). Principalement au sein de revues spécialisées sur le 7 ème art, en effervescence au vu

78
de l’importance (effective et symbolique) de l’événement. Ainsi, Cine foro249, Mensaje, qui fait
l’éloge d’une œuvre pleine d’idées malgré l’inexpérience de l’auteur 250, ainsi que Política-
Economía-Cultura, qui évoque le prix remporté à Viña 251 (meilleur court-métrage de fantaisie
en 16 mm), mettent en avant le festival ainsi que l’œuvre du jeune réalisateur, qui trouve ici ses
premiers échos médiatiques, en tant que cinéaste, dans le circuit national. Ici précisons
également que la revue Ecran donne longuement la parole à Patricio Guzmán, que ce soit avant
ou après le Festival : cette proximité se confond avec l’opinion positive divulguée par la revue
par rapport à Electroshow. En effet, avant le festival252, Yolando Montecinos propose un
panorama des cinéastes nationaux, où figure l’auteur de Vaby. Il y confie sa joie de voir
s’organiser un tel événement pour le cinéma qu’il appelle « culto ». Avec une soif de partage
et de discussions par rapport à toutes ces œuvres prêtes à la diffusion 253.

Pendant le festival, Maria Luz Marmentini mentionne le couple cinématographique que


Patricio Guzmán forme avec sa femme, Maria Salomé, dans les effervescences de la nuit du 7
mai 1966, à l’hôtel Miramar de Viña del Mar 254. Enfin, un mois après le festival, la revue met
en relief les différences de points de vue des différentes générations actives dans l’art
cinématographique chilien255. Patricio Guzmán est choisi pour représenter la « nouvelle
vague » nationale, en face du cinéaste plus installé Naum Kramarenko. L’artisan d’Electroshow
y présente ses espoirs et ses certitudes par rapport aux formats courts, qui en plus de la facilité
de leur création256, ont le pouvoir de toucher et influencer le public, et ainsi inviter à la table
des audiences les nouvelles dynamiques régnant sur le cinéma national. Cette archive est un
témoignage de l’état d’esprit de Patricio Guzmán, jeune cinéaste en pleine expérimentation de

249
Numéro 6, abril 1966.
250
Ce fut selon moi le meilleur film du Festival, malgré certains déséquilibres pour exposer les idées, typiques
d’un réalisateur si jeune. Mais l’œuvre recèle d’un esprit créatif, d’un sens de l’ironie par rapport à la publicité et
d’une force visuelle puissante qui inondent le propos de base du cinéaste («A mi parecer fue la mejor película del
Festival, a pesar de ciertos desequilibrios en el desarrollo de la idea, propios a la inexperiencia de un realizador
tan joven. Pero tiene espíritu creativo, un sentido irónico de la publicidad y fuerza de expresión visual a través de
las cuales se desbordan las ideas del autor»), numéro 149, juin 1966, p.268 (traduction personnelle).
251
10 mai 1966, p.23.
252
«Cine nacional: Catorce realizadores frente a un festival», Écran, 3 mai 1966, p.27.
253
Attentes : «Rien. Seulement faire partie de l’événement. Montrer et remercier ce lieu de diffusion, qui pour
beaucoup est l’unique possibilité d’être visible («Espera: «Nada. Solo competir. Mostrar y agradecer este medio
de difusión que para muchos es el único efectivo»), Écran, 3 mai 1966, p.27 (traduction personnelle).
254
Plus loin, un couple qui s’aime en créant du cinéma : Patricio Guzmán et son épouse Maria Salomé («Y más
allá, una pareja que se ama haciendo cine: Patricio Guzmán y su esposa María Salomé»), «En el festival de Viña:
encuentro de dos generaciones», Écran, 17 mai 1966, p.24 (traduction personnelle).
255
«Que hay de nuevo en el cine nacional 1966?», Écran, 7 juin 1966, p.82-83.
256
Il faut créer des films courts. En d’autres termes, des courts et moyens métrages. Ces œuvres sont plus simples
à réaliser, à financer, mais elles permettent aussi une meilleure maitrise technique et esthétique («Hay que crear
películas breves. En otras palabras, cortometrajes y medianos metrajes. Estas películas son las más fáciles de
realizar, las más fáciles de financiar y las más fáciles de terminar con pleno éxito técnico y estético»), ibid, p.82
(traduction personnelle).

79
ses moyens d’artiste ainsi que de militant pour un renouvellement des formes et pratiques
filmiques dans son pays. C’est aussi une critique des pratiques anciennes, encore tenaces au
milieu des années 1960. Lorsque l’État chilien promouvait la création d’un long métrage par an
(dans un contexte de difficultés économiques où le 7 ème art n’était en rien une priorité), au lieu
d’identifier d’autres manières de vivifier la création filmique chilienne. A défaut de moyens,
d’idées, moins ambitieuses en format mais plus diverses, pour offrir au public un plus large
éventail de choix. Et devant les difficultés de diffusions, notamment pour le format court,
Guzmán énumère des contextes propices à dynamiser les rapports entre œuvres et publics :
salles d’art-et-essai257, télévision258, fabrication de films à épisodes259, et enfin festivals260. Dans
ses déclarations à la revue, marquées par une énergie et un militantisme cinématographique
marqués, l’apprenti-cinéaste conclue en évoquant les conséquences positives du Festival de
Viña del Mar 1966 : la qualité chilienne du cinéma documentaire chilien (formats courts et
moyens)261, l’existence d’une structure organisationnelle de qualité pour rendre possible le
festival de Viña262, et enfin ce qu’il estime être une connexion entre certains films et l’air du
temps, cette adéquation entre art et réalités du moment 263. Il clôt son propos par une invitation
à l’union des cinéastes, pour faire progresser le medium et assouplir les lois, en faveur d’une
frénésie filmique plus intense encore. Des propos qui laissent à songer à un approfondissement
des activités du jeune cinéaste. Et pourtant, cette même période est celle de la maturation d’un
désir d’ailleurs : Patricio Guzmán souhaite développer ses connaissances, mais à l’étranger. Et
plus particulièrement en Europe.

257
À Santiago, il existe 4 salles d’art et essai. Et à Viña del Mar, bientôt, ouvrira la plus grande salle spécialisée
du pays. Très vite se formera un véritable réseau de salles de ce type («en Santiago ya funcionan cuatro «cine-
artes». Y en Viña pronto funcionara el más importante del país. Muy luego existiría una verdadera «cadena» de
cines de este tipo»), Écran, p.82 (traduction personnelle).
258
La télévision peut promouvoir, même à petit échelle, la diffusion des films courts («la televisión puede
promover, aunque en forma secundaria, la difusión del film breve»), idem (traduction personnelle).
259
Existe le film à «épisodes» (composé de plusieurs court-métrages), qui possède des chances de distribution
traditionnelle («esta el film de «episodios» (formado por varios cortos) con chance de distribución standard»),
idem (traduction personnelle).
260
Finalement, c’est dans les réseaux nationaux et internationaux qu’existent les meilleures possibilités de
promotion du court-métrage («es, finalmente, en los festivales nacionales e internacionales donde se encuentra la
mejor tribuna para el cortometraje»), idem (traduction personnelle).
261
Il existe un Chili un réel mouvement de cinéma de qualité pour ce qui concerne le court-métrage documentaire
et expérimental («en Chile existe (realmente) un buen cine de cortometrajes documentales y experimentales»),
Écran, 7 juin 1966, p.83 (traduction personnelle).
262
Il existe un foyer (concret, dynamique) qui se charge d’ouvrir la voie à ce genre de cinéma : le ciné-club de
Viña del Mar («en Chile hay un organismo (concreto, dinámico) que se ha hecho responsable de abrir camino a
este nuevo cine: el cine-club de Viña»), idem (traduction personnelle).
263
On peut d’ores et déjà dire qu’il existe un cinéma chilien connecté à l’époque, et presque débarrassé des courants
démodés («ya se puede hablar de un cine chileno acuerde con los tiempos, y casi desprovisto de aire anticuado»),
idem (traduction personnelle).

80
2. Première expérience transnationale : la découverte de l’altérité à
Madrid

C'est à cette même période qu'il postule à l’École Officielle de Cinématographie de


Madrid264. A première vue, ce choix de partir étudier en Europe, à une époque où la société
chilienne était traversée par des dynamiques et mutations prometteuses, semble difficile à
comprendre. Mais l'apprenti-cinéaste aspirait à de nouvelles expériences, à d’autres horizons,
loin d'un Chili gouverné par la démocratie chrétienne d'Eduardo Frei, aux perspectives plus que
limitées selon ses dires265. Le désir d’élargir le monde qu’il arpentait jusque-là est matérialisé
par l’accès au concours d'entrée au sein de la prestigieuse école, en octobre 1966. La possibilité
madrilène marque le début de la dimension transnationale de sa trajectoire, avec un
élargissement des expériences, des horizons et des réseaux amicaux et professionnels de
Patricio Guzmán.

a. Une école, une ville, une dictature. L’arrivée à Madrid

C’est une institution prenant la suite de l’Institut de recherches et d’expériences


cinématographiques266, école d’État instaurée par la dictature franquiste, en place depuis 1939
et qui souhaitait dicter les règles et limites des expressions artistiques, avec une volonté de
contrôle et de propagande propre à chaque régime dictatorial. Ainsi l’École Officielle de
Cinématographie nait en 1962, comme institution restructurée, modernisée par rapport à son
ancêtre. Comme foyer de formation, de création, d’apprentissages et de sociabilités d’une
nouvelle génération de cinéastes (majoritairement espagnol(e)s) attentifs aux évolutions du 7 ème

264
À partir de mars 1966 je me rends compte qu’il ne me reste que deux alternatives : continuer d’apprendre avec
de maigres moyens ici, ou bien partir ailleurs pour approfondir mes compétences cinématographiques. Comme je
ne maîtrise qu’une seule langue, je m’oriente vers l’Espagne («Hacia marzo de 1966 me doy cuenta de que solo
hay dos alternativas: aprender sobre la marcha el resto, o bien ir a otro lugar a aprender la técnica. Como no sé
idiomas, me inclino por España»), Sempere, Guzmán, op. cit., p.48 (traduction personnelle).
265
À cette époque, le Chili était un pays sans horizons. Le fréisme, le populisme, le centrisme, la socialdémocratie
maquillée de Frei paraissait être installée pour une longue hégémonie ; de plus le Chili n’avait pas de perspectives
révolutionnaires. Toutes ces raisons poussent à émigrer, ou au moins à penser qu’émigrer était une bonne excuse
pour voyager, étudier ailleurs et ensuite revenir que les temps seraient meilleurs (« En ese tiempo Chile era un país
que no tenía ningún horizonte. El freismo, el populismo, el centrismo, la socialdemocracia disfrazada de Frei nos
parecía que iba a ser una fuerza durante mucho tiempo hegemónica, y que por lo tanto Chile no tenía muchas
perspectivas como país revolucionario. Eso es lo que nos hace emigrar, o por lo menos pensar que la emigración
era una salida viable para viajar, estudiar fuera y volver cuando los tiempos fueron mejores»), idem (traduction
personnelle).
266
« L’IIEC (Instituto de investigaciones y experiencias cinematográficas) est créé en 1947 sur le modèle du
mussolinien Centro Sperimentale di cinema. C’est dans cette école qu’étudient bon nombre des réalisateurs qui
feront carrière par la suite, au long des années 1950 », Nancy Berthier, « Espagne (1939-1975). La longue nuit du
franquisme : un cinéma sous influence » (pp.109-126), dans Raphael Muller, Thomas Wieder (dir.), Cinéma et
régimes autoritaires au XXe siècle. Ecrans sous influence, Paris, PUF, 2008, p.119.

81
art, et en même temps restreints à une liberté à mettre au conditionnel, au vu de la répression
franquiste qui s’abattait sur ses opposants267. Précisons que ce joug civico-militaire côtoie, au
sein de cette école, une liberté inédite, notamment de par la volonté de développer des
connaissances profondes sur le 7 ème art mondial pour dispenser un enseignement de qualité, en
phase avec les réalités et dynamiques des années 1960, et ainsi former des cinéastes dont les
succès futurs pourraient donner un crédit non négligeable aux qualités créatives et culturelles
du régime de Franco. On peut qualifier ce lieu comme un siège d’une certaine « avant-garde »
artistique et politique268, à l’ampleur de liberté inhabituelle dans l’Espagne franquiste. Cette
institution était donc le porte-drapeau du cinéma espagnol de l’époque, et paradoxalement aussi
un espace en marge, où il était possible de voir les films qui ne passaient pas le stade de la
censure pour leur diffusion en Espagne, ce que précise un compagnon d’école de Patricio
Guzmán dans un texte qu’il nous a envoyé durant nos recherches 269 :

«Dans une Espagne marquée par la difficulté d’accès à une grande partie du cinéma mondial, à
cause de la censure, les élèves avaient accès sans limites aux œuvres de tous ces cinéastes
interdits ou censurés (au sein de l’école officielle de cinématographie on pouvait découvrir les
films que la censure avait frappé). Nous étions traités d’une façon «particulière », nos travaux
pouvaient aborder des thématiques que la censure sanctionnait lors d’une éventuelle exploitation
en salles. C’était une sorte d’accord tacite, selon lequel nous pouvions nous confronter à certains
sujets avec un ton mesuré, en respectant les normes du « cinéma de qualité Mais notre accès au
cinéma mondial était en fait un accès au 7ème art européen et nord-américain. Le cinéma latino-
américain nous arrivait avec difficultés ».

267
« Le Nuevo cine español (NCE) regroupe des cinéastes qui commencent leur carrière au début des années
soixante sous l’impulsion du pouvoir. La timide libéralisation et la volonté de créer une nouvelle vague à
l’espagnole ont leurs limites, mais elles autorisent la réalisation d’œuvres importantes dont l’écriture et l’esthétique
ne permettent que rarement le succès. […] une nouvelle génération voit le jour. Le souci, souvent présent, chez
ces créateurs est celui d’une critique sociale limitée », Jean-Claude Seguin, Histoire du cinéma espagnol, Paris,
éditions Nathan, 1994, p.69.
268
« Une nouvelle génération apparait, souvent formée elle aussi à l’École officielle de cinéma […] avant de fermer
ses portes quelques années plus tard, accusée d’être un « nid de rouges ». Plus radicale, plus politisée, cette
génération « innocente » (qui n’a pas vécu directement le conflit) trouve des solutions inédites pour concilier les
limites imposées par la censure et l’exigence artistique », Nancy Berthier, « Espagne (1939-1975). La longue nuit
du franquisme : un cinéma sous influence » (pp.109-126), dans Raphael Muller, Thomas Wieder (dir.), Cinéma et
régimes autoritaires au XXe siècle. Ecrans sous influence, Paris, PUF, 2008, p.123.
269
«En una España en la que el acceso a una parte importante del cine mundial estaba limitado por la censura, los
alumnos podíamos acceder sin limitaciones a la obra de todos los realizadores prohibidos o censurados (en la EOC
podían verse las películas que la censura había rechazado). Nuestras propias prácticas gozaban de un trato
"especial" de forma que se podían tratar en ellas temas que la censura prohibía para el cine exhibido en las salas
comerciales. Era una especie de "pacto" según el cual podíamos tocar ciertos temas siempre que el tono estuviera
medido y presentado dentro de un cine de "calidad". Pero nuestro acceso al cine mundial era en realidad un acceso
al cine europeo y norteamericano. El cine Latinoamericano nos llegaba con dificultad», José J. Bartolomé, texte
reçu le 25 mai 2014 : annexe 2 (traduction personnelle).

82
José J. Bartolomé est un collaborateur régulier du chilien dans la création de ses œuvres
madrilènes270. L’École Officielle de Cinématographie, au même titre qu’un grand nombre
d’universités espagnoles, sont durant les années 1960 des contextes marqués par des libertés
alors inaccessibles pour la majorité de la population. Ce qui en fait des foyers pour la diffusion
et la production de nouveaux courants de pensée271, où les influences idéologiques extérieures
nourrissent les débats propres à l’Espagne franquiste : d’où de profonds bouleversements
intellectuels, scientifiques tout au long de cette décennie 272. En plus d’un air de liberté
« artistique », au même titre que nombre de foyers intellectuels et artistiques espagnols (liés
aux nouvelles générations), l’école était alors traversée par des contestations, des dissidences
et remises en question du régime dictatorial273, où militantismes et politisations contribuaient à
l’effervescence des agitations contre l’état de fait franquiste 274. Cela occasionne des
mouvements de répressions appuyés de la part des forces de l’ordre, augmentant le fossé déjà
existant entre le régime et ses opposants universitaires 275. Pour autant, n’omettons pas ici de

270
Une fois que j’ai intégré l’École, en première année de Réalisation, j’ai dû travailler comme assistant de
réalisation de Patricio pour son projet de deuxième année. La situation s’est répétée l’année suivante, avec son
projet de troisième année («Una vez que yo entré en la EOC, como alumno de primer curso de Dirección, me
correspondió ejercer de ayudante de dirección de Patricio en su práctica de segundo curso, situación que, ya
estudiando segundo de dirección, se repitió al año siguiente con su práctica de tercero»), José J. Bartolomé, texte
reçu le 25 mai 2014 (traduction personnelle).
271
Nous sommes dans une époque où le marxisme exerce une grande influence, tout comme la philosophie
dialectique ; apparaît également la philosophie anglo-saxonne. On redécouvre des auteurs comme Niezsche, et
surtout Cioran («es la época de una fuerte influencia del marxismo, y de la filosofía dialéctica, pero también de la
entrada de la filosofía anglosajona; se recuperan autores como Nietzsche y, sobre todo, Cioran»), Jordi García,
Miguel Ángel Ruiz Carnicer, La España de Franco (1939-1975). Cultura y vida cotidiana, Madrid, Editorial
Síntesis, 2004, p.336 (traduction personnelle).
272
On peut parler d’un bouleversement profond, au cours des années 60 et 70, dans la philosophie mais également
la sociologie, la littérature, la linguistique, l’histoire («se puede hablar de un cambio profundo a lo largo de los
sesenta y setenta en filosofía, pero también en disciplinas como la sociología, la literatura, la lingüística, la
historia»), ibid, p.335 (traduction personnelle).
273
«En Espagne, la contestation étudiante trouve davantage son unité dans la volonté de créer des syndicats
démocratiques pour faire pièce aux associations mises en place par le gouvernement franquiste. L’exigence de
liberté d’expression, de réunion et d’opinion y est au centre des manifestations […], même si les groupes gauchistes
reprennent les engagements provietnamiens et anti-impérialistes de leurs homologues internationaux », Geneviève
Dreyfus-Armand, Jacques Portes, « Les interactions internationales de la guerre du Vietnam et mai 68 », dans
Geneviève Dreyfus-Armand (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Paris, éditions Complexe, 2000,
p.66-67.
274
Il existe un militantisme universitaire, pratiqué au sein d’assemblées générales fréquentées, qui à partir de la
fin des années 60 est fortement influencé par la nouvelle gauche, liée au mai 68 français, composée de groupes
d’obédience trotskiste, maoïste, libertaire, anarchiste, libertaire. C’est aussi le moment de la naissance de la gauche
radicale («existe una militancia universitaria, templada en asambleas multitudinarias y que desde fines de los
sesenta tiene una fuerte influencia de la nueva izquierda ligada al mayo francés con grupos de matriz trotskista,
maoísta, ácrata. Es el momento también del nacimiento y primeros pasos de grupos de la izquierda radical»), Jordi
García, Miguel Ángel Ruiz Carnicer, p.349 (traduction personnelle).
275
Les syndicats démocratiques étaient à leur apogée dans les universités, au moment où explosaient les révoltes
étudiantes à l’international (mai 68 en tête). Le mouvement étudiant devint, sur les deux rives de l’Atlantique, le
moteur des critiques par rapport à un modèle de société basé sur le bien-être matériel ainsi que des valeurs
culturelles et morales très conservatrices. Les affrontements sont constants sur les campus espagnols, entre la
police et les étudiants, en plus des tensions internes avec les autorités académiques, notamment sur Barcelone et
Madrid (« los sindicatos democráticos en las universidades estaban en su apogeo y, además, al poco tiempo de ser

83
préciser que ces oppositions au régime franquiste étaient le fait d’un groupe réduit d’individus,
au sein d’une société majoritairement passive et dans la crainte d’un régime répressif. Quelques
remarques, donc, pour mettre en contexte l’Espagne où débarque Patricio Guzmán, en
septembre 1966, dans l’optique d’obtenir son concours d’entrée dans la prestigieuse institution
cinématographique.

Une visite dans les archives de la Filmoteca Española a permis de trouver un nombre
d’informations conséquents sur le passage de Patricio Guzmán, en tant qu’étudiant dans cette
institution. Pour autant, précisons ici que l’état de conservation des œuvres estudiantines du
chilien est fluctuant, et qu’il existe des manques dans son dossier d’archives personnel276. Pour
postuler au concours d’entrée de l’École Officielle de Cinématographie de Madrid, Patricio
Guzmán rassemble un certain nombre de documents pour certifier ses compétences et ses
expériences artistiques au Chili. Il obtient le soutien effectif des institutions culturelles
chiliennes. Ainsi, il envoie sa candidature le 11 septembre 1966. Notons qu’il est également
soutenu par la diplomatie culturelle chilienne présente en Espagne, preuve de liens concrets
entre le réalisateur, les sphères universitaires et la machine étatique de l’époque. L’école
madrilène accepte sa demande, avec un premier examen prévu le 3 octobre 1966 à 16h. Il porte
le numéro de candidat 56. Il est fait mention de différentes épreuves dans cette session
d’octobre : « réalisation filmique » (analyse détaillée du film Mes femmes américaines, de
Gianluigi Polidoro277), « anglais », « histoire du cinéma » (portant sur le cinéma allemand). La
totalité des épreuves n’est pas présente dans les archives consultées, mais l’issue du concours
est favorable à l’intégration au sein de la prestigieuse école madrilène. Le compatriote de Pablo
Neruda revient, dans un entretien datant de 1973, sur l’examen d’entrée dans ce lieu de savoirs :

« Cet examen te ramenait à l’époque du collège. Ils l’ont organisé dans une vieille maison, et je
me souviens que nous étions environ 500 à postuler. Comme il y a à Madrid de nombreux ciné-
clubs, les gens maitrisent une quantité d’informations impressionnante, alors que j’ignorais ces
données parce qu’au Chili, notre culture cinématographique était réduite. En plus de ça, les
espagnols sont très ouverts, ils parlent fort, et trouvent des sujets de conversation pour parler
toute la journée. Dans cette ambiance je ne me sentais pas à l’aise…

elegido estallaba el mayo francés y el movimiento estudiantil se convertía en todo el mundo, a una orilla y otra del
Atlántico, en el foco de la crítica a una sociedad basada crecientemente en el bienestar material y en unos valores
culturales y morales muy conservadores. Los enfrentamientos en los campus españoles entre estudiantes y policía,
además de tensiones internas entre estudiantes y autoridades académicas, serán constantes, especialmente en
Barcelona y en Madrid»), Jordi García, Miguel Ángel Ruiz Carnicer, op. cit., p.325 (traduction personnelle).
276
Dossier EXP 1225 (5 tomes), consulté à la Filmoteca Española, Madrid, en avril 2014.
277
Datant de 1965, avec Ugo Tognazzi et Marina Vlady. Guzmán en fait une analyse détaillée structurée selon les
codes du genre : photographie, caméra, bande sonore, scénographie, mise en scène, montage, argumentaire…

84
L’examen était composé de cinq parties, et une d’entre elles était un entretien oral. C’est là que
j’ai connu Berlanga, ce qui fut pour moi le moment le plus intéressant du concours. Il m’a posé
quelques questions sur le ton de la rigolade, je me souviens qu’il m’a parlé des allemands de la
Colonie Dignidad. Il était au courant de tout. Nous nous sommes très bien entendus, puis vint la
suite du concours. Tu dois analyser un film ; ils te fournissent une série de photos que tu dois
classer pour créer une histoire avec elles, en y ajoutant tes propres dialogues ; tu dois écrire un
scénario, plus d’autres exercices dans le genre. Tout cela avec un temps donné, dans une
ambiance très stricte, avec des professeurs qui surveillent, avec des cadres au mur et une
atmosphère très scolaire »278.

En outre, Patricio Guzmán devient boursier ad honorem de l’Institut culturel hispanique,


structure étatique fondée en 1945 et tenante d’un discours rattachant à la même « civilisation »
la péninsule ibérique et ses anciennes colonies. Bourse dont il bénéficie, entre octobre 1966 et
le 20 juin 1969 (période d’entrée et de conclusion de ses études à l’école de cinéma). S’ouvre
alors la possibilité d’un quotidien madrilène, d’un voyage inattendu, peuplé de surprises, de
sociabilités, d’informations : ce qui forge un artiste, mais surtout un homme. Au cœur d’une
réalité traversée d’agitations multiples, croissantes. A Madrid, comme ailleurs en Europe, et
plus largement dans le monde de la fin des années 1960.
À l’instar de Bernard Lacroix279, soulignons ici que l’époque de mai 1968 n’est pas figée
dans un simple mois de l’année, ni dans l’unique terre parisienne. De multiples ères de
contestations éclatent au grand jour, étalées dans le temps et l’espace, et le pluriel « des » années
1968 permet d’élargir l’horizon des perspectives, ainsi que de faciliter la compréhension d’une
époque foisonnante, complexe, où les connections internationales n’empêchèrent pas des
révoltes et événements échelonnés dans le temps 280. En tous cas, c’est une époque de synergie

278
«Ese examen te recordaba a los tiempos del colegio. Lo tomaron en una casa vieja y la primera impresión que
tuve fue ver a unos quinientos tipos que estaban postulando. Como allí hay muchos cine-clubes, esa gente manejaba
un flujo impresionante de datos y entre ella yo era un ignorante, puesto que en Chile nuestra cultura
cinematográfica es mínima. Se sumaba a esto el hecho de que los españoles son muy abiertos, hablan muy fuerte
y, como tienen una gran imaginación para hablar, charlan todo el día. Yo me sentí bastante mal... El examen
constaba de cinco partes, una de las cuales consistía en una entrevista. Allí conocí a Berlanga que, para mí, fue lo
único interesante de la experiencia. Me hizo algunas preguntas en tono de cachondeo y recuerdo que me habló
sobre los alemanes de la Colonia Dignidad. Estaba informado de todo. Nos caímos muy bien y después vinieron
los otros exámenes. Te hacen criticar una película; te entregan una colección de fotos que tienes que ordenar y
hacer una historia con ellas, colocándoles el diálogo; tienes que hacer un guion y una serie de cosas de este estilo.
Todo esto contra el tiempo, en un clima muy riguroso, con profesores que vigilaban, con cuadros en la pared y una
atmósfera tremendamente escolar», Entrevista a Patricio Guzmán: « Más vale una sólida formación política que
la destreza artesanal», Primer plano, n°5, été 1973, p.21 (traduction personnelle).
279
Dans sa contribution « Les jeunes et l’utopie : transformations sociales et représentations collectives dans la
France des années 1968 », citée par Geneviève Dreyfus-Armand (dir.), Les années 1968. Le temps de la
contestation, op. cit. Citons également l’ouvrage collectif Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.),
68, une histoire collective 1962-1981, Paris, La Découverte, 2008.
280
« Si l’année 1968 marque bien l’épicentre d’une décennie assez singulière, ce parallélisme temporel exclut
cependant toute stricte simultanéité : les chronologies de ces mouvements sont souvent en décalage les unes par

85
de mouvements d’approfondissements des remises en question du statut quo politique et social,
avec ses hiérarchies et valeurs traditionnelles 281. L’heure est à la contestation, teintée (ou non)
de velléités révolutionnaires282. Où la mélodie critique englobe une remise en cause du monde
et du quotidien (du global au plus local), faisant la part belle aux accusations envers les
impérialismes traditionnels. Mais également des regards fascinés par les bouleversements et
mythologies venus du tiers-monde283.
Précisons tout de même que cet état d’effervescence contestataire permanent n’était ni
global au niveau mondial, ni même partagé (comme un consensus) par l’ensemble des citoyens
de chaque pays où des événements survinrent. Il est particulièrement propre à de nouvelles
générations, avides d’autres références, d’autres modèles, et refusant les carcans traditionnels
que leurs sociétés avaient érigé en référents absolus. Afin de transcender les normes établies 284.
Avec quelques causes communes qui façonnaient les liens entre différentes aires géographiques
de la planète. L’exemple de la contestation internationale par rapport à la guerre du Vietnam
illustre ces mouvements où se croisent les luttes285. Telle une métaphore des critiques livrées
par tout cet ensemble de citoyens, aux horizons et engagements divers.
La société espagnole, malgré la rigidité apparente de sa structure dictatoriale, n’est pas
isolée de ces pulsations internationales. En effet, l’étau répressif, la volonté continue de contrôle
du régime sur les citoyens provoquent de nombreuses critiques, de plus en plus véhémentes au

rapport aux autres, largement tributaires des conditions de mobilisation spécifiques à chaque pays » », Geneviève
Dreyfus-Armand (dir.), op. cit., « L’espace et le temps des mouvements de protestation », p.26.
281
« L’espace 68 n’est pas seulement géographique, avec un emboitement de territoires à échelle variable ; c’est
également un espace social assez radicalement transformé, fait d’ensembles sectoriels plus ou moins bien reliés
entre eux. Les entreprises, les universités, l’école, la famille, voire l’État ont vu leurs espaces de relations, de
délibération et de décision fondamentalement modifiés durant « les années 68 », en particulier par les remises en
question de la hiérarchie et des autorités traditionnelles », ibid : p.18.
282
« Critique radicale de l’ordre établi, la contestation peut se situer dans une perspective révolutionnaire ; elle a
une fonction subversive plus que protestataire, et affirme tardivement, en période de reflux du mouvement, une
dimension revendicative. Quant aux formes qu’elle revêt, elles se situent entre rupture, marginalité, avant-garde
et utopie. Par ailleurs, elle est, dans ses modalités, souvent synonyme de révolte et peut tourner à l’agitation ou
être source de désordre », Geneviève Dreyfus-Armand (dir.), op. cit., « L’espace et le temps des mouvements de
protestation », p.29-30.
283
« Un nouvel espace de lutte émerge, qui remet en cause la partition du monde en deux blocs. L’impacts de ces
leaders érigés au rang de mythes de leur vivant [Mao, Che Guevara, Fidel Castro principalement] vient du fait que
leur image fédère des « sensibilités différentes et convergentes », où voisinent tiers-mondisme, anti-impérialisme
et romantisme révolutionnaire », Geneviève Dreyfus-Armand (dir.), op. cit., « L’espace et le temps des
mouvements de protestation », p.28.
284
« Les contre-cultures pourtant minoritaires et les nouvelles pratiques culturelle de la jeunesse contestataire ont
été des éléments moteurs du changement, et c’est finalement la culture de toute la société qui en sort transformée,
avec, entre autres choses, un rapport différent au passé, au présent et à l’avenir », Geneviève Dreyfus-Armand
(dir.), op. cit., « Introduction », p.20.
285
« Il est clair que l’unification internationale de la contestation s’effectue avant 1968 autour de la lutte contre la
guerre du Vietnam », Geneviève Dreyfus-Armand (dir.), op. cit., « L’espace et le temps des mouvements de
protestation », p.28.

86
cours des années 1960, au sein de quelques cercles intellectuels, artistiques, professionnels 286
(avec les réseaux associatifs et ouvriers notamment). Ces groupes, souvent politisés, avaient
pour ambition première d’affaiblir le régime, avec une soif d’extension des libertés, elles-
mêmes confisquées par le joug franquiste. Organisations en situation marginale, rappelons-le,
au sein d’une société où la crainte, l’inertie, voire la franche sympathie pour le régime en place
régnaient majoritairement 287. Lutter contre ce dernier, c’était s’opposer sous la forme de choix
et postures volontairement alternatives.
Au-delà des revendications plus globales propres aux années 1968, la spécificité
espagnole allait de pair avec sa situation spécifique de régime militaire où les valeurs
démocratiques n’avaient plus cours (liberté d’expression, élections, etc.) : ainsi,
« révolutionner » le présent correspondait à déstabiliser les hautes murailles du franquisme,
pour arriver à terme à un retour de la démocratie au pays de Picasso. Ce même pays où Guzmán
s’établit, à partir de l’année 1966.

b. Patricio Guzmán, un étudiant latino-américain en Espagne

Après avoir passé quelques semaines en étant hébergé par un ami chilien vivant dans la
capitale espagnole et travaillant dans la publicité, l’apprenti-cinéaste s’installe dans le bâtiment
Madrid, 4 novembre 1966 : plaza de las Cortes (numéro 3, piso 5). Ce même compatriote lui
facilite l’accès à une opportunité professionnelle, pour éviter la précarité et subvenir aux besoins
familiaux (avec leur fille Andrea) : il travaille ainsi, durant la quasi-totalité de son séjour
madrilène, au sein d’une agence publicitaire. Avec un rythme professionnel lui permettant de
mener de front ses études de cinéma (travail de 10h à 14h, puis cours à l’école à partir de 16h) :
une expérience bénéfique qu’il relate rétrospectivement :

286
Une effervescence ouvrière croissante, une université insurgée, la présence d’une culture alternative toujours
plus influente par rapport aux normes officielles, la mobilisation des quartiers – surtout à la fin des années 60 et
au début des années 70 – face à des mairies distantes des doléances populaires (« creciente agitación obrera, la
existencia de una universidad insurgente, la presencia de una cultura alternativa a la oficial cada vez más fuerte,
la movilización de los barrios – sobre todo a fines de los sesenta y en los setenta – frente a unos ayuntamientos
ajenos a la voluntad popular »), Jordi García, Miguel Ángel Ruiz Carnicer, op. cit., p.315 (traduction personnelle).
287
On peut retracer l’apparition progressive d’une nouvelle culture politique, différente, fruit d’un changement
générationnel, d’une plus grande ouverture vers l’extérieur du pays, ainsi que des nouvelles valeurs générées par
la société. Ces dernières provoquèrent un conflit croissant avec le régime, tout en renforçant la culture des luttes
et conflits. Tout cela n’empêchait pas le règne de l’apathie, de l’indifférence, avec un grand niveau d’ignorance
politique (« se puede rastrear la aparición progresiva de una cultura política diferente, consecuencia del cambio
generacional, de mirar al exterior, de los nuevos valores que la sociedad genera, que entraron en un conflicto
creciente con el régimen y que la propia experiencia de luchas y conflicto ira reforzando. Pero todo ello era
compatible con el predominio de la apatía e indiferencia y con grandes niveles de ignorancia política»), ibid, p.318
(traduction personnelle).

87
« Les studios Moro, les plus grands d’Espagne. Ils avaient été fondés deux ans auparavant et j’ai
eu l’opportunité d’occuper le poste que laissa vacant un réalisateur qui était parti pour Barcelone.
Très vite j’ai été submergé, au sein d’une impressionnante mécanique, dans un contexte de travail
d’une incroyable intensité. À tel point que, pour parfaire l’apprentissage, on filme chaque jour
un spot ou un documentaire, dont on n’a pas de contrôle sur la structure finale. Alors que les
techniciens font le montage, on filme autre chose sur le plateau. C’est la même chose pour ce qui
concerne le son. Cette organisation ressemble à un réseau sans fin. Les techniciens sont très
compétents, ce qui permet d’offrir de multiples options. Évidemment, lorsque quelqu’un travaille
sur un projet à gros budget, tu es obligé de participer à toutes les phases de l’élaboration de la
publicité, tu t’y consacres alors exclusivement. Le studio est très grand, et il était nécessaire de
travailler à la chaîne car les frais généraux étaient très élevés. Ensuite, ce studio fit faillite, il fut
cédé à la Télévision Espagnole pour être divisé en deux groupes. À ce moment-là furent choisi
les personnes les plus rentables pour l’entreprise, et je faisais partie des vingt personnes
sélectionnées. J’ai travaillé dans ce studio deux années : une expérience très enrichissante pour
moi. J’ai appris à travailler avec de grandes équipes, avec des grues, des travellings et toute une
série d’éléments qui attiraient la convoitise, même chez les cinéastes espagnols. De plus, le
contexte était agréable, plusieurs de mes camarades d’école de cinéma y travaillaient aussi. […]
Sans m’étendre beaucoup plus, avant de revenir au Chili, j’ai eu la possibilité de travailler sur un
long-métrage en plusieurs épisodes, où j’allais en réaliser un. Il se fondait sur les légendes de
Gustavo Adolfo Bécquer, et sa sortie était prévue pour le centenaire de sa mort. Le projet n’est
pas allé à son terme car j’ai fait une proposition qui ne correspondait pas au ton général des autres
épisodes – qui étaient assez classiques -, jusqu’à prendre conscience et partager mes doutes sur
le risque d’un film désarticulé »288.

288
«Estudios Moro, el más grande de España. Había sido construido dos años antes y se me presentó la oportunidad
de ocupar la plaza que dejaba un realizador que debía marcharse a Barcelona. De pronto me vi sumergido en un
aparato impresionante donde se trabaja con una intensidad increíble. A tal punto que, pagando el noviciado, uno
filma diariamente un spot o un documental, cuya compaginación generalmente tú no ejecutas. Mientras los técnicos
lo montan, uno está filmando otra cosa en el set. Lo mismo ocurre con la sonorización. El sistema se parece bastante
a una cadena sin fin. Los técnicos son excelentes y a uno constantemente le están sugiriendo múltiples opciones.
Sin embargo, cuando uno trabajaba una película de gran presupuesto, te exigían asistir a todas las instancias de
elaboración del filme, relevándote de los otros trabajos. El estudio era muy grande y era necesario trabajar en
cadena porque los gastos generales eran muy subidos. Después este estudio quebró, fue vendido a Televisión
Española y se dividió en dos grupos. Se escogió para este efecto a la gente más rentable y quedé entre los 20
seleccionados… El asunto es que en ese estudio trabajé dos años, que representaron una experiencia
extremadamente valiosa para mí. Aprendí a trabajar con grandes equipos, con grúas, travelling y una serie de
elementos que causaban la envidia incluso de los largometrajitos españoles. Además el ambiente era grato porque
entre los compañeros de trabajo había varios egresados de la Escuela. […] Sin ir más lejos, a mí antes de venirme,
se me presentó la posibilidad de trabajar un largometraje de episodios, uno de los cuales iba a dirigir yo. Se basaba
en las leyendas de Gustavo Adolfo Bécquer y su estreno estaba previsto para el centenario de su muerte. En
definitiva el proyecto no germinó puesto que yo presenté uno que se salía un tanto del tono de los otros dos
episodios –que eran bastante clásicos- de manera que yo mismo presenté la inconveniencia de hacer un filme
desarticulado», Entrevista a Patricio Guzmán: « Más vale una sólida formación política que la destreza artesanal»,
Primer plano, n°5, été 1973, p.24 (traduction personnelle).

88
Patricio Guzmán développe ainsi ses compétences audiovisuelles, élargissant le cercle
de ses sociabilités, lui permettant de s’imprégner plus profondément dans la réalité quotidienne
du Madrid de la fin de cette décennie. Sans pour autant se fondre dans la masse de ses
contemporains directs289. En termes d’études, muni du numéro d’étudiant 1228, le chilien
connaît une première année marquée par la pluralité des apprentissages théoriques liés au 7ème
art, et par un académisme oscillant entre tradition et progressisme, avec des grands noms du
cinéma espagnol comme pédagogues290. Il obtient des notes probantes pour conclure la
première partie de son cursus, avec une moyenne générale de 9 sur 10 291.
Cette liste d’évaluations permet de saisir l’amplitude des connaissances accumulées par
le chilien au sein de l’École, ouvrant ses horizons et lui permettant de conjuguer ses
apprentissages antérieurs avec la somme des théories (et expériences) acquises à Madrid.
Dynamique qui rythmera son séjour espagnol. De plus, il réalise un premier travail
cinématographique concret : le court-métrage Cien metro con Charlot292, sorte de parodie où
l’avatar de Charlie Chaplin s’invite dans l’époque présente. Guzmán le dépeint comme un
fugitif, évadé d’un film car la télévision est un carcan que même lui, symbole
cinématographique par excellence, ne supporte plus. Ici, l’expatrié chilien prolonge ses
critiques féroces contre le médium télévisuel, dépeignant des téléspectateurs apathiques et
lessivés, seulement happés par les pouvoirs de l’image. Oubliant ce qu’il y a autour, la vie et
ses charmes. Et ce pour un contenu audiovisuel sans intérêt, sans âme, incarnés par des formes
pour souligner la bêtise qui les caractérise. Critiquant donc l’impérialisme culturel nord-
américain, vide et creux, dont même l’icône cinématographique qu’est l’avatar de Charlie
Chaplin s’échappe. Souligner l’aliénation par la métaphore symbolique. Avec cette ligne

289
Je n’ai jamais réussi à m’imprégner des difficultés espagnoles. C’était une sorte de décalage, de désorientation
(«jamás logré penetrar en los problemas españoles. Aquí se plantea una suerte de desambientación»), Entrevista a
Patricio Guzmán: « Más vale una sólida formación política que la destreza artesanal», Primer plano, n°5, été 1973,
p.23 (traduction personnelle).
290
Même si Berlanga était sans aucun doute le professeur le plus célèbre, il se limitait à partager son expérience
(plus personnelle que professionnelle), pendant que la partie théorique était enseignée par Serrano (membre de
l’école de «cinéma de qualité» des années 40), Saura, Grau et surtout Borau pour l’enseignement sur le scénario.
De fait, prédominait, malgré quelques exceptions, le réalisme critique («Aunque Berlanga era sin duda el nombre
más prestigioso dentro del profesorado, se limitaba a transmitir su propia experiencia más personal que profesional,
mientras que la parte teórica era asumida por Serrano (un autor del "cine de calidad" de los 40), Saura, Grau y
sobre todo Borau como profesor de guion. Así, lo que predominaba era, con las lógicas excepciones, un realismo
crítico»), José J. Bartolomé, op. cit. (traduction personnelle).
291
Théorie et technique de réalisation : 9/10 ; Théorie et technique du scénario : 6/10 ; Introduction au montage :
9/10 ; Pratiques collaboratives de réalisation : 9/10 ; Cinéma documentaire : 9/10 ; Production : 6/10 ; Histoire du
cinéma : 7/10 ; Histoire des arts : 7/10 ; Littérature : 5/10 ; Déontologie : non noté ; Anglais : 6,5/10.
292
100 metros con Charlot, 7’28, référence A-7837, Catalogue audiovisuel de la Filmoteca Española (visionné en
avril 2014).

89
directrice d’opposition à toute forme de violence imposée. Qu’elle soit symbolique ou plus
effective, qu’annonçaient déjà Viva la libertad et Electroshow.
À l’aube de sa deuxième année, Patricio Guzmán déménage, en famille, à la maison du
Brésil, dans la Cité universitaire madrilène (avenue Arco Victoria). Dans ce cadre étudiant où
de nombreux expatriés, aux nationalités multiples, cohabitaient sécrétaient un métissage
culturel notable, le chilien se trouve au cœur des effervescences étudiantes présentées plus haut.
Affinant son regard et son éducation militante. Ce qui a, logiquement, des impacts sur sa vision
du monde. Et donc sur ses respirations créatives. La deuxième année de Patricio Guzmán au
sein de l’École Officielle de Cinématographie de Madrid est marquée par un court-métrage
réalisé en collaboration, Gestos para escuchar293, ainsi qu’un travail cinématographique
obligatoire en fin d’année, Apuntes sobre la tortura (y otras formas de dialogo)294. Nous avons
également trouvé, en consultant les archives, le scénario du premier projet présenté par
l’apprenti-cinéaste295, qui fut refusé par ses professeurs, mais qui a le mérite de nous éclairer
sur l’état d’esprit de l’exilé volontaire latino-américain qu’était alors Guzmán.
Gestos para escuchar, tourné au Collège national des sourds et muets de Madrid,
dévoile l’attirance de ses artisans pour celles et ceux que la société considère en marge. C’est
une œuvre marquée par la recherche esthétique sur le mouvement, les représentations gestuelles
et, plus largement, formelles : par exemple au sujet de ce qui constitue l’alphabet pour des
jeunes dépourvus de certain sens. Notons que les mains sont des protagonistes importants dans
ce court-métrage, où la vivacité de la caméra se mêle aux expérimentations formelles. Avec une
manière très intuitive, instinctive de filmer, selon les interactions et surprises qu’offrent les
réalités quotidiennes de cette institution. Un effort prioritaire est mis sur le rythme
cinématographique, ainsi qu’une mise en images des rapports sociaux codifiant les pratiques au
sein du Collège. L’exemple de la mise en images des relations entre le professeur, les élèves et
le tableau noir appuie cette volonté presque anthropologique de considérer les relations
humaines dans le contexte choisi par les réalisateurs.
Le silence, subi par ces jeunes en marge du fait de handicaps, est questionné, dans la
perspective plus large de la notion de silence et de ce que l’Homme en fait. En effet, Gestos
para escuchar questionne les liens entre images et sons, par un hommage aux altérations à la
norme humaine, où le bruit est continuel. Mais cette œuvre contient d’autres niveaux de lecture.

293
17’02 minutes, référence Filmoteca Española: A-7838. Avec «Enrique Álvarez et Romualdo Molina», Jorge
Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.36.
294
16’, référence Filmoteca Española: A-7836.
295
Cristoval Kolon.

90
On peut y déceler un parallèle entre l’apprentissage d’un langage pour les élèves, avec toutes
les difficultés inhérentes à leur situation, et la question du langage cinématographique, cet
alphabet sans cesse en mouvement qui tend à mettre en relief les multiples mélodies du réel.
Précisons également que deux citations guident le film pour interroger les normes et faire
méditer le spectateur sur l’importance du geste (donc du mouvement). « Le geste est le
mouvement de l’âme » (Tolstoï) ; « Le geste représente le vocabulaire du cœur » (Marcel
Marceau). Ainsi ce court-métrage collectif, d’une riche profondeur, peuplée de pistes de
réflexions sur la condition humaine autant que sur l’art cinématographique, est une ode au 7ème
art. Celui-là même qui, pour être juste dans ses représentations des réalités humaines, se doit
d’apporter un soin tout particulier aux mouvements, au rythme. Pour mieux saisir le présent,
l’Homme de l’époque. L’aspect visuel du cinéma (et donc son caractère « muet ») est exalté, là
où la parole, le son, laisse parfois d’immenses vides d’incompréhensions. Là où le bruit peut
être, dans la vie humaine, plus qu’assourdissant.
Durant la deuxième année à l’école de cinéma madrilène, Patricio Guzmán a pour devoir
de présenter un projet personnel pour valider ses compétences. Dans un premier temps, il
propose le scénario de Cristoval Kolon. Ces quelques pages résonnent comme une confession
autobiographique, où seuls les noms changent296 et où l’étudiant chilien livre sa vision de
l’expérience madrilène vécue jusqu’au début de l’année 1968. Ce document d’archives est un
témoignage d’un étranger dans la capitale espagnole, en proie aux découvertes297, aux décalages
et aux frustrations engendrées par le gouffre existant entre son vécu latino-américain et la vision
de ce continent que dessinent l’ignorance de celles et ceux qui cultivent les clichés en
Espagne298.

296
Personnage : Sergio. Amigo : Rolando, résident à Madrid depuis deux ans, dans le quartier du Generalisimo
(«Protagonista: Sergio. Amigo : Rolando, residente en Madrid desde 2 años, en el barrio Generalísimo»)
(traduction personnelle).
297
Il commence à ausculter les images qu’il désirait, depuis tant d’années, avoir à portée de main. Il visite les
musées et découvre les monuments. Pour la première fois, il touche la pierre. Pour la première fois, il connait
l’odeur d’un vieux château. […] Il s’émeut de l’histoire vivante des arts du passé. Pour la première fois, il ressent
l’émotion européenne. Être sur la plaza Mayor est pour lui comme un rêve («Empieza a diagnosticar las imágenes
que desde hace tantos años deseaba tener a su alcance. Visita los museos y los monumentos. Por primera vez toca
la piedra. Por primera vez olfatea un viejo castillo. […] Le conmueve la historia-viva del arte pasado. Por primera
vez siente la emoción de Europa. Estar «adentro» de la plaza Mayor le parece un sueño») (traduction personnelle).
298
Tous l’écoutent avec beaucoup d’attention, de sympathie, d’affection. Et en même temps avec une incrédulité
intérieure qui affaiblit et touche Sergio («todos suelen escucharle con mucha atención, con mucha simpatía, con
mucho afecto. Y al mismo tiempo con una incredulidad subterránea que apoca y entristece a Sergio») (traduction
personnelle).

91
Peu à peu, l’incompréhension devient colère par rapport au paternalisme ressenti299, en
Espagne, par rapport à l’Amérique latine. De plus, ses connaissances latino-américaines basées
à Madrid lui semblent rejeter leur identité devant les délices du fantasme européen. Cette
acculturation lui parait être une faiblesse par rapport à la responsabilité qu’il estime porter, de
par son identité latino-américaine300 : contribuer à faire connaître, d’une manière juste et
adaptée au présent, l’Amérique latine (dans toutes ses variations et ses complexités) en
Espagne. Dans ce dérèglement des sens qu’est l’expérience du voyage, l’homme questionne les
fondements de son identité301. Avec une soif de réalités, pour lutter contre regards usés. Contre
discours faussés. Ainsi ce scénario témoigne d’une prise de conscience nouvelle d’une latino-
américanité qu’il lui faut défendre, exprimer, grâce à l’arsenal des moyens artistiques à sa
disposition302.
Le 25 mars 1968, la commission chargée de valider les projets des élèves refuse
Cristoval Kolon, et demande un nouveau projet pour le 15 avril. Refus certes, mais les
motivations de l’étudiant chilien restent brûlantes. Dans l’urgence, Patricio Guzmán élabore un
nouveau scénario, une adaptation libre d’un fragment d’une œuvre théâtral de son ami Jorge
Diaz, Introducción al elefante y otras zoologías. Ce projet est validé par la Comisión de
practicas de l’E.O.C. Avec un budget initial de 7 680 pesetas (qui sera dépassé), la production
se met en route. Le tournage dure 5 jours (3-7 juin 1968), et le travail cinématographique
obligatoire est rendu dans les temps. Apuntes sobre la tortura (y otras formas de dialogo) est
une interprétation toute personnelle des équilibres et conflits latino-américains de l’époque,
entre répressions et élans révolutionnaires. C’est également une critique de l’inertie
révolutionnaire, noyée sous un flot de discussions théoriques. Alors même que les ennemis du
changement, eux, agissent, font exploser la violence pour régir le continent selon leurs désirs
(avec une place de choix faite à la torture). Guzmán résume ce qu’il considère comme la
léthargie révolutionnaire par une formule qui traverse le court-métrage : « La grande siesta
latinoamericana es una siesta masochista ». Par le biais filmique, il critique ouvertement la

299
Le personnage connaît une crise personnelle. […] Peu de gens connaissent réellement la réalité authentique de
l’Amérique latine (« El personaje entra en crisis. […] Muy poca gente conoce de cerca la auténtica realidad de
Latinoamérica») (traduction personnelle).
300
Une horde de latino-américains – provenant de la pire classe sociale en termes spirituels – se chargent
d’obscurcir encore plus l’image réelle du continent en Espagne («una horda de latinoamericanos – provenientes
de la peor clase espiritual – se encargan en España de oscurecer todavía más la imagen real del continente»)
(traduction personnelle).
301
Sergio se retrouve entre ces deux camps, isolé au sein de chaque groupe, dans une situation difficile («Sergio
se encuentra al medio de los dos bandos, aislados por ambos grupos, en una situación límite») (traduction
personnelle).
302
Partout, l’Amérique latine est le continent oublié : un grand archipel submergé («en todas partes, Latinoamérica
es el continente olvidado: un gran archipiélago sumergido») (traduction personnelle).

92
Démocratie chrétienne, au pouvoir depuis 1964 au Chili. Mais il parodie également les divisions
et tergiversations des partis de gauches, notamment dans une réunion où les différents pôles
parlent sans s’écouter. L’expatrié chilien met en relief ce qui lui apparait comme un décalage
entre l’élan révolutionnaire (aux sources populaires) et les sphères politiques, attentistes. Ces
dernières portent ainsi la responsabilité de celles et ceux qui ont péri, sous les rafales de
violences, pour des idées : « la pasividad sera culpabilidad ». Guzmán se place dans le camp
(affectif) des révolutionnaires, car il peint (à la caméra) un tableau latino-américain où l’air est
aux changements, malgré toutes les entraves à des perspectives révolutionnaires. Cette œuvre
est un moment de radicalisation discursive, où le cinéaste se montre acerbe par rapport aux
pratiques politiques chiliennes. Avec cette idée sous-jacente, murmurée tout au long des 16
minutes de Apuntes sobre la tortura (y otras formas de dialogo)303 : si révolution il y a, elle
viendra des énergies émanant du peuple.
Patricio Guzmán conclut la deuxième année avec des notes moins probantes que l’année
précédente304. Précisons également qu’à la fin de cette année universitaire, l’apprenti-cinéaste
a l’occasion de rencontrer un certain nombre de partenaires de l’EOC, en vue de démarcher des
subventions éventuelles pour mener à bien le projet filmique exigé en dernière année 305. Mais
aussi de par son statut d’unique latino-américain de sa promotion, donc avec toutes les stratégies
éventuelles que peuvent générer ce symbole pour des institutions espagnoles en lien avec
l’Amérique latine. Marges, thématiques révolutionnaires, oppressions des équilibres, usages de
la violence, anti-impérialisme : Patricio Guzmán développe, à la lumière des apprentissages
madrilènes, les thématiques ouvertes précédemment au Chili. Avec toujours ce gout des
expérimentations formelles, en même temps que de solides bases, notamment dans la direction
des acteurs et dans le panel des domaines liés au mouvement au cinéma. Et sa dernière année à
l’École Officielle de Cinématographie va suivre ce chemin où l’engagement de l’homme
conjugue ses formes filmiques. Entre certitudes et expériences.
En effet, vient le moment de clore sa formation, avec des examens et, surtout, un moyen-
métrage reconnu comme le travail final de l’étudiant dans son cursus. Patricio Guzmán
collabore à nouveau avec Jorge Diaz pour créer El paraíso ortopédico306. Le scénario définitif
est rendu le 4 février 1969. Le 28 mars, une réunion des élèves de 3ème année est organisée pour

303
Avec la répétition sonore du mot «vamos».
304
Théorie et technique de réalisation : 6/10 ; Théorie et technique du scénario : 6/10 ; Direction d’acteurs : 5/10
; Histoire du cinema : 5/10 ; Anglais : non noté ; Déontologie : non noté.
305
Le 9 juillet 1968 : Rencontre avec un représentant de la Banque Commerciale Transatlantique, avec la Direction
Générale d’assurance et avec l’Institut de Culture hispanique. Puis avec le Directeur del Colegio Mayor Casa Do
Brasil, le 12 juillet 1968.
306
36’27, référence Filmoteca Española : A-2173.

93
visualiser les travaux des élèves de la promotion précédente. Puis l’autorisation lui est donnée
pour tourner dans le stade du club de football de l’Atlético Madrid, le Manzanares. Ledit
tournage se déroule entre le 23 avril et le 6 mai 1969. Puis le montage est travaillé sur trois
jours (29-30-31 mai). Le projet est conclu le 17 juillet, avec un budget de 70 000 pesetas. Il
s’agit d’une œuvre, à nouveau, fortement teintée par l’ironie, l’humour noir et un ton parodique
devenu spécialité pour le chilien. Le noir et blanc règne, à grands renforts de gros plans, muni
d’une caméra légère portée à l’épaule, ce qui induit de nombreux mouvements. L’influence du
néo-réalisme et des expérimentations des grands maitres de l’époque est palpable : citons ici la
parenté évidente avec le Huit et demi de Federico Fellini. Patricio Guzmán interroge les usages
des armes, métaphores de la violence : admises parfois (pour donner le coup d’envoi des
compétitions olympiques, avec une référence évidente aux Jeux de Mexico, en 1968), interdites
souvent. C’est une mise en accusation de la violence répressive, omniprésente dans la culture
étatsunienne et sciemment disséminée chez les militaires latino-américains (notamment au sein
de l’école de Panama, haut-lieu de coopération militaire américaine). Évocation précise du
massacre de Tlatelolco 307, perpétré par les militaires mexicains dix jours avant l’ouverture des
Jeux Olympiques, le cinéaste met en relief l’insoutenable oppression impérialiste que subit son
continent, malgré les ondes révolutionnaires qui le traversent. Le moyen-métrage évoque
également cette vision latino-américaine de l’Europe comme « terre promise », que lui-même
a copieusement critiquée dès Cristoval Kolon. Sur un rythme soutenu, le film multiplie les
dispositifs pour appuyer son propos : parodies publicitaires, instants fictionnels, fausses
interviews… Patricio Guzmán déploie toute l’étendue des outils cinématographiques pour
ériger une œuvre qui fait des compétitions olympiques des métaphores de la Guerre froide. Où
tous les coups sont permis. Où les révolutions sont récupérées par les systèmes impérialistes
(n’oublions pas que la révolution cubaine devient ultra-dépendante de l’Union soviétique durant
cette époque). Le joug nord-américain semble être au paroxysme de sa puissance (au niveau
militaire, mais aussi communicationnel, avec le medium télévisuel), alors même que le chilien
murmure l’existence d’un ADN révolutionnaire inhérent à l’Amérique latine. L’invitation à
reprendre possession de son histoire, de son identité, de sa liberté est au cœur d’El paraíso
ortopédico. Désabusé, au sein de son ultime œuvre, Patricio Guzmán ? Plutôt à la recherche de
motifs d’espoirs, malgré la force répressive que les États-Unis font régner, à l’extrême fin des
années 1960.

307
Où périrent de nombreux étudiants, le 2 octobre 1968, sur la place des Trois Cultures, dans la capitale mexicaine.

94
L’étudiant conclut brillamment son cursus : 8,67/10 de moyenne générale. Nous
n’avons pas eu accès au détail des évaluations. Mais Pedro Chaskel se fait un honneur de
rappeler à l’EOC (dans une lettre datée du 22 juillet 1969) que son compatriote est le premier
diplômé latino-américain de l’école madrilène, preuve d’un statut symbolique particulier au
Chili. Avec un travail final en accord avec les pratiques radicales et militantes à l’œuvre au sein
de l’École en cette fin de décennie explosive et conflictuelle. Sans pour autant être source de
subversion, au contraire de nombre de ses camarades de promotion, pour les tenants de cette
institution :
«L’École officielle de cinématographie, qui avec son statut privilégié avait participé aux
mobilisations antérieures, fut également influencée par les airs de mai, et dans les créations des
élèves on pouvait observer un glissement : du réalisme critique vers des options ouvertement
transgressives par rapport aux normes de l’institution. Certains films refusaient le jeu du
«cinéma de qualité » et essayaient de provoquer les spectateurs (ainsi que la censure de
l’École), que ce soit par rapport aux thématiques abordées ou sur les manières de les présenter.
Cela donna lieu à des conflits avec la direction, ce qui occasionna la fermeture de l’École e
1971. […] Patricio était relativement distant de ce mouvement, même s’il se définissait de
gauche, car il était étranger mais aussi parce que son objectif principal était latino-américain.
Par conséquent, son projet de troisième année était une critique de l’impérialisme et des élites
latino-américaines, qui fut qualifiée de « politiquement acceptable » par la direction de l’École
»308.

Officiellement diplômé le 5 février 1970 (spécialité théorie et technique de réalisation),


Patricio Guzmán est donc une source de curiosités dans les sphères cinématographiques
chiliennes, qu’il a quitté en 1966 sans pour autant couper les liens l’unissant à certains des
acteurs du nouveau cinéma chilien. Ainsi, l’Université du Chili (par le biais de Pedro
Chaskel309) et le comité organisateur du festival de Viña del Mar310 contactent l’École Officielle
de Cinématographie pour obtenir des copies des deux derniers travaux de Guzmán, en vue de

308
«La EOC, que desde su condición privilegiada había formado parte de las movilizaciones anteriores, también
se vió influida por los aires de mayo y en las obras de los alumnos se pudo apreciar un deslizamiento desde el
realismo critico anterior hacia opciones abiertamente transgresoras de las limitaciones que establecían las normas
de la escuela, con films que rechazaban su condición de "cine de calidad" y trataban de provocar al espectador (y
a la censura de la Escuela) tanto por los temas tratados como por la forma de presentarlos. Esto dio lugar a fuertes
conflictos con la dirección que concluyeron con el cierre definitivo de la Escuela en 1971. […] Patricio se mantuvo
relativamente apartado de aquel movimiento, a pesar de incluirse genéricamente en la izquierda, posiblemente por
su condición de extranjero y también porque ya entonces su interés principal seguía siendo América Latina. Así,
su práctica de tercero, pese a consistir en una denuncia del imperialismo y las elites latinoamericanas, creo recordar
que fue calificada dentro de lo que se consideraba aceptable políticamente por la dirección de la Escuela», José J.
Bartolomé, texte reçu le 25 mai 2014, op. cit. (traduction personnelle).
309
Lettre du 22 juillet 1969.
310
Lettre du 30 septembre 1969.

95
diffusions chiliennes. Ils essuient tous deux un refus, alors même que Patricio Guzmán explique
que l’utilisation libre de ses travaux d’étudiant est une condition sine qua none pour obtenir un
emploi lors de son (hypothétique) futur retour au Chili 311. Le 23 février 1970, l’EOC envoie
son ultime refus. Ce qui met Patricio Guzmán dans l’embarras, car frustré de ne pouvoir
partager ses œuvres avec ses contacts chiliens, et ainsi démontrer l’étendue de sa progression
de cinéaste. Alors même que la commission de censure du Ministère de l’Information et du
Tourisme autorise la diffusion espagnole (pour les plus de 18 ans) des œuvres étudiantes de
l’expatrié chilien312.
Voyage, rencontres, apprentissages estudiantins et professionnels, dans une ville à
l’offre culturelle riche313 : Patricio Guzmán observe les mouvements de remise en question de
l’ordre établi, en Espagne, et avec également des informations sur les tremblements européens.
Où affleurent les idées dites « révolutionnaires ». Recevant ces données avec curiosité, celles-
ci sont propices à mettre en interrogation des concepts déjà envisagés dans son quotidien
chilien, tels « révolution », « contestation », « impérialisme », « engagement ». Avec une
vision, une sensibilité et des prismes de lecture différents, au vu de l’expérience unique qu’il
vivait en arpentant quotidiennement le contexte madrilène. Sans éluder son identité latino-
américaine, au contraire : en l’abreuvant de ce vécu européen.
Le chilien y développe ses connaissances pratiques et théoriques (au sens large) sur le
septième art, dans un contexte européen où les enseignements concernant la création
cinématographique tendaient à des pédagogies différentes de celles de son pays d’origine. C'est
l'époque de l'apprentissage du "langage" cinématographique, des codes en vigueur, sans pour
autant se focaliser sur le format documentaire, encore marginal à cette époque et dans ce cadre
madrilène. Autre préoccupation majeure de l’étudiant chilien à Madrid : réfléchir aux
possibilités théoriques de la fondation d’une École de Cinéma au Chili. Nous avons déjà évoqué
les aspects militants de ses activités cinématographiques au Chili avant le départ pour l’Espagne
; le changement de pays n’implique en rien la perte de préoccupations proprement chiliennes
par rapport à la montée en puissance du septième art, entendu comme art concerné par les
pulsations de la réalité dans laquelle il se crée. Il rédige ainsi un document, en aout 1970 314,

311
Lettre du 12 novembre 1969.
312
Lettre du 24 juin 1970.
313
L’art vivra durant cette décennie une intense frénésie d’investissements. […] Madrid va compter, durant cette
période, plus de deux-cents lieux d’art («el arte vivirá en esta década una fiebre inversionista muy intensa […]:
Madrid contará en esos años con más de doscientas salas de arte»), Carnicer, op. cit., p.376 (traduction
personnelle).
314
««Reflexiones sobre una escuela de cine chilena», un trabajo en veintitrés paginas dactilografiadas», Ruffinelli,
op. cit., p.51.

96
critique par rapport au fonctionnement des structures d’enseignements du cinéma qu’il
connaissait au Chili, et en même temps symptomatique de la volonté de s’investir dans l’activité
cinématographique de sa patrie, afin de participer aux renouvellements de ses approches et de
ses formes, une fois l’expérience espagnole arrivant à son terme. Durant l’année 1969, Guzmán
rentre quelques semaines au Chili, en raison du décès de sa mère, Maria Lozanes. Il assiste à
toutes les manifestations d’une effervescence concernant la mise en place de l’Unité populaire
chilienne, en vue des élections présidentielles prévues l’année suivante. La sensation d’inertie
qui traversait le Chili, une des raisons qui furent à la base de la décision de Guzmán de partir
en Espagne, se transformait en un dynamisme de la gauche toute entière, liée et motivée par
une union politique en vue d’une future prise du pouvoir étatique grâce à un projet aux termes
révolutionnaires radicaux et novateurs. Cette effervescence eut un effet important dans l’esprit
de Patricio Guzmán, qui, dès son retour à Madrid, commençait à prévoir un retour à Santiago
du Chili, pour vivre et participer à ces dynamiques propres à l’Unité populaire, en tant que
cinéaste et sympathisant politique 315.

3. Le temps de l’Unité Populaire

a. Projet social et conditions d’arrivée à la présidence chilienne

Au sein même des partisans d’un projet politique révolutionnaire plus radical montait
en puissance la coalition des gauches chiliennes au niveau politique : l’Unité populaire316.
D’obédience marxiste, elle était formée d’une alliance des diverses gauches chiliennes, non
dénuée de désaccords ni de pragmatisme électoral317. La « ferveur révolutionnaire », déçue par
la démocratie chrétienne, permit à la coalition des gauches chiliennes d’élargir le cercle de ses

315
Patricio rentre en urgence à Santiago, retrouvant son pays au milieu d’une tempête personnelle causée par le
décès de sa mère. Au Chili, il découvre ces masses de personnes compactes, décidées, qu’il n’avait jusque-là fait
qu’imaginer dans des scénarios ou des films («Patricio hace un viaje urgente a Santiago, reencontrándose con el
país en medio del dolor personal por la muerte de su madre. Sin saberlo aún, en Chile Patricio Guzmán habría de
encontrar las «masas» compactas y decididas que por el momento solo ensoñaba al escribir guiones o al filmar»),
Jorge Ruffinelli, op. cit., p.51 (traduction personnelle).
316
Citons comme référence blbiographique centrale le livre de Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973 : mille jours
qui ébranlèrent le monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Voir la bibliographie pour d’autres
référence sur l’Unité Populaire.
317
La convergence entre les groupes qui se réclamaient du marxisme, sous ses différents aspects, avec d’autres à
l’identité socialdémocrate, conjuguée aux désaccords souvent abyssaux concernant la profondeur des
bouleversements à associer à un programme révolutionnaire : tout cela fit que cette coalition survit à l’aide de
facteurs avant tout conjoncturels (« La convergencia de grupos que adherían al marxismo, en sus diversas
vertientes, con otros de carácter socialdemócrata, aunado a las desavenencias muchas veces abismales en torno a
la profundidad que debían tener los cambios tendientes a la instauración de un programa revolucionario, hizo que
esta coalición se sostuviera por factores más bien coyunturales »), Sofia Correa, Historia del siglo XX chileno, op.
cit., p.257 (traduction personnelle).

97
partisans, de renforcer les versants radicaux de son projet, et ainsi d’augmenter les fossés entre
droite et gauche chiliennes318. Une fois les élections présidentielles du 4 septembre ayant donné
leur verdict, et en attendant la ratification des résultats issus des urnes par le Congrès (le 24
octobre), le climat social chilien devient le théâtre de la montée en puissance des tensions, des
crispations devant une situation historique sans précédent dans l’histoire du pays (comme au
niveau international). Ce constat s’explique par les oppositions importantes, les fossés creusés,
depuis le début des années 1960, entre les différents projets politiques portés par la société
civile, et les façons d’appréhender des programmes dits « révolutionnaires ».

Dans un contexte social marqué par de profondes divisions idéologiques, politiques,


sociales et identitaires, Salvador Allende arrive en tête du scrutin présidentiel (le 4 septembre
1970) avec une avance infime sur Jorge Alessandri, candidat du Parti National 319. C’est une
première dans l’histoire mondiale : l’issue du scrutin démocratique est, à proprement dit, une
révolution. Dans les deux camps, ces résultats provoquèrent effervescences et réactions
diverses, que ce soit pour célébrer la victoire ou pour s’opposer au dénouement sorti des urnes.
Cette situation inédite se double de la sensation de vivre un moment historique clé, donnant lieu
à des manifestations, des démonstrations de joies et de force qui deviennent normes durant
l’ensemble des mille jours de l’Unité populaire au pouvoir 320. Dans le camp de tous ceux qui
avaient soutenu Alessandri, le succès, par la voie des urnes, d’un projet révolutionnaire, est
perçu comme une catastrophe, un cauchemar 321, d’autant plus que la confiance en une victoire
annoncée avait parsemé la campagne présidentielle 322. Une certaine panique financière

318
« La mise en application du programme de la DC eut pour effet de radicaliser la gauche qui cherchait à
transformer profondément le système, tout autant que la droite qui voyait dans la montée des revendications
populaires un danger pour ses intérêts », Ingrid Seguel-Boccara, op. cit., p.138.
319
«Allende 36,2%, Alessandri 34,9% et R. Tomic 27,8% », Seguel-Boccara, op. cit., p.149.
320
Ces manifestations ont quelque chose à voir avec des concerts de rock, des spectacles massifs, marqués par une
hystérie collective… Plus qu’un engagement politique, la participation est un fait social, une recherche identitaire,
un rite initiatique. Le public devient protagoniste. Et quel protagoniste ! Ceux qui imaginent ces manifestations
avec des rangées disciplinées doivent oublier ces fantasmes. Elles sont le chaos même, un débordement
d’enthousiasme et de bruits (« estas manifestaciones tienen algo de concierto de rock, de espectáculo de masas, de
histeria colectiva… Más que un compromiso político, la participación es un acontecimiento social, una búsqueda
de identidad, un rito iniciático. El público deviene protagonista. ¡Y qué protagonista! Quien imagine estas
manifestaciones como una columna disciplinada en movimiento, debe abandonar su fantasía. Son el caos mismo,
un desborde de entusiasmo y ruido »), Eugenia Palieraki, Les manifestations de rue à Santiago du Chili (1970-
1973), mémoire de maîtrise, Paris, Université Paris I, 2001, p.28 (traduction personnelle).
321
« Même si la classe dominante a perdu avec une marge très étroite, elle a vécu cet échec comme une catastrophe,
« comme la fin du monde », Rodrigo Contreras Osorio, « La chute de l’Unité populaire au Chili : une offensive
conservatrice modèle », Cahiers des Amériques Latines, « L’Amérique centrale au XXIème siècle », n°60-61,
2009, p.157.
322
« Jusqu’aux élections de 1970, la droite a toujours cru que la victoire de Jorge Alessandri était inévitable. […]
Les sondages prévoyaient la victoire certaine du candidat de la «Nouvelle République» », ibid, p.156.

98
s’installe323, et de nombreuses forces opposées à l’arrivée au pouvoir d’Allende tentent de
remettre en question (à tout prix et sous différentes formes) les résultats pourtant obtenus par
processus démocratique.

L’Unité populaire, élue par la voie des urnes et remise en question avant même
l’investiture de son candidat324, multiplie alors les manifestations appuyant sa victoire 325, et fait
preuve d’un pragmatisme notable en cultivant un dialogue constructif avec le centre politique.
Cette discussion aboutit au soutien de la démocratie chrétienne envers les résultats sortis des
urnes, ainsi qu’à la signature d’un texte garantissant le respect des normes démocratiques par
le futur gouvernement326. C’est une première dans l’histoire chilienne, qui révèle les doutes, les
craintes de nombreuses catégories sociales par rapport à la « voie chilienne vers le socialisme
». Ce texte ratifié, les oppositions perdent alors, pour un temps, de leur vigueur. On peut
qualifier la droite chilienne comme totalement dispersée, une fois Allende confirmé à la tête de
l’État chilien327, dirigeant un gouvernement conforté dans sa légitimité pour mettre en œuvre
l’application de son projet révolutionnaire. Ainsi débute la première année de l’Unité populaire.

b. La première année de l’Unité Populaire

Une nouvelle ère s‘ouvre au Chili, et plus largement pour le marxisme international,
avec la situation inédite d’un processus révolutionnaire choisi par la majorité des citoyens d’un

323
« Cette crainte ou plutôt cette terreur se traduisit, dans les faits, très rapidement par une panique financière […]
provoquant, immédiatement après l’élection, des fuites de capitaux. Le lundi 7 septembre, premier ouvrable après
les élections, la Bourse n’ouvrit pas ses portes. La banque Edwards – appartenant à une des principales fortunes
chiliennes et possédant, entre autre, le célèbre journal El Mercurio – incita à la fuite des capitaux en autorisant le
retrait des dépôts », Ingrid Seguel-Boccara, op. cit., p.164.
324
Le gouvernement de l’Unité Populaire est entouré, d’une part, d’une foule de partisans fervents, et d’autre part,
par des secteurs à l’hostilité enflammée, ce qui, virtuellement, nourrit la possibilité d’un renversement dès le
premier jour («el gobierno de la Unidad Popular se ve rodeado, por una parte, de una fervorosa masa de adherentes,
y por otra, de sectores cuya enconada hostilidad los lleva, virtualmente, desde el primer día a buscar la vía de su
derrocamiento»), Cristian Gazmuri (dir.), 100 Años de cultura chilena, Santiago de Chile, editorial Zig-Zag, 2006,
p.340 (traduction personnelle).
325
« Dans les deux mois qui suivirent les élections, avant que la candidature d’Allende ne soit ratifiée par le
Congrès, c'est à travers les manifestations de rue que l’UP tenta d’affirmer son identité politique et de montrer le
soutien populaire dont elle jouissait », Eugenia Palieraki, op. cit., p.18.
326
« la DC n’a pas voulu hypothéquer son avenir politique en acceptant cette proposition d’accord. Si elle l’avait
fait, elle aurait remis en question aussi bien sa condition de parti centriste que son identité multiclasses et son appui
populaire, elle aurait perdu sa légitimité comme force progressiste et transformatrice, opposée à la tendance
conservatrice que représentait la droite, y compris la candidature d’Alessandri et le PN. C’est pourquoi sa stratégie
fut de négocier avec l’Unité populaire un ensemble de garanties constitutionnelles », ibid, p.157.
327
« Durant les six premiers mois du gouvernement de l’UP, le PN a été plongé dans l’incertitude et dans une
apparente léthargie. La cause en est un ensemble de faits, tel que l’échec des négociations avec la DC et la
reconnaissance de la part d’Alessandri, à la fin septembre, de la victoire d’Allende ; une reconnaissance qui s’est
produite lorsque le candidat de la droite a demandé qu’on ne vote pas pour lui au Congrès Plénier. Une autre cause
fut la déclaration des Forces Armées selon laquelle elles n’interviendraient pas dans des affaires politiques ; elles
proclamaient leur attachement à la constitutionnalité en vigueur. Il y a eu également le fait que quelques-uns des
militants importants du Parti national ont été impliqués dans l’assassinat du général Schneider », ibid, p.158.

99
pays, dans le cadre démocratique. S’instaure une période marquée par de profonds
changements. D’abord avec une volonté de réduire les écarts « historiques » entre les différentes
catégories sociales, au niveau économique, éducatif, en ce qui concerne l’élargissement de la
citoyenneté, entre autres. Cela se matérialise par une série de mesures économiques tendant à
la réduction des fossés existants328, dont la plus retentissante fut l’approfondissement de la
réforme agraire amorcée sous le gouvernement d’Eduardo Frei Montalva 329. Au niveau de
l’éducation, l’Unité populaire entreprend un développement de l’appareil étatique en même
temps qu’une lutte contre les discriminations traditionnelles 330. De plus, notons également la
volonté d’inclusion de populations jusqu’alors marginalisées par le système démocratique 331,
ou encore une politique de logement illustrant la notion de justice sociale332. L’Unité populaire,
au projet résolument anticapitaliste, procède en outre à une série de nationalisations
d’entreprises jusqu’alors sous l’emprise de la sphère privée (nationale et/ou étrangère), brisant
les monopoles au profit des revenus nationaux, avec des velléités de redistribution plus
équitables qu’auparavant 333. La mesure la plus emblématique concerne le cuivre, ressource dont
la réappropriation par l’État chilien était une idée radicale, certes, mais partagée par la grande
majorité de la population chilienne334. Au vu de l’importance de cette ressource pour la vitalité
économique et financière chilienne, sa nationalisation était primordiale dans le projet véhiculé
par l’Unité populaire, pour affirmer la souveraineté nationale de l’État chilien335. Ainsi, le

328
Augmentation des salaires (secteurs public et privé), blocage des prix de certains produits (comme le pain ou
encore l’électricité)…
329
« L’arrivée de l’Unité populaire au pouvoir occasionna une accélération du processus (pour les terrains de plus
de 80 hectares, grâce à une loi votée en 1967), tant et si bien qu’en un an furent expropriées autant d’exploitations
(1371) que durant la totalité du mandat d’Eduardo Frei (1400) », Seguel-Boccara, op. cit., p. 212.
330
« Au niveau de l’éducation, l’UP créa de nombreuses écoles primaires et établissements secondaires. […] Ces
mesures éducatives touchèrent également les enfants mapuches qui se virent attribuer 3000 bourses durant le mois
de novembre 1970 », ibid, p.202-203.
331
« Dès son arrivée au gouvernement, l’UP donna le droit de vote aux jeunes dès l’âge de dix-huit ans au lieu e
vingt et un ans, comme l’ancienne loi le stipulait. Ce droit fut également accordé, pour la première fois, aux
analphabètes. Ces derniers représentaient en 1970, 11,7% de la population totale, autrement dit cela concernait
700 000 personnes », ibid, p.202.
332
« Le gouvernement lança au mois de novembre 1970 un plan d’urgence prévoyant, dans les quatorze mois à
venir, la construction de 120 000 logements », idem.
333
« En 1970, la distribution du revenu national était très inégale. En effet, selon les chiffres de l’époque 2% des
familles chiliennes percevaient 46% du revenu national, alors que 60,6% des familles n’en percevaient que 17,2%
», Gonzalo Martner, El gobierno del presidente Salvador Allende, 1970-1973 : p.319, cité par Seguel-Boccara, op.
cit., p. 201.
334
« Durant toutes ces années, un consensus national s’était formé autour du projet de nationalisation du cuivre.
En réalité, l’Unité populaire ne prenait pas trop de risque en proposant d’insérer ce projet dans la constitution
chilienne. Il s’agissait là d’un patrimoine national que la majorité de la population chilienne voulait voir entre ses
mains », Seguel-Boccara, op. cit., p.215.
335
« Récupérer cette richesse impliquait nécessairement la volonté de ce gouvernement de s’émanciper de
l’impérialisme américain. Impérialisme qui se traduisait au niveau économique par la mainmise des entreprises
nord-américaines autant sur la production, la distribution que la commercialisation de ce minerai », ibid, p.215-
216.

100
Congrès ratifie le projet le 11 juillet 1971. L’impact de cette mesure est immense, et renforçe
le crédit d’Allende et du projet qu’il défend.

Le cuivre ne représentait qu’un exemple parmi d’autres au sein de cette vague de


nationalisations. Citons ici, à titre d’exemples, l’entreprise textile Yarur 336, ou encore les
éditions Zig Zag qui deviennent Quimantu337, réalisées dans le cadre d’une nouvelle
organisation économique jugée nécessaire, rompant avec le système capitaliste en vigueur
jusqu’ici338. Ces décisions étaient loin de faire l’unanimité au sein de la population, et
contribuèrent à renforcer engouements et oppositions entre défenseurs et détracteurs de la «
voie chilienne vers le socialisme ». La métaphore du carnaval illustre très justement l’état des
imaginaires de cette époque339. En effet, le « Peuple », représentant l’ensemble de ces groupes
d’individus traditionnellement marginalisés par rapport à toute forme de pouvoir au sein de la
société chilienne, assiste (et participe) à la mise en place d’un projet de société sans précédent.
Projet qui défend explicitement, sinon l’inversion, le bouleversement des hiérarchies, des
valeurs et pratiques séculaires. Des dynamiques de prise de conscience, de « prise de confiance
» également340, traversent donc la première année de l’Unité populaire, période où les fantasmes

336
Pour plus de précisions sur cette entreprise et ses évolutions durant le gouvernement de Salvador Allende,
consulter Peter Winn, Tejedores de la revolución : los trabajadores de Yarur y la vía chilena al socialismo,
Santiago, LOM Ediciones, 2004.
337
Quimantu est le nouveau nom des éditions ZigZag après la nationalisation de l’entreprise. Cette dernière avait
des difficultés économiques, ce qui se répercutait sur les conditions de travail des employés. […] En se rendant
compte de l’incapacité des patrons pour résoudre ce problème, est décidée la vente totale des infrastructures à
l’État, le 12 février 1971, jour de la signature des documents pour la nationalisation. Le gouvernement, le directeur
de l’Institut d’économie de l’université du Chili et l’entreprise d’édition ZigZag sont réunis. C’est ainsi que nait,
officiellement, la Maison d’édition nationale Quimantu (« Quimantu fue el nombre que recibió Zigzag luego de
haber sido comprada por el Estado. La empresa tenía problemas de solvencia económica, cosa que se plasmaba en
las condiciones laborales de los trabajadores. […] Al constatarse la incapacidad de los dueños para resolver la
situación, se acordó la venta completa de las instalaciones al Estado. Fue así como el 12 de febrero de 1971 se
firmó el documento de estatización entre el Gobierno […] y el director del Instituto de Economía de la Universidad
de Chile […] y la Empresa Editorial Zigzag […]. Nacía así, oficialmente, Editorial Nacional Quimantu»), César
Albornoz, «La cultura en la Unidad Popular: porque esta vez no se trata de cambiar un Presidente» (pp. 147-176),
in Julio Vallejos (dir.), op. cit., p.154 (traduction personnelle).
338
« De telles transformations exigent la réorganisation de l'économie en trois domaines : le privé, le mixte et
l'économie social. Cette dernière, prépondérante, comprendrait le système financier et les grands monopoles
permettant à l'État d'organiser la relance de l'économie. », Jorge Magasich, « Le Chili, pays laboratoire »,
http://fr.scribd.com/doc/138072125/Magasich-Jorge-Le-Chili-Pays-Laboratoire (consultée le 17 février 2017),
p.1.
339
Comme lors des fêtes du carnaval, symbole de l’imaginaire populaire, pour certains il était impératif que se
termine cette fête caractérisée par l’inversion des rôles et le désordre social, et d’autres au contraire
expérimentaient ce moment comme le mouvement décisif pour l’avènement d’un nouvel ordre de justice sociale
(« Como una fiesta carnavalesca, figura propia del imaginario popular, para unos se hizo perentorio el cese del
festejo marcado por la usurpación de roles y el trastorno social, que otros en cambio experimentaban como el paso
decisivo para el advenimiento de un nuevo orden de justicia social »), Sofía Correa, op. cit., p.253-254 (traduction
personnelle).
340
Qui n’étaient pas sans abus, notamment en ce qui concerne la question centrale de la propriété des terres, dans
les campagnes comme en milieux urbains : l’Unité populaire était dépassée par une partie de sa base, souhaitant
accélérer des processus régis par des lois souvent transgressées : les tomas de terrains, illégales, en sont une

101
révolutionnaires se matérialisent et s’expriment sous des formes radicales jamais entrevues
auparavant.

À la fin de l’année 1971, le bilan comptable du gouvernement de Salvador Allende est


globalement positif341. La matérialisation d’un futur révolutionnaire radieux pour le pays de
Violeta Parra se dessine, et renforce les exaltations, les engouements et espoirs par rapport à la
« voie chilienne vers le socialisme ». Eugenia Palieraki résume cette période de la gouvernance
d’Allende comme « la lune de miel de l’Unité populaire (septembre 1970 – novembre 1971) ».
Pour autant, la radicalité du projet entretenait des oppositions toujours, elles aussi, plus
radicales. L’optimisme révolutionnaire est en effet loin de faire l’unanimité au Chili : les
oppositions, les craintes, les peurs, déjà affirmées bien avant l’arrivée au pouvoir de l’Unité
populaire, prennent durant la première année du nouveau gouvernement une ampleur nouvelle.
La droite politique chilienne, après l’échec cuisant subi pour empêcher l’accession d’Allende à
la Présidence de la République, se trouve fortement affaiblie. Incapable de rassembler la somme
des réticences de nombreuses catégories sociales à l’égard de l’Unité populaire, et pourtant
nourrie de la montée en puissance (et de la progressive radicalisation) des oppositions, cette
droite traditionnelle enclenche elle aussi une « révolution » de ses pratiques, ses expressions
militantes, ses manifestations afin d’exprimer l’aversion (parfois violente) que lui évoquait le
projet révolutionnaire marxiste. L’espace public urbain, chasse-gardé historique de la gauche
comme théâtre des manifestations d’oppositions, devient peu à peu la scène des expressions de
rejets explicites de la voie chilienne vers le socialisme 342. On peut évoquer la multitude des

illustration : « un conflit tout autre pouvait donner naissance à l’appropriation de terrains, dépassant les cadres
légaux du droit à l’expropriation tel qu’il avait été défini par la loi », Seguel-Boccara, op. cit., p.245.
341
Malgré le caractère brûlant de la situation et les obstacles économiques contre lesquels le gouvernement doit
lutter dès son installation, ce dernier récolte des résultats très positifs à la fin de sa première année, notamment par
la réactivation de la demande qui était un pilier de sa politique économique. Le Produit National Brut augmenta
de 8,6%, le chômage diminua drastiquement jusqu’à 4,2% ; la production agricole et animale améliora ses
rendements ; la production industrielle augmente de 13%, et l’inflation se réduit à 34,9% en 1970, puis à 22,1%
en 1971. Les salaires du secteur public augmentèrent de 35%, les salaires du privé de 50%. De plus, si les politiques
appliquées étaient en lien avec les mesures prévues par le programme de l’Unité Populaire, le gouvernement
réussissait aussi à nationalité la majorité des ressources minérales, presque 80% des banques, un grand nombre
d’entreprises du secteur manufacturier et plus de 30% des terres agricoles (« A pesar del estado candente de la
situación y de los obstáculos económicos con los que el gobierno se enfrentó desde su asunción, este tuvo en su
primer Año resultados muy positivos, como efecto de la política de reactivación de la demanda que aplico desde
un comienzo. El Producto Nacional Bruto creció en un 8,6%; la cesantía disminuyo considerablemente a un 4,2%;
la producción agrícola y ganadera mostro un rendimiento favorable; la producción industrial aumento en un 13%;
y la inflación se redujo de un 34,9 en 1970, a un 22,1% en 1971. Los sueldos del sector público aumentaron en un
35%, los salarios en el sector privado, en un 50%. Por otra parte, si las políticas aplicadas fueran medidas en
relación con el programa propuesto por la Unidad Popular, el gobierno mostraba a su favor haber logrado estatizar
gran parte de los recursos minerales, más del 80% de los bancos, un gran número de empresas del sector
manufacturero y más del 30% de la tierra agrícola »), Sofia Correa, op. cit., p.268 (traduction personnelle).
342
« La droite laisse de côté sa traditionnelle «politique de salon» et décide de descendre dans la rue afin de rendre
illégitime le régime et de le destituer. Cette redéfinition politique marque un virage et un moment clé dans son
comportement politique. Habituée à faire de la politique entre les murs du Congrès, dans les clubs sociaux et aux

102
différentes organisations patronales, plus connues sous le terme « gremios ». Leurs visions du
monde étaient menacées, remises en question, bouleversées depuis le début des années 1960.
L’apathie, qui caractérise leurs premiers mois sous l’Unité populaire, se transforme
progressivement en une attitude offensive dès la fin de l’année 1971 343, au moment où Fidel
Castro effectue une visite « amicale » symbolique, lourde de sens quant à la place que souhaitait
occuper le Chili de l’Unité populaire dans l’échiquier géopolitique mondial. L’arrivée de
groupuscules d’extrême-droite (en premier lieu Patria y libertad), farouchement antimarxistes
et usant de l’illégalité pour exprimer leur rejet par rapport à la coalition dirigée par Salvador
Allende, amène les luttes des opposants à se propager, peu à peu, dans l’espace urbain. Elles
concurrencent ainsi les démonstrations urbaines des diverses organisations des gauches
chiliennes.

Le point d’orgue de ces évolutions intervient à la fin de l’année 1971, le 1er décembre,
avec la « Marche des casseroles vides », manifestation de grande ampleur qui regroupait, au-
delà des militants du Parti National, d’une partie de la démocratie chrétienne et des membres
de Patria y Libertad, un nombre important de femmes issues des classes moyennes et aisées,
protestant contre les carences en biens alimentaires qui traversaient la société chilienne, en proie
à des difficultés économiques qui ne cessèrent de s’accroitre à partir de la fin de l’année 1971.
Cette manifestation représente la première action publique de l’ensemble des forces opposées
au gouvernement d’Allende344. Elle eut un impact profond sur les imaginaires, notamment de
par la présence massive de ces femmes, une pratique peu commune à cette époque pour ces
catégories sociales. Les partisans d’un renversement du gouvernement de l’Unité populaire
passent alors, si l’on peut dire, « à l’attaque », largement soutenus (économiquement) par les
États-Unis. En effet, face à un projet révolutionnaire qui affirmait ouvertement un anti-
impérialisme aigu à l’égard de la superpuissance nord-américaine 345, c’est progressivement que

sièges des partis, elle assume une attitude de confrontation, d’agitation, réussissant pour la première fois de son
histoire à mobiliser des secteurs qui, historiquement, étaient loin de son champ de représentation, notamment les
classes moyennes ainsi que la petite et moyenne bourgeoisie », Contreras Osorio, op. cit., p.160.
343
« Ainsi fin 1971, la convergence entre les différentes organisations patronales commence à se consolider pour
former un bloc d’opposition unique. Ces organisations essaient de grouper et de mobiliser les petits et moyens
entrepreneurs autour d’un discours identitaire dont le leitmotiv est la défense « del mundo privado ». Cette alliance
entre la grande et la moyenne industrie donne alors au groupe dominant une possibilité jamais vue auparavant dans
l’histoire chilienne : la construction d’un front de masse qui devient peu à peu l’instrument le plus important de la
contre-offensive de la classe dominante contre le processus de transformation mené par l’Union populaire »,
Contreras Osorio, p.145.
344
« Un moment important de ce changement de stratégie est l’appel des femmes à la mobilisation contre les
défauts d’approvisionnement le 1er décembre. C’est « la marche des casseroles vides » durant laquelle des femmes
des quartiers aisés, et parfois de la classe moyenne, descendent massivement dans les rues de Santiago, escortées,
pour la première fois, par les groupes de choc de «Patrie et Liberté » », ibid, p.160.
345
Illustré par Ingrid Seguel-Boccara par la formule « Yankee go home », p.218.

103
Nixon et son administration mirent en place des stratégies pour asphyxier le Chili 346. C’est par
des mesures touchant directement au porte-monnaie de l’État chilien que la puissance nord-
américaine agit 347.

Cette première année de l’Unité Populaire, dont nous allons voir qu’elle est une source
créative pour Patricio Guzmán, engendre une explosion d’effervescences, d’espoirs, de
craintes, d’expectatives, optimistes et pessimistes, selon le rapport entretenu par chaque citoyen
au processus révolutionnaire marxiste radical. Ce paradigme atteint des sommets inégalés quant
à ses applications formelles, ce qui ne manque pas d’exacerber les radicalisations entrevues
durant les années 1960. Et, par la même, de sérieusement questionner l’unité d’un pays que les
passions sociopolitiques mettaient à mal348. Le cadre contextuel général posé, intéressons-nous
maintenant au cadre culturel qui régit la période de l’Unité populaire, donnant des repères
importants concernant le panorama cinématographique chilien.

c. Orientations culturelles : théorie et pratiques

Chez de nombreux artistes et intellectuels portés par le paradigme révolutionnaire,


l’heure est à la radicalisation des perspectives au cours des années 60 : le projet de l’Unité
populaire devient peu à peu une évidence. Après une décennie marquée par la redéfinition des
contenus, des formes et cadres d’expressions des créations culturelles, l’arrivée de Salvador
Allende à la présidence de la République chilienne ouvre une période où le pouvoir politique
souhaite s’appuyer sur la culture, multiforme, pour soutenir et donner de l’envergure au projet
révolutionnaire marxiste. Les créations de Patricio Guzmán s’inscrivent donc dans un contexte
particulier concernant l’enjeu culturel.

L’analyse du programme électoral de l’Unité populaire permet d’illustrer les


considérations de la coalition menée par Salvador Allende par rapport à « l’enjeu culturel ».
Cette source d’histoire aborde la thématique349 d’une façon quelque peu évasive, laissant la

346
Un plan précis est évoqué et dénoncé par le journaliste américain Jack Anderson, le 31 mars 1972, dans un
article publié au sein du Washington Merry-go-round :
http://jfk.hood.edu/Collection/Weisberg%20Subject%20Index%20Files/K%20Disk/Kleindienst%20Richard%20
G/Item %20208.pdf (consultée le 12 avril 2016).
347
« Le résultat de cette politique d’émancipation à l’égard des États-Unis fut la mise en application de différents
plans envisagés par le gouvernement nord-américain dans le but de provoquer un étranglement économique et
financier », Seguel-Boccara, p.287.
348
Le pays tremblait. La polarisation entre partis, ainsi que le climat d’agitation sociale, s’unirent, nourrit par un
bellicisme exacerbé chez tous les protagonistes (« El país estaba convulsionado. La polarización partidista y el
clima de agitación social convergieron, incrementándose por consiguiente los niveles de belicosidad, de los que
fueron participes todos los sectores »), Sofía Correa, op. cit., p.259 (traduction personnelle).
349
Chapitre «Culture et éducation», in Antoine Acquaviva, Georges Fournial, Pierre Gilhodes, Jean Marcelin,
Chili de l’Unité populaire, Paris, Editions sociales, 1971, pp. 168-173.

104
place à de nombreuses interprétations. On peut mettre en valeur l’affirmation d’une
indépendance culturelle nationale face au poids écrasant du « colonialisme culturel »,
principalement incarné par le modèle nord-américain. On peut également lire, dans les quelques
phrases qui abordent la thématique de la culture dans ce programme, l’incitation à l’inversion
des valeurs, plus profonde encore qu’auparavant, notamment par rapport à l’individualisme, la
vision du travail ou encore le statut de la création intellectuelle et artistique comme seul apanage
des élites traditionnelles. Ainsi, l’accent est mis sur un progressif décloisonnement de la
création et de l’accès aux diverses manifestations de la culture, afin que la majorité de la
population chilienne, traditionnellement éloignée des milieux de la culture et des arts, puisse
jouer un rôle de premier plan. Rien ne se créée, dans la dialectique exposée par le programme
de l’Unité Populaire, sans un certain nombre d’acteurs investis d’un rôle de premier plan : celui
de « faire le lien » entre les mondes traditionnels de la culture et le « peuple », selon la notion
d’avant-garde350, habituellement citée dans la théorie marxiste-léniniste. Le but est celui du
partage, du renouvellement pour rendre accessibles les outils indispensables à toutes sortes de
productions culturelles. Forte de ces considérations, l’Unité populaire chilienne encourage donc
la création de lieux, de cadres propices à de multiples interactions entre les créations issues de
l’avant-garde et le Peuple351, aussi défini par le terme de « masse » dans le programme électoral.
Le terme « politique culturelle », au vu de la légèreté du programme de l’Unité populaire sur
ce point précis, ne paraît pas adapté, d’autant plus que le contexte favorisait l’expression de
contenus culturels variés : il n’existait pas une « ligne » à suivre à tout prix. Au contraire le
projet révolutionnaire de l’Unité populaire est interprété par chacun selon ses sensibilités face
au paradigme révolutionnaire352. Ces avant-gardes en sont les moteurs et les diffuseurs, par des

350
« Si aujourd’hui déjà, la majorité des intellectuels et artistes lutte contre les déformations culturelles propres à
la société capitaliste et essaie de porter les fruits de leur création aux travailleurs et de s’associer à leur rôle
historique, ils auront, dans la société nouvelle, une place d’avant-garde pour continuer leur action », Antoine
Acquaviva, op. cit., p.169.
351
« Le nouvel État recherchera l’incorporation des masses à l’activité intellectuelle et artistique, tant à travers un
système d’éducation radicalement transformé qu’à travers l’établissement d’une organisation nationale de culture
populaire. Un vaste réseau de centres locaux de culture populaire favorisera l’organisation des masses qui
exerceront ainsi leur droit à la culture », idem, p.169.
352
À une époque où cohabitent plusieurs écoles culturelles, renforcées par une définition plus ouverte du fait
culturel, il faut abandonner définitivement la définition exclusive et figée de la culture de l’époque Unité Populaire.
[…] Ce changement, cette diversification de la culture s’accompagne de grands débats, marqués par
l’hétérogénéité et les contradictions entre les gauches, notamment par rapport au rôle que doivent avoir les
travailleurs de la culture au sein de la voie chilienne vers le socialisme («Es un momento donde conviven diversas
formas culturales, potenciadas por una definición más abierta de cultura. Esto significa que es necesario abandonar
definitivamente la definición excluyente y cristalizada de la cultura de la Unidad Popular […]. Este cambio y
diversificación de la cultura es acompañado por un gran debate que se da torno a la cultura, poblado de posiciones
heterogéneas e incluso contradictorias, siempre al interior de la izquierda, específicamente se discute el rol que
deben asumir los trabajadores de la cultura al interior de la vía chilena al socialismo», María Berrios, «Presentación
del tema «cultura»«), in Hugo Fazio (dir.), Unidad Popular, treinta años después, Santiago de Chile, LOM
Ediciones, 2003, p.230 (traduction personnelle).

105
supports variés, où les moyens de communication sont primordiaux 353 pour participer à la
création d’œuvres, de contenus visant à l’élaboration d’un « homme nouveau » pour une société
nouvelle.

D’une déclaration de principes assez incertaine, exprimée par le programme de l’Unité


populaire en termes de culture, portée par les pratiques culturelles à l’œuvre depuis le début des
années 1960, cette première année culturelle se caractérise par quelques manifestations,
effervescences, ébullitions, actions et réformes, pour aller à la rencontre des catégories sociales
traditionnellement éloignées des « mondes de la culture ». Pour autant, nous devons préciser
que nombre de ces dynamiques culturelles émane de la société civile : l’impulsion étatique est
moindre, malgré les déclarations de principe de l’Unité Populaire. Patricio Guzmán, de même
que de nombreux artistes de l’époque, est le fruit de ce rapport à la création. On peut évoquer
une action culturelle étatique : le Train de la culture354. De plus, insistons sur le déploiement
d’un certain nombre d’individus chargés d’une mission « d’agitation culturelle » dans les
quartiers les plus défavorisés du pays 355 ou encore les dynamiques de créations de centres
culturels en zones rurales356. Sans avoir aucune donnée chiffrée pour pouvoir évaluer

353
« Les moyens de communication de masse. Ces moyens de communication (radio, maisons d’édition, télévision,
presse, cinéma) sont fondamentaux pour aider à la formation d’une nouvelle culture et d’un homme nouveau »,
Antoine Acquaviva (dir.), op. cit., p.172.
354
Le département de la culture émanant de la Présidence de la république, dirigé par Waldo Atias, organise durant
l’été 1971 « le train de la culture ». C’était un convoi peuplé d’artistes, de poètes et de folkloristes, qui parcourut
plus de 1 500 kilomètres pour présenter ses créations à de nombreux villages qui n’avaient pas accès à ce genre de
contenus culturels. L’idée était d’intégrer les masses, en leur donnant un rôle au sein du processus révolutionnaire
naissant (« El Departamento de Cultura de la Presidencia, dirigido por Waldo Atias, organizo en el verano de 1971
« El Tren de la Cultura ». Fue una caravana compuesta por artistas, poetas y folkloristas que recorrió más de mil
quinientos kilómetros del país presentando sus creaciones a numerosos poblados que no tenían acceso a estas
formas de expresión. La idea era incorporar a la masa, haciéndola participe del proceso revolucionario incipiente
»), Julio Vallejos (dir.), Cuando hicimos historia…, op. cit., p.152 (traduction personnelle).
355
En outre, le Conseil National pour le développement social, au travers de son département de communications,
mobilisait un certain nombre de formateurs vers les quartiers pauvres du pays, pour enseigner aux travailleurs à
s’approprier des outils culturels et sociaux, afin d’affronter plus efficacement les puissants médias massifs
inhérents à la bourgeoisie. Cette équipe avait le nom officiel de Groupe de Motivation et de Communications sur
le terrain (GMCT), et ses membres étaient connus sous le nom de «Sauterelles («Asimismo, la Consejería Nacional
de Desarrollo Social, a través de su Departamento de Comunicaciones, disponía de una serie de instructores que
se dirigían a las poblaciones del país para ensenar a los trabajadores a conquistar sus propios instrumentos
culturales y sociales, para hacer frente a los poderosos medios de influencia masiva burguesa. El equipo tenía el
nombre oficial de Grupo Motivador de Comunicaciones en Terreno (GMCT), y sus integrantes fueron conocidos
popularmente como « Los Saltamontes »»), Julio Vallejos (dir.), op. cit., p.152 (traduction personnelle).
356
Dans le contexte rural, grâce à un accord signé entre l’Institut de Développement agricole (INDAP) et la
Confédération Ranquil, en juillet 1971, sont créés des centres culturels ruraux dans toutes les régions agraires du
pays. Avec cet accord, étaient au programme des cours pour les personnes chargées de culture ainsi que les
formateurs dans diverses sphères artistiques : théâtre, folklore, pantomime, artisanat, muralisme et journalisme
populaire (« En el ámbito rural, mediante un convenio suscrito entre el Instituto de Desarrollo Agropecuario
(INDAP) y la Confederación Ranquil, en julio de 1971, se formó una serie de centros culturales campesinos en
todas las zonas agrarias del país. En este convenio se establecía la realización de cursos para encargados generales
de cultura y monitores en las diversas ramas artísticas: teatro, folklore, títeres, artesanía, pintura mural y
periodismo popular»), idem (traduction personnelle).

106
l’importance de ces mesures sur les populations concernées, mais avec la connaissance
d’actions numériquement faibles, on note l’écart entre l’esprit d’entreprise de l’état chilien
(revendiqué dans le programme de l’Unité Populaire) pour amplifier les réseaux de la culture à
travers l’ensemble du pays et la réalité des actions culturelles du gouvernement d’Allende. La
majorité des dynamiques culturelles émanent d’initiatives particulières 357, et l’État n’y oppose
pas de réserves majeures (comme ce put être le cas à Cuba). Face aux critiques intérieures et
extérieures, et pour renforcer la crédibilité culturelle du Chili de l’Unité populaire, on assiste
également, durant l’année 1971, à la venue de grands noms de la culture mondiale 358, prenant
part à la voie chilienne vers le socialisme ou simplement invités à se produire en terres
chiliennes. Ces moments à forte portée symbolique renforcent de fait la légitimité de l’idée
d’une « nouvelle culture » à venir.

À la fin de la première année de la présidence de Salvador Allende, un événement


contribue à affirmer, plus radicalement encore, l’éclat de cette « nouvelle culture » en gestation
: le prix Nobel de littérature attribué à Pablo Neruda le 21 octobre 1971, pour l’ensemble de
son œuvre. Intime d’Allende, écrivain à la renommée mondiale, son succès de prestige, couplé
à son aura, eurent d’immenses répercussions, au sein des imaginaires chiliens comme à
l’international. Cela contribue à justifier les orientations culturelles du projet de la coalition des
gauches chiliennes, et à renforcer la légitimité des réformes et créations que cette dernière
encourage. Néanmoins, le tableau n’était en aucun cas idyllique, notamment du fait des
nombreux débats, des nombreuses critiques adressées aux orientations culturelles de la
politique du gouvernement d’Allende : par les opposants, bien sûr, mais également par les
différentes forces qui construisent l’Unité populaire 359. Impatiences et doutes traversent les

357
Au-delà d’une politique gouvernementale cohérente, systématique ou effective, ce furent les initiatives
personnelles (institutionnelles comme individuelles ou collectives) qui permirent la tenue d’évènements, de
projections, de propositions défendant une culture nouvelle. Cela dans un large éventail de champs créatifs (« Más
allá de una política gubernamental coherente, sistemática o efectiva, eran las iniciativas particulares, tanto a nivel
institucional como individual o grupal, las que conseguían aportar eventos, muestras, proposiciones de una nueva
cultura. Y ello en la más amplia gama de campos posibles »), Julio Vallejos (dir.), op. cit., p.153 (traduction
personnelle).
358
Deux exemples, durant la première année de l’Unité populaire : Duke Ellington et Roberto Rossellini.
359
Les critiques sur la politique culturelle étatique émanèrent des différents partis. La plus importante vient d’une
force centrale de l’Unité Populaire, le parti communiste. Lors de l’Assemblée nationale des travailleurs de la
culture du PC, les 11 et 12 septembre 1971, on jugeait les réussites du gouvernement insuffisantes, alors que le
grand défi du moment consistait à faire de l’idéologie prolétaire la norme culturelle dominante de la nouvelle
société en construction (« la crítica frente a la política cultural oficial también se dio desde los mismos partidos.
La más importante fue la vinculada a uno de los principales conglomerados del gobierno, como lo fue el Partido
Comunista. En la Asamblea Nacional de Trabajadores de la Cultura del PC, realizada los días 11 y 12 de septiembre
de 1971, se concluía que los logros del gobierno no eran suficientes, pues el gran desafío histórico que el momento
planteaba era lograr que la ideología del proletariado llegara a ser el contenido cultural dominante de la nueva
sociedad que se estaba construyendo»), Julio Vallejos (dir.), p.164 (traduction personnelle).

107
milieux de la culture durant la première année de l’Unité populaire. C’est dans ce contexte riche
en débats que Patricio Guzmán s’introduit lorsqu’il quitte Madrid pour la chaleur d’un rêve
révolutionnaire.

C. La rencontre d’un cinéaste et de l’Unité Populaire : désirs


de réalités
Le cinéma est défini comme une priorité par le gouvernement de Salvador Allende 360.
Ainsi, l’Unité Populaire, qui souhaitait renforcer les bases d’une industrie cinématographique
chilienne traditionnellement chancelante, avait choisi Chile Films pour en être la plaque
tournante.

1. Le retour en terre natale : s’impliquer dans les réseaux du cinéma


Unité Populaire

a. Structures et pratiques

Signe de l’alliance explicite à l’œuvre avec la majorité des professionnels du cinéma au


début des années 1970 : Miguel Littín, une des figures du cinéma chilien (et l’un des auteurs du
Manifeste des cinéastes de l’Unité populaire), est nommé directeur de Chile Films. Cette
structure étatique se voulait globalisante par rapport à la diversité des pratiques
cinématographiques. D’abord avec un pôle technique et de production. Chile Films avait en sa
possession un matériel et des équipements cinématographiques importants pour stimuler les
créations filmiques, et fonctionnait comme prestataire de services pour (en théorie) quiconque
aspirait à utiliser la caméra 361 et ainsi participer à « la voie chilienne vers le socialisme » par le
biais du 7ème art. Ensuite, à l’aide d’un pôle de distribution et de diffusion : la structure étatique
alors dirigée par Miguel Littín était, dans les représentations de l’époque, vouée à devenir
hégémonique en termes de cinéma au Chili. Or, autant le réseau de distribution
cinématographique (dans son immense majorité) qu’un grand nombre des salles de cinéma du

360
« L’organisation nationale de culture populaire se préoccupera spécialement du développement de l’industrie
cinématographique et de la préparation de programmes spéciaux pour les moyens de communication de masse »,
Antoine Acquaviva (dir.), Chili de l’Unité populaire, op. cit., p.173.
361
Dès le début, les locaux sont ouverts à tous, sans aucune obligation d’inscription ni autres prérequis, à part
l’intérêt pour les activités cinématographiques. C’est un groupe hétérogène de personnes qui est reçu, avec des
jeunes, des étudiants, des intellectuels, des artistes, des ouvriers, des employés, et même des personnes actives
spécialisées dans différents domaines («Desde un principio los estudios quedan abiertos, sin exigir derechos de
matrícula ni otro requisito que el interés por la actividad cinematográfica, recibiendo un heterogéneo grupo de
estudiosos, que iban desde jóvenes, estudiantes, intelectuales, artistas, obreros, empleados, y hasta profesionales
de distintas especialidades»), Marcia Orell García, op. cit., p.125 (traduction personnelle).

108
pays étaient alors administrés par de grandes firmes, principalement nord-américaines. Un des
objectifs de l’Unité populaire fut de nationaliser le plus grand nombre de salles afin d’affermir
le contrôle étatique sur la distribution et la diffusion du cinéma. En tous cas d’un cinéma qui
convenait à ses expectatives, en toute logique révolutionnaire. Au fur et à mesure que les
réformes engagées mettaient à mal les monopoles, les chasse-gardés économiques et financiers
nord-américains, les entreprises concernées réagissaient (parfois avec virulence), jouant de tout
leur poids pour déstabiliser habitudes et cadres de vie chiliens. Ainsi, au niveau
cinématographique, face à des velléités ambitieuses (notamment en matière de distribution et
de nationalisation des salles) de la part de Chile Films, les sociétés étatsuniennes de distribution
cessèrent leurs activités en direction du Chili362. Ce qui eut, progressivement, des conséquences
importantes sur les habitudes du public, et donc sur les activités cinématographiques nationales.
Enfin, avec le pôle de créations : au-delà des enjeux de production, de distribution et de
diffusion, l’Unité populaire considérait le cinéma comme central pour l’émergence progressive
d’une culture nouvelle. Pour ce faire, l’intérêt d’enseigner, d’inculquer, de partager les valeurs
et principes de la culture et du cinéma révolutionnaire était crucial, car cette dynamique
permettait de diffuser des normes et des contenus nouveaux363.

L’exemple majeur de ce contexte est la tenue des ateliers cinématographiques, animés


par des professionnels du cinéma, destinés à tout type de public et ayant pour ambition de
former les spécialistes du cinéma chilien « révolutionnaire » de demain 364. Théories et pratiques
multiples se combinaient pour des enseignements considérés comme novateurs en matière de
7ème art. L’importance de la pratique comme base d’apprentissage 365, ainsi que la logique d’un

362
« Les filiales des sociétés de distributions états-uniennes au Chili – Metro Goldwyn Mayer, Twentieth Century
Fox, Warner Bros., Columbia Pictures, Paramount Pictures, United Artists et Universal – qui contrôlaient 80 %
des films distribués au Chili, ont demandé une hausse du prix des entrées qui a été refusée par le gouvernement
d’Allende. […] les sept distributeurs ont suspendu l’arrivée de films étrangers au Chili. Il ne s’agissait pas
seulement de productions hollywoodiennes mais aussi du cinéma d’Europe occidentale – en particulier de France
et d’Italie – dont la distribution en Amérique latine était détenue par les entreprises états-uniennes », Ignacio Del
Valle Dávila, thèse op. cit., pp.463-464.
363
« L’image est en tant que telle une façon de « vulgariser ». A partir du moment où vous utilisez l’image, vous
pouvez, non seulement illustrer un propos, mais aussi construire une approche pédagogique et un discours
beaucoup plus explicite destiné à une population beaucoup plus importante », « L’image est une manière »,
entretien avec Pascal Blanchard, par Mathieu Darras (pp.15-23), in Claudie Le Bissonnais (dir.), Mémoire(s)
plurielle(s) : cinéma et images, lieux de mémoire ?, Paris, Creaphis, 2007, p.16.
364
Les ateliers montent en puissance, participant à former techniquement et culturellement les futurs cinéastes
(«emergen los talleres, a través de los cuales se preparaba técnica y culturalmente a los futuros cineastas»), Orell
García, op. cit., p.125 (traduction personnelle).
365
Ce n’est pas une école, c’est bien plus que cela. Ce sont des centres de recherche ; des films ; des projets
concrets ; ce sont les lieux où les gens créent des films ; ces ateliers sont, enfin, le travail, l’action («no son una
escuela. Son mucho más que eso. Son centros de estudio; son películas; son proyectos concretos; son el lugar
donde la gente hace películas; son, en fin, el quehacer, la acción»), entretien avec Patricio Guzmán, Luisa Ferrari
De Aguayo, «Talleres de Chile Films: una experiencia de interés», Primer Plano, n°1, été 1972, p.27 (traduction
personnelle).

109
cinéma marqué par la force du groupe sur l’individu366, étaient les ciments de cette tentative
éducative de Chile Films, aux volontés de diversification367. Il s’agissait, grâce à l’adhésion
d’une grande majorité de la « famille » du cinéma chilien de cette époque et aux activités de
Chile Films, d’utiliser le 7ème art comme un support de promotion de la voie chilienne vers le
socialisme. En effet, l’outil cinématographique se révélait apte au partage, avec le plus grand
nombre, d’images animées valorisant le processus révolutionnaire entamé avec l’avènement
d’Allende à la présidence. L’exemple du cinéma révolutionnaire cubain (auréolé de nombreux
succès, notamment à l’international) était une source d’inspiration assumée, et la signature d’un
accord de collaboration entre Chile Films et l’ICAIC368 allait dans ce sens. Certains en étaient
ravis, d’autres apeurés, au vu de que représentait la Cuba révolutionnaire dans les imaginaires
chiliens. Support de promotion des idées de « nouvelle société », de « nouvelle culture », le
cinéma chilien fit, durant la première année de l’Unité populaire, l’objet d’attentions
nombreuses, donnant un souffle inédit aux créations. C’est ainsi que, dans la même logique que
pour la première année de la culture Unité Populaire, des grands noms du cinéma
international369 et latino-américain370 séjournent alors au Chili. Attirés par cette expérience
révolutionnaire sans précédent et par ses conséquences cinématographiques, ils participèrent à
renforcer la légitimité et l’expérience de ce nouveau cinéma, encore à ses balbutiements (ne
l’oublions pas). Dans ce contexte, un cinéaste fraîchement entré dans la trentaine revient sur sa
terre natale, désireux de participer à un processus révolutionnaire aux prémices prometteuses.
Il se nomme Patricio Guzmán.

366
Des groupes de six personnes sont en train de se former, pour créer des travaux audiovisuels en lien avec la
réalité nationale («ya se están formando grupos de 6 personas que realizaran trabajos audiovisuales de
enfrentamiento con la realidad nacional»), «Talleres de Chile Films: una experiencia de interés», op. cit.
(traduction personnelle).
367
Les ateliers sont organisés autour de cinq domaines : Information, Didactique, Documentaire, Argumentatif et
destiné aux enfants («Los talleres funcionaran a través de cinco canales: Informativo, Didáctico, Documental,
Argumental E infantil»), idem (traduction personnelle).
368
La plus forte collaboration avec le développement du cinéma pendant l’UP a été celle du cinéma cubain.
L’ICAIC a signé une convention de coopération avec Chile Films le 8 mars 1971, qui aurait dû durer jusqu’au 31
décembre 1972 mais qui, après quelques modifications, s’est prolongée jusqu’à la fin du gouvernement de Salvador
Allende. L’accord établissait en vingt et un points, entre autres, l’échange de films de fiction, de documentaires et
d’actualités, leur diffusion, leur projection et leur promotion dans les moyens de communication. Il est établi que
des étudiants et des techniciens iraient à Cuba pour suivre des stages à l’ICAIC et que des réalisateurs cubains
voyageraient au Chili pour prendre part aux ateliers de création de Chile Films. Était également stipulé l’échange
de matériel pédagogique, de documents et de publications » Ignacio Del Valle Dávila, thèse op. cit., p.468-469.
369
Nous avons évoqué Rossellini ; Louis Malle ou encore Costa Gavras se rendent également en terres chiliennes
370
« Quelques-uns des principaux cinéastes latino-américains de cette période ont fait des séjours plus ou moins
longs dans le pays. Il convient de citer Glauber Rocha, présent au Chili en mai 1971, et surtout Jorge Sanjinés,
pour lequel nous avons connaissance de deux voyages, l’un en janvier 1971 et l’autre en février 1973, tous deux
en lien avec des projets cinématographiques », Dávila, p.467.

110
b. Trouver sa place et contribuer aux changements : réinsertion dans le
champ cinématographique national

Ses études conclues avec brio à l’été 1969, Patricio Guzmán, accompagné de sa femme
Paloma371 et de sa fille Andrea, traverse l’Atlantique et se réinstalle dans la capitale chilienne
au début de l’année 1971, plus précisément au mois de février 372. Investi par le projet
révolutionnaire conduit par l’Unité populaire depuis septembre 1970, le cinéaste, éloigné de
son pays d’origine et par la même du microcosme cinématographique chilien, met alors un point
d’honneur à découvrir, à prendre la mesure des évolutions des activités et productions
cinématographiques nationales. Afin de mettre à jour ses connaissances sur les dynamiques qui
traversaient le cinéma chilien depuis quelques années, pour voir quel pourrait être son rôle dans
le processus en cours :

«Lorsque je reviens au Chili, le Manifeste des cinéastes de l’Unité Populaire a déjà été écrit.
Qu’est-ce que je fais à ce moment-là ? Je m’informe de tout ce qui a été créé, avec notamment
les court-métrages du département de cinéma expérimental de l’université du Chili, dirigé par
Pedro Chaskel. Je regarde les documentaires […]. Je découvre également El chacal de
Nahueltoro, de Miguel Littín, ou encore Tres tristes tigres, de Raoul Ruiz »373.

Par ce même jeu d’amitiés, de réseaux culturels, et aussi grâce à la réputation qu’il avait
acquis (que ce soit par ses activités chiliennes pré-école de cinéma à Madrid autant que par une
sorte de respectabilité due au fait d’être allé étudier dans une prestigieuse institution
cinématographique européenne), le réalisateur d’Electroshow peut expérimenter ses volontés
d’enseignements, de « pédagogies » cinématographiques par la prise en charge d’un des ateliers
organisés par Chile Films, spécialisé dans le domaine documentaire374. Par ce biais, Patricio
Guzmán s’immerge dans les conceptions du cinéma révolutionnaire défendues par le Manifeste
des cinéastes de l’Unité populaire. Sans pour autant avoir pris part à sa réflexion ni à sa création.
Le contexte de ces ateliers d’enseignements donnait la part belle à la diffusion, sous des formes
pédagogiques, de l’idéologie révolutionnaire défendue par l’Unité populaire ainsi que ses

371
Paloma, la fiancée rencontrée lors d’une projection du Cuirassé Potemkine («Paloma, la novia descubierta en
una exhibición del Acorazado Potemkim»), Revista EAC, n°1, depósito legal: abril 1972, María Teresa Diez, p.21
(traduction personnelle).
372
Ruffinelli, op. cit., p.79.
373
« Cuando yo vuelvo a Chile, el Manifiesto de Cineastas de la Unidad Popular ya está escrito. ¿Qué es lo que
yo hago entonces? Reviso lo que se ha hecho, que por una parte son los cortometrajes del Departamento de Cine
Experimental de la Universidad de Chile, que dirige Pedro Chaskel. Reviso los documentales […] Por otra parte,
reviso El Chacal de Nahueltoro, de Miguel Littín, y Tres tristes tigres, de Raúl Ruiz», Sempere, Guzmán, op. cit.,
p.53 (traduction personnelle).
374
J’ai intégré Chile Films en 1971, en me chargeant de l’atelier de cinéma documentaire, désigné par Miguel
Littin (« Me incorporé a Chile Films en el Año 1971, poniéndome a cargo del Taller de Cine Documental, por
designación de Miguel Littín »), íbid, p.63 (traduction personnelle).

111
prolongements cinématographiques. Ainsi, l’ancien étudiant madrilène participait à ce
processus que l’on peut nommer « conscientisation » du peuple. Une des bases du projet
défendu par Allende pour mener à bien la construction d’une société socialiste au Chili. Cette
immersion au sein des rouages du panorama cinématographique chilien se double des velléités
d’un cinéaste, par essence créateur et en perpétuelle élaboration de projets divers et variés.
Guzmán, revenu d’Espagne, avait dans ses valises des volontés de fictions, que la caméra
pourrait matérialiser 375. Une fois en prise avec le quotidien du pays, la réalité dépasse
progressivement la fiction et son travail collégial. Elle nourrit la vision créative de l’artiste par
une matérialisation de ce qu’il souhaite esquisser : c’est le début du défi artistique qui consiste
à rapprocher la vision théorique de la réalité pratique d’une œuvre, comme l’explique Andreï
Tarkovski :

« La réalisation d’un film ne commence pas dès la première rencontre avec l’auteur du scénario,
ni par le choix des acteurs, ou celui de la musique. Tout commence quand le regard intérieur de
celui qui fait le film, qu’on nomme le réalisateur, voit apparaître l’image de son film. Elle peut
être une succession détaillée d’épisodes, ou rien que le sentiment général du film, son ambiance
émotionnelle, mais qui devra toute entière se retrouver à l’écran »376.

L’effervescence continuelle d’une société en prise aux dynamiques nouvelles, issues


d’un projet révolutionnaire inédit et radical, devenait une originalité historique jamais encore
entre-aperçue. La conscience de vivre une période unique dans l’histoire chilienne allait
progressivement mener à des volontés d’immortaliser les prémices du processus
révolutionnaire, par de nombreuses pratiques intellectuelles et artistiques. Patricio Guzmán
répondait à cette logique377. Il travailla à réunir une petite équipe afin de mener à bien cette
envie : elle se composait d’Antonio Rios, caméraman de 19 ans, et de Felipe Orrego, 20 ans, à
la fois chargé du son et chef de production378.

375
J’essaie d’écrire plusieurs scénarios de fiction, dont les esquisses datent de mon séjour espagnol. Je tente d’en
écrire de nouveaux, mais je me rends vite compte que je suis complètement happé par ce qu’il se passe (« Trato
de hacer varios guiones de ficción que traía preconcebidos desde España. También trato de escribir otros, pero me
doy cuenta de que están completamente desbordados por lo que ocurre»), Sempere, Guzmán, op. cit., p.54
(traduction personnelle).
376
Andreï Tarkovski, Le temps scellé, Paris, éditions Philippe Rey, 2014, p.71.
377
Je vivais dans une rue très centrale à Santiago, à sept rues de La Moneda, et là, lorsque passe une manifestation
de travailleurs de gauche et que tu es en train d’écrire, tu sors pour voir ce qu’il se passe. Cela m’arrivait
constamment. Tu étais dans un café du centre, quand soudain arrivent des travailleurs avec des drapeaux rouges…
Comment ne pas filmer tout cela ? Pourquoi nier la réalité ? («yo vivía en una calle muy céntrica de Santiago, a
siete cuadras de La Moneda, y allí, cuando tú ves pasar una marcha de trabajadores de izquierda por la calle y tu
estas escribiendo un guion, tu sales mirar a fuera… Eso me ocurría constantemente. Tú estabas en un café en el
centro y de repente pasaba un piquete de trabajadores con banderas rojas… ¿Cómo entonces no ponerse a filmar
todo aquello? ¿Por qué ausentarse de esa realidad?»), Sempere, Guzmán op. cit., p.54 (traduction personnelle).
378
Idem.

112
2. L’aventure El primer Año : de l’esquisse d’une idée aux échos chiliens

a. Phases créatives : écriture, tournage, montage

Une nouvelle aventure se dessine pour l’ancien expatrié madrilène. Elle part de la
sensation dictant la nécessité de filmer les réalités du processus chilien en cours à la formulation
théorique d’un projet de cinéma documentaire. Ce autant par un souci de clarté structurale que
pour pouvoir présenter efficacement le projet à d’éventuels producteurs. Par ce biais, Guzmán
pose les fondements de son premier long-métrage. Usant de ses réseaux au sein du monde
cinématographique universitaire 379, il dévoile le projet « Primer Año » au sein de la Escuela de
Artes de la Comunicación (qui succède à l’Instituto Fílmico de la Universidad Católica, en
1970), dirigée par David Benavente. Malgré la tradition conservatrice de cette université, le
contexte de l’époque laissait la part belle à la présence de sympathisants de l’Unité populaire
en son sein380. Cette institution s’engage à produire le projet du cinéaste, et lui fournit le matériel
nécessaire au tournage381.

Débute alors une aventure filmique, en mai 1971 382, qui mène Guzmán et son équipe à
arpenter de nombreuses réalités chiliennes, du nord au sud. Avec l’intention claire de magnifier
la tentative révolutionnaire qui traverse le pays, grâce à toute l’étendue des moyens que le 7ème
art concentre. Outrepassant le débat entre subjectivité et objectivité, pour peindre le réel observé
selon la sensibilité, l’éthique et l’engagement de l’individu-cinéaste, qui sélectionne ce qu’il
souhaite capter des quotidiens avec lesquels il est en interaction :

« Un plan, c'est un point de vue subjectif, partiel. C'est donc toujours plus ou moins que le réel.
La réalité est sans couture, un film c'est de la haute-couture, ou du prêt à porter. Ce n'est pas un

379
J’avais maintenu une correspondance avec David Benavente, le directeur de l’École des Arts de la
Communication de la Católica, et il avait exprimé son intérêt pour que je prenne en charge quelques projets («yo
había mantenido cierta correspondencia con David Benavente, el director de la Escuela de Artes de la
Comunicación de la UC, y él me había expresado su interés en orden a que me hiciera cargo de algunos
proyectos»), Primer Plano, numero 5, été 1973, p.25 (traduction personnelle).
380
Un groupe de gens de gauche contrôle cette École, au sein de la Católica, qui est traditionnellement à droite,
même si quelques fractions progressistes régissent certains départements : l’École est un de ceux-ci (« es un grupo
de izquierdas que controla esta Escuela, dentro de la Universidad Católica, que es de derechas, aunque hay grupos
progresistas que manejan algunos departamentos y este es uno de ellos »), El cine contra el fascismo, Sempere,
Guzmán, p.55 (traduction personnelle).
381
Le directeur de cette école lit le projet et l’approuve immédiatement. Je lui demande donc une Arriflex, une
Perfectone et de l’argent pour couvrir les frais de production (« El director de esta Escuela lee el proyecto y dice
inmediatamente que sí. Entonces le pido una Arriflex, una Perfectone y dinero para gastos de producción»), idem
(traduction personnelle).
382
Le projet a été accepté et en mai 1971 débute le tournage («El proyecto fue aceptado y en mayo de 1971
comenzamos a filmar»), Primer Plano, numéro 5, été 1973, p.25 (traduction personnelle).

113
plan-séquence ininterrompu mais un montage de plans sélectionnés et sectionnés. C'est un art de
l'ellipse autant que de la présence »383.

Patricio Guzmán, fasciné par le processus à l’œuvre sur sa terre natale, chérit le projet
de redécouvrir son pays, d’en dévoiler (et les dévoiler à lui-même) les marges jusqu’alors
insoupçonnées. Une quête identitaire, visant à reconnecter l’exilé volontaire aux réalités
chiliennes, nourrit l’expérience Primer Año :

« Les images ne sont plus seulement des vues extérieures du monde, elles intériorisent l'histoire
[…]. Elles réalisent au mieux ce qui, selon Godard, définit physiquement le cinéma : « ce double
mouvement qui nous projette vers autrui en même temps qu'il nous ramène au fond de nous-
même » »384.

De plus, le réalisateur choisit délibérément le format documentaire pour peindre le


portrait multiple du Chili de l’Unité Populaire, alors que jusqu’à présent il n’avait fait que
caresser des velléités plus orientées vers le format fictionnel, quoiqu’expérimental, mais
fonctionnant avec une mise en scène, des acteurs professionnels (exception faite de Gestos para
escuchar). C’est un choix fort, lié aux possibilités matérielles de l’époque autant qu’à l’envie
épidermique du jeune réalisateur pour participer, par le biais du cinéma, à cette révolution en
cours. D’être au plus près des pulsations du réel, avec une caméra participante-observante
érigeant un portrait multidimensionnel de la révolution prônée par Salvador Allende 385.
L’artiste s’engage, fait du quotidien un processus artistique de description, de célébration,
d’interaction avec les protagonistes du paradigme révolutionnaire devenu réalité.
L’engagement peut se confondre avec une pratique militante du 7 ème art, dans le sens où El
primer Año est financé par des structures (l’université Catholique ainsi que Chile Films) ayant
des intérêts à appuyer le processus enclenché par l’Unité Populaire. Pour autant, la liberté de
l’artiste se réserve le droit de choisir quoi montrer, et comment le montrer. Entre engagement
subjectif et tentative de propagande, la frontière est mince. Mais il est compliqué de définir une
œuvre de propagande dans le cadre chilien, parce qu’aucun référent obligatoire (du type
réalisme socialiste) n’est défini en amont. Cette œuvre est considérée comme un film de
célébration de la première année d’une société nouvelle, apte à participer à l’éducation du
peuple grâce aux pouvoirs de l’image :

383
Pierre Niney, op. cit., p.15.
384
Jean-Luc Godard, cité par François Niney, op. cit., p.100.
385
« La caméra subjective imite la mobilité d’un regard, inquiet ou inquiétant. Image forcément bougée (travelling,
panoramique, saccades, décadrages) afin de rendre sensible l’exercice d’un regard (voyeur, démonstratif,
prédateur) à l’opposé du plan fixe expectatif », ibid, p.212.

114
« Les images, d’une certaine manière, n’ont pas plus de fonction que les écrits pour construire
une mémoire. […] Sa principale différence, c’est de faire appel à l’affect, au ressenti. C’est un
matériau beaucoup plus accessible, car plus illustratif. […] L’image peut déclencher un choc
immédiatement. Elle fait basculer tout spectateur soit vers un questionnement, soit vers une
interpellation, ou tout simplement vers de l’émotion »386.

Ces vertus pédagogiques se confondent avec des considérations marxistes de l’histoire,


que Patricio Guzmán applique dans la façon de penser l’œuvre avant de plonger dans le
processus du tournage. En effet, l’écriture d’un scénario imaginaire 387, organisé selon une
interprétation marxiste de la chronologie propre au processus révolutionnaire (où sont envisagés
les différents temps où les classes populaires s’emparent des outils de production et réforment
les cadres démocratiques), est une base théorique de premier ordre pour rationaliser le tournage
pour une équipe qui, rappelons-le, n’est composée que de trois personnes. C’est une façon
d’envisager, sur un mode fictionnel basé sur une solide connaissance de la réalité en cours, ce
qu’il pourrait se passer. De ce fondement théorique naissent les images, en ciblant les lieux et
les moments où elles sont capturées. Et de cette communion entre cadre théorique et
crépitements du réel naît une œuvre qui marque un avant et un après pour Patricio Guzmán,
subjugué par l’aventure révolutionnaire chilienne :

«Je n’ai jamais revu quelque chose de semblable. […] Un tournage interminable, toute la journée
dans les rues, épuisés, sales, avec une date de fin inconnue. C’était une période fascinante, que
je porte au plus profond de mon cœur. Un moment que je n’ai jamais oublié, où l’âme est
marquée à tout jamais. Ensuite, toute ta vie est dédiée au fait de se rappeler de ce sentiment de
joie »388.

En conséquence, difficile de définir la nature de l’œuvre El primer año. Cinéma direct,


cinéma militant, cinéma de propagande ? Cinéma où les créateurs sont pris dans le tourbillon
effervescent d’une société tournée vers un avenir radieux, laissant derrière elle des décennies
d’inertie. Persuadé du sens de l’histoire qu’il observe, le réalisateur souhaite en partager sa
vision. Ce qui influe sur le ton du film, sur sa partialité, sans pour autant perdre son statut
d’œuvre d’art :

386
« « L’image est une manière », entretien avec Pascal Blanchard (propos recueillis par Mathieu Darras) » (pp.15-
23), dans Claudie Le Bissonnais (dir.), Mémoire(s) plurielle(s) : cinéma et images, lieux de mémoire ?, op. cit.,
p.15.
387
Pratique chère à Patricio Guzmán, sur laquelle nous reviendrons par la suite.
388
« Nunca he vuelto a ver otra cosa igual. […] Una filmación interminable, todo el día en la calle, agotados,
sucios, un rodaje sin final conocido. Era un periodo fascinante que me toco el corazón en lo más hondo. Un
momento que no olvido nunca, donde tu alma queda marcada para siempre y que te permite dedicar toda tu vida a
recordar esa alegría», propos de Patricio Guzmán sur le tournage du film, Cecilia Ricciarelli, El cine documental
según Patricio Guzmán, Santiago du Chili, Culdoc, 2011, p.115 (traduction personnelle).

115
« D’abord témoin, comme on le dirait au tribunal, le documentariste, selon l’expression de Joris
Ivens, est à la fois artiste et militant, plus ou moins l’un et l’autre, mais jamais séparément. Son
militantisme peut se limiter au militantisme de la connaissance : s’il montre, ce n’est pas
gratuitement, c’est pour faire connaître. Pour reprendre une distinction que Zola appliquait à la
littérature, le « sens du réel » l’emporte chez lui sur « l’imagination » »389.

Et qui, dans le même temps, forme un riche témoignage sur certains des aspects de la
société chilienne en 1971. Témoignage historique où la rigueur historienne (chère à la
profession) n’appartient pas au vocabulaire créatif de Patricio Guzmán et son équipe. La
révolution est en marche : après l’avoir fantasmé, le cinéaste la touche du doigt. La caméra
devient un outil de célébration illustrative. Aux fins pédagogiques certaines, pour persuader les
spectateurs du bien-fondé du projet, et de la nécessité d’y plonger également. Une fois le
tournage conclu, la période de montage, en compagnie de Carlos Piaggio (assisté de Carlos
Cabrera), dure quelques semaines390. Avec un nombre d’heures filmées ahurissant à organiser
pour en faire une œuvre documentaire cohérente391. Tournée en 16mm, prévue pour connaître
des diffusions commerciales en format 35mm, l’œuvre est adaptée au dernier format cité en
Argentine392. Nous proposons ici une analyse esthético-historique du premier long-métrage de
la filmographie de Patricio Guzmán.

b. Analyse d’un portrait chilien : le peuple au sommet

"La caméra doit servir à découvrir. Un réalisateur doit se servir de l'appareil comme un peintre
de son pinceau"393.

Une urgence de réalité règne. Cette volonté pressante d'être protagoniste d'une époque
nouvelle, à partir du moment où l'Unité Populaire accède au pouvoir. De cette urgence créative,
les cadres classiques qui fomentaient les pratiques cinématographiques du cinéaste (fiction,
création en studio, direction d'acteurs, scénario écrit en amont, calme des tournages préparés)
se dissolvent dans la frénésie d'une réalité qui n'attend pas l'œil d'une caméra pour jouer ses

389
Guy Gauthier, op. cit., p.82.
390
Quatre semaines, certes ; mais quatre semaines entre 9h du matin et 4h du matin suivant («cuatro semanas; pero
cuatro semanas desde las nueve de la mañana hasta las cuatro de la madrugada siguiente»), Chile Hoy, 28 juillet
1972, p.20 (traduction personnelle).
391
Quelques quatorze heures et quelques d’images tournées («unas catorce horas y tanto de película»), idem
(traduction personnelle).
392
Les premières projections à bande doublé se tinrent en février 1972. En avril le film était bouclé. Nous sommes
allés avec les bobines à Buenos Aires pour l’extension, et cela prit beaucoup de temps («Las primeras exhibiciones
a doble banda se hicieron en febrero de 1972. En abril estaba completamente terminada. Fuimos con ella a Buenos
Aires para su ampliación y así transcurrió mucho tiempo»), Primer Plano, numéro 5, verano 1973, p.27 (traduction
personnelle).
393
Robert Flaherty, cité par François Niney, op. cit., p.48.

116
partitions. Ainsi, la caméra fait irruption dans les moments du quotidien, ceux-là même qui
façonnent les histoires de la grande histoire, en s'adaptant à la vie, à l'imprévu, à l'improvisation
de cet ensemble d'instants épars dont la somme se nomme réalité 394. C'est un des paradigmes
cinématographiques documentaires depuis la fin des années 1950 que de saisir le réel par
l'immersion. Patricio Guzmán, désireux de vivre intensément l'exceptionnalité de l'époque,
plonge, avec son équipe et un matériel léger permettant une immense liberté de tournage. La
révolution technique sert les espoirs artistiques d’une révolution en mouvements.

Un portrait

L’objectif du réalisateur est multiple. D'abord décrire, tirer le portrait du Chili, qu'il avait
quitté en 1966, et qu'il redécouvre sous le prisme de la posture documentaire. Le ciné-œil règne,
avec un murmure d’influence de Dziga Vertov395 :

"Le Ciné-Œil comme possibilité de rendre visible l'invisible, évident ce qui est caché, manifeste
ce qui est masqué. De remplacer le jeu par le non-jeu, la fausseté par la vérité, par le cinéma-
vérité. Mais il ne suffit pas de montrer sur l'écran des fragments de vérités isolés, des images de
vérités séparées, il faut encore organiser thématiquement ces images de manière à ce que la vérité
résulte de l'ensemble »396.

C'est la première fois, réellement, que Patricio Guzmán arpente son pays, après
l'exotisme et la mise à distance de ses certitudes durant son expérience madrilène. Son but est
d'illustrer les bouleversements qu'engendre l'Unité Populaire, qui « révolutionne » le pays, mais
aussi d'incarner cette force populaire nouvelle : l'idée est d'apprivoiser ses cultures, son folklore,
son langage, pour donner corps à ce que veut dire « révolution ». Il désire revenir aux racines
du pays, trop longtemps marginalisées, ignorées par le système élitiste de la « démocratie », et
aujourd'hui magnifiées par un projet de société ouvert à leur existence, leurs identités et leurs
velléités citoyennes.

394
« Il y a dans cette fulgurance, dans ce rapport à l’instantané, l’occasion de découvertes qui, pour être de l’ordre
de l’éphémère, n’en pénètrent pas moins au-delà des apparences. Le documentariste, qui revendique si souvent la
connaissance intime et préalable du terrain, est sans cesse à la poursuite de la révélation de l’instant », Guy
Gauthier, op. cit., p.138.
395
« Le Ciné-Œil c'est […] l'éclatement et la multiplication du point de vue. Il ne met pas en scène des individus,
des personnages mais le mouvement des foules, des machines, des événements (avant de réaliser des
documentaires, le kinok Vertov a pratiqué intensivement le montage d'actualités) », François Niney, p.49.
396
Dziga Vertov, Comment cela a-t-il commencé ?, cité par François Niney, p.46.

117
Le peuple au centre

La figure qui a ouvert la possibilité démocratique révolutionnaire, Salvador Allende,


n'est pas absente du film. Mais il ne joue pas les premiers rôles (hormis lors de sa rencontre au
sommet avec Fidel Castro, au Chili durant presque un mois à partir du 10 novembre 1971) : le
cinéaste illustre artistiquement cette idée qu'un projet révolutionnaire est guidé par la force
populaire, et non par la tête des structures étatiques. C'est le groupe qu'il souhaite mettre en
relief, non l'individu. Ce principe est essentiel, incontournable dans la dialectique marxiste.
Pour autant, et pour illustrer les contradictions d’un cinéaste apprivoisant le cinéma et ses
interactions avec un réel en fusions : mention est faite au leader cubain, symbole central, qui
affirme l’appartenance du projet chilien à la grande mosaïque révolutionnaire internationale du
début des années 1970. Ainsi, les héros de cette aventure filmique sont les catégories sociales
multiples qui forment le « Peuple » : ouvriers, mapuches, habitants des quartiers populaires,
etc... Ils forment la source d'énergies de la vague révolutionnaire, celle qui rend possibles des
changements jusqu'alors inespérées. Le film met également en exergue les profondes réformes
appliquées durant la première année à la présidence de la République de Salvador Allende : la
réforme agraire, la nationalisation d'entreprises privées (cuivre, acier…), etc. En termes
d'espaces géographiques, ce sont également les lieux de sociabilités et d'actions du Peuple qui
sont sources d'exaltation, comme s'ils portaient en eux l'essence chilienne. Les rues, les grandes
places de Santiago, les troquets, les usines, les lieux de patrimoine : tous sont mis en valeur
comme théâtres des expressions populaires les plus variés. On va des manifestations aux
discussions enjouées sur le processus révolutionnaire ; de l'inversement des rapports de pouvoir
aux nouvelles pratiques socio-économiques.
C'est une façon de renouveler l'approche documentaire, et ainsi conforter les tendances
observées dans les nouveaux cinémas latino-américains, mais aussi dans le cinéma
documentaire "engagé" : le centre des regards se déplace des espaces considérés bourgeois pour
investir les multiples lieux de vie quotidienne de la majorité. C’est un chemin pour sortir des
normes dites "impérialistes", et ainsi peindre un cinéma profondément latino-américain et
"révolutionnaire", par la nouveauté de l'approche. Rappelons ici que Patricio Guzmán, jusqu'à
présent, n'avait jamais filmé la vie quotidienne au Chili : ses pratiques s'étaient orientées vers
l'expérimentation, à la chaleur des studios et laboratoires de l'Institut filmique de l'université
catholique. Seule son œuvre madrilène Gestos para escuchar se rapproche quelque peu de la
démarche d'El primer año, de par cette volonté d'immortaliser la réalité quotidienne sous le
prisme documentaire.

118
Une révolution : bouleversement des traditions

Cette réalité se caractérise par l'aspect carnavalesque de la société chilienne durant la


première année de l'Unité Populaire. Les hiérarchies sociales traditionnelles ? Bouleversées. La
situation économique ? Les nationalisations fleurissent, la réforme agraire élargit sa zone
d'application. Les valeurs, les symboles ? Fortement altérés par la conception marxiste qui
guidait la « culture UP ». Les références d'hier deviennent sources de méfiances (ex. le modèle
étatsunien), la société d’hier est intensément bouleversée, sans ignorer pour autant les
réticences, nombreuses. C’est ce qu'illustre la fin du documentaire, où l'on observe les
opposants de l'Unité Populaire investir, eux aussi, l'espace urbain pour manifester leurs
mécontentements, leurs craintes que le monde qu'ils connaissent disparaisse, emporté par les
vents du changement. Patricio Guzmán, par la force d'une caméra participante et attentive à ce
qui l’entoure, s'invite au cœur du présent : entre le journaliste et l'anthropologue, il se joint à ce
dérèglement de la société pour en saisir les fruits, les doutes, les danses. Caméra légère à
l'épaule, chef d'orchestre d'une petite équipe, il arpente les ruelles d'un Chili nouveau, terre
(apparente) des possibles, caractérisée par joies et optimismes immenses pour des lendemains
radieux, avec cette idée du grand soir approchant, chère à l'idéologie marxiste. Il filme les
visages, les mouvements, la frénésie, le dérèglement des normes, avec une insistance sur le
langage, les symboles patrimoniaux. Il pose son regard filmique sur cette base citoyenne, qui a
mené l'Unité Populaire au pouvoir : entre découverte, sympathie et glorification. Les marges
anciennes sont au centre. Tout change, alors il faut en témoigner, grâce à tout l'arsenal
cinématographique (image, son, contraste, mouvement, rythme du montage...). Avec cette
volonté, malgré les règles parfois autoritaires du cinéma de l’époque, de s'octroyer le droit à
une créativité (expression d'un Je dans le nous : l'équilibre est délicat).

Frénésie des changements

L'impression d'un tourbillon est seulement mise en sourdine par l'austérité de ce qui se
passe dans les traditionnels lieux de pouvoir. Les contrastes dessinés par Patricio Guzmán et
son équipe penchent vers une altérité aux normes glorifiées, pour mieux mettre en lumière la
nouvelle aube qui s'ouvre au Chili. Les attitudes et convenances bourgeoises sont tournées en
dérision, pour mettre en exergue le décalage temporel entre l’époque en cours et les normes que
les élites cultivent comme référents sociaux. Au contraire, Patricio Guzmán célèbre les « temps

119
modernes », par une suite de rires, des visages brillants, radieux : illustration esthétique de ce
que le projet politique défend. L'émerveillement du cinéaste pour ce qu'il filme est palpable.
L'irrationnel n'est pas loin, comme pour mieux rappeler qu'une utopie bouleverse les univers
sensoriels. Rêver peut permettre aux songes d'exister, voire de trouver une matérialité réelle
grâce aux possibilités du septième art.
L'irréel de ce que le présent offre, l'irrationnel d'une situation inédite : tout cela se
conjugue en démonstrations radicales des affects, des sentiments et sensibilités par rapport au
vent nouveau que porte l'aujourd'hui. Les émotions que procure la vie sont exacerbées. Bombe
d'énergies, pour évoquer la réalité hallucinée de cette situation révolutionnaire : le long-métrage
joue d'un rythme frénétique, comme cette vague intense, que le fond de l'air, rouge, semble
inviter.

Le cinéma comme outil révolutionnaire

Le cinéaste, enivré par les charmes du réel chilien397, ne cache en rien son parti-pris,
malgré les débats de l'époque, dans le cinéma documentaire, mettant l'objectivité au centre du
jeu (Je). Toute interaction façonne le réel, et le modifie 398. L’objectivité est donc une chimère.
Utopie impossible, et qui pourtant définissait les normes de l'artisanat documentaire. Patricio
Guzmán semble faire mine d'en ignorer le poids, pour dépeindre d'une manière large et
spontanée sa société. Sans pour autant verser dans le film de propagande ? La question est
ouverte, et sans réponse car la définition d'un film de propagande est un mystère indéchiffrable.
C'est un film de sympathisants à la cause de l'UP, où les espoirs des créateurs transparaissent et
donnent lieu à une manière manichéenne d'évoquer le présent : gentils contre méchants,
révolutionnaires contre conservateurs (appelés momios), fils d'un demain prometteur contre
enfants d'un passé exalté. Il est important de saisir que la possibilité d’existence-même de ce
long-métrage est conditionnée par la ligne définie par Chile Films en termes culturels : créer
l’homme nouveau. El primer año doit donc être considéré comme une œuvre aux ambitions
didactiques et pédagogiques liées au projet de l’Unité Populaire. Pour autant, une certaine

397
Guzmán évoque cette période, en décembre 1982, à la Havane: «El primer año fut un acte d’amour pour le
Chili» («Así como El Primer Año fue un acto de amor con Chile»), David Valjalo, Zuzana M. Pick (dir.), 10 años
de cine chileno (1973-1983), Los Ángeles, «Literatura chilena, creación y critica», Ediciones de la Frontera, enero-
marzo 1984, p.28 (traduction personnelle).
398
« La caméra a le pouvoir de convoquer et d’influencer le réel – comme on invoque des esprits – un "réel
envisagé non comme réalité préexistante (reportage) ni préfabriquée (Hollywood) mais comme ce qui se produit
au moment où on filme, et parce qu’on le filme », Jean Rouch, une des références du cinéma documentaire, cité
par François Niney, op. cit., p. 159.

120
liberté demeure, quant aux formes et aux choix du réalisateur pour documenter la réalité afin
d’exalter la perspective révolutionnaire. Est-ce de la propagande ? On ne peut être catégorique.
Évoquer l’œuvre avec le terme « partisan » parait plus adéquat, parce qu’une part du « Je »
survit aux pressions révolutionnaires du « Nous ».

Une œuvre indéfinissable ?

Comme l'Unité Populaire était un projet inédit, qui s'inventait en se pratiquant, le cinéma
révolutionnaire chilien inventait ses normes, entre allégeance aux exemples antérieurs et
création durant les tournages, où le réel dépasse toujours les attentes théoriques... Cinéma direct,
cinéma vérité, cinéma révolutionnaire ? Sûrement un peu des trois. Mais il reste complexe de
mettre une étiquette sur une entreprise artistique marquée par un conglomérat d’influences, de
désirs et d’orientations morales/idéologiques. C’est un cinéma direct où le réalisateur intervient,
sans voiler ses interactions avec le réel en cours. C’est un cinéma vérité qui lorgne davantage
sur le ciné-ma vérité399, avec une approche subjective de l’histoire en mouvements, également
teintée de l’influence marxiste dans la manière de mettre en avant certains aspects du réel. C’est
un cinéma qui nait en révolution, qui tente d’accompagner de la manière la plus pragmatique et
idéologique les dynamiques aperçues. Pour autant, c’est un fruit d’un contexte révolutionnaire ;
on ne peut définir un « cinéma révolutionnaire », mais plutôt identifier ses attraits pour le fait
révolutionnaire. Pensons qu’une définition de genre artistique est un processus pensé bien après
sa création, et que malgré toutes nos envies rationnelles de mettre une œuvre dans une case,
celle-ci est bien trop riche de reliefs pour se limiter à l’étroitesse d’une seule boîte
définitionnelle. Ce film est un objet d’expérimentations pour Guzmán400, et au sein même du
cinéma dit politique : au même titre, le projet de l’Unité populaire est une expérience inédite
pour la société chilienne.
C’est une première expérience documentaire longue pour Patricio Guzmán, qui reçoit
la réalité chilienne de l’année 1971 comme un ouragan complexe, où l’allégresse côtoie
l’irrationnel, où une révolution avance malgré ses détracteurs. Ces derniers, traités
succinctement à la toute fin du film, s’invitent dans la valse des expressions citoyennes de

399
« La vérité est inaccessible, il n‘y a que la vérité de chacun. Roger Tailleur, en une jolie formule, saluait Chris
Marker d’avoir substitué au « cinéma-vérité » le « ciné-ma vérité ». Ce déplacement de trait d’union, loin d’être
une coquetterie, exprimait l’essentiel de l’alternative laissée au cinéaste », Guy Gauthier, op. cit., p.90-91.
400
El primer año m’a servi de terrain d’expérimentations. J’ai filmé tout ce qui me passait par la tête et j’ai
beaucoup plus appris qu’avec n’importe quelle école de cinéma («El Primer Año me sirvió de banco de pruebas.
Filmé todo lo que se me paso por la cabeza y allí aprendí mucho más que en toda la escuela de cine»), Cecilia
Ricciarelli, El cine documental según Patricio Guzmán, op. cit., p.114 (traduction personnelle).

121
manière plus affirmée dès la fin de la première année de l’Unité Populaire, annonçant déjà les
entraves diverses qui se présenteront à l’entrain révolutionnaire.

c. Destinées nationales : les réceptions chiliennes d’El primer año

Après le tournage du premier documentaire de Patricio Guzmán depuis son retour au


Chili en mars 1971, après le montage des heures d’images enregistrées, débute la période de
diffusions de l’œuvre. Nécessairement, au vu des engagements consentis avec l’Escuela de las
Artes de la Comunicación, c’est l’Université Catholique de Santiago du Chili qui est le théâtre
de la toute première présentation d’El Primer Año401. Afin de dévoiler aux individus et à la
structure universitaire qui a fait confiance à Guzmán et son équipe les « fruits » du travail
accompli. Aucune mention n’est faite du cheminement de l’œuvre avant qu’elle ne prenne sa
forme définitive, en avril 1972 402. Long-métrage documentaire célébrant les premiers pas de la
société chilienne et du « Peuple » sur la voie révolutionnaire plébiscitée par l’Unité populaire,
cette œuvre était donc empreinte de velléités communicatives afin de promouvoir la voie
chilienne vers le socialisme. Et ainsi convaincre les indécis. C’est durant un événement majeur,
d’envergure internationale pour le Chili d’Allende, qu’El Primer Año est diffusé en avant-
première.

Une avant-première particulière

Comme nous l’avons évoqué auparavant, à la fin de l’année 1971 les craintes,
oppositions et peurs devant le processus révolutionnaire chilien à l’œuvre se précisent, et se
matérialisent en un certain nombre d’actions, manifestations, dont la plus emblématique est
baptisée « la marche des casseroles ». La nouveauté qu’incarnent ces manifestations de rues
d’une opposition beaucoup plus soudée que durant la première année de l’Unité populaire,
n’éloigne pas pour autant le processus d’approfondissement des applications du projet
révolutionnaire de l’Unité populaire, au début de l’année 1972. Dans ce contexte s’organise
l’UNCTAD III, à Santiago du Chili, du 13 avril au 21 mai 403. C’est le premier événement
d’envergure mondiale organisé par le Chili de l’Unité populaire. Malgré les faiblesses des

401
Lorsque le film fut prêt, nous avons dû faire une première projection pour que Benavente et d’autres gens de la
Catolica la voient («Cuando la película estuvo lista, tuvimos que hacer antesala para que Benavente y la gente de
la Universidad la viera»), «Entrevista a Patricio Guzmán (Sergio Salinas – Héctor Soto)», Primer Plano, numéro
5, été 1973, p.27 (traduction personnelle).
402
En avril le film était complètement terminé («En abril estaba completamente terminada»), idem (traduction
personnelle).
403
« Actes de la conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement », volume 1,
http://unctad.org/fr/Docs/td180vol1_fr.pdf : p.1 (consulté le 27 avril 2016).

122
infrastructures, l’UP relève le défi et profite de l’occasion pour mobiliser ses forces et instaurer
un cadre digne d’accueillir l’événement 404. Par le biais de l’UNCTAD III, le Chili souhaite
s’affirmer comme une des figures de proue, un des symboles du tiers-mondisme et d’un
marxisme rénové, en phase avec son époque, débarrassé de toute tentation teintée de violence.
Cet événement, attirant les regards du monde sur la patrie de Pablo Neruda, est donc l’occasion
d’une grande campagne de communication destinée aux imaginaires, aux représentations,
qu’elles soient nationales ou étrangères. Notons ici que cet effort tendait à affirmer aux esprits
chiliens douteux, une fois de plus, toute l’étendue de la pertinence du modèle révolutionnaire,
ciment du projet de l’Unité populaire. Dans ce contexte, la stratégie d’État consistait à mettre
en avant les nombreux fruits de la voie chilienne vers le socialisme, dans des domaines divers
et variés, afin de promouvoir son modèle et sa viabilité. Au niveau cinématographique fut
organisé un festival pour l’occasion, permettant de programmer un certain nombre de films
(chiliens, latino-américains et autres). Évidemment, les choix concernant la programmation
n’étaient pas innocents : ils participaient à l’exaltation et la mise en valeur du processus guidé
par l’Unité populaire. Et l’œuvre de Patricio Guzmán répondait tout particulièrement aux
critères attendus par les organisateurs.

C’est donc, tout naturellement, pendant cet événement à la portée et aux conséquences
internationales importantes, qu’est programmée la toute première projection officielle du
documentaire de Patricio Guzmán, sous la houlette de l’appareil de distribution et de promotion
de Chile Films. En effet, l’œuvre représentait une tentative novatrice d’illustration du processus
révolutionnaire national, sous une forme audiovisuelle, avec des orientations exaltées et
commémoratives certaines405. En d’autres termes, l’Unité populaire et ses structures
cinématographiques considéraient cette œuvre comme une représentation de la réalité conforme

404
À cette occasion est construit un édifice central pour accueillir la conférence internationale ; la construction de
ce lieu devient comme un symbole de l’état d’esprit des partisans de l’Unité populaire, figure majeure du « souffle
révolutionnaire » incarnée par l’Unité populaire : Sa construction prit le temps record de 275 jours, et tous les
protagonistes du projet, des architectes aux derniers collaborateurs, reçurent le même salaire : celui d’un ouvrier
qualifié de l’époque. En parallèle, des œuvres de Roberto Matta, Nemesio Antúnez, Federico Assler, Mario
Carreño, Roser Bru, Guillermo Núñez, José Balmes et Gracia Barrios se déployèrent, se fondant dans l’architecture
du bâtiment (« Su construcción demoró el récord de 275 días y todos los involucrados en el proyecto, desde los
arquitectos hasta el último colaborador, recibieron el mismo sueldo : el salario de la época de un obrero calificado.
En paralelo, obras de los artistas Roberto Matta, Nemesio Antúnez, Federico Assler, Mario Carreño, Roser Bru,
Guillermo Núñez, José Balmes y Gracia Barrios se emplazaron en el edificio incorporándose a su arquitectura»),
Rodrigo Miranda, «Los 40 Años del edificio del Centro cultural Gabriela Mistral», La Tercera, 20 juin 2011:
http://diario.latercera.com/2011/06/20/01/contenido/santiago/32-73491-9-los-40-Años-del-edificio-delcentro-
cultural-gabriela-mnstral.shtml (consulté le 2 mai 2016) (traduction personnelle).
405
« A partir du moment où vous utilisez l’image, vous pouvez, non seulement illustrer un propos, mais aussi
construire une approche pédagogique et un discours beaucoup plus explicite destiné à une population beaucoup
plus importante », « L’image est une manière », entretien avec Pascal Blanchard (propos recueillis par Mathieu
Darras) pp.15-23, in Claudie Le Bissonnais (dir.), op. cit., p.16.

123
à la façon dont devait être présentée, au public chilien comme au reste du monde, la voie
chilienne vers le socialisme. C’était une sorte de carte de visite filmée du projet, afin de le
promouvoir nationalement et plus globalement. En cela on comprend mieux pourquoi,
rétrospectivement, Patricio Guzmán a pu être défini comme le « cinéaste de l’Unité populaire
»406, étiquette de laquelle il se défend, en mettant en avant son indépendance par rapport à toute
influence/étiquette politique de l’époque407. El Primer Año est diffusé pour la première fois le
13 mai 1972, au cinéma Gran Palace 408, dans le cadre d’un cycle de cinéma spécialement
organisé à l’occasion de l’UNCTAD. L’œuvre fit l’objet d’un effort de communication
publicitaire notable, que nous avons pu découvrir en étudiant la presse nationale et les revues
de l’époque. Il faut noter que, nonobstant la couleur politique des journaux considérés, cette
publicité se diffusa dans la majorité de la presse à grand tirage de la période considérée. L’œuvre
était envisagée, par rapport aux formes communicationnelles dont elle fait l’objet, comme une
représentation cinématographique de la première année de l’odyssée révolutionnaire du peuple
chilien, sous-entendant par la même le rôle de protagoniste du public au processus. El Primer
Año était, en plus d’une illustration des 365 premiers jours d’Allende et du projet qu’il portait,
une invitation envoyée au spectateur pour participer au processus. Et on peut émettre
l’hypothèse que ces formes de communication autour de l’œuvre, novatrices et ouvertes au
public, attisèrent curiosités et engouements : en somme, les meilleurs moyens pour susciter
l’attente du public.

L’avant-première organisée au cinéma Gran Palace, au vu du contexte et des


nombreuses présences étrangères occasionnées par l’UNCTAD III, a pu attirer un public très
hétérogène. Aucune source ne nous permet d’affirmations précises, mais on peut supputer sur
certaines dynamiques et ainsi marquer les esquisses d’un essai de sociologie du public présent
durant la journée du 13 mai 1972. Car l’UNCTAD III a attiré les regards ainsi que les venues
de représentants de multiples États du monde. De délégations entières. Cela occasionna donc

406
C’est le cinéaste qui incarne le mieux le style et l’étendue du cinéma rendu possible pendant la période Unité
Populaire. […] Patricio Guzmán propose de filmer pour narrer l’itinéraire de la révolution («el cineasta que mejor
encarna el estilo y el alcance del cine posible durante la Unidad Popular […] Patricio Guzmán se propuso filmar,
cuenta, el itinerario de la revolución»), Jacqueline Mouesca, Plano secuencia de la memoria de Chile, op. cit.,
p.70 (traduction personnelle).
407
Au Chili, je n’aimais pas le sectarisme de la gauche, je n’étais pas en mesure de le comprendre. […] J’acceptais
toutes les possibilités, depuis le réformisme jusqu’à la lutte armée. Beaucoup de mes collègues ne croyaient pas
en moi car j’étais capable d’accepter les antagonismes sans participer aux polémiques («En Chile no me gustaba
el sectarismo de la izquierda, no era capaz de entenderlo […] Yo aceptaba todas las posibilidades, desde el
reformismo hasta la lucha armada. Muchos colegas no creían en mi porque yo aceptaba las posiciones antagónicas
sin entrar en la polémica»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.133 (traduction personnelle).
408
Mention est faite dans Clarin, 13 mai 1972, p. 14, « «Primera crónica», estreno oficial. GRAN PALACE : 15h
– 18h45 – 22h (único dia de exhibición)». On note ici que le titre définitif de l’œuvre est défini postérieurement à
l’avant-première.

124
l’arrivée massive de journalistes étrangers à Santiago du Chili, pour couvrir un événement
d’envergure internationale ; cela provoqua également le déplacement d’intellectuels et de
représentants politiques chiliens venus des provinces. En tous cas, la capitale chilienne fut,
durant presque un mois, le théâtre d’un mélange de nationalités et d’individus aux statuts
multiples. Cette diversité fut-elle à l’image de la diversité des publics assistant aux trois
projections d’El Primer Año, le 13 mai 1972 ? On ne peut répondre à cette interrogation que
par l’hypothèse, au vu de l’absence de sources permettant d’évaluer l’audience reçue par ces
projections, ainsi que par l’absence de travaux de recherche concernant la question sociologique
des publics chiliens du 7ème art (notamment durant les années 1960 et 1970). Pour autant,
prenant en compte la situation de « carrefour » de Santiago durant le mois de mai 1972, et au
vu des orientations étatiques par rapport au cinéma (l’accessibilité à la majorité étant ligne de
conduite), on peut penser que les publics de cette avant-première se composèrent aussi bien
d’individus appartenant au « peuple » (ouvriers, habitants des quartiers pauvres, etc.) que
d’étudiants (notamment en vertu du fait que l’École des Arts de la Communication de la
Católica était productrice de l’œuvre), de journalistes chiliens et étrangers, de militants des
différents partis construisant l’Unité populaire, de partisans du MIR, de ressortissants étrangers
(participants à l’UNCTAD ou simples spectateurs), etc. On peut supputer le fait que cette avant-
première de l’œuvre de Guzmán rencontre alors une audience bien plus large, en termes
sociologiques, que celle qui sera sienne lors de la sortie officielle de l’œuvre, quelques mois
plus tard. Lorsque les effervescences, le métissage des nationalités et des statuts des individus
auront connu une baisse significative, conséquence logique de la fin d’un événement à la portée
mondiale se déroulant en un lieu précis (et peu habitué, traditionnellement, à toutes ces
dynamiques). Notons que l’événement qu’était l’avant-première d’El Primer Año, le 13 mai
1972, rencontra un certain écho pré-projection dans la presse nationale, en vertu des logiques
publicitaires et communicationnelles des producteurs de l’œuvre. Au contraire, aucune trace
critique n’apparait en consultant cette même presse, à la suite de ces projections, mise à part
quelques lignes dans le quotidien du Parti communiste chilien, Puro Chile409. Cela peut sembler
quelque peu étrange, la logique de « mettre l’eau à la bouche » des lecteurs en prévision d’une

409
Chronique de la première année du gouvernement populaire au Chili. Réalisée par Patricio Guzmán. Beaucoup
d’honnêteté, une grande volonté et Quelques séquences de grande qualité. Nous avons aimé le début ; la marche
des casseroles ; l’excellent usage de la musique (qui met en relief, de façon tonique, certains moments du film).
Le film a beaucoup de défauts, mais nous estimons tout de même que c’est le meilleur film réalisé au Chili sur la
première année du gouvernement populaire (« Crónica del primer Año del Gobierno popular en Chile. La dirigió
Patricio Guzmán. Mucha honestidad, gran voluntad y algunas secuencias muy bien hechas. Nos gustó el principio;
la marcha de las «cacerolas»; la excelente utilización de la música (subrayando tónicamente pasajes del film).
Tiene un montón de defectos: pero creemos que es lo mejor que se ha hecho en Chile sobre este primer Año de
Gobierno Popular»), Puro Chile, 18 mai 1972, p.19 (traduction personnelle).

125
sortie commerciale future prenant souvent tout son sens. Ici, rien de tout cela : à la suite de
l’avant-première, à part dans le journal communiste, c’est un silence continu, dans la presse et
les revues spécialisées, sur Guzmán et El Primer Año, jusqu’aux abords de la date de sortie
officielle de l’œuvre, à la fin du mois de juillet 1972.

Époque révolutionnaire, pratiques novatrices : les projections d’El Primer Año

Le 7ème art, objet de pratiques de diffusions aux velléités massives, est alors considéré
comme un support apte à vivifier le processus révolutionnaire défendu par l’Unité populaire.
Après l’avant-première, l’œuvre commença à se diffuser de manière plus globale au sein de la
société chilienne. Nous avons comme repère le jour de sortie officielle d’El Primer Año dans
le circuit commercial, le 31 juillet 1972. Mais il ne faut pas occulter qu’au-delà des diffusions
classiques en salle (au format 35 millimètres), l’œuvre fut objet d’autres types de projections,
qu’on appelle « itinérantes », au format 16 millimètres, avant, pendant et suite à la sortie
officielle, à la fin du mois de juillet 1972. En effet, en vertu des considérations propres au
cinéma « révolutionnaire », et influencé par le concept cubain de cine-móvil410, le 7ème art,
sous l’Unité populaire, a vocation à être diffusé au plus large panel possible de la population.
Ainsi, toutes les formes de culture devaient cesser d’être seul apanage des élites traditionnelles,
mais étaient destinées à des diffusions massives, avec une préoccupation toute particulière
envers les populations jusqu’ici marginalisées par rapport au dynamisme culturel (et donc
cinématographique) qui traversait la société chilienne. A des préoccupations qu’on peut
qualifier comme la volonté d’une justice culturelle visant à réduire les écarts entre catégories
sociales, s’ajoutaient les objectifs pédagogiques, éducatifs d’un cinéma révolutionnaire. Visant
par la même à diffuser et renforcer la conscience révolutionnaire du peuple : on peut utiliser le
terme « conscientisation » pour résumer cette facette du cinéma chilien produit durant l’Unité
populaire. Ainsi, le souci constant de projeter des œuvres filmiques en dehors du circuit
traditionnel (salles commerciales, universités) se matérialise par des initiatives privées pour
transporter le matériel nécessaire à une projection cinématographique en des lieux
habituellement étrangers au 7ème art. En périphéries urbaines et dans les campagnes,
principalement à proximité de la capitale : usines, syndicats, collèges et lycées, salles
municipales, etc.

410
« Dans le but de contribuer à l’éducation des gouts du public, fut mis en place au tout début de la décennie
[1960] un système de diffusion itinérant, le « cine móvil », chargé de projeter des films dans les lieux les plus
éloignés des grandes villes », Nancy Berthier, Jean Lamore, Cinéma et révolution à Cuba (1959-2003), Saint-Just-
la-Pendue, Sedes-CNED, 2006, p.88.

126
Il est très difficile, dans une perspective historique, d’évaluer précisément le poids de
ces diffusions itinérantes, et ce pour deux raisons majeures : la faiblesse des archives (du fait
de la destruction organisée par le régime militaire qui prend le pouvoir le 11 septembre 1973,
mais aussi du fait du manque de « culture de l’archive » chez les tenants des activités
cinématographiques de l’époque Unité populaire, preuve d’une situation et d’une période
d’instabilité chronique, d’organisations délicates à rationnaliser.), et l’éventuel manque de
fiabilité des témoignages (au vu des tensions internes au sein de l’Unité populaire, et par
conséquent au sein de la « famille » du cinéma chilien de l’époque, les discours et les chiffres
varient, entre plusieurs individus, selon des logiques allant des difficultés pour se souvenir
jusqu’à des conflits idéologiques et/ou personnels pas éteints). On sait donc que ces pratiques
se sont multipliées durant les mille jours de l’Unité populaire, participant à la diffusion d’un
cinéma guidé par le souci de renforcer le processus révolutionnaire chilien, mais sans pour
autant pouvoir quantifier précisément les termes. Notons qu’un travail approfondi dans ce
domaine mériterait d’être envisagé. Il est tout de même intéressant de poser la question des
termes de ces pratiques de cinéma itinérant, avant l’année qui mène au coup d’état. D’après les
propos de Douglas Hubner411, Chile Films n’est pas à la source des tentatives de cine móvil
chilien avant le début de l’année 1973. En parcourant les ouvrages et les sources de l’époque,
on note un certain flou quant aux propos tenus par rapport à l’existence de telles pratiques.
Carlos Flores Del Pino, du Centre de Cinéma Expérimental de l’Université du Chili, relate
notamment le bilan 1972 des projections itinérantes menées par ce pôle cinématographique 412.
Guillermo Cahn également assure l’existence de telles pratiques, lui qui était à l’époque militant
au sein du MIR. Patricio Guzmán lui-même évoque, dans une interview donnée pour
promouvoir la sortie commerciale d’El Primer Año, ses espoirs de diffusions itinérantes de
l’œuvre au sein des lieux que les images mêmes dévoilent. Alors, même si volonté ne signifie
pas systématiquement faisabilité, on peut émettre l’hypothèse de l’existence d’un réseau de cine
móvil dès l’année 1972. Comment, alors, appréhender les propos de Douglas Hubner ? Une

411
Le 1er janvier de cette année nous commençons à distribuer les films en 16mm. Nous disposons de trois équipes
mobiles qui parcourent les usines, les quartiers populaires, les associations citoyennes, les organisations syndicales
et communautaires («el 1 de enero de este Año empezamos a distribuir películas en 16mm. Tenemos tres equipos
móviles que recorren industrias, poblaciones, centros de madres, organizaciones sindicales y comunitarios»), Chile
Hoy, 13 avril 1973, p.24 (traduction personnelle).
412
Dans ces locaux des organisations syndicales et communautaires, dans et en dehors de Santiago, le département
de cinéma de l’université du Chili et sa Cinémathèque ont organisé 337 projections, pour près de 200 000
spectateurs entre janvier et aout 1972. Ce sont les premiers pas d’un réseau de diffusion en 16mm («En
organizaciones comunitarias y sindicales, dentro y fuera de Santiago, el Departamento de Cine de la «U» y su
Cineteca presentaron 337 funciones para cerca de 200 mil espectadores entre enero y agosto de 1972. Es el
comienzo de un circuito en 16mm»), «16mm: la pantalla nómade», Quinta Rueda, numéro 1, octobre 1972, p.18
(traduction personnelle).

127
des explications possibles réside dans la multiplicité des pôles cinématographiques de l’époque.
L’absence d’infrastructures conduisant aux pratiques itinérantes, chez Chile Films, ne signifie
pas absence totale de ces dernières dans le panorama cinématographique chilien de l’année
1972. En effet, l’université du Chili, l’université Catholique (et son prolongement à Valparaiso),
l’université Technique d’état, la CUT, le MIR et ses réseaux (notamment) participaient
activement à la vitalité du 7ème art (malgré les prétentions centralisatrices de Chile Films). Et
leurs possibilités de diffusions d’œuvres ne dépendaient pas exclusivement de la structure et du
soutien étatique, ce que prouvent les propos de Flores Del Pino cités plus haut. Pour autant, en
raison du manque criant d’archives (et d’accès aux archives) concernant Chile Films, autant
que les autres pôles cinématographiques, nous n’avons pas de certitudes quant à ce type de
pratiques originales liées au 7ème art. Ce thème est, à coup sûr, un objet de recherche qui
trouvera des réalisations futures, lorsque la couche d’amnésie qui enveloppe la société chilienne
actuelle aura perdu en épaisseur.

À côté de ces diffusions itinérantes qui caractérisent El Primer Año, il faut s’intéresser
à la diffusion commerciale. Précisons d’emblée que la sortie d’un documentaire dans le réseau
cinématographique commercial chilien est, à cette époque, exceptionnelle, ce type d’œuvre plus
artisanale se bornant, la plupart du temps, à des diffusions hors du circuit traditionnel 413. Cette
œuvre représente « l’exception nationale » à l’époque où elle sort dans le circuit commercial414.
Par l’étude des archives de la presse et des revues spécialisées, ainsi que par les informations
récoltées grâce aux multiples lectures et entretiens, nous possédons de nombreuses informations
sur les cadres de cette exploitation commerciale de l’œuvre de Guzmán. El Primer Año, après
une première projection pour la presse 415 dans une salle de cinéma nationalisée par Chile

413
Le documentaire chilien se caractérise, à l’époque, par un réseau de diffusion limité (plus concentré sur les
quartiers populaires, les usines et les maisons de la culture que sur les salles de cinéma) et des moyens de
production modestes. C’est pour cela que beaucoup de travaux sont faits au format court-métrage, avec des
photographies en noir et blanc et un son direct (« El documental chileno de la época se caracterizaba por su limitado
circuito de exhibición (mas en poblaciones, fábricas y centros juveniles que en salas de cine) y su mínima base de
producción. De ahí que muchos trabajos son hechos en formato de cortometraje, fotografía en blanco y negro y
sonido directo »), Alfredo Barría Troncoso, El espejo quebrado, op. cit., p.68 (traduction personnelle).
414
Sur les quelques quarante films présentés à Santiago durant les mois qui correspondent à l’hiver chilien 1972
(juillet, aout, septembre), 7 sont italiens, 6 français, 6 soviétiques, 4 nord-américains, 3 britanniques, 2 argentins,
2 chiliens et 2 allemands (« De las aproximadamente cuarenta películas presentadas en Santiago en los meses que
corresponden al invierno chileno [1972] (julio, agosto, septiembre) siete son italianas, seis francesas, seis
soviéticas, cuatro norteamericanas, tres inglesas, dos argentinas, dos chilenas y dos alemanas»), Francesco
Bolzoni, El cine de Allende, Valencia, Fernando Torres editores, 1974, p.54 (traduction personnelle).
415
Vendredi 28 fut présenté, en avant-première pour la presse, le film au cinéma Bandera. Le président Allende y
a assisté, tout comme d’autres personnalités notables («El viernes [28] fue el preestreno para la prensa en el cine
Bandera. A ella asistió el Presidente Allende y otras autoridades»), Clarín, 30 juillet 1972, p.18 (traduction
personnelle).

128
Films 416, le 28 juillet 1972 (à laquelle assiste le président Allende, preuve de l’importance
stratégique de ce long-métrage pour l’Unité populaire), sort dans deux salles de la capitale
chilienne, aux caractéristiques distinctes 417, le 31 juillet (première séance à 10h au Pacifico, à
13h au Gran Avenida418). La création de Patricio Guzmán et son équipe, forte d’une campagne
de publicité massive dans la presse chilienne, reste à l’affiche (seulement) jusqu’au 4 aout 1972
au Gran Avenida. Alors que la projection quotidienne à 10 heures du matin se prolonge jusqu’au
20 aout au Pacifico. Là aussi, le manque d’archives ne permet pas d’évaluer, en termes
quantitatifs, l’importance numérique des spectateurs ayant assisté à la projection de l’œuvre,
que ce soit dans la capitale ou en régions. L’affirmation de Guzmán419 (corroborée par Douglas
Hubner420) ne peut donc être vérifiée, et laisse donc planer le doute sur l’audience réelle dont a
bénéficié ce long métrage documentaire.

Réceptions de l’œuvre

Quant aux réceptions de l’œuvre, les archives de la presse et des revues permettent
d’illustrer des critiques allant de l’éloge à la reconnaissance d’indéniables ambitions
cinématographiques. Malgré l’évident parti-pris du réalisateur pour l’Unité populaire et le
processus révolutionnaire qu’elle promouvait (selon les prises de positions et la « couleur
politique » du média envisagé par rapport au gouvernement d’Allende). Au-delà de l’accueil
favorable (qu’on peut aisément comprendre) d’El Primer Año dans la presse des différents

416
Mention est faite de la nationalisation de cette salle (au même titre que les salles Pacifico, Gran Palace, King,
Astor et Cine España) dans la revue Ercilla, 3 mai 1972, p.15. Douglas Hubner évoque le nombre de 280 salles,
dans tout le pays, sous le contrôle de l’État chilien (entretien, 26 novembre 2012, Santiago du Chili).
417
El primer año fut programmé dans une salle centrale (Pacifico) mais aussi dans un cinéma de quartier (Gran
Avenida) (««El Primer Año» se programó en una sala céntrica (Pacifico) y en una de barrio (Gran Avenida)»), La
Tercera de la Hora, 13 aout 1972, p.11 (traduction personnelle).
418
El Mercurio, 28 juillet 1972, p.28.
419
Le film a eu beaucoup d’échos car c’était une œuvre visant à stimuler la classe ouvrière. […] Ouvriers et
paysans voient le film avec un grand plaisir, et ce sont les spectateurs visés par cette œuvre. Naturellement, des
pans de la classe moyenne, des intellectuels, des universitaires la voient également dans les villes. Mais le plus
grand succès eut lieu dans les provinces, où les spectateurs voient leur reflet à l’écran («Tuvo mucho éxito porque
era una obra de estímulo hacia la clase obrera. […] Obreros y campesinos ven la película con mucho agrado y son
el principal público de la película. Y naturalmente, sectores de la clase media, intelectuales, universitarios, que la
ven en las ciudades. Pero el mayor éxito es en la provincia, donde la gente se ve a sí misma »), Pedro Sempere,
Patricio Guzmán, op. cit., p.55-56 (traduction personnelle).
420
El primer año a eu pas mal de succès. […] Il fut projeté dans le pays tout entier («El Primer Año tuvo bastante
éxito. […] El Primer Año, eso se vio en todo el país»), entretien, 26 novembre 2012, Santiago du Chili (traduction
personnelle).

129
partis de gauche qui formait l’Unité populaire (Clarin421, El Siglo422), Chile Hoy423, Ercilla424
en exemples), il faut insister sur l’accueil favorable reçu par ce premier effort « révolutionnaire
» de Guzmán dans des journaux aussi hostiles à Allende et ses partisans que El Mercurio425, La
Tercera de la Hora426, Que Pasa427 ou encore Política, Economía, Cultura428. Les critiques
mettent principalement en avant le manque d’objectivité de l’œuvre, ainsi que le fait de tourner
en dérision les actes et représentations concernant les élites traditionnelles. Pourtant, le fait de
filmer, de donner la parole à une majorité des pans de la population chilienne de l’époque est
souligné, ainsi qu’un certain nombre de séquences du documentaire, permettant de découvrir
plus précisément les différentes facettes de la société chilienne. La célébration documentaire de
la première année de l’Unité populaire à travers la figure du peuple, principal ressort du projet
révolutionnaire envisagé, permet de rallier les critiques les plus diverses et ainsi faire bénéficier
à Guzmán d’un accueil favorable au sein du panorama culturel national, au milieu de l’année

421
Il ne faut pas rater ce film, car en lui trasnpire l’âme véritable de l’homme chilien et du peuple («no hay que
perdérselo porque allí está vivo el verdadero espíritu de los chilenos «choros». El pueblo»), 3 aout 1972, p.12
(traduction personnelle).
422
Une chronique sensationnelle des 365 premiers jours du gouvernement populaire («sensacional crónica de los
primeros 365 días del Gobierno popular»), 31 juillet 1972, p.10 (traduction personnelle).
423
Quand un jeune d’aujourd’hui voudrait montrer à ses enfants ou ses neveux et nièces ce que fut la période 1970-
1971, il aura sûrement recours aux images d’El primer año ; c’est un film vital, qui relaie l’atmosphère de cette
période décisive de notre histoire (« cuando algún joven de hoy quiera mostrarles a sus hijos o nietos lo que fue el
periodo 1970-71, seguramente tendrá que recurrir a las imágenes de «El Primer Año»; «una película vital, que
recrea la atmosfera de hechos decisivos en nuestra historia»), 28 juillet 1972, p.20 (traduction personnelle).
424
El primer año sera un film qu’apprécieront beaucoup de personnes, car même sans saisir toute la portée de ses
images, elles surpassent le simple caractère politique. D’autres seront écœurés par la partialité de l’œuvre. Mais il
est évident qu’il s’agit là d’un film qui révèle un grand cinéaste : surtout un réalisateur d’une grande sensibilité,
unique dans le cinéma chilien («Primer Año será un filme que alegrara a muchos, aunque no comprendan el valor
definitivo de sus imágenes, que va más allá del hecho político. Disgustará a otros que aprecien la parcialidad de
su contenido. Pero es evidente que se trata de una obra que revela a un gran cineasta. Sobre todo, a un realizador
de cine con una sensibilidad extraordinaria, única en nuestro medio»), 9 aout 1972, p.45 (traduction personnelle).
425
Un contenu politique assumé, avec une sensibilité de gauche : le documentaire met l’éloquence de son message
au sein-même des faits relatés. Même si d’autres pensent différemment, ou se sentent meurtris par les faits montrés
à l’écran, il faut reconnaître la grande habileté artisanale de l’œuvre, munie d’une intelligence pour distiller de
l’originalité et même de l’attrait qui, jusque-là, ne semblaient pas porter en eux d’imagination («De franco
contenido político y tenida línea de izquierda, el documental pone la elocuencia de su mensaje en los hechos
mismos. Aun aquellos que piensen distinto o se sientan disgustados con los planteamientos que se exhiben, habrán
de reconocer que se trata de un filme de gran habilidad artesanal e inteligencia para imprimir originalidad y hasta
atractivo a hechos que nada tienen de imaginativos»), 2 aout 1972, p.2 (traduction personnelle).
426
El primer año nous laisse une saveur positive (««El Primer Año» deja un saldo a favor»), 13 aout 1972, p.11
(traduction personnelle).
427
El primer año. Riche argumentaire filmique (« El Primer Año. Rico Anecdotario Fílmico»), 3 aout 1972, p.2
(traduction personnelle).
428
C’est du cinéma, de premier choix, peut-être même un des meilleurs documentaires faits dans notre pays ;
Excellent documentaire, où le talent du réalisateur se connecte avec la caméra imaginative et agile de Tonio Rios,
qui s’unit également à une équipe qui montre ses compétences en matière de cinéma. Pourtant, celle-ci ne doit pas
oublier […] qu’un des dix commandements dit : «Tu ne mentiras point» («es cine y de primera categoría, y
posiblemente uno de los mejores documentales logrados en nuestro país»; «Un excelente documental, donde el
talento del director se une a la cámara imaginativa y ágil de Tono Ríos aunado a un equipo que demuestra que
sabe hacer cine, pero que no debe olvidar […] que uno de los 10 mandamientos ordena: «No mentir»«), 4 aout
1972, p.14 (traduction personnelle).

130
1972. Ce dernier, déjà précédé d’une bonne réputation au sein du cinéma chilien, voit sa
crédibilité de cinéaste révolutionnaire, certes, mais aussi de cinéaste dans le sens le plus stricte
du terme, s’accroître429. Devenant un des cinéastes en vogue pendant l’Unité populaire. El
Primer Año obtient d’ailleurs le Prix national de la Critique chilienne en 1972 430. Patricio
Guzmán, qui envisageait El Primer Año dans une perspective nationale alors même que l’œuvre
avait été promue par l’État comme une illustration filmique du processus révolutionnaire chilien
durant l’UNCTAD III431, ne se doute pas encore que son premier documentaire depuis son
retour d’Espagne trouve, durant l’année 1972, des échos importants en dehors des frontières.
Des échos qui participent à la progressive diffusion d’El Primer Año en terres francophones.
Nous sommes en présence d’un cas de transfert culturel, qu’il convient d’étudier avec prudence.

3. Voyages et engrenages d’une œuvre d’art qui dépasse les frontières

a. Le rôle majuscule de Chris Marker, médiateur transnational

Chris Marker est un documentariste de renom, reporter filmique des agitations


révolutionnaires qui traversent le contexte international depuis la fin des années 1950
(notamment à Cuba432 ou au Vietnam433). Né le 29 juillet 1921 à Neuilly-sur-Seine, Christian-
François Bouche-Villeneuve, diplômé en philosophie, entré en résistance lors du second conflit
mondial, aborde la seconde partie du siècle en travaillant pour l’UNESCO. Ses multiples
voyages lui forgent une sensibilité particulière, renforcée par la pratique quotidienne de la
photographie. Peu à peu, le support cinématographique devient son instrument de création
privilégié, portant un regard critique, subjectif et original sur des thèmes et débats
contemporains. Deux exemples : Les statues meurent aussi, court-métrage coréalisé avec Alain
Resnais en 1953, dénonçant l’impérialisme culturel européen par rapport au continent africain,

429
Résumé par le titre de l’article « SE REVELA UN NUEVO DIRECTOR – PRIMER AÑO », El Mercurio, 2
aout 1972, p.2.
430
Sempere, Guzmán, op. cit., p.253.
431
Le film doit être parfait pour les travailleurs, pour la presse étrangère, pour d’éventuelles projections à Paris
ainsi que pour son avant-première à Santiago. Tout cela est absurde. Ce n’est pas un film destiné à une trajectoire
internationale («tiene que ser óptima para los trabajadores, tiene que ser óptima para la prensa extranjera, óptima
para que se proyecte en Paris y óptima para que se estrene en Santiago. Lo cual es absurdo. No es una película
para el exterior»), Chile Hoy, 28 juillet 1972, p.21 (traduction personnelle).
432
« En janvier 1961, Marker tourne Cuba si. Le film célèbre le second anniversaire de la Révolution, et le début
de l’année de l’Education », Bamchade Pourvali, Chris Marker, Paris, Les Cahiers du Cinéma – SCEREN-CNDP,
2003, p.18.
433
« en 1967, il mène de front avec un certain nombre de techniciens engagés […] la direction du film collectif
Loin du Vietnam visant à engager des intellectuels dans la dénonciation de l’intervention américain au Nord-
Vietnam », Catherine Roudé, La société de production et de distribution Slon/Iskra : réseaux professionnels,
réseaux militants, Séminaire doctoral commun Paris 1, Paris IV, 2011/2012, p.3.

131
mais aussi Le joli Mai (1962), témoignage filmique du Paris du début des années 1960, alors
que les débats concernant l’indépendance de l’Algérie sont en vogue434. Adepte d’un cinéma
militant qui se radicalise durant cette décennie 435, il se positionne alors comme un défenseur du
paradigme révolutionnaire, sans pour autant préciser ses engagements quant à ce dernier.
Notons son goût pour l’expérimentation cinématographique 436 et son rapport au 7ème art, qu’il
considère comme support informatif (pour un public de non-initiés) à caractère militant 437, dans
une France (celle du général De Gaulle) où les médias étaient encore très dépendants du pouvoir
politico-économique.

À ces fins précises, Marker et quelques collaborateurs438 créent SLON (société de


Lancement des Œuvres Nouvelles, qui en russe signifie « éléphant »), dans le but de favoriser
l’existence d’espaces transnationaux dédiés aux créations cinématographiques novatrices et «
engagées »439, avec une envie prononcée de prolonger l’expérience des groupes Medvedkine440
en France, ainsi qu’en décelant des variantes, ailleurs dans le monde441. Logiquement, les jeunes
mouvements cinématographiques latino-américains « révolutionnaires » sont visés par les
curiosités de SLON et de son membre le plus prestigieux 442. Il faut dire que la Société de
Lancement des Œuvres Nouvelles est fondée après un effort cinématographique collectif
dénonçant l’intervention nord-américaine au Vietnam, dans le but de créer les conditions
nécessaires de diffusion de cette œuvre, sujette à « l’ignorance volontaire » des circuits de
communication de masse de cette époque. Portée par la puissante volonté de créer des espaces,
au sein du paysage culturel hexagonal, dédiés à la diffusion d’un cinéma politique, radical et
novateur, les fondateurs de SLON soutiennent un militantisme cinématographique, destiné à

434
« Le joli mai, film qu’il s’apprête à tourner pour la première fois dans son propre pays. En effet, la France de
mai 1962 inaugure une nouvelle ère de son histoire. Le 18 mars, les accords d’Evian mettent fin à huit ans de
guerre en Algérie », Bamchade Pourvali, op. cit., p.32.
435
Pourvali date l’année 1967 comme un repère clé dans la radicalisation du cinéma de Chris Marker : « 1967-
1977 : une période militante », ibid, p.39.
436
« En avril 1968, Chris Marker est à l’origine d’un groupe de cinéastes ouvriers qui prend le nom de Medvedkine,
l’initiateur du ciné-train dans la Russie de 1932 », idem.
437
« Les productions de la coopérative doivent donc à la fois être informatives pour le public non-politisé et utiles
à la réflexion du public militant », Catherine Roudé, op. cit., p.8.
438
« Onze personnes signataires des statuts de Slon en novembre 1968 », ibid, p.5.
439
« Slon (Iskra depuis 1974) a été créée dans le but de permettre l’existence de films exclus des canaux
cinématographiques et télévisuels traditionnels aussi bien par leur forme que par leur contenu », ibid, p.1.
440
« La création administrative de Slon se fait dans le but de poursuivre concrètement l’expérience
cinématographique entamée avec les ouvriers de Besançon, bientôt baptisés groupe Medvedkine. Cela se traduit
par des moyens techniques et financiers ainsi que par des ateliers de formation animés par des professionnels afin
que les ouvriers puissent tourner leurs propres films », ibid, p.3-4.
441
Fort de la création de l’ICAIC à Cuba et des collectifs de cinéma politique qui émergent en France après Mai
68, Chris Marker est à la recherche d’expériences cinématographiques similaires liées à un contexte politique
particulier, ibid, p.4.
442
Sur les liens entre Chris Marker et le cinéma latino-américain, une référence essentielle : Carolina Amaral
Aguiar, O cinema latino-americano de Chris Marker, São Paulo, Alameda, 2016.

132
multiplier la diversité des lieux de projection des œuvres défendues. Ainsi, au-delà d’un réseau
cinéphile étendu (ciné-clubs, associations ainsi qu’établissements d’enseignement secondaire
et supérieur), les mondes du politique incarnent d’autres théâtres de projections possibles (dans
les locaux syndicaux, au sein des sections des partis politiques autant que durant des
manifestations culturelles engagées), tout autant qu’un certain nombre de salles de cinéma (où
le réseau estampillé « art et essai » règne, avec pour exemples majeurs le réseau parisien,
marqué par la prépondérance du Quartier latin). Ainsi, ces orientations de SLON contribuent
au développement de pratiques cinématographiques inédites dans l’Hexagone : les groupes
Medvedkine. C’est durant les grèves ouvrières de Rhodiacéta, en février-mars 1967, que Chris
Marker et certains de ses acolytes se déplacent à Besançon pour filmer les événements, et ainsi
manifester leurs soutiens aux doléances défendues par les ouvriers. Marker, ayant rencontré
Medvedkine peu de temps auparavant, manifeste son désir d’un engagement plus profond de sa
condition de cinéaste avec les groupes ouvriers, afin d’œuvrer à une création
cinématographique radicale (en vertu de l’idée d’un « cinéma révolutionnaire » créé par le
moteur théorique du paradigme révolutionnaire dans la dialectique marxiste : la classe
ouvrière). C’est dans ce contexte que se crée donc le groupe Medvedkine de Besançon, pour
créer du matériel filmique autant qu’approfondir les horizons du cinéma militant français (au
même titre que d’autres groupes se créant à la même période, comme Dziga Vertov). Très vite,
un groupe similaire se fonde à Sochaux, autre espace géographique caractérisé par une
concentration ouvrière forte443. Plusieurs œuvres voient le jour, produites par ces groupes. Elles
contribuent à donner un certain éclat militant à ce type de pratique cinématographique.

C’est donc tout naturellement que le nouveau cinéma chilien éveille curiosités et
engouements pour une certaine frange du cinéma français, intéressée par cette voie chilienne
vers le socialisme défendue par l’Unité populaire de Salvador Allende. Par les nouvelles formes
d’expressions cinématographiques, par les attractions dues au paradigme révolutionnaire autant
que par la possibilité d’un renouvellement des modèles politiques issus du marxisme, la
situation chilienne (immortalisée par le cinéma du début des années 1970, national et étranger)
avive des intérêts divers et variés. C’est dans ce contexte que Chris Marker traverse
l’Atlantique, à l’occasion du tournage du long métrage de Costa Gavras 444, afin de découvrir
une société chilienne parcourue par ce processus de transition au socialisme. Très vite, ses
réflexes de cinéaste s’expriment : la volonté de filmer la réalité du pays de Violeta Parra se fait

443
Notamment avec les usines Peugeot.
444
Costa-Gavras, État de siège [images animées], France-Italie-R.F.A., Unidis, 1972, 130 minutes, couleurs. La
période de tournage, au Chili, s’étend du 8 mai au 29 juillet 1972.

133
sentir, afin d’illustrer par l’image les engouements à l’œuvre dans le cadre hexagonal 445. Mais,
à la vue d’un documentaire, réalisé par Patricio Guzmán, retraçant la première année du
gouvernement de Salvador Allende, ses plans changent.

Patricio Guzmán lui-même a écrit, le 2 aout 2012, un texte à l’allure d’éloge funèbre
pour Chris Marker, décédé le 29 juillet de cette même année 446. Ce document témoigne (entre
autres) de la première rencontre entre le documentariste chilien et le fondateur du collectif
SLON, ce qui en fait une source historique de premier plan pour notre travail de recherche.
C’est donc en mai 1972 (certainement peu de temps après avoir assisté à l’avant-première de
El Primer Año le 13 mai, car c’en était la seule diffusion), que Chris Marker frappe à la porte
de Guzmán, afin de connaître la disponibilité de l’œuvre pour une diffusion à l’échelle
francophone. Ce dernier, sans doute étonné de cet intérêt inattendu pour une œuvre qu’il
considérait comme uniquement vouée à vivre en terres chiliennes, accepte et laisse à la
disposition du documentariste français une copie de l’œuvre 447, conscient de l’opportunité qui
se présentait alors pour sa carrière de cinéaste autant que pour rallier les sympathies
hexagonales à l’égard de la voie chilienne vers le socialisme. Ainsi débute la relation entre
Guzmán et Marker, ce dernier étant le premier maillon d’un réseau de multiples médiateurs
culturels qui contribueront à diffuser les œuvres de Guzmán en France, depuis l’année 1972 et
jusqu’à nos jours. De cette façon débute l’existence francophone d’El Primer Año, autant que
la relation cinématographique entre Guzmán et l’Hexagone. Une fois en possession de la
version originale du documentaire, en langue espagnole, Marker et le collectif SLON se
trouvent dans l’obligation de procéder à une adaptation de l’œuvre aux contextes de diffusion
hexagonaux. Il s’agit de doubler les voix (à l’époque le sous-titrage n’était pas la norme) et de
créer une sorte de préambule à l’œuvre, rappelant le contexte qui régissait la société chilienne
afin de donner les informations historiques les plus précises possibles sur ce que le spectateur
français allait voir à l’écran. Pour ce faire, Chris Marker et le collectif qui l’accompagne

445
« Chris Marker s’est rendu au Chili pour y tourner et en rapporter la matière d’un film destiné à donner un
panorama et à faire le bilan de la situation du pays après dix-huit mois de gouvernement de l’Union Populaire »,
« Brève rencontre », Ecran, n°13, mars 1973, p.38.
446
« Ce que je dois à Chris Marker » (envoyé par Patricio Guzmán le 3 octobre 2012).
447
« C’est à cet instant précis que ma modeste carrière de jeune cinéaste fit un bond considérable, car Chris Marker
est reparti, emportant dans ses valises un master 16 millimètres du film ainsi que les bandes sonores », idem.

134
mobilisent un certain nombre de leurs réseaux, pour le doublage 448 ou le préambule
introductif449.

Ainsi, par le travail de SLON et de sa figure de proue, El Primer Año devient La


Première Année et bénéficie, par le prestige des noms participant à la francisation de l’œuvre,
d’une publicité notable avant même le début des diffusions hexagonales. Notons également
que, au vu de la variété des réseaux artistico-culturels hexagonaux, la participation de certains
de ses membres à l’adaptation d’El Primer Año a sans doute contribué au développement d’un
bouche à oreilles au sein de ces milieux, et de leurs prolongements militants. La sortie officielle
de l’œuvre est accompagnée d’une modeste campagne de publicité, en vertu des multiples
curiosités françaises vers le Chili d’Allende. La diffusion hexagonale de La Première Année
tendait à illustrer visuellement tout ce qui s’était écrit depuis l’arrivée au pouvoir de l’Unité
populaire, de par les vertus englobantes propres à cet effort cinématographique. C’était aussi
un film qui pouvait mettre en contexte d’autres œuvres cinématographiques concernant le Chili,
par l’importance de ses contenus « informatifs »450.

b. Diffusions et réceptions hexagonales : le lointain est d’actualité

C’est au cinéma d’art et d’essai du Studio de la Harpe, dans le Quartier latin (13, rue
Saint Séverin, dans le 5ème arrondissement de Paris) qu’est projeté La Première Année. Ce
cinéma récent451 appartient à un réseau de salles d’art et essai ample, qui semble répondre aux

448
François Périer est le narrateur, Delphine Seyrig incarne les mots de la bourgeoisie avec un charme moins
discret que dans le film de Buñuel. Françoise Arnoul, Bernard Paul, Georges Rouquier, Edouard Luntz et beaucoup
d’autres se partagent les mots des femmes, des pêcheurs, des paysans, des militants, alors que deux illustres avocats
parisiens, Georges Kiejman et Léo Matarasso, ont accepté d’incarner les qualités d’orateurs de deux tribuns : Fidel
Castro et Salvador Allende («es François Périer que asume el papel del narrador, es Delphine Seyrig que modula
las reflexiones de una burguesía con un encanto menos discreto que en la película de Buñuel, son Françoise Arnoul,
Bernard Paul, Georges Rouquier, Edouard Luntz y muchos otros que se dividen los textos de las mujeres, de los
pescadores, de los campesinos, de los militantes, mientras que dos grandes abogados parisinos, el abogado Georges
Kiejman y el abogado Léo Matarasso, han aceptado de representar el arte oratorio cuando se trataba justamente de
un abogado y de un médico que han llegado a ser tribunos: Fidel Castro y Salvador Allende»), Chris Marker,
Press-book «La Première Année» (source : http://lemagazine.jeudepaume.org/2012/08/patricio-Guzmán/,
consultée le 15 mars 2017) (traduction personnelle).
449
« Il avait enfin ajouté un prologue de près de huit minutes qui retraçait efficacement l’histoire du Chili et plus
particulièrement celle du mouvement ouvrier mené par Allende. C’était un montage de photographies noir et blanc
prises par Raymond Depardon lors d’un voyage qu’il venait de faire au Chili. Le récit, écrit par Chris, était une
merveille de synthèse. Quant à la musique, basée sur un jeu de cordes atonales, elle insufflait de l’onirisme à
l’ensemble. Le court-métrage finissant, le générique débutait dans la lancée sur le titre du film: «La Première
Année» », Patricio Guzmán, « Ce que je dois à Chris Marker ».
450
« L’auteur de la Première Année, Patricio Guzmán, est l’interprète principal du film d’Helvio Soto sorti
récemment sur nos écrans : Vote plus fusil », Jean-Luc Douin, Télérama, 17 février 1973.
451
« Le développement du quartier commence – et de façon très spectaculaire – au moment où le mouvement art
et essai est enfin reconnu (l’Association française des cinémas d’art et essai est créée en 1955). Une myriade de
petites salles ouvrent leurs portes rue Champollion (le Logos, le Noctambule, le Quartier Latin, le Médicis), rue
Cujas (le Studio Cujas), rue Henri Barbusse (Studio du Val de Grâce), rue de la Harpe (Studio Saint-Germain),

135
attentes d’un public aux attentes et pratiques ciblées452. Ce type de salle de cinéma, situé dans
un quartier défini comme son épicentre453, parvient à se démarquer par rapport à un contexte
où les salles se dépeuplent, par le renouvellement des programmations et des thématiques
abordées, teintées de contenus artistico-politiques454 qui répondent aux aspirations d’un public
où la jeunesse est prépondérante455. Pour autant, il faut bien mettre en avant le fait que les
projections organisées dans ce type de salles attirent un public d’habitués, de cinéphiles, de
militants et d’intellectuels. Le succès de ce cinéma d’art et essai n’est en rien massif, il ne
concerne qu’un microcosme à taille variable d’individus préparés à autre chose que le simple
divertissement cinématographique 456. Il faut donc nuancer les impacts des œuvres projetées
dans les salles d’art et essai, car les mentions faites dans la presse et les revues
cinématographiques de l’époque n’en font pas des succès au boxoffice. Concernant d’éventuels
autres lieux de diffusion commerciale, dans le circuit cinématographique traditionnel, aucune
des sources consultées ne mentionnent une autre salle de cinéma, notamment en dehors de la
capitale française.

Au-delà de la diffusion commerciale à proprement parler, en France également existent,


depuis la fin des années 1960, d’autres types de diffusions, caractérisées par des velléités
militantes brisant les carcans traditionnels de la projection en salle. Chris Marker étant le
premier médiateur culturel participant au voyage d’El Primer Año jusqu’en France, il convient
de s’intéresser à ses activités (couplées à celles de SLON) en ce domaine : elles vont de pair
avec les groupes Medvedkine. Car en même temps que se développe une relation militante et
pédagogique entre professionnels du cinéma et ouvriers, ce cadre dédié au 7ème art créé par les
groupes, à Besançon comme à Sochaux, permet à SLON de diffuser des œuvres

rue Saint Severin (Studio de la Harpe, Studio Saint Severin), rue du Dragon (le Dragon), et rue de l’École de
Médecine (le Racine). Les salles de première exclusivité sont rares, mais la programmation art et essai est de
qualité », Virginie Champion, Bertrand Lemoine, Claude Terreaux, Les cinémas de Paris (1945-1995), Paris,
Délégation à l’action artistique de la ville de Paris, 1996, p.48.
452
Roger Diamantis, propriétaire du cinéma Saint André des Arts (fondé en 1971) illustre cette idée : « un autre
public est né. Ce public est prêt à traverser tout Pris pour voir un film. Et le Quartier Latin est idéal pour rentabiliser
les films que l’on aime », Virginie Champion, Bertrand Lemoine, Claude Terreaux, op. cit., p.48.
453
« Le Quartier Latin est un haut lieu du cinéma à Paris. Les pionniers de l’art et essai y ont fait leurs premières
armes », idem.
454
« Les œuvres à caractère personnel ou plus militant du seul point de vue cinématographique sont nombreuses,
elles circulent dans les salles « art et essai » et dans les ciné-clubs, elles sont relayées par la critique qui les soutient
plus que jamais », Charlotte Laine, Les étudiants français et le cinéma (1963-1975), sous la direction de Jean-
François Sirinelli, Master recherche, Institut d’Etudes Politiques de Paris, septembre 2006, p.58-59.
455
« Alors que la fréquentation décline partout, le Quartier Latin fait preuve d’une belle vitalité et profite
amplement de la manne que représentent les nombreux étudiants », ibid, p.74.
456
N’oublions pas que le cinéma de masse, basé sur le divertissement, rencontre de francs succès au début des
années 1970, notamment avec les films où Louis de Funès est en premier plan (La Grande Vadrouille (1966), Les
aventures de Rabbi Jacob (1973).

136
cinématographiques militantes venues d’ailleurs, destinées à augmenter la prise de conscience
ouvrière, dans une optique révolutionnaire. Mention est faite d’une projection de La Première
Année à Sochaux457, ce qui prouve bien que, sans en connaître l’amplitude ni l’audience, il
existe bien, au début de l’année 1973, des pratiques hexagonales s’apparentant au cine móvil
évoqué plus haut. Le manque de sources ne nous permet que peu d’étayer le propos (et
notamment identifier d’éventuelles projections dans d’autres cadres, comme les ciné-clubs ou
encore les milieux universitaires). Mais il parait essentiel de souligner une certaine similarité
des pratiques, entre Chili et France, de ce point de vue-là, pour mieux comprendre l’intérêt porté
à l’œuvre de Guzmán par Chris Marker. Ainsi, il existe bien, en France, des interprétations
similaires à celles venues du Chili quant à l’aspect pédagogique de cette œuvre, guidées par des
volontés de conscientisation du monde ouvrier. Alors même que le paradigme révolutionnaire
présent dans l’Hexagone, après l’échec de mai 1968, voit ses applications pratiques se
renouveler, notamment dans le cadre d’un certain cinéma français.

Réceptions hexagonales de l’œuvre

La Première Année s’invite sur quelques écrans hexagonaux à l’heure où la campagne


politique et communicationnelle relative aux élections législatives de mars 1973 bat son plein.
Hasard des calendriers, durant ce même mois se déroulèrent également les législatives
chiliennes, cruciales pour l’avenir du pays et de l’Unité populaire. Ainsi, dans un paysage
politico-militant français marqué par de franches divisions entre partisans d’une société libérale
plus affirmée, gaullistes, défenseurs de l’union de la gauche et gauchistes de tous bords, le Chili
de l’Unité populaire, par ce qu’il représentait et le parallèle évident avec la situation
hexagonale458, contribuait à augmenter les clivages. Alors que les diverses organisations des
droites françaises mettaient en doute (voire critiquaient franchement) le projet chilien et ses
applications, en vertu d’un anticommunisme non dissimulé (notamment), de nombreuses forces
se définissant des gauches politiques (soutenues par une ample intelligentsia) s’évertuaient à
mettre en valeur l’Unité populaire, Salvador Allende et ce projet révolutionnaire respectant les
termes de la démocratie459. L’expérience chilienne donnait du crédit à la jeune union des

457
Dans la revue chilienne Quinta Rueda, numéro 5, avril 1973, p. 11.
458
Dans le Télérama du 17 février 1973, Jean Luc Douin écrit : « Le 4 mars prochain, les élections législatives au
Chili décideront si l’Union populaire garde le pouvoir ou si l’opposition obtient la destitution du président Allende.
C’est aussi en mars que les Français iront voter. Comment les électeurs français ne feraient-ils pas quelques
rapprochements ? ».
459
À titre d’exemple, lorsqu’un navire transportant du cuivre chilien est saisi, au Havre, des protestations
s’organisent chez les diverses forces de la gauche française : « un meeting d’appui avait été organisé au Havre par
les principaux syndicats et partis de gauche français, CFDT, CGT, FEN, PC, PS, qui tous réaffirmaient « le droit
imprescriptible du peuple chilien à disposer souverainement de ses ressources » », Pierre Vayssière, Le Chili

137
gauches françaises, par les succès réels et symboliques qu’elle obtenait, incarnés dans l’œuvre
de Guzmán (la projection métaphorique des expectatives à l’œuvre dans l’Hexagone vers le
Chili étant de mise460). Dans une dynamique inverse, les autres camps politiques hexagonaux
s’appliquaient à dévoiler faiblesses et ambigüités du Chili d’Allende en dévoilant celles de La
Première Année461. Au sein de ce contexte, le long-métrage, par son contenu célébrant et
promouvant les bienfaits de la voie chilienne vers le socialisme, se convertit en un objet culturel
« publicitaire » pour l’union de la gauche ; de plus, son caractère documentaire lui donnait une
(supposée) crédibilité supplémentaire pour attester des réalités chiliennes du moment 462. À
l’heure où mille avis s’entremêlaient, dans les débats hexagonaux, sur le Chili d’Allende. D’où
quelques critiques parues dans le paysage intellectuel, souvent favorables à cette œuvre, au sein
d’une certaine presse hexagonale. Le Monde diplomatique, Télérama, Politique Hebdo,
L’Humanité, Le Figaro, France Soir, Ecran, Cinéma et Image & Son consacrèrent quelques
mots (voire quelques pages) à l’œuvre de Guzmán, selon des logiques politiques évidentes bien
que différentes.

La Première Année obtint un succès d’estime notable auprès d’un nombre restreint de
spectateurs, ces derniers appartenant notamment à une intelligentsia parisienne défendant des
intérêts politiques précis, au début d’une année 1973 marquée par la force des espoirs face à la
toute récente alliance stratégique entre Parti communiste, Parti socialiste et Mouvement des
radicaux de gauche463. Notons ici qu’à part la mention faite d’une diffusion à Sochaux, dans le
cadre des groupes Medvedkine, aucune autre précision n’est disponible pour évoquer le
parcours de l’œuvre ailleurs que dans la capitale française. Il semble (en espérant que de futures
recherches sur ces thématiques éclairent nos doutes) que les projections aient été principalement

d’Allende et de Pinochet dans la presse française : passions politiques, informations et désinformation (1970-
2005), Paris, L’Harmattan, 2005, p.36-37.
460
André Cornand écrit : « Alors, il nous faut voir le film de Patricio Guzmán, écouter les voix de ses personnages
vrais, entendre leur souci pour une vigilance permanente. Car, à la veille de ce mois de mars plein d’espérances,
même si la victoire n’est pas pour demain, il nous faudra bien, en mars 1974, ou plus tard, entreprendre un jour un
film qui pourra s’intituler aussi : La première année », Image & Son : la revue du cinéma, n°270, mars 1973, p.2.
461
Un exemple avec Pierre Mazars : « Si la moisson des choses vues est abondante, pittoresque, bien filmée et
l’exposé des événements très clair, leur analyse reste superficielle. Cette « lettre un peu longue », comme dit
Patricio Guzmán de son film, nous parle du Chili en termes enthousiastes et généreux ; elle ironise à propos de
certains des adversaires de la gauche, et même de quelques-uns de ses partisans (les intellectuels) : elle reconnait
que le nouveau gouvernement a commis des fautes, mais sans préciser lesquelles ; elle évoque des complots tramés
contre le régime, mais sans en démonter les rouages. Comme toutes les effusions, elle s’adresse au cœur et non à
la tête », Le Figaro, 22 février 1973.
462
Guy Gauthier : « Le film de Patricio Guzmán que nous présente SLON […] est un exemple parfait de contre-
information », Image & Son : la revue du cinéma, op. cit., p.8.
463
«On parle ici surtout d’un succès d’estime, et non public, puisque le « Nouveau Cinéma » n‘atteint qu’un certain
public, mais on ne saurait oublier le soutien inconditionnel des critiques et des réseaux de salles « art et essai »
ainsi que les ciné-clubs, qui défendirent avec force ce mouvement cinématographique », Charlotte Laine, op. cit.,
p.60.

138
consacrées à un public parisien, dans un pays marqué par une forte centralisation, notamment
au niveau culturel. La Première Année, première œuvre de Patricio Guzmán à connaître une
trajectoire française (et même francophone 464), s’insère donc dans une période où le Chili
d’Allende attire l’attention, provoque intérêts et même engouements multiples, à l’heure
d’élections législatives qui représentent un premier test pour la jeune union des gauches
françaises. Et ce contexte conditionne les réceptions de l’œuvre dans l’Hexagone, des contenus
venant d’ailleurs étant perçus selon les logiques locales. C’est l’union de la gauche française
qui est mise en avant, exaltée, dans l’optique de succès électoraux futurs. Ainsi cette œuvre
cinématographique de célébration « éclairée », allant à l’encontre de nombreux discours
négatifs sur l’Unité populaire au début d’une année 1973 cruciale, permet de conserver la part
d’utopie que représentait, pour un certain nombre d’individus, le Chili de Salvador Allende.
Quitte à passer certaines réalités de l’époque sous silence. Cet essai d’étude d’un cas de
transferts culturels du Chili vers la France, avec La Première Année, nous donne un certain
nombre d’informations, d’indications qui sont des prémices à ce que seront les réseaux de
médiateurs culturels qui participeront à des diffusions plus massives des œuvres du cinéaste
chilien, et notamment de sa trilogie majeure, La Batalla de Chile, dès le milieu des années 1970.
Patricio Guzmán, après toutes ces diffusions extérieures de sa première œuvre majeure, devient
une personnalité d’envergure au sein du paysage cinématographique chilien. Ses engagements
par rapport au projet révolutionnaire s’approfondissent à la suite des accueils réservés à El
Primer Año. Au moment où surviennent les premières grandes difficultés, au pays
révolutionnaire désiré par Salvador Allende et ses partisans.

464
Le film sort en dehors du Chili, grâce à ce biais, pour se diffuser en France, en Belgique, en Suisse, au Canada,
en Algérie… (« La película sale fuera de Chile por esa vía y se divulga en Francia, Bélgica, Suiza, Canadá,
Argelia…»), Sempere, Guzmán, op. cit., p.56 (traduction personnelle).

139
DEUXIÈME PARTIE : AU CŒUR DES
BATAILLES, JUSQU’À L’EXIL (1972-
1979)

140
A. Engagements artistiques sur le « Bateau ivre » chilien
À l’extrême fin des années 1970, et après avoir conclu dans la douleur le montage de la
dernière partie de sa trilogie La batalla de Chile, El poder popular, Patricio Guzmán quitte
Cuba, où il s’était installé dans les premières semaines de l’année 1974. Il a quitté le Chili pour
survivre, lorsque s’effondre le rêve de la révolution promise par Salvador Allende. Traumatisé
par l’arrivée d’une violence militaire frénétique, il fuit avec, dans ses valises, l’espoir de créer
une œuvre filmique représentative de l’aventure de vie qu’incarnent les derniers mois de l’Unité
Populaire. C’est la Cuba révolutionnaire, entité forte au sein des réseaux artistiques
transnationaux de la Tricontinentale, qui se révèle la meilleure option pour répondre à ses
besoins créatifs. Le mastodonte visuel et historique qui deviendra La batalla de Chile se
construit, entre doutes, déracinements et refus du réel, entre 1974 et 1979, jusqu’à épuiser le
documentariste. En effet, sa vie entière est bouleversée par le coup d’État militaire du 11
septembre 1973 ; il en témoigne, en collaboration avec une grande partie de l’équipe « Tercer
Año » originelle, par une fresque cinématographique didactique, foisonnante, afin de faire vivre
les mémoires de ce que fut le Chili avant la dictature. En 1979, l’Unité Populaire n’est plus
qu’un souvenir et l’artiste, reconnu à l’international et membre actif de réseaux culturels
transnationaux, quitte Cuba et sa famille pour ouvrir la porte du premier jour du reste de sa vie.

1. La fiction est rattrapée par les radicalités du réel : La respuesta de


octubre

El Primer Año s’achève sur l’évocation visuelle de l’expression urbaine des


mécontentements d’une partie de la population chilienne par rapport à la politique du
gouvernement, en décembre 1971. Ces images sont annonciatrices, dans le sens où elles ouvrent
la porte à la prudence, pour les partisans du projet de société véhiculé par Salvador Allende et
son gouvernement, face aux oppositions multiformes. L’année 1972 va marquer ce qu’on peut
nommer le point de retournement de la conjoncture économique, sociale et démocratique
chilienne465. Peu à peu, en raison de facteurs internes comme externes, de tensions
sociopolitiques entre droite et gauche autant qu’à l’intérieur même de l’Unité populaire, la

465
«Durant la seconde année de la présidence d’Allende, des tendances économiques négatives commencent à se
manifester. Elles sont dues aux conspirations internes et externes autant qu’à la chute du cours du cuivre et au
ralentissement de la production générale à cause de l’état de mobilisation sociale qui touche le Chili, dans tous les
secteurs, même les secteurs ouvriers», Sofía Correa, Historia del siglo XX chileno, op. cit., p.268 (traduction
personnelle).

141
situation chilienne se détériore, minée par la radicalisation des conflits 466, les doutes nombreux
par rapport au système démocratique et un contexte géopolitique défavorable. C’est durant cette
année 1972 cruciale pour l’analyse de l’Unité populaire que Patricio Guzmán s’engage plus
profondément dans les arcanes cinématographiques défendus par le gouvernement.

a. L’Unité populaire à la recherche d’un nouveau souffle

Les difficultés économiques deviennent quotidiennes dès le début de l’année 1972467,


ce qui conduit à des bouleversements majeurs dans l’univers de chacun, notamment en termes
de besoins alimentaires468. L’indécision par rapport au gouvernement d’Allende évolue vers
hostilité, doute profond, du moment où les difficultés s’accumulent dans des domaines
primordiaux tels que l’alimentation, ou encore la sécurité 469. Car les conflits, les tensions
sociales se précisent durant l’année 1972, allant vers des radicalisations et contribuant par la
même à nourrir ces sensations d’une société chilienne prise dans une spirale chaotique et
incertaine470.

Là où beaucoup considéraient ces difficultés comme la preuve de l’échec à venir de la


voie chilienne vers le socialisme, les partisans de l’Unité populaire interprétaient ces données
comme des aléas sur le chemin vers la construction d’une société nouvelle. Il s’agissait donc de
faire des concessions, supporter ces temps difficiles, car des jours meilleurs suivraient. Dans
cette perspective, la musique populaire, certains programmes télévisuels 471, la littérature aux
velléités massives472 autant que le 7ème art représentaient des supports pour mettre en valeur
et débattre du paradigme défendu par Salvador Allende. L’année 1972, pour le cinéma chilien,
est marquée par l’arrivée d’une nouvelle équipe dirigeante chez Chile Films. Miguel Littín,

466
«Le gouvernement doit aussi gérer les débordements sociaux quotidiens. Parfois pacifiques, parfois violents,
ils conduisent à façonner une vision de la politique fondamentalement considérée comme affrontement», Sofia
Correa, op. cit., p.269 (traduction personnelle).
467
« Tous ces problèmes conjoncturels, ajoutés les uns aux autres, alourdirent considérablement les dépenses de
l’Etat. Les réserves en devises s’épuisant à grande vitesse, le Chili se voyait de fait dans l’obligation de recourir à
des prêts chaque fois plus importants, augmentant sa dette externe », ibid, p.286.
468
« L’inadéquation entre l’offre et la demande eut pour conséquence une pénurie de certains produits alimentaires.
À la fin de l’année [1971] on commença à parler pour la première fois de pénurie en biens de première nécessité.
Ce problème s’aggrava à partir de cette date pour devenir un des traits majeurs du gouvernement de l’Unité
populaire », ibid, p.285.
469
« Après l’euphorie de la première année, le malaise commença à apparaître avec d’autant plus de force que les
problèmes étaient tout aussi exceptionnels que la situation politique : rationnement, pénurie alimentaire évoquaient
une situation de crise grave », ibid, p.290-291.
470
« Or, on n’était pas dans une situation où communément ces crises se produisent, comme cela pouvait l’être en
cas de guerre. Le référent était l’UP, c’était par conséquent le gouvernement qui était légitimement
questionnable », Ingrid Seguel-Boccara, op. cit., p.291.
471
Dans le cas du peu de chaines de télévision sous le contrôle étatique.
472
Avec l’exemple des différentes collections des éditions Quimantu.

142
déçu par le manque de cohésion et par la relative inertie de la machine administrative étatique,
quitte la structure cinématographique phare de l’Unité populaire à la fin 1971. Il est remplacé
par Leonardo Navarro, sous la houlette duquel se précise une réorganisation, visant autant la
rationalisation des effectifs473 que les projets à venir (œuvres à créer, développement de
l’appareil de distribution, etc.474). Les ateliers nés sous la présidence de Miguel Littín
disparaissent, dès le début de l’année 1972475. Supprimés dans le cadre de Chile Films, ils se
prolongent tout de même en dehors du cadre étatique, par la force des initiatives privées : preuve
que ces pratiques cinématographiques répondaient aux attentes d’une audience, certes limitée,
mais réelle476.

L’idée primordiale qui guide la présidence de Navarro est de renforcer la relation entre
cinéma et « peuple », d’étendre les échos du nouveau cinéma chilien au sein de la société. Pour
ce faire, plusieurs orientations majeures sont privilégiées. D’abord fournir des contenus
informatifs au peuple chilien 477, dans un contexte où la majorité des médias appartenaient à
l’opposition. Ensuite produire des œuvres cinématographiques dont les contenus sont destinés
à nourrir les représentations. Également augmenter les espaces de diffusion pour le cinéma aux
velléités « révolutionnaires » (qu’il soit national ou encore étranger). Et, enfin, proposer des
projections de qualité (artistiquement et idéologiquement) pour remédier aux difficultés liées
aux boycotts des distributeurs nord-américains, à partir de juillet 1971478. Malgré les efforts de

473
«Une des premières décisions de la nouvelle direction fut une réduction drastique du personnel […] en adoptant
une politique de contrats, avec des réalisateurs, afin de travailler sur des projets spécifiques lorsque les
circonstances étaient favorables», «Producción cinematográfica: lecciones, metas, incertidumbres», Primer Plano,
automne 1972, p.19 (traduction personnelle).
474
« L’économiste socialiste Leonardo Navarro prit le poste de président et il interrompit les ateliers de création
pour des raisons économiques. Le travail de Chile Films s’est alors concentré sur la production de quelques
documentaires et, surtout, sur la prestation de services, c’est-à-dire, louer à des cinéastes et à d’autres institutions
cinématographiques, ses équipes, son matériel technique et son laboratoire pour développer les négatifs. Grâce à
cette initiative, il y eut un soutien au développement de films de fiction et documentaires, ce qui confère à Chile
Films un rôle central dans l’évolution du cinéma au Chili entre 1970 et 1973 », Ignacio Del Valle Dávila, thèse
op. cit., p.460.
475
«les ateliers, qui fonctionnaient depuis environ six mois, furent aussi touchés par les réajustements de la
nouvelle équipe», Primer Plano, n°2, automne 1972, p.20 (traduction personnelle).
476
« Dès les premiers jours, Littín avait lancé un appel pour la constitution d’ateliers destinés à former de nouveaux
travailleurs du cinéma, tant techniciens que réalisateurs. Deux cent quarante jeunes avaient répondu à cet appel et
sous la direction de Fernando Bellet, avec la coopération de Patricio Castilla et Patricio Guzmán, ils avaient
commencé à se réunir tous les jours. Le manque d’encadrement réel et de moyens techniques ne permit toutefois
pas de garantir le plein emploi à tous les intéressés. Peu à peu, ceux-ci désertèrent les ateliers et il ne resta qu’un
petit groupe qui allait créer un atelier d’animation, mais en dehors de l’entreprise », Hennebelle, Gumucio-Dagron
(dir.), Les cinémas de l’Amérique Latine…, op. cit., p.206.
477
« Chile Films se lança également dans la production de « Noticiarios » (Actualités) s’adressant au public
ordinaire des salles de cinéma. Il s’agissait par une distribution commerciale de faire connaître le travail des
documentaristes chiliens », idem.
478
« Face à cette situation, Chile Films a commencé à développer les fonctions de distributeur et à essayer de
pallier au manque de films en ayant recours aux cinématographies d’Europe de l’Est, de Cuba et de quelques pays
latino-américains comme le Brésil, l’Argentine et la Bolivie », Del Valle Dávila, p.464.

143
Chile Films pour maintenir une offre cinématographique de qualité, les publics du 7ème art
voient leurs habitudes bouleversées, ce qui contribue à des difficultés qui seront tenaces durant
toute la période de l’Unité populaire au pouvoir : celles de la baisse du nombre d’entrées dans
les salles chiliennes (le terme « dépeuplement » est utilisé dans certains ouvrages évoquant le
sujet)479. Ainsi, en vertu de l’approfondissement du processus révolutionnaire, Chile Films
place au sommet de ses priorités la production et la diffusion massive d’œuvres pédagogiques
destinées à développer la « nouvelle culture » envisagée dans le programme de l’Unité
populaire.

L’année est marquée par la nationalisation d’un certain nombre de salles de cinéma par
Chile Films, autant que par un effort important concernant la distribution d’œuvres
cinématographiques. Deux projets de long-métrages historiques sont lancés, mobilisant des
fonds économiques considérables480, visant à « réévaluer » certains temps forts de l’histoire
nationale sous un angle révolutionnaire, dans le but d’ancrer le projet défendu par Allende dans
le roman national chilien. L’un concernait Balmaceda481, le second Manuel Rodriguez (les deux
lauréats d’un concours de scénarios organisé par Chile Films 482). Patricio Guzmán est alors
sollicité par l’entreprise cinématographique étatique. L’objectif est de réaliser un long-métrage
centré sur le personnage de Manuel Rodriguez, officier, avocat et homme politique considéré
comme un des héros de l’indépendance chilienne. En vertu du processus révolutionnaire,
l’Unité Populaire souhaite alors initier une réinterprétation de l’histoire nationale, notamment
pour justifier son accession au pouvoir, en se plaçant dans un contexte historique plus global.
Ainsi débute en mai 1972 le tournage de ces deux longs métrages historiques, ce qui place
Patricio Guzmán au cœur de la machine cinématographique de l’Unité populaire, à des fins

479
Les films n’étaient pas attractifs pour cet ensemble de spectateurs qui assure le succès de masse du cinéma.
C’est la même chose avec les cycles de cinéma hongrois, soviétique, tchèque, polonais et cubain, tous organisés
par Chile films. En somme, le problème avait les caractéristiques d’un traumatisme culturel. Les salles
commencent à être constamment désertées, beaucoup mettent la clé sous la porte par manque de public («No eran
atractivos para ella [esa masa de espectadores que asegura el éxito multitudinario del cine] tampoco los ciclos de
cine húngaro, soviético, checo, polaco y cubano, preparados por Chile Films. El problema, en suma, se presentó
con las características de un verdadero trauma cultural. Las salas empezaron a estar casi constantemente desiertas
y muchas se vieron obligadas a cerrar sus puertas por falta de público»), Jacqueline Mouesca, Breve historia del
cine chileno…, op. cit., p.134 (traduction personnelle).
480
On annonce la production de deux longs-métrages, qui coûteront pas moins de 18 milliards de pesos («están
anunciando la producción de dos largometrajes, que costarían nana menos que 18 mil millones de pesos»; «Manuel
Rodríguez moviliza «8 millones de escudos»), Clarín, 16 aout 1972, p.7 (traduction personnelle).
481
José Manuel Balmaceda Fernandez, président de la République chilienne entre 1886 et 1891, connut un mandat
traversé par de fortes tensions entre partisans d’un régime présidentiel et défenseurs d’un système au fort poids
parlementaire. Ces conflits provoquèrent une guerre civile, et Balmaceda se suicide, lâché par le Congrès, le 19
septembre 1891.
482
Les deux réalisateurs avaient participé au concours de scénario, organisé par l’entreprise en 1971 («ambos
realizadores habían participado en el concurso de guiones organizado por la empresa en 1971»), Primer Plano,
número 4, printemps 1972, p.30 (traduction personnelle).

144
qu’on qualifiera d’orientées, le terme « propagande » étant à considérer avec prudence. Le Chili
d’Allende n’est en effet pas la Cuba de Castro, notamment en termes de libertés créatives par
rapport au pouvoir en place.

b. La réalité dépasse la fiction : Manuel Rodriguez, un funeste projet

Patricio Guzmán et son projet mobilisent un grand nombre de professionnels du


cinéma483 pour tourner dans les studios de Chile Films, éloignés du cinéma direct que
représentait El Primer Año. De plus, les dissensions toujours plus exacerbées au sein de l’Unité
populaire (sur le contenu révolutionnaire, notamment entre partisans d’une accélération du
processus et partisans d’une alliance large, avec le centre politique, pour consolider le
processus) inondaient tous les domaines de la société. En conséquence, Chile Films est un reflet
de ces tensions internes et ces incertitudes quant à la voie chilienne vers le socialisme. Pour
Guzmán et son équipe, cela se matérialise, à ce moment-là, par des difficultés sur le tournage,
notamment dans les débats incessants concernant le contenu du long métrage Manuel
Rodriguez. Cinéaste tributaire de la machine étatique, le réalisateur d’Electroshow en paie les
errements.

Le début du printemps chilien, en octobre 1972, est le théâtre d’une union des forces de
l’opposition au gouvernement d’Allende (qu’elles soient nationales ou étrangères) pour
provoquer le blocage économique du pays, et ainsi hâter la chute de l’Unité populaire.
Corporations professionnelles, syndicats, étudiants, etc. provoquent ce que la discipline
historique nomme « El paro de octubre ». Point d’orgue de l’asphyxie économique débutée dès
l’élection d’Allende, cette concentration de mouvements contestant le pouvoir en place paralyse
le Chili, notamment par le fait de grèves d’un grand nombre de camionneurs à travers le pays.
Devant ces dynamiques massives de désobéissance civile, les ouvriers prirent une certaine
autonomie par rapport aux hiérarchies établies, et s’approprièrent comme jamais auparavant les
lieux et les outils de travail (parfois secondés par des sympathisants sans aucune formation
technique), ce qui contribua à éviter l’arrêt de l’activité économique nationale, mais aussi à
illustrer le développement d’organisations du peuple par la base : les cordons industriels 484. Ces

483
Nous étions une grande équipe : premier assistant, second assistant, troisième assistant, quatrième, script,
décorateur, scénographe, des personnes pour construire chaque décor, fabriquer des costumes du XIX e siècle, des
armes anciennes, des canons… («Teníamos un gran equipo: primer ayudante, segundo ayudante, tercer ayudante,
cuarto ayudante, script, decorador, escenógrafo, gente que empezó a construir escenarios, hacer uniformes del
XIX, a fabricar armas antiguas, cañones…»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p. 113 (traduction personnelle).
484
Les cordons industriels étaient des groupes territoriaux composés de dirigeants syndicaux et sociaux de cet
espace, qui combinent direction syndicale et associations de voisins, organisations d’approvisionnement et des
prix (les JAP, qui répartissent la nourriture en cas de pénurie). Les cordons industriels ont existé à Santiago et à

145
derniers font l’objet d’intérêts nombreux au sein de la discipline historique, de par leur versant
novateur dans un contexte révolutionnaire485. Ces organisations nouvelles, considérées par les
partisans de l’Unité populaire comme une expression-symbole de l’approfondissement du
processus révolutionnaire, et par les opposants comme un prélude aux soviets, deviennent très
vite objet de curiosités, de fascinations, d’engouements. Ainsi, Patricio Guzmán, bloqué par le
manque d’approvisionnement en matériel pour continuer le tournage de Manuel Rodriguez et
désireux de graver sur pellicule ce nouveau sursaut dans le chemin révolutionnaire chilien,
sollicite à Chile Films le matériel486 et la mobilisation d’une équipe réduite487 pour immortaliser
ce moment clé, notamment en termes d’autogestion ouvrière 488. Une fois encore, dans cette
entreprise de mise en images de la réalité révolutionnaire, c’est le Peuple (et ses expressions
créatives) qui est au centre des préoccupations documentaires de Guzmán.

Jorge Muller est le caméraman de Patricio Guzmán durant le tournage de La Respuesta


de octubre. Ce jeune technicien du cinéma, reconnu comme l’un des plus brillants de sa
génération, devient le partenaire de création cinématographique attitré de Guzmán durant ces
années d’Unité populaire. Au cœur des agitations d’un mois d’octobre chaotique, c’est le rôle
des travailleurs (dans l’ombre), la résistance ouvrière face aux attaques des opposants à l’Unité
populaire, que le cinéaste souligne et met en valeur par « l’arme filmique » 489. Les cinquante
minutes qui composent La Respuesta de Octubre évoquent donc la naissance, durant une crise

Conception. Ils devinrent fondamentaux dans les grandes zones territoriales de production, ce qu’aujourd’hui on
appellerait «parcs industriels» ou « zones industrielles » à l’intérieur d’une ville («Los cordones industriales eran
agrupaciones territoriales de dirigentes sindicales y sociales de un territorio que combinaban dirección sindical
con juntas de vecinos, con Juntas de Abastecimientos y de Precios (las JAP, que distribuían los alimentos cuando
se produjo escasez). Los cordones industriales existieron en Santiago y en Concepción. Se constituían
fundamentalmente en los grandes nudos territoriales productivos, lo que hoy se llamaría parques industriales o
concentraciones industriales dentro de la ciudad»), Jorge Arrate, «Protagonistas y encrucijadas de la Unidad
Popular» (pp.143-156), in Hugo Fazio, op. cit., p.151 (traduction personnelle).
485
Notamment chez Franck Gaudichaud, dans sa thèse Étude sur la dynamique du mouvement social urbain chilien
: "pouvoir populaire" et Cordons industriels durant le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973), ou encore
chez Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo et Hugo Cancino Troncoso, Chile : la
problemática del poder popular en el proceso de la vía chilena al socialismo, 1970-1973 : Un estudio de la
emergencia de los consejos campesinos, cordones industriales y comandos comunales en relación a la
problemática del estado, la democracia y el socialismo en Chile (voir la bibliographie).
486
Nous demandons une autorisation à Chile films pour que le noyau dur de l’équipe […] prenne le matériel 16mm,
sorte dans la rue pour filmer ce qui était en train de se passer («solicitamos autorización a Chile Films para que el
núcleo del equipo […] cojan material de 16mm, salgan a la calle y filmen lo que está pasando inmediatamente»),
Pedro Sempere, Patricio Guzmán, El cine contra el fascismo, op. cit., p.69 (traduction personnelle).
487
«Jorge Müller, caméraman ; Federico Elton, chef de production, [Guillermo Cahn, assistant de réalisation], et
moi-même», idem (traduction personnelle).
488
Le but était de montrer aux ouvriers comment était-il possible d’atteindre l’autogestion («El propósito era
mostrar a otros obreros como era posible realizar la auto gestión»), Ricciarelli, p.116 (traduction personnelle).
489
Ce fut la plus grande découverte : apprendre à déceler les faits invisibles contenus dans la réalité («ese fue el
principal descubrimiento: aprender a ver los hechos invisibles que contiene la realidad»), ibid, p.72 (traduction
personnelle).

146
sociale majeure, des cordons industriels, à un moment où l’approfondissement du projet
révolutionnaire mettait en question la place du peuple dans la conduite des opérations. Par le
biais de ce tournage, Guzmán vit alors une période faste dans l’évolution de ses sensibilités, de
ses positions concernant le processus révolutionnaire en cours. Par ce biais également, lui et
son équipe développent des liens de solidarité et d’amitié avec un certain nombre d’individus
appartenant à ces germes de « pouvoir populaire », liens qui se révèleront utiles pour une future
entreprise cinématographique : le projet Tercer Año.

c. La Respuesta de octubre : un objet d’histoire complexe

Il faut avoir à l’esprit, dans une perspective historique, que l’objet de recherche qu’est
La Respuesta de Octubre est très complexe, et ce pour plusieurs raisons. En raison du contexte
de la fin de l’année 1972, marqué par une société au bord du chaos, minée par des difficultés
matérielles profondes et par des conflits sociopolitiques extrêmes. En raison du manque de
culture de l’archive au Chili, encore plus flagrant en temps de crise (notamment au sein de Chile
Films, traversée par d’immenses difficultés matérielles au sortir des grèves d’octobre 1972). En
raison des passions, révolutionnaires et contre-révolutionnaires, qui produisirent des sources
historiques fragmentaires. L’œuvre originelle reste introuvable, malgré nos recherches en terres
chiliennes, illustration d’un mal endémique pour travailler sur l’histoire de cette époque, teintée
d’oublis divers et variés. Nous n’avons pas d’informations concernant le montage d’un
documentaire filmé principalement dans deux cordons industriels 490. Par contre, nous savons
que l’œuvre remporte, à la fin de l’année 1972, le prix Chile Films « Circuitos móviles », qui
lui permet d’être diffusée sous la houlette de l’appareil de distribution itinérant de l’entreprise
cinématographique étatique, en 16mm491. La Respuesta de Octubre connut donc une diffusion
itinérante, dont aucune archive ne précise l’étendue humaine ni géographique. Les archives de
presse mentionnent également une projection au Théâtre Caupolicán, le 28 février 1973 492, en

490
Nous sommes allés filmer les cordons industriels ; celui de Cerrillos et celui de Vicuña Mackenna. […] C’était
le point de ralliement de beaucoup d’usines qui se situaient dans le même secteur («Salimos a filmar los cordones
industriales. Filmamos en el Cordón Cerrillos y en el Cordón Vicuña Mackenna. […] era la unidad de muchas
fábricas que estaban en un mismo sector»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.115-116 (traduction personnelle).
491
Le département «16mm» de Chile films possédait 4 véhicules, 4 projectionnistes ainsi que 4 chauffeurs. De
plus, avant et après chaque projection, il y avait des discussions avec le public («El departamento 16 milímetros
de Chile tuvo cuatro vehículos, cuatros proyectoristas y cuatro chóferes. Además, antes y después cada proyección,
se hicieron charlas con el público»), entretien avec Douglas Hubner, Santiago du Chili, 26 novembre 2012
(traduction personnelle).
492
Un film de Patricio Guzmán La respuesta de octubre, dévoilé à certains travailleurs lors d’une projection (avec
des ouvriers et des habitants des quartiers pauvres) au théâtre Caupolicán, provoqua à la poursuite, durant les
derniers jours, au débat central qu’est cette question au sein du processus révolutionnaire chilien («Una película
de Patricio Guzmán – «La respuesta de octubre» – exhibida a algunos trabajadores y una reunión de obreros y

147
présence de nombreuses personnalités politiques493 ainsi qu’un grand nombre d’ouvriers venus
des différents cordons industriels de Santiago494. Ces lieux incarnent des zones à l’autonomie
notable par rapport au pouvoir central, et Franck Gaudichaud en a proposé une définition
exhaustive :

« Un cordon industriel, c’est l’union territoriale de plusieurs syndicats d’une zone industrielle où
la classe ouvrière est hégémonique : les sociologues les appellent « commandos locaux
industriels », bien que dans la pratique les militants les nomment « Cordons industriels » (ou CI).
[…] Ils sont constitués par un noyau dur d’une ou de quelques entreprises, occupées par leurs
salariés qui – dans la majorité des cas - revendiquent l’incorporation à l’Aire de Propriété Sociale
[propriété d’État]. En général, la dynamique est la suivante : les salariés mobilisés occupent leur
usine et demandent son passage à l’Aire de Propriété Sociale, souvent avec l’appui de certaines
grandes entreprises de cette dernière et de militants d’autres usines privées. Ces coordinations
sont, la plupart du temps, le fruit du travail des syndicats des usines les plus modernes et elles
sont animées par les secteurs les plus jeunes et radicalisés du mouvement ouvrier, notamment
les bases du PS […]. Ces coordinations entrent, de ce fait, parfois en contradiction avec le reste
du mouvement social ou les fractions de la classe ouvrière non intégrées à ces secteurs. D’une
manière générale, mais nous y reviendrons, les CI, durant octobre 1972, facilitent la remise en
route partielle de la production, sont à l’origine de certaines formes parallèles de ravitaillement,
multiplient les brigades de surveillance des usines et des quartiers, organisent le transport et la
réquisition de véhicules »495.

Cette présentation d’une œuvre cinématographique artisanale est suivie d’une table
ronde avec un certain nombre de représentants des cordons industriels, où la thématique d’une
fidèle représentation des réalités ouvrières fut au centre des discussions. Rétrospectivement,
Patricio Guzmán évoque un documentaire trouvant, à la fin de l’année 1972 et au début de
l’année 1973, des échos nombreux, notamment au sein du monde ouvrier 496, public à qui il est

pobladores en el Teatro Caupolicán dieron lugar a que prosiguiera en los últimos días el debate en torno a este
gran tema del proceso chileno»), Chile Hoy, 9 mars 1973, p.10 (traduction personnelle).
493
«Carlos Altamirano, Víctor Barberis, Jaime Faivovich, del PS; Carmen Gloria Aguayo, del MAPU; Luis María
y Nieves Yancovich, IC; Roberto Moreno y Bautista Von Schowen, de la Comisión política del MIR; Hernán
Aguilo y Alejandro Alarcón, consejeros de la CUT provincial y nacional», Chile Hoy, idem.
494
«Les ouvriers et habitants des quartiers marginaux de Santiago s’y donnèrent rendez-vous : ceux des cordons
Vicuña Mackenna, Cerrillos, Macul, Panamericana Norte, Estación Central, Barrancas, Conchalli, Quinta Normal,
La Granja, San Miguel, San Joaquín, Carrascal ainsi que ceux d’autres communes», idem (traduction personnelle).
495
Franck Gaudichaud, Étude de la dynamique du mouvement social urbain chilien : «pouvoir populaire» et
Cordons industriels durant le gouvernement de Salvador Allende (1970-73), thèse en Science politique, université
Paris VIII Vincennes-Saint Denis, 2005, (tel-00788830), p.341.
496
La respuesta de octubre fut un succès dans les mondes ouvriers. Ce film le plus film le plus partagé par les
travailleurs. Nous la diffusions dans les circuits mobiles et 16mm […]. Son plus grand lieu de diffusion fut l’usine
(«La Respuesta de Octubre fue un éxito a nivel obrero. Fue la película más divulgada entre los obreros. La
pasábamos en circuitos móviles y en 16mm […]. Fue la película que más difusión tuvo en las fábricas»), Sempere,
Guzmán, op. cit., p.73 (traduction personnelle).

148
ouvertement destiné497 (sans pour autant que ce soit l’unique type de public de l’œuvre, au vu
de la mixité sociale de l’époque dans les lieux de projection cinématographique).

Cet effort filmique, marqué par un caractère d’urgence qui en fait une œuvre artisanale,
participe à des velléités historiques (enregistrer visuellement un phénomène nouveau considéré
comme part de la voie chilienne vers le socialisme). Il alimente également les débats en cours
concernant l’attitude révolutionnaire à adopter pour l’Unité populaire : « consolider pour
avancer » (stratégie d’union) ou « avancer sans transiger » (sans chercher à rassembler pour
ériger la révolution). À la suite d’un mois d’octobre chilien chaotique, l’Unité populaire rétablit
le calme grâce à deux solutions majeures : la validation symbolique de l’autonomie populaire
représentée par les cordons industriels, ainsi que l’arrivée de militaires au sein du
gouvernement498 afin de rétablir l’ordre et renforcer la ligne démocratique de la coalition des
gauches menée par Allende. Pour autant, les tensions sociopolitiques ne faiblirent aucunement,
chaque camp voyant les législatives de mars 1973 comme un moment clé 499 pour légitimer, par
la voie des urnes, le processus révolutionnaire en cours ou, au contraire, pour obtenir la majorité
des voix et ainsi enclencher la destitution pure et simple du président (prévue par la
Constitution). Le consensus n’était plus qu’une chimère, les fossés séparant partisans et
opposants étaient devenus trop importants. Guzmán a plusieurs fois évoqué la mort lente de
Chile Films à partir d’octobre 1972500. A force de lectures et d’entretiens avec des protagonistes
de l’époque, il semble important de nuancer ces propos. En effet, Chile Films n’arrête en aucun
cas ses activités après les événements d’octobre, et connaît même une période productive, qui
se prolonge jusqu’au 11 septembre 1973 501. Alors, pourquoi Guzmán use de tels propos ? Il
semble que l’amertume de n’avoir pu continuer le projet entamé durant l’année 1972 à l’orée
de 1973 (période marquée par un nouveau changement de direction à Chile Films) provoqua

497
C’est un film totalement spécialisé. […] Le cinéma se transforme alors en quelque chose qui ressemble à un
journal orienté («La Respuesta de Octubre es una película completamente especializada […] El cine se transforma
en algo así como un periódico dirigido»), Sempere, Guzmán, op. cit. (traduction personnelle).
498
« Dans ce contexte où il y avait une forte mobilisation sociale et une détérioration de l’autorité politique,
l’Armée apparut très vite comme la seule institution suffisamment neutre et ayant une large légitimité pour être le
seul médiateur capable d’arbitrer le conflit entre les forces en présence. […] Le 2 novembre, trois militaires
intégrèrent le gouvernement d’UP. Le général Carlos Prats qui, tout en conservant ses prérogatives de chef des
Armées, devint ministre de l’Intérieur. L’amiral Ismaël Huerta prit la charge du Ministère des transports et des
œuvres publiques et le général Claudio Sepúlveda eut, quant à lui, la responsabilité du ministère des Mines «,
Seguel-Boccara, op. cit., p.365.
499
« Dans ce contexte de tension extrême, les élections parlementaires représentaient un enjeu important pour tous
ceux désirant régler le conflit par des voies démocratiques «, ibid, p.371.
500
En réalité, Chile films sombre avec la grève, cette dernière mit à mal l’économie, et le cinéma n’était pas une
priorité à ce moment-là («En la práctica Chile Films quebró con la huelga, el paro dejo la economía maltrecha y
el cine era lo menos importante en ese momento»), Ricciarelli, op. cit., p.114 (traduction personnelle).
501
Après la grève, nous avons produit 18 films («después del paro de octubre, hicimos 18 películas»), entretien
avec Douglas Hubner, 4 décembre 2012, Santiago du Chili.

149
chez Guzmán une lassitude et une réaction hostile par rapport à la machine cinématographique
étatique. L’idée d’avoir largement écumé l’année 1972 avec ce projet finalement avorté, alors
que le processus révolutionnaire (et ses conséquences) suivait son cours, est au centre des
frustrations du réalisateur d’Electroshow. Il exprime d’ailleurs ses critiques et aspirations
concernant le cadre cinématographique national, pas assez structuré ni considéré à son goût,
dans un article paru dans la revue Chile Hoy à l’aube de l’année 1973502. Ainsi, le tournage de
Manuel Rodriguez est annulé, Guzmán et ses équipes remerciées. Nous sommes en novembre
1972, et l’idée documentaire revient au premier plan des volontés du réalisateur 503. Quant à
Chile Films, un troisième président sera nommé au début de l’année 1973.

Dans un contexte jalonné de difficultés 504, où le domaine cinématographique était


évidemment loin d’être prioritaire en temps de crise, l’auteur de Juegos de verdad se trouve
alors dans l’impasse : à la fois désireux de filmer un processus révolutionnaire et les mille
entraves à son développement, dans une sorte d’urgence artistico-militante. Il est également
bloqué par les lourdes contraintes matérielles du moment. C’est sans compter sur la solidarité
des réseaux culturels forgés par l’ancien étudiant à Madrid.

502
Le cinéma chilien vit un moment décisif, crucial. On ne peut donc pas continuer ainsi. La désorganisation a ses
limites. Le gouvernement de l’Unité Populaire, ainsi que tous ceux qui œuvrent dans le cinéma, n’ont pas su se
hisser à la hauteur de la puissance pénétrante de ce moyen de communication. […] En 1973, quelqu’un (et ce
«quelqu’un» doit être Chile films) doit régir et centraliser ce domaine, en étant un ample lieu de rencontres, de
discussions où tout le monde peut participer – pas quelques-uns, mais tout le monde – tous les individus actifs
dans le cinéma […]. En vertu de notre situation économique, un Institut du Cinéma pourrait exister et fonctionner
avec un budget moindre […]. Je crois qu’il est clair qu’on ne parle pas d’un projet inenvisageable («El cine chileno
está en un momento decisivo, crucial. No podemos continuar como estamos. La desorganización ha llegado al
límite. El gobierno de la Unidad Popular y todos los que trabajamos en el cine, no hemos sabido estar a la altura
de este penetrante medio de comunicación. […] En 1973 alguien (y ese alguien debe ser Chile Films) tiene que
organizar y centralizar una asamblea amplia, un encuentro amplio, en la que participen todos – no algunos, todos
– los trabajadores del cine […]. Con nuestra situación política, podría funcionar un Instituto del Cine con un gasto
económico mínimo […] Creo que podemos ver claro que no se trata de un proyecto imposible»), Chile Hoy, 9
février 1973, p.24 (traduction personnelle).
503
Après la fin du film, nous avons été remerciés par Chile films. Nous nous sommes alors réunis dans le parc
Forestal pour réfléchir à la suite. J’avais dans l’idée de continuer à filmer ce qu’il se passait («Terminado este
filme fuimos despedidos de Chile Films. Nos reunimos en el parque Forestal para reflexionar. Yo defendí la idea
de continuar filmando todo lo que estaba pasando»), Cecilia Ricciarelli, p.116 (traduction personnelle).
504
« En mars 1973, au moment où la crise économique que le pays traverse s’accentue, Salvador Allende nomme
Eduardo Paredes nouveau directeur de Chile Films. Tout comme Navarro, Paredes n’avait aucune expérience
préalable en matière de cinéma. Il était médecin, membre du Parti socialiste et conseiller personnel d’Allende. Une
de ses premières mesures a été d’annuler les deux projets de long métrage que Navarro avait essayé de développer
– Chile Films, de fait, ne produira aucun long métrage de fiction pendant cette période. La décision fut prise à
cause du manque de pellicule et de matériel cinématographique, en général, et pour des problèmes de budget «,
Ignacio Del Valle Dávila, thèse op. cit., p.463.

150
2. Vers la possibilité du projet Tercer Año

En effet, alors que progresse un travail de réflexion sur les modalités d’un nouveau
projet cinématographique documentaire, le réalisateur mobilise son réseau d’amitiés artistiques,
dans l’espoir d’aides matérielles et économiques. C’est ici qu’intervient, une nouvelle fois,
Chris Marker. En effet, des suites d’une lettre adressée au réalisateur de La Jetée505 à laquelle
sa réponse concise n’assurait aucun succès 506, Patricio Guzmán reçoit une aide matérielle
inédite dans le contexte cinématographique chilien du début de l’année 1973. Une aide venue
directement de France507 via les Etats-Unis, dans le cadre de réseaux cinématographiques
internationaux émanant d’amitiés transnationales, où l’on peut citer l’ombre de la
Tricontinentale déjà évoquée précédemment. Notons, également, l’aide matérielle locale 508,
indispensable à la bonne marche du nouveau projet envisagé. Pour mieux appréhender les
termes de l’aventure de tournage, il convient de préciser le détail des structures matérielles et
logistiques qui la régisse. En effet, forte de l’envoi matériel venu de France, l’équipe de
tournage devient détentrice de moyens immenses en comparaison avec les possibilités
chiliennes de l’époque :

« La caisse contenait 43.000 pieds de pellicule noir et blanc [soit environ 18 heures en 16 mm],
et 134 bandes magnétiques pour Nagra 4 »509.

Et ce en plus des moyens accumulés avant de voir arriver l’aide hexagonale : une caméra
Eclair de 16 millimètres, avec trois objectifs (250, 25 et 18 millimètres) et une réserve de
bobines de 1200 pieds (environ 30 minutes). L’équipe installe son quartier général dans une
salle faisant partie d’un atelier de peintres, lui-même situé près du domicile personnel de
Patricio Guzmán, pour faciliter les trajets ainsi que les confusions entre vie professionnelle et
vie privée510. Dans la même dynamique, pour mieux conjuguer le projet artistique Tercer Año

505
Datée du 14 novembre 1972, et retranscrite intégralement dans Pedro Sempere, Patricio Guzmán, El cine contra
el fascismo, op. cit, p.76-77.
506
À peu près un mois plus tard, je reçois un télégramme de Chris qui dit : « Je ferai ce que je peux. Salutations »
(«aproximadamente un mes después llega un cable de Chris que dice: «Haré lo que pueda. Saludos»), ibid, p.77
(traduction personnelle).
507
« Et un mois plus tard, une caisse débarquait à l’aéroport de Santiago. Elle arrivait directement de l’entreprise
Kodak (Rochester) et la douane l’avait laissé entrer sur le territoire car cela ne coûtait rien à l’Etat. Chris Marker
avait réuni des fonds en Europe et passé directement commande à l’usine des Etats-Unis «, Guzmán, Ce que je
dois à Chris Marker, op. cit.
508
Nous contactons une entreprise privée nommé Productora America, composée de camarades de gauche. Ils
nous fournissent un Nagra et une caméra Éclair («Nos ponemos en contacto con un grupo privado que se llamaba
Productora América, compuesta por compañeros de izquierda. Ellos nos proporcionamos un Nagra y un Eclair»),
El cine contra el fascismo, p.75-76 (traduction personnelle).
509
« Ce que je dois à Chris Marker », op. cit.
510
J’ai loué une chambre près de chez moi («Alquilé un cuarto cerca de mi casa»), Cecilia Ricciarelli, op. cit.,
p.116; Nous louons une petite chambre dans un atelier de peintres, et là-bas nous écrivons sur un mur la structure

151
avec la vie privée (rappelons que le cinéaste a alors deux enfants), celle qui requiert quelques
recours économique, Patricio Guzmán convoque ses réseaux d’amitiés. Ainsi une rémunération
est possible, donnant un certain confort (dans la mesure du possible dans la crise économique
chilienne de cette époque) au documentariste et ses collaborateurs :

« J’ai demandé à un ami, Pablo de la Barra, qui était alors un jeune producteur et réalisateur de
fictions, que l’on fasse une alliance temporaire : j’y mettais le projet écrit et le matériel vierge,
et lui nous fournissait un salaire modeste pour mes collaborateurs… Cet accord fonctionna
jusqu’au jour du coup d’État »511.

En termes de moyens de transports, deux véhicules personnels devront permettre à


l’équipe de se rendre dans les différents lieux identifiés comme « éclairants » pour narrer les
différents aspects du conflit social chilien. Deux voitures, une Deux-Chevaux ainsi qu’une
4L512. En ce qui concerne ce qu’on nomme inélégamment les « moyens humains », c’est-à-dire
l’équipe de tournage, la base est celle de l’équipe réduite qui a forgé La respuesta de octubre :
Jorge Muller à la caméra, Federico Elton à la production. S’y ajoute alors Bernardo Menz à la
prise de son et José J. Bartolomé comme assistant réalisateur, mais pas seulement. En effet, ce
dernier, ancien camarade madrilène de la fin des années 60 et également sociologue de
formation, joue le rôle de conseiller politique pour rationnaliser avec efficacité l’organisation
du tournage :

« Octobre 1972, au Chili. C’est là que je retrouve Patricio. Il m’aida généreusement à m’installer
(grâce à lui j’ai trouvé mon premier domicile), et alors que j’étais sur le point de partir pour Arica
pour travailler pour l’université du Nord, il me proposa de collaborer au projet documentaire
dont le tournage allait commencer, et qui serait plus tard La batalla de Chile. En plus d’être
assistant réalisateur, j’assumais le rôle « d’analyste politique », pour organiser les thèmes et
orientations du quotidien de tournage »513.

théorique, et sur un autre ce que nous prévoyons de filmer («Alquilamos una pequeña habitación en un estudio de
pintores y allí ponemos en una pared el esquema teórico y en otra pared lo que íbamos filmando»),
Sempere/Guzmán, El cine contra el fascismo, op. cit., p.78 (traduction personnelle).
511
«Le pedí a un amigo, Pablo de la Barra, que era un joven productor y realizador de ficción, que hiciéramos una
alianza temporal: yo ponía el proyecto y la película virgen mientras él ponía un pequeño salario para mis
colaboradores… Esto funciono hasta el golpe de estado», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.116 (traduction
personnelle).
512
Sempere/Guzmán, p.82.
513
«Octubre de 1972, Chile. Allí volví a encontrarme con él [Patricio Guzmán]. Generosamente me ayudó a
instalarme en Chile (fue a través suyo que encontré mi primera vivienda) y cuando estaba a punto de marcharme
a Arica para trabajar en la Universidad del Norte, me ofreció colaborar en el documental que estaba a punto de
iniciar a rodar, que luego sería La Batalla de Chile. En la Batalla, además de ayudante de dirección, asumí la
función de "analista político" para organizar los temas y enfoques de nuestros rodajes», extrait issu de la
correspondance avec José J. Bartolomé (message reçu le 23 mai 2014) (traduction personnelle).

152
De plus, plusieurs individus participent, non pas au tournage à proprement parler mais
en tant qu’électrons libres jouant des rôles de conseillers, de relais d’informations ou encore
d’architectes théoriques dans la manière d’organiser les réflexions qui mènent aux divers choix,
notamment sur les lieux de tournage : Guillermo Cahn (assistant réalisateur sur le projet Manuel
Rodriguez et La respuesta de octubre) et Marta Harnecker, idéologue influente de la revue
Chile hoy. De plus, mention est faite d’une proximité amicale et artistique avec des cinéastes
comme Orlando Lübbert, Gaston Ancelovici ou encore Angelina Vazquez 514. D’autres réseaux
militants dynamisent la tenue du projet filmique, lui permettant d’être en phase avec
« l’actualité révolutionnaire ». Principalement ceux des cordons industriels :

«Nous contactions les cordons industriels et ils répondaient presque tous les jours. Nous avions
des informations qui venaient de la base. Chose que les journalistes étrangers ne faisaient jamais
»515.

Le principal réseau informatif «traditionnel » est nourri par les liens de proximité avec
la revue hebdomadaire Chile hoy :

«Des amis journalistes nous aidaient également. […] Nous contactions Chile hoy, une revue
hebdomadaire. Ils disaient : «aujourd’hui il y a un débat autour de la loi de réforme agraire, mais
il est secondaire, ça ne vaut pas la peine, n’y allez pas. Par contre, au cordon Recoleta, il y a un
conflit : allez-y ! Donc nous prenions la voiture et nous y allions »516.

Toute l’organisation du tournage repose sur une large réflexion, en amont, sur le sens
de l’histoire à venir au sein de la société chilienne, l’auteur étant lui-même fortement marqué
par la dialectique marxiste de lutte des classes, qui interprète la réalité selon trois niveaux de
lecture517. Ainsi, cette vision de la situation révolutionnaire conditionne l’identification d’un
certain nombre de lieux, de structures et organisations qui révèleront de manière efficace
l’étendue, la profondeur des divisions, des conflits qui traversent la société chilienne en 1973 :

« Alors on choisit dix lieux, dix contextes où il y a conflit. Par exemples : «Yarur », une usine
de textile nationalisée ; «El Teniente », la plus grande mine de cuivre du pays ; «El Mercurio »,

514
Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.121.
515
«Nosotros llamábamos a los cordones industriales y ellos nos respondían casi a diario. Eran informaciones que
venían desde las bases. Cosa que los periodistas extranjeros no hacían nunca», Ricciarelli, p.117 (traduction
personnelle).
516
«También nos ayudaban los periodistas amigos. […] llamábamos a la revista Chile hoy, una revista semanal. Y
nos decían: «Hoy se va a debatir un artículo de la ley de la reforma agraria, pero es un artículo secundario, no vale
la pena, no vayan. En cambio, en el cordón industrial Recoleta hay un conflicto. ¡Vayan, allí pasa algo!». Entonces
tomábamos el coche e íbamos», Ricciarelli, p.118 (traduction personnelle).
517
«A) la lutte économique, B) la lutte idéologique, C) la lutte politique», selon les mots de Patricio Guzmán, El
cine contra el fascismo, op. cit., p.80 (traduction personnelle).

153
le journal de la droite ; «Cerrillos », le cordon populaire le plus radicalisé ; «Maipú », une région
clé pour la réforme agraire »518.

La méthode utilisée est celle de la rédaction d’un scénario prévisionnel des mois à venir
selon des hypothèses propres aux dynamiques de lutte des classes. Par rapport à ce scénario,
plusieurs structures narratives sont envisagées pour dévoiler la profondeur des conflits, dans les
lieux de vie et de rassemblement des groupes pro-révolution mais aussi des adversaires. Cinq
dimensions narratives sont définies : par chapitres, par cas spécifiques, par cas symboliques,
par le témoignage oral, ou encore par le dialogue des opinions contraires 519. Ce sera le squelette
structurel du projet Tercer Año, avec cette idée d’expérimenter un mélange des dimensions, des
structures pour enrichir une œuvre analytique à caractère pédagogique, selon les préceptes du
cinéma développé durant cette époque au Chili : ceux déjà à l’œuvre pour fabriquer El primer
año, tout en corrigeant les défauts de cette première œuvre 520. L’idée est de diffuser la future
œuvre à une large échelle, pour participer au développement du sens critique et révolutionnaire
des spectateurs, englobés sous la figure du Peuple. Pour ce faire, devant une situation incertaine,
inédite, les préceptes du tournage sont une création nouvelle en tant que telle. Elle motive une
expérimentation, guidée par des fondements théoriques solides et développés par une équipe où
l’addition de personnalités, de subjectivités et d’expériences artistiques et humaines sécrète un
syncrétisme des visions et pratiques.

La méthode de travail, expérimentale, s’accompagne d’un plan de travail/manifeste qui


érige les différentes règles que s’impose l’équipe du projet Tercer Año : avec l’idée d’une
discrétion pour accéder aux différents lieux animés par les différents camps qui dessinent le
conflit social chilien, ainsi qu’une organisation où la quotidienneté est reine de la démarche
artistique envisagée. Ici nous traduisons en français ce document, retranscrit en espagnol par
Patricio Guzmán en 1977 521 :

« 1. Aucun membre de l’équipe ne pourra donner d’interviews ni déclarations à la presse ou un


autre média d’informations.

518
«Entonces elegimos diez lugares reales, diez lugares donde había pelea. Por ejemplo: «Yarur», una textilería
nacionalizada; «El Teniente», la mina de cobre más grande; «El Mercurio», el diario de la derecha; «Cerrillos», el
cordón industrial más radical; «Maipú», una comarca en reforma agraria» Ricciarelli, op. cit., p.117 (traduction
personnelle).
519
El cine contra el fascismo, p.79-80.
520
La différence majeure est que La batalla de Chile fait une analyse dialectique de la réalité, alors que El primer
año est, fondamentalement, une œuvre qui célèbre la réalité en cours («La diferencia más sustantiva es que La
batalla de Chile hace un análisis dialectico de la realidad, en tanto que El primer año es una película
fundamentalmente celebrativa»), El cine contra el fascismo, p.83 (traduction personnelle).
521
Ibid, p.81 (traduction personnelle).

154
2. L’équipe travaillera en étroite collaboration avec le collectif de la revue « Chile Hoy », qui lui
fournira des informations pour certains aspects du tournage. Pour autant, chaque membre de
l’équipe devra apporter des informations, des données sur la réalité chilienne, par ses propres
connaissances ou par une personne extérieure.

3. Chaque jour s’effectue un appel pour se réunir et aller sur un lieu de tournage, à 10 heures du
matin. Tous les jours, même le dimanche.

4. Il y aura des moments de tournage exceptionnels, la nuit.

5. Un calendrier de production sera planifié à rythme hebdomadaire.

6. Le travail réalisé sera évalué tous les 15 jours, durant les projections des images tournées.

7. La durée du tournage n’a pas de date ou d’événement qui en ferait la conclusion ».

Débute alors le tournage du projet Tercer Año, avec l’objectif d’approfondir et améliorer
les choix orientations entrevus avec El Primer Año522, avec une équipe numériquement plus
importante et une pratique quotidienne du cinéma plus codifiée, en fonction de la responsabilité
ressentie par Patricio Guzmán, notamment par rapport aux réseaux transnationaux qui ont rendu
son projet possible523. Il est caractérisé par une apparente indépendance de l’équipe face à la
géopolitique des militantismes alors en place au sein de la société chilienne 524. C’est une
indépendance relative, au vu des passions politiques qui enflamment alors ses compagnons de
route525, comme le pays tout entier. Ce qui n’est pas sans occasionner quelques tensions,
rivalités, critiques par rapport à d’autres artistes et intellectuels engagés à gauche, qui voient

522
El primer año est un film monotone. Il contient beaucoup d’enthousiasme, de fête, mais n’a pas de véritable fil
conducteur. […] Il fut très utile pour éviter de répéter les mêmes erreurs avec La batalla de Chile («El primer año
es una película monótona. Tiene mucho entusiasmo, mucha fiesta, pero no tiene desarrollo. […] Nos ayudó mucho
para no repetir estos errores en La batalla de Chile»), Ricciarelli, op. cit., p.115. Citons également Guzmán, dans
El cine contra el fascismo, p.77-78 : Après les expériences d’El primer año et La respuesta de octubre, nous avons
décidé de ne plus faire de film descriptif. Dans la même idée, pas de film de célébration : nous privilégions
l’ambition d’une oeuvre analytique («Con la experiencia de El primer año y La respuesta de octubre decidimos
que ahora no vamos a hacer un filme de descripción. No vamos tampoco a hacer un filme celebrativo, sino que
vamos a intentar hacer una película de análisis») (traduction personnelle).
523
Il était indispensable de trouver une méthode efficace pour rationnaliser notre usage du matériel. Du moment
où j’ai reçu les bobines, je me suis senti très redevable par rapport à Chris Marker. Le fait de chercher une méthode
de travail ne venait pas d’un souci esthétique, mais plus d’un désir d’être responsable par rapport au matériel («Era
necesario buscar un buen método para no gastar el material en pocas semanas. Desde que recibí los rollos yo me
sentía muy comprometido con Chris [Marker]. El hecho de sentarnos a buscar un método no era tanto por razones
estéticas sino por un deseo de ser responsable»), Ricciarelli, p.116-117 (traduction personnelle).
524
La batalla de Chile fut une grande aventure. Nous étions totalement libres, indépendants, créatifs. C’était une
situation privilégiée, unique («La batalla de Chile fue una gran aventura. Éramos totalmente libres, solo
dependíamos de nosotros mismos y de nuestra creatividad. Era una situación privilegiada y única»), Ricciarelli,
p.122 (traduction personnelle).
525
J’ai eu de nombreuses pressions pendant le tournage, de la part de ma propre équipe, car nous étions proches
de nombreux partis politiques («Tuve muchas presiones durante el rodaje, de mi propio equipo, porque
simpatizábamos con distintos partidos»), idem, p.133 (traduction personnelle).

155
d’un mauvais œil un projet presque insaisissable avec une méthode qui procure une certaine
visibilité aux adversaires de l’Unité Populaire :

«Au Chili, je n’aimais pas le sectarisme de la gauche, j’étais incapable de le comprendre – peut-
être parce que je n’étais pas un militant professionnel. Je n’ai jamais accepté cette discrimination
qui se faisait entre les uns et les autres, mais ils étaient plus engagés que moi, avec une idée
précise de la révolution. Moi, j’acceptais toutes les possibilités, depuis le réformisme jusqu’à la
lutte armée. Beaucoup de mes collègues ne croyaient pas en moi car j’acceptais les positions
antagonistes sans entrer dans la polémique. Certains pensaient que j’allais faire l’amalgame, avec
un film sans conflits, où la classe ouvrière n’était qu’un bloc homogène »526.

Forts d’une liberté créative inédite, de par le statut et la nature des ressources qui rendent
possible la tenue du projet Tercer Año, Patricio Guzmán et son équipe s’élancent dans
l’aventure du tournage, alors même que la société chilienne vacille, minée par l’infini nombre
de ses dissensions internes.

3. Quelques mois au cœur de la tempête : l’odyssée du tournage

Le tournage débute à la fin du mois de février 1973527, quelques jours avant la date
cruciale des élections législatives, prévues le 4 mars. Cette échéance démocratique représente
alors le rendez-vous des espoirs, des craintes, des antagonismes entre partisans et adversaires
de l’Unité Populaire. Le verdict des urnes devra quoiqu’il se passe être respecté, et ainsi mener
les opposants à une destitution du président par la voie légale 528. Mais malgré ce contexte de
divisions et de confiances aveugles, la Confédération Démocratique (formée principalement
par le Parti National et la démocratie chrétienne) 529 s’impose sans obtenir le nombre des voix
nécessaires pour destituer Allende 530. Ainsi, aucun des deux camps n’obtient gain de cause, ce

526
« En Chile no me gustaba el sectarismo de la izquierda, no era capaz de entenderlo – tal vez porque yo no era
un militante profesional. Nunca acepté esa discriminación que se hacían unos contra otros, pero ellos estaban más
comprometidos que yo con una idea precisa de revolución. Yo aceptaba todas las posibilidades, desde el
reformismo hasta la lucha armada. Muchos colegas no creían en mí porque yo aceptaba las posiciones antagónicas
sin entrar en la polémica. Algunos pensaban que yo iba a hacer una especie de amalgama, un filme sin conflictos,
donde la clase obrera era un solo bloque », Ricciarelli,op. cit., p.133 (traduction personnelle).
527
Le 20 février 1973 précisément : Jacqueline Mouesca, Breve historia del cine chileno…, op. cit., p.138.
528
« Pour ce parti et pour une grande partie de la DC, il s’agissait d’obtenir les deux tiers au parlement afin que
l’opposition puisse avoir l’autorité nécessaire pour accuser constitutionnellement le Président, et le démettre de
ses fonctions », Ingrid Seguel-Boccara, p.371.
529
« Pour la première fois depuis les élections présidentielles de 1970, considérant l’importance de l’enjeu, tous
les partis de l’opposition s’unirent pour former ce qu’ils nommèrent la Confédération de la Démocratie (CODE).
La DC avait définitivement abandonné la voie du consensus avec l’UP, pour l’attaquer sur le terrain électoral »,
idem.
530
Avec 55,6% des suffrages, contre 44,11% pour l’Unité populaire (source :
http://www.ipu.org/parlinee/reports/arc/CHILE_1973_E.PDF, consultée le 13 mai 2017).

156
qui contribue à amplifier les voies les plus radicales531. On peut oser la formule : « toute parcelle
du Chili était, après mars 1973, divisée »532. Les clivages s’accentuent, la situation sociale
s’aggrave, entre pénuries, banalisation de la violence, difficultés accrues dans le dialogue
démocratique, mouvements sociaux paralysant l’activité du pays, etc. Les antagonismes se
musclent, certains êtres deviennent irréconciliables. Les résultats des législatives ne font que
précipiter le déclin du cadre démocratique.

Ce contexte génère une configuration inédite pour le tournage d’un projet envisagé
comme du cinéma direct. Le cadre démocratique chilien, bien qu’affaibli dans les premiers mois
de l’année 1973, reste assez solide pour garantir une liberté artistique de grande ampleur,
contrairement à d’autres précédents révolutionnaires, comme le moment de la Révolution russe
de 1917 ; ou celui de l’avènement de la Chine maoïste ; ou encore la révolution cubaine de
1959. Ils représentent des moments historiques où l’ampleur des luttes et des antagonismes ne
permit en rien une possibilité artistique, globale, consistant à donner la parole aux différents
pôles en opposition. Ce qui donne à l’aventure Tercer Año une place unique dans l’histoire du
cinéma : le processus révolutionnaire est vécu, intériorisé par les artisans de l’œuvre. L’art
vibre, quotidiennement, incessamment, au cœur du cyclone révolutionnaire. Le tournage est
marqué par une urgence, celle de dessiner les équilibres, les déséquilibres du conflit social. Il
arpente ses différentes incarnations, dans la rue, dans les usines, au Parlement, dans les réunions
syndicales (des gauches comme des droites). L’équipe filme les dynamiques de groupes, tout
en donnant la parole aux individus. Le personnage du peuple est au centre (comme dans El
primer año). L’équipe Tercer Año laisse aussi de l’espace pour les mots des uns et des autres,
ces incarnations de tendances plus amples. Pour ce faire, précisons ici que l’équipe s’est
procurée des accréditations de la presse chilienne533, mais aussi internationale : autant de
potentiels laissez-passer facilitant le tournage de scènes chez les adversaires de l’Unité

531
« Ce que révélèrent ces élections, c’était le retour à zéro de la situation, à la différence que cette fois-ci les
solutions démocratiques s’éloignaient de part et d’autre de l’échiquier politique. […] Ce furent, au contraire, les
positions les plus radicales au sein de chaque tendance qui se virent renforcées. Alors qu’au sein du gouvernement
des discussions s’entamaient sur le pouvoir au peuple, l’opposition, de son côté, voyant les solutions légales
frustrées, commença à envisager plus sérieusement une solution extralégale », Seguel-Boccara, op. cit., p.374.
532
« Ce n’était plus seulement la rue qui s’était transformée en champ de bataille, tous les espaces étaient des lieux
de conflits potentiels », ibid, p.382.
533
La difficulté réside dans la stratégie pour ne pas dévoiler ses accointances politiques lorsqu’on infiltre des
contextes de droite. Notre méthode était d’avoir plusieurs accréditations (six ou sept venues de vrais journaux), ce
qui nous permettait d’ouvrir de nombreuses portes («el problema está en la estrategia para que no te descubran si
eres de izquierda cuando estas infiltrado en la derecha. El método practico que nosotros utilizábamos consistía en
tener credenciales de seis o siete órganos de prensa verdaderos, que nos permitía infiltrarnos en la derecha »),
Sempere/Guzmán, El cine contra el fascismo, op. cit., p.85 (traduction personnelle).

157
Populaire. Cela matérialise le désir de créer un regard global et indépendant 534, à la force de la
caméra, sur les processus révolutionnaires et contre-révolutionnaires en cours.

Tous les jours, le but est de documenter la situation du « bateau ivre » chilien. L’idée
est de donner du relief aux divisions, profondes, mais aussi aux doutes qui traversent chaque
camp. C’est une façon, pour l’artiste, de s’investir, de s’engager au sein de l’aventure
révolutionnaire, ce qui n’est pas sans peser sur les situations personnelles, intimes : la révolution
est une priorité, qui déséquilibre les logiques individuelles 535. Le cinéaste est observateur et
acteur de l’histoire, avec une frénésie créative régie par l’organisation rationnelle du tournage
décrite plus haut. Avec peu de moyens matériels et humains, l’entreprise de Patricio Guzmán
et son équipe est marquée par une nature artisanale revendiquée, qui permet de mettre en avant
des traits différents de ceux immortalisés par d’autres caméras, notamment étrangères, dans un
contexte où les destinées de l’Unité Populaire attisent les regards internationaux. Précisons
également que le terrain de tournage se situe majoritairement dans la capitale chilienne :

« Nous étions impliqués jusqu’au cou avec les bases du mouvement, un peu partout à Santiago,
car nous n’avions pas d’argent pour aller tourner en province. Nous sommes très peu sortis en
dehors de la capitale »536.

Malgré tout, quelques exceptions demeurent, par exemple dans le nord du pays, au sein
d’une mine de salpêtre à l’occasion du congrès ouvrier :

«Entre mars et juin 1973 se produit un congrier ouvrier à Tocopilla, dans les mines de salpêtre
du nord. Il s’intitulait «La participation ouvrière à une société de transition vers le socialisme »,

534
« Nous étions une équipe d’amateurs, avec une accréditation d’une chaine de télévision française (envoyé par
Chris Marker), qui nous permettait d’attirer une certaine respectabilité. Mais nous n’étions les correspondants
d’aucun média, nous n’étions pas des journalistes ou des envoyés spéciaux d’une chaine. L’équipe était autonome,
indépendante, documentaire, avec l’ambition d’immortaliser l’ensemble du processus » (« Éramos un equipo un
poco amateur, teníamos una carta de un canal de televisión francés, que me envió Chris, que nos servía de
«credencial» más o menos decente. Pero no éramos corresponsales oficiales de nadie, no éramos periodistas, no
representábamos un canal. Éramos un equipo autónomo, independiente, documentalista, que tenía la ambición de
recoger todo el proceso »), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.118 (traduction personnelle).
535
« La vie quotidienne était devenue si intense que le côté privé devint chaotique ; tout le monde était investi dans
quelque chose. Beaucoup de mariages furent brisés, nous vivions d’une façon désordonnée… Personne ne rentrait
dormir chez lui, ce qui rendit désastreuse la vie de famille. L’urgence guidait le quotidien » (« La vida se había
vuelto tan intensa, la vida personal era caótica; todo el mundo estaba en algo. Muchos matrimonios se rompieron,
vivíamos desordenadamente… nadie llegaba a casa a dormir. Desde el punto de la vida familiar era un desastre.
No había tiempo »), ibid, p.148 (traduction personnelle).
536
«Nosotros estábamos metidos hasta el cuello en las bases del movimiento, en Santiago, en todas partes, aunque
no teníamos plata para ir a las provincias. Raras veces nos desplazamos afuera », ibid, p.117-118 (traduction
personnelle).

158
quelque chose comme ça. Nous sommes donc partis en avion de Santiago jusqu’à Antofagasta,
et de là-bas nous avons traversé le désert pour arriver à Maria Elena »537.

La rationalité organisationnelle n’est pas contraire à la spontanéité du tournage, car une


fois sur place pour observer l’histoire se dérouler, il n’appartient qu’aux créateurs de placer la
caméra, de choisir quelle scène tourner, quelle scène ignorer. Le principe de la caméra-stylo
(cher à Alexandre Astruc) est au cœur du processus de tournage du projet Tercer Año. Une fois
les images figées sur la bobine, des projections eurent lieu au sein de l’université Católica (bien
connue du documentariste)538. L’objectif est d’éprouver la qualité des séquences immortalisées
sur la bande, sans pour autant respecter la cadence hebdomadaire fixée lors de l’écriture
théorique du projet. Et aussi lister, avec minutie, les contenus des différentes bobines. Une fois
cette étape conclue, Patricio Guzmán conserve le matériel chez lui, ou bien dans le bureau de
tournage, loué près de son domicile. Au fur et à mesure de la tension sociale qui balaie la période
février-septembre 1973, le documentariste prend des précautions plus drastiques. Peut-être
parce qu’il sent que le dénouement du conflit chilien approche. Toujours est-il que la maison
de son oncle Ignacio, dotée d’un lieu considéré comme sûr, devient le lieu de stockage du
matériel filmique estampillé « Tercer Año ». L’auteur d’Electroshow conserve dans le secret
de l’intimité l’emplacement exact du matériel :

«Lorsque j’avais accumulé un matériel filmé trop envahissant, j’ai commencé à le stocker dans
la maison de mon oncle Ignacio. Je conservais toujours les dix dernières bobines filmées et je lui
amenais les autres, parce que cela me paraissait plus sûr. C’était une mesure de précaution.
Personne, au sein de mon entourage, ne connaissait le lieu d’entrepôt, à part ma femme. Toute
l’équipe savait que je cachais les bobines, mais personne ne savait où. Même la femme de mon
oncle l’ignorait. Elle était dentiste et son cabinet était chez elle. […] Lorsqu’elle travaillait,
j’arrivais côté garage, je sonnais et mon oncle ouvrait : il était déjà retraité et passait son temps
à lire. Nous amenions les bandes jusqu’à une chambre où trônait une malle, recouverte par un
châle avec un pot de fleurs posé. Nous rangions les bobines, puis nous remettions le pot et les

537
«Entre marzo y junio de 1973 se produjo un congreso obrero en la ciudad de Tocopilla, en las minas de salitre
del norte. Se llamaba «La participación obrera en una sociedad en transición al socialismo», o algo así. Así que
fuimos desde Santiago a Antofagasta en avión y desde allí atravesamos el desierto hasta llegar a María Elena»,
Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.148 (traduction personnelle).
538
Nous faisions quelques projections, très peu, dans le laboratoire de développement, dans la petite salle de
l’Institut filmique. Nous visionnions beaucoup de rushes, sans pouvoir voir tout le matériel (par manque de temps),
mais nous avons vu le principal. […] On vérifiait le résultat, le cadre, les défauts, le potentiel de la caméra, les
forces et faiblesses des images tournées. Je me disais : «tout cela est impressionnant». J’étais submergé par
l’accumulation de tant de matériel filmique («Hacíamos algunas proyecciones, pocas, en el laboratorio donde
revelábamos, en la pequeña sala del Instituto Fílmico. Ahí mirábamos muchos copiones. No pudimos revisar todo
el material porque teníamos poco tiempo, pero vimos lo principal. […] Verificábamos como había salido, los
encuadres, los defectos, que podía tener la cámara y qué era lo que habíamos filmado bien o donde habíamos
fallado. Yo me decía: «Qué impresionante es todo esto». Me abrumaba mucho la acumulación de material útil»),
ibid, p.134 (traduction personnelle).

159
autres ornements : personne ne se doutait de ce qui était à l’intérieur. […] Nous avons procédé
ainsi, j’ai fait le trajet une fois par semaine durant une année »539.

Ces propos traduisent une méfiance toujours plus accrue face à l’issue de l’histoire
chilienne immédiate, que le cinéaste vit avec inquiétude autant qu’intensité. Notons ici que les
liens qui se sont noués avec les syndicats et un certain nombre d’individus travaillant dans les
usines, durant le tournage de La Respuesta de Octubre, s’approfondissent en vertu d’une
pratique cinématographique quasi-ininterrompue de l’équipe de tournage 540. En effet, les
protagonistes des cordons industriels représentent, pour Guzmán et ses collaborateurs, des
sources d’informations originales. Ils contribuent à donner aux contenus filmés des teintes
inédites, dans une dynamique où les informations populaires transmises à l’équipe de tournage
sont le moteur des déplacements et des moments de créations. C’est la même dynamique avec
les événements ayant trait aux droites chiliennes, grâce notamment aux réseaux informatifs
cultivés avec la revue Chile Hoy. Ainsi, l’équipe menée par Patricio Guzmán voit se renforcer
deux tendances, au fur et à mesure de la montée des violences et des oppositions. Toutes deux
aspirent à dépasser la ligne gouvernementale, défendant une révolution dans un cadre
démocratique respecté : d’une part, avec les velléités de radicalisation du processus
révolutionnaire porté par l’Unité populaire et, d’autre part, avec les appels répétés défendant
une intervention des forces armées, afin de déloger le gouvernement de la coalition des gauches
chiliennes. Guzmán et ses collaborateurs immortalisent les nombreuses incarnations de ce
climat social aux conflits toujours plus incontrôlables. Le travail de cinéaste militant se révèle,
au fil du temps, de plus en plus risqué, marqué par une tension grandissante, qui imprègne les
consciences et les manières d’exister541. Cela dans la mesure où les forces sociopolitiques

539
«Cuando ya tenía muchos [rollos filmados] abultaban demasiado y empecé a llevarlos a casa del tío Ignacio.
Siempre me quedaba con los últimos diez y los anteriores se los llevaba a él, porque me parecía más seguro. Era
una medida de precaución mínima. Nadie de mi grupo conocía el lugar, con la excepción de mi mujer. Todo el
equipo sabía que yo ocultaba los rollos, pero nadie en dónde. Tampoco la esposa de mi tío lo sabía. Ella era dentista
y tenía la consulta en casa. […] Cuando ella estaba trabajando, yo llegaba por el garaje, tocaba el timbre y me
abría mi tío, que ya era jubilado y pasaba el tiempo leyendo. Cogíamos las latas e íbamos a una habitación donde
había un baúl, cubierto con una especie de chal y encima un florero. Guardábamos los rollos y volvíamos a poner
el florero y los adornos y nadie sabía lo que había allí dentro. […] Y así lo hicimos, yo iba todas las semanas
durante un año», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.120 (traduction personnelle).
540
Nous passions toutes nos journées dehors, c’était épuisant. On commençait à dix heures du matin, pour terminer
à 21h. On mangeait principalement dans les cantines des usines, ce qui nous permettait de tisser des liens avec des
responsables syndicaux, des ouvriers, des employés… («Estábamos todo el día en la calle, era agotador.
Empezábamos a las diez y terminábamos a las nueve de la noche. Comíamos generalmente en los comedores de
las fábricas. Allí nos fuimos haciendo amigos de jefes sindicales, obreros, empleados…»), ibid, p.118 (traduction
personnelle).
541
Le tournage, à partir de son second mois, fut une source d’angoisse. Lorsqu’on sortait filmer la droite chilienne,
c’était en silence. Je sentais la tension qui animait le reste de l’équipe, et eux décelaient la mienne («la filmación,
a partir del segundo mes en adelante, se vuelve angustiosa. Cuando salíamos a filmar a la derecha salíamos
callados. Yo notaba la tensión del resto del equipo y ellos notaban la tensión mía»), Sempere, Guzmán, op. cit.,
p.85 (traduction personnelle).

160
glissent progressivement vers les extrêmes, dont une des caractéristiques principales est la
rigidité face à toute intrusion dans leur univers, en raison d’une intolérance épidermique bercée
d’un manichéisme affirmé. Patricio Guzmán, au fur et à mesure de ses interviews et partages
de souvenirs (entre 1973 et nos jours), a évoqué différentes situations où l’omniprésence des
conflits teintés de violences fragilise, voire met en péril le tournage. Trois exemples illustrent
la généralisation de la violence, touchant l’individu dans son intimité 542. Deux ont lieu à
Rancagua, ville moyenne située à 90 kilomètres au sud de la capitale :

«Un jour, nous étions dans le stade de Rancagua, plein, avec plus ou moins six mille ouvriers hostiles
à l’Unité Populaire. Lorsque nous sommes entrés sur le terrain, ils se sont levés pour nous invectiver,
car ils nous pensaient être de Canal 13 ; ensuite arrivèrent les employés de Canal 13. Dans ces
moments-là, tu te dis «d’accord, le souffle de n’importe qui peut disparaître ». Et nous avions tout le
temps cette sensation. Une autre fois, également à Rancagua, les groupes fascistes de Patrie et liberté
nous ont repéré, expulsé puis suivi en voiture. Nous avons dû prendre la direction opposée à Santiago,
et comme il n’existe qu’une seule route nous avons pu rentrer chez nous dans la difficulté. Nous
étions dans un campement, à 15 kilomètres de Santiago, pour filmer les chauffeurs de camion en
grève, depuis notre véhicule, sur le côté de la route, en attendant le bon moment pour nous approcher
et filmer. Une voiture passa à côté de nous à trois reprises, car la route était à double sens. Elle nous
a repéré. Quelques minutes plus tard, un camion avec 45 gardes habillés en blanc apparaît : des
fascistes, avec des casques, des chaînes, des crosses, des barres de fer, des objets pour lyncher […].
Ils sont arrivés par derrière, ont frappé dans notre véhicule, sont descendus pour nous fouiller, avant
de nous retenir prisonniers, au centre du campement des camionneurs. Je pensais que tout allait se
terminer ici, que nous allions être lynchés, déchiquetés… Je pensais que nous allions mourir. […]
Nous avons montré nos accréditations, et un membre fasciste réagit : «Très bien. Faites ce que vous

542
«En una oportunidad, estábamos en el Estadio de Rancagua repleto con más o menos seis mil obreros
contrarrevolucionarios en ese momento. Cuando nosotros entramos en la cancha se pusieron todos de pie, a
avivarnos porque creían que éramos del Canal 13, pero después llego el Canal 13. En ese momento tú piensas
«pero bueno, cualquier soplo de alguien es mortal». Y eso lo sentíamos siempre. En otra oportunidad, en Rancagua
también, los grupos fascistas de Patria y libertad nos detectaron, nos expulsaron y nos siguieron en automóvil.
Nosotros tuvimos que seguir en una dirección opuesta a la de Santiago, y como solo hay una carretera solo pudimos
volver con muchas dificultades. Al estar en un campamento a 15 kilómetros de Santiago, filmando los camioneros
en huelga, estando dentro del vehículo, a un costado de la carretera, esperando el momento para acercarnos a los
camiones y filmar, un automóvil paso tres veces junto a nosotros. Se volvía, porque era una carretera de dos pistas.
Nos detectó. Y al cabo de unos minutos apareció un camión con unos 45 guardias blancos lumpen a sueldo,
fascistas, con cascos, cadenas, palos, hierros, laques, linchacos […]. Llegaron por detrás, chocaron nuestro
vehículo, se bajaron todos, nos revisaron, nos tomaron presos y nos llevaron al centro del campamento de
camioneros. Yo pensé que ahí se terminaba todo, que allí nos iban a linchar, que al equipo lo iban a hacer trizas…
Pensé que era el fin de todos nosotros, incluso en el sentido físico. […] Hicimos valer nuestras credenciales, y en
eso apareció un diputado reaccionario que dijo: «Muy bien. Hagan lo que quieran con estos señores, con estos
agentes de la UP, pero tengan en cuenta que dentro de pocos instantes vendrá el ejército a allanar este
campamento». […] Y se armó una discusión. Y nosotros allí de rehenes. En la discusión ganaron los grupos que
decían «echemos a piedras a estos pobres», insultándonos con toda clase de insultos. Nos dejamos entrar en el
vehículo de nuevo y cuando estuvimos dentro entre todos intentaron tratar de volcarlo, con nosotros dentro. Hasta
que, por fin, después de todo ese juego de insultos, de piedras y de atemorizamiento, logramos salir de allí. Esta
era en agosto del 73», Sempere, Guzmán, op. cit., p.85-87 (traduction personnelle).

161
voulez avec ces messieurs, ces agents de l’Unité Populaire, mais prenez compte le fait que dans
quelques instants l’armée viendra investir le campement ». […] Et de là s’ouvrit une discussion, dont
nous étions les otages. Finalement ce sont les partisans du «jetons des pierres à ces pauvres
personnes » qui gagnèrent, en nous insultant de tous les noms. Ils nous ont laissé rejoindre notre
véhicule, et une fois à l’intérieur ils tentèrent de le renverser. Enfin, et après ce flot d’insultes, de
pierres et de terreurs, nous avons pu nous échapper de là. On parle d’août 1973 ».

Dans ce contexte de haines et de violences, l’aura démocratique chilienne est menacée


par les extrémismes, galvanisés par une vision guerrière de la situation chilienne dans les
derniers mois de l’Unité Populaire : ceci n’empêche pas quelques entreprises créatives, en dépit
des dangers. En effet, malgré le caractère inédit de l’aventure filmique Tercer Año (où une
équipe peut filmer les différents camps en conflit au sein d’une période révolutionnaire), il est
important de préciser que d’autres artistes, dans le chaos progressif du Chili de 1973,
conjuguent leurs envies en actes. Notamment sous l’égide de Chile Films, car la structure
étatique est encore en vie malgré un ralentissement majeur de ses activités, causé par les
restrictions dues à la crise intégrale chilienne543. D’autres pôles cinématographiques subsistent,
en conservant quelques entreprises créatives, aux moyens sommaires mais ayant le mérite
d’exister544. Existent enfin les activités audiovisuelles étrangères, grandement informatives, qui
parsèment la période allant de février à septembre 1973.

Au sein d’une société au bord de l’implosion, les orientations de Patria y Libertad, autant
que du MIR, rencontrent chaque jour des sympathies nouvelles dans la population civile. Dans
ce contexte où son intervention est appelée des vœux de nombreux opposants, l’armée
chilienne, légaliste à l’égard de l’Unité populaire, devient la cible de sollicitations multiples.
Des pressions émanent de partisans résolus d’un coup d’État militaire, autant que des soutiens
à un affrontement armé entre peuple et élites traditionnelles. L’institution militaire, réputée
comme la plus respectueuse du régime démocratique en Amérique latine, s’imprègne elle-aussi
des polarisations croissantes à l’œuvre dans la société chilienne, notamment après mars 1973
et les législatives. Les mois qui suivent sont le théâtre d’incessantes impasses s’offrant au débat
démocratique : grèves, multiplication/banalisation des violences physiques autant que
symboliques. Le 29 juin, une tentative militaire de renversement du gouvernement échoue grâce

543
Citons deux projets qui iront à terme sans pouvoir être diffusés au Chili avant la fin de l’Unité Populaire :
Descomedidos y chascones (Samuel Carvajal & Carlos Flores del Pino), long-métrage destiné à faire un portrait
de la jeunesse chilienne de l’époque. Ainsi que Palomita blanca, de Raul Ruiz, une histoire d’amour mettant en
exergue les fossés, les distances socio-culturelles qui régissent la société chilienne au début des années 70.
544
Par exemple le Centre de Cinéma Expérimental de l’Université du Chili, dirigé par Pedro Chaskel ; ou encore
certaines sections « cinéma » du parti communiste ou du MIR. Sur ce thème, voir l’ouvrage Señales contra el
olvido. Cine chileno recobrado, de Mónica Villarroel et Isabel Mardones, Santiago, editorial Cuarto propio, 2012.

162
au légalisme du commandant en chef des armées, Carlos Prats545. Un des socles traditionnels
de la société chilienne, celui de la non-intervention des forces armées dans la vie politique du
pays, est remis en cause par un contexte social explosif comme jamais auparavant. Une image
symbolique de la répression militaire chilienne réside dans cette scène filmée par le caméraman
argentin Leonardo Henricksen, qui immortalise l’offensive militaire du 29 juin 1973, en même
temps qu’il filme sa propre mort. Au-delà de la portée émotionnelle exceptionnelle de la
séquence, elle révèle le visage mortifère et sauvagement anti-démocratique d’une partie de
l’armée nationale. Patricio Guzmán, présent sur les lieux, voit se dérouler sous ses yeux cette
tragédie qui annonce l’ampleur des drames à venir :

«Henricksen était un caméraman argentin. Il fut engagé, à Buenos Aires, par la télévision
suédoise pour aller filmer au Chili. […] Ce n’est pas un militant de gauche, mais simplement un
professionnel. Le bureau de la télévision suédoise se situe près de la place de la Constitution,
celle en face de La Moneda. Une rue plus loin, il y a le bureau de Sandqvist [correspondant
permanent de la télévision suédoise au Chili]. Lorsqu’il entend les tirs, Sandqvist téléphone en
Suède, en affirmant que le Chili vit un coup d’État. Henricksen sort, seul, et parcourt ce chemin
: la rue Agustinas, entre Morandé et Banderas, alors que les militaires sont stationnées en face
de La Moneda, et que les autres encerclent la place. […] Nous aussi, Nous sommes arrivés par
la rue Banderas et Nous avons les images des mêmes jeeps, mais avec un autre point de vue. […]
Nous avons le point de vue cinématographique du tireur et Henricksen a le point de vue de celui
qui reçoit le tir. […] Henricksen se place en face des soldats. […] C’est comme s’il se sentait
protégé par la caméra. […] On est en face d’une situation extraordinaire, qui se produit lorsque
tu es l’intermédiaire des sons et des images, grâce à l’obturateur. Je crois qu’Henricksen a un
peu vécu cela, car il zoome sur la personne qui lui tire dessus ! […] Dans son cas, il reçut une
balle dans la poitrine et meurt pratiquement sur le coup ; Sandqvist sort du bureau peu après, en
courant vers un corps déjà à l’agonie. Il le transporte dans une voiture et s’en va. La caméra est
récupérée par des ouvriers de gauche, qui la cachent. Le lendemain, ils contactent Chile Films,
qui récupère la caméra et le matériel, le développe à Buenos Aires avant de la partager avec le
monde. Au Chili, cette séquence est projetée dans les salles de cinéma, et deux jours plus tard le
Service d’intelligence militaire interdit sa diffusion »546.

545
Le 29 juin survient un nouveau soulèvement militaire – le Tanquetazo -, avec des troupes révoltées menées par
le colonel Roberto Souper, commandant du second régiment blindé, soutenues par quelques civils qui prennent le
contrôle du centre de Santiago. L’action ferme et rapide du général Carlos Prats, soutenue par d’autres dirigeants
militaires loyaux, empêche ce soulèvement d’aller à son terme : en leur sein, il y a notamment un certain général
Pinochet («El 29 de junio se produjo un nuevo alzamiento militar – el Tanquetazo -, en el que tropas rebeldes,
lideradas por el coronel Roberto Souper, comandante del Regimiento Blindado n°2, con apoyo de algunos civiles,
se apoderaron del centro de Santiago. La rápida y decidida actuación del general Carlos Prats y otros oficiales
leales al gobierno, entre los cuales destaco el general Augusto Pinochet, impidió el éxito del movimiento»), Sofía
Correa et al., op. cit., p.273 (traduction personnelle).
546
«Henricksen era un camarógrafo argentino. Fue contratado en Buenos Aires por la TV sueca para ir a filmar a
Chile. […] No es un militante de la izquierda, es simplemente un profesional. La oficina de la TV sueca está a una
cuadra de la plaza de la Constitución, que es la plaza que este enfrente de La Moneda. A una calle esta la oficina

163
Malgré cette tentative de renversement, pour un temps seulement la démocratie est
préservée. Carlos Prats, sous la pression populaire, démissionne de ses fonctions le 23 août
1973547. Preuve est faite de l’évanouissement progressif du légalisme au sein de l’idéologie
militaire majoritaire. Courtisées par de nombreuses forces politiques et civiles (sans oublier
l’influence nord-américaine), les forces armées voient leurs orientations traditionnelles évoluer,
au fur et à mesure de la progression de difficultés gouvernementales durant l’année 1973,
notamment après le coup d’État avorté. Cela remet quelque peu en question l’organisation
théorique du tournage telle qu’elle avait été définie dans les premières semaines de l’année :

«Dans ces circonstances, ce qu’on aurait dû faire c’est changer de stratégie de tournage, l’orienter
vers plus de discrétion, avec une ou deux personnes au lieu de quatre au cinq, en agissant avec
beaucoup plus de prudence. Cela était prévu, tout comme se déplacer en vélo ; cela parce que le
manque de carburant était si important que le seul moyen d’accéder à certains lieux était en vélo
»548.

Dans cette ambiance incertaine et ultraviolente, le réalisateur chilien confie a posteriori


un certain essoufflement de sa frénésie créative accompagnant les tremblements
révolutionnaires (et contre-révolutionnaires). L’homme est rattrapé par l’insoutenable poids de
l’instant, où les menaces pour la condition humaine et ses libertés atteignent un nouveau stade :

de Sandqvist [corresponsal permanente de la TV sueca en Chile]. Cuando oye el tiroteo, Sandqvist está
telefoneando a Suecia, afirmando que ha estallado el golpe de Estado en Chile. Henricksen sale solo y hace este
recorrido: camina por la calle Agustinas, entre Morandé y Banderas, mientras los primeros jeeps se sitúan frente a
La Moneda, y los otros se sitúan en los cuatros costados de la plaza. […] Nosotros, mientras tanto, hemos llegado
por la calle Banderas y tenemos las imágenes de ese mismo jeep desde otro punto de vista. […] Tenemos el punto
de vista de cámara del disparo y Henricksen tiene el punto de vista del disparo recibido. […] Henricksen se coloca
frente a los soldados. […] Parece que se siente protegido por la cámara. […] Hay una situación extraordinaria que
se produce cuando tú eres intermediario de los sonidos o de la imagen. Cuando tú ves el obturador pasando, el
obturador nunca se deja de ver. Yo creo que a Henricksen le paso un poco esta situación, porque ¡hace un zoom a
quien le dispara! […] En el caso de Henricksen, que recibió un disparo en el pecho y muere casi instantáneamente,
Sandqvist sale momentos después de la oficina, viene corriendo a donde está el cuerpo y está ya agonizante. Lo
mete en un coche y se van. La cámara es recogida por obreros de izquierda que levantan una tapa de teléfonos y
arrojan hacia abajo la cámara. Y la cubren. […] Al otro día los obreros lo comunican a Chile Films, que van,
recogen la cámara y el material, que es revelado en Buenos Aires y enviado a todo el mundo. En Chile es
proyectado en las salas de cine, y el Servicio de Inteligencia Militar prohíbe su proyección a los dos días», El cine
contra el fascismo, p.88-90 (traduction personnelle).
547
Le 23 aout, le commandant en chef des armées, le général Carlos Prats, connu pour sa loyauté constitutionnelle,
avait renoncé, submergé par les pressions de celles et ceux qui souhaitaient voir les militaires s’impliquer dans la
vie politique pour mettre fin au gouvernement d’Allende («Un 23 de agosto, el comandante en jefe del Ejército,
general Carlos Prats, conocido por su lealtad constitucional, había renunciado agobiado por las presiones de
aquellos que querían ver a los militares comprometidos en una acción que pusiera fin al gobierno de Allende»),
idem (traduction personnelle).
548
«En esas circunstancias, lo que deberíamos haber hecho es haber cambiado la táctica de filmación, haciendo
una filmación más discreta con una o dos personas, en vez de con cuatro o cinco, y actuando mucho más
resguardados. Esto lo teníamos previsto, así como también trasladarnos en bicicleta, porque la escasez de gasolina
fue tanta que la única manera de llegar a algunos lugares era en bicicleta», dans des propos tenus par Guzmán a
posteriori, ibid, p.88 (traduction personnelle).

164
«Je dois te confesser qu’en juillet, août et septembre, le tournage se transforma en un cauchemar,
parce que l’on se rendait compte, quotidiennement, que le conflit de clases pouvait mener au
drame à n’importe quel moment. Ainsi, lorsqu’on allait filmer, c’était en silence, nous étions
tendus ; pour autant, personne n’a perdu le contrôle de ses émotions. Pourtant, entre nous existait
une tension sous-jacente qui résultait du haut degré de peur qui nous habitait tous »549.

En réaction, Patricio Guzmán participe à certaines manifestations visant à défendre


l’Unité populaire face aux menaces toujours plus vives de ses opposants, au même titre que de
nombreux autres artistes et intellectuels soutenant l’entreprise révolutionnaire 550. Témoin d’une
société en crise, aux tergiversations multiples quant aux teintes à donner à l’avenir proche,
Guzmán vit les derniers soubresauts de l’Unité populaire au pouvoir. Alors même que, le 4
septembre 1973, une immense manifestation des partisans de l’Unité Populaire traverse les rues
de la capitale chilienne, pour affirmer la force des désirs révolutionnaires, toujours vifs pour
certains pans de la population. Malgré les difficultés quotidiennes. Malgré les violences,
omniprésentes. Malgré l’union des oppositions, toujours plus vives et déterminées à bousculer
les décisions démocratiques.

B. La fin d’une révolution : survie, fuite et prémices d’exil


1. Le coup d’État : les regards et les vies

549
«He de confesarte que, durante los meses de julio, agosto y septiembre, la película se convirtió para nosotros
en una pequeña pesadilla, porque día a día nos dábamos cuenta de que el clima de lucha de clases era tan intenso
que en cualquier instante nos podía pasar algo. Por eso cuando íbamos a las filmaciones íbamos muy callados,
tensos, aunque nadie nunca perdió el control, todo el mundo se portó muy bien. Pero, evidentemente, entre nosotros
se producía una tensión subterránea que indicaba que teníamos un grado ya de miedo bastante desarrollado»,
Sempere/Guzmán, op. cit., p.87 (traduction personnelle).
550
Les manifestations culturelles engagées faisaient aussi face au conflit. L’aggravation des dissensions l’exigeait.
Un grand événement, appelé Offensive culturelle antifasciste, est organisé dans le parc O’higgins les 23 et 24 juin.
Après l’ouverture, réalisée par le ministre de l’éducation Anibal Palma, eurent lieu des représentations théâtrales,
ainsi que des projections de cinéma, des concerts et bien d’autres activités. Étaient présents, entre autres, les
écrivains Volodia Teitelboim, Antonio Skármeta et Ariel Dorfman ; les musiciens Patricio Castillo, «Piojo»
Salinas, Nano Acevedo, Inti Illimani, Quilapayún, Illapu et Cuncumen ; les cinéastes Patricio Guzmán, Pedro
Chaskel, Álvaro Ramírez et Claudio Sapiain («las manifestaciones culturas comprometidas también debían encarar
el conflicto. La agudización de las contradicciones así lo exigía. Se realizó un gran evento llamado Ofensiva
Cultural Antifascista, en el Pueblito del Parque O’Higgins, los días 23 y 24 de junio. Luego de la inauguración a
cargo del Ministro de Educación Aníbal Palma, hubo teatro, cine, música y numerosas actividades. Participaron,
entre muchos otros, los escritores Volodia Teitelboim, Antonio Skármeta y Ariel Dorfman; los músicos Patricio
Castillo, «Piojo» Salinas, Nano Acevedo, Inti Illimani, Quilapayún, Illapu y Cuncumen; los cineastas Patricio
Guzmán, Pedro Chaskel, Álvaro Ramírez y Claudio Sapiain»), Julio Vallejos (dir.), Cuando hicimos historia…,
op. cit., p.174-175 (traduction personnelle).

165
a. Sur la journée du 11 septembre 1973

Chaque événement majeur de l'histoire contemporaine crée des récits issus de


négociations conscientes et/ou inconscientes entre mémoires et histoire. On pourrait même oser
le terme « histoires », au regard du caractère clivant de ces événements, qui divisent les sociétés
et altèrent progressivement les discours historiques. Il suffit d'observer les usages incessants de
certains moments clés de l'histoire française récente (Occupation, colonisation-décolonisation,
guerre d'Algérie, entre autres) pour matérialiser notre propos. De ce fait, un regard historique
est complexe, et constitue le fondement d’une certaine « conscience de l'engagement », parce
qu'il s'appuie sur des ressources, des mots, des images, qu'il faut sans cesse critiquer. Leur sens
et leurs reliefs évoluent, au fil des époques et des univers symboliques qu'elles façonnent dans
chaque (micro)sociétés. Ainsi nous avons pleinement conscience de la richesse autant que des
limites des propos qui précèdent, et qui suivent : ils font le charme de la discipline historique.
Nous ne ferons pas une analyse détaillée du 11 septembre 1973 : de nombreux efforts
historiques l'ont fait précédemment551. Notre travail porte sur Patricio Guzmán, avec l'idée de
comprendre comment cet individu vécut ce moment d'histoire crucial. Pour saisir comment
l'individu s'insère au creux d'événements qu'il doit subir, lorsque la violence devient norme.

Le 11 septembre 1973, très tôt le matin, l'armée chilienne envahit la ville de Valparaíso,
sur la côte Pacifique. Ville de naissance de Salvador Allende, elle devient le symbole de la
montée en puissance d'une junte militaire désireuse de prendre le pouvoir par l'usage du coup
d'État. Elle est composée de quatre généraux, dont le général Augusto Pinochet, lui aussi enfant
de la ville. À 9 heures du matin, le palais présidentiel est assiégé par les forces armées. Puis,
peu avant midi, La Moneda est bombardée. Le président, refusant de se rendre, se suicide alors
que la majorité de ses collaborateurs sont faits prisonniers par les forces armées chiliennes. En
quelques heures, un voile est mis sur la démocratie chilienne, à la force d'une contre-révolution
conservatrice brutale qui ne fut traversée que par un nombre limité d'oppositions. Car malgré
les fantasmes et les fables qui peuvent peupler discours et mémoires, les résistances à
l’oppression militaire furent moindres et éparses.

Le 11 septembre trace des lignes de ruptures multiples dans l'histoire du Chili, autant
que (dans d'autres mesures) sur le plan international. C'est une date qui dicte un avant et un
après dans le vécu de chaque citoyen chilien, car il correspond à la chute de l'ordre démocratique
qui régissait le pays depuis des décennies. De plus, cette date instaure une nouvelle ère, où

551
Voir bibliographie.

166
l'omniprésence de la violence, de la méfiance, des peurs et des suspicions devient majoritaire.
Débute alors une période de répression extrême, en vertu d’une entreprise de destruction de la
menace marxiste au Chili552. Le nouvel ordre chilien est militaire, nationaliste, ultra-libéral sur
le plan économique, et banalise l'usage de la violence pour mater les résistances et les réticences
qu’il attise. J'aime à utiliser le terme « omni violence » (littéralement, le « tout violence »),
parce qu'elle est au cœur du quotidien de chacun, pour imposer un nouveau rapport de force et
également régir tous les volets de la vie des citoyens. Sont éludées les réductions des inégalités,
internes au pays mais aussi externes. L'Unité Populaire avait lutté pour sortir de la dépendance
économique instaurée depuis l'extérieur, cultivée par les élites traditionnelles, fortement
remises en cause par le modèle révolutionnaire entre 1970 et 1973. La dictature militaire, au fur
et à mesure de sa construction, devient le laboratoire d'un néo-libéralisme agressif où la question
sociale est reléguée loin dans la liste des priorités.

Au sein de ce panorama terne et régressif si l'on considère les mesures et volontés mises
en avant par le gouvernement d'Allende, les partisans de l'Unité Populaire sont au centre des
préoccupations répressives du nouveau régime. En effet, une partie du corps citoyen chilien est
considérée détentrice d'une « maladie », le marxisme (souvent qualifié de « cancer ») ; pour
reconstruire le pays sur des bases considérées saines, il faut soigner ces individus. Les
instruments curatifs sont l'élimination pure et simple, mais aussi le jeu sur les mélodies de la
peur, de la violence physique et du trouble psychique. Sans entrer dans des analyses
psychologiques détaillées, l'idée de pénétrer le corps et la conscience de l'individu pour en
extirper les éléments dérangeants conduit à tous les excès : violences, privations, maltraitance,
soumissions à un ordre militaire représenté par des soldats qui utilisent avec excès les
techniques apprises (ou suggérées) lors de leur formation militaire. Cela ouvre la voie à une
nouvelle ère répressive :

« Si la doctrine de sécurité nationale qui nourrit les régimes militaires de cette période plongeait
ses racines dans des réflexions stratégiques menées aux États-Unis au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, mais aussi au sein de l’École supérieure de guerre fondée à Rio de Janeiro en
1949 et dans la théorisation de la guerre contre-révolutionnaire proposée par l’armée française
dans le cadre de ses guerres coloniales, elle trouva donc dans le régime qui se mit en place sous

552
« Ce coup d’Etat, qui advint à un moment où haines et rancœurs s’étaient accumulées, fit que cette intervention
militaire prit des allures de règlement de comptes «, Seguel-Boccara, op. cit., p.387.

167
la houlette du général Augusto Pinochet une systématisation de ses pratiques répressives qui fit
de nombreux émules dans les quinze années qui suivirent »553.

Il faut toucher la chair, l'âme, bousculer, pour faire d'un marxiste un homme nouveau,
avec tous les excès, toutes les atteintes à la condition humaine que la sauvagerie de l'état d'être
humain peut signifier. « L'homme est un loup pour l'homme ». Entre le 11 septembre 1973 et
nos jours, on ne compte plus les récits des victimes des dictatures militaires, qu'elles soient
chiliennes ou autres. Patricio Guzmán lui-même œuvrera, dans son cinéma, à procurer des
espaces d'expressions à ses compatriotes, afin de lutter contre l'oubli. Nous reviendrons sur ces
thématiques. Ce qui est plus rare, c'est d'avoir le témoignage de Patricio Guzmán lui-même sur
son expérience du 11 septembre 1973, qui débute par cette matinée où les piliers de la
démocratie chilienne finissent de s'écrouler, et qui se termine, quelques semaines plus tard, par
une liberté retrouvée, après une captivité partagée avec des milliers de chiliens dans le
tristement célèbre Stade National de Santiago. Son témoignage, document historique de choix,
permet de distinguer certaines logiques, certaines tendances, à partir de la vision subjective de
l'homme qui motive cette recherche. Analysons donc son récit du 11 septembre, pour traiter de
manière originale un événement historique maintes fois abordé par la discipline scientifique
autant que par ses multiples protagonistes.

b. Le 11 septembre de Patricio Guzmán : du traumatisme au départ

La funeste journée du mardi 11 septembre 1973 est un moment-clé dans l’existence de


Patricio Guzmán. Il existe une bibliographie foisonnante sur le sujet 554, qui complète la source
primordiale qu’incarnent les propos du réalisateur sur ce jour si particulier. En effet, le cinéaste

553
Olivier Compagnon, « Chili, 11 septembre 1973. Un tournant du XXe siècle latino-américain, un événement-
monde », Revue internationale et stratégique, 2013, 2013/3 (91), pp.97-105, <halshs-00878773>, p.101-102.
554
Quelques références bibliographiques centrales (pour approfondir, voir l’onglet « Histoire chilienne » de la
bibliographie à la fin de ce travail de recherche) : Sofía Correa (dir.), Historia del siglo XX chileno. Balance
paradojal, Santiago, Editorial sudamericana, 2001 ; Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge Muñoz, Le 11 septembre
chilien. Le coup d’état à l’épreuve du temps (1973-2013), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 ;
Eduardo Castillo, Chili, 11 septembre 1973 : la démocratie assassinée, Paris, Le serpent à plumes, 2003 ; Ascanio
Cavallo, Margarita Serrano, Golpe 11 de septiembre de 1973, Santiago, Uqbar Editores, 2013 ; Luis Corvalán
Márquez, Los partidos políticos y el golpe del 11 de septiembre: contribución al estudio del contexto histórico,
Santiago, LOM ediciones, 2004 ; Ignacio González Camus, El día en que murió Allende, Santiago, Ediciones
CESOC, 1990 ; Patricio Henríquez, 11 de septiembre de 1973. La últma batalla de Salvador Allende, Montreal,
Foca, 1998 ; Alfredo Joignant Rondón, Patricio Navia (dir.), Ecos mundiales del golpe de Estado : escritos sobre
el 11 de septiembre de 1973, Santiago de Chile, Universidad Diego Portales, 2013 ; Mario López Tobar, El 11 en
la mira de un Hawker Hunter. Las operaciones y blancos aéreos de septiembre de 1973, Santiago, Sudamericana,
1999 ; Sigmund Paule, The overthrow of Allende and the politics of Chile, Pittburgh, University of Pittburgh Prees,
1977 ; Óscar Soto, El último día de Salvador Allende, Santiago, Aguilar, 1998 ; Alain Touraine, Vie et mort du
Chili populaire : journal sociologique, juillet-septembre 1973, Paris, Éditions du Seuil, 1973 ; José Antonio Viera
Gallo, 11 de septiembre. Testimonio, recuerdos y una reflexión actual, Santiago, ChileAmérica, Cesoc, 1998.

168
a tenu un carnet de bord du tournage du projet Tercer Año, qui se transforme en récit de ses
« aventures post-11 septembre ». Nous n'avons pas eu accès à la totalité de ce document
d'archive, mais nous avons trouvé, dans une publication commune qu'il a fait avec Pedro
Sempere, 40 pages qui narrent la période allant du 11 septembre 1973 à la fin de sa captivité,
quelques jours plus tard555, le 30 septembre, après quatorze jours de détention. On ne sait pas
si les actes et mots venus des solidarités diplomatiques internationales ont eu un rôle à jouer.
Ainsi, lorsque vient la rumeur d'un coup d'État, l'urgence filmique quotidienne qui est celle du
projet Tercer Año se prolonge, et l'équipe aspire à immortaliser cette nouvelle étape du conflit
chilien556. Très vite, le degré de violence, d’ignorances, d’insécurité et de répression rend
impossible la continuité du projet filmique, et l'instinct de survie surpasse les velléités créatives.
Des précautions sont prises, notamment pour préserver les apparences devant une situation
inédite, ce qui occasionne un relâchement, un moment presque comique au sein du tragique de
cette journée557. Puis l’équipe Tercer Año décide de se dissoudre, selon une organisation fixée
en amont, avec un moyen de communication gardé secret :

«Au bureau de production, nous convenons, à l’unanimité de nous disperser le plus vite possible.
Miguel, le preneur de son, emporte la Nagra avec l’idée de l’installer dans une maison, face à un
téléviseur, pour enregistrer les messages successifs des militaires. Juan prend la caméra pour
faire la même chose dans un autre lieu. Cristina l’accompagne, en tant qu’assistante. Federico
répartit le matériel vierge et fixe le mode de communication que nous utiliserons dans les
prochains jours. Tout le monde part dans la voiture de Federico, et Pepe et moi nous retrouvons
seuls »558.

Précisons ici que le déficit d’informations dont ce mardi-là fut le théâtre renforce cette
sensation d’instable ignorance, laissant la rumeur se propager sans pour autant savoir
pleinement ce qu’il se passe. Seules les ondes radiophoniques peuvent être des réponses aux

555
El cine contra el fascismo, op. cit.
556
Il restait peu de bobine, cinq rouleaux seulement. […] J’ai dit au Flaco de les ramener chez lui pour filmer les
premières déclarations de la dictature sur l’écran de sa télévision («me quedaba poco, uno cinco rollos. […] le dije
al Flaco que se los llevara para su casa para que el filmara las declaraciones de los militares en su propio televisor»),
Ricciarelli, op. cit., p.145 (traduction personnelle).
557
Angelina Vásquez: «J’ai coupé les cheveux à nombre d’entre eux, dont Patricio Guzmán: c’était un moment
comique» (Angelina Vásquez: « Yo les corté el pelo, al Pato, a varios y esa era la parte comica»), Monica
Villarroel, Señales contra el olvido, op. cit., p.74 (traduction personnelle).
558
«Ya en la productora resolvemos lo siguiente, por unanimidad: dispersarnos lo más pronto posible. Miguel, el
sonidista, se lleva la Nagra con el objeto de instalarla en una casa frente a un televisor y grabar todos los mensajes
sucesivos. Juan se lleva la cámara para hacer otro tanto en una casa distinta; Cristina queda como su ayudante.
Federico distribuye el material virgen y organiza el modo de comunicación que tendremos en los próximos días.
Todos ellos salen en el coche de este último. Pepe y yo nos quedamos solos», El cine contra el fascismo, p.214.

169
interrogations, alors même que le médium télévisuel devient chasse-gardé de forces militaires
fraîchement installées aux cimes de la pyramide socio-politique chilienne :

«La junte apparait à la télévision (un plan fixe, frontal, avec un portrait d’O’Higgins dans le
fond). Le choc est tel qu’on dirait une fiction. Jusqu’à ce que les quatre prononcent leurs discours.
Le pire des quatre, Leight, dit avec un rictus sur le visage : «Le moment est venu d’extirper le
cancer marxiste du Chili ». Ensuite vient la nuit, et le silence »559.

La prudence, le bruit des armes et la désinformation orientent les réactions individuelles


à se recentrer sur l’intime, sur un repère traditionnel. Priorité est alors mise sur la cellule
familiale, notamment afin de préserver ses deux filles en bas âge des affres, de l'horreur que
l'instauration d'une dictature engendre 560. Le corps social, mis en valeur grâce à la figure du
peuple et subjugué en temps d’Unité Populaire, se délite dès les premières respirations du joug
militaire. Passent quelques jours, dans une ambiance irréelle, où les effervescences et les
énergies qui régnaient par leurs omniprésences durant les mille jours de l'Unité Populaire se
transforment en vides : l'exemple du couvre-feu est un symbole fort de la restriction des libertés
individuelles. Une douce terreur perle, et la machine répressive se met en place dans le but de
poursuivre ses adversaires561, donc les partisans du défunt Salvador Allende. La vie sociale de
Patricio Guzmán, riche et diverse depuis son retour au Chili, se limite à partir du 11 septembre
à la vie au foyer, entre incertitudes, méfiances et inerties. Il adopte une démarche de
dissimulation, par la destruction des traces d’adhésion au projet que portait l’Unité Populaire 562.
Dans la logique d'une répression visant à mater les aspirations qui firent le sel du projet
révolutionnaire, les forces armées s'appliquent à poursuivre les citoyens aux tendances
marxistes, en faisant irruption au sein des lieux intimes, sociaux et professionnels. Ce qui
saisissent le cinéaste et son épouse, à l’échelle de leur quartier :

«Il y a des policiers dans tout le quartier, et des mitrailleuses à tous les coins de rues. Tous les
automobilistes sont fouillés aux pieds de la colline Santa Lucia. […] Certains propriétaires sont

559
El cine contra el fascismo, p.216 (traduction personnelle).
560
Le matin suivant, et durant les quatre jours qui suivent, je reste constamment chez moi, en essayant de cultiver
une ambiance artificielle pour que mes filles pensent que tout va bien («A la mañana siguiente, y durante los cuatro
días que vienen, permanezco todo el tiempo en casa, tratando de crear a mis hijas el ambiente artificial de que no
pasa nada»), ibid, p.217.
561
« La logique des militaires chiliens était de mettre fin à l’institutionnalisation d’une « révolution marxiste ».
Comme l’écrirait plus tard Pinochet, il s’agissait de conduire une action de « récupération intégrale » », Pierre
Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, op. cit., p.228.
562
Je décide également de nettoyer la maison. Je décroche les posters : Cinémathèque de Cuba (ICAIC),
Compañero Presidente (Littin), No es hora de llorar (Chaskel), Nutuayin Mapu (Guillermo). […] Le jour s’écoule
et je me mets à brûler des documents, des papiers dans la salle de bain («Me dispongo también a limpiar la casa.
Saco los posters: Cinemateca de Cuba (ICAIC), Compañero Presidente (Littín), No es hora de llorar (Chaskel),
Nutuayin Mapu (Guillermo). […] Sigue avanzando el día y me pongo a quemar documentos y papeles en el cuarto
de baño»), El cine contra el fascismo, p.216 (traduction personnelle).

170
arrêtés et emmenés au commissariat (situé à deux pas) en cas de découverte d’un simple détail
qui peut faire songer à une accointance avec l’Unité Populaire, comme un journal de gauche par
exemple »563.

Dans le cas du documentariste, c'est au domicile même que l'armée se présente, ayant
identifié Patricio Guzmán comme un élément n'étant pas dans la ligne morale et politique
définie par la junte militaire 564. Rapidement, ce dernier est emmené au poste de police, et fait
une garde à vue dans des conditions sommaires, pendant que le domicile est perquisitionné.
Commencent les atteintes à la dignité humaine, durant la captivité :

«Ils m’ordonnent de me remettre contre le mur, jambes écartées et les mains contre ce dernier.
Passent deux heures ainsi. Mon camarade est moi commençons à faiblir. Je demande à pouvoir
mettre le manteau qui est au sol, à côté de moi. «Non », me répond la sentinelle située derrière
moi»565.

Les violences aspirent à briser toute dynamique de révolte collective, en individualisant


l’expérience répressive, afin de rendre les êtres plus malléables, et ainsi obtenir des
informations ainsi que des excuses, des renoncements chez celles et ceux qui avaient vu en
l’Unité Populaire l’espoir d’un futur radieux. Le paradigme révolutionnaire se transforme en
espoir de survie individuelle au sein du processus répressif militaire. Le cinéaste, après de
nombreuses heures au poste de police, est transféré à l’Estadio Nacional, sans qu’on lui donne
une justification pour sa détention :

«Ils m’ordonnent de me lever et me présenter, pour la troisième fois, au lieutenant de garde, qui
me donne les documents et m’informe que je serai, tout comme mon camarade d’infortune,
emmené au Stade National. Je lui demande ce qu’il va nous arriver. Il rétorque qu’il ne peut me
répondre. J’insiste : «Mais de quoi nous accuse-t-on ? », sans obtenir de réponse »566.

563
«Hay policías por todo el barrio y ametralladoras en las esquinas más cercanas. Todos los automovilistas son
cacheados contra el cerro Santa Lucia. […] Algunos propietarios son detenidos en el acto y llevados a la comisaria
(a media cuadra de distancia) ante el hallazgo del más mínimo detalle, como un periódico de izquierdas, por
ejemplo, o cualquier otra cosa que los pudiera comprometer con la Unidad Popular», Sempere/Guzmán, p. 217
(traduction personnelle).
564
Ils ont fouillé partout, ils ont tout ouvert, tout sorti […]. Les militaires ont tout retourné, ont scellé mon bureau,
en le déclarant «dangereux ». Ils ont gardé mon ex-femme Paloma toute la nuit, avec un soldat armé d’une
mitraillette, devant mes deux filles Andrea et Camila, âgées de 4 et 2 ans («Registraron todo, abrieron todo y
sacaron todo […] los militares revolvieron todo y precintaron mi escritorio, declarándolo «peligroso». A mi ex
mujer Paloma la custodiaron toda la noche con un carabinero armado de una metralleta, junto a mis dos hijas
Andrea y Camila, de cuatro y dos años»), Ricciarelli, p.121 (traduction personnelle).
565
«Me ordenan regresar al muro, las piernas separadas y las manos contra la superficie. Así pasa otra hora más.
Mi compañero y yo comenzamos a flaquear. Pido permiso para ponerme el abrigo, que esta tirado cerca de mis
pies. « No », me responde simplemente el centinela que hay detrás », Sempere/Guzmán, p.221 (traduction
personnelle).
566
«Me ordenan levantarme y presentarme, por tercera vez, al teniente de turno, que me entrega los documentos y
me dice que tanto yo como mi compañero seremos llevados al Estadio Nacional. Le pregunto a qué nos va a pasar.

171
D’un être enfermé, menacé, mis en joug au commissariat, Patricio Guzmán devient un
prisonnier parmi la multitude, au sein d’une enceinte sportive qui, il y a peu, était un lieu
symbolique des grands rassemblements des partisans de l’Unité Populaire. Le contraste est
saisissant entre une chaleur humaine subie, de par la précarité spatiale 567, alimentaire568,
sanitaire569 dans laquelle sont maintenus les prisonniers. La fragilité de l’existence est alimentée
par de nombreux rappels de la puissance de feu des militaires, face à toute velléité de révolte
des captifs. L’artiste rencontre une connaissance au sein même de sa cellule, qui joue un repère
essentiel durant cette période où le dérèglement des sens et des habitus va de pair avec le besoin
d’ériger quelques référents (même précaires) pour ne pas sombrer. C’est Angel Parra, fils de la
célèbre Violeta Parra et figure importante de la nouvelle chanson chilienne.

Progressivement, au sein de la cellule où loge le cinéaste, se met en place une


organisation, régie par la routine des relations avec les geôliers ainsi que par les réflexes de
solidarités des captifs, ce qui permet de nourrir un certain calme, alors même que l’inhumanité
perle dans les relations entre oppresseurs et opprimés. Au bout de quelques jours, les prisonniers
sont autorisés à prendre l’air, ce qui permet au réalisateur d’El primer año de prendre
conscience de l’ampleur de la machine à emprisonner, à annihiler les résistances :

«Aujourd’hui nous sommes le 19 septembre, jour de l’armée du Chili. On nous ordonne de nous
lever et, à 10h du matin, ils nous sortent pour la première fois dehors. […] Nous retrouvons pour
la première fois la lumière du jour. Le stade est à moitié vide. Nous avançons de 250 mètres dans

Me dice que no puede responderme. «Pero de qué se nos acusa?», vuelvo a preguntar, sin obtener respuesta», ibid,
p.223 (traduction personnelle).
567
Nous atteignons maintenant le nombre de 183 personnes. […] Nous faisons le calcul à partir des dimensions de
la cellule : nous représentons deux corps et demi par mètre carré («Ahora somos en total 183 personas. […]
Hacemos un cálculo de las dimensiones del camarín: somos dos cuerpos y medio por metro cuadrado»), El cine
contra el fascismo, op. cit., p.228 (traduction personnelle).
568
On nous donne de quoi nous nourrir deux fois par jour. Le petit-déjeuner, aux alentours d’une heure de l’après-
midi, est composé d’une tasse de thé avec du lait édulcoré, et d’une moitié de pain. Le déjeuner, vers 16h, c’est
une soupe et un pain entier. En nous concertant, nous décidons de conserver la moitié de pain pour le soir et ainsi
atténuer la faim, qui vient pendant les 20 heures qui séparent le déjeuner du petit-déjeuner du jour d’après («se nos
suministran alimentos dos veces por día. El desayuno, aproximadamente a la una de la tarde, compuesto de una
taza de té con leche aguada y medio pan. El almuerzo, alrededor de las cuatro de la tarde, compuesto de una sopa
y un pan entero. En la asamblea resolvemos guardar medio pan para comerlo en la noche y, en parte, mitigar el
hambre que se produce durante las 20 horas que hay entre el almuerzo y el desayuno del día siguiente»), idem
(traduction personnelle).
569
Nous sommes forcés de solliciter, pour le jour suivant, la visite d’un médecin, car en plus de ce malade grave,
un autre souffre d’une pneumonie : c’est un vieil homme de 75 ans, qui souffre d’une fièvre élevée ainsi que d’une
toux récurrente durant toute la nuit. De plus, un camarade a la jambe enflée, ce qui nécessite des calmants. Au-
delà de ces cas précis, la majorité d’entre nous souffre de fièvre ou de diarrhée. On nous promet la venue d’un
médecin le lendemain («Nos mueve a solicitar, al otro día, la visita de un médico, pues además que este enfermo
grave tenemos otro afectado de pulmonía, que es un anciano de setenta y cinco años, el cual padece de fiebre alta
y tose toda la noche. También tenemos al compañero con la pierna hinchada que, por el momento, hacemos pasar
como otro contuso más que necesita calmantes. Además de estos casos, la mayoría tenemos fiebre o diarrea. Nos
prometen que vendrán médicos al otro día»), ibid, p.233-234 (traduction personnelle).

172
les tribunes, et on délimite un rectangle pour nous asseoir. Nous restons isolés des autres groupes.
On calcule que nous sommes environ 3000 prisonniers disséminés dans les gradins. […] Le
spectacle observé nous paraît irréel »570.

Le champ lexical de ces 40 pages est traversé, du moment où le réalisateur entre à


l’Estadio Nacional, par des termes ayant attrait à la peur, à l’épuisement, à l’insalubrité, mais
également au désenchantement, à la sensation d’irréalité des situations vécues. Lui et ses
camarades d’horreur dépérissent, soumis à un chaos intérieur qui influe sur l’état psychologique
et physiologique de chaque être, avec des formes et des expressions différentes. Patricio
Guzmán confesse les chapitres de désespoirs qui peuplent son expérience 571 et note les réussites
de la méthode militaire : la destruction du sentiment de révolte, l’imposition d’une inertie, d’une
patiente passivité pour des êtres habitués à l’action durant les mille jours de la présidence
d’Allende. De fait, dès qu’une possibilité d’action se présente au cinéaste prisonnier, il se
propose, à la demande des militaires, pour retranscrire à la machine les listes des prisonniers
qui peuplent le stade :

«Cette nuit-là, pour la troisième fois, un gradé s’adresse à nous : «Levez la main, tous ceux qui
savent taper à la machine ». Nous sommes huit à réagir à cet ordre. Le gradé choisit au hasard,
et entre les quatre personnes choisies, il y a le délégué du groupe et moi-même. On nous informe
que nous devons nous préparer à travailler de nuit. Effectivement, à 23 heures, nous sommes
conduits au niveau des bureaux de l’entrée du stade. […] On met à notre disposition une grande
quantité de café ainsi qu’un sac rempli de pain rassis. Quelques heures plus tard, nous
commençons à en manger frénétiquement, sans nous contrôler. […] Puis, sans avertissement, le
colonel Espinoza, chef de la prison, entre dans le bureau, suivi par deux haut-gradés. Il nous
explique que nous devons lister les prisonniers enfermés dans chaque cellule »572.

570
«Hoy es el 19 de septiembre, el día del Ejército de Chile. Nos ordenan levantarnos y, a las diez de la mañana,
nos sacan por primera vez al exterior. […] Una vez fuera vemos por primera vez la luz del día. El estadio se
encuentra semi desierto. Avanzamos unos doscientos metros por las tribunas y nos asignan un rectángulo para
sentarnos. Quedamos aislados de los otros grupos. Calculamos que somos unos tres mil presos diseminados en las
graderías. […] El espectáculo que ofrecemos nos parece inverosímil», ibid, p.228 (traduction personnelle).
571
Chez quelques compagnons d’infortune, l’état dépressif augmente. Le mien aussi («La depresión nerviosa de
algunos compañeros aumenta. También la mía»), ibid, p.226; Comment vont nos enfants ? Ont-ils touché aux
femmes ? Qu’arrivent-ils à nos proches ? Quand vont-ils nous interroger ? Que vont-ils nous demander ? Vont-ils
nous torturer ? Allons-nous être transférer dans une autre prison ? Allons-nous être fusillés ? Toutes ces questions
nous hantent, provoquant de nombreuses séquelles. Mais aucun d’entre nous ne s’est effondrés. Jamais («Como
estarán nuestros hijos? ¿Les habrán hecho algo a nuestras compañeras? ¿Que será de nuestros amigos? ¿Cuándo
nos interrogaran? ¿En qué consistirá el interrogatorio? ¿Nos torturaran? ¿Nos confinaran en otro campo? ¿Seremos
tal vez fusilados? Son las preguntas que no nos abandonan en ningún momento, provocándonos tensión. Pero
jamás vimos a ningún compañero descontrolarse»), El cine contra el fascismo, p.236 (traduction personnelle).
572
«Esa noche, por tercera vez, vuelve a entrar un oficial y dice: «Levanten la mano todos los que saben escribir a
máquina». Obedecemos la orden unos ocho compañeros. El oficial elige al azar y, entre los cuatro elegidos,
quedamos el delegado y yo. Se nos comunica que debemos prepararnos para trabajar durante la noche. En efecto,
a las once, se nos conduce hasta las oficinas de la entrada. […] Nos dejan una olla con café y una bolsa llena de
pan anejo que, muchas horas más tarde, empezamos a consumir ávidamente y sin ningún control. […] Aparece,

173
Cela permet une certaine mobilité, une respiration hors de la cellule, tout autant qu’un
certain sens à cette existence précaire en préservant, symboliquement, la dignité de ces êtres
détenus dans des conditions indignes. Leur individualité est affirmée, leur existence en tant
qu’êtres humains clamée, grâce à la puissance symbolique que noms et prénoms confèrent à
l’identité des hommes. Cette nouvelle dynamique interactive entre militaires et prisonniers
dénote une certaine humanisation des relations : infime, éphémère, mais existante573. Elle est
rapidement rattrapée par une logique ultra-répressive, renforcée par une désorganisation
militaire qui remplace le rationnel par l’arbitraire :

«Ce désordre administratif généralisé est une caractéristique des premiers jours au Stade
National. C’est précisément ce qui permettra à de nombreux prisonniers, un peu plus tard, de
récupérer leur liberté. Mais à ce moment-là, nous comprenons que, fondamentalement, être libéré
ou non, être interrogé ou être oublié, et même être agressé physiquement ou non, est dans la
majorité des cas pure question de hasard. La logique fasciste est, plus que tout, une logique
absurde, de tromperie, de sadisme, basée sur la conduite et la personnalité de chaque soldat ;
eux-mêmes dépendent du torrent d’ordres et de contre-ordres dictés par l’extérieur »574.

Malgré tout, des représentants de quelques institutions vouées à la défense des droits
humains fondamentaux ont droit de visite et rencontrent certains prisonniers 575 : c’est une
source de soulagements, voire d’espoirs. Pourtant, le mercredi 26 septembre, alors que des
rumeurs de tortures, d’exécutions, mais aussi de délation circulent, les plus de 30 ans peuplant
la cellule de Patricio Guzmán sont transférés vers un endroit où ont lieu des interrogatoires

sin previo aviso, el coronel Espinoza, jefe máximo de la prisión, seguido de dos oficiales de alto grado. El superior
nos explica que tenemos que hacer una lista con los nombres de los prisioneros de cada camarín», ibid, p.238-239
(traduction personnelle).
573
Au fur et à mesure des jours, ils s’humanisent en observant que les prisonniers gardent leur sérénité ; notre
discipline les déconcerte. Mais avant que cela ait des conséquences sur leurs actes, ils sont remplacés par de
nouveaux militaires («al cabo de los días van humanizándose, pues notan que la masa de prisioneros permanece
serena y los desconcierta nuestra disciplina. Pero cuando este proceso va cobrando forma en ellos, son
reemplazados por otros»), ibid, p.238 (traduction personnelle).
574
«Este desorden general administrativo es característico del estadio los primeros días. Esto es, precisamente, lo
que permite a muchos militantes recuperar más tarde su libertad. Pero en este momento nosotros solo observamos,
fundamentalmente, que salir o no salir, ser interrogado o ser olvidado, o incluso recibir golpes o no, en la mayoría
de los casos es pura cuestión de azar y de que la lógica fascista es, sobre todo, la lógica del absurdo, del engaño,
del sadismo, del conducto regular, del temperamento individual de cada oficial y, a su vez, de la marea de órdenes
y contraordenes que seguramente reciben desde el exterior», ibid, p.241 (traduction personnelle).
575
La réduction de la cadence des appels pour aller à l’interrogatoire obéit à des causes très disparates. Un jour,
par exemple, c’est du fait de la présence de la Croix Rouge internationale, dont des représentants étaient présents
pour rencontrer les détenus étrangers. Un autre jour, en raison de la présence d’une commission de défense des
droits de l’homme envoyée par les Nations Unies. Un autre jour, en raison de la présence du cardinal de l’Église
chilienne («el ritmo de las llamadas, para acudir a los interrogatorios, obedece a causas muy dispares. Un día, por
ejemplo, debido a la presencia de la Cruz Roja Internacional, cuyos representantes efectúan una visita a los
detenidos extranjeros. Otro día debido a la llegada de una comisión por los Derechos Humanos, enviada por las
Naciones Unidas. […] Otro día […] por la presencia del cardenal de Chile»), Sempere/Guzmán, p.241 (traduction
personnelle).

174
individuels. Pour mieux saisir la nature des causes de la captivité, nous laissons le choix des
mots au cinéaste, dans un témoignage qui met en relief l’idéologie de la contre-révolution
conservatrice menée par les forces armées chiliennes (soutenues par de nombreux pans de la
population). Il retranscrit également, consciemment ou non, le climat quotidien qui marque la
population, à partir du 11 septembre 1973 et durant toute l’étendue temporelle de la dictature
chilienne :

«À l’intérieur, ils sont cinq procureurs appartenant à la marine de guerre, avec un âge compris
entre 25 et 30 ans. Ils nous ordonnent de déposer tout ce que nous avons dans les poches sur la
table. Ils nous informent directement que le Service d’intelligence militaire sait déjà tout sur
nous, et que ce que nous allons leur dire sera vérifié par le ministère de la défense dans les
prochains jours. Malgré tout, ils insistent sur le fait qu’il nous faut leur dire la vérité.
L’interrogatoire se fait individuellement. Chaque prisonnier s’assoit devant une table, avec un
procureur en face de lui. Mais les questions sont les mêmes. On nous demande par exemple pour
qui nous avons voté aux élections présidentielles de 1970. Même question pour les municipales
de 1971, ou encore les législatives de 1973. Ils nous demandent à quel parti nous appartenons,
ou bien pour qui avons-nous des sympathies. Ils nous questionnent sur nos activités
professionnelles, mais aussi sur notre vie privée. Le gradé qui m’interroge, sans me laisser
répondre, tend son bras pour vérifier scrupuleusement mes papiers ainsi que mes objets
personnels (morceaux de pain, carte d’identité, permis de conduire). Il découvre des notes sur
plusieurs adresses postales sur le coin d’une feuille. Je lui explique que ce sont les adresses de
compagnons qui m’ont demandé de donner de leurs nouvelles à leurs proches si jamais je devais
être libéré. Il s’énerve et m’avertit que cela est formellement interdit, en déchirant le papier. Il
prend une autre feuille et écrit en lettres capitales (jusqu’à présent j’ai conservé ce document) :
GÈOGRAPHIE, RACE, CIVILISATION, CULTURE, TRADITIONS, HISTOIRE
POLITIQUE, TEMPS POLITIQUES, PERSONNALITÈS POLITIQUES. En observant mon
étonnement, tout en relisant plusieurs fois ma fiche personnelle, cet homme dit : « Vous avez fait
des études universitaires ; très bien, je vais vous montrer que les soldats aussi sont éduqués. Parce
qu’au Chili, l’idée que nous étions incapables de penser s’est généralisée. Ce n’est pas le cas ? ».
Tout comme les autres, le procureur utilise des termes ambitieux. Il est absolument convaincu
de son discours, qui ressemble peu ou prou à cela : « Notre avenir historique correspond au fidèle
reflet de notre géographie, notre race, notre culture, nos traditions et notre religion. Ces facteurs
forgent notre identité nationale. Par conséquent, le Chili, ainsi que ses pays voisins, doivent
repousser le marxisme et toute autre idéologie venue de l’est, étrangère à notre civilisation
chrétienne. Ces dernières années, notre histoire politique a traversé une crise. Quelques
personnes illuminées nous ont mené vers un modèle politique dépassé, qui a mis en danger le
développement du pays. Cette période s’est conclue par un marxisme totalitaire qui a mis en péril
notre identité. Cela ne signifie en aucun cas que nous imitons des modèles étrangers. Le Brésil a
son propre chemin. La Bolivie également. Nous devons nous aussi chercher le nôtre, sans nous
éloigner de notre tradition, notre race ni notre religion. Sans oublier non plus la culture

175
occidentale, et les valeurs éternelles sur lesquelles elle est fondée ». Le monologue se prolonge
pendant vingt minutes. Pendant ce temps-là, j’essaie de garder un regard concerné »576.

Ces interrogatoires sont suivis d’un transfert vers le secteur nord de l’enceinte, où
Guzmán et ses compagnons d’infortune rencontrent 800 autres prisonniers. L’urinoir à
disposition est un lieu où l’on peut observer la ville, pour la première fois depuis l’arrivée à
l’Estadio Nacional. Ce qui permet une certaine reconnexion au monde, qui procure un zeste de
repères dans cette expérience captive caractérisée par la désorientation et donne énergie et
espoir au cinéaste :

«Le fait de voir la ville, au loin, pour la première fois. Le fait de voir le mouvement des voitures.
De voir la colline San Cristobal. De voir les bâtiments. D’entendre des voix lointaines. De voir
les passants, les arbres, les autobus, les camions. De voir la cordillère des Andes. Et, plus que
tout, de voir une nuée silencieuse de femmes et d’enfants qui nous attendent, au loin, aux portes
du stade. Toutes ces choses nous réconfortent »577.

576
«Adentro hay cinco fiscales pertenecientes a la marina de guerra, cuyas edades fluctúan entre los veinticinco y
treinta años. Nos ordenan dejar todo lo que llevamos en los bolsillos sobre la mesa. Nos advierten en seguida, en
forma amenazante, que el Servicio de Inteligencia Militar ya sabe todo acerca de nosotros y de que, cuanto les
digamos, va a ser verificado en el Ministerio de Defensa en los próximos días. Por lo tanto, nos vuelven a insistir,
es recomendable que digamos la verdad. El interrogatorio se hace por separado. Cada prisionero se sienta delante
de una mesa distinta con un fiscal al frente. Pero las preguntas son las mismas. Nos interrogan, por ejemplo, que
por quien votamos para las elecciones presidenciales del 70. Y lo mismo para las municipales del 71 y las
parlamentarias del 73. Nos preguntan que a qué partido pertenecemos o donde simpatizamos. Nos preguntan por
nuestras actividades laborales y privadas en especial. El oficial que me interroga, sin dejar a atender a mis
respuestas, estira un brazo y revisa cuidadosamente mis documentos y objetos personales (trozos de pan, papeles,
carnet de conducir). Descubre anotados varios domicilios en la esquina de un papel. Le explico que son direcciones
de compañeros que me han pedido avisar a sus hogares, en el caso de que yo sea liberado. Se molesta y me advierte
que aquello está terminantemente prohibido, rompiendo el papel. Entonces coge otra hoja y escribe (todavía
conservo este papel) con letras de imprenta: GEOGRAFIA, RAZA, CIVILIZACION, CULTURA,
TRADICIONES, HISTORIA POLITICA, CICLO TARDIO POLITICO, PERSONAJES POLITICOS. Al
verificar mi asombro, y releyendo una y otra vez mi ficha personal, el hombre dice: «Usted tiene estudios
universitarios; pues bien, yo le voy a demostrar que los soldados también sabemos reflexionar. Porque en Chile se
generalizo el hecho de que nosotros éramos incapaces para manejar ideas. ¿No es así? Igual que los otros, el fiscal
usa términos ambiciosos. Tiene una convicción absoluta en su discurso, que es más o menos el siguiente: «Nuestro
devenir histórico es el fiel reflejo de nuestra geografía, raza, cultura, tradiciones y religión. Estos factores
conforman nuestra nacionalidad. Por lo tanto, Chile y los países vecinos tienen que rechazar el marxismo y
cualquier otra ideología oriental, ajena a nuestra civilización, que es cristiana. Durante los últimos anos nuestra
historia política atraviesa una crisis. Algunos personajes, que carecen de trascendencia, nos arrastran hacia un ciclo
político tardío, que resulta destructor para el desarrollo del país. El marxismo totalitario cierra este periodo, que
pone en peligro nuestra nacionalidad. Esto no quiere decir, a su vez, que nosotros imitemos modelos foráneos.
Brasil tiene un camino propio. Bolivia también. Nosotros tenemos que buscar el nuestro, sin apartarnos de la
tradición, de la raza, de la religión propias. Y, sobre todo, de la cultura occidental y de los valores eternos sobre
los que se sustenta». El monologo se prolonga por espacio de veinte minutos. Trato de mantener todo el tiempo
una expresión afable», témoignage de Patricio Guzmán, issu de l’ouvrage El cine contra el fascismo, op. cit.,
p.242-243 (traduction personnelle).
577
«El hecho de ver la ciudad, allá a lo lejos, por primera vez. El hecho de ver moverse a los automóviles. De ver
el cerro San Cristóbal. De ver los edificios. De sentir voces lejanas. De ver transeúntes. De ver árboles, de ver
autobuses, de ver un camión. De ver la cordillera de Los Andes. Y, sobre todo, de ver un enjambre silencioso de
mujeres y de niños que nos aguarda allá en la distancia, junto a las puertas, nos reconforta», ibid, p.244 (traduction
personnelle).

176
Ce changement de lieu de captivité permet une plus grande mobilité, entre le dedans et
le dehors des tribunes : cela donne un autre relief à l’observation. Une anecdote distillée par le
cinéaste tend à être métaphore du drame vécu, de l’absurdité de la situation d’une société où les
équilibres d’hier sont vaincus par les normes militaires du présent. Les liens plus profonds sont
déchirés, en vertu de choix, d’engagements divergents :

«Durant cette même journée apparaît un soldat, qui scrute longuement les détenus. Après
quelques minutes, il ordonne à un travailleur situé en haut de descendre. L’ouvrier, d’une
soixantaine d’années, se déplace vers le soldat ; ce dernier, de façon surprenante, le salue
brièvement, lui donne deux pains, fait demi-tour et disparaît. Nous observions la rencontré entre
un fils et son père »578.

Le vendredi 28 septembre, le groupe de Patricio Guzmán est transféré vers le vélodrome,


en dehors du stade, avec une mise en scène d’un simulacre d’exécutions qui plonge les
prisonniers vers de sombres pensées quant à leur destin. L’environnement symbolique que
semble dessiner cette zone de l’Estadio Nacional cultive ces ombres :

«On nous ordonne de former des lignes de quatre au fond de la piste d’athlétisme. Un contingent
envahit le terrain et se place en position de tir, avec de nombreuses mitraillettes placées sur des
trépieds. […] On nous fait nous déplacer jusqu’au vélodrome, un bâtiment relativement grand
qui est placé sur la gauche de la piste. En tournant, nous pouvons observer une colonne. La scène
fait penser à un camp de concentration de l’époque nazie. Les quatre rangées de compagnons
d’infortune, munis de couverture, se fondent dans ce paysage qui fait songer à des prisonniers
d’une troisième guerre mondiale »579.

La nuit vient, la pluie aussi : le froid, allié à la peur, n’encouragent en rien le sommeil580.
Le lendemain, retour dans le secteur nord de l’enceinte, ce qui provoque des incompréhensions
quant aux logiques militaires. Des rumeurs de sorties se murmurent 581. Le jour suivant,

578
«Esa misma jornada aparece un soldado que mira largamente a los prisioneros. Al cabo de algunos minutos, el
guardia ordena descender a un trabajador que hay arriba. El obrero, de unos sesenta años, baja en dirección al
centinela, el cual, sorpresivamente, le da un abrazo muy breve, le entrega dos panes, da media vuelta y desaparece.
Se trata del encuentro del hijo con su padre», Sempere/Guzmán, op. cit., p.245-246 (traduction personnelle).
579
«se nos obliga formar de cuatro en fondo en la pista de atletismo. Un contingente de tropa invade el campo y
se coloca en posición de disparo, con varias ametralladoras en sus trípodes. […] Nos están trasladando al
velódromo, que es un edificio bastante grande que hay a la izquierda. Al girar miramos hacia atrás para observar
la columna. La escena corresponde, exactamente, a un campo de concentración nazi. Las cuatro hileras de
compañeros con sus frazadas se pierden en la perspectiva y parecemos cautivos de la Tercera Guerra Mundial»,
ibid, p.247 (traduction personnelle).
580
La nuit vient, il commence à pleuvoir. On nous contraint à dormir dans les tunnels et les sanitaires. Nous nous
installons dans un des tunnels de béton, où s’infiltre un courant d’air incessant. Personne n’arrive à dormir, même
un bref moment («se hace de noche, empieza a llover. Se nos obliga a dormir en los túneles y en los retretes. Nos
toca uno de los túneles, que son de hormigón a la vista, y sopla por ellos una corriente de aire constante. Nadie
consigue dormir nada»), idem (traduction personnelle).
581
La rumeur de la libération de certains prisonniers prend de l’ampleur («se corre la voz, sin embargo, que van a
leer una lista de salida»), ibid, p.248 (traduction personnelle).

177
dimanche 30 septembre, à 9 heures, les prisonniers sont mis dans les gradins, et une liste de
noms est lue : Patricio Guzmán en fait partie, au contraire de son complice de captivité, Angel
Parra582. A 11 heures, les prisonniers appelés sont sur la piste d’athlétisme : direction la sortie,
sous les applaudissements de celles et ceux qui restent privés de liberté, ce qui marque le
documentariste et ses compagnons583. Après quelques démarches administratives, un certain
nombre de consignes sont données à ces futurs êtres libres :

«Vous devez rentrer directement chez vous. Vous devez respecter le couvre-feu. Vous devez lire
la presse officielle et suivre ses instructions. Il est interdit d’évoquer les prisonniers du Stade
National. Il est interdit d’organiser des réunions, dans des lieux publics ou privés. Il est interdit
de participer à n’importe quelle activité de nature politique »584.

Le moment de la sortie est d’une intense confusion, entre des captifs revenant à la vie,
désorientés, et les familles, les proches, à la recherche des leurs à la sortie du stade585.
Rapidement, avec quelques compagnons, Guzmán décide de prendre le bus pour rentrer chez
lui, s’invitant dans un lieu public peuplé d’individus qui ont continué à vivre, dans la crainte, la
passivité, le silence des émotions. Cela encourage un repli sur soi qui désarçonne le cinéaste, à
la fin de quatorze jours de calvaire :

«La majorité fige son regard sur la fenêtre. D’autres continuent à lire mécaniquement le journal.
D’autres clouent les yeux vers le sol. Personne ne parle à voix haute. Notre allure attire
l’attention, et rapidement nous comprenons que tout le monde sait d’où nous venons. Un bon
moment s’écoule, jusqu’à ce qu’une femme, assise à l’arrière, se mette à pleurer, tout en posant
des questions à notre délégué, la voix pleine de sanglots ; elle confie que son mari est aussi

582
En tout, 250 noms, beaucoup de notre groupe : dans le lot, le mien et celui du camarade délégué, mais pas celui
d’Angel («En total doscientos cincuenta nombres, entre los cuales vienen muchos de nuestro grupo, entre ellos el
mío y el del compañero delegado, no así el de Ángel»), p.248. Angel Parra sera transféré dans la prison de
Chacabuco, dans le désert d’Atacama, avant de s’exiler au Mexique en 1974. Il est mort durant la rédaction de ce
travail, le 11 mars 2017, à Paris (traduction personnelle).
583
Les milliers de prisonniers qui nous voient, situés aux quatre coins de l’enceinte, commencent à applaudir, pour
une ovation qui va durer tout le trajet jusqu’à notre sortie. Presque trois minutes, de telle manière que lorsque nous
franchissons la porte, tout le monde est fortement happé par l’émotion («los miles de prisioneros que nos ven,
ubicados en los cuatro costados del recinto, rompen en un aplauso que dura todo el trayecto. Alrededor de tres
minutos, de tal forma que cuando salimos por la puerta no hay nadie del grupo que no se encuentre visiblemente
emocionado»), El cine contra el fascismo, p.248 (traduction personnelle).
584
«Es obligatorio regresar inmediatamente a nuestros hogares. Es obligatorio respetar el toque de queda. Es
obligatorio leer la prensa oficial y seguir sus indicaciones. Está prohibido hablar de los prisioneros del estadio
nacional. Está prohibido sostener reuniones en lugares públicos y privados. Está prohibido participar en cualquier
actividad política», ibid, p.249 (traduction personnelle).
585
Des centaines de regards nous scrutent. Certains crient des noms. Des dizaines de femmes, d’enfants et
d’hommes essaient de retrouver un père, un fils, un époux. Nous voyons de nombreuses femmes retrouver des
proches et en pleurer, en perdant l’équilibre à force de les étreindre («cientos de miradas nos examinan. Algunos
gritan nombres. Decenas de mujeres, niños y hombres tratan de descubrir al padre, al hermano, al hijo, al esposo.
Vemos a muchas mujeres encontrarse con sus compañeros y darse abrazos que les hacen perder el equilibrio
mientras lloran»), Sempere/Guzmán, p.249 (traduction personnelle).

178
prisonnier au stade depuis trois semaines. Le délégué commence à lui raconter tout ce que nous
avons vu et vécu, sans aucune pudeur »586.

Notons ici que le documentaire de Carmen Luz Parot, Estadio Nacional587, permet de
donner une idée plus précise du quotidien vécu par Patricio Guzmán et des milliers de personnes
jusqu’à la fermeture de ce camp de prisonniers, durant la première semaine du mois de
novembre 1973. Dans la même optique que le texte du réalisateur de Viva la libertad, cet effort
cinématographique d’une jeune cinéaste chilienne a posteriori vient combler les vides
mémoriels, et éclaircir un certain nombre d’interrogations par rapport à cette période sombre
de l’histoire nationale.

L’intervention du 11 septembre 1973 est motivée par un objectif de « régénération » de


la société chilienne, jugée malade de ses velléités révolutionnaires, marxistes. Un attirail
théorique précaire588 engendre une vague répressive à l’échelle nationale, détruisant avec
application toute trace de ce que fut l’esprit de l’Unité Populaire : les hommes, les liens sociaux,
les libertés589. La société plonge dans un chaos où l’emprisonnement, la disparition, l’ultra-
violence et la peur régissent le quotidien590. La dictature crée un bras armé répressif : la DINA.

586
«La mayoría clava la vista en la ventanilla. Otros siguen leyendo el periódico mecánicamente. Algunos desvían
los ojos hacia el suelo. Nadie habla en voz alta. Nuestro aspecto llama la atención, y de inmediato comprendemos
que todo el mundo sabe de adonde venimos. Pasa un buen rato hasta que una mujer, que va sentada atrás, se echa
a llorar y empieza a hacerle preguntas al delegado, con voz entrecortada, y confiesa que su marido también está
en el estadio desde hace tres semanas. El delegado empieza a contarle todo cuanto hemos visto y todo cuanto
hemos vivido, sin importarle nada», ibid, p.250 (traduction personnelle).
587
Carmen Luz Parot, Estadio Nacional [images animées], Chili, Soledad Silva-Carmen Luz Parot, 2002, 90
minutes, couleurs.
588
Résumé par les mots de Gustavo Leigh, chef de la Marine et membre de la junte militaire: Nous n’arrêterons
pas avant d’avoir purifier le pays de ces traitres, qu’ils soient chiliens ou étrangers (««No vamos a descansar hasta
que hayamos limpiado a nuestro país de estos traidores, sean extranjeros o chilenos»), cité par Sofia Correa, op.
cit., p.280 (traduction personnelle).
589
Les partis politiques affiliés à l’Unité Populaire furent interdits, alors que les autres étaient mis en silence, pour
être plus tard -en 1977- proscrits. L’administration publique fut purgée, toute activité, manifestation publique,
organisation politique est interdite. Les élections syndicales sont suspendues ; le gouvernement désigne lui-même
les dirigeants dans les sphères professionnelles, et les réunions sont sujettes à une autorisation préalable de la
police. Le tribunal constitutionnel est dissout, les registres électoraux sont brûlés. […] De plus, dans un premier
temps, les instances du pouvoir étatique -ministères, services publics, gouvernements régionaux et locaux- furent
attribuées à des militaires, tout en admettant progressivement que des civils loyaux participent en qualité de
conseillers («se prohibieron los partidos políticos de la Unidad Popular, mientras los restantes entraban en
«receso», para luego -en 1977- también caer bajo proscripción. La administración pública fue purgada, y se vedo
toda actividad, manifestación pública u organización política de base. Las elecciones sindicales se suspendieron;
el gobierno se reservó el derecho a designar dirigentes laborales y sus reuniones quedaron sujetas a autorización
previa de Carabineros. Se disolvió el Tribunal Constitucional, se quemaron los registros electorales. […] Por
añadidura, en una primera etapa las instancias directivas de gobierno – ministerios, servicios públicos, gobiernos
regionales y locales- fueron radicadas preferentemente en militares, admitiéndose, a lo sumo, que civiles de
probada lealtad a las nuevas autoridades sirvieran en calidad de asesores»), Sofia Correa, op. cit., p.280 (traduction
personnelle).
590
On peut narrer les faits en décrivant la violence, mais pas la douleur. Les chiffres ne suffisent pas pour faire
prendre conscience aux autres chiliens du drame vécu, à ce moment précis, par les familles en deuil et des proches
des prisonniers. Les circonstances faisaient de ces personnes ignorantes d’autres victimes, contraintes de mener

179
Notons ici que dans les premiers mois, le coup d’État militaire récolte les soutiens d’institutions
hautement symboliques (comme par exemple l’Église catholique chilienne591), d’organisations
politiques, etc. Même si nombre d’entre elles reviendront sur le soutien des premiers temps, ces
dynamiques mettent en valeur l’existence de nombreux partisans de ce nouvel ordre où la force
militaire règne sur le Chili. Cela annonce les futures collaborations entre armée et société civile
dans le modèle de société qui s’érige progressivement592. C’est dans cette réalité chaotique que
Patricio Guzmán quitte l’Estadio Nacional, et la nécessité du départ devient prioritaire, faisant
écho au voyage du matériel filmique fruit du tournage Tercer Año.

Comme nous l’avons vu précédemment, avant d’être condamné à la captivité, le cinéaste


avait mis en place un plan méticuleux de classement des bobines et du matériel filmique
accumulé depuis février 1973. Une fois le 11 septembre déployant ses folies, en accord avec
l’ambassade de Suède593, les bobines du projet Tercer Año sont récupérées chez l’oncle Ignacio,
grâce à une employée, Lilian Indseth, à l’époque épouse du réalisateur chilien Sergio Castilla 594,
ainsi que l’ambassadeur lui-même, Monsieur Harald Edelstam595. Le matériel est transporté par
véhicule diplomatique jusqu’à Valparaiso, en se jouant des contrôles militaires sur la route entre

une vie quotidienne traversée par le manque de certitudes («Se puede narrar lo acontecido describiendo la
violencia, no así el dolor. Tampoco los guarismos permiten graficar el drama sufrido, en ese mismo momento, por
otros tantos chilenos ignorantes de la suerte y del paradero de sus deudos o familiares detenidos, y que las
circunstancias también hacían ellos víctimas, a la vez que personas obligadas a llevar una vida cotidiana signada
por la falta de certeza»), Sofia Correa, op. cit., p.281 (traduction personnelle).
591
L’Église catholique eut également une attitude ambigüe. Dans une déclaration publique datant de 1974
(L’Église et l’expérience chilienne vers le socialisme), les évêques déclarèrent : « les forces armées sont les
garantes d’une démocratie. […] Le marxisme a cherché à les diviser inutilement […] Ce fut un échec. Alors celles
et ceux qui considéraient la voie électorale caduque, qui étaient impatients de la bouleverser, ont précipité sa fin
(«La Iglesia Católica también fue ambigua. En una declaración pública (La Iglesia y la experiencia chilena hacia
el socialismo) de 1974, los obispos sostuvieron: «las FF.AA. son la última reserva de una democracia […] el
marxismo busco inútilmente como dividir a las FF.AA. […] Fracasaron. Fue entonces cuando los más impacientes
consideraron agotada la vía electoral y precipitaron los acontecimientos que terminaron con su propia
destrucción»), ibid, p.288 (traduction personnelle).
592
L’imposition du modèle économique scella l’alliance entre entreprises et militaires, qui va permettre au régime
de s’ouvrir à une participation civile croissante, bien que toujours restreinte, qui alla de pair avec des soutiens
externes, et qui donna une identité au projet plus cohérente que bien des projets contemporains à l’œuvre dans le
monde occidental («con la imposición del modelo económico quedo sellada, por tanto, la alianza empresarial-
militar que le permitiría al régimen ir abriéndose a una creciente participación civil, aunque todavía restringida, a
la par que le concito apoyo externo, y le imprimió una mirada proyectual más congruente con la que
contemporáneamente se fue imponiendo en el mundo occidental»), ibid, p.298 (traduction personnelle).
593
J’ai contacté l’ambassade de Suède, […] où travaillait l’épouse d’un ami cinéaste. J’ai demandé s’il était
possible de conserver le matériel, et l’ambassade a accepté. Un jour, mon oncle ouvrit la porte de chez lui, il
accueillit un véhicule de l’ambassade qui passa par son garage : ils embarquèrent les malles et partirent. Ensuite,
le matériel fut transporté jusqu’à Valparaiso, puis embarqué sur un cargo («me puse en contacto con la embajada
de Suecia […] allí trabajaba la esposa de un amigo que era cineasta. Le pedí si podía entrar el material si pasaba
algo, y de la embajada nos dijeron que si. […] Un día el abrió la puerta de su casa, recibió un vehículo de la
embajada que entro al garaje, metieron todo el baúl dentro y se fueron. Después ese material fue llevado a
Valparaíso y colocado en un barco»), El cine contra el fascismo, op. cit., p.135 (traduction personnelle).
594
Mónica Villarroel, Isabel Mardones, Señales contra el olvido, op. cit., p.77.
595
Idem.

180
la capitale et le plus grand port chilien. Puis il devient propriété du cargo « Rio de Janeiro »,
sous la bienveillance du capitaine. Le fils de l’ambassadeur suédois de l’époque nous a fourni
un extrait d’un ouvrage narrant la vie de son père, qui évoque, sur les bases du souvenir narré
par son paternel, cette étape de sauvetage du matériel filmique, grâce aux réseaux d’amitiés et
aux statuts diplomatiques. Nous le reproduisons (en partie) ici, pour mieux comprendre le rôle
essentiel de la diplomatie suédoise dans le projet Tercer Año :

«Lorsque l’air du temps devint plus explosif, traverse par l’insécurité, Guzmán décida de cacher
les bobines du film dans le garage de son oncle, qui ne vivait guère loin de chez lui. Sa méfiance
était justifiée. Lorsque survient le coup d’État, il fut arrêté chez lui et conduit au stade Nationale.
Il reste là-bas deux semaines, victime à trois reprises de simulacres d’exécutions. Finalement, un
des interrogateurs se rendit compte qu’il était cinéaste, et pas terroriste : il fut alors libéré. Entre-
temps, les choses s’étaient accélérées. La femme de Patricio était proche de Lilian Indseth, une
suédoise installée au Chili et collaboratrice de mon père, l’ambassadeur de Suède Harald
Edelstam. Lilian demanda à mon père quoi faire avec ces bobines. Il répondit qu’il fallait les
cacher au sein de l’ambassade. Elle se rendit alors au domicile de l’oncle de Patricio Guzmán,
aidée d’un chauffeur pour charger les bobines dans le coffre de la voiture. On parle d’un matériel
ample, presque 14 000 mètres de pellicule répartis sur 100 bobines 16mm, en plus d’autres
matériaux filmiques. Tout ce matériel trouva refuge à l’ambassade de Suède. Le problème était
de savoir comment évacuer ces bobines hors du Chili. L’unique possibilité était qu’elles trouvent
une place dans un bateau. Harald mit la main sur le capitaine d’un cargo suédois, le « Rio de
Janeiro », et le persuada d’embarquer le matériel à bord. Il fallait lui donnait le statut de
« matériel diplomatique ». Je me demande s’il a obtenu l’aval du ministère suédois des affaires
étrangères pour faire cela. Le système des valises diplomatiques était quelque chose de délicat,
on ne peut pas envoyer n’importe quelle quantité de documents. C’est un miracle qu’Harald ait
pu arriver à ses fins par ce biais. Il a probablement fait comme il a toujours fait, avec une grande
sensibilité ; il a appelé son ami, le premier ministre suédois Olof Palme, outrepassant les us et
coutumes hiérarchiques avec son chef au ministère des affaires étrangères. Le chancelier de
l’ambassade de Suède au Chili, Peter Ahlgren, fut envoyé à Valparaiso, avec tout le matériel
filmique à bord de la voiture de l’ambassade. Il réussit à éviter tous les contrôles et barrages, et
les valises purent être embarquées à bord du cargo »596.

596
«Since times were unsecure and explosive, Guzmán decided to hide his bobbins in the garage of his uncle, who
lived not far from him. His presumptions were right. When the putsch came, he was arrested in his home and was
taken to the Estado Nacional, where he was held for two weeks and was subjected to fake executions three times.
Finally, some culturally interested interrogator realized that Patricio was a filmer and not a terrorist, so he was
released. Meanwhile things had developed. The wife of Patricio was a friend of Lilian Indseth, a Swedish local
woman, who was helping my father, the Swedish ambassador Harald Edelstam, at the embassy. Lillian asked
Harald what she should do with the films, - Bring them to the embassy, he said. So, she went to Guzmán’s uncle
with an embassy car and she and the embassy driver loaded the bobbins in the trunk of the car. It was a whole lot,
almost 14.000 meter of film, put on over 100 bobbins of 16 mm film, plus some more film material. The whole lot
was hidden at the Swedish embassy. The problem was how to get the films out of the country? The only solution
was to get them out on a boat. Harald got hold of the captain of the Swedish cargo ship «Rio de Janeiro» and

181
Le fait d’avoir donné à ce matériel filmique un statut diplomatique est pour beaucoup
dans la possibilité de son évacuation des terres chiliennes, en prise au joug nouveau d’un régime
militaire teinté d’une violence extrême envers toute sympathie pour l’Unité populaire. C’est
ainsi que furent sauvées les bobines du projet Tercer Año. Dans le même temps, alors qu’un
projet répressif d’immense envergure s’initie, débute également un exode massif : il est possible
pour les citoyens les plus chanceux, et les mieux placés, dans leurs relations à l’international.
En effet, les réseaux diplomatiques étrangers présents au Chili participent, dans leur immense
majorité, à favoriser l’émigration de nombreux (et nombreuses) ressortissant(e)s de nationalité
chilienne, mais aussi étrangère. Patricio Guzmán ressent la nécessité, le souffle vital d’une fuite
en avant par l’exil volontaire du pays. En effet, il n’est pas sujet à une obligation de quitter le
Chili, comme tant d’autres citoyens exhortés à partir : c’est un choix, rendu possible grâce à la
solidarité de ses réseaux d’amitiés espagnols 597. Avant son départ, il rencontre Pedro Chaskel,
du Centre de Cinéma Expérimental de l’Université du Chili, pour lui proposer de collaborer au
montage futur du projet Tercer Año 598 : ce dernier accepte. Le documentariste, seul (mais dans
l’espoir de voir sa femme et ses deux enfants le rejoindre au plus vite), quitte les terres
chiliennes et entame une expérience jugée indispensable pour lui et les siens, devant la folie qui
s’est emparée du pays : l’exil. Exil volontaire. Après un bref passage par le Venezuela (en
transit), il revient en Europe, plus précisément en Espagne, pays qu’il connaît bien. Son voyage,
ainsi que celui de sa famille, est rendu possible par la solidarité de ses anciens camarades
d’études madrilènes599. Mais rapidement, en vertu d’une amitié d’engagements, et donc d’une

persuaded him to take them. They were to be sent as diplomatic post. I wonder if he had the clearance from the
Swedish Foreign Ministry do so? The diplomatic post system is very delicate and you cannot send how much and
what you like. It is a miracle that Harald got away with this scheme. Probably he did what he always did in sensitive
matters; he called his friend, the Swedish Premier Olof Palme, overstepping his bosses at the Foreign Ministry.
The embassy chancellor Peter Ahlgren was sent to Valparaiso with all the bulky diplomatic pouches. He managed
to get through all controls an, the bags were loaded on the vessel», correspondance avec Erik Edelstam, envoyée
le 14 novembre 2012 (traduction personnelle).
597
« Bref, à cette époque je venais de sortir de détention, et mes camarades de l’École me payèrent un billet
d’avion. Antonio Drove, Manolo Gutiérrez [Aragón], Antonio Mariné; tous organisèrent une collecte » (« En fin,
en aquella época yo acababa de salir de la cárcel y mis compañeros de la Escuela me pagaron el pasaje. Antonio
Drove, Manolo Gutiérrez [Aragón], Antonio Mariné; todos hicieron una colecta »), «Los desafíos de la realidad.
Una entrevista con Patricio Guzmán, Andrés & Santiago Rubín de Celis», Doc-Online, n°8, aout 2010 (source :
http://www.doc.ubi.pt/08/entrevista_patricio_Guzmán.pdf, consultée le 17 octobre 2017), p.266 (traduction
personnelle).
598
« Après le coup d’État, Pedro Chaskel me dit : «je sais que tu travailles sur ça, et je désire y participer ». On se
voit brièvement, trois ou quatre jours après ma libération. On se met d’accord, et cinq mois plus tard on se retrouve
à Cuba » (« Pedro Chaskel me dice, después del golpe: «Sé que estas en esto y tengo interés en editarlo». Nos
entrevistamos brevemente, después del golpe, dos o tres días después que me soltaran a mí de la cárcel. Nos
ponemos de acuerdo entonces y cinco meses después me reencuentro con él a Cuba »), El cine contra el fascismo,
op. cit., p.94 (traduction personnelle).
599
« Les camarades d’école de cinéma de mon père ont financé 4 billets d’avion pour nous, avec un vol direct
jusqu’à Madrid » (« Los compañeros de escuela de cine de mi padre pagaron 4 billetes de avión para nosotros,

182
sorte de « contrat moral » avec Chris Marker, il embarque pour Paris, dans le but de faire vivre
de nouveaux chapitres à l’aventure Tercer Año. Il débarque donc à l’aéroport d’Orly.

2. Conclure le projet Tercer Año

Dans l’optique de suivre les chemins européens du cinéaste pour obtenir les moyens
d’une ambition artistique nommée Tercer Año, il est indispensable de s’intéresser aux
réceptions internationales du coup d’État militaire, qui façonnent des univers symboliques
denses. Où les solidarités humaines jouent de tout leur poids, et où la figure de l’exilé est érigée
en martyr.

a. 11 septembre 1973 : un événement-monde

Le terme est emprunté à un article scientifique d’Olivier Compagnon 600, accompagnant


un des nombreux événements scientifiques et universitaires qui se tinrent en 2013, dans le cadre
de la commémoration des quarante ans de la chute de l’Unité Populaire 601. Il évoque les diverses
et puissantes réactions internationales qui suivent l’annonce de ce fait d’histoire majeur de la
seconde moitié du XXe siècle. En effet, lorsque survient le coup d’État du 11 septembre 1973,
le Chili envahit, d’une manière plus globale qu’auparavant, les paysages écrit, sonore et visuel
à l’échelle internationale. Ses échos sont multiples, comme rarement depuis la fin du second
conflit mondial, chez la famille disparate des peuples de gauches, mais pas seulement, comme
le confirme le contexte britannique :

«Comment expliquer l’extraordinaire profusion des soutiens de la part de nombreux secteurs de


la société britanniques, ainsi que les débats intenses, au Parlement, sur les responsabilités du
coup d’État, ou encore sur l’importance de la couverture médiatique de cet événement dans la
presse et la télévision ? Ce soutien massif vint non seulement des peuples de gauche, mais aussi
du centre du spectre politique ; parfois de la droite. En d’autres termes, le soutien vint des
secteurs qui défendaient la démocratie, au-delà d’une idéologie spécifique »602.

para salir hacia Madrid, directamente »), entretien avec Andrea Guzmán, 21 avril 2014, Madrid (traduction
personnelle).
600
« Quarante ans plus tard, le 11 septembre 1973 n’a rien perdu de cette valeur paradigmatique dans le regard des
historiens et mérite pleinement d’être considéré comme une rupture majeure du XXe siècle latino-américain – voire
comme un véritable événement-monde », Olivier Compagnon, « Chili, 11 septembre 1973. Un tournant du XXe
siècle latino-américain, un événement-monde », op. cit., p.98.
601
Dans le seul mois de septembre 2013, en France, des colloques furent organisés à Rennes, Brest, Grenoble et
Paris (en plus d’une table ronde à Biarritz).
602
«¿cómo podemos explicar el extraordinario estallido de apoyo de variados sectores de la sociedad británica, los
intensos debates en el Parlamento sobre quién era el responsable por el golpe, y la interminable cobertura del golpe
en la prensa y la televisión? Este apoyo vino no solo desde la izquierda, también se originó desde el centro del
espectro político y en algunos casos de la derecha. En otras palabras, el apoyo provino de aquellos comprometidos

183
Précisons ici qu’il est complexe de retranscrire avec précision et exhaustivité l’ampleur
des réceptions internationales par rapport au coup d’État chilien. Là n’est pas le cœur de ce
travail de recherche. Pour autant, en s’intéressant à différents contextes sociétaux (aidés par la
pertinence des ressources bibliographiques) et aux échos suscités par les événements du pays
de Neruda, l’objectif est de saisir les dynamiques globales, tout en n’ignorant pas les spécificités
propres à chaque société durant les années 1970. En ce sens, Miguel Lawner, exilé chilien au
Danemark, quantifie le nombre de pays où s’exprimèrent des respirations solidaires, mettant en
lumière ce relief global du drame chilien603. On connait la fragilité de ce genre d’affirmation.
Pourtant, c’est un indicateur d’une dynamique large, multiple dans ses motivations, et aussi
dans ses expressions. L’annonce de la fin de l’Unité Populaire s’accompagne de multiples
réactions et mobilisations d’une ampleur inédite, que ce soit par les voix médiatiques, étatiques,
politiques, institutionnelles, associatives, etc.

Les jours qui suivent la date emblématique de la mort de Salvador Allende révèlent un
mélange détonnant de stupeur, d’effroi, d’émoi, de tristesse, de désenchantement, de révolte
dans un contexte international traversé par les événements chiliens. L’ampleur de la catastrophe
en cours instaure une solidarité internationale multiforme. De nombreux pays décident de
rompre leurs relations diplomatiques avec le Chili, notamment dans le camp socialiste 604. Du
côté du bloc de l’ouest, cette tendance n’est pas observée, ce qui n’empêche en rien de vives
accusations quant à l’irrespect démocratique et aux exactions commises par la junte militaire
chilienne. L’exemple suédois est représentatif, sous les mots du premier ministre Olof Palme :

«Le coup d’État fut le moment d’une inflexion claire dans les relations entre Chili et Suède. La
société suédoise fut fortement marquée par la violence militaire. Seulement deux semaines plus
tard, Olof Palme déclare : «Il y a quatorze jours les forces réactionnaires ont pris le pouvoir au
Chili, avec violence et profusions de sang. L’homme choisi par le peuple, Salvador Allende, est
mort. La volonté du peuple, exprimée démocratiquement, a été mise en déroute par la force des

con la democracia más que desde los simpatizantes de una ideología específica», Alan Angell, «Las dimensiones
internacionales del golpe de estado chileno», Política/Revista de Ciencia Política, vol.51, n°2, 2013, p.57-78, p.58
(traduction personnelle).
603
Il avance le nombre de 40 pays, dont 20 pays européens et 13 pays américains. Miguel Lawner, «La solidaridad
internacional con Chile. Una asignatura pendiente», archivos de la memoria, organismos de derechos humanos
2007 (http://solidaridadconchile.org/wp-content/uploads/2013/08/solidaridad.pdf, consulté le 26 juin 2017).
604
Le coup d’État induit la rupture des relations diplomatiques entre le Chili et la majorité des pays socialistes
d’Europe de l’est, l’URSS, la Corée du nord et Cuba («El golpe de Estado significó también el fin de las relaciones
diplomáticas de Chile con la mayoría de los países socialistas de Europa del Este, la Unión Soviética, Corea del
Norte y Cuba»), Fernando Camacho Padilla, «Las relaciones entre Chile y Suecia durante el primer gobierno de
Olof Palme, 1969-1976», p.75 (http://www.iai.spk-
berlin.de/fileadmin/dokumentenbibliothek/Iberoamericana/2007/Nr_25/25_Camacho.pdf, consulté le 2 juillet
2017) (traduction personnelle).

184
armes. Avec brutalité et violence physique, les forces capitalistes se sont opposées aux désirs du
peuple, ceux d’une justice sociale et du développement » »605.

Au sein de cette tendance de dénonciation sans rupture des relations entre les États, au-
delà du réseau de dictatures latino-américaines dans lequel entre le Chili à ce moment précis
(Brésil, Bolivie, Paraguay, bientôt Uruguay et Argentine seulement pour les États du Cône sud),
citons l’exemple vénézuélien, représentatif d’une mouvance théoriquement progressiste qui
traverse l’Amérique latine de cette période :

«La Commission déléguée du Congrès de la République du Venezuela déclare : 1. Exprimer son


refus par rapport à la situation chilienne, et condamner dès aujourd’hui la conspiration
systématique des populations motivées par des intérêts mesquins, des ennemis de l’amélioration
du niveau de vie de la majorité d’une population démunie ; 2. Exprimer sa solidarité avec le
peuple chilien par rapport à des faits qui font vaciller son avenir politique, sa souveraineté et son
aspiration à une indépendance économique ; 3. Déplorer la mort du président Allende,
condamner les responsables de cet événement lamentable et douloureux, et aussi condamner
ceux qui ont sauvagement détruit son domicile familial ; 4. Honorer une minute de silence pour
l’honneur et la mémoire de ce grand président aujourd’hui disparu ; 5. Diffuser, grâce à tous les
moyens de communication, cette déclaration, et en adresser une copie aux congrès de toutes les
républiques latino-américaines »606.

605
Le coup d’État du 11 septembre 1973 a marqué une claire inflexion dans les relations entre Chili et Suède. La
société suédoise fut marquée par la violence de l’intervention militaire. Seulement deux semaines après, Olof
Palme déclara : «Il y a quatorze jours, les forces de droite ont pris le pouvoir au Chili, dans la violence et des bains
de sang. Le dirigeant élu par le peuple, Salvador Allende, n’est plus. La volonté du peuple, exprimée
démocratiquement, a été vaincu par la force des armes. Avec brutalité, avec violence, les forces capitalistes ont
balayé les doléances populaires de plus de justice sociale et de développement (« El golpe de Estado del 11 de
septiembre de 1973 significó una clara inflexión en las relaciones entre Chile y Suecia. La sociedad sueca quedó
impactada por la violencia con que se produjo el golpe militar. Tan solo dos semanas más tarde, Olof Palme
declaró: «Catorce días atrás las fuerzas derechistas tomaron el poder en Chile con violencia y derramamiento de
sangre. El líder elegido por el pueblo, Salvador Allende, está muerto. La voluntad del pueblo expresada
democráticamente ha sido sometida con el poder de las armas. Con brutalidad y violencia física, las fuerzas
capitalistas enfrentaron las demandas del pueblo por justicia social y desarrollo»), Fernando Camacho Padilla, op.
cit., p.74 (traduction personnelle).
606
«LA COMISIÓN DELEGADA DEL CONGRESO DE LA REPUBLICA DE VENEZUELA […] ACUERDA:
1. Expresar su repudio por los sucesos políticos de Chile y condenar, como en efecto lo hace, el que los mismos
hayan tenido como origen la sistemática conspiración de sectores aferrados a mezquinos intereses y, por lo tanto,
enemigos jurados del mejoramiento del nivel de vida de las grandes mayorías desposeídas; 2. Expresar su
solidaridad con el pueblo de Chile ante los sucesos que hoy comprometen su destino político, su soberanía y su
aspiración a la independencia económica; 3. Deplorar la muerte del Presidente Allende y condenar a los
responsables de tan doloroso y lamentable hecho, así como también a quienes destruyeron, salvajemente, lo que
fue su morada familiar; 4. Guardar un minuto silencio en honor y memoria del ilustre presidente desaparecido;
5. Dar publicidad por todos los medios de difusión el presente Acuerdo y dirigir copia del mismo a los Congresos
de las Repúblicas Latinoamericanas», communiqué émanant de la commission déléguée du Congrès de la
République du Venezuela, datant du 12 septembre 1973 et signé par le président (J.A. Pérez Diaz), le vice-président
(Antonio Lienz) ainsi que les deux secrétaires (José Agustín Catala et Hector Carpio Castillo) : document reproduit
par le site internet Solidaridad con Chile, http://solidaridadconchile.org/?p=974 (consulté le 12 juillet 2017)
(traduction personnelle).

185
Ces prises de position sont relayées par un certain nombre d’ambassades dans la capitale
chilienne. Ces structures diplomatiques jouent alors de tout leur poids et leur aura pour
accueillir, protéger, ainsi que trouver des sauf-conduits aux citoyens chiliens dont l’existence
était menacée par l’arrivée d’un pouvoir militaire. L’univers juridique chilien était défini par
des accords avec plusieurs États latino-américains concernant l’asile politique. Leurs
ambassades se remplirent de demandes très rapidement, tout autant que certaines ambassades
européennes :

«Étant donnée l’importance de la répression, de nombreuses ambassades étrangères installées au


Chili accueillirent des personnes recherchées pour leurs engagements politiques qui cherchaient
un refuge, un chiffre qui augmenta lorsque les différents partis politiques ordonnèrent à leurs
partisans de cesser les combats. Les ambassades qui accueillirent le plus d’individus persécutés
furent latino-américaines, en vertu d’une convention sur l’asile politique signée en 1933,
notamment par le Chili. De ce fait, le Mexique, l’Argentine, le Venezuela, la Colombie ou le
Panama allèrent bien au-delà de leurs capacités d’accueil. De plus, de nombreuses ambassades
européennes ouvrirent leurs portes à celles et ceux qui aspiraient à sauver leur vie. L’ambassade
de Suède accueillit le plus de réfugiés, suivie par la France, la Finlande et la Belgique »607.

N’omettons pas ici l’importance numérique des citoyens étrangers, présents dans un
Chili de l’Unité Populaire théâtre de nombreuses curiosités qui ont fait gonfler le nombre
d’étrangers présents, notamment au sein du poumon économique, politique, commercial et
culturel qu’est la capitale. Dès le coup d’État, une certaine urgence guide les ressortissants
étrangers à fuir le pays. L’entreprise est facilitée par les relais diplomatiques des États présents
en terre chilienne. C’est par exemple le cas de l’ambassade espagnole :

«L’ambassadeur de l’Espagne à Santiago, Enrique Pérez Hernández […] affronta le coup d’État
en accueillant les réfugiés espagnols, jusqu’à les faire sortir du Chili. Le cas le plus emblématique
fut celui de Joan Garcés, qui fut conseiller d’Allende. Sa protection, ainsi que sa sortie du pays,
générèrent un immense impact médiatique »608.

607
«Dada la magnitud de la represión, numerosas embajadas establecidas en Chile se llenaron de perseguidos
políticos buscando refugio, cifra que aumentó una vez que las direcciones de los partidos dieron instrucciones a
sus militantes de hacerlo. Entre las representaciones diplomáticas que más asilados tuvieron se destacaron las de
algunos países latinoamericanos porque formaban parte del convenio de asilo político firmado en 1933 en el que
también estaba Chile. Por lo tanto, México, Argentina, Venezuela, Colombia o Panamá sobrepasaron sus límites
de capacidad. En cualquier caso, varias de las embajadas europeas también abrieron sus puertas a quienes querían
salvar sus vidas. La embajada sueca fue la que más asilados tuvo, seguida de la francesa, la finlandesa y la belga»,
Fernando Camacho Padilla, «Las relaciones entre Chile y Suecia durante el primer gobierno de Olof Palme, 1969-
1976», op. cit., p.73-74 (traduction personnelle).
608
«el embajador de España en Santiago, Enrique Pérez Hernández […] afrontó el golpe en su embajada asilando
a un grupo de españoles a los cuales ayudó a salir del país. Sin duda el caso más paradigmático fue el del español,
Joan Garcés, que había sido consejero de Allende. Su asilo y posterior salida del país generó un gran impacto
mediático», García Gutiérrez Cristina Luz, «La reacción de España ante el golpe militar en Chile», Naveg@mérica.

186
Au-delà des relations inter-étatiques et des prolongements diplomatiques en terres
chiliennes, on observe également des réactions de nombreux représentants politiques et
syndicaux, dont la majorité appartiennent aux « peuples de gauche ». On l’observe notamment
en Australie609, mais aussi avec le parti communiste italien610. Ces mobilisations
institutionnelles et militantes, redéfinissant progressivement la diplomatie internationale à
l’égard du Chili, s’accompagnent de l’activation et/ou l’accélération des réseaux d’aides
internationales.

Les créations de structures de solidarités, à connotations politiques, deviennent légions


à l’échelle internationale. Des comités de soutiens voient le jour, avec l’aide des premiers exilés.
Ils ont un double objectif : d’une part soutenir le peuple chilien face à l’offensive contre-
révolutionnaire, en vertu d’un idéal démocratique basé sur le respect des libertés humaines
fondamentales611 ; d’autre part, faciliter l’exil pour les citoyens chiliens menacés par la violente
frénésie militaire612. Au sein de ces structures, dès le départ la participation de citoyens chiliens

Revista electrónica de la Asociación Española de Americanistas [en ligne], p.6, 2011, n°6, [Consultée le 19 juin
2017]. ISSN 1989-211X (traduction personnelle).
609
Gustavo Martin Montenegro, « La campana de solidaridad con Chile en Australia (1973-1990). Memoria
histórica sobre el movimiento de solidaridad australiano con Chile durante la dictadura militar», mémoire de
Master, université New South Wales, Sydney.
610
La dynamique de solidarités fut considérée comme une priorité dans la politique intérieure. À partir de la
matinée du 12 septembre, lorsque la direction du parti prend conscience des implications du coup d’État, débute
un intense effort d’organisation et de propagande, totalement inédit par rapport à des faits aussi éloignés
géographiquement («La acción de solidaridad fue pensada como una prioridad de política interna. A partir de la
mañana del 12 de septiembre, en que la dirección del partido se enfrentó a las implicaciones del golpe, comenzó
un intenso esfuerzo organizativo y propagandístico, enteramente inédito para un acontecimiento tan lejano»),
Alessandro Santoni, «El partido comunista italiano y el otro «compromesso storico»: los significados políticos de
la solidaridad con Chile (1973-1977)», Historia, n°43, Vol. II, julio-diciembre 2010 (pp.523-546), ISSN 0073-
2435, p.530 (traduction personnelle).
611
Dans le cas mexicain : Dès le 12 septembre fut créé un Comité de mobilisation et de solidarité avec le Chili,
chargé de manifester le soutien mexicain au peuple chilien, tout en condamnant l’intervention armée. Dès le début,
de nombreuses manifestations de dénonciation sont organisées, puis vient le moment du développement d’un large
réseau de solidarité («Desde el 12 de septiembre, estaba creado un Comité de Movilización y Solidaridad con
Chile, encargado de manifestar el apoyo mexicano al pueblo chileno y condena al golpe. En un principio se
realizaron numerosas manifestaciones de denuncia, posteriormente se desarrollaría una amplia red de
solidaridad»), Gabriela Diaz Prieto, «México frente a Chile: tiempo de ruptura y de exilio (1973-1990)», mémoire
de Master, Institut technologique autonome de México D.F., 1998, p.29 (traduction personnelle).
612
La première réponse d’Echeverria au coup d’État fut d’offrir l’asile diplomatique aux chiliens qui le
solliciteraient. Il l’affirma dès sa première déclaration, ce même 11 septembre 1973. «L’ambassadeur du Mexique
au Chili a reçu l’ordre d’autorisation immédiatement à la famille Allende, si elle le souhaite, l’asile diplomatique
qui lui sera fourni avec une hospitalité affectueuse de la part du peuple mexicain ; ce même asile, n’importe quelle
personne de nationalité chilienne peut le demander, pour se mettre sous la bannière protectrice du drapeau mexicain
(«la primera respuesta de Echeverría ante el golpe fue el ofrecer asilo diplomático a los chilenos que lo solicitaran.
Así lo comunicó desde su primera declaración, el mismo 11 de septiembre de 1973. «El embajador de México en
Chile ha recibido instrucciones de otorgar de inmediato, a la familia Allende, si lo solicita, el asilo diplomático
que le será concedido con la afectuosa hospitalidad del pueblo mexicano; y el propio asilo, a cualquier persona de
nacionalidad chilena cuya protección proceda, poniéndola bajo la protección de la bandera mexicana»), ibid, p.28
(traduction personnelle).

187
interdits de retour au pays est une donnée essentielle, comme on peut l’observer dans le cas
transalpin :

«L’opposition à la junte militaire de Santiago donne signe de vie, à Rome, lorsqu’un groupe de
représentants de l’Unité Populaire – qui était à l’étranger le 11 septembre 1973-, mené par
Volodia Teitelboim, se réunit le 18 septembre pour appeler toutes les forces démocratiques
internationales à s’opposer aux crimes militaires. Dans les jours qui suivirent, ces politiques
chiliens rencontrèrent les différents représentants des gauches italiennes, dont Berlinguer, avec
qui ils trouvèrent un accord pour fonder à Rome un bureau de coordination et d’information de
l’Unité Populaire pour la zone de l’Europe occidentale »613.

Beaucoup sont traversés d’indifférences, de satisfactions, de franches curiosités ainsi


que de pragmatisme diplomatique lorsque vient l’annonce de l’arrivée d’une junte militaire au
pouvoir, après mille jours d’Unité Populaire. Cela se vérifie au Mexique :

«Malgré tout, le soutien ne fut pas une tendance partagée par tous. Des associations et des chefs
d’entreprises manifestèrent leur opposition à la politique étrangère pro-chilienne, en s’attaquant
en particulier à l’offre d’asile faite aux chiliens. Le comité des mères de famille de Mexico DF,
Puebla, Monterrey et Guadalajara, ainsi que l’Union nationale des pères de famille dénoncèrent
la volonté gouvernementale de «compromettre l’ensemble du peuple mexicain en acceptant de
donner refuge à des individus considérés non grata dans notre pays »614.

Notons également l’attitude diplomatique plus que complaisante de la Chine maoïste


face au coup d’État chilien :

«Le maintien, l’approfondissement des relations bilatérales entre les deux nations après le coup
d’État qui renversa l’Unité Populaire fut quelque chose qui déconcerta, laissant de nombreuses
personnes sans voix »615.

613
«La oposición a la junta militar de Santiago había dado las primeras señales de vida en Roma cuando un grupo
de representantes de la Unidad Popular –quienes al momento del golpe se encontraban en el extranjero–, guiados
por Volodia Teitelboim, se reunía el 18 de septiembre para hacer un llamado a todas las fuerzas democráticas del
mundo en contra de los crímenes de los militares golpistas. En los días siguientes estos se encontraron con los
exponentes del mundo político de la izquierda italiana, incluido Berlinguer, con quienes se pusieron de acuerdo
para constituir en Roma una oficina permanente de coordinación e información de UP a nivel europeo occidental»,
Alessandro Santoni, op. cit., p.530 (traduction personnelle).
614
«Sin embargo, la respuesta no fue siempre de apoyo. Asociaciones y dirigentes empresariales se manifestaron
en contra de la política exterior hacia Chile atacando, en especial, el ofrecimiento de asilo a los chilenos. El Comité
de Madres de Familia de México, Puebla, Monterrey y Guadalajara, y la Unión Nacional de Padres de Familia
denunciaron las intenciones del gobierno mexicano de «comprometer a todo México aceptando asilar a elementos
non gratos en nuestro país», Gabriela Diaz Prieto, op. cit., p.27 (traduction personnelle).
615
«La conservación y profundización de las relaciones bilaterales entre ambas naciones tras el golpe de Estado
que derrocó a la Unidad Popular fue algo que desconcertó y dejó atónitos a mucho», Javier Eduardo Matta, «Chile
y la República Popular China: 1970-1990», 1991 (http://www.anales-
ii.ing.uchile.cl/index.php/REI/article/viewFile/15523/15985, consulté le 19 juin 2017), p.355 (traduction
personnelle).

188
L’homogénéité des réactions et des actes n’est pas de mise lorsqu’on évoque les
réactions des citoyens à des drames humains. C’est aussi le cas dans la Chine de Mao Tse
Toung616. Il est indéniable que le coup d’État chilien eut des répercussions immenses à
l’international, notamment sur les plans symbolique, militant, socio-politique, diplomatique. Il
est important de mettre en relief la force médiatique et militante des mobilisations dans l’espace
public, aux lendemains du 11 septembre 1973.

Citons quelques rendez-vous internationaux où les discussions s’unissent au drame


chilien. Il est mis au centre des débats, dans une perspective de solidarités autant que pour s’en
inspirer et développer des zones de consensus entre les pays, entre les organisations politiques.
Cela est vrai notamment entre ceux de l’ouest et ceux de l’est, même si une domination des
« peuples de gauche » dessine la conférence internationale de solidarité avec le Chili qui a lieu
à Helsinki, les 29 et 30 septembre 1973. Elle est organisée sous le patronage du conseil mondial
de la paix. Citons également les diverses réunions rythmant la conférence sur la sécurité et la
coopération en Europe, ayant lieu dans cette même capitale finlandaise entre 1973 et 1975. Cet
événement place notamment au centre des débats le respect des droits de l’homme, tout en
réunissant les Etats-Unis, l’URSS, le Canada ainsi que divers États européens (est et ouest).
L’heure est à une théorique « détente » dans la Guerre froide, et l’ombre de la tragédie chilienne
plane durant les mois où sont négociées les conditions d’un apaisement des conflits
internationaux.

Après avoir évoqué les réactions officielles, étatiques, supranationales face à


l’intervention armée chilienne, parlons des dynamiques plus militantes, populaires. En effet,
des manifestations de soutien se multiplient dans l’espace public, dans les jours qui suivent le
coup d’État. Évoquons le cas mexicain :

« Dès le 12 septembre fut créé un Comité de mobilisation et de solidarité pour le Chili, chargé
d’exprimer le soutien du Mexique pour le peuple chilien ainsi que de condamner le coup d’État.
Au départ se tinrent de multiples manifestations de dénonciation, avant que s’érige un ample
réseau de solidarité. […] Plus de cinq mille personnes se réunirent au sein de l’hémicycle à Juarez
pour protester contre le coup d’État. De nombreux événements de ce type eurent lieu au Mexique
: voir le journal El Día, «Que le gouvernement ne reconnaisse pas la junte militaire : une demande

616
Des fonctionnaires de l’ambassade chinoise à Santiago ont manifesté leurs désaccords par rapport aux violations
des droits de l’homme. Mais, pour ne pas s’impliquer directement, c’est seulement dans les sphères privées qu’ils
agirent pour libérer des dirigeants du MIR ainsi que l’ex-chancelier Almeyda, qui était alors en prison
(«funcionarios de la embajada pekinesa en Santiago […] con respecto al asunto de los Derechos Humanos
manifestaron su desconformidad; pero, para no caer en abierta intervención, sólo en forma privada realizaron
gestiones para colocar en libertad a dirigentes del MIR chileno y al ex-canciller Almeyda, que se encontraba en
prisión»), Javier Eduardo Matta, op. cit., p.354-355 (traduction personnelle).

189
faite hier pendant un meeting ; demain, à 17h, manifestation », México, 13 septembre 1973;
« Une partie de l’opinion en faveur de la non-reconnaissance de la junte », México, 14 septembre
1973; « Au Chili, le projet est d’installer un nouveau fascisme » : Reyes Heroles; « Ces gestes
de solidarité avec le Chili sont naturelles », par Moya Palencia, México, 15 septembre 1973 »617.

L’exemple hexagonal illustre une dynamique plus ample. Lorsque la nouvelle du


renversement de Salvador Allende arrive en France, débute une dynamique massive de
manifestations, de marches, d’appels à la solidarité, d’occupations de l’espace public. Le but
est clair : condamner l’intervention militaire et soutenir la première victime, le peuple chilien 618.
En France et ailleurs, ces actes militants et engagés participent à unir des organisations
politiques du reste divisées sur de nombreux sujets de société. Le Chili devient un thème
d’unions, de dialogue, mais aussi de radicalisations qui placent le curseur de l’engagement près
de celui de la violence, notamment dans des sociétés cadenassées par un joug non
démocratique619. Dans le même temps, ces manifestations sont l’occasion d’une première
expérience militante réelle, au-delà des clivages, pour toute une génération encore trop jeune
quand survinrent les événements agités des années 68. Le sentiment qui prédomine, avec un
regard d’historien, est celui de l’exceptionnalité de telles mobilisations, de telles réceptions

617
«Desde el 12 de septiembre, estaba creado un Comité de Movilización y Solidaridad con Chile, encargado de
manifestar el apoyo mexicano al pueblo chileno y condena al golpe. En un principio se realizaron numerosas
manifestaciones de denuncia, posteriormente se desarrollaría una amplia red de solidaridad. […] Más de cinco mil
personas se reunieron en el Hemiciclo a Juárez para protestar contra el golpe de estado. Como ésta, se produjeron
varias manifestaciones. Ver El Día, «Que el gobierno no reconozca a la Junta militar, se demandó ayer en un mitin;
Mañana a las 17:00, manifestación», México, 13 de septiembre, 1973; «Opiniones en favor del no reconocimiento
de la Junta», México, 14 de septiembre, 1973; «En Chile se pretende establecer un nuevo fascismo»: Reyes
Heroles; «Son lógicas las muestras de solidaridad con Chile», por Moya Palencia, México, 15 de septiembre,
1973», Gabriela Diaz Prieto, op. cit., p.27 (traduction personnelle).
618
« À l’annonce du coup d’Etat en cours au Chili, les organisations suivantes : Parti Socialiste, Parti Communiste
français, Mouvement des radicaux de gauche, P.S.U., Ligue des droits de l’Homme, Mouvement de la Jeunesse
communiste de France, Mouvement de la Jeunesse socialiste, Jeunesse ouvrière chrétienne, C.G.T., C.F.D.T.,
F.E.N., Centre confédéral des jeunes C.G.T., Centre confédéral des jeunes C.F.D.T., se sont réunies. Elles ont
décidé d’organiser ensemble une manifestation de solidarité au peuple chilien qui aura lieu demain soir à 18 heures
à Paris, du Champ de Mars à l’esplanade des Invalides, en passant par l’ambassade du Chili, et ont adopté à cette
fin un appel commun. Elles invitent leurs organisations, l’ensemble des forces populaires et démocratiques dans
tout le pays à exprimer sous les formes les plus diverses, notamment par des manifestations analogues, leur
solidarité active avec le peuple chilien et le gouvernement légal d’Unité populaire «, communiqué publié dans
L’Humanité, 12 septembre 1973, p.3.
619
Exemples en Espagne : Parmi les manifestations qui suivent le coup d’État, on peut retenir celle des jeunesses
du parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), qui s’attaqua au siège d’ITT à Barcelone. À Madrid, les bureaux
de LAN Chile furent les cibles d’une attaque à la bombe molotov le 15 septembre. […] Comme c’était prévisible,
la gauche fit le lien, dès le départ, entre les événements chiliens et la défense des intérêts des grandes firmes nord-
américaines et chiliennes, mis à mal par les mesures économiques prises du temps de l’Unité Populaire («De entre
las manifestaciones en contra del golpe, cabe destacar la dirigida por la juventud del Partido Socialista Unificado
de Cataluña (PSUC) que atentó contra la central de la ITT en Barcelona. En Madrid, las oficinas de LAN Chile
sufrieron un atentado con bomba molotov el 15 de septiembre. […] Como podemos comprobar la izquierda
relacionó desde el primer momento los sucesos vividos en Chile con los intereses de las grandes empresas
norteamericanas y chilenas afectadas por las medidas económicas de la UP»), García Gutiérrez Cristina Luz, «La
reacción de España ante el golpe militar en Chile», op. cit., p.18 (traduction personnelle).

190
citoyennes et médiatiques à l’échelle internationale. Alors même que les événements chiliens
ne sont pas les premiers de cette nature, notamment en Amérique latine. Mais une teinte inédite
domine ces dynamiques.

Ce 11 septembre acte le sombre destin d’une expérimentation révolutionnaire


démocratique à caractère marxiste. Il choque. Interpelle. Mobilise. Il remet en cause des
certitudes. Il pousse à l’action. Il nourrit également les réserves des détracteurs de l’Unité
Populaire. Pour prendre en exemple le contexte français, Pierre Vayssière n’hésite pas à
comparer le traitement médiatique du coup d’Etat chilien, par le quotidien Le Monde (référence
de la presse hexagonale et théoriquement rigoureux dans son « objectivité »), à ceux consacrés
aux grands moments de la Vème République620. Pour souligner l’impact rare, par son amplitude,
de cet événement sur les imaginaires, les sensibilités, les émotions dans la France de
Pompidou621. Les exemples médiatiques sont innombrables. Cela se vérifie jusqu’aux États-
Unis, pourtant impliqués dans cette déroute de la démocratie chilienne de par leur intense
activisme économique, diplomatique et idéologique pour déséquilibrer l’Unité Populaire. En
effet, la une de l’emblématique hebdomadaire Time, le 24 septembre 1973, met à l’honneur
Salvador Allende, avec un portrait dessiné et entaché de sang622.

Pour saisir son exceptionnalité, il convient d’interroger la nature de la « tragédie


chilienne »623. Pourquoi le voile sombre qui envahit alors le pays de Pablo Neruda suscite-t-il
tant de multiples échos, réactions et manifestations ? Plusieurs caractéristiques de ce moment
d’histoire chilienne façonnent son statut d’événement-monde. Tout d’abord, le 11 septembre
1973 est un événement à la large couverture audiovisuelle, un des premiers du genre à prendre
une telle ampleur. La force des images suggère une proximité, une interaction, une empathie
prononcée entre protagonistes et spectateurs. Le medium audio-visuel règne, que ce soit avec
les bombardements militaires sur le palais de La Moneda, la mise au feu de livres par les forces
armées, ou encore les milliers de prisonniers de l’Estadio Nacional lors de l’ouverture aux
médias. Ces images deviennent symboliques et ancrent dans les esprits les protagonistes, les
méthodes, les héroïsmes et les sauvageries qui firent du drame chilien une tragédie quotidienne.

620
« Il suffit de feuilleter les trois premiers numéros qui suivent le coup d’Etat ; la masse d’informations sur le
Chili est comparable à celle qui fut consacrée à des événements majeurs de la Cinquième République, comme mai
1958, mai 1968 ou mai 1981 «, Pierre Vayssière, Le Chili d’Allende et de Pinochet dans la presse française.
Passions politiques, informations et désinformation (1970-2005), op. cit., p.44.
621
« En France, le coup d’Etat du 11 septembre 1973 fut ressenti comme un traumatisme national «, ibid, p.151.
622
« After the fall », Time, 24 septembre 1973.
623
Une formule de Raymond Aron, titre d’un article publié dans Le Figaro, 14 septembre 1973, p.3.

191
Si loin du projet porté par Salvador Allende. The revolution will not be televised 624, mais son
agonie est la source d’images emblématiques pour les téléspectateurs du monde entier.

Évoquons également la force des photos retraçant le 11 septembre et les jours qui
suivent, largement diffusées dans la presse internationale, avec une prédominance de
photographes de guerre affiliés à l’agence Gamma (fondée notamment par Raymond Depardon,
en 1966). Évoquons par exemple le hollandais Chas Gerretsen, auteur de nombreuses images
sur l’intervention militaire à la Moneda, et également de l’emblématique cliché où l’on observe
Augusto Pinochet, assis sur une chaise, stoïque, les bras croisés. Ce moment du 19 septembre
1973, à l’église de la gratitude nationale, est immortalisé, diffusé dans le monde entier, et
contribue à façonner un repère visuel iconique figeant la figure du mal, l’incarnation de la
barbarie, avec cette inhumanité dans les traits si humains de Pinochet. Un autre photographe de
guerre, David Burnett, documente la période où le stade National se transforme en camp de
concentration, mais aussi des scènes urbaines où les militaires s’appliquent à faire disparaître
les traces de l’Unité Populaire. Un cliché reste célèbre, avec deux soldats faisant brûler un
monticule d’ouvrages. De ces efforts photographiques naît un livre narrant ce reportage collectif
Depardon – Gerretsen – Burnett (ouvrage de l’agence Gamma625), qui remporte le prix
référence du photojournalisme, le « Robert Capa Gold Medal » à la fin de l’année 1973. La
profusion audiovisuelle du 11 septembre attise des réceptions émotionnelles amples, faisant
d’un moment d’histoire mille incarnations effectives et affectives.
Ensuite, la chute de cette tentative chilienne inédite est incarnée par la disparition de
Salvador Allende, qui devient un mythe au sein du panthéon révolutionnaire international,
certes, mais aussi démocratique en vertu de la nature de son projet. C’est la démocratie, gage
de libertés, qui est violée par cette intervention militaire626. Comme le souligne le journaliste
Guy Gautier pour évoquer le cadre français (mais on peut élargir à l’échelle internationale), si
le « romantisme révolutionnaire » s’était nourri de figures et de projets armés radicaux, celui
proposé par l’Unité populaire a le mérite d’être transposable dans des contextes sociopolitiques
variés, à la différence de la Cuba révolutionnaire par exemple 627. De fait, l’intervention militaire

624
« La révolution ne sera pas télévisée », selon le poème, devenu chanson (1970, sur l’album Small talk at 125th
and Lenox), de Gil Scott-Heron, célèbre chanteur et écrivain noir américain.
625
Nommé « Chili. Spécial reporter objectif », composé de 82 photographies retraçant les événements chiliens
entre le 4 septembre 1970 et le 25 septembre 1973. Le jour des funérailles de Pablo Neruda.
626
« Le 11 septembre 1973 représenta d’abord un choc émotionnel planétaire et doit être pensé comme un moment
d’autant plus important de l’histoire des sensibilités politiques contemporaines que le suicide de S. Allende ajouta
au martyr de la démocratie la tragédie d’un destin personnel », Olivier Compagnon, op. cit., p.99.
627
« Le Chili est loin, encore plus loin que Cuba. Pourtant, plus d’une analogie troublante avec la France contribue
à diminuer la distance : diversité de l’éventail politique, image rassurante d’une société policée, climat tempéré
qui ne permet pas au mythe du « tropicalisme « de jouer à fond. […] la victoire d’Allende rendit plausible la

192
chilienne affaiblit symboliquement les fondements du paradigme démocratique, qu’illustre la
devise républicaine hexagonale « Liberté, égalité, fraternité ». La répression qui suit le 11
septembre 1973, violente et arbitraire, se caractérise par l’absence de respect pour les libertés
humaines fondamentales. Toutes ces atteintes à la démocratie attisent des échos gigantesques,
dans la chair individuelle autant que dans l’inconscient collectif.

Remarquons que le régime militaire qui se met en place reprend, consciemment ou non,
une grammaire visuelle et symbolique rappelant d’autres tentatives historiques violentes,
inhumaines : en premier lieu, on pense au régime nazi. Or, n’oublions pas qu’en 1973, cela fait
moins de trente ans que le second conflit mondial s’est conclu. Le souvenir est vivace, les
mémoires à fleur de peau. Très vite, le terme « fasciste » se diffuse, se banalise, notamment
dans la presse des « peuples de gauche »628. Il rappelle, dans l’esprit de nombreux individus, un
peu partout dans le monde et particulièrement en Europe, des images, des souvenirs, des
blessures délicates à laisser ressurgir 629. L’ombre de la terreur militaire perle, et les
caractéristiques (notamment visuelles) de l’armée chilienne convoquent ces mémoires
traumatiques de la seconde guerre mondiale. Que dire de la figure de Pinochet, archétype du
bourreau, drapé d’un long manteau et de lunettes noires ? L’homme fort de la junte prend place
aux côtés des figures les plus sombres de l’histoire internationale récente. Cette dynamique est
inextricablement liée à celui que Pinochet a poussé vers sa propre fin : Salvador Allende. Ces
deux figures sont indissociables pour penser le 11 septembre 1973 et ses symboliques. C’est
une mythification de l’un, renforcée par la diabolisation de son Némésis. Salvador Allende
devient un symbole démocratique et révolutionnaire, malgré l’abandon de son combat,
symbolisé par son suicide dans les ruines chaudes de La Moneda.
Enfin, le 11 septembre chilien porte en lui tous les apparats de la tragédie, ce qui lui
donne une dimension universelle, comme le souligne Gabriel Garcia Marquez :

«Le drame qui frappa le Chili, pour le plus grand malheur des chiliens, s’inscrivit dans l’Histoire
comme un drame pour toute l’humanité, qui reste ancré dans nos vies pour toujours »630.

victoire d’un candidat d’unité. Moins pittoresque que Castro, Allende, habillé comme tout le monde et acceptant
avec beaucoup de sérieux le cérémonial en place, risquait d’apparaitre vraisemblable. Du coup, le Chili ne pouvait
être récupéré dans l’habituelle mythologie d’Amérique latine à laquelle le Che lui-même n’avait pas échappé »,
Guy Gautier, Image et son – La revue du cinéma, n°270, mars 1973, p.8.
628
En France, « La presse de gauche parle des « généraux fascistes », du putsch « fasciste », de la « camarilla
fasciste » (expression empruntée au socialiste « en fuite « Carlos Altamirano), ou encore de la « dictature fasciste
des gorilles » », Pierre Vayssière, Le Chili d’Allende et de Pinochet dans la presse française…, op. cit., p.52.
629
Encore pour évoquer le cas hexagonal, citons l’ouvrage de référence d’Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un
passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
630
« Ce drame est arrivé au Chili, pour le plus grand malheur des chiliens, mais il s’inscrira dans l’histoire comme
un fait universel, qui concerne l’humanité toute entière et qui restera en nous toute la vie » («El drama ocurrió en

193
Le défenseur et garant de la démocratie est victime d’un destin tragique, provoquant
pitié et admiration. L’itinéraire d’Allende est gravé dans l’éternité de la grande histoire. Tous
ses aspects, caractéristiques de la tragédie depuis ses prémices en Grèce antique, s’infiltrent
dans l’intimité émotionnelle de chaque être. Ils provoquent des réactions nombreuses, parfois
épidermiques : empathie, admiration, douleur, dégoût et haine transpirent. Autant l’expérience
chilienne suscita un intérêt profond, autant sa chute tragique et violente provoqua des réactions
immenses : de l’indignation aux actions de solidarités, en passant par de multiples étapes et
échelles d’action, notamment face aux rescapés.
En effet, au sein des caractéristiques qui font du 11 septembre chilien un événement
historique à part, il faut évoquer les rescapés. Ils deviennent des incarnations vivantes de la
figure du martyr. Seuls personnages, représentants du drame chilien, à être physiquement en
contact avec les citoyens de nombreux pays du monde, ils symbolisent la chute d’un rêve. Leur
seule présence illustre la dimension humaine du tragique, et permet de matérialiser toute
l’étendue du déchaînement des violences qu’a occasionné le coup d’État. De fait, les
rescapés/exilés deviennent sources de tous les types d’attentions, d’aides, en tant que détenteurs
du peu qu’il reste de la révolution chilienne. Ainsi, à l’international, les « peuples de gauche »
cultivent la mémoire du projet, sous peine de se voir discrédités par la chute de l’Unité
Populaire. En conséquence, les actions solidaires face à la tragédie chilienne furent
innombrables.

b. Une frénésie chilienne : la richesse des solidarités, un atout pour Patricio


Guzmán

Dans les mois puis les années qui suivent l’intervention militaire, on observe une
explosion des expressions de solidarités, de débats par rapport aux événements chiliens, dans
des contextes multiples. La variété de ces manifestations de solidarités est immense, tout
comme leurs protagonistes. Cette richesse, marquée par la vitalité des réseaux transnationaux631
ainsi qu’une continuité affirmée par rapport aux liens internationaux pré-coup d’État632,

Chile, para mal de los chilenos, pero ha de pasar a la historia como algo que nos sucedió sin remedio a todos los
hombres de este tiempo y que se quedó en nuestras vidas para siempre»), Chile, el Golpe y los gringos, Bogotá,
Editorial Latina, 1974, p.14 (traduction personnelle).
631
« Le moment chilien eut une fonction matricielle dans le développement de réseaux transnationaux de solidarité
et d’aide aux réfugiés », Olivier Compagnon & Caroline Moine, « Pour une histoire globale du 11 septembre
1973 », monde(s), n°8, novembre 2015 (pp.9-26), p.25.
632
« Les mouvements de solidarité qui se développent après le 11 septembre 1973 ne surgirent pas de nulle part,
mais s’inscrivirent dans une continuité, trop rarement soulignée dans l’historiographie. Si le choc du coup d’État

194
participe à la création progressive du mythe chilien de l’Unité populaire 633. Elle suscite aussi
une diplomatie internationale où les barrières habituelles de la guerre froide sont levées par des
initiatives prônant dialogue et dépassement des inerties. Un exemple :

« Plusieurs conférences internationales furent en outre organisées par le Comité mondial de la


paix, dont le siège était à Helsinki. […] Les groupes et comités de soutien aux opposants de la
junte militaire existant aussi bien à l’est qu’à l’ouest de l’Europe, étatiques ou non étatiques, y
entrèrent en contact et échangèrent sur leurs modes d’action respectifs et les perspectives à venir.
La première conférence de solidarité avec le peuple chilien eut lieu en 1975 à Stockholm […].
La même année, une deuxième conférence fut organisée à Athènes et en 1978 deux autres eurent
lieu à Bengazi, en Libye, et à Madrid »634.

Les destinées chiliennes participent à redéfinir profondément le panorama des


sensibilités internationales, jusqu’à précipiter de nouvelles dynamiques, notamment politiques
et culturelles. Ces solidarités sont marquées par un triple objectif : « documenter, informer et
mobiliser l’opinion publique, à l’échelle européenne et internationale »635. Tout d’abord les
pouvoirs étatiques, contraints par les rapports de force internationaux, naviguent sur l’équilibre
instable de timides condamnations discursives accompagnées d’une reconnaissance du nouveau
régime chilien636. Quelques exceptions existent, où les ressources diplomatiques sont utilisées
pour protester contre le Chili militaire. Prenons l’exemple du boycott du match de football
comptant pour les éliminatoires de la coupe du monde 1974, entre Chili et URSS, le 21
novembre 1973. La partie se déroulant à l’Estadio Nacional, tragique théâtre, la puissance
soviétique décide de faire l’impasse sur ce rendez-vous637. Un autre exemple, plus radical, est
la rupture des relations diplomatiques entre Mexique et Chili :

«L’ambassadeur Martínez Corbalá quitte le Chili en octobre 1973, laissant les relations
diplomatiques en suspens. Dans le même temps, le gouvernement mexicain fit pression sur la

est indéniable, il n’en reste pas moins que les mouvements de soutien aux victimes du nouveau régime purent
s’appuyer sur des personnes et des réseaux qui connaissent déjà le Chili, notamment du temps de l’Unité
Populaire », Caroline Moine, « « Votre combat est le nôtre ». Les mouvements de solidarité internationale avec le
Chili dans l’Europe de la Guerre froide », monde(s), n°8, novembre 2015 (pp.83-104), p.85-86.
633
« Tout mythe politique s’inscrit dans une idéologie, cet écran filtrant qui sélectionne les événements pour
n’avoir à en proposer qu’une vision simplifiée », Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Editions
du Seuil, 1986, p.186.
634
Caroline Moine, op. cit., p.91-92.
635
Caroline Moine, « Votre combat est le nôtre »…, op. cit., p.92.
636
« le fait que, au-delà des discours de circonstance regrettant le renversement d’un gouvernement issu des urnes,
les représentants du nouveau régime chilien à l’étranger aient été accueillis presque partout avec bienveillance,
sembla également attester que les Etats-Unis n’avaient rien perdu de leur leadership international », « Pour une
histoire globale du 11 septembre 1973 », op. cit., p.16.
637
Le match se déroule finalement, uniquement avec l’équipe nationale chilienne. Pour aller plus loin sur ce thème,
voir Alexandros Kottis, Un but politique. Chili – URSS 1973, master en Histoire, université Paris III Sorbonne
nouvelle, 2012.

195
junte pour obtenir des sauve-conduits pour les demandeurs d’asile refugiés au sein de
l’Ambassade du Mexique, jusqu’à voir l’ensemble de ces derniers quitter le pays. Ensuite, le
Mexique décida de rompre ses relations avec le Chili dictatorial, en novembre 1974 »638.

Dans le prolongement de cet acte fort, le président mexicain de l’époque, Luis


Echeverria, inaugure la Maison du Chili, au destin d’épicentre de la résistance chilienne à
l’extérieur :

«Grâce à l’initiative personnelle du président de la république mexicaine, le 11 septembre 1974


fut créée la Maison du Chili. S’ouvrit un espace pour le développement de la résistance chilienne,
au sein de l’appareil institutionnel gouvernemental mexicain. Ce même gouvernement prit en
charge le prix du loyer et une partie du salaire de certains employés, tout en reconnaissant cette
institution comme représentative du peuple chilien »639.

Les partis politiques, particulièrement ceux aux sensibilités ancrées à gauche,


multiplient les solidarités envers le Chili durant les années 1970. On pourrait citer mille
exemples, mais là n’est pas le cœur de ce travail de recherche. Nous en évoquons seulement
quelques-uns, notamment les partis communistes du bloc de l’est 640. Les organisations et
associations politiques émanant des partis sont des protagonistes importants. Citons les
organisations communistes hexagonales 641. Les syndicats, pour leur part, sont loin d’être
inactifs dans cette nébuleuse solidaire ; au contraire, en vertu de liens transnationaux solides
avec le Chili (grâce à ce qui reste de la CUT en exil), on assiste à de nombreuses actions de

638
L’ambassadeur Martinez Corbalá quitta le Chili en octobre 1973, suspendant la relation diplomatique. Malgré
cela, le gouvernement mexicain fit pression sur la junte militaire pour obtenir des sauve-conduits aux réfugiés dans
l’ambassade, jusqu’à ce qu’ils quittent tous le pays. Dès lors, le Mexique décida de rompre ses relations
diplomatiques, en novembre 1974 («El embajador Martínez Corbalá salió de Chile desde octubre de 1973,
quedando en suspenso la relación. Mientras tanto, el gobierno mexicano presionaba a la junta por los
salvoconductos para los asilados en su Embajada, hasta que habiendo salido todos, México decidió romper
relaciones en noviembre de 1974»), Gabriela Diaz Prieto, México frente a Chile. Tiempos de ruptura y de exilio
(1973-1990), op. cit., p.29 (traduction personnelle).
639
À l’initiative du président mexicain, la Maison du Chili est créée à Mexico, le 11 septembre 1974. Grâce à cela
s’ouvrit un lieu propice au développement politique de la résistance chilienne, au sein du contexte institutionnel
du gouvernement mexicain. Ce dernier prenait en charge les frais du lieu, une partie des salaires de certains des
employés, et reconnaissait cette institution comme représentante du peuple chilien (« por iniciativa del Gobierno
de México, personalmente del presidente, el 11 de septiembre de 1974 se creó en México La Casa de Chile. De
este modo se abrió un espacio para el desarrollo de la política de la resistencia chilena dentro del marco
institucional del propio aparato gubernamental mexicano. El Gobierno otorgó el local y parte de los salarios de
algunos de sus funcionarios, y reconocía a esta institución como la representante del pueblo de Chile»), ibid, p.87
(traduction personnelle).
640
« à l’est, ce furent les structures étatiques – politiques, syndicales et culturelles – qui portèrent le discours
officiel de solidarité, et amenèrent les citoyens à se mobiliser, dans une logique descendante », Caroline Moine,
« « Votre combat est le nôtre » », op. cit., p.90.
641
« Le parti communiste français se mobilise : […] des grèves, des manifestations et des pétitions sont organisées
avec notamment les Jeunesses ouvrières chrétiennes et la Confédération française démocratique du travail »,
Elodie Giraudier, « Echos du coup d’État chilien dans les réseaux démocrates-chrétiens européens », monde(s),
n°8, novembre 2015 (pp.65-82), p.69.

196
solidarités, par exemple en Suède642, en Grande-Bretagne643 ou encore en France, grâce à la
coordination de l’Organisation Internationale du Travail 644.

Les exilés ont une grande place, à différents niveaux, dans toutes ces dynamiques
politiques. On peut évoquer les mobilisations, les pressions nationales et internationales pour
libérer certain(e)s citoyen(ne)s en danger. C’est le cas de Carmen Castillo, enceinte et jeune
veuve du leader du MIR, Miguel Enriquez, assassiné à Santiago le 5 octobre 1974645. C’est
aussi le cas de Luis Corvalán, le leader du parti communiste chilien646. Patricio Guzmán
bénéficie également de ces solidarités internationales pour fuir le Chili et traverser
l’Atlantique647. Une fois sortis du territoire, les exilés chiliens sont accueillis par des organismes
étatiques, associatifs et/ou politiques dans les pays hôtes648, dans le but de remédier aux
difficultés inhérentes à toute immigration : démarches administratives, recherche de logement,

642
Les syndicats suédois s’engagèrent pleinement dans une solidarité avec le Chili. En leur sein, soulignons
l’importance du Landsorganisationen i Sverige (LO), avec plus de deux millions de syndiqués, dans l’aide
permanente offerte aux exilés. La LO soutint économiquement le comité extérieur de la CUT, qui renaissait de ses
cendres à Paris alors qu’elle était proscrite au Chili. À Stockholm, le président de la LO, Gunnar Nilsson, fournit
tous les moyens nécessaires aux dirigeants de la CUT, Luis Figueroa et Jorge Godoy entre autres, pour une
réorganisation rapide de la centrale («los sindicatos suecos se comprometieron plenamente con la solidaridad por
Chile. Entre ellos se destacó Landsorganisationen i Sverige (LO), con más de dos millones de afiliados, por ofrecer
ayuda permanente a los exiliados. La LO apoyó económicamente al Comité Exterior de la Central Única de
Trabajadores (CUT) que se encontraba reestablecida en París tras su prohibición en Chile. En Estocolmo, el
presidente de la LO, Gunnar Nilsson, entregó todos los medios necesarios a los dirigentes Luis Figueroa y Jorge
Godoy, entre otros, para que pudieran reorganizarse rápidamente»), Fernando Camacho Padilla, op. cit., p.79
(traduction personnelle).
643
« l’engagement des syndicats fut également fort, notamment en Grande-Bretagne au sein de la Chile Solidarity
Campaign », Caroline Moine, op. cit., p.90
644
Dépositaire d’un projet soutenu par les deux principales unions syndicales internationales : la Fédération
mondiale des syndicats et la Confédération internationale des syndicats libres. « Leurs actions furent en partie
coordonnées, entre est et ouest, par l’OIT. L’opération « Un bateau pour le Noël des enfants du Chili » en 1975
fut l’un des exemples les plus spectaculaires de cette collaboration », ibid, p.91.
645
Carmen Castillo, gravement blessée par les violences militaires, fuit le Chili en novembre 1974 grâce aux
pressions internationales (où figurent Simone Signoret, Angela Davis ou encore Régis Debray) et au prestige de
son père, Fernando Castillo Velasco, recteur de l’université Catholique du Chili durant les mille jours de l’Unité
Populaire. Une fois exilée, Carmen Castillo s’essaie à la littérature ainsi qu’au cinéma pour évoquer son parcours
et les traumatismes parcourus. Ex. l’ouvrage Ligne de fuite (1992) ou encore le documentaire Calle Santa Fe
(2007).
646
«arrêté en octubre 1973, il profita d’un tel mouvement de solidarité, savamment orchestré par Moscou. Des
meetings, concerts, pétitions, affiches, timbres, livres rappelèrent sont sort aussi bien en URSS que dans les autres
pays du bloc de l’est ou encore à l’ouest. […] Cette mobilisation de masse fut doublée de tractations diplomatiques
entre Leonid Brejnev, Jimmy Carter et Augusto Pinochet, qui finirent par aboutir en décembre 1976 », Caroline
Moine, op. cit., p.100-101.
647
« Mon billet d’avion avait été payé par mes anciens camarades d’école espagnols (ceux avec qui j’avais fait
mes études de cinéma à Madrid) «, Patricio Guzmán, « Ce que je dois à Chris Marker «, op. cit.
648
Leur diversité transpire des propos de Nicolas Prognon, évoquant le cas hexagonal : l’Office des Migrations
Internationales (p.60), l’Office Français pour la Protection des Réfugiés et Apatrides (p.64), l’association France
Terre d’Asile (p.69), la CIMADE (p.71), ainsi qu’un certain nombre d’organisations humanitaires chiliennes ainsi
que des organisations internationales (avec l’exemple du Haut-Commissariat aux Réfugiés) : Les exilés chiliens
en France, entre exil et retour (1973-1994), Paris, Univ Européenne, 2011.

197
de travail, apprentissage d’une nouvelle langue… L’exemple suédois dépeint cette étape de
l’exil et des interactions entre victimes et solidarités :

« Les premiers réfugiés chiliens commencèrent à arriver en Suède, où ils furent accueillis
chaleureusement à l’aéroport d’Arlanda par une multitude de jeunes suédois et latinoaméricains,
qui les attendaient avec la curiosité des expériences vécues. La majorité de ces réfugiés furent
installés dans les camps de réfugiés qu’AMS (Direction du marché du travail) gérait dans
différents endroits du pays ; d’autres purent être logés par des proches ou des citoyens suédois
solidaires. Dans ces camps où les chiliens côtoyaient d’autres réfugiés, ils avaient des cours de
suédois (240 heures), des conseils pour une bonne intégration dans le pays, et des conseils pour
trouver un emploi. Ces réfugiés restaient théoriquement 3 mois dans ces camps, mais lorsque la
Suède connut une conjoncture économique défavorable, cette période s’étendait à 6 ou même 12
mois, devant les difficultés pour trouver un travail et un logis »649.

Citons aussi le cas mexicain :

«À leur arrivée au Mexique, les demandeurs d’asile politique furent logés dans des hôtels et
reçurent une aide étatique pour vivre décemment en attendant de trouver un domicile et un
emploi. L’exil chilien établit une relation privilégiée avec le président et les autorités politiques
de notre pays, qui facilitèrent l’installation et l’insertion dans le monde du travail »650.

Une grande majorité des exilés viennent des classes moyennes et hautes. Ils ont la
possibilité d’un dynamisme professionnel, qui facilite ainsi leur insertion et donne un poids non
négligeable à leurs activités, à leur influence dans les pays d’accueil. La communauté met à
profit les regards portés vers elle pour diffuser ses propres valeurs, visions du monde et
batailles, qu’elles soient politiques ou plus éparses. Ces ressortissants chiliens s’insèrent dans
les réseaux engagés contre la dictature. Pour ces individus déracinés, encore sous le coup «
d’ultra-politisations » dues à l’explosif contexte social des mille jours de l’Unité Populaire, les
réseaux politiques et militants représentent des points de chute logiques 651, pour exprimer leur

649
«empezaron a llegar los primeros refugiados latinoamericanos provenientes de Chile a Suecia, los cuales eran
recibidos calurosamente en el aeropuerto de Arlanda por multitudes de jóvenes suecos y latinoamericanos que
esperaban ansiosos escuchar sus vivencias en Chile. La mayor parte de ellos fueron trasladados a campamentos de
refugiados que Arbetsmarknadsstyrelsen –AMS– (Dirección del Mercado de Trabajo) tenía en distintos lugares
del país, y aquellos con más suerte lograban quedarse en casa de conocidos o de suecos solidarios. En estos
campamentos, donde los chilenos convivían con refugiados de distintos países del mundo, recibían un curso de
sueco de 240 horas, instrucciones de cómo integrarse en el nuevo país, y se les explicaba cómo debían buscar un
empleo. El periodo que los refugiados pasaban en los campamentos estaba estipulado en 3 meses, pero cuando
Suecia tuvo coyunturas económicas desfavorables éste se alargó a 6 o incluso 12 meses ante la dificultad de
encontrar trabajo y alojamiento», Fernando Camacho Padilla, op. cit., p.78-79 (traduction personnelle).
650
« A su llegada a México, los asilados eran ubicados en hoteles y recibían una beca de manutención mientras
conseguían casa y trabajo. El exilio chileno se encontraba en una relación estrecha con el presidente y las
autoridades políticas de nuestro país, quienes otorgaron facilidades para su establecimiento e inserción laboral»,
idem (traduction personnelle).
651
« Afin de vaincre les traumatismes, les exilés ont, dans la plupart des cas, cherché refuge dans le regroupement,
spécialement axé sur le militantisme. Ceci était rendu possible par les opportunités rencontrées […] grâce au travail

198
solidarité envers ceux restés là-bas, leurs indignations et leurs interprétations d’une situation
explosive. Ils participent aux diverses manifestations de solidarités avec une légitimité et une
puissance dramatique occasionnant écoute et émotion. Des personnalités importantes de la
communauté exilée génèrent également des solidarités symboliques, économiques pour
bouleverser le nouvel ordre chilien652. Citons ici le nom d’Hortensia Bussi, veuve de Salvador
Allende et principale figure de la résistance durant les dix-sept années de dictature653. Pour
saisir l’espace alloué aux exilés chiliens, l’exemple du Mexique est intéressant :

«Le Mexique fut une terre où les chiliens purent prolonger leurs activités. Ici, Miguel Littín créa
«Actas de Marusia », œuvre nommée aux Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger;
José de Rocka créa une grande partie de ses toiles; Luis Enrique Delano écrivit des nouvelles
importantes et significatives pour la littérature contemporaine chilienne; Ángel Parra anima
pendant un temps une peña; Fernando Fajnzylber y fit ses recherches sur les investissements
étrangers au Mexique et dans toute l’Amérique latine, et influença une pensée qui, à son retour
au Chili, participa à une stratégie de transformation productive équitable au sein de la CEPAL
»654.

La production cinématographique chilienne en exil est riche, constituant un support de


solidarités de premier ordre655. Théâtre, peinture, littérature, musique sont d’autres canaux
d’expressions des chiliens privés de terre natale. Cette configuration permet aux voix exilées
d’inonder les panoramas médiatique, politique, culturel, au sein de nombreuses sociétés, quitte
à manipuler les opinions avec des subjectivités traumatisées, désorientées, narrant les
expériences vécues sans en respecter toutes les vérités. Les exilés chiliens deviennent les

des associations de solidarité. […] Ainsi, les partis politiques ont été les centres de références des exilés, et ils se
sont transformés en référents obligatoires et en modèles d’identité », Nicolas Prognon, Les exilés chiliens en
France, entre exil et retour (1973-1994), op. cit., p.116.
652
Avec l’exemple d’une des filles de Salvador Allende, recevant des mains du premier ministre suédois une aide
substantielle : en décembre 1973, […] Beatriz Allende reçoit de Palme 500 000 couronnes suédoises, récoltées par
les syndicats pour aider le « Mouvement de résistance chilienne » (« en diciembre de 1973, […] Beatriz Allende
recibió de manos de Palme medio millón de coronas suecas recaudado por los sindicatos suecos para el
Movimiento de Resistencia en Chile»), Fernando Camacho Padilla, op. cit., p.79 (traduction personnelle).
653
« Le président Valéry Giscard D’Estaing reçut même à l’Elysée la veuve de Salvador Allende, avec les honneurs
dus à un chef d’Etat «, Pierre Vayssière, Le Chili d’Allende et de Pinochet dans la presse française…, op. cit.,
p.61.
654
«México fue un espacio donde los chilenos pudieron continuar desarrollándose. Aquí, Miguel Littín hizo
«Actas de Marusia», nominada al Oscar como la mejor película extranjera; José de Rocka pintó buena parte
de su pintura; Luis Enrique Delano escribió novelas importantes y significativas para la literatura
contemporánea chilena; Ángel Parra tuvo por un tiempo una peña; Fernando Fajnzylber escribió sus trabajos
sobre las inversiones extranjeras en México y en América Latina, y generó un pensamiento que se tradujo,
a su vuelta a Chile, en la estrategia de transformación productiva con equidad de la CEPAL», Gabriela Diaz
Prieto, op. cit., p.95 (traduction personnelle).
655
« C’est en premier lieu à travers le cinéma que les créateurs chiliens coordonnent leur activité culturelle et
militante. […] Selon une chronologie effectuée par le Centre de documentation de la Cinémathèque de Paris, les
cinéastes chiliens ont produit plus de 178 films entre 1973 et 1984, dont 39 en France «, Nicolas Prognon, op. cit.,
p.154.

199
principaux dépositaires des solidarités internationales, soutenus et confortés par les réseaux
nationaux des différents pays d’accueil656. Ils témoignent, accusent, mobilisent, questionnent.

L’exil est un temps de reconstruction personnelle, mais aussi collective, militante. Les
résistances s’appliquent, dans les premières années, à refonder les partis politiques qui
animaient l’Unité Populaire. Le panorama mexicain évoque cette dynamique plus globale, au-
delà de la Maison du Chili précédemment évoquée :

« Furent recréées les mêmes organisations politiques et socioculturelles que celles existantes au
Chili avant le coup d’État ; parmi elles, la majeure partie des partis de gauche : le PS, le PC, le
MAPU, le parti radical, la gauche chrétienne, le MIR ainsi que toutes les jeunesses politiques
respectives à ces organisations. […] Les organisations syndicales également se restructurèrent
(comme la CUT et le Comité syndical Chili), ainsi que des organisations féminines, les centres
culturels, jusqu’aux équipes de football »657.

Tout comme en République Démocratique Allemande, lieu d’installation des socialistes


comme des communistes :

«En RDA s’installa le comité extérieur du parti socialiste chilien, avec des figures comme
Clodomiro Almeyda, Carlos Altamirano, Ricardo Núñez, Adonis Sepúlveda, Jorge Arrate,
Rolando Calderón, Hernán Del Canto, María Elena Carrera et Guaraní Pereda »658.

«À Berlin-Est s’installa le siège du parti communiste chilien en exil, qui disposait donc de relais
cruciaux dans les différents pays de l’est et en Amérique latine ou à Cuba »659.

L’expérience de l’exil, de la perte du pouvoir et des certitudes sur le modèle de l’Unité


Populaire a également pour conséquence des créations politiques originales, où perlent les
préoccupations pour des orientations unitaires, pour un dialogue entre les ennemis de la
dictature (notamment entre socialistes et certains courants de la démocratie chrétienne). La
reconstruction du panorama politique chilien pré-coup d’État précise ses différences par rapport

656
Avec un double rôle résumé par Javier Rodriguez Aedo lorsqu’il évoque les musiciens : « d’un côté, ils sont
responsables de la promotion de la culture musicale chilienne et, de l’autre, ils jouent le rôle de médiateurs
politiques », « Exil, dénonciation et exotisme : la musique populaire chilienne et sa réception en Europe (1968-
1989) », monde(s), n°8, novembre 2015 (pp.141-160), p.153.
657
«Se instauraron casi las mismas organizaciones políticas y socioculturales que existían en el país en el período
anterior al Golpe; entre ellas, la mayoría de los partidos de la izquierda chilena: el PS, el PC, el MAPU, el PR, la
Izquierda Cristiana, el MIR y hasta las juventudes políticas respectivas. […] Así también se estructuraron las
organizaciones sindicales (como la CUT y el Comité Sindical Chile), organizaciones de mujeres, los Centros
Culturales, hasta los equipos de fútbol», Gabriela Diaz Prieto, ibid, p.85-86 (traduction personnelle).
658
«En la República Democrática Alemana se estableció, en cambio, el centro exterior del PS, con Clodomiro
Almeyda, Carlos Altamirano, Ricardo Núñez, Adonis Sepúlveda, Jorge Arrate, Rolando Calderón, Hernán Del
Canto, María Elena Carrera y Guaraní Pereda», Claudia Rojas Mira, Alessandro Santoni, «Geografía política del
exilio chileno, los diferentes rostros de la solidaridad», Perfiles latinoamericanos, n°41, janvier-juin 2013, p.135
(traduction personnelle).
659
Caroline Moine, « » Votre combat est le nôtre » », op. cit., p.95.

200
aux structures politiques de résistance intra-Chili. Les velléités d’unions prennent le pas sur les
sectarismes anciens, sur les radicalités et les dissensions qui firent vaciller l’Unité Populaire 660.
Nous verrons, dans la troisième partie, comment ces réorganisations politiques et idéologiques
viennent à prendre de l’ampleur dans la lutte, puis dans la chute d’Augusto Pinochet 661. Les
divisions, les tensions par rapport au passé proche autant qu’aux manières d’envisager les
lendemains précipitent des déchirures internes visibles au grand jour. Le cas du parti socialiste
chilien est probant. Entre le groupe chilien et celui des exilés (à Berlin-Est), se creuse peu à peu
un gouffre idéologique quant à la nature marxiste-léniniste du parti. La communauté socialiste
en exil (menée par Carlos Altamirano), largement en faveur d’une redéfinition tendant à un
pragmatisme unitaire662, se heurte à une vision plus radicale des socialistes restés sur la terre
natale. Ce qui conduit à une destitution à la tête du parti, et donc une scission en 1978 663 : preuve
des dissensions, immenses, notamment causées par la différence des réalités vécues entre exilés
et non-exilés.

On observe une lente inflexion des logiques politiques qui font normes durant la Guerre
froide et au Chili, par la possibilité du débat, par la multiplication des lieux de discussions
(notamment sur le respect des droits humains fondamentaux), par un nouveau souffle dans les
réseaux politiques inter et transnationaux. Ce qui remet en question les équilibres habituels,
notamment par rapport à l’influence nord-américaine sur les destinées politiques européennes :

«Cela fait que le Chili se transforma en l’unique cause politique défendue par les deux principales
tendances des gauches européennes durant l’après-guerre, occasionnant, au moins entre 1973 et
le tournant international que fut l’arrivée au pouvoir de Jimmy Carter aux Etats-Unis, une rupture
partielle de la loyauté traditionnelle de la social-démocratie et de nombreux gouvernements
européens envers les Etats-Unis »664.

660
Un exemple : « Fondé en 1977 à Rotterdam par le socialiste Jorge Arrate, l’Institut pour le nouveau Chili est
codirigé par Otto Boye Soto, un DC de la ligne de Bernardo Leighton, tandis que les néerlandais en gèrent les
finances », Elodie Giraudier, « Echos du coup d’État chilien dans les réseaux démocrates-chrétiens européens »,
op. cit., p.80.
661
L’expérience de l’exil et de la solidarité internationale a favorisé le rapprochement entre l’ex-Unité Populaire,
le monde socialiste et la démocratie chrétienne, prélude à la Concertation », ibid, p.82.
662
« C’est à l’extérieur du pays que prend forme le renouvellement du socialisme, à partir de l’examen de
l’expérience de l’Unité Populaire et grâce à une reconsidération de l’expérience social-démocrate au regard des
régimes peu exemplaires des socialismes réels », Daniel Grimaldi, « Le socialisme chilien à « l’âge néolibéral » :
adaptations, mutations et résistances », communication dans le cadre du colloque international Le Chili actuel.
Gouverner et résister dans une société néo-libérale, Grenoble, université Stendhal, 25-27 septembre 2013, p.2.
663
« Les divergences de visions idéologiques et stratégiques au sein du PSCH finissent par provoquer une scission
lors du Congrès d’Alger en 1978. Carlos Altamirano est expulsé du parti et c’est Clodomiro Almeyda qui prend la
tête de l’organisation ramenant par la même occasion la direction du parti au Chili. Le PSCH est alors extrêmement
atomisé et au moins dix groupes différents prétendent être les représentants du « vrai projet socialiste » », idem.
664
«Esto hizo que Chile se transformara en la única gran causa política compartida por los dos principales filones
de la izquierda europea en la posguerra, produciendo, por lo menos entre 1973 y el giro al escenario internacional

201
Au sein de ce large éventail de manifestations de solidarités, l’ombre d’Allende plane.
Un exemple de manifestations politiques, où le versant symbolique et l’impact de la vie
quotidienne jouent de tout leur poids : la toponymie urbaine française 665. C’est une preuve
effective d’une dynamique de patrimonialisation, d’appropriation symbolique du personnage
central de l’Unité Populaire déchue. Au-delà des ondes politiques, aux réseaux transnationaux
riches, de multiples protagonistes existent, avec leurs manières de dépasser les frontières, tout
autant que leurs particularismes locaux. Deux grands pôles dominent. En premier lieu, les
institutions et associations ecclésiastiques 666, d’autant plus que les principaux acteurs de la
résistance intra-chilienne sont issus de l’Église catholique. Le Vicariat de la Solidarité y est en
première ligne. En second lieu, les organisations non-gouvernementales, qui s’évertuent à
collecter des moyens pour le peuple chilien, mais surtout luttent pour accuser la dictature
d’atteintes aux droits de l’homme, inlassablement :

« Le moment chilien […] représenta une étape importante […] pour la prise en compte sur la
scène internationale de la question des droits de l’homme. Pour Amnesty International par
exemple, son engagement dans la dénonciation de la dictature constitua un tournant, lui
permettant de gagner une reconnaissance internationale en tant qu’acteur clé aux côtés
d’organisations plus anciennes »667.

N’oublions pas de souligner le développement massif de pratiques et solidarités guidées


par la question des droits de l’Homme, en pleine expansion durant la décennie envisagée668, en
vertu de dynamiques internationales notables qui privilégient peu à peu « le pansement au
vaccin »669. Éthique, valeur, morale, militantisme : les moteurs d’une mobilisation sont amples,
pas toujours rationnels, parfois novateurs 670. La volonté d’engagement n’implique pas

producido en los años del mandato de Jimmy Carter, una parcial ruptura de lealtad de la socialdemocracia y de
muchos gobiernos europeos hacia EE. UU. », Alessandro Santoni, op. cit., p.536 (traduction personnelle).
665
« A Pierrefitte sur Seine, […) le secrétaire du PCF, Etienne Fajon, inaugurait une place « Salvador Allende »
dès le 28 septembre 1973, soit deux semaines seulement après le coup d’Etat », p.142. Une enquête réalisée dans
l’ouvrage de Pierre Vayssière (op. cit.) répertorie plus de 230 lieux publics baptisés « Salvador Allende » en
France.
666
Un exemple hexagonal : la Cimade (association œcuménique d’entraide), évoqué par Elodie Giraudier (op. cit.)
lorsqu’elle évoque l’itinéraire d’exil de Jacques Chonchol, figure de la gauche chrétienne chilienne, p.77.
667
Olivier Compagnon, Caroline Moine, « Pour une histoire globale du 11 septembre 1973 », op. cit., p.25.
668
« Cette effervescence à propos des libertés publiques dans la décennie 1970 manifeste, en ce sens, aussi un
mouvement plus profond d’acculturation progressive des élites de gauche aux logiques du droit tout court », Éric
Agrikoliansky, « La gauche, le libéralisme politique et les droits de l’homme » (pp. 524-541), in Jean-Jacques
Becker, Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, volume 2, « XXe siècle : à l’épreuve de l’histoire »,
Paris, La Découverte, 2004, p.537.
669
« Le développement, dans les années 1970, de l’action humanitaire […] renforce la tendance : ce n’est plus la
mise en cause des responsabilités politiques qui prime, mais l’aide directe et pragmatique aux victimes », idem,
p.539.
670
Exemple sous la dictature grecque des Colonels : «la nouvelle génération vit son baptême politique non dans
des groupes clandestins, mais dans l’euphorie des mobilisations qui rompt avec la peur des années de plomb. Elle
est, ainsi, plus encline à une approche émotionnelle du politique, contrairement à ses aînés pour qui l’étude des

202
nécessairement une officialisation par un prolongement politique 671. La sensibilité, la solidarité,
l’empathie, la mobilisation sécrètent l’engagement, mais pas forcément l’étiquette, ce stimulant
malentendu qu’évoque Chris Marker672.

D’autres contextes, entre émotions, empathies et teintes politisées, sont les foyers où
s’expriment d’autres solidarités. Les réseaux culturels forment des espaces d’hommages et
d’expressions riches, tout en variations. Par exemple, le réseau festivalier est un cadre propice
à l’accueil de diverses expressions de soutiens au peuple chilien, avec ses émanations
communistes673, mais aussi moins officielles : exemples du festival de la chanson politique à
Berlin-Est674, mais aussi des contextes moins clivants politiquement, comme Nancy, Avignon,
la Fondation Miro à Barcelone ou Helsinki675. En termes cinématographiques, un réseau de
salles d’art et essai précise son potentiel, comme dans le cadre hexagonal 676. Il est concentré
principalement sur la région parisienne, et œuvre aux diffusions de nombreux contenus
audiovisuels focalisés sur le Chili. Radiophoniquement, le projet le plus ambitieux, aux échos
les plus amples, vient de Moscou :

« L’émission « Escucha Chile », produite en espagnol par Radio Moscou, grâce à une rédaction
de journalistes chiliens et soviétiques, fut sans doute l’une des plus écoutées. Lancée dès
septembre 1973 par Volodia Teitelboim, elle fut captée dans toute l’Europe et aussi au Chili, y
compris dans les prisons et les camps de concentration, permettant ainsi, bien au-delà du seul
cercle des exilés et militants communistes, de se tenir informé et de transmettre des nouvelles à
des proches malgré les distances de l’exil »677.

théories révolutionnaires était une source d’optimisme qui compensait l’absence d’un mouvement social massif »,
Eugenia Palieraki, op. cit., p.61.
671
Les activités de solidarités qui défendaient la liberté et la démocratie au Chili ne furent pas le seul apanage des
militants des partis, mais aussi l’œuvre des compatriotes qui transcendaient les frontières politiques, qui
n’appartenaient à aucune famille précise. Ainsi, le phénomène chilien d’exil se construisit comme un réseau de
solidarités et d’actions fort, ample et efficace («las actividades de solidaridad que perseguían la libertad y la
democracia en Chile no sólo fueron la obra de los militantes de partidos sino también del trabajo de compatriotas
que trascendían las fronteras partidarias y que no eran ya militantes de algún partido. De esta manera, el exilio
chileno se fue conformando en una fuerte, grande y eficaz red de solidaridad y acción»), Gabriela Diaz Prieto, op.
cit., p.85 (traduction personnelle).
672
« on m’a collé l’étiquette de «cinéaste militant». Malentendu complet, mais j’ai toujours trouvé inutile de
dissiper les malentendus. Dans l’ensemble, ils nous aident à vivre », Carolina Amaral de Aguiar, « Chris Marker :
un regard sur le Chili », Cinémas d’Amérique latine [En ligne], 21 | 2013, mis en ligne le 09 avril 2014, consulté
le 17 juillet 2017. URL : http://cinelatino.revues.org/93 ; DOI : 10.4000/cinelatino.93
673
La Fête de l’Humanité en France, la Festa dell’Unità à Rome : voir Javier Rodriguez Aedo, op. cit., p.154.
674
Olivier Compagnon, Caroline Moine, op. cit., p.23.
675
Où le Musée de la Résistance chilienne expose ses œuvres, dans la deuxième partie des années 1970. Voir
Caroline Moine, « » Votre combat est le nôtre » », op. cit., p.87.
676
« Ses lieux d’incubation furent les ciné-clubs, dans les deux acceptations définies plus haut, et, de plus en plus,
les salles d’art et d’essai : 1970 = 328 ; 1974 = 616 ; 1981 = 748. Soit 20% de la fréquentation », Pascal Ory,
L’entre-deux-Mai : histoire culturelle de la France (mai 1968- mai 1981), Paris, éditions du Seuil, 1983, p.103.
677
Caroline Moine, « « Votre combat est le nôtre » », op. cit., p.96-97.

203
Le support discographique est aussi un outil des solidarités, avec le soutien de l’industrie
musicale. Nous avons un exemple au Mexique 678, ainsi qu’une création venue de Cuba679. Les
milieux de l’édition littéraire (livres, journaux, revues) sont aussi particulièrement actifs durant
cette période. L’exemple des écrits d’Isabel Allende, mais également de la revue Araucaria de
Chile680, sont emblématiques. Les réseaux culturels contribuent à amplifier l’influence
chilienne durant les années 1970. Insistons sur l’exemple italien :

«De nombreuses activités, dans les années suivantes, réussirent à mettre la lutte du peuple chilien
au centre des préoccupations : on se rappelle de la série des grandes célébrations de l’anniversaire
du coup d’État en 1974 ; les festivals de théâtre et de cinéma chilien lors de la Biennale de Venise
; la semaine de la culture chilienne, organisée entre les 3 et 8 décembre 1974 dans la région
d’Ombrie ; les campagnes de boycott du cuivre ainsi que la finale de la coupe Davis 1976 entre
l’Italie et le Chili ; la rencontre internationale de la jeunesse pour le Chili, entre le 6 et le 8 mai
1977, à Milan ; enfin, la conférence internationale « Les villes du monde pour la liberté du
Chili », les 21 et 22 janvier 1978, à Florence. Tous ces événements faisaient écho à des moments
clés de la vie politique italienne »681.

Les milieux universitaires et de recherches sont également les foyers d’expressions


favorables au Chili : par la production scientifique682, mais aussi des mobilisations solidaires
multiples, comme dans le cas du Mexique 683. Plus généralement, le support principal des

678
« Au Mexique, la Maison du Chili, fondée le 11 septembre 1974 afin de coordonner les initiatives de soutien
aux exilés chiliens et aux victimes de la dictature, produisit ainsi, l’année même de sa création, l’album Mexico.
Chile. Solidaridad en partenariat avec le label mexicain Discos Pueblos », Olivier Compagnon, Caroline Moine,
«Pour une histoire globale du 11 septembre 1973 », op. cit., p.22.
679
« La même année à Cuba était réalisé un album de solidarité avec le peuple chilien intitulé Jornada de
Solidaridad con la lucha del pueblo de Chile », ibid, p.23.
680
Voir l’article d’Osvaldo Fernandez, « Pratique éditoriale en exil : la revue Araucaria de Chile. Retour
d’expérience », dans Jimena Paz Obregón Iturra & Jorge Munoz, Le 11 septembre chilien. Le coup d’État à
l’épreuve du temps (1973-2013), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
681
« Muchas actividades en los años siguientes lograron poner la lucha del pueblo chileno al centro de la
atención pública: recordemos la serie de masivas celebraciones que en 1974 acompañaron al aniversario del
golpe; los festivales de teatro y cine chileno en la Bienal de Venecia; la Semana de la cultura chilena,
organizada entre el 3 y el 8 de diciembre de 1974 en la región de Umbría; las campañas de boicot del
cobre y de la final de Copa Davis de 1976 entre Italia y Chile; el Encuentro internacional de la juventud para Chile,
entre los días 6 y 8 de mayo de 1977 en Milán; y la conferencia internacional «Ciudades del mundo por la libertad
de Chile», el 21 y el 22 de enero de 1978 en Florencia. Todas estas actividades se cruzaron con
acontecimientos clave de la vida política italiana», Alessandro Santoni, «El partido comunista italiano y el otro
«compromesso storico»: los significados políticos de la solidaridad con Chile (1973-1977)», op. cit., p.531
(traduction personnelle).
682
« Dans son recensement des publications chiliennes en France, Gustavo Mujica a dénombré 182 thèses de
doctorat en sciences sociales et humaines, soutenues par des chiliens entre 1973 et 1990 », Nicolas Prognon, op.
cit., p.147.
683
Les centres de recherche furent les principaux lieux où travaillèrent les chiliens, car ils étaient des centres
stratégiques où s’entrelaçaient les intérêts. Au-delà de ceux existants, durant cette époque sont créées de nouvelles
institutions où convergèrent des mexicains et des chiliens pour travailler dans le domaine des relations
internationales mexicaines. Exemples : le centre de recherche et d’enseignement économique (CIDE), le centre
des études économiques et sociales du tiers monde (CEESTEM), la faculté latinoaméricaine de sciences sociales
(FLACSO) ainsi que l’institut latinoaméricain d’études transnationales (ILET) («Los centros de estudios fueron

204
manifestations de solidarités face au drame chilien est le papier, où les affiches et autres
variations éphémères permettent de communiquer la nature et les lieux des rebellions contre
l’ultra-violence militaire684.

Autre acteur d’importance : la figure artistique. Il/elle utilise sa notoriété, l’aura de sa


célébrité, au service de la cause chilienne. Le panorama culturel de l’époque est marqué par une
politisation forte des contenus et des discours. La tragédie chilienne a des conséquences qui
nourrissent ces dynamiques déjà effectives. L’art et l’intellect se mettent parfois au service de
la cause, avec des allusions, condamnations, solidarités multiples exprimées par le biais de la
création. La musique685, le cinéma686, la peinture687 sont alors des supports propices aux
condamnations, aux accusations. Dans cette optique, il faut souligner que certaines
personnalités culturelles de premier plan contribuent à stimuler les regards vers le Chili, pour
susciter la solidarité, comme l’avoue Simone Signoret.688. Un exemple hexagonal est
emblématique : celui d’Yves Montand, qui se met en scène pour un concert le 12 février 1974.
Son objectif est clair : défendre le peuple chilien face aux violences perpétrées par le régime
dictatorial, au cours d’une prestation filmée par son ami Chris Marker689, dans le but de

los principales lugares donde trabajaron los chilenos, por lo tanto, constituyeron un punto estratégico en el que se
conformaron lazos de interés. Además de los ya existentes, en este período se crearon nuevas instituciones donde
convergieron mexicanos y chilenos, y que trabajaron sobre las relaciones internacionales de México. Ejemplo de
ellas son el Centro de Investigación y Docencia Económica (CIDE), El Centro de Estudios Económicos y Sociales
del Tercer Mundo (CEESTEM), La Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO) y El Instituto
Latinoamericano de Estudios Trasnacionales (ILET)»), Gabriela Diaz Prieto, op. cit., p.95 (traduction
personnelle).
684
« le maître-mot des appels, tracts, banderoles et autres supports de la dénonciation de la junte au pouvoir était
bien la dénonciation d’un régime considéré comme « fasciste » », Caroline Moine, op. cit., p.94.
685
Dans l’immensité des exemples possibles, Maxime Le Forestier (avec un album, « Chili : un peuple crève »,
datant de 1976 et dont les droits d’auteurs furent versés aux familles de prisonniers politiques chiliens), Léo Ferré
(avec le titre « Allende », sorti en 1977, avec l’album « La frime ») ou encore Renaud (avec sa chanson «
Hexagone », 1975) sont quelques exemples hexagonaux des relations entre musique et solidarités avec le Chili.
Evoquons également le compositeur grec Mikis Theodorakis et son adaptation musicale du Canto general, poème
de Pablo Neruda.
686
Soulignons l’importance cruciale, politique autant que médiatique, du documentaire emblématique réalisé par
Armand Mattelart, Jacqueline Meppiel, Valérie Mayoux (avec la collaboration de Chris Marker), La spirale,
Reggane Films, France, 1976,139 minutes, couleur. Mais également de l’effort filmique dont on ne connait pas les
auteurs, ayant pour cadre le camp de concentration de Chacabuco, dans le désert d’Atacama : J’étais, je suis, je
serai, 80 minutes, 35mm, nb, 1974.
687
« Une initiative collective exceptionnelle mérite d’être mentionnée. Depuis le début du mois de juillet 1977, au
Palais des Papes d’Avignon, a débuté l’exposition du Musée international de la Résistance Salvador Allende.
Parmi les toiles exposées, on relève des signatures illustres comme celles de Vasarely, Soulages, Miro, Rougemont
ou Pignon. Ces artistes, internationalement connus, ainsi que beaucoup d’autres, ont fait don de quelques-unes de
leurs œuvres pour venir en aide aux familles des victimes du coup d’Etat », Bernard Bessière, La nouvelle chanson
chilienne en exil (tome 1), Toulouse, Editions d’Aujourd’hui, 1980, p.322.
688
« Il fallait bien faire quelque chose. Mais quoi ? Ce pour quoi on est doué, c’est-à-dire son métier. On fait
cadeau de son métier, de son talent, et ça fait des sous. C’est très important les sous, dans ces cas-là ; l’argent ne
peut pas ressusciter ceux qu’on assassinés, mais il peut aider un peu ceux qui sont vivants au Chili », Simone
Signoret, La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, Paris, Editions du Seuil, 1976, pp.361-362.
689
Chris Marker, La solitude du chanteur de fond [images animées], France, Iskra, 1974, 60 minutes, couleurs.

205
sensibiliser le public à la triste réalité dictatoriale. Ces dynamiques ne cessent pas durant les 17
années de la dictature. Joan Baez, célèbre chanteuse américaine, a aussi joué au Chili, en mai
1981, en soutien des victimes de la dictature chilienne, dans une église du quartier de Ñuñoa,
dans la capitale chilienne690. En 1988 a lieu un concert organisé par Amnesty International,
regroupant des célébrités internationales tels que Sting, Bruce Springsteen, Peter Gabriel ou
encore Youssou N’Dour691.

Ainsi, durant les dix-sept ans de dictature (mais surtout jusqu’à la fin des années 1970),
une multitude de protagonistes et de formes de solidarités sont à l’œuvre, avec cette triple
ambition : documenter, informer et mobiliser. Elles sont renforcées par l’aide des réseaux
transnationaux, des contacts dynamiques avec le Chili et ses résistants. Les objectifs de ces
solidarités sont variés, et l’aide diplomatique, matérielle et culturelle est au premier plan. Le
Chili est un catalyseur d’enjeux variés, entre envolées solidaires, émotions partagées
d’engagements. Ce peuvent être des luttes pour faire vaciller le pouvoir 692, mais aussi des
stratégies politiques. Mobiliser les symboles que sont alors les exilés chiliens, c’est se les
approprier, en faire une part de la construction d’organisations politiques et/ou civiles, avec
l’objectif d’étendre le cercle des sympathies et des ralliements à leur cause. Cela fait le sel des
peuples de gauches, premiers protagonistes des mouvements de solidarité vers le Chili dans les
années 1970 : de là à parler de « stratégies solidaires », la frontière est mince.

Le prisme chilien est un moteur, un faisceau d’évolutions au sein des équilibres et des
sensibilités politiques durant les années 1970. Les manifestations de solidarités en témoignent,
tout comme les débats politiques, idéologiques suscités par la tragédie de l’Unité Populaire,
notamment par rapport au couple envisageable entre révolution et démocratie. Les solutions
sociales teintées de radicalités, même si elles sont parfois encore envisagées à la fin des années
1970, semblent être des impasses pour respecter libertés et droits de l’homme :

« Le coup d’État chilien put également être perçu comme la confirmation que transformer les
sociétés latino-américaines dans un cadre légal et sans recourir à la violence était définitivement

690
«La ruta de Joan Baez en 1981: El registro de una visita fugaz por Chile», El Mercurio, 10 mars 2014. Source
: http://purochilemusical.blogspot.fr/2014/03/la-ruta-de-joan-baez-en-1981-el.html (consulté le 22 juillet 2017).
691
Intitulé Human Rights Now! 14 octobre 1988, Mendoza (Argentine). Source : https://www.guioteca.com/los-
80/el-inolvidable-concierto-de-amnistia-internacional-de-1988-en-mendoza-solidaridad-con-chile (consulté le 22
juillet 2017).
692
L’exemple grec illustre bien cette dynamique : « la solidarité avec des peuples de pays lointains qui souffrent
de maux similaires est un biais pour dénoncer la dictature locale. Après le 11 septembre, la solidarité avec le Chili
devient ainsi un moyen privilégié de se mobiliser contre les Colonels », Eugenia Palieraki, « » Le Chili est
proche ». Les mouvements antidictatoriaux grecs et les Septembres chiliens », monde(s), n°8, novembre 2015
(pp.45-64), p.61.

206
chose impossible […]. C’est sur la base de ce constat que certains mouvements de guérilla
radicalisèrent leurs positions »693.

Le paradigme unitaire progresse. Nombreux sont les débats, notamment en Europe


occidentale, concernant les leçons à retenir de la vie et la mort de l’Unité Populaire. Un
pragmatisme démocratique jaillit de cette période, et propose un rapprochement entre les forces
réformistes pour recueillir la majorité la plus large possible, afin de préserver le cadre
démocratique en cas d’accès au pouvoir. Deux exemples illustrent ces propos. D’abord la
tentative unitaire des principaux partis de gauche français : le parti socialiste et le parti
communiste. Un programme commun est officialisé en 1972, et la chute de ce que représentait
Salvador Allende attise d’autant plus la nécessité d’une alliance que cette dernière paraît
indispensable à toute possibilité d’arriver aux cimes de l’État par la voix des urnes, tout en
traçant une limite, en termes de réflexivité, entre le Chili d’Allende et l’union des gauches
hexagonales. Solidarité et distanciation règnent. C’est ce qu’évoque Georges Marchais, premier
secrétaire du PCF, à la suite du coup d’État :

« Cela dit, le Chili n’est pas la France. Il s’agit d’une expérience allant dans le même sens que
ce que nous voulons créer chez nous, c’est-à-dire une union des partis de gauche voulant accéder
légalement au pouvoir. Il y a donc similitude, mais il y a aussi des différences, et notamment sur
le plan économique. […] L’expérience chilienne confirme la nécessité de poursuivre dans la voie
que nous avons définie, celle de l’union populaire qui conduit à isoler la grande bourgeoisie »694.

C’est aussi le cas de François Mitterrand695. Au-delà du choc, on décèle une stratégie.
Elle vise à ne pas donner la possibilité à l’opinion publique de douter de la jeune union de la
gauche hexagonale, alors que de nombreuses analyses interprètent les événements chiliens
comme la preuve de l’incompatibilité entre révolution, socialisme et démocratie 696. Du moment
où ce projet est mis en échec, de nombreuses voix tentèrent de déceler les faiblesses, les
difficultés induites par l’application pratique d’un projet théorique.

693
Olivier Compagnon, Caroline Moine, « Pour une histoire globale du 11 septembre 1973 », op. cit., p.18.
694
« Les réactions en France », Le Monde, 13 septembre 1973, p.7.
695
« Je ne pense pas qu’on puisse assimiler le processus politique, économique, dans un pays comme la France,
qui appartient au monde hautement industrialisé, avec ce qui se produit dans les pays « en mouvement », dans
l’émission radiophonique « Inter Actualités » de 19h (présentée par Patrick Lecocq), France Inter, 12 septembre
1973, Archives de l’INA. Source : http://www.ina.fr/audio/PHF08004820/inter-actualites-de-19h00-du-12-
septembre-1973-audio.html, consultée le 24 février 2017.
696
Les propos d’Alain Peyrefitte résument assez bien la tendance générale en cours chez les droites politiques : «
Il [Allende] est mort en combattant noblement, comme il avait gouverné ; il a été victime de ses propres illusions.
Saluons avec respect la mémoire de cet homme courageux ; mais retenons la leçon de cet apprenti-sorcier », « Les
réactions en France », Le Monde, 14 septembre 1973, p.4.

207
Un autre exemple est emblématique, celui de l’Italie. À la suite du coup d’État chilien,
le premier secrétaire du parti communiste, Berlinguer, publie des écrits où il s’appuie sur la
chute de l’Unité Populaire pour défendre une alliance large des forces progressistes du pays. Il
considère cette condition vitale pour l’accès au pouvoir, alors même que les dissensions sont
immenses entre les deux pôles. De ces réflexions et tractations naît le « compromis historique »,
qui officialise l’union entre le PC et la Démocratie chrétienne d’Aldo Moro. Le pouvoir
politique est en ligne de mire :

« Le cas du communisme italien est de ce point de vue remarquable puisque c’est bien à l’aune
de la tragédie chilienne qu’Enrico Berlinguer conçut la logique d’un rapprochement avec la
démocratie chrétienne. Les trois articles publiés dans la revue Rinascita par le secrétaire général
du Parti communiste italien (PCI) dans les semaines qui suivent le coup d’État, proposèrent en
effet une réflexion tactique extrêmement riche »697.

Le Chili est ainsi un formidable moteur de mobilisations à l’international durant les


années 1970. Son aura dramatique participe à des redéfinitions du sensible, des paradigmes,
ainsi qu’à l’approfondissement des réseaux transnationaux et à un dépassement de certaines
oppositions traditionnelles. Cela suscite de nouvelles alliances, des dialogues inédits, à défaut
d’actions étatiques (comme observées dans les pays de l’est). C’est la société civile qui
s’affirme comme pilier mobilisateur698. Patricio Guzmán fait partie intégrante de ce panorama
chilien de l’exil, au moment où il quitte son pays.

Patricio Guzmán : un symbole aux réseaux transnationaux riches

Le cinéaste débute son exil volontaire par quelques mois en France, en attendant
l’arrivée des bobines dans le port de Stockholm, en Suède, qui aura lieu quelques mois plus
tard, sous l’égide diplomatique :

« Plus tard, lorsque Patricio fut libéré et réussit à sortir du pays, il se rendit à Stockholm, au sein
de la cinémathèque suédoise, où il reprit possession de l’ensemble d’un matériel filmique
parfaitement conservé »699.

697
Olivier Compagnon, « Chili, 11 septembre 1973. Un tournant du XXe siècle latino-américain, un événement-
monde », Revue internationale et stratégique, 2013, 2013/3 (91), pp.97-105, <halshs-00878773>, p.100.
698
« à l’ouest en revanche, face à des États qui avaient reconnu la junte militaire en place, ce fut de la société civile
et des partis politiques de gauche que partirent les mobilisations, dans une approche souvent très critique vis-à-vis
des gouvernements en place », Caroline Moine, « « Votre combat est le nôtre » », op. cit., p.90.
699
«Mas tarde, cuando Patricio fue liberado y logro salir del país, se fue a Estocolmo a la Cineteca Sueca, donde
encontró todas las películas perfectamente organizadas», Mónica Villarroel, Señales contra el olvido, op. cit., p.80
(traduction personnelle).

208
Après une longue attente due au premier choc pétrolier700, Guzmán, investi d’une
mission cinématographique et citoyenne, met tout en œuvre pour mobiliser aides et soutiens,
dans le but d’exploiter le matériel filmé, et ainsi construire une œuvre militante et mémorielle
rendant compte des derniers mois de l’Unité populaire avant le coup d’État militaire 701. Chris
Marker, ayant largement contribué à la diffusion de La Première Année en France (ainsi qu’en
terres francophones) tout autant qu’à la possibilité matérielle de filmer les dernières pulsations
de l’Unité populaire, c’est donc logiquement que l’exilé chilien se tourne vers lui 702 et ses
réseaux transnationaux. L’objectif est clair : rencontrer et convaincre des partenaires aptes à
soutenir ses velléités créatives et militantes, pour ainsi mener à terme l’aventure Tercer Año 703.

Dès sa première journée sur le sol français débute cette phase du projet dédiée à
convaincre certaines personnalités influentes du bien-fondé de leur éventuel soutien704. Logé
grâce aux amitiés de Marker, Patricio Guzmán réside durant quelques mois dans la capitale
française705. Rétrospectivement, le cinéaste qualifie cette période de « marathon » 706. Les
réseaux transnationaux de Chris Marker sont notamment composés d’un certain nombre de
personnalités du cinéma investies dans des causes artistiques mais aussi militantes, avec une
aura puissante : Costa Gavras, Alain Resnais, Jorge Semprun, Joris Ivens, Simone Signoret
(amie proche depuis les bancs de l’école707), Yves Montand (une des icônes du cinéma mondial

700
Surgit le choc pétrolier et le bateau, au lieu de mettre 20 jours, mit 3 mois pour arriver jusqu’à Stockholm ! En
effet, la crise du pétrole a contraint le cargo à naviguer avec la moitié de ses moteurs seulement («vino la crisis del
petróleo y el barco, en vez de demorarse veinte días, ¡se demoró tres meses en llegar a Estocolmo! En el 74 hubo
la primera crisis del petróleo y eso causo que el barco tuviera que ir navegando a media máquina»), Cecilia
Ricciarelli, op. cit., p.135 (traduction personnelle).
701
Lorsque je quitte le Chili, je le fais avec pour ambition de terminer le film, puis de dévoiler au monde ce que
nous avons vécu («Cuando salí de Chile lo hice con el propósito de terminar la película y de dar a conocer al
mundo lo que habíamos vivido»), ibid, p.152 (traduction personnelle).
702
« Chris m’attendait à Orly. Il était seul ou presque dans un des salons de l’aéroport. Quand je me suis approché
de lui, il m’a regardé avec une intense curiosité, plaçant ses mains en visière, se déplaçant d’un côté, de l’autre.
J’étais face à lui et il ne parvenait pas à me reconnaître. Il faut dire que j’avais rasé ma barbe », « Ce que je dois à
Chris Marker », op. cit.
703
En vertu de l’accord que nous avions avec Chris Marker (qui avait fourni le matériel), nous souhaitions finir le
film avec lui : Nous avons fait tout notre possible pour trouver des moyens de production à Paris. Ainsi, nous
avons rencontré de nombreux cinéastes reconnus, des actrices, des acteurs, avec l’idée de trouver les moyens de
notre ambition (« como antes teníamos nosotros el compromiso con Chris Marker, que nos había regalado el
material, de terminar la película cerca de él, hicimos lo posible en Paris de encontrar los medios de producción.
Así nos entrevistamos con varios realizadores de cierto prestigio en Paris, con actrices, con actores, para buscar
dinero»), Sempere/Guzmán, op. cit., p.93 (traduction personnelle).
704
« Nous voilà en route pour Paris à bord d’une voiture neuve. Chris me conduisait vers une maison de grand
luxe pour le déjeuner. L’atmosphère était chic et il y avait de belles femmes (peut-être était-ce des gens du cinéma
?) », Guzmán, « Ce que je dois à Chris Marker ».
705
« Cela dura des mois. Pendant quelques semaines, j’ai pu loger chez une autre amie de Chris, place Saint
Sulpice », idem.
706
« Commença alors un long marathon pour trouver de l’argent », idem.
707
« Une amie d‘adolescence : Simone Kaminker, qui deviendra, plus tard, Simone Signoret », Pouchali, op. cit.,
p.7.

209
de l’époque). Ce carnet d’adresses nourrit les réseaux transnationaux Guzmán, dans le but de
développer son ambitieux projet documentaire. Il développe contacts et amitiés au sein des
sphères artistico-intellectuelles parisiennes708. Précisons que ces liens avec une partie de
l’intelligentsia hexagonale auront un impact important dans les réceptions futures de ses
œuvres, dans un cercle restreint numériquement mais médiatiquement actif. Durant cette
période parisienne, Patricio Guzmán, à la recherche d’un cadre solide pour pouvoir exploiter le
matériel filmique accumulé entre mars et septembre 1973, rencontre la possibilité d’une île. En
effet, grâce aux bonnes relations qu’entretenait Chris Marker avec le cinéma cubain
révolutionnaire709, Guzmán rencontre Saul Yelin 710, responsable des relations internationales
de l’Institut Cubain d’Art et Industrie Cinématographique, de passage dans la capitale française.
Le contact est établi, les visées exposées. Par la suite, le Cubain ne manque pas de proposer à
Guzmán une collaboration, lui garantissant un cadre ouvert et unique pour aller au bout de son
projet cinématographique. Alfredo Guevara valide le projet Tercer Año, alors que les soutiens
hexagonaux se font attendre sans se préciser. Cuba tend les bras à Guzmán711. Il décide de tenter
l’aventure : le prestige du modèle révolutionnaire n’est pas anodin dans l’option choisie par le
documentariste.

3. Cuba, le berceau d’une trilogie historique

a. L’ICAIC : le rôle majuscule d’une institution transnationale

Après avoir obtenu l’accord de Chris Marker712, le réalisateur d’Electroshow débarque


donc à Cuba accompagnée d’une partie de son équipe originelle, en mars 1974 713. Une ambition
l’habite : mettre en formes la multitude des heures d’images gravées durant les derniers mois

708
« Nous avons dîné chez Fréderic Rossif en compagnie de Simone Signoret. Nous avons dîné chez Florence
Delay, la «Jeanne d’Arc» de Robert Bresson. Nous avons rencontré des dizaines de personnes pour parvenir à
monter et terminer «La Bataille du Chili» », « Ce que je dois à Chris Marker ».
709
Incarnées cinématographiquement avec les documentaires Cuba si (1961) ou La bataille des dix millions (1970),
ou encore des collaborations entre SLON et l’ICAIC depuis l’extrême fin des années 1960.
710
« Nous avons vu plusieurs fois Saul Yelin, un brillant diplomate de l’ICAIC, à qui nous avons expliqué nos
objectifs », « Ce que je dois à Chris Marker ».
711
Début 1974, […] Alfredo nous dit : « si vous avez des difficultés, venez à Cuba et vous aurez tout, absolument
tout ce dont vous avez besoin pour finir le film » («a comienzos de 1974 […] Alfredo nos dijo: «Si ustedes tienen
dificultades, vayan a Cuba y tendrán todo, absolutamente todo, para terminar la película»), Sempere/Guzmán, op.
cit., p.93 (traduction personnelle).
712
Nous en informons Chris, et il est très satisfait ; nous partons en mars 1974 («Se lo comunicamos a Chris, y él
se sintió muy satisfecho, y partimos, en marzo de 1974»), idem (traduction personnelle).
713
Federico Elton, José Pino Bartolomé, Pedro Chaskel […], Marta Harnecker, qui avait voyagé depuis le
Venezuela jusqu’à Cuba durant cette même époque, et moi-même («Federico Elton, José Pino Bartolomé, Pedro
Chaskel […], Marta Harnecker, que había saltado desde Venezuela a Cuba en esta misma época, y yo»), idem
(traduction personnelle).

210
de la présidence de Salvador Allende, dans le but de dévoiler la réalité des derniers mois de
l’Unité Populaire au monde et participer à la condamnation du régime militaire dirigé par
Pinochet714. Le cinéaste, fraîchement arrivé sur l’île, se greffe à la machine cinématographique
cubaine, incarnée par l’Institut Cubain d’Art et Industrie Cinématographique. Ce dernier est
fondé dans les premiers jours de la Révolution cubaine 715, et lance une impulsion visant au
développement centralisé du 7ème art cubain selon trois orientations principales. La première
est artistique, pour un cinéma révolutionnaire novateur, remettant en question les valeurs et
méthodes venues d’Hollywood et de l’Europe du cinéma. La seconde est industrielle, motivée
par la diffusion massive des œuvres produites, dans le cadre national autant qu’à l’international,
en mettant la notion de bénéfice au cœur du projet : bénéfices économiques mais aussi
idéologiques, avec la question du succès de la Révolution. La troisième (et dernière) est
politico-éducative, afin de promouvoir le projet révolutionnaire de Castro et ses hommes, en
vertu d’une vision pédagogique du 7ème art, tout autant que pour soutenir les aventures
révolutionnaires latino-américaines (et même africaines716).

Dirigé par Alfredo Guevara, l’ICAIC prend une ampleur internationale importante à la
fin des années 1960, incarnée par les succès de longs métrages Memorias del subdesarrollo (de
Tomas Gutierrez Alea) et Lucia (d’Humberto Solas), tous deux sortis durant l’année 1968 717.
Nous avons évoqué la relation étroite entretenue entre l’ICAIC et Chile Films durant les trois
années de gouvernement de l’Unité populaire, où l’institution cubaine soutenait sans réserve
les velléités révolutionnaires nationales du cinéma chilien de l’époque. Ainsi, lorsque Patricio
Guzmán rencontre Saul Yelin à Paris, au début de l’année 1974, il n’est en rien un inconnu aux
yeux du membre de l’ICAIC. Les Cubains lui offrent la possibilité de travailler au montage des
nombreuses heures enregistrées, au sein d’un contexte confortable. Ce dernier est marqué par
des moyens matériels et économiques conséquents718, mais est aussi traversé par les effluves

714
Ce fut une sorte de catharsis, après toutes les tensions générées par le coup d’État. Beaucoup ont dû garder cela
en eux, alors que nous avions la possibilité de pointer cela du doigt grâce au film («Fue una especie de catarsis
después de toda la tensión que significo el golpe. Mucha gente se tuvo que quedar con eso adentro, nosotros
tuvimos posibilidad de denunciarlo con esta película»), entretien avec Pedro Chaskel, Héctor Rios, José Román,
Hablando de cine, Santiago de Chile, Ocho Libros editores, 2012, p.69 (traduction personnelle).
715
« Loi n°169 du Conseil des Ministres du Gouvernement Révolutionnaire de la République de Cuba, publiée
dans la Gaceta Oficial du 24 mars 1959 », Serge De Sousa, « Cuba : politique culturelle et culture artistique
(19592002) », Informations sociopolitiques sur l’Amérique latine [en ligne], 2009 (URL:
http://ispal.edispal.com/2008/12/politique-culturelle-cubaine.html, consulté le 18 avril 2017).
716
Un exemple : la mission « d’extension révolutionnaire « d’Ernesto « Che » Guevara au Congo, à partir de 1965.
717
« Avec Memorias del subdesarrollo et Lucia, le cinéma cubain postrévolutionnaire avait fait son entrée dans la
liste des classiques de l’histoire du septième art », Nancy Berthier, Jean Lamore, La révolution cubaine (1959-
1992)/Cinéma et révolution à Cuba (1959-2003), Saint-Just La Pendue, CNED-Sedes, 2006.
718
Il y a trois secteurs : production, distribution et diffusion. […] La production possède un bâtiment administratif
et technique, avec des studios immenses pour le son et le montage. […] Près du plateau, il y a un studio pour les

211
d’une ambiance révolutionnaire qui peuple les locaux, à Santiago de La Havane. Une multitude
de ressources documentaires concernent le Chili, en vertu d’une solidarité cubaine post-11
septembre forte719. L’ICAIC, qui se définissait comme un pôle latino-américain de « cinéma
révolutionnaire », aspire à soutenir et encourager toute entreprise créative en sens, notamment
dans les sphères latino-américaines. Le projet présenté par Guzmán correspond totalement aux
préoccupations de la structure cinématographique cubaine. D’ailleurs le documentariste chilien
a décrit certains aspects du fonctionnement de l’ICAIC, notamment en termes d’orientations
idéologiques : les moteurs du mariage entre art et révolution720. Ces préoccupations sont alors
en adéquation avec les dynamiques d’un durcissement révolutionnaire. En effet, loin de la
doctrine culturelle officielle des premières années 721, les crispations internationales, conjuguées
aux difficultés internes de la révolution, la rendent rigide :

«L’arrestation du poète [Heberto Padilla] en 1971, puis son autocritique publique, mobilisèrent
l’opinion internationale et pour ceux qui, ayant applaudi naguère la Révolution, protestaient
vigoureusement (Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, par exemple), cet événement fut
synonyme de rupture. A cela s’ajouta le refus de Fidel Castro de condamner l’invasion de la
Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques en 1968, qui traduisait un alignement croissant sur
l’Union soviétique. L’échec de la « zafra des dix millions » de 1970, qui impliquait la nécessité
d’un changement de cap économique, le renforça et la phase d’institutionnalisation de la
Révolution qui s’ensuivit, officialisée par la Constitution de 1976, l’entérina »722.

trucages, […] et on a également un vestiaire, un lieu pour le maquillage, un local pour le matériel technique, etc.
(«Son tres empresas: una productora, una distribuidora y una exhibidora. […] La productora cuenta con un edificio
administrativo-técnico, con los estudios de sonido y de montaje, y a su vez tiene un plato grande. […] Al lado del
plato hay un estudio de trucaje, […] y también están las secciones de vestuario, de maquillaje, material técnico,
etc.»), Sempere/Guzmán, op. cit., p.99 (traduction personnelle).
719
À La Havane, nous entrons également en contact avec le comité chilien antifasciste, où existent deux
départements clés. Le premier, le centre de documentation, où nous trouvons presque tous les ouvrages et textes
écrits sur la période Unité Populaire depuis la chute de Salvador Allende. Le second, le centre d’informations,
dirigé par notre camarade Marta Harnecker, qui centralisait le matériel que nous lisions et assimilions, tout en nous
aidant à orienter nos réflexions («En La Habana también tomamos contacto con el Comité Chileno Antifascista,
donde hay dos departamentos que fueron para nosotros clave. Uno, el Centro de Documentación, de donde
extrajimos casi todos los libros y textos escritos después de la caída de Allende sobre el periodo de la UP. Y otro,
el Centro de Información, que dirige la compañera Marta Harnecker, que era la que centralizaba y nos dirigía en
conjunto acerca del material que nosotros íbamos leyendo y asimilando»), Sempere/Guzmán, El cine contra el
fascismo, op. cit., p.94 (traduction personnelle).
720
Il existe ce qui est nommé un plan thématique. C’est-à-dire que, chaque année, l’ICAIC réunit les différents
organes de la révolution et les réalisateurs, afin de définir les thématiques que le projet révolutionnaire souhaite
développer en priorité. En plus des réalisateurs, qui sont presque tout le temps également scénaristes, assistent à
ces réunions les analystes de la réalité, et également les conseillers-consultants (« hay lo que se llama un Plan
temático. Es decir, año a año, el ICAIC se reúne en coordinación con los organismos de la revolución y los
realizadores para estudiar los temas que más necesita la revolución en ese momento. Además de los realizadores,
que por regla general son también los guionistas, estas los analistas de la realidad y también los asesores»), ibid,
p.100 (traduction personnelle).
721
« Dans trois discours rapprochés, Castro avait énoncé la doctrine officielle : « Tout dans la Révolution ; rien
contre elle ! » (aout 1961) », Pierre Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, op. cit., p.317.
722
Nancy Berthier, Jean Lamore, op. cit., p.100.

212
La situation se complique, dans la globalité révolutionnaire, et par conséquence dans
ses orientations culturelles et artistiques723, malgré une relative spécificité du champ
cinématographique724. C’est dans ce contexte socio-culturel autoritaire que Patricio Guzmán
s’installe sur l’île : cela aura une influence sur la nature de ses créations, de par les interactions
nombreuses entre l’équipe de montage et les spécialistes cubains de l’ICAIC. La révolution
traverse une phase de repli idéologique, tout en s’échinant à préserver vives les influences à
l’international. Soutenir le projet Tercer Año est une aubaine symbolique, autant qu’une marque
de solidarité notable par rapport au Chili. Il dévoile les coupables, les violences. Il pointe du
doigt l’impérialisme nord-américain, pour sa traditionnelle ingérence dans les affaires
internationales tout autant que les élites traditionnelles latino-américaines, ennemi de classe du
peuple révolutionnaire, et moteur du renversement de la démocratie. C’est le cas au Chili
comme ailleurs dans l’histoire continentale. Apporter un soutien de poids à Patricio Guzmán et
son équipe est par conséquent une perspective digne d’intérêts pour Cuba : cette stratégie
permet au cinéaste chilien d’obtenir les moyens de ses ambitions artistiques.

L’institut cinématographique est intégré à des réseaux sociopolitiques et culturels


transnationaux étendus, et le fait d’entrer en collaboration est pour Patricio Guzmán
l’opportunité de développer son horizon transnational. Précisons également qu’un certain
nombre de figures de la résistance chilienne réside alors à Cuba, amplifiant les intéractions avec
des réseaux internationaux qui forgent l’expérience transnationale du cinéaste. Elle lui permet
de découvrir d’autres manières de penser le cinéma, d’appréhender l’art du montage : le temps
laissé pour travailler sur ce qui devient La batalla de Chile conforte une patience dans l’écriture
et la structure documentaire, ainsi qu’un souci dialectique et militant. Ces caractéristiques
deviendront progressivement des habitudes solides dans le septième art du réalisateur.
Précisons qu’en s’intéressant à Cuba et à l’ICAIC, nous avons travaillé sur un corpus modeste
de sources : les mots de Patricio Guzmán et ses collaborateurs font écho aux propos de quelques
figures de l’institution cubaine (avec l’exemple de Julio Garcia Espinosa). Nous arrivons à une
limite d’une recherche à caractère transnational : la pluralité des espaces géographiques
concernés n’induit malheureusement pas la possibilité de consultation des archives sur

723
« L’année 1971 marque l’apogée du sectarisme culturel à Cuba : le Congrès national d’éducation et de culture
inaugure une vraie chasse aux sorcières contre les artistes et intellectuels non conformistes. En 1978, on n’hésite
plus à appliquer aux créateurs la loi de « dangerosité », condamnant ainsi un grand nombre d’écrivains à l’exil ou
au silence », Vayssière, op. cit., p.318.
724
«Les conséquences du Premier Congrès National de l’éducation et de la culture [avril 1971], et en général du
contexte sociopolitique des années 1970 à Cuba, néfastes sur le plan de la culture qui tendit à s’appauvrir, furent
cependant plus limitées dans le domaine cinématographique qui conservait une relative autonomie », Berthier,
Lamore, op. cit., p.100.

213
l’intégralité des lieux. Nous avons conscience de cette limite, que nous considérons surtout
comme une porte ouverte sur de futurs travaux concernant les activités cinématographiques
cubaines, par le biais de l’itinéraire de Patricio Guzmán et/ou d’autres artistes et cinéastes.
Le cadre de travail qui s’offre dès lors à ce qu’il restait de l’équipe Tercer Año
s’accompagne donc des possibilités d’expertises offertes par les protagonistes de la vitalité du
cinéma cubain de l’époque725. Une place de choix est faite à la discussion, au débat, au collectif
dans les prétentions artistiques726. C’est une découverte pour le cinéaste chilien. Débute alors
le montage. Au vu de l’ampleur des images récoltées tout au long des derniers mois de l’Unité
populaire, et par rapport à l’état de choc dans lequel pouvaient se trouver des partisans
d’Allende aux illusions fraîchement brisées, cette phase de l’entreprise filmique débute par de
grandes tergiversations727, qu’on peut, notamment, associer aux doutes et idées propres à la
nature même du montage, vivaces depuis les débuts du 7ème art. Avant d’évoquer celui des deux
premiers volets de La batalla de Chile, nous allons d’abord revenir sur l’essence et les sens du
montage, pour que le général nourrisse le particulier d’une expérience filmique.

725
Un autre protagoniste fait partie de l’équipe créative, pour que travail sur l’œuvre ne tombe pas dans la facilité,
pour ne pas tomber dans un processus de films faits à la chaîne : ce personnage s’appelle un conseiller. […] Il y
en a 4 au sein de l’ICAIC. Ce sont les principaux responsables de l’institution, en même temps que les cadres
politiques les plus respectés, car ils sont membres du parti communiste. […] Manolito Pérez, Tomas Gutiérrez
Alea, Jorge Fraga et Julio García Espinosa («Debe también tener a otro personaje incorporado al equipo de
creación para que la creación no resulte facilista, para que no se acabe haciendo películas en serie, y este personaje
se llama asesor. […] En el ICAIC son cuatro. Ellos son los principales directores que hay y al mismo tiempo los
cuadros políticos más cualificados, pues todos ellos son miembros del Partido comunista. […] Manolito Pérez,
Tomas Gutiérrez Alea, Jorge Fraga y Julio García Espinosa»), Sempere/Guzmán, op. cit., p.101 (traduction
personnelle).
726
Ces personnes créatives se réunissaient une fois par semaine (au moins), et regardaient un film dans une salle
à la capacité de 80 personnes. Ensuite a lieu un débat de cinéma, généralement organisé par Julio Garcia Espinosa
ou Jorge Fraga. Durant ces discussions, chaque réalisateur, chaque technicien donne son avis sur ce qu’il a vu […].
Parfois il y a des tensions au moment d’annoncer les projets que chacun mène. […] Tout cela change complètement
la perspective d’un activiste de la culture, et tu ne te sens plus comme un auteur, un réalisateur classique, mais
bien comme un artiste au service de la révolution («Estos creadores se reúnen una vez por semana por lo menos y
ven una película en una sala donde, más o menos, caben 80 personas. Se hace un cine-debate, generalmente dirigido
por Julio García Espinosa o por Jorge Fraga. Y en los debates cada realizador, cada técnico, emite su criterio sobre
lo que ha visto […]. A veces incluso de un modo muy violento, se cuentan públicamente los proyectos que tienen.
[…] Cambia por completo la perspectiva del trabajador de la cultura, y tú no te sientes un realizador-autor, sino
un realizador-autor al servicio de la revolución»), Sempere/Guzmán, op. cit., p.103-104 (traduction personnelle).
727
« Au début, nous n’osions rien toucher par rapport à toutes ces images, parce que c’était comme éliminer
l’histoire. Il nous fallu beaucoup de temps pour prendre confiance en nous sur ce point, si bien que les Cubains
nous disaient : « Bien, mais comment est-il possible que vous n’ayez pas commencé après 12 semaines ici ? » («Al
principio no nos atrevíamos a cortar ninguna imagen porque era como cortar la Historia. Tardamos mucho tiempo
en desinhibirnos hasta tal punto que los cubanos nos decían: Bueno, ¿pero ¿cómo es posible que no hayan
empezado después de doce semanas?»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.153 (traduction personnelle).

214
b. Faire rimer images, temps et mouvements : le montage de La Batalla de Chile

Quelles teintes donner à ces ensembles d’images ? Comment éliminer la majorité des
heures immortalisées pour n’en conserver qu’une minorité qualitativement supérieure 728 ?
Jusqu’ici on a peu évoqué une phase primordiale de toute entreprise cinématographique, que
l’arrivée de Patricio Guzmán et son équipe à Cuba met en valeur : le montage. Ce fragile,
expérimental essai d’assemblage des images accumulées tout au long du temps du tournage
vise à transcender leurs significations. C’est un chainon essentiel à l’entreprise artistique, et il
concrétise la recherche d’une valse du medium filmique, entre le mouvement et les battements
du temps :

"Le montage est une rhétorique aussi essentielle au langage filmique que le sont la conjugaison
et les conjonctions à la langue"729.

Le montage est une porte des possibles, pour explorer de nouvelles pistes dans le champ
cinématographique, pour mettre en lumière d’autres reliefs. La notion du rythme est centrale au
sein du mélange interactif que forment images récoltées et manières de les monter :

« Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur. Prévoir est le propre des
deux ; mais ce que l'une cherche à prévoir dans l'espace, l'autre, le cherche dans le temps »730.

Une des références du cinéma mondial doit être mobilisé ici : Serguei Eisenstein. Ses
théories font, jusqu’à nos jours, références dans la manière d’appréhender le 7 ème art,
notamment par rapport aux questions sur le rapport au réel, à la vérité et à la manière d’agencer
les images pour aspirer à une multiplication de leurs sens, de leurs profondeurs. Un désir motive
l’entreprise du montage : faire langage731. Le statut du cinéaste soviétique, actif alors que la
révolution bolchévique bat son plein, n’induit pas une vision sclérosée et sectaire du cinéma en

728
Il faut imaginer qu’il s’agit de milliers de mètres de pellicule et que, même si trois films étaient prévus (et même
deux au départ), il fallait de toutes les manières réduire, éliminer, mettre à la poubelle une majorité des images
filmées. C’est un premier défi face à ce matériel si abondant : dès le départ, tu sais que ce sera beaucoup d’heures
de travail que de sélectionner ce qu’on garde et ce qu’on jette («Hay que pensar que eran miles de y miles de pies
de película y que, aunque estaba planteado hacer tres películas (en principio, dos), de todas maneras, había que
reducir, desechar, echar al cesto la mayor parte. Ese es un primer desafío ante un material tan rico, que de entrada
tu sabes que va a costar mucho trabajo seleccionar qué se queda y qué no se queda»), Julio García Espinosa, cité
par Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.184 (traduction personnelle).
729
François Niney, op. cit., p.15-16.
730
Jean-Luc Godard, « Montage, mon beau souci », Cahiers du cinéma, n°65, 1965.
731
« Le cinéma devient langage en découvrant qu’il ne s’agit pas seulement du mouvement dans le plan (tableaux
vivants des premiers temps) mais du mouvement entre les plans, et de leur conjugaison », François Niney, p.37.

215
vertu des nécessités du marxisme dans l’art et son prolongement le plus fameux : le réalisme
socialiste. Au contraire, il cultive une démarche artistique d’une certaine poésie. Par exemple
lorsqu’il évoque sa vision du montage, cette espèce de jonglerie, à la recherche toujours
inachevée de l’équilibre, où les plans cinématographiques sont des atomes. Il y a la nécessité
d’une alchimie presque conflictuelle entre ces atomes (qu’Eisenstein nomme « collision ») pour
attiser d’autres reliefs, un autre sens, un supplément d’âme, grâce à la connexion de morceaux
pour forger un tout, artistique et d’une puissance intense pour les spectateurs :

« Pour Eisenstein, le plan est une cellule, et de même qu’un organisme vivant, c’est une partie
autonome qui remplit une fonction spécifique dans un tout plus large : « le plan n’est pas du tout
un élément de montage. Le plan est une cellule de montage […] Qu’est-ce qui caractérise alors
le montage, et par conséquent son embryon, le plan ? La collision. Le conflit entre deux
fragments voisins »732.

Dans le cinéma documentaire, la question du réel, de ses vérités incarnées, a hanté et


hante jusqu’à présent les débats, les réflexions, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer les
processus de montage733. Au-delà des courants de pensées issus de la fiction, le genre a
longtemps été partagé entre deux tendances : une école naturaliste, incarnée par Robert
Flaherty, et une autre, celle de Dziga Vertov, où les engagements citoyens rejoignent la manière
d’appréhender l’art. Cela dans une optique où c’est le présent qui est au cœur des objets
d’inspirations artistiques :

« Tout aussi surement que Flaherty est l'aède de la nature sauvage, de la famille tribale, des arts
et traditions primitifs, de la vie au grand air, de l'homme éternel, Dziga Vertov (qui s'est choisi
lui-même ce surnom en forme de toupie) est le héraut avant-gardiste de l'urbain, de la machine,
des foules, de la vitesse, de la révolution, de l'homme nouveau. La différence n'est pas que de
contenu idéologique, elle s'inscrit dans les formes de leur montage »734.

Le cinéma documentaire des années 1960-70, en même temps que d’être extrêmement
généreux en termes d’expérimentations, voit les pratiques du tournage et du montage se
complexifier, notamment en vertu de l’arrivée de nouveaux protagonistes. Ces derniers,
soucieux d’explorer plus de branches qu’auparavant au sein de l’arbre des possibles, façonnent

732
Thomas Elsaesser, Malte Hagener, Le cinéma et les sens, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p.34.
733
« Pour tirer du réel – horizon imprenable du devenir – des réalités significatives et communicables, force est de
fixer, cadrer, découper, monter, comparer, viser et réviser, quel que soit le langage utilisé », François Niney, p.16.
734
Ibid, p.9.

216
un art du montage renouvelé, plus complexe, plus suggestif735. Les aller-retours temporels
s’accordent à des pulsations au rythme prompt aux mutations. Les réflexions par rapport aux
images, au temps, aux mots, participent à un essor qualitatif du champ documentaire. Cette
profusion d’expérimentations dans le langage filmique est aussi le fruit d’un rapport renouvelé
aux possibilités cinématographiques pour rendre compte de la réalité et ses mouvements. Son
versant « insaisissable » est un moteur pour multiplier les formes de ses émanations, avec cette
optique de dessiner, d’exalter d’autres appréhensions du réel grâce aux potentialités du 7ème art :

« Pour les cinéastes modernes des sixties et depuis, il ne s’agit plus de "restituer à la réalité sa
continuité sensible», comme le voulaient Bazin et le néo-réalisme, mais de jouer sur la
discontinuité, le fragment, le conflit, le décentrement, l’asynchronisme, le parallélisme. Car le
réel n’apparait plus comme un tissu homogène dont nos sens chercheraient à exprimer le motif
intrinsèque (la vérité) ; la réalité apparait comme un agencement de régions, plus ou moins
compatibles ou conflictuelles, que nous découpons et connectons, et à travers lequel nous nous
ingénions à produire un sens »736.

En Amérique latine, le montage devient un langage exprimant les velléités


d’indépendance et de décolonisation culturelle. La dialectique marxiste imprègne, à tous les
niveaux, avec cette volonté de fomenter les films comme des instruments pédagogiques. Ils
peuvent être propagandistes, mais pas forcément avec un seul niveau de lecture, et sont destinés
à guider, à éduquer le dépositaire des bouleversements à venir : le peuple. Ils irradient avec un
rythme, un vocabulaire filmique considéré comme adéquat pour faire passer les idées, les
valeurs, les engagements des cinéastes. La technique est au service du contenu filmique. Le
« cinéma imparfait », si cher à Julio Garcia Espinosa, est magnifique s’il mobilise le spectateur.
S’il l’imprègne jusqu’aux profondeurs de sa conscience, s’il pénètre l’âme via le regard de
celles et ceux qui vivent l’expérience cinématographique. Le but est d’attiser les curiosités, à
l’aide de thématiques, de rythmes, d’une syntaxe filmique qui suggère la réflexivité, l’empathie,
l’implication personnelle et sensitive du récepteur. Le montage accompagne ainsi la volonté de
pénétrer le réel, le présent ; sans s’y définir comme un observateur objectif mais peut-être plus
comme un observateur doué d’une éthique. En ligne de mire brille la volonté d’exalter les
vibrations du réel, d’en saisir la profonde complexité. Dans le cadre du cinéma documentaire
des années 1960-70, il y a une contradiction inextricable entre le paradigme de l’objectivité

735
« Découpage et montage cinématographiques se mettent à jouer, comme jamais vu, de la dialectique entre
points de vue, cadre et hors-champ, visible et invisible, évidence et suggestion, collage et ellipse, présent et passé »,
François Niney, op. cit., p.38.
736
ibid, p.240.

217
dans les manières de retranscrire le présent en mouvement, d’une part ; et d’autre part
l’entreprise créative, où c’est la subjectivité qui est source principale. C’est le cas avant même
le tournage, de par les choix effectués, mais également pendant, et aussi durant le montage :

« Toute description est sélective... les faits n'existent pas à l'état isolé mais ils ont des liaisons
objectives... En lui-même un fait n'est ni intéressant ni le contraire, tout dépend de l'intrigue
choisie... Le fait est une variable de l'intrigue... Le champ événementiel ne comprend pas des
sites qu'on irait visiter et qui s'appelleraient événements... Les événements ne sont pas des choses,
des objets consistants, des substances : ils sont un découpage que nous opérons librement dans
la réalité »737.

Ainsi, entre un certain nombre de préceptes de référence dans l’histoire du cinéma


documentaire et le propre des considérations révolutionnaires cubaines, Patricio Guzmán et son
équipe (en premier lieu son monteur, Pedro Chaskel) ont de larges influences au moment de
débuter le montage des images du projet « Tercer Año ». La phase de création est difficile,
collégiale, teintée d’émotions et surchargée par toute l’étendue des engagements, des rêves
déchus, des traumatismes sur lesquels s’attarder. Ce groupe d’individus marqués par une perte
des repères, propre à la condition d’exilé, entame alors la révision des nombreuses heures
gravées sur les bobines passées par Stockholm. Une réalité chilienne pas si lointaine (au niveau
temporel) prend le pas sur le présent, accentuant cette perte des repères évoquée. Sans oser la
formule « déni de réalité », il faut quand même parler de perceptions du réel fortement
bousculées par le traumatisme et la condition d’exilé. Les brulures douloureuses du passé
proche créent un rapport complexe aux images, comme si les artisans étaient spectateurs de la
confiscation de leur vie, de leur identité. L’incrédulité laisse peu à peu place à l’action, timide,
pour créer une œuvre. L’insécurité, le déséquilibre vécus rendent le processus du montage du
premier volet lent, erratique. Il est caractérisé par de multiples remises en question. Patricio
Guzmán et Pedro Chaskel, dont l’intimité progresse au fil des mois738, se forgent un quotidien
rythmé par l’immersion presque continue dans un processus marqué par l’isolement 739. Ils

737
On reprend ici les dires de l’historien Paul Veyne, Comment on écrit l’Histoire, Paris, Seuil, 1971, cité par
François Niney, p.65.
738
Avec Pedro Chaskel et sa famille, nous étions de très proches amis. Nous vivions tous dans le même hôtel à
Cuba («Con Pedro Chaskel y su familia, éramos familias amigas. Vivíamos en el mismo hotel en Cuba»), entretien
avec Andrea Guzmán, 21 avril 2014, Madrid (traduction personnelle).
739
Ce fut très laborieux, on a beaucoup travaillé, des heures et des heures, les samedis, les dimanches… À Cuba
tout le monde était bronzé, et nous très pâles, très blancs, tous les jours enfermés («Fue muy laborioso, trabajamos
mucho, horas y horas, sábados, domingos… En Cuba todo el mundo estaba asoleado y nosotros estábamos pálidos,
blancos, todo el día encerrados»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.130 (traduction personnelle).

218
évoluent alors dans leur petit monde au sein de la Cuba révolutionnaire740. Focalisés sur une
œuvre cinématographique aux évidentes prétentions militantes et mémorielles, ils cultivent
alors une posture où le cinéma représente une facette des combats symboliques qui se
développent, un peu partout dans le monde, face au jeune régime militaire dirigé par Pinochet.
Progressivement, à force d’organisations théoriques et d’expérimentations éphémères 741, l’idée
d’une trilogie prend forme :

« Diviser le film en trois parties, ce fut une décision de mon fait, soutenue par Pedro Chaskel,
que nous mimes en pratique à partir de la fin du montage de la première partie, durant le dernier
trimestre de 1974 (en réalité je ne souviens plus de la date exacte) »742.

740
J’étais logé dans un hôtel de La Havane et je travaillais quinze heures par jour, avec Pedro Chaskel, dans une
salle obscure de l‘ICAIC. Mon quotidien était assez anormal car nous n’avions jamais connu ni le luxe d’un cinq
étoiles, ni le fait de travailler autant sur un film : tout cela était irréel («Estaba en un hotel de La Habana y trabajaba
quince horas diarias, junto con Pedro Chaskel, en una sala oscura del ICAIC. Mi vida era bastante anormal porque
nosotros no habíamos conocido antes el lujo de los hoteles cinco estrellas, ni tampoco yo conocía el estrés de
trabajar tanto en una sola película, todo esto era irreal»), Sempere/Guzmán, p.152-153 (traduction personnelle).
741
Nous terminions le soir notre journée de travail et lui [Guzmán], le matin suivant, venait avec un nouveau fil
conducteur, avec une nouvelle structure. Mon plus grand mérite fut la patience, car on déconstruisait pour ériger à
nouveau, et à nouveau ma tâche était de proposer des solutions en termes de rythme et de détails («Terminábamos
en la noche la jornada de trabajo y el [Guzmán], a la mañana siguiente, venía con una nueva escaleta, con un nuevo
ordenamiento. El gran mérito mío era la paciencia, porque vamos desarmando y volviendo a armar, y una vez más
la parte mía es dar soluciones a nivel de ritmo y de detalles»), entretien avec Pedro Chaskel, Héctor Rios, José
Román, op. cit., p.70 (traduction personnelle).
742
Diviser le film en trois parties, c’était ma décision, prise avec l’aval de Pedro Chaskel : nous avons commencé
à l’appliquer à la fin du montage de la partie 1, durant le dernier trimestre de 1974 (en réalité je ne me souviens
pas de la date exacte) («dividir la película en tres partes, fue una decisión propia que tomé yo, apoyada por Pedro
Chaskel, que pusimos en práctica hacia el final del montaje de la primera parte, en el último trimestre de 1974 (en
realidad no me acuerdo bien de la fecha exacta)»), Patricio Guzmán, «¿Quien estaba detrás del montaje de La
batalla de Chile?», p.2, document envoyé le 2 mars 2014 (traduction personnelle).

219
Le fond et la forme sont nourris par les expertises de Marta Harnecker 743, José
Bartolomé744, l’influence de Régis Debray745 et, surtout, de Julio Garcia Espinosa 746. Ce qui
oriente la future Batalla de Chile vers plus de « pertinence », aux niveaux contextuel et
idéologique, par rapport à l’idéologie révolutionnaire cubaine.

Une fois la phase du montage de la première partie de la trilogie conclue, et validée par
les têtes pensantes de l’ICAIC, s’ouvre le temps des diffusions, du partage, à Cuba comme dans
de nombreux pays du monde. Évidemment, aucun espoir ne semble possible pour des
projections en terre chilienne. Cette situation paradoxale caractérise ce que l’histoire nomme «
le cinéma chilien de l’exil ». Au bout de nombreux mois de travail, le projet prend forme. Deux
volets voient le jour dans une unité artistique sur laquelle nous reviendrons : La insurrección
de la burguesía est finalisée en 1975, El golpe de Estado prend sa forme définitive en 1977.

743
L’autre source littéraire est un ouvrage écrit par Marta Harnecker, dans les mois qui suivent le coup d’État,
intitulé «La lutte d’un peuple sans armes». Ce titre m’a servi pour enrichir le titre générique «La Bataille du Chili»,
avec son autorisation : «La Bataille du Chili, la lutte d’un peuple sans armes» («El otro texto que leímos fue un
libro que Marta Harnecker escribió en los meses posteriores al golpe denominado «La lucha de un pueblo sin
armas», cuyo título me sirvió para complementar el título genérico de «La Batalla de Chile» que se transformó en
«La Batalla de Chile, la lucha de un pueblo sin armas», con su autorización»), Patricio Guzmán, «¿Quien estaba
detrás del montaje de La batalla de Chile?» (traduction personnelle).
744
Le plus important pour nous fut la «Chronologie» faite par José Bartolomé, mon assistant réalisateur, qui était
avec nous non seulement pendant l’intégralité du tournage, mais aussi à La Havane en 1974 et presque toute
l’année 1975. Pepe travaillait avec Marta Harnecker au «Bulletin chilien», qu’elle et un groupe de journalistes
publiaient à l’international tous les 15 jours. Cette publication prenait la suite de la revue «Chile hoy», que Marta
avait fondé au Chili. Le Bulletin était aussi un outil de la résistance chilienne, une source d’informations et de
contre-informations par rapport à ce qui se passait au Chili, ainsi d’en dehors. José Bartolomé était l’un des
rédacteurs principaux, accompagné par sa femme Maria Teresa («Lo más importante para nosotros fue la
«Cronología» que hizo José Bartolomé, mi ayudante de dirección, que no sólo me acompañó durante todo el rodaje,
sino que estuvo en La Habana en 1974 y gran parte de 1975. Pepe trabajó con Marta Harnecker en el «Boletín
Chileno» que ella y un grupo de periodistas lanzaba cada quince días al mundo. Era una continuación de la revista
«Chile Hoy» que Marta había creado en Chile. Pero el «Boletín» era también una herramienta de la Resistencia
Chilena, a la vez que una fuente de información y contra información de lo que ocurría adentro y afuera de Chile.
José Bartolomé era uno de los principales redactores de esa gaceta junto con su mujer María Teresa»), idem
(traduction personnelle).
745
Un autre texte attira notre attention : «La critique des armes», de Régis Debray, une analyse brillante des
multiples dilemmes vécus par l’Unité Populaire, ainsi que le problème des armes («otro texto nos llamó la atención
: «La crítica de las armas», de Régis Debray, un brillante análisis de las múltiples disyuntivas de la Unidad Popular
y el problema de las armas»), ibid, p.3 (traduction personnelle).
746
Patricio Guzmán lui-même l’évoque: Il passait une à deux fois par semaine dans toutes les salles de montage,
à l’image des médecins dans les hôpitaux, pour connaître l’état d’avancement de chaque projet. Lorsqu’il venait
dans la nôtre, il en profitait pour regarder les images. Il restait des heures. Pour lui, sans aucun doute, ledit «cinéma
direct» n’était pas une nouveauté. Mais c’était sûrement la première fois qu’il contemplait ce genre directement
appliqué à une révolution latinoaméricaine («Una o dos veces por semana pasaba personalmente por todas las salas
de montaje, como hacen los médicos en un hospital, para conocer la situación de cada obra. Cuando llegaba a la
nuestra disfrutaba observando el material. Se quedaba horas con nosotros. Sin duda, para él, el llamado «cine
directo» no era una ninguna novedad. Pero era la primera vez, quizás, que él lo contemplaba aplicado a una
revolución de América Latina»), ibid, p.1 (traduction personnelle).

220
c. Révolution et contre-révolution : un essai d’analyse

« Je crois qu’à la base de l’art, il y a cette idée, ou ce sentiment très vif, une certaine honte d’être
un homme, qui fait que l’art ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. L’homme
ne cesse pas d’emprisonner la vie. Il ne cesse pas de tuer la vie. […] L’artiste c’est celui qui
libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle. Ce n’est pas sa vie. Libérer la vie,
libérer la vie des prisons de l’homme. Et c’est ça résister »747.

Le début de la trilogie La Batalla de Chile illustre la fin d’un monde. Les bombes qui
inondent le palais présidentiel, la violence militaire qui se déchaîne. Ce moment d’histoire est
connu. Ses impacts, ses échos sont immenses, intenses, entre Chili et reste du monde. Patricio
Guzmán, en commençant par cette séquence, souhaite marquer d’emblée le spectateur, dans
son intime, dans ses émotions. De plus, il dévoile l’enjeu principal de son œuvre : explorer « la
profondeur infinie d’un instant »748.
Les deux premiers volets de La Batalla de Chile sont agencés par une structure
chronologique qui marque la progression des degrés d’oppositions au pouvoir légal du président
Salvador Allende. Ainsi, La insurrección de la burguesía s’ouvre à l’aube des élections
législatives de mars 1973, pour se clôturer sur la tentative de coup d’État datant du 29 juin de
cette même année. Le deuxième volet de la trilogie, El golpe de estado, s’étire sur une période
comprise entre le 29 juin et le 11 septembre 1973. La troisième et ultime partie de la trilogie est
dissociée, dans les analyses et au sein de la structure de notre travail, car d’une part le travail
de montage est effectué plusieurs années après celui des deux premiers volets. Mais également
parce que la structure chronologique empruntée par Patricio Guzmán et son équipe n’a pas
cours dans un dernier volet consacré à l’évocation des diverses expressions populaires qu’a
occasionné la période Unité Populaire.
Comme déjà évoqué précédemment, la création des deux premiers volets est marquée
par l’intense volonté de documenter le conflit de classes généré par la mise en place du projet
de l’Unité Populaire. Il faut dévoiler les différentes facettes de l’adversité, et ainsi informer le
public de la nature des ennemis. C’est un effort d’information, où les aspects didactiques et
pédagogiques sont centraux, car l’œuvre s’adresse à un public large. C’est le sens du chemin

747
« R comme Résistance », L’abécédaire de Gilles Deleuze, téléfilm réalisé par Michel Pamart, 1988-89, produit
par Pierre-André Boutang.
748
Yvette Biro, Le temps au cinéma, Péronnas, Aléas, 2007, p.108.

221
artistique de Patricio Guzmán et son équipe749, qui guidait, au moment du tournage, l’âme
créative du réalisateur ; qui la guide toujours, alors que son Chili s’est noyé dans le chaos d’une
dictature. Le plus important est d’être accessible, clair dans les propos, précis dans les
explications (où commentaires incrustés et voix off généreuse et indispensable 750 mélangent
leurs échos). La quantité d’images accumulées pendant plus de six mois de tournage est agencée
tout en variations, en utilisant la structure organisationnelle qui avait régi les termes du
tournage. Dans la première partie, cinq chapitres rythment les multiples théâtres des oppositions
au pouvoir effectif de l’Unité Populaire : monopolisation et marché noir, boycott parlementaire,
émeutes étudiantes, offensive des organisations patronales et enfin grève du cuivre.
Dans El golpe de estado, le déroulement chronologique des événements qui mènent à la
fin de l’Unité Populaire ne s’encombre pas d’une structure en chapitres, et se contente de conter
les faits les plus notables qui mènent d’une tentative avortée de renversement du coup d’État à
la réussite d’une autre, sur un peu plus de deux mois. En insistant sur la montée en puissance
des forces armées au sein du conflit social en cours.
La démarche forgeant le projet Tercer Año est donc didactique, pédagogique au sein du
processus révolutionnaire751. L’art est un support de luttes, et Patricio Guzmán l’envisage à
cette époque-là en souhaitant gommer les affres d’une trop intense partialité, en tirant les leçons
d’un trop-plein de célébrations dans El primer año. Il promeut un contenu cinématographique
plus critique, avec une vue d’ensemble plus étayée, équilibrée, s’accordant avec l’importance
informative à laquelle aspire l’équipe du projet. C’est un film engagé, subjectif, et également

749
« Que les cinéastes du cinéma-vérité, une caméra Coutant sous le bras, se mêlent à la foule pour y filmer leurs
enquêtes, ne change rien ; il faut qu’une idée, un projet, les anime. Sans quoi leur appareil demeurera inerte, tout
comme reste inerte, malgré sa mémoire surhumaine et ses millions de connaissances, le calculateur le plus puissant
du monde s’il est dépourvu de programme », « Le cinéma direct et la réalité » (pp.269-271), La Stampa, 11 juillet
1963, dans Giorgio Tinazzi, Michelangelo Antonioni. Écrits (1936/1985), Rome, Cinecitta International, 1991,
p.270.
750
Pour construire cette narration, nous avons finalement dû nous mettre face à chaque image durant des mois et
des mois, pour inventer progressivement, paragraphe après paragraphe, phrase après phrase, une forme simple
pour exposer toute la complexité de ce qui s’est passé, notamment lorsque l’image n’était pas explicite elle-seule.
Renoncer au texte aurait été une absurdité. C’était impossible de faire sans («Para hacer esta narración finalmente
tuvimos que ponernos de cabeza delante de cada imagen durante meses y meses, inventar poco a poco, párrafo a
párrafo, frase a frase, una forma simple de exponer la complejidad de lo que ocurrió cuando había momentos en
que la imagen no podía expresarlo por si sola. Renunciar a un texto hubiera sido un disparate. Esto era imposible»),
Patricio Guzmán, «¿Quien estaba detrás del montaje de La batalla de Chile?», op. cit., p.3 (traduction personnelle).
751
Comme le préconise Julio Garcia Espinosa dans son célèbre manifeste, Por un cine imperfecto, paru pour la
première fois dans la revue cubaine Cine cubano, n°140, 1969 : « la seule chose qui intéresse [le cinéma imparfait]
dans un artiste est de savoir comment il répond à la question suivante : que fait-il pour dépasser la barrière formée
par les interlocuteurs cultivés et minoritaires qui jusqu’ici conditionnaient la qualité de son œuvre ? »,
https://citylightscinema.wordpress.com/2013/01/19/pour-un-cinema-imparfait-texte-de-julio-garcia-espinosa
(consulté le 16 juin 2017).

222
guidé par le désir du dévoilement. Il souligne l’urgence. Ce film est peuplé de valeurs, de
rapports aux mondes que les choix esthétiques murmurent 752.
Malgré l’immensité du matériel filmique tiré du tournage du projet Tercer Año, toutes
les images n’appartiennent pas à Patricio Guzmán et son équipe :

«95% est à nous. Les 5% restants sont des ressources que nous avons récupéré depuis les
informations de Chile films. Il y a aussi les images du bombardement de La Moneda, très
importantes : c’est un matériel échangé avec nos camarades Heynowsky et Scheumann, qui
forment un collectif de travail en RDA. Ils nous ont donné ces images, avec des bombes qui
pleuvent sur La Moneda. Les images des avions qui bombardent, c’est Pedro Chaskel qui les a
tournées, depuis le toit du Cine Experimental, la structure qu’il a dirigé jusqu’au 11 septembre
1973 »753.

En outre, la précarité des moyens logistiques oriente une certaine précarité par rapport
à la variété des lieux de tournage : cela donne lieu à un réajustement spatial au fur et à mesure
du tournage. D’ailleurs cette précarité est révélée cinématographiquement. Le fait d’assumer,
physiquement, la présence du cinéaste au sein de ses propres images marque un choix artistique
invitant le spectateur à d’autres reliefs754. Le point de vue choisi est celui d’un protagoniste des
événements filmés, comme d’autres documentaristes de renom, pour pénétrer plus
sensuellement, de manière plus sensorielle, et donc plus profondément dans les labyrinthes du
réel :

« C’est que, pas plus pour Rouch que pour Wiseman – et malgré la différence de sujets
(nous/eux), des contextes (Amérique/Afrique) et des styles (caméra participante/caméra
observante) – il ne s’agit d’informer sur un événement économique, politique, vu d’en haut et
suivant les catégories du reportage (c’est-à-dire de la Raison occidentale), mais de pénétrer et

752
« La notion de valeur constitue cette double articulation: les valeurs, au sens de couleur, cadrage ou contraste,
expriment des valeurs, au sens idéologique et éthique », François Niney, op. cit., p.57.
753
«El 95% es original. El otro 5% son planos de recurso que hemos sacado del noticiario de Chile Films. Lo otro
es el bombardeo de La Moneda, que es muy importante y que es un material que hemos intercambiado con nuestros
compañeros Heynowsky y Scheumann, que conforman un colectivo de trabajo de la República Democrática
Alemana. Ellos nos dieron el material de las bombas cayendo de los aviones que pasan y bombardean La Moneda.
Estos aviones los filmo el propio Pedro Chaskel por su cuenta desde la azotea del Cine Experimental, que es la
oficina que él dirigió hasta el momento del golpe de estado», Pedro Sempere, Patricio Guzmán, El cine contra el
fascismo, op. cit., p.97 (traduction personnelle).
754
"bien des documentaristes, qui tiennent eux-mêmes la caméra, éprouvent le besoin, délibéré cette fois, d’entrer
dans le jeu pour en modifier la règle, de faire le pont entre caméra observante et caméra participante, de passer et
repasser du regard objectif, ou plutôt objectivant, au regard subjectif manifeste », « Por un cine imperfecto »,
p.223.

223
faire comprendre la vision des protagonistes, la logique de leurs conduites, les valeurs qui les
habitent ; et ce par un double jeu de saisie par l’intérieur et de récit extérieur »755.

Le choix fait est d’être en prise avec le présent, d’en révéler l’étendue du complexe,
avec les outils du cinéma direct, du cinéma du réel. En définitive, la difficulté des définitions
révèle la porosité entre les genres, bien plus que des précisions sur chaque sous-genre. Peu
importe l’étiquette, ce sont les choix artistiques qui comptent : le dispositif, les postulats
techniques, la sobriété. Quelque fantaisie, quelque essai poético-cinématographique n’est pas à
l’ordre du jour756. C’est la réalité brute qui guide le cinéaste et son équipe. La patte de Jorge
Muller Silva est immense dans la qualité des images, avec une caméra portée à l’épaule alors
que l’agitation est incessante, perpétuelle autour de l’équipe de tournage :

« La fameuse caméra portée qui permet de suivre le mouvement au lieu de le contraindre, de le


prédisposer, et qui donne donc le sentiment de découvrir une expression, un geste au moment où
il se fait […]. Le champ filmé est coextensif au monde, et l’histoire filmée n’est plus un condensé
de laboratoire mais un morceau de la trame aléatoire du présent en cours »757.

Ces conditions, cette mise en danger artistique guidée par les aléas du présent, tendent
vers un risque en termes de qualités esthétiques. Pourtant, les images sont d’une clarté
saisissante, permettant une expérience immersive notable, tendant à la réflexivité entre
l’observant et l’observé758. L’équipe de tournage est au cœur des pulsations quotidiennes qui
rythment la vie dans la capitale chilienne : dans les cortèges, dans les réunions syndicales, dans
les usines759. Elle est en prise avec les tremblements qui dessinent le chemin tortueux d’un
processus révolutionnaire. Elle est au plus près de la base populaire, de ses lieux d’activités 760.
Le choix est effectif depuis El primer año, et confirmée par La respuesta de octubre, pour filmer

755
François Niney, op. cit., p.160.
756
Une exception, à la fin de la première partie. Alors que se multiplient les violences urbaines, Jorge Muller les
filme et, quelques secondes, la caméra s’attarde sur l’entrée d’un cinéma, où est annoncée la projection d’un film
américain avec Charles Bronson, dont le titre est une habile métaphore de l’instant vécu et traduit artistiquement :
Ville violente (« Ciudad violenta »).
757
Sempere/Guzmán, p.169.
758
« la caméra subjective imite la mobilité d’un regard, inquiet ou inquiétant. Image forcément bougée (travelling,
panoramique, saccades, décadrages) afin de rendre sensible l’exercice d’un regard (voyeur, démonstratif,
prédateur) à l’opposé du plan fixe expectatif», François Niney, p.212.
759
Les séquences sont nombreuses au sein des cordons industriels de la capitale chilienne, notamment dans la
deuxième partie.
760
Avec par exemple un long focus (dans la première partie) sur la mine El Teniente, théâtre d’oppositions entre
travailleurs grévistes (soutenus par les opposants à l’Unité Populaire) et leurs collègues aspirant à ne pas rompre
l’activité du lieu.

224
ce que les caméras, habituellement, ne mettent pas en lumière 761. Le cinéaste illustre cette
volonté dans une discussion avec Cecilia Ricciarelli :

«Une autre trouvaille réside dans la découverte des «faits invisibles » qui se dévoilent de toutes
parts lorsqu’un problème éclate, par exemple lorsque les ouvriers bloquent une route et brûlent
des pneus. Les reporters et les caméras de télévisions débarquent immédiatement. La rue se
remplit de journalistes. Malgré tout, personne n’a filmé le conflit avec qu’il explose. Le fait
d’occuper une route est la conséquence d’un processus, d’heures entières de discussions, de
pactes, d’accords, de contradictions que personne n’a filmé car ce sont des faits invisibles.
Cependant, en eux réside la meilleure incarnation de la lutte des classes »762.

Ce qui marque visuellement ces deux œuvres est l’alternance soutenue entre des plans
larges, dessinant les foules, et de nombreux portraits d’individus, notamment dans une
perspective de témoignage, où les êtres expriment leurs opinions et visions de ce qui se passe
au Chili. Car chaque conflit filmé en est l’occasion, mais pas seulement : nombreuses sont les
séquences où la caméra de Jorge Muller Silva s’applique à filmer Salvador Allende et d’autres
figures politiques d’envergure de l’époque763. Malgré l’insistance pour des groupes humains,
des foules, des ensembles, le film prend le soin de dévoiler les traits des figures principales qui
représentent les camps du conflit, du côté de l’Unité Populaire tout autant que chez ses
adversaires. Mais la figure, charismatique ou pas, importe moins que le groupe, moteur du
processus de changements764. Paradoxalement, capter la profondeur des visages est au centre
de l’ambition esthétique de l’œuvre, car ils incarnent bien plus que les traits d’un seul individu :

« Le visage est en mesure d’évoquer la magie de moments intenses et intimes, il révèle une sorte
d’aura surnaturelle qui, au-delà de la sensualité provoquée par la proximité de la chair, apporte

761
« l’enjeu documentaire, c’est au contraire d’arriver à voir autre chose que ce qui est déjà pré-vu », François
Niney, op. cit., p.243.
762
«Otro hallazgo fue descubrir los «hechos invisibles» que aparecían por todas partes. Cuando estallaba un
problema, por ejemplo, cuando los obreros ocupaban una carretera y quemaban neumáticos. Inmediatamente
aparecían los reporteros y las cámaras de televisión. La calle se llenaba de periodistas. Sin embargo, nadie había
filmado ese conflicto antes que estallara. La toma de la carretera era el resultado de un proceso, de horas de
discusiones, de pactos, de acuerdos, de contradicciones, que nadie filmaba porque eran invisibles. Sin embargo,
ahí estaba lo mejor de la lucha de clases», Cecilia Ricciarelli, El cine documental según Patricio Guzmán, op. cit.,
p.117 (traduction personnelle).
763
Notamment dans El golpe de estado, où apparaissent par exemple Jaime Gazmuri (leader du MAPU), Carlos
Altamirano (leader du parti socialiste), Miguel Enriquez (leader du MIR), mais également Raúl Silva Henríquez,
archevêque de Santiago.
764
Allende était présent, c’était le leader, mais notre désir était de filmer le peuple, avec un film choral, venu de la
base. Il me paraissait plus illustratif de filmer ce qu’il se passait dans les organisations de base plutôt que dans les
hautes sphères (« Allende estaba allí, era el jefe, pero nuestro deseo era hacer una película del pueblo, coral, hecha
en la base. Me parecía que era más elocuente explicar lo que pasaba en la base que en la cúspide»), Ricciarelli, op.
cit., p.126 (traduction personnelle).

225
au spectateur une nouvelle forme d’identification. Un visage agrandi occupant toute la surface
de l’écran est bien plus qu’un simple visage, il contient tout un univers, devenant ainsi le théâtre
magique où se joue le drame »765.

La dialectique marxiste est esthétisée, avec cette idée que l’individu n’a d’autre place
dans une lutte que pour défendre les intérêts d’un groupe, d’une classe sociale. L’histoire de
l’individu n’est pas centrale, à part pour souligner, dans quelques cas précis, l’implication
éventuelle au sein du régime dictatorial766. Au contraire, la caméra varie entre les mots
individuels et l’omniprésence des foules, des groupes : que ce soit dans la rue, au sein des lieux
institutionnels (multiples détours par le Parlement), sur les lieux de travail (usines, cordons
industriels, mines…). L’idéologie marxiste, guidant la révolution, est une ode au peuple, moteur
du changement. Et les œuvres incarnent ce dynamisme, évoquant le Ciné-œil cher à Dziga
Vertov, sans pour autant laisser de côté la structure chronologique et descriptive qui structure
le cinéma documentaire de Robert Flaherty :

« Pour Vertov – influencé par les avant-gardes cubiste (collages), dadaïste (photo-montages) et
futuriste (le jeune Dziga a commencé par le montage de bruits) – le Ciné-Oeil c'est l'éclatement
et la multiplication du point de vue. Il ne met pas en scène des individus, des personnages mais
le mouvement des foules, des machines, des événements (avant de réaliser des documentaires,
le kinok Vertov a pratiqué intensivement le montage d'actualités). Le montage de Vertov est
simultanéiste, polyphonique, spirale ; celui de Flaherty univoque et chronologique. […] Le temps
vertovien, c'est le rythme impatient des machines construisant l'espace-temps du monde
nouveau, la multiplication industrieuse des vitesses relatives (jeu d'accélérés et de ralentis)»767.

Cela illustre l’ampleur des soutiens de l’Unité Populaire, mais souligne également
l’existence, l’importance, les stratégies et les actes des adversaires de l’Unité Populaire. Le
montage est régi par le principe de l’action-réaction, faisant des deux premiers volets de cette
trilogie un récit filmé des diverses pulsations d’un conflit de société ; ou, dans le vocabulaire
marxiste, d’un conflit de classe, en omettant de préciser que nombre de citoyens chiliens, pas
ou peu politisés, n’appartiennent ni à un camp ni à un autre. La vision manichéenne qu’implique
un engagement total dans un processus de transformation du monde connu, ajoutée à l’influence

765
Yvette Biro, op. cit., p.125.
766
Prenons ici l’exemple de Guillermo Medina, représentant syndical particulièrement actif durant les grèves de
la mine d’El Teniente, sur place mais aussi lorsqu’il est invité à prendre la parole au sein de l’université Catholique
de Santiago, foyer d’oppositions à la politique gouvernementale dans La insurrección de la burguesía).
767
François Niney, op. cit., p.9.

226
du contexte idéologique cubain dans le montage de La batalla de Chile, font de ces œuvres de
formidables témoignages de l’époque. Même s’ils sont partiels et partiaux.
Les contextes urbains y règnent (presque) sans partage. L’immensité des bâtiments
contraste avec les manifestations, à taille humaine. Le matérialisme s’incarne
cinématographiquement : le soin dans la manière de filmer les véhicules 768, les objets, les
machines révèle une préoccupation discursive qui fait écho aux logiques marxistes, où ce
matérialisme est à la source même des conflits humains. Entre l’opulence et le manque, il est
intéressant de noter le contraste entre un plan séquence au tout début de la première partie, où
l’équipe de tournage s’invite dans un appartement de Baquedano et découvre la richesse
matérielle d’une famille bourgeoise 769 alors que perlent les difficultés d’approvisionnement
pour nombre de chiliens. On y trouve des résurgences lorsque sont évoquées les difficultés
alimentaires dans les quartiers populaires, alors que le tournage s’attarde sur le système de
rationnement mis en place. Cette insistance matérialiste participe à forger des archétypes
visuels : par exemple la figure du député d’opposition, de la femme des milieux sociaux
favorisés, ou encore de l’ouvrier.
La structure documentaire est traversée par la multiplication des paroles, d’énergies
frénétiques défendant de « justes » visions du Chili de demain. Le montage est doté d’un subtil
rythme. Ses profusions dénotent des effervescences d’une société sous tensions, rongée par la
nervosité d’une ultra-violence, effective autant que symbolique 770, avec un goût de chaos, une
sensation d’être au bord du gouffre qui affleure 771. L’impression de carnaval, de joyeux bazar
qui émane de son long-métrage précédent, El primer año, où la liesse et l’optimisme sur des
lendemains qui chantent dessinaient l’œuvre, s’est transformée, altérée. Le poids d’une époque
incertaine, traversée par le doute en demain, l’incertitude quant à sa sécurité, l’impatience par
rapport au processus révolutionnaire (qu’on soit pour ou contre), toutes ces caractéristiques

768
Avec une insistance pour les transports en commun, qu’ils soient bloqués par les grèves, actifs ou même
improvisés. Ainsi plusieurs séquences illustrent l’arrière de camions devenant lieu d’un amas de travailleurs, avec
lesquels s’immisce l’équipe de tournage pour leur donner la parole.
769
En prétextant une enquête d’opinion par rapport aux élections législatives, l’équipe de tournage pénètre dans
l’appartement, et Jorge Muller insiste sur les différents apparats qui évoque ce confort matériel : bijoux, cigarettes,
orfèvrerie, vêtements, etc. Insistant sur une hauteur de vue (qu’on peut aussi interpréter comme dédain) par rapport
aux événements régie par la situation géographique de leur lieu de vie, sur une des places centrales les plus
emblématiques de la capitale.
770
Le plan séquence où le cinéaste interroge les passants dans la rue par rapport à leurs velléités de vote pour les
législatives, début mars 1973, est emblématique. Principalement parce qu’intervient une femme férocement
opposée à l’Unité Populaire, hurlant son désir de voir les « dégoutants communistes » quitter au plus vite le Chili.
Avec une telle violence expressive et verbale que ce moment est un reflet puissant des conflits qui flottent dans
l’air chilien. Bien plus que des données concrètes. La force du 7ème art est contenue dans cette séquence.
771
« le présent n’est pas du tout stable ; sa dimension est celle de l’incessante mutation », Yvette Biro, op. cit.,
p.25.

227
imprègnent l’image. Elles façonnent une impression de vertige, d’un déséquilibre sur lequel les
flammes déambulent :

« Le vertige continue lorsque nous nous sentons pris dans la succession d’images et dans la
contemplation, et que nous nous reposons du tourbillon. […] Nous dirons, avec les philosophes
chinois, que « nous respirons » le film. Nous le faisons entrer en nous, puis nous le faisons sortir
de notre corps imaginant »772.

L’image, dans le 7ème art, n’est rien sans les murmures sonores. Et ses murmures sont
brûlants, tout au long des deux parties : cris, passions exprimées par les cordes vocales. Les
propos tour à tour téméraires, affirmés, véhéments des différents leaders du conflit, tout autant
que chez des citoyens lambdas, sont des acteurs indispensables pour façonner l’univers sonore
du film. Ils sont de précieux témoignages d’une époque. Le rôle du son synchrone sur les
dimensions de l’expérience documentaire est mis en valeur dans une œuvre où l’omniprésence
de l’espace public induit un arbre des possibles sonores à la profondeur inachevée. Règne
l’omniprésence sonore des armes, des éclats guerriers, des sirènes de police, de pompiers. La
violence possède un vocabulaire sonore ample, et les œuvres en sont peuplées, en même temps
qu’elles sont le théâtre de la puissance du peuple, dans ses divisions et ses passions traduites
par un « audio-fracas » varié.
Les équilibres soulignés méthodiquement, dans la première partie, où les mobilisations
militantes s’organisent pour bloquer/décrédibiliser l’Unité Populaire, vacillent complètement
dans la deuxième partie. Celle-ci fait la part belle à un duel, un affrontement toujours plus
intense entre deux figures centrales : les forces armées et les tenants du pouvoir populaire. Le
pouvoir étatique est présenté comme totalement impuissant, guidé par des alliances
pragmatiques que la majorité des masses ne comprennent que peu (par exemple avec les
militaires). Ainsi c’est le rôle du pouvoir présidentiel que le documentaire interroge. Et donc,
en creux, la démocratie, lorsqu’un projet est choisi démocratiquement par une majorité de
citoyens (avec un scrutin à la majorité relative). Le film insiste sur les déséquilibres existants
dans les arcanes de la république chilienne. Le parlement, ainsi que le Sénat, sont à majorité
peuplés par l’opposition. Celle-ci bloque les initiatives venues du pouvoir central, et provoque
l’inertie du projet politique choisi en septembre 1970. L’œuvre filmique insiste sur cette
situation, et pose la question du respect des règles de la démocratie lorsque l’on défend, lorsque

772
Raul Ruiz, Poétique du cinéma 2, chapitre « Fascination et distanciation » (pp.35-40), Paris, éditions Dis voir,
2006, p.38.

228
l’on s’oppose, à un processus révolutionnaire censé bouleverser les fondements du socle
étatique. Le procédé choisi est un constant jeu d’alternances entre les offensives des opposants
à l’Unité Populaire (radicaux de droite, gremios, puis une partie de la démocratie chrétienne
ainsi qu’une proportion toujours croissante des forces armées – tous soutenus, économiquement
et donc matériellement, par les Etats-Unis) et les réactions, les débats que cela suscite au sein
des cellules de base des partisans d’Allende, c’est-à-dire au sein des cordons industriels et
quartiers populaires de Santiago du Chili. Au fur et à mesure des attaques, des provocations par
rapport à la légitimité du pouvoir en place, se pose la question des réactions à envisager.
Continuer sur la ligne édictée par Salvador Allende, qui défend la modération, la recherche
d’alliances ainsi que le respect des règles fixées par la Constitution ? Ou bien approfondir les
processus d’appropriations des appareils économiques (par exemple les usines), pour prétendre
à une autonomie par rapport au pouvoir central et préparer un affrontement effectif avec leurs
adversaires ? Le film illustre ce débat central dans l’horizon chilien de l’année 1973, étape
indispensable à l’incarnation d’un processus de lutte des classes à prétentions révolutionnaires.
Mais là où ces deux volets dénotent par rapport aux postures discursives messianiques qu’on
retrouve souvent dans des œuvres résolument tournées vers le paradigme du grand soir, c’est
sur l’homogénéité du camp révolutionnaire.
En effet, plus la trame narrative avance, plus les difficultés se multiplient et plus la
question de la réponse prend de l’ampleur, plus l’unité théorique du camp Unité Populaire se
fissure773, selon les niveaux de radicalisations des différents acteurs par rapport au processus
révolutionnaire. Le cinéaste et son équipe, très présents au sein des cordons industriels durant
les derniers mois pré-coup d’État, immortalisent ces velléités de dépassement, de sublimation
de la théorie lorsque les chaos quotidiens semblent inarrêtables. Ils dévoilent notamment les
errements de la volonté d’union avec la démocratie chrétienne, lancinante depuis l’arrivée au
pouvoir d’Allende et cruciale pour la survie du projet révolutionnaire après la tentative de coup
d’État du 29 juin. Le résultat est une progressive stratégie visant à restreindre les pouvoirs du
gouvernement774.

773
Notamment à partir de la réunion d’El Arrayan, le 31janvier 1972. Dès lors est acté une dynamique de désunions
qui ne cessera de se préciser : « ce qui ressortit de cette réunion, c’est l’aspect public des divisions au sein de l’UP.
Portées au jour pour la première fois, elles laissèrent apparaître clairement que des tensions et des conflits entre
les deux blocs majoritaires au sein de l’UP – PS/PC – allaient désormais caractériser les relations entre les partis
composant l’UP », Ingrid Seguel-Boccara, Les passions politiques au Chili durant l’Unité Populaire (1970-1973),
op. cit., p.335.
774
Le 5 juillet, Fernando Castillo, figure importante de la démocratie chrétienne, refuse d’entrer dans le
gouvernement et s’en explique face à la caméra de Patricio Guzmán. Malgré les appels à la conciliation et la paix
de l’archevêque de Santiago Raúl Silva Henríquez, à la fin juillet la démocratie chrétienne officialise sa volonté
d’une limitation des pouvoirs de l’Unité Populaire.

229
Ces documentaires sont, surtout, le théâtre de la montée en puissance de l’uniforme, des
forces armées. Elles sont déchirées entre un légalisme contesté et les forces de l’ombre,
désireuses de prendre le pouvoir afin d’affirmer leur prédominance sur un système
démocratique qui dévoile ses faiblesses par la caducité de ses mécanismes. Là aussi, le désir de
suggérer l’invisible par le murmure que permet l’image dans l’art cinématographique est
prioritaire775. Une séquence du deuxième volet de la trilogie est emblématique de cette
dynamique : les funérailles d’Arturo Araya Peeters, l’aide de camp naval de Salvador Allende,
à la suite de son assassinat, le 26 juillet 1973. C’est un défilé de portrait des militaires chiliens,
toutes corporations confondues, avec une esthétique de la conspiration, où les attitudes semblent
attiser la possibilité du mensonge. Le documentariste y voit une possibilité testimoniale et
artistique, qu’il confie à l’équipe de tournage, avec une ambition presque sociologique de
description de classe :

« J’ai apporté une chaise en bois pour que Jorge [Muller] monte dessus, et avec un zoom
rapproché qu’il filme au plus près possible l’assistance. Qu’il se promène de visage en visage.
De décoration et décoration. Qu’il fixe les gants, les mains, les moustaches. Qu’il montre la
géographie de ces hommes. Leur topographie »776,

Cette volonté documentaire est également une prémonition. En effet, l’omniprésence de


la figure militaire (incarnée par une multitude de représentants) fait écho au Chili post-11
septembre, lorsque le pays devient le théâtre d’une toute-puissance des armées ; lorsque
l’identité chilienne se drape de la vision du monde défendue par les forces militaires.
L’omniprésence à l’image suggère ce que le futur proche rendra effectif.
Précisons également que l’influence de l’impérialisme nord-américain dans les
oppositions à l’Unité Populaire est mise en lumière, de manière affirmée et documentée, sans
pour autant appuyer sur la mélodie du complot, comme ce put être le cas, à l’heure de regarder
la chute de l’Unité Populaire, dans nombre d’analyses et de regards. Le ton n’est pas celui d’un
anti-américanisme « primaire ». Le cinéaste insiste sur l’aide économique, matérielle dispensée
par les Etats-Unis, hostiles dès l’orée du mandat de Salvador Allende. Mais les œuvres évoquent
beaucoup plus le syncrétisme des intérêts de certaines catégories sociales chiliennes à renverser
le pouvoir démocratiquement élu, pour insister sur le fait que les hostilités extérieures perlent,
en ce temps de guerre froide. Pourtant, un peuple est d’abord freiné par l’inertie de ses conflits

775
Yvette Biro cite Paul Klee, qui dans sa Théorie de l’art moderne affirme que « l’art ne reproduit pas le visible,
il rend visible », Le temps au cinéma, op. cit., p.119.
776
Catalina Villar, Patricio Guzmán, une histoire chilienne, Pathé doc/histoire, 2001, 54 minutes.

230
internes, entre classes sociales aux aspirations divergentes quant à la manière dont doit
s’orienter une société.
Dans ces deux œuvres, le montage trouve du sens pour organiser, rythmer les
alternances entre longs plans séquences dans des contextes urbains et institutionnels (en y
incluant les lieux de travail) et de nombreux plans fixes. Ces derniers sont souvent centrés sur
les visages, sur l’interaction entre Patricio Guzmán et les individus qu’il interroge, avec qui il
partage un espace expressif. Ainsi, le défilé des effervescences où les groupes s’agitent
embrasse les visages, les traits individuels, grâce aux césures que permet l’art du montage, qui
invite le spectateur à se questionner sur le flot audiovisuel qu’il vient de scruter :

« Le gros plan marque un arrêt dans le déferlement d’images et introduit un élément nouveau
dans la trame narrative : la césure. Il est à la fois un cri assourdissant et un silence angoissant.
Son rôle est de suspendre le rythme du film dans le but de confronter brutalement le spectateur
à l’anxiété ou à l’enchantement, selon l’atmosphère ou les nécessités psychologiques du
moment »777.

Ce récit filmique des conflits sociaux qui précipitent la fin de l’Unité Populaire, en plus
d’être une frontale mise en accusation des responsables désignés du chaos chilien, pose la
question des limites de la démocratie, lorsqu’une partie du corps social est en désobéissance
par rapport à ses cadres. Il interroge l’éthique par les concepts de l’union et des trahisons, par
rapport à ses idées et par rapport à son pays : notamment lorsque la junte des quatre apparaît à
l’image, filmée par Jorge Muller devant sa télévision, le 11 septembre au soir, alors que la
tragédie chilienne commence778. Ce diptyque est une ode aux envolées participatives, politiques
et plus globales, de la figure du peuple, qui jusqu’ici avait eu une place marginale dans l’histoire
chilienne. L’ombre d’Allende s’invite, tout en pudeur, malgré la force de ses dernières paroles,
qui clôturent El golpe de estado. Une des identités profondes de ce récit filmique, de cette
aventure créative, réside dans la découverte de la révélation, au-delà d’une tentative
révolutionnaire, d’une offensive contre-révolutionnaire conservatrice779 qui n’hésite pas à
briser les fondements de l’histoire d’un pays. Ces deux volets sont l’histoire d’une patiente

777
Yvette Biro, op. cit., p.128.
778
Albert Camus a écrit une phrase, le 15 septembre 1943 qui fait sens lorsqu’on évoque cette junte militaire qui
anéantit, à coups de canons, les espoirs : « En période de révolution ce sont les meilleurs qui meurent. La loi du
sacrifice fait que finalement ce sont toujours les lâches et les prudents qui ont la parole puisque les autres l’ont
perdue en donnant le meilleur d’eux-mêmes. Parler suppose toujours qu’on a trahi », Carnets II. Janvier 1942-
Mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, p.109.
779
D’après la formule de Rodrigo Contreras Osorio, « La chute de l’Unité Populaire au Chili : une offensive
conservatrice modèle », Cahiers des Amériques latines, 60-61, 2009, p.135-171.

231
lutte, dont la finalité est la destruction des codes, des normes, des piliers qui fondaient depuis
des décennies la société chilienne : jusqu’à détruire les corps, comme la fin de la deuxième
partie le suggère, lorsque le seul pouvoir en vigueur devient celui, arbitraire, de la violence
militaire.
Ces films n’ont pas une esthétique ni une structure « révolutionnaire » en tant que
telles780, mais elles évoquent un moment de la grande histoire où le paradigme marxiste est au
centre des perspectives. Ce dernier s’exprime donc à travers les codes du langage documentaire,
en narrant les labyrinthes propres à la voie chilienne vers le socialisme. Il saisit sur le vif des
événements encore rarement incarnés cinématographiquement, grâce au degré d’organisation
de l’équipe Tercer Año, mais aussi de par l’implication, la sensibilité, l’instinct artistique et
humain de ses membres. On touche à une sorte d’alchimie dans le travail documentaire
d’urgence, sur le vif, où le réel fonce, pulse, quotidiennement. Il n’y a qu’un unique instant pour
l’immortaliser. La qualité du travail en équipe est le premier atout de Patricio Guzmán et ses
collaborateurs. Qu’on parle du tournage, mais aussi de la phase de montage :

« Mais dans un film, qui peut mettre tout lui-même ? […] pour autant que le metteur en scène
coordonne le tout, lui donnant une orientation unitaire, il est difficile que rien n’échappe à son
contrôle, et il est surtout difficile qu’il parvienne à garder sa pureté par rapport à sa propre
inspiration. Parmi les films qui circulent, […] plusieurs sont nés à la suite d’un processus créatif
fragmenté, de l’apport de diverses intelligences intervenues de façon autonome. Cela revient à
dire que la convergence de plusieurs forces a engendré l’œuvre d’art. De l’art, donc, créé à partir
de la combinaison d’éléments hétérogènes : on serait porté à en déduire que la présence de
circonstances particulières déclenche le phénomène en question. Comme dans un processus
chimique »781.

Ces deux parties montrent les causes d’une défaite, sans être défaitistes. Preuve en est
l’usage des derniers mots d’Allende avant son suicide, qu’un défilement de mots sur fond blanc
met en relief pour clore El golpe de estado782. En effet, l’univers mental et symbolique dans

780
« Un plan de film est un fragment de réalité dépourvu d’idéologie. Seul le film pris dans son ensemble peut
éventuellement rendre une version idéologique de la réalité », Andreï Tarkovski, Le temps scellé, Paris, éditions
Philippe Rey, 2014, p.209.
781
Michelangelo Antonioni, « Distractions » (pp.163-166), Cinéma, 10 avril 1941, dans Giorgio Tinazzi, op. cit.,
p.163.
782
Ils ont la force, ils pourront nous asservir, mais on ne peut mater les dynamiques sociales, ni par le crime ni par
la force. L’histoire est à nous, et seuls les peuples la forgent. Gardez à l’esprit que, plus vite qu’on ne le croit,
s’ouvriront les grandes avenues où marche l’homme libre pour construire un monde meilleur («tienen la fuerza,
podrán avasallarnos, pero no se detienen los procesos sociales, ni con el crimen ni con la fuerza. La historia es
nuestra, y la hacen los pueblos. Sigan ustedes sabiendo que mucho más temprano que tarde se abrirán las grandes
alamedas por donde pase el hombre libre para construir una sociedad mejor»).

232
lequel évolue les artisans de ces films inspire un refus du réel, au cœur même de la réalité
quotidienne de l’exil. Ce portrait des derniers mois de l’Unité Populaire n’élude en rien les
dissensions internes à l’Unité Populaire et ses partisans. Il souligne ainsi la condition humaine,
avec ses êtres imparfaits, à l’aide d’une manière artisanale de faire du cinéma, elle-aussi,
imparfaite mais également sensible à l’histoire et au besoin de savoir, d’expliquer les couleurs
qu’elle revêt tour à tour.
S’appuyant sur un réseau de distribution puissant, celui de l’ICAIC, la diffusion de ces
efforts cinématographiques débute, alors même qu’aucune possibilité de projection au Chili ne
fut possible, au vu du contrôle militaire sur toute entrée en terres chiliennes et de la censure
cinématographique à l’œuvre, au sein de la machine à oublier qui définit l’idéologie dictatoriale.
Ainsi, les deux premiers volets de cette trilogie documentaire vont connaître des destins divers,
selon les termes et les logiques même des contextes sociaux dans lesquels se diffusent ces
œuvres cinématographiques. Intéressons-nous à présent aux destinées internationales des deux
premières parties de La Batalla de Chile durant la seconde moitié des années 1970.

C. Échos et désillusions d’une défaite chilienne


1. La Bataille du Chili (deux premiers volets) : des échos multiples

C’est donc durant l’année 1975, dans un contexte caractérisé par ce double phénomène
de solidarités denses avec le Chili de l’Unité populaire teintées de progressives mises à distance
critique avec les termes du projet politique que défendait Allende, que le premier volet de la
trilogie documentaire réalisée par Patricio Guzmán et son équipe sort sur les écrans. Le cinéma
chilien réalisé par les nombreux exilés bénéficie de réceptions importantes et favorables,
motivées par la force des solidarités, sur des critères qui se caractérisaient par le « règne du
sensible ». Le mouvement du cinéma chilien de l’exil, part importante d’une culture chilienne
de l’exil sans précédent 783, obtient des espaces de diffusions multiples, ainsi que des moyens

783
Le fait est qu’au sein d’environ quarante pays s’installa une ample communauté chilienne. En son sein, de
nombreuses personnalités culturelles qui, au lieu de rester muettes, continuèrent (parfois multiplièrent) leurs
activités, leurs créations en exil ; souvent en allant plus loin que leurs zones de confort connues au Chili. Il n’y eut
personne qui cessa de faire ce qu’il faisait avant, au contraire, de nombreux exilés commencèrent à façonner une
œuvre qu’ils n’auraient aucunement imaginé auparavant. L’exil fut, de ce point de vue-là, un phénomène fécond,
vital et dynamique («El hecho es que en alrededor de cuarenta países se instaló un amplísimo contingente de
chilenos y, entre ellos, no pocos representantes de la cultura que, lejos de enmudecer, siguieron en el destierro
produciendo y aun multiplicando su labor más allá de lo que habitualmente se les conoció mientras vivieron en
Chile. No hubo virtualmente caso alguno de alguien que haya dejado de hacer lo suyo, y en el punto opuesto, son
muchos los que comenzaron una obra que antes no habían siquiera imaginado. El exilio fue, desde este punto de
vista, un fenómeno fecundante y vitalizador»), Jacqueline Mouesca, Breve historia del cine chileno, op. cit., p.159
(traduction personnelle).

233
pour précisément réaliser des films. Ce phénomène se généralise, notamment dans l’Europe de
la deuxième partie des années 1970, et contribue au développement d’un cinéma chilien. Ce
7ème art se fait héritier de celui produit durant les années de l’Unité populaire au pouvoir, sans
pour autant revendiquer une quelconque unité entre les différents projets individuels. Ainsi,
lorsque débute l’itinéraire de La Batalla de Chile, les publics internationaux sont sensibilisés
aux efforts cinématographiques (et plus largement artistiques) érigés par les exilés du pays de
Pablo Neruda : les plus grandes figures sont Miguel Littín (déjà cité), Raoul Ruiz 784, ou Helvio
Soto785.

a. La insurrección de la burguesía

En préambule de ces évocations des diffusions de la trilogie documentaire, il est délicat


d’arpenter l’étendue des lieux et des contextes où elle est projetée durant les années 1970 et 80.
Un travail de terrain à l’échelle nationale (voire régionale ou citadine) conviendrait pour étudier
les chemins d’une œuvre aux échos internationaux amples. N’ayant pas cette possibilité, nous
nous fions donc aux nombreuses archives, aux paroles des acteurs de l’époque (le cinéaste et
ses nombreux réseaux culturels), aux articles et ressources médiatiques qui évoquent les
voyages de La batalla de Chile. Pour autant, pour mesurer la portée des échos de la trilogie (et
plus particulièrement de ses deux premiers volets), au-delà des destinées festivalières, on peut
songer en termes de réseaux transnationaux, avec une triple dynamique. D’abord en surfant sur
la force émotionnelle du drame chilien, aux incarnations multiples dans le monde, qui mobilise
des réseaux amples d’individus et de groupes humains. Ensuite de par l’étendue du carnet
d’adresses transnationales du moteur du projet, Chris Marker, figure centrale de Slon (devenu
Iskra depuis 1974 : Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles – « étincelle » en
russe). Enfin, rappelons que l’ICAIC possède un appareil de distribution et de diffusion
puissant, peuplé de liens internationaux multiples, notamment grâce à la renommée du cinéma
cubain que la fin des années 60 sécrète. L’addition de ces énergies transnationales participe à
modeler des chemins filmiques riches, autant que difficilement retraçables, pour l’effort
filmique de Patricio Guzmán. Néanmoins, la profusion de ressources concernant le contexte
français nous servira de base pour envisager des dynamiques plus globales.

La première projection officielle de La insurrección de la burguesía a lieu lors de la


28ème édition du Festival de Cannes, en mai 1975, à l’occasion de la 7ème édition de la

784
Dialogo de exiliados, 1975.
785
Llueve sobre Santiago, 1975.

234
Quinzaine des réalisateurs786, organisée par la Société des réalisateurs de films française 787.
Après les échos (certes limités mais notables) de El primer año sur certains membres de
l’intelligentsia francophone, l’arrivée du nouveau long-métrage de Guzmán, dans une période
où le Chili est sur les lèvres de beaucoup, bénéficie d’espaces de diffusion de plus grande
ampleur, à commencer par cette participation au plus grand événement cinématographique
mondial, où la concurrence était rude788. Trois projections ont lieu, au Cinéma Star de
Cannes789 : la première, en salle 1, le lundi 19 mai à 23 heures, suivie d’un débat avec le
réalisateur ; les deux autres, le lendemain, en salle 2, à 20 heures et minuit. La participation de
cette œuvre au plus renommé des rendez-vous du 7ème art mondial dévoile l’étendue des
solidarités, des militantismes traversant les mondes cinématographiques, comme un reflet d’une
tendance plus large, englobant les panoramas artistiques et intellectuels des années 1970. De ce
fait, pour esquisser une ébauche de sociologie des publics assistant à ces trois projections
cannoises, il convient d’insister sur la multiplicité des tendances politiques de gauche, qui se
reflètent au sein d’un public de connaisseurs où se mêlent journalistes et critiques
cinématographiques, cinéphiles et professionnels du cinéma, militants et étudiants. Le
microcosme hexagonal présent à Cannes ne livre que peu d’informations sur la première partie
de la trilogie, une fois le festival conclu. Seuls Le Monde s’y attarde790, la revue Écran
mentionnant seulement l’œuvre 791. Pour autant, la place médiatique donnée à La insurrección
de la burguesía, au sein du quotidien français le plus prestigieux, contribue à renforcer l’attente
déjà prononcée pour un documentaire retraçant les derniers mois de l’Unité populaire chilienne.
Alors que la tragédie chilienne est encore vive dans de nombreux imaginaires internationaux.

Dans les mois qui suivent cette première diffusion française, le premier volet du
triptyque monté à l’ICAIC suit un parcours composé de plusieurs participations lors de festivals

786
« Section parallèle du Festival de Cannes créée par la Société des réalisateurs de films (SRF) après mai 68, la
Quinzaine des Réalisateurs a pour objectif de découvrir les films de jeunes auteurs et de saluer les œuvres de
réalisateurs reconnus. Indépendante, libre, non compétitive, la Quinzaine des Réalisateurs est ouverte à toutes les
formes de création cinématographique. Elle propose des longs et courts métrages de fiction et des documentaires »,
http://www.quinzaine-realisateurs.com/presentation-h8.html (consulté le 21 mai 2017).
787
Créée en 1968, la Société des réalisateurs de films vise à améliorer et à renforcer la représentation
professionnelle des réalisateurs. […] La SRF s’engage à défendre les libertés artistiques, morales, professionnelles
et économiques de la création et participe à l’élaboration et à l’évolution des structures du cinéma », http://www.la-
srf.fr/la-srf.html (consulté le 21 mai 2017).
788
« 23 films retenus sur 319 », « catalogue QUINZAINE DES REALISATEURS », Festival de Cannes 1975.
789
« 98 rue d’Antibes, Cannes », idem.
790
Avec les propos dithyrambiques de Louis Marcorelles : « la réalité parle en direct, comme tout le film d’ailleurs,
qui restera peut-être le premier chef d’œuvre d’une nouvelle façon d’analyser la politique, de dégager la réalité
vécue par le peuple. […] peut-être parce que le travail de création, de mise en place, de montage, vaut bien celui
d’un Bresson ou d’un Fellini, sauf que nous sommes sur une tout autre planète », Le Monde, 21 mai 1975.
791
Écran, n°38, juillet aout 1975, p.33.

235
de cinéma en 1975. Le forum de Berlin, le festival de cinéma antifasciste de Volgograd, le
festival de longs métrages de Grenoble (dont nous n’avons pu accéder aux archives), dont La
insurrección de la burguesía remporte le Grand prix792. Et aussi ceux de Pesaro (Italie) et
Leipzig (RDA)793. Ce cheminement festivalier permet à l’œuvre d’acquérir une certaine
renommée, au sein d’une communauté transnationale de cinéphiles et de citoyens engagés dont
les contours sont difficilement définissables. Le fait que Chris Marker et Slon/Iskra aient
fortement contribué à rendre possible la création d’un tel effort documentaire ajoute également
de la force à la crédibilité du cinéaste chilien aux yeux de la critique. Il porte l’étiquette d’un
film politique d’art et essai, label prestigieux pour de nombreux cinéphiles et militants mais,
surtout, pour une intelligentsia friande de ce type de création cinématographique, en des temps
d’ultra-politisation.

La sortie commerciale, à partir de cette même année, balaie un spectre géographique


large et varié794. Un exemple pour ce premier volet de la trilogie de Guzmán et son équipe : le
cas français. La première a lieu de 12 novembre 1975, à Paris, au Saint-André-des-Arts
(distribution : MK2 Diffusion), mais également dans une salle du cinéma « Les 14 Juillet ».
Notons que le Saint-André-des-Arts alloue une salle de 356 fauteuils pour la projection. La
première semaine est un succès, avec un total de 3246 entrées cumulées entre les deux salles
(2309 au Saint André des Arts et 937 au Les 14 Juillet). Dès la deuxième semaine, seul le
premier cinéma cité accueille le film, qui reste à l’affiche durant six semaines (jusqu’au 23
décembre 1975), pour un total de 12 314 entrées. À l’échelle d’un cinéma d’art et essai parisien,
c’est un succès, s’expliquant notamment par la « soif de Chili » qui caractérise, à l’époque, les
paysages intellectuels et militants hexagonaux. Dans cette optique, nous n’avons pu que
constater l’absence de données sur d’éventuelles sorties commerciales de ce long métrage en
province, ce qui rend l’analyse hexagonale globale des diffusions de l’œuvre moins riche. Le
même constat s’applique aux diffusions de ce premier volet à l’international, même si l’outil

792
« La très remarquable Bataille du Chili », Écran, n°40, octobre 1975, p.19.
793
Informations disponibles sur le site de Patricio Guzmán, https://www.patricioGuzmán.com.
794
« Le film a eu une distribution mondiale énorme, l’ICAIC (Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie
Cinématographiques) nous fournissait des copies en 35mm. Il fut projeté en grand écran dans 37 pays », Patricio
Guzmán, « Entretiens, magazine du Jeu de Paume » (source : http://lemagazine.jeudepaume.org/2012/08/patricio-
Guzmán/, consultée le 13 mai 2017). Autres informations sur les diffusions : «En salles : Algérie, Australie,
Allemagne, Belgique, Bénin, Bulgarie, Canada, Cuba, Danemark, Equateur, Espagne, États-Unis, Grande-
Bretagne, Finlande, France, Grenade, Inde, Iran, Irlande, Italie, Jamaïque, Mexique, Mozambique, Nouvelle
Zélande, Nicaragua, Norvège, Porto Rico, Suède, Suisse, Hollande, Venezuela, ex-Yougoslavie y ex Allemagne
de l’Est. Diffusions télévisuelles : Cuba, Espagne, Venezuela, Ex Allemagne de l’Est, France, Pologne, Italie,
Allemagne» (source : https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/la-batalla-de-chile-i-ii-iii, consultée le 29
juillet 2017).

236
internet permet de retracer certains itinéraires sans nécessité de consulter les archives dans
chaque pays envisagé : exemple avec le contexte australien795.

Au vu des échos massifs recueillis par le Chili au sein des sensibilités internationales, la
curiosité, l’empathie, la soif de mieux comprendre le drame, le souci d’être informé sur un des
sujets de conversation clé du moment, s’ajoutent aux préoccupations d’autres individus, guidés
également par des visées militantes et théoriques. Ils tentent principalement d’y voir plus clair
en termes de potentialités du paradigme révolutionnaire en démocratie. Des projections
alternatives ont également lieu, par le biais de collectifs de cinéma 796, d’organisations de
cinéphiles (malgré une baisse considérable de leur nombre et leurs adhérents, par exemple en
France797), de structures de distribution indépendantes798 (souvent affiliées à des organisations
politiques), entre autres. Néanmoins, il faut préciser que le milieu des années 1970 correspond
à une période de prise de distance entre Patricio Guzmán et Chris Marker 799, ce qui permet de
penser qu’Iskra ne fut pas le moteur prépondérant des diffusions alternatives des trois volets de
La Batalla de Chile dans le monde. Récoltant curiosités, louanges, débats critiques, cette
trilogie devient un objet culturel disponible à la demande, pour tout autre type de diffusion que
la commerciale : d’où la difficulté pour retracer les multiples contextes de projection de La
insurrección de la burguesía, autant que pour les deux autres volets du triptyque. La réception
médiatique de l’œuvre fut ample, et l’on en saisit quelques facettes grâce aux ressources
médiatiques.

795
Mention est faite de diffusions, en 1979, dans le travail de Gustavo Martin Montenegro, «La campana de
solidaridad con Chile en Australia (1973-1990), op. cit., p.36.
796
Slon/Iskra comme exemple type.
797
« Ciné-clubs - 1970 : 60 000 / 1981 : 11 000. Adhérents - 1970 : 6 700 000 / 1981 : 1 000 000 », Pascal Ory,
L’entre-deux-mai, op. cit., p.101.
798
Une allusion est faite dans une annonce : « Pour des projections-débats. Nous présentons dans cette page des
films politiques (distribués ou non dans les circuits commerciaux) qui apportent un complément d’information sur
les grands problèmes d’actualité. À l’intention des groupements et associations qui désirent organiser des
projections-débats, nous rappelons en outre d’autres films, plus anciens mais liés au même thème, en indiquant
pour chacun d’eux le nom et l’adresse du distributeur auquel il convient de s’adresser pour se procurer une copie
du film », Le Monde diplomatique, février 1973 (n°227), p.21.
799
« J’ai voulu me détacher un peu de Chris, il avait été en quelque sorte mon parrain et j’ai senti qu’il était le
moment de prendre un peu de distance et de gagner en autonomie. Lui-même le voulait ainsi », Patricio Guzmán,
Entretiens, magazine du Jeu de Paume, op. cit. ; Pour présenter la première partie, […] Federico Elton (chef de
production du film) et moi-même avons laissé une copie au bureau de SLON […]. L’année suivante, nous avons
fait la même chose, […] en déposant une copie à l’attention de Chris… mais nous n’avons jamais eu de réponse.
Aucune note, aucune carte, aucun message ni appel téléphonique en lien avec le film de sa part (« Para estrenar la
primera parte […] Federico Elton (el jefe de producción de la película) y yo pasamos a dejar una copia a la oficina
de «SLON» […]. Al año siguiente Federico Elton y yo repetimos la misma operación […] depositamos otra copia
en SLON dirigida a Chris… Pero nunca obtuvimos respuesta. Nunca recibimos ninguna nota, ninguna carta,
ningún mensaje ni llamada telefónica acerca del filme por parte de él»), Patricio Guzmán, Lo que debo a Chris
Marker, op. cit (traduction personnelle).

237
À la lecture de la revue de presse récoltée800, on constate que les critiques insistent sur
plusieurs idées fortes : le caractère historico-mémoriel de l’œuvre, comme fidèle reflet des
réalités d’une époque, qui servira les questionnements futurs de l’histoire801, ainsi que l’absence
quasi-totale de parti-pris, de contenus d’analyses militantes au sein de l’œuvre. En ces temps
ultra-politisés, où la soif d’analyses, d’explications concernant la chute de l’Unité populaire
chilienne est immense, ce film « peu engagé » décontenance certains observateurs 802, mais aussi
certains militants, qui mettent en doute la notion de transition au socialisme dans le strict respect
des arcanes démocratiques, comme le préconisait Allende. Au contraire, il en réjouit d’autres 803,
ce qui illustre bien la force des débats, à la gauche de l’échiquier politique. De ce fait, si la
critique médiatique se veut quasi-unanime sur les qualités cinématographiques et testimoniales
du film, considérée comme une œuvre majeure du cinéma documentaire politique international
peu de temps après sa sortie, l’absence d’une teinte politico-militante précise dans ses contenus
attise des réactions diamétralement opposées selon les sensibilités.

Cette première partie de la trilogie de Guzmán et son équipe obtient donc un succès de
prestige, au sein d’une certaine intelligentsia internationale mais aussi dans les milieux
militants. Peu à peu, la qualité de La insurrección de la burguesía, ainsi que son caractère «
objectif », en font une œuvre porte-étendard des diverses manifestations de solidarités, de
sympathies envers le Chili. Ses diffusions, loin d’être massives, restent en mémoire de publics
marqués par la puissance de ce cinéma du réel804, comme un témoignage des soubresauts avant
la tempête que représente le coup d’État du 11 septembre 1973. Après une période marquée par
les voyages de Patricio Guzmán et Pedro Chaskel dans de nombreux pays pour présenter le

800
À la Cinémathèque Nationale ainsi que sur Internet.
801
« Une pièce de plus à verser au dossier de l’Histoire pour éclairer la tragédie vécue par le peuple chilien […]
ces images qui sonnent juste constituent une fabuleuse leçon d’Histoire et une remarquable initiation politique […]
de ces images qu’on n’oublie pas », Jean Luc Douin, Télérama, 12 novembre 1975, n°1348.
802
« Le résultat laisse plutôt insatisfait. […] Il semble, à la vision du film, qu’il ne pouvait en être autrement. C’est
là le défaut d’une analyse politique qui reste à la surface des faits. Certains éléments sont purement et simplement
négligés : aucune critique n’est faite de la ligne politique du gouvernement d’Unité populaire, de ses actes, de ses
contradictions, de ses hésitations. […] Il y manque une analyse politique réelle et un point de vue critique sur ce
qu’il montre, risquant ainsi de renforcer le pouvoir imaginaire de la contre-révolution et de l’impérialisme »,
Stéphane Sorel, Tribune socialiste, 6 décembre 1975 ; « c’est là que nous serons relativement réservés face à ce
film, que nous garderons quelque distance à son égard. Il montre beaucoup ; il fait écouter beaucoup. Mais il
commente peu. Il critique peu les conduites politiques, les stratégies, les tactiques politiques au sein de l’Unité
populaire », Albert Cervoni, France Nouvelle, 17 novembre 1975.
803
« Le mérite du film, c’est de poser le problème en des termes concrets, proches, et de laisser ouverte la réflexion
politique », Jeune cinéma, numéro 91, décembre 1975, p.35.
804
En Europe et aux Etats-Unis, selon l’avis de Jorge Ruffinelli, universitaire et proche du cinéaste chilien : ce qui
est sûr, c’est que La batalla de Chile recueillit aux États-Unis et en Europe l’un des meilleurs accueils jamais reçu
par un film latinoaméricain («lo es cierto es que La batalla de Chile concito en Estados Unidos y en Europa una
de las mayores resonancias que haya tenida alguna vez una película latinoamericana»), Jorge Ruffinelli, Patricio
Guzmán, op. cit., p.180 (traduction personnelle).

238
premier volet de leur création, ces derniers rentrent à Cuba, dans l’optique de s’atteler au
montage de la deuxième partie de La Batalla de Chile. El Golpe de Estado. On comprend donc
que l’élaboration de ce nouveau long métrage se nourrit des réceptions et critiques adressées à
la première partie. Les plans artistiques, engagés, mais aussi théoriques des artisans chiliens
sont alimentés par l’air du temps805. Le même processus de création se remet en place, avec une
efficacité de travail accrue. Et en 1976, le deuxième volet de la trilogie est prêt à être diffusé
sur les écrans du monde entier.

b. El golpe de estado

Comme pour le premier volet, El golpe de estado est présenté lors de la Quinzaine des
réalisateurs de l’édition 1976 du Festival de Cannes. Une année après la projection cannoise de
La insurrección de la burguesía, les attentions internationales sont encore vives devant des
événements chiliens peuplés par une tragédie continue. De plus, le succès d’estime remporté
par la première partie de la trilogie de Guzmán suscite des attentes vives au sein d’un public de
connaisseurs autant que chez les protagonistes des divers réseaux de solidarités 806. Cinq
projections ont lieu à Cannes : la première, le jour d’ouverture du festival, le samedi 15 mai
1976 à 23 heures, dans la salle 1 du cinéma Star. Le lendemain, deux séances se tiennent, à 14
et 22 heures, en salle 2. Enfin, le lundi 17 mai, les deux dernières projections sont organisées
en salle 3, respectivement à 16h30 et 20h30. L’augmentation du nombre de projections (par
rapport à la première partie) atteste, d’une part, l’orientation politique des éditions du festival
de Cannes de l’époque ; et d’autre part, l’existence d’un réseau culturels transnationaux
appuyant une intensification de la diffusion des œuvres du cinéaste chilien. Les publics
concernés (cinéphiles, militants et intellectuels de tous bords) sont sensiblement les mêmes que
l’année précédente, prolongeant les échos reçus par le premier volet de La Batalla de Chile à
l’international. Dans la presse hexagonale, seuls Le Monde et la revue spécialisée Positif
évoquent la diffusion de ce deuxième volet de la trilogie à la suite de ses projections cannoises,
recueillant l’éloge de Louis Marcorelles 807 et la déception de la revue cinématographique, en

805
La batalla de Chile s’est forgée au cours des années («La Batalla de Chile fue «construyéndose» a lo largo de
varios años»), Jorge Ruffinelli, op. cit., p.169 (traduction personnelle).
806
« Un an et demi pour un document de cette importance, de cette densité et de cette complexité, c’est trop,
d’autant que la période qui a précédé le coup d’État proprement dit prête souvent à confusion dans les
commentaires des non-spécialistes en Europe », Libération, 21 février 1977.
807
« Si le témoignage offert par le cinéma direct, et dans cette perspective La Bataille du Chili marque une date
dans l’histoire du cinéma […] si ce témoignage reste irremplaçable, c’est dans la mesure où il ne s’exerce pas dans
le vide idéologique, c’est dans la mesure où il sert une analyse : « le coup d’Etat » nous laisse entrevoir ce que sera
demain l’histoire étudiée, revue et corrigée par le cinéma, loin de la poussière livresque », Louis Marcorelles, Le
Monde, 20 mai 1976.

239
raison d’un manque de relief, d’analyse critique des faits immortalisés par la caméra 808. Une
nouvelle fois, un destin festivalier précède la sortie commerciale de l’œuvre, impliquant de
nombreux voyages pour accompagner les diffusions. Patricio Guzmán se détache peu à peu du
seul repère cubain :

« J’ai vécu un certain temps à Madrid, d’où j’organisais mes voyages en même temps que des
projections semi-clandestines de La batalla et des courts-métrages de l’Unité Populaire grâce
aux copies que m’envoyait Pedro depuis La Havane »809.

En 1976, El golpe de estado est projeté durant le forum de Berlin, le festival de cinémas
d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine de Tachkent, ceux de Pesaro, Grenoble (grand prix),
Benalmádena (grand prix), Leipzig (prix spécial du jury international), ainsi que Melbourne.
En 1977, il trouve place à San Francisco, mais aussi lors de la 7 ème Rencontre Internationale de
Jeune cinéma de Bruxelles (grand prix). Après un remake de la Quinzaine de réalisateurs
cannoise dans la capitale française 810, le long-métrage récolte, à nouveau, le Grand Prix du
Festival de Grenoble, ce qui atteste de l’intérêt renouvelé du paysage cinématographique
français pour l’œuvre de Patricio Guzmán. La revue Écran évoque ce passage grenoblois, ainsi
que le panorama audiovisuel sur les événements chiliens, avec les mots de Guy Hennebelle 811.
Ce second volet est aussi auréolé d’une autre récompense, celle du prix Novas Teixeira 1976,
attribué par l’Association française des critiques du cinéma. Patricio Guzmán est consacré
auprès de l’establishment du 7ème art.

Après ses multiples pérégrinations, El golpe de estado sort dans le circuit commercial
le 16 février 1977. En France, l’œuvre est distribuée par PariFilms, dans deux cinémas d’art et
essai parisiennes : le Studio Logos (dans une salle d’une capacité de 220 fauteuils) et le Racine
Odéon. Il reste à l’affiche durant six semaines, pour une audience totale de 7 496 entrées. Ce
chiffre illustre bien un relatif essoufflement des curiosités pour le Chili. Longtemps considéré
comme un sujet unissant les diverses tendances des gauches, malgré de nombreuses dissensions
sur les leçons à tirer du coup d’État, le thème chilien perd de sa vigueur au fur et à mesure que
les mois passent, et que le monde tourne. Les sympathies plus globales envers le Chili de l’Unité

808
« Le Coup d’État se réduit à la valeur d’un témoignage, plus complet que beaucoup de films consacrés aux
événements du Chili, mais sans atteindre une autre dimension », Positif, juillet-aout 1976 (n°183-184), p.84.
809
«Viví en Madrid durante algún tiempo, donde organizaba mis viajes mientras hacía proyecciones semi
clandestinas de La batalla y de los cortos de la Unidad Popular cuyas copias me enviaba Pedro desde La Habana»,
Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.154 (traduction personnelle).
810
« La Quinzaine des réalisateurs à Paris, 10-19 juin 1976 : Palais des Congrès, Porte Maillot, Salle bleue (jeudi
10 juin, 22h) », catalogue de La Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes 1976, p.28.
811
« Cette seconde partie […] souffre autant que la première de la comparaison avec La Spirale. Mais on aurait
tort pour autant de sous-estimer l’importance de ce document », Écran, septembre 1976 (n°50), p.72.

240
populaire s’estompent progressivement. Seuls subsistent les publics plus engagés : les militants,
les sympathisants, les intellectuels appartenant aux peuples de gauche. Cela n’empêche pas une
reconnaissance des deux premiers volets de La batalla de Chile comme des œuvres majeures,
dans des contextes variés : par exemple en Espagne812, et beaucoup aux États-Unis813. De plus,
se renouvelle le débat qui avait suivi la sortie de La insurrección de la burguesía concernant
l’absence d’une analyse militante au sein de l’œuvre. Cette dernière semble laisser le soin au
spectateur de tirer ses propres conclusions sur la chute d’Allende et de l’Unité populaire 814.
L’importance historique, mémorielle de l’œuvre est à nouveau soulignée 815, tout comme ses
qualités cinématographiques intrinsèques816. La conclusion de ce film, la force émotionnelle
des images817, en font une œuvre qu’on pourrait qualifier de « préventive », dans le cas où un

812
««La Batalla de Chile»: lo más impresionante visto en Cannes y un documental valiosísimo para la historia»,
Cambio 16, 1976; Si cela ne tenait qu’à moi, je déclarerai La batalla de Chile «œuvre d’utilité publique», et
j’imposerai son utilisation en tant que matériel scolaire («Si en mi mano estuviera, yo declararía «La Batalla de
Chile» película de «interés democrático» y obligaría a que se utilizara como material escolar»), Manuel Vázquez
Montalbán, Mundo Obrero, 1977 (traduction personnelle).
813
Aucune œuvre du nouvel Hollywood, d’intrigues et d’assassins, ne peut être à la hauteur du suspense qu’arrivent
à atteindre ces images («Ninguna de las nuevas películas de Hollywood, de conspiraciones y asesinatos, pueden
estar a la altura del suspenso que logran crear estas imágenes»), Judy Stone, San Francisco Chronicle, 1977 ; La
batalla de Chile, de Patricio Guzmán, est un admirable, un accablant documentaire d’un pays lancé vers le chaos
avec l’inéluctabilité d’une tragédie grecque (««La Batalla de Chile» de Patricio Guzmán es un abrumador y
admirable documental de un país que es lanzado al caos con la inevitabilidad de una tragedia griega»),
Kevin Thomas, Los Angeles, 1978 ; Quelque soit la réaction que l’on a devant ce deuxième volet, c’est
indiscutablement un film épique («Sea cual sea la reacción que uno tenga frente a «La Batalla de Chile II», es
indiscutiblemente un film épico»), Vincent Camby, The New York Times, 1978 ; Les grands films débarquent
parfois sans prévenir, comme La batalla de Chile. Un documentaire en plusieurs parties, d’une durée de plusieurs
heures, sur les événements qui précèdent la chute d’Allende… Comment une équipe de 5 personnes, avec certains
membres sans expérience antérieure […], a pu produire un travail de cette ampleur ? Patricio Guzmán a dit dans
une interview […] que durant les moments d’émeutes urbaines, il pouvait anticiper ce qui allait se passer et, en
étant situé derrière l’opérateur, il lui indiquait quand s’approcher, prendre tel angle de vue, monter et baisser la
caméra. Ce fut ainsi, il était si imprégné des situations que tout se passait comme s’il pouvait mettre en scène
l’action elle-même (« Grandes filmes, raras veces llegan sin anunciarse, como «La Batalla de Chile». Un
documental en varias partes y con una duración de muchas horas, sobre los hechos que precedieron a la caída de
Allende... ¿Cómo un equipo de 5 personas, algunos de ellos sin experiencia previa (...) pudo producir un trabajo
de esta magnitud?... Patricio Guzmán ha dicho en una entrevista (...) que, durante las luchas callejeras, él podía
anticipar lo que iba a ocurrir y que, situado detrás del operador, le decía cuando se adelantara, mostrara un sector,
bajara la cámara y la subiera. Esto es, él estaba tan impregnado con las posibilidades de la situación que era como
si estuviera dirigiendo la acción »), Pauline Kael, The New Yorker, 1978 (traduction personnelle).
814
« Son ambition est de nous présenter, en longues séquences, ce qui s’est passé. Il se refuse à découper, à analyser
: il veut d’abord montrer », Rouge, 5 janvier 1977 ; « ce parti pris de montrer plutôt que d’expliquer a ses limites
[…]. Aujourd’hui, le Chili, pour nous, c’est de l’histoire, déjà. Ce sont les leçons à tirer qui nous intéressent au
premier chef. C’est ce qui peut arriver demain à Paris ou à Rome. Dans cette optique, le film de Guzmán nous
apporte, surtout, des matériaux à analyser, à interpréter. Il ne nous mâche pas le travail : c’est son mérite peut-être,
c’est aussi, sans doute, sa faiblesse », Positif, numéro 190, février 1977, p.69.
815
« Une nouvelle façon de raconter l’histoire par ceux qui l’ont vécue et filmée au jour le jour », Le Monde, 3
mars 1977 ; « une leçon d’histoire », Jean-Luc Douin, Télérama, 27 janvier 1977.
816
« Excellent choix de documents, intelligence du montage », Le Nouvel observateur, 31 janvier 1977.
817
« Le film ravive cruellement de pénibles souvenirs et il ne parvient pas à « dédramatiser « totalement un
événement chargé de trop de passion […]. Au-delà de l’analyse historique et politique, il vaut par l’extraordinaire
qualité humaine de certains documents inédits. C’est un film qui s’adresse d’abord à la réflexion mais qui nous
touche en plein cœur », Marcel Martin, Écran, numéro 54, janvier 1977, p.58 ; « C’est encore une fois un coup de

241
projet d’obédience marxiste accèderait aux cimes d’un État. En fait, ce deuxième volet de La
batalla de Chile renforce les dynamiques d’analyses critiques, se multipliant dans la deuxième
moitié des années 1970, afin de révéler (avec le moins possible de complaisance émotionnelle
et militante) les faiblesses et imperfections de l’Unité populaire chilienne. Ainsi le mythe, si
puissant dans les mois qui suivent le coup d’État, perd progressivement de sa superbe au niveau
des contenus du projet politique. Par contre, les mythes forgés autour des personnes de Salvador
Allende, Pablo Neruda ou encore Miguel Enriquez s’institutionnalisent progressivement : cela
participe à leur entrée au sein du panthéon révolutionnaire des gauches mondiales.

Pour ce qui est de Patricio Guzmán, les échos et la dimension des deux volets de la
trilogie l’invite à prendre place dans une communauté artistique et symbolique transnationale.
Il devient un cinéaste reconnu, adoubé par ses pairs, ce qui implique des curiosités et des
invitations à se livrer plus sur son art, sur son vécu humain autant qu’artistique. Par
conséquence, deux ouvrages sont publiés durant cette période818. Il vit également ses premiers
pas de conférencier, d’intervenant témoin d’une aventure artistique hors du commun qu’on lui
demande de restituer devant des publics désireux d’en savoir plus. Cette première expérience a
lieu à New York en 1978, dans le cadre d’un cycle de conférences sur La batalla de Chile819.
Dans le même temps, l’essoufflement évoqué du Chili dans les sensibilités internationales peut
être mis en perspective avec des évolutions globales, qui marquent un tournant complexe :
politique autant que paradigmatique ; idéologique autant qu’économique.

2. La fin d’une époque. Désillusions révolutionnaires, nouveaux


paradigmes
a. La consolidation de la dictature chilienne

Les fondements politiques du nouveau régime sont exprimés dans deux documents
officiels : une Déclaration de principes et un Objectif national, marqués par une autorité
affirmée, un corporatisme puissant et une diabolisation de toute forme de politisation (jugée
responsable de la décadence que représente la période Unité Populaire) :

mémoire, un coup au cœur pour nous déranger dans notre confort inévitable, nos bonnes consciences.
Physiquement, la mémoire est courte », Politique Hebdo, 11 mars 1977.
818
Plus précisément en 1977. Ils sont évidemment cruciaux dans la bibliographie de ce travail de recherche :
Patricio Guzmán, Guion y método de trabajo de la Batalla de Chile, Pampelune/Madrid, éditions San
Fermín/Editorial Ayuso-Hiperion, 1977 & Pedro Sempere, Patricio Guzmán, El cine contra el fascismo, Valencia,
Fernando Torres, 1977.
819
Biographie « pédagogique » du cinéaste disponible sur son site internet : International Film Seminars,
Arden House, Universidad de Columbia, Nueva York, EE. UU (site consulté le 17 juillet 2017).

242
« Pinochet imagina un nouveau modèle politique, un mélange de corporatisme et de
« pinochetisme ». […] national et chrétien, son projet visait à construire une « démocratie
autoritaire », à égale distance du « totalitarisme socialiste » et du « matérialisme occidental ».
Représenté par un « gouvernement autoritaire, apolitique et juste », l’État devait rechercher le
« bien commun », en s’appuyant sur les corps intermédiaires et les syndicats, « participatifs et
dépolitisés ». Le slogan de cette nouvelle démocratie est : « Travail, austérité, famille, femme,
jeunesse » »820.

Augusto Pinochet s’attèle également à éliminer l’opposition interne à la junte, jusqu’à


devenir l’unique chef du pays 821. Après quelques années au pouvoir, le dictateur et ses partisans
aspirent à l’institutionnalisation du régime, par le biais d’une Constitution mise à l’épreuve du
vote citoyen : elle est validée par une large majorité, et fixe les cadres de la nouvelle société
chilienne822. La défaite de la démocratie est ainsi ratifiée par la voie des urnes. Cet ordre
politique institué s’accompagne, à partir de 1975, d’un programme économique ultra-libéral,
fortement influencé par les thèses ultra-libérales nord-américaines de Milton Friedman823. Un
modèle qui contribue à vivifier l’économie chilienne, au risque d’une fragilité extrême due à la
dépendance aux fluctuations des marchés mondiaux824. Cela fait du pays un laboratoire du néo-
libéralisme. Ses réussites attirent, à nouveau, les regards du monde :

« De fait, le Chili continue à être source de révolution, fournissant une nouvelle fois au monde
entier une scène propice à l’expérimentation, pour la première fois, dans des paradigmes avant-
gardistes. Le Chili va anticiper, de fait, ce que plus tard Margaret Thatcher, Ronald Reagan ainsi

820
Pierre Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, op. cit., p.229.
821
« En 1978, il avait réussi à éliminer de la junte son principal concurrent, le général d’aviation Gustavo Leigh
Guzmán », idem.
822
« Par le référendum du 11 septembre 1980, Pinochet réussit à faire voter une nouvelle Constitution qui
s’inspirait de ces principes : un président élu à deux tours au suffrage universel et investi de pouvoirs importants
– dont l’initiative des lois ; un Sénat représentatif des intérêts régionaux ; une limitation réelle de l’action des partis
politiques au nom du principe de la nécessaire « dépolitisation » ; des droits individuels réduits, en raison de l’état
de siège », idem.
823
« Dépourvue au départ d’un programme économique de rechange, la junte adopta à partir de 1975 le modèle
néo-libéral proposé par ceux qu’on appelait à Santiago les Chicago boys, petit groupe d’économistes formés à
l’université Catholique de Santiago ou à l’Ecole des affaires de Valparaiso. La plupart d’entre eux avaient acquis
un doctorat en sciences économiques dans une université nord-américaine, Colombia, Berkeley, Boston, Yale,
MIT ou Chicago », Vayssière, op. cit., p.230.
824
« Cette « révolution économique » des militaires s’est aussi traduite par une sensibilisation extrême à la
conjoncture mondiale : les crises des années 1973-75 et 1982-83 et les booms des années 1975-1981, 1983-1989
ont marqué les reculs et les avances d’une économie excessivement spéculative. Mais le « miracle économique »,
tant vanté par les inconditionnels du régime militaire, reste d’une extrême fragilité », idem.

243
que les institutions financières et monétaires internationales vont consacrer comme l’unique
modèle de société possible dans les années 80 et 90 »825.

Cette « révolution silencieuse » contribue à accentuer les inégalités dans des proportions
nouvelles826. C’est une défaite pour celles et ceux qui avaient soutenu le projet de la voie
chilienne vers le socialisme. En guise de résistances, au-delà de quelques groupes émanant des
derniers bastions de l’Unité Populaire et du MIR luttant contre la dynamique dictatoriale depuis
la clandestinité, des pôles s’érigent pour s’opposer au régime. La priorité est de défendre les
victimes de la répression militaire, et ainsi affirmer la force de la notion de respect des droits
de l’Homme. L’Église catholique chilienne, menée par la figure charismatique du cardinal Raul
Silva Henríquez, est à la tête des oppositions à la dictature. Dès les premiers jours naît le Comité
Pro Paz, structure essentielle de soutien aux victimes de la junte militaire :

« Selon ses statuts, le Comité voulait fournir un appui économique, spirituel et juridique à tous
les chiliens qui se trouvaient en situation délicate à cause de la situation politique du pays. Sur
une période éphémère, il comptait sur quelques 300 médecins, assistants sociaux et avocats dans
tout le pays. Jusqu’à sa dissolution (à la fin de l’année 1975), quelques 7 000 personnes
trouvèrent un appui juridique ; dans les centres de santé et les hôpitaux, environ 75 000 patients
reçurent un traitement médical. Au sein des 400 cantines du pays, de nombreux enfants et jeunes
dans le besoin purent manger quotidiennement. À Santiago seulement, on a distribué jusqu’à
30 000 assiettes par jour. Le Comité a aidé quelques 5 000 étrangers à sortir du pays […]. De
même, le Comité participa à l’arrivée de nombreuses aides économiques venues de l’étranger
»827.

825
«Chile, pues, seguiría revolucionado, proveyendo al mundo entero una vez más un escenario ideal donde
experimentar por vez primera paradigmas vanguardistas. Chile, de este modo, se anticiparía a lo que muy luego
Margaret Thatcher, Ronald Reagan, y la institucionalidad financiera y monetaria internacional habrían de
consagrar en los años ochenta y noventa como la única solución posible», Sofia Correa, op. cit., p.294-295
(traduction personnelle).
826
« La « révolution néo-libérale » a divisé le pays en deux : d’un côté, les dirigeants politiques, l’armée et la
bourgeoisie d’entreprise ; de l’autre, les exclus de la prospérité. […] Par ailleurs, l’ultra-libéralisme a créé ses
nouveaux déclassés : petits commerçants, enseignants, employés », Pierre Vayssière, p.230-231.
827
«Según sus estatutos, el Comité quería brindar apoyo económico, espiritual y jurídico a todos aquellos chilenos
que se encontraban en la miseria personal o económica por la situación política del país. Temporalmente el Comité
contó con unos 300 médicos, asistentes sociales y abogados en todo el país. Hasta su disolución a fines del año
1975 unas 7.000 personas buscaron apoyo jurídico, en los puestos de salud y en las clínicas unos 75.000 pacientes
recibieron tratamiento médico. En los 400 comedores de todo el país muchos jóvenes y niños necesitados
recibieron su comida diaria. Solo en Santiago se distribuyeron hasta 30.000 platos de comida por día. El Comité
asistió a casi 5.000 extranjeros para salir del país […]. Gracias al Comité llegó mucho apoyo económico del
extranjero a Chile», Veit Strassner, M.A., «La Iglesia chilena desde 1973 a 1993: De buenos samaritanos, antiguos
contrahentes y nuevos aliados. Un análisis politológico», Teología y Vida, Vol. XLVII, 2006 (p.76 – 94), p.82
(traduction personnelle).

244
Sous la pression des militaires, Silva Henríquez dissout le Comité Pro Paz, pour fonder
le Vicariat de la Solidarité, foyer central des résistances internes. Inséré dans des réseaux
transnationaux, il œuvre à défendre les victimes de la dictature, en dévoilant ostensiblement les
atteintes aux droits de l’homme ; en informant l’opinion internationale des réalités du Chili
post-coup d’État ; en délégitimant la junte à l’international, tout en se faisant premier relais des
doléances des victimes de la violence militaire :

« Le Vicariat fut, durant les années suivantes, le fer de lance ecclésial de la lutte contre la
dictature. De fait, l’Église montrait qu’elle était capable et disposée à institutionnaliser son
engagement pour la défense des droits de l’homme. Elle était préparée pour s’impliquer dans un
conflit de longue durée avec le régime militaire. À cause du manque de soutiens civils dans un
contexte de répression et d’un pluralisme limité, l’Église crée son propre organisme pour mettre
ses pratiques en accord avec ses discours. Le Vicariat fut créé avec ses fonds propres. Ses
activités parlent d’elles-mêmes : jusqu’à la fin de la dictature, il a aidé en moyenne 90 000
personnes/an. Quelques 11 000 ont reçu une assistance juridique. Entre 1973 et 1988, il présenta
- avec son prédécesseur institutionnel – quelques 9 000 plaintes pour violation de la Constitution
; seules 23 furent traitées juridiquement. Grâce au travail du Vicariat, il n’y eut plus de cas de
disparition au Chili après 1977. De plus, le nombre de cas de torture diminua de façon notable.
Sa stratégie de collection d’informations, pour documenter et rendre publics les cas de violations
des droits de l’homme, le Vicariat réduit le pouvoir des militaires. On peut aussi évoquer les
contributions des ONG, de l’ONU et de l’isolement diplomatique en termes d’accusations liés
au régime de Pinochet. Le pouvoir de négociation de l’Église ne se basait pas sur des appels
moraux, mais bien plus sur l’organise puissante qu’elle bâtit grâce à ses propres efforts et
moyens. Au travers du Vicariat, l’Église fut tout ce qui était en son pouvoir pour délégitimer le
régime et augmenter l’agitation politique face aux militaires »828.

828
«La Vicaría fue durante los siguientes años la punta de lanza eclesiástica contra la dictadura militar. De esta
manera la Iglesia mostró que era capaz y que estaba dispuesta a institucionalizar su compromiso por los derechos
humanos. Estaba preparada para exponerse a un conflicto duradero contra el régimen militar. Por falta de
colaboradores seculares en esta situación de represión y de pluralismo limitado, la Iglesia creó su propio organismo
para poner en práctica lo que estaba pronunciando en sus declaraciones. Creó la Vicaría con sus propios recursos.
Las actividades de la Vicaría hablan por sí mismas: Hasta el fin de la dictadura la Vicaría ayudó a un promedio de
90.000 personas por año. Unos 11.000 recibieron asistencia jurídica. Entre 1973 y 1988 presentó –conjuntamente
con su antecesor institucional– unos 9.000 cargos de violación de la Constitución, de los cuales, sin embargo,
apenas 23 fueron tratados jurídicamente. Gracias a la labor de la Vicaría no hubo en Chile casos de desaparecidos
después de 1977. También el número de casos de tortura disminuyó notablemente. Por su táctica de juntar
información, documentar y hacer públicos los casos de violaciones de derechos humanos, la Vicaría limitó el poder
de los militares. También contribuyeron las diversas acusaciones de los organismos de derechos humanos y la
ONU y el aislamiento internacional. El poder de negociación de la Iglesia no se basó tanto en las apelaciones
morales, sino más bien en el organismo poderoso que la Iglesia creó por sus propios esfuerzos y recursos. A través
de este organismo la Iglesia hizo lo que estaba a su alcance para deslegitimar el régimen y aumentar el costo
político de los militares», Veit Strassner, M.A., op. cit., p.83-84 (traduction personnelle).

245
Au-delà des fantasmes sur la résistance intérieure chilienne, c’est au sein des réseaux de
défense des droits de l’homme que renaît, peu à peu, une opposition au pouvoir dictatorial. La
société civile pro-Unité Populaire est démantelée, proscrite829. La majorité des opposants sont
morts, en détention ou en exil. Mais les dynamiques de contestation ne s’éteignent pas pour
autant : elles se déplacent vers la défense des vaincus, malgré l’hostilité ambiante830. Cela
témoigne d’une tendance globale, à la fin de la décennie : l’essoufflement du paradigme
révolutionnaire.

b. L’essoufflement révolutionnaire : vers un changement de paradigme ?

Les années 1970 sont le théâtre d’un affaiblissement progressif du paradigme


révolutionnaire, central depuis la fin du premier conflit mondial. Un certain nombre de
dynamiques façonnent cette tendance, et favorisent une baisse significative des solidarités
envers le Chili, où la dictature s’institutionnalise.
La décennie consacre l’affaiblissement de l’idéologie marxiste, tiraillée par les échecs
de l’URSS, dévoilés par les mots de Soljenitsyne 831 ou encore la répression du printemps de
Prague en 1968 ; de Cuba, noyée dans une décennie grise où l’alignement sur l’URSS est
prégnant sur la radicalité novatrice originelle du projet de Fidel Castro ; de la Chine de Mao,
dont le bilan désastreux, notamment en pertes humaines et en respect des libertés

829
L’horizon des peuples de gauche s’était désintégré, entre désespoir et défaite. Une génération de travailleurs,
d’étudiants et d’intellectuels avait perdu ses leaders et ses illusions. Tourmentés par la paranoïa, la culpabilité,
éloignés de la vie publique et poursuivis en tant que « criminels », les survivants ont enduré leurs souffrances seuls
ou en groupes restreints. Beaucoup vécurent les dérives psychologiques de l’exil, incapables d’accepter la mort de
la révolution d’Allende, encore moins de s’adapter au quotidien sous le joug militaire («el mundo de la izquierda
se desintegraba entre la desesperación y la derrota. Una generación de trabajadores, estudiantes e intelectuales
había perdido a sus líderes y las ilusiones. Atormentados por la paranoia y la culpa, proscritos de la vida pública y
perseguidos como criminales, los sobrevivientes sufrieron solos o en pequeños grupos. Muchos de ellos quedaron
a la deriva en el exilio psicológico, incapaces de aceptar la muerte de la revolución de Allende o de ajustarse a una
vida bajo el mandato militar»), Pamela Constable Arturo Valenzuela, Una nación de enemigos. Chile bajo
Pinochet, Santiago, Ediciones Universidad Diego Portales, 2013, p.153 (traduction personnelle).
830
Pendant longtemps, les «droits de l’homme» furent considérés comme de la propagande marxiste par les élites,
et les quelques personnalités éminentes qui se positionnèrent clairement contre la répression furent marginalisées
(«durante años, los «derechos humanos» fueron sinónimo de propaganda marxista entre la elite, y los pocos
individuos prominentes que hablaron con claridad en contra de la represión fueron rechazados»), ibid, p.152
(traduction personnelle).
831
« En 1974 est publié L’archipel du goulag, dans lequel le dissident russe Alexandre Soljenitsyne témoigne,
avec une force particulière, de la réalité des camps en Union Soviétique. Le succès éditorial de l’ouvrage en
Occident est spectaculaire […]. Cet événement politico-éditorial va cristalliser un tournant brutal dans
l’engagement et dans la pensée : la critique d’un système politique, le totalitarisme, et d’une théorie sociale, le
marxisme ; deux phénomènes à la fois liés et distincts dans leur nature. Longtemps réduits à une pure mascarade
bourgeoise, les thèmes des droits de l’homme et de la démocratie reviennent au premier plan », Serge Lellouche,
« La critique du totalitarisme et le déclin du marxisme », Sciences Humaines, 2000-2001 (n°30),
https://www.scienceshumaines.com/la-critique-du-totalitarisme-et-le-declin-du-marxisme_fr_12234.html
(consulté le 2 aout 2017).

246
fondamentales, est connu des opinions internationales (notamment après sa mort, en 1976832).
On peut ajouter à cette liste des tentatives « marxistes » plus récentes, au Vietnam ou au
Cambodge :

« À la fin d’avril 1975, les communistes vietnamiens s’emparent de Saigon, que les Américains
doivent abandonner. Commence alors l’épopée tragique des boat people qui, prenant tous les
risques, s’embarquant sur des rafiots, bravant les requins, fuient leur terre natale. Leur pitoyable
exode ruine les illusions des intellectuels sur les vertus libératrices de la victoire des troupes du
Viêt-Cong. Au Cambodge, c’est le régime criminel de Pol Pot et des Khmers rouges qui donne
la mesure du délire sanguinaire d’hommes qui se recommandent de Marx et de Lénine »833.

Le renouvellement des termes du paradigme peine à trouver une place dans les
imaginaires de l’époque. Le modèle révolutionnaire marxiste est fragilisé, il porte le poids de
symboles négatifs à son encontre :

« À partir des années 1970, ces images de dissidents en lutte, de boat people fuyant le génocide,
d’un célèbre syndicat ouvrier en Pologne, plus tard d’un étudiant défiant un char sur la place
Tian’anmen, furent assurément les symboles vivants d’un changement de paradigme, et d’une
redécouverte des valeurs démocratiques »834.

Évoquons également les publications prolixes d’un certain nombre d’auteurs et de


courants idéologiques, qui désignent le marxisme comme ennemi à, si ce n’est abattre, au moins
fortement décrédibiliser 835. L’irruption de crises économiques, tout au long de cette décennie,
ont un impact global bouleversant les équilibres. Les conséquences, en termes sociaux,
culturels, symboliques entraînent la dialectique révolutionnaire classique à évoluer, à se parer
de consensus, de paradigmes unitaires, comme nous l’avons par exemple vu pour la France et
l’Italie. Progressivement, les transformations des sociétés occidentales raréfient la figure de
l’ouvrier, dépositaire symbolique de l’idéologie marxiste :

832
« la mort de Mao, le 9 septembre 1976, ouvre l’ère des révisions ; au banc des accusés, la « bande des quatre »,
parmi lesquels la propre veuve du Grand Timonier », Michel Winock, Le XXe siècle idéologique et politique, Paris,
Perrin, 2009, p.157.
833
idem.
834
Serge Lellouche, « La critique du totalitarisme et le déclin du marxisme », Sciences Humaines, 2000-2001
(n°30), op. cit.
835
« Un certain nombre d’auteurs surent, dès l’après-guerre, orienter la réflexion autour de cette opposition entre
totalitarisme et démocratie. Les années 1970 vont installer leur théorie sur le devant de la scène » : parmi lesquels
Hannah Arendt (américaine), Raymond Aron, Claude Lefort ou Cornélius Castoriadis. Ce ne sont que quelques
exemples, idem.

247
« [les crises des années 70] symbolisent de manière efficace le passage à l’ère post-industrielle,
marquée à la fois par la fin de la « centralité sociale » des ouvriers d’industrie, conséquence des
processus de restructuration industrielle et de la croissante tertiarisation de l’emploi, et par la fin
de la « centralité politique » du mouvement ouvrier et de ses porte-paroles (syndicats, partis,
conseils d’usine…) »836.

Cette altération structurelle pèse sur les élans collectifs. La force du libéralisme
triomphant, mettant au centre la figure de l’individu, conquiert alors des terres encore
impossibles à envisager quelques années auparavant :

« Le discours marxisant et révolutionnaire, dominant à la fin des années 60, a été remplacé avant
la fin des années 70 par un discours antimarxiste humaniste, libéral et humanitaire connu et
reconnu. Et même si les voix pertinentes n’étaient pas nombreuses, l’horizon de l’imaginaire
culturel a subi un bouleversement capital. […] Une explication de cette transformation prend la
forme d’un récit de conversion, au sens religieux du terme : Il y avait une constellation de vérités
épistémologiques et normatives, cette constellation est entrée en crise – véritable crise de
croyance, incroyable crise de vérité – ensuite elle est remplacée par une autre constellation de
vérités et de valeurs qui se rend compte des erreurs antécédentes »837.

Le cadre démocratique est la référence : les formes de la solidarité changent, la défense


d’un paradigme révolutionnaire laisse progressivement place à un autre paradigme avec la
défense des droits de l’homme 838. Les victimes des violences étatiques en sont des symboles.
L’année 1977 est un marqueur de cette dynamique nouvelle, car les Etats-Unis décident de se
joindre à cette nouvelle « vulgate »839 : s’associent très vite préoccupations pour les droits de

836
Ferruccio Ricciardi, « Crise du monde ouvrier et « question septentrionale » : l’usine de Dalmine (Lombardie)
dans les années 1980 », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 14 | 2012, mis en ligne le 15 septembre 2013,
consulté le 22 juillet 2017. URL : http://cei.revues.org/397 ; DOI : 10.4000/cei.397.
837
Julian Bourg, « Les contributions accidentelles du marxisme au renouveau des droits de l'homme en France
dans l'après-68 », Actuel Marx 2002/2 (n° 32), p. 125-138. DOI 10.3917/amx.032.0125, p.126-127.
838
« À bien des égards, la seconde moitié des années 1970 sanctionne l’émergence des droits de l’homme comme
nouveau paradigme de la politique internationale. L’assignation du prix Nobel de la paix à Amnesty International
en 1977 couronne une organisation pionnière, mais dont la stratégie était encore fondée sur la mobilisation de
l’opinion publique, au moment même où les droits de l’homme deviennent principalement une affaire de droit
international et de professionnels de la politique », Nicolas Guilhot, « Entre juridisme et constructivisme : les
droits de l'homme dans la politique étrangère américaine », Critique internationale, 2008/1 (n° 38), p. 113-135.
DOI 10.3917/crii.038.0113, p.117.
839
« La résurgence de la thématique des droits de l’homme dans les relations internationales remonte, en fait, à la
fin des années 70, plus précisément au 22 mai 1977, date d’un célèbre discours prononcé par Jimmy Carter à
l’Université Notre-Dame dans lequel il énonce son intention de moraliser la politique étrangère des États-Unis et
de placer, désormais, la défense des droits de l’homme au centre de cette politique », Frédéric Tiberghien, « La
place de l'homme dans la société internationale », Revue internationale et stratégique 2001/1 (n° 41), p. 63-91.
DOI 10.3917/ris.041.0063, p.64.

248
l’homme et modèle démocratique 840. Cela discrédite d’autant plus le modèle soviétique,
totalitaire et peu soucieux des droits fondamentaux des individus. Ce virage idéologique et
symbolique participe à une diffusion plus intense du modèle nord-américain. La globalisation
passe à un nouveau stade de son processus développement. Le respect des droits de l’homme
est une norme à fixer comme règle tacite mondiale :

« L’utopie communiste discréditée, l’universalisme humanitaire se substitue à la lutte des


classes. Les droits de l’homme deviennent, pour certains, la nouvelle religion de la fin du IIème
millénaire. Condamnés à vivre en économie de marché dans des démocraties libérales, les
hommes ont besoin d’une nouvelle utopie : les droits de l’homme peuvent en tenir lieu. […]
Cette religion des droits de l’homme correspond aussi à un patriotisme désincarné, sans histoire
et sans racine locale, qui dissocie l’appartenance à la communauté politique de l’appartenance
culturelle »841.

Pour les révolutionnaires qui subsistent, la leçon chilienne suscite une dynamique
double. D’un côté, les pragmatiques qui associent la révolution à une alliance des forces
progressistes d’un pays, pour avoir du poids dans le cadre démocratique. La gauche libérale
devient une nouvelle possibilité : la nature marxiste tend à s’évanouir, au profit de
préoccupations sociales moins radicales que du temps de l’Unité Populaire. Les trajectoires de
certaines figures hexagonales illustrent cette tendance : par exemple Chris Marker et son aveu
d’échec dans Le fond de l’air est rouge (qu’il clôt d’ailleurs sur l’année 1977). Des distances
naissent par rapport aux engagements, avec un recentrement individuel qui caractérise cette
époque nouvelle : on observe cela dans la trajectoire d’Yves Montand, grande figure de
l’engagement dans ses prises de positions autant que ses choix artistiques 842. Il se convertit, à
partir de la fin des années 1970, en un chantre d’un libéralisme triomphant, rompant avec les
engagements passés843.
D’un autre côté, subsistent certains mouvements de guérilla, qui se considèrent comme
seuls possibles dépositaires d’une révolution. Le cadre démocratique est considéré comme une
arme : le chassé-gardé des élites traditionnelles. De fait, les guérillas se pensent en dehors de

840
« Promouvoir les droits de l’homme, cela ne peut que revenir à disséminer et à institutionnaliser ces pratiques
gouvernementales démocratiques, c’est-à-dire à faire de l’ingénierie démocratique », Nicolas Guilhot, op. cit.,
p.129.
841
Frédéric Tiberghien, op. cit., p.66.
842
On peut souligner ses collaborations avec le cinéaste franco-grec Costa Gavras sur un certain nombre de films
à forts contenus politiques, tels que Z (1969), L’aveu (1970) ou encore Etat de siège déjà cité (1972).
843
Témoignage de cette évolution : l’émission télévisée Vive la crise ! qu’il anime le 22 février 1984 sur Antenne
2, où Montand défend l’idée d’un syncrétisme profond entre socialisme et capitalisme (austérité budgétaire et
confiance dans l’entreprenariat privé).

249
ce cadre, et considèrent la violence armée comme seule issue pour arriver au pouvoir. L'exemple
du Nicaragua est le plus emblématique de l’époque, car le Front sandiniste renverse la dictature
de Somoza et accède au pouvoir le 19 juillet 1979, lorsque la capitale Managua est libérée 844.
Durant la même période, de nombreux mouvements de guérillas bousculent les équilibres
traditionnels en Amérique centrale (au Guatemala, au Salvador), et dans les Andes (Colombie,
Pérou). Pour autant, l’intensité de ces mouvements de remise en question des pouvoirs en place
est moindre par rapport aux pulsations des années 1960-70 (hormis au Nicaragua).
Patricio Guzmán, lorsqu’il entre dans le cercle des artistes engagés reconnus à
l’international, vit une véritable crise personnelle, où se mêlent labyrinthes de la condition
d’exilé, perte du sens de la vie laissée en terres chiliennes et traumatismes devant la sensation
de vide qui s’offre à lui. Que faire lorsque tout semble s’être allé ?

3. El poder popular. Un hommage nostalgique : de l’histoire à la


célébration mémorielle ?

a. Crise personnelle et répercussions artistiques

« Nepantla, premier mot dans la langue Nahuatl utilisée pour décrire la condition des peuples
indigènes après la colonisation des Amériques. On pourrait proposer comme traduction
approximative : ni ici ni là, mais ici et là. Quelle définition plus juste de l'exil ? Un endroit non
représentable mais qui se débat cependant entre des limites linguistiques, géographiques,
psychologiques et sociales. Un endroit où l'on n'arrive pas à distinguer le dedans du dehors, où
le sens devient à ce point inextricable que seule en émerge une énorme confusion, mais seulement
à travers des manifestations extrêmement bizarres »845.

Entre le moment où le cinéaste quitte le Chili, en octobre 1973, et la fin du montage du


deuxième volet de La batalla de Chile, la conscience de la fin de son monde chilien (et donc,
de sa condition d’exilé) semble ne pas être assimilée par l’artisan de Viva la libertad. Il se trouve
entre déni de réalité et décalage, cultivé, par rapport à la « vie normale » :

« Je me sentais comme dans une sorte de porte-avion, qui avait échappé au naufrage, et je
continuais de vivre comme si Allende n’était pas mort, comme si rien ne s’était passé »846.

844
Pour approfondir le sujet, le chapitre « Nicaragua : une révolution avortée (1960-1990) » est une ressource de
choix, dans Pierre Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, op. cit., pp.239-260.
845
Berta Roth, L'exil – des exils, Paris, L'Harmattan, 2003, p.7-8.
846
Je me sentais dans une sorte de porte-avions qui, pour une raison quelconque, avait évité le naufrage, et je
continuais à vivre en faisant comme si Allende n’était pas mort, comme si rien de s’était passé («Me sentía en una

250
De l’aveu même du documentariste, jonglant entre voyages, escapades madrilènes et
travail de montage à Cuba, la période post-El golpe de estado représente une époque
chancelante de son existence847 : c’est une cassure dans l’élan créatif qui a porté le cinéaste et
son équipe depuis le début de l’exil. Elle s’incarne également dans les bouleversements dans sa
vie privée, occasionnant une désorientation profonde :

« Je me suis séparé de ma femme, qui est restée à La Havane avec mes filles. La police espagnole
m’a fiché, comme presque tous les chiliens qui s’étaient exilés en Espagne. On m’a refusé trois
fois la demande de nationalité. Dans ce contexte, j’ai sombré dans une sorte crise personnelle,
avec la perte de la notion du temps. D’abord, je suis entré dans un hôpital madrilène. A La
Havane, alarmé, Pedro Chaskel a sollicité une assistance médicale. Je suis donc revenu à Cuba,
où je suis resté hospitalisé jusqu’à la disparition des symptômes »848.

À l’image d’une passion chilienne s’étiolant lentement au sein de l’opinion


internationale à la fin des années 1970, Patricio Guzmán entre une certaine lassitude militante
face à un régime militaire bien installé849. Il prend conscience de sa condition d’exilé, après
quelques années acharnées dans la condamnation de Pinochet et ses hommes850, doublée d’une
nostalgie pour un passé révolu851. L’artiste traverse une crise personnelle, à partir de 1976 852,

especie de portaaviones, que por alguna razón se había salvado del naufragio, y yo seguía allí como si Allende no
hubiera muerto y como si nada hubiera pasado»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.153 (traduction personnelle).
847
La rupture de notre univers social induit une crise identitaire (psychologique, intellectuelle, émotionnelle,
idéologique). Cela a pour conséquence l’expression exacerbée, concentrée, des conflits latents (inhérents à chaque
famille, à chaque groupe humain en général), au niveau intra (personnel) ainsi qu’inter psychologique (nos
relations amicales, amoureuses, politiques) («El quiebre de nuestro mundo social implica una crisis de identidad
(psicológica, intelectual, emocional, ideológica). Esto trae como consecuencia la exacerbación y concentración de
conflictos latentes (inherentes a toda familia, grupo humano en general) a nivel intra (personal) e Inter psicológico
(nuestras relaciones de amistad, amorosas, políticas)»), Jorge Barudy, Franco Basaglia, Michel Bonami, Namur
Corral, Eduardo Duran, Johanna Martens, Agusto Murillo, Darío Páez, Jorge Serrano, Así buscamos rehacernos:
represión, exilio, trabajo psico-social, Bruxelles, COLAT/CELADEC, 1980, p.193 (traduction personnelle).
848
«me separé de mi mujer, que seguía en La Habana con mis hijas. La policía española me tenía fichado, como a
casi todos los chilenos que habíamos llegado a España. Me negaron tres veces la petición de nacionalidad. En este
contexto caí en una especie de crisis, con una pérdida de la noción del tiempo. Primero estuve en un hospital de
Madrid. Muy alarmado en La Habana, Pedro solicitó al ICAIC asistencia médica para mí. Volví a Cuba donde
estuve hospitalizado hasta que fueron desapareciendo los síntomas», ibid, p.154 (traduction personnelle).
849
Lorsqu’on arrive à la troisième partie, El poder popular, l’esprit n’était plus à la négation mais à l’acceptation,
ce qui rend toujours le travail plus délicat («Cuando llegamos a la tercera parte, El poder popular, ya no era tanto
un espíritu de negación sino de aceptación, y eso hace siempre más complejo el trabajo»), témoignage de Julio
García Espinosa, Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.186 (traduction personnelle).
850
Pendant toute la période de montage des deux premiers volets, entre octobre 1973 et mai 1976, je ne me suis
jamais réellement senti en exil («Mientras duro el montaje de las dos primeras partes, desde octubre de 1973 hasta
mayo de 1976, yo nunca me sentí realmente en el exilio»), Ricciarelli, op. cit., p.152 (traduction personnelle).
851
Lorsqu’on travaillait avec la Moviola, nous étions dans une sorte de machine à remonter le temps. Nous
regardions un passé qui s’était déjà envolé. […] Nous pensions sans cesse au film, et nous dormions sûrement en
rêvant du film («Cuando trabajábamos frente a la moviola, estábamos en una especie de máquina del tiempo.
Vivíamos mirando un pasado que ya no existía. […] íbamos pensando en la película a la ida y volvíamos también
pensando en la película a la vuelta, dormíamos seguramente sonando con la película»), ibid, p.153 (traduction
personnelle).
852
Une fois les deux premières parties terminées, j’ai sombré dans une profonde dépression. J’ai été hospitalisé
durant une longue période, et j’ai mis plusieurs années pour récupérer totalement. Je me sentais comme quelqu’un

251
qui rejaillit dans la conception et les contenus du troisième volet de la trilogie : El poder
popular853. C’est donc dans un état « d’épuisement militant » aigu 854 que se conclut, en 1979,
le montage de cet ultime volet, non sans une certaine nostalgie d’un « paradis perdu », incarné
par les diverses expressions du peuple chilien durant les mille jours de la présidence de Salvador
Allende.

b. Une œuvre douloureuse et discrète

Le documentariste chilien est dans un trouble labyrinthique, dans le désert des


perspectives et des portes ouvertes sur demain lorsqu’il façonne, depuis la table de montage, El
poder popular. À la recherche du sens d’une existence bouleversée par l’exil et la violence des
évolutions du monde, l’artiste choisit dans ce troisième volet de revenir, à l’aide du matériel
filmique accumulé dans la dernière année de l’Unité Populaire, aux effluves d’une époque
envolée855. À la recherche du temps perdu 856, d’un moment où l’individu vivait la révolution
par le prisme de la caméra, enthousiasmé par les émanations venues du Peuple afin de répondre
à l’offensive contre-révolutionnaire, à partir des grèves d’octobre 1972. L’acte créatif peut être
une manière de sortir du brouillard existentiel que traverse Patricio Guzmán à la fin des années
1970 :

« L’exil, c’est d’abord quitter la terre pour… disparaître dans les cieux. Sans doute pour voir des
nuages »857.

L’inscription temporelle de ce troisième volet diffère des précédents car l’ambition est
ici de retracer les réactions populaires face aux attaques adverses, pour mettre en exergue les
solidarités, l’héroïsme du peuple : donc des grands perdants du coup d’État. Le ton du film

à qui on avait volé sa propre vie, je flottais dans l’air. […] Cela m’est arrivé un peu plus tard, en 1976 («Una vez
que terminé estas dos primeras partes caí en una fuerte depresión. Estuve varios meses en un hospital y me costó
varios años llegar a una relativa recuperación. Me sentía como si me hubieran robado mi propia vida, me sentía en
el aire. […] Eso me paso a mí un poco después, en 1976»), Ricciarelli, op. cit., p.153 (traduction personnelle).
853
En 1978, on commence à monter la dernière partie, qui fut assez difficile à créer («En el 78 empezamos a
montar efectivamente la última parte, que era bastante difícil»), ibid, p.154 (traduction personnelle).
854
La troisième partie fut la plus difficile de toutes, au point même que Patricio rechignait à y travailler («La
tercera parte fue la más difícil de todas, al extremo de que el mismo Patricio se resistía a trabajarla»), témoignage
de Julio García Espinosa, Ruffinelli, op. cit., p.186 (traduction personnelle).
855
« L’exil c’est laisser son corps derrière soi, disait Ovide. Et avec son corps, ses mots, ses secrets, ses gestes,
son regard, sa joie… », Atiq Rahimi, La ballade du calame, Paris, L’iconoclaste, 2015, p.11.
856
« Le voyage dans le passé est imprégné du lyrisme d’un amour mystérieux, saccadé et fragmenté », Yvette
Biro, Le temps au cinéma, 2007, op. cit., p.103-104.
857
Atiq Rahimi, op. cit., p.42.

252
invite à l’hommage, à l’approfondissement de ces moments révolutionnaires méconnus858.
C’est une démarche mémorielle réfléchie, nourrie par la douleur, la nostalgie d’une époque
envolée :

« Le documentaire affine l’art des rapports entre le présent et la mémoire, se fait exploration
sentimentale du passé et instrument pour la connaissance historique »859.

Se mélangent une multiplicité de paroles, d’ardeurs et de ferveurs révolutionnaires, alors


même que la situation chilienne devient tous les jours plus difficile pour ces catégories sociales
en proie à de sérieuses difficultés matérielles. Elles sont notamment alimentaires, ce que
documente le film en évoquant le système de distribution public, appuyé par les organisations
populaires860. Afin de mener l’entreprise filmique à son terme, le cinéaste chilien utilise les
bobines de son moyen-métrage précédent, La respuesta de octubre, sauvées en même temps
que le matériel filmique du projet Tercer Año 861. Toutes ces images lui permettent de centrer
l’œuvre sur les dynamiques du pouvoir populaire. Ce dernier se pose peu à peu en soutien
critique virulent de l’Unité Populaire, en critiquant ses orientations, en dépassant le cadre
qu’elle est censée régir. Il est un autre moteur de la mise en doute, de la critique à peine voilée
du cadre strictement démocratique que Salvador Allende et ses partisans voulurent à tout prix
respecter. L’art met ainsi en relief le contraste entre la créativité des hommes et les normes qui
définissent les cadres en dehors desquels il serait proscrit d’inventer des solutions face aux
impasses du présent.
Un exemple cinématographique incarne cela : les difficultés alimentaires. Devant la
pénurie touchant notamment les quartiers les plus défavorisés de la capitale, certains militants
se déplacent jusqu’au quartier de Maipú, en périphérie de Santiago. Le but est de rallier les
paysans à leur cause, pour occuper les terres abandonnées, afin de les travailler et ravitailler

858
Cet volonté de décortiquer une facette du phénomène révolutionnaire est dans la continuité du projet dans les
deux premiers volets de la trilogie. Cela répond à la logique de Patricio Guzmán et son équipe, selon une démarche
qui s’incarne dans les mots d’Umberto Eco : « Il y a deux manières de marcher dans les bois. La première est
d’essayer un ou plusieurs itinéraires (dans le but de sortir aussi vite que possible) ; la seconde est de marcher pour
essayer de découvrir à quoi ressemble ce bois, pour comprendre pourquoi certains chemins sont accessibles et
d’autres pas », issu de Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, cité par Yvette Biro, p.54.
859
Guy Gauthier, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p.248.
860
Avec les commandos populaires, les bénévoles et une structure d’associations de quartiers qui permettent de
répartir les maigres richesses entre les citoyens dans le besoin.
861
J’avais pu sauver le négatif de La respuesta de octubre avec les bobines de La batalla de Chile. Plus tard, en
1979, j’ai démonté cette œuvre, et j’en ai inclus des extraits au sein d’El poder popular («Yo pude sacar del país
ese negativo [La respuesta de octubre] junto con los materiales de La batalla de Chile. Y después, en 1979, lo
desmonté y lo incluí en la tercera parte de la trilogía, que se llama El poder popular»), Cecilia Ricciarelli, op. cit.,
p.116 (traduction personnelle).

253
plus efficacement la capitale, sans intermédiaires. La difficulté vient de la volonté de respect de
la législation du gouvernement, qui envoie un de ses représentants sur le terrain. La caméra
relate les discussions, conflictuelles, entre ce dernier et des partisans d’une accélération
révolutionnaire, qui mettent en accusation la politique gouvernementale. En immortalisant cette
scène, Patricio Guzmán interroge : qui est révolutionnaire ? Qui freine le processus ? Ses limites
sont-elles justifiées ? Cette incursion du tournage dans les champs met en exergue de
nombreuses problématiques régissant les rapports entre pouvoir étatique et pouvoir populaire.
Précisons que les caractéristiques visuelles et rythmiques qui forgent La insurrección
de la burguesía ainsi que El golpe de estado sont prolongées dans El poder popular : par
l’omniprésence des paroles individuelles pour illustrer des dynamiques collectives, par la
vitalité de l’espace urbain, véritable protagoniste du film, avec l’étendue des manifestations qui
le peuplent. La profusion visuelle d’individus faisant corps social se mélange aux effusions
sonores que les passions suscitent. Mentionnons aussi la variation entre plans rapprochés et
plans larges pour documenter le quotidien de la capitale chilienne, où règnent les mécaniques,
avec cette attention pour les transports publics, ou encore les véhicules faisant guise de
transports. Au-delà d’une attention toute particulière aux opinions des travailleurs, le
documentariste les filme sur leurs postes de travail, avec un éloge visuel aux gestes, à ce
laborieux labeur. Patricio Guzmán insiste sur le mouvement des hommes et des machines, sur
la maîtrise des instruments de travail par les ouvriers, dignes représentants de cette « classe »
que la dialectique marxiste définit. De fait, les cordons industriels sont le théâtre principal de
ce troisième volet, pour dessiner, cinématographiquement, une ambiance, un univers à la
croisée des chemins (révolutionnaires) dans les débuts de l’année 1973.
De nombreux outils visuels communs aux deux premières parties sont mobilisés, mais
le ton du film diffère de ses prédécesseurs. Dès l’introduction, une musique se joue : très lente,
très triste. Une flûte de pan ouvre l’expérience filmique. Ce même air, lancinant, nostalgique,
devient une ritournelle, en réapparaissant trois fois durant les 80 minutes d’El poder popular.
Patricio Guzmán convoque le passé proche pour célébrer la beauté, la puissance du vécu :

« Derrière le sacrifice aberrant et obstiné des vies volées, perce la nostalgie des mondes possibles
que le monde réel a fait voler en éclats, et derrière la nostalgie la persévérance de nouveaux
possibles »862.

862
François Niney, op. cit., p.99-100.

254
La destruction du Chili de l’Unité Populaire mise en place par la dictature militaire ne
doit pas effacer l’inventivité, l’alternative héroïque que représentent les radicalités d’hier : c’est
précisément la volonté du documentariste, encore traumatisé par son expérience de la
violence863. L’héroïsme d’hier est matérialisé par quelques propositions esthétiques, notamment
une séquence, dans les mines de salpêtre du nord du pays. Les mineurs sont filmés lorsqu’ils
pénètrent sur leur lieu de travail, caractérisé par l’obscurité, les fumées, la moiteur. Leur passage
de la lumière à l’ombre, dans une atmosphère irréelle, est une séquence d’héroïsation. Mais ces
ombres venant après la luminosité du dehors symbolisent aussi l’évanouissement du paradigme
révolutionnaire864. D’autres nouveautés artistiques attestent de quelques tentatives
expérimentales pour étayer le vocabulaire filmique de la trilogie documentaire.
D’abord, on évoque la mise en abîme des informations émanant des médias grâce au
tournage, lors de l’enregistrement d’un journal télévisé, depuis le plateau, où le couple mixte
de présentateurs est un relais narratif pour structurer la trame informative d’El poder popular.
Ensuite, la musique, qui se présente comme un haut-parleur d’aspirations massives, avec une
séquence où un concert d’Inti-Illimani est filmé sur la pelouse de l’Estadio Nacional : d’abord
à l’aide d’un travelling en plan serré sur les visages des membres du groupe, puis avec un plan
fixe filmé derrière la scène, soulignant le contraste entre les artistes et l’immensité des tribunes
de spectateurs en liesse. La poésie filmique du cinéaste, teintée d’abstraction, s’incarne aussi
dans une représentation non figurative de l’énergie révolutionnaire populaire dans une
séquence. Filmée en plan fixe depuis un véhicule en mouvement, elle met à l’honneur un jeune
charretier aux cheveux longs, archétype de la figure révolutionnaire. Il court, il glisse, il survole
le bitume pour déplacer son outil de travail et participer à l’effort collectif. Son chemin est celui
des rues, des murs de la capitale chilienne, et la séquence, au-delà d’une poésie métaphorique
évidente, témoigne de l’atmosphère de cette époque de par les caractéristiques visuelles
urbaines, ainsi que par l’importance de la luminosité naturelle, s’inclinant vers un soleil
envoûtant : c’est une autre métaphore de l’aurore révolutionnaire. L’expérimentation visuelle
s’exprime, enfin, avec un jeu sur le zoom de la caméra, au sein d’une usine des cordons
industriels de Santiago, rythmé par les cris vindicatifs enregistrés durant des manifestations des
partisans de l’Unité Populaire. L’énergie brutale des zooms fait écho à l’ardeur des convictions

863
« Pour beaucoup, le documentaire, c’est le travail du deuil : redonner une présence à ce qui a disparu ou est en
train de disparaitre, trouver un sens actuel à la mort pour qu’on n’ait pas vécu pour rien», François Niney, op. cit.,
p.267.
864
Ici les propos de Raul Ruiz donnent à méditer sur les rapports entre ombre et lumière : « un éclairagiste n’est
rien de moins qu’un inventeur d’ombres. Mais on ne le sait pas », p.22, dans le chapitre « Ombre » (pp.22-34),
Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, 2, Paris, éditions Dis voir, 2006.

255
de celles et ceux luttant pour la bonne tenue du projet révolutionnaire. Qu’il soit en phase, ou
même plus profond que celui défendu par Salvador Allende durant l’année 1973.
Précisons que ce troisième volet semble avoir été l’objet de moins de préoccupations
pédagogiques, explicatives que ses prédécesseurs. La voix off est moins présente pour
contextualiser ce que le Chili vit. L’usage du sous-titrage pour identifier les différents
protagonistes est cette fois-ci absent. Il est question de nombreux moments où le contenu
révolutionnaire même est largement étayé, donnant parfois la sensation d’une œuvre pour
marxiste « aguerri ». L’œuvre filmique présentée est plus « brute », moins accessible, moins
didactique. Son montage se révèle plus rudimentaire : il s’agit de dévoiler l’ampleur des
créativités populaires en période de crise. L’esprit du « cinéma imparfait » cher à Julio Garcia
Espinosa plane sur El poder popular, avec une effervescence des opinions du Peuple, avec ses
visages, ses mots. Seul le personnage d’Ernesto Malbrán, militant et idéologue impliqué dans
la formation idéologique des travailleurs dans les mines de salpêtre du nord, se démarque de
ces concitoyens de par un charisme fort et une profusion discursive soutenue.
El poder popular s’ouvre visuellement sur les militaires chiliens, encadrant un défilé
présidentiel où Salvador Allende parcourt les rues de la capitale, saluant une foule teintée
d’effluves sonores. Le documentaire se clôt sur un long zoom arrière sur l’immensité du désert
d’Atacama, en plan fixe. Dans le même temps, on saisit des échos de plus en plus faibles d’une
discussion entre ouvriers chiliens, friands de cette ère révolutionnaire à venir. Hanté, le désert
incarne le vide laissé par une utopie assassinée. Il fait écho au vide en soi, saveur connue de
Patricio Guzmán à cette époque865. Que celui qui rêve ressent lorsque le songe s’enfuit. L’image
est aride, dépeuplée, inerte. Elle marque un contraste saisissant avec l’ambiance qui émane de
la majeure partie de la trilogie, en soulignant le vide, les énergies envolées, jusqu’au souffle de
la solitude :

« Nostalgie de la vie des autres. C’est que, vue de l’extérieur, elle forme un tout. Tandis que la
nôtre, vue de l’intérieur, paraît dispersée. Nous courons encore après une illusion d’unité »866.

Seule la mémoire, traduite en œuvre filmique, permet de laisser vivre les pulsations d’un
passé proche écrasé. Et puis, comment continuer ? Le cinéaste confie, par la fin qu’il donne à

865
« Rien de lui n’est senti pour lui-même parce qu’à chaque moment du monde s’attache toute une série d’images
de mort ou de désespoir. Il n’y a plus de matin sans agonies, plus de soir sans prisons et plus de midi sans carnages
épouvantables », Albert Camus, Carnets II. Janvier 1942-Mars 1951, Paris, Gallimard, 1964, « novembre 1943 »,
p.120.
866
ibid, « Fin aout 1942 », p.40.

256
sa trilogie, l’incertitude de la suite de son existence, après le temps passionnel de l’Unité
Populaire867. Il conclue par un désert, au nord. Cela marque l’horizon aride d’un être désorienté.

El poder popular, dans ses cheminements, est une énigme. En effet, nos recherches ont
révélé que n’existent que des mentions éparses de diffusions à l’international 868. Les raisons de
cette absence sont multiples. D’abord, s’essouffle l’enthousiasme de l’équipe du film, rattrapée
par la réalité après une aventure intense, où l’exil joue de tout son poids sur l’essence des
individus. Ensuite, un Patricio Guzmán en proie à des difficultés d’ordre personnel,
occasionnant une sorte de désengagement par rapport à l’immense créature trilogique qu’il
façonne durant une grande partie de la décennie. De plus, la baisse de régime de l’aura
internationale des événements chiliens, à la fin des années 1970, influe sur les opportunités de
diffusion. Enfin, la distanciation faite par un certain nombre de cinéastes et d’artistes, jadis
médiateurs culturels privilégiés pour diffuser les « voix du Chili » au sein de leurs pays, est
cruciale. De ce fait, nous n’avons que peu d’informations pour aborder les diffusions et
réceptions de ce troisième volet à l’international.

Le moment révolutionnaire, grandement affaibli au sein des sphères intellectuelles et


militantes, se mue progressivement en un souvenir ému d’une époque révolue. Le Chili de
l’Unité populaire, mis en image par Patricio Guzmán, par d’autres cinéastes, et également
magnifiés par de multiples propositions artistiques, scientifiques, incarne alors, dès la toute fin
des années 1970, une autre page dans le livre des mythes révolutionnaires. Cette époque est un
chapitre notable dans l’ouvrage fondateur des peuples de gauche du monde. C’est une autre
page au panthéon d’un « temps rouge », sur laquelle le début d’une nouvelle décennie semble
mettre un point final. L’avenir semble être bordé d’autres possibles. Ainsi François Mitterrand,
élu président de la République française en mai 1981, dépose au moment de son investiture
deux roses, sur les tombes de Jean Jaurès et Jean Moulin, au Panthéon, le jeudi 21 mai de la
même année869. Sur le chemin le menant vers ce monument à la gloire des grands hommes de
la nation française, il est accompagné d’Hortensia Bussi, veuve de Salvador Allende. Elle est
un symbole de l’Unité populaire envolée, d’une démocratie déchue, de libertés bafouées et

867
« restituer au passé l’incertitude de l’avenir» (d’après les mots de Raymond Aron), dimension essentielle à la
compréhension de l’histoire comme action et passion des hommes, et non comme « fatalité rétrospective » »,
François Niney, op. cit., p.265.
868
Au niveau européen, nous avons seulement relevé une allusion à une présentation, au festival de Pesaro, en
Italie : « le Festival de Pesaro », Positif, n°259, septembre 1982, p.48.
869
« L’investiture de François Mitterrand », Soir 3, 21 mai 1981, Archives INA (source :
http://www.youtube.com/watch?v=CNNRhfF4LQQ, consultée le 17 mai 2017).

257
d’une tentative révolutionnaire mise en échec. L’image est poignante : Mitterrand, soutenu par
« La Tencha », s’affirme en Président « socialiste » conscient du poids du passé. Il est aussi
tourné vers l’avenir, entrevu comme peuplé d’espoirs, de réformes et de changements, dans les
limites de la social-démocratie, nouveau référent politique.

Le drame chilien a participé à un certain nombre de redéfinitions des paradigmes durant


les années 1970. Elle officialise, principalement au sein du monde occidental, la défaite d’une
vision marxiste de l’avenir, au profit d’un pragmatisme unitaire où les révolutions se muent en
velléités réformistes. Cette déroute n’ignore pas la force des solidarités, la vigueur des liens
sociaux, des communautés d’engagements que le drame chilien a contribué à vivifier. Mais il
convient de noter qu’à l’aube des années 1980, la bataille idéologique entre libéralisme et
révolution penche en faveur d’un adoucissement du radicalisme marxiste. Et autant qu’au sein
d’une dynamique presque globale, on observe, dans la vie et les engagements de Patricio
Guzmán, une période de remise en question. Après avoir été absorbé par les passions des années
1960-70, et leurs conséquences traumatiques, le cinéaste marque le pas 870. Il décide de
bouleverser repères et équilibres en quittant Cuba pour l’Espagne. Un nouveau chapitre s’ouvre
dans l’itinéraire de l’artiste.

870
En réalité, j’ai vécu dans les limbes pendant six ou sept ans. Lorsque La batalla de Chile s’est terminée, j’ai
quitté la table de montage et, pendant longtemps, je ne savais pas où j’étais («En realidad yo viví en una especie
de limbo durante seis o siete años. Cuando se terminó La Batalla de Chile salí de la mesa de montaje y durante
mucho tiempo no sabía dónde estaba»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.155 (traduction personnelle).

258
TROISIÈME PARTIE : PUISQU’IL FAUT
VIVRE. EXIL, MOUVEMENTS ET
MEMOIRES DU MONDE (1979-1997)

259
« J’ai beau me fuir, je ne retourne qu’à moi-même »871.

Santiago du Chili, 1997. Entre le 6 et le 17 mai se tient le premier Festival International


de Documentaire dans la capitale chilienne. C’est un événement modeste, fruit des efforts de
quelques passionnés pour faire vivre l’art documentaire dans un pays encore traumatisé par dix-
sept années d’un violent joug militaire. Surgit l’occasion, pour un public d’amateurs, de voir
pour la première fois une œuvre majeure du cinéma politique mondial : La batalla de Chile.
Vingt-quatre ans après la fin du tournage, la trilogie s’invite en terres chiliennes. C’est un long
chemin, où l’expérience de l’exil a profondément bouleversé le rapport de Patricio Guzmán à
sa patrie, mais aussi à son existence et ses prolongements créatifs. Comment a-t-il pu
transcender le déchirement, le drame, la disparition de ses rêves révolutionnaires ? Ici nous
évoquons ses voyages, ses expériences, ses errances, entre Amérique latine, Espagne, France.
Pour finalement revenir dans un chez-lui évanoui : le Chili.

A. L’exil : l’être à la recherche de souffles

«Patricio était instable émotionnellement à cette époque. Il était mal après La batalla de Chile,
parce qu’il eut notamment du mal à accepter sa soudaine célébrité. Il vint du jour au lendemain.
Il devint une sorte de « rockstar », et cela fut une expérience forte pour lui »872.

L’odyssée que représente La batalla de Chile, dans l’existence humaine et artistique de


Patricio Guzmán, se termine dans une nostalgique douleur d’un temps envolé, d’un âge d’or
chilien. L’existence avait un sens dans l’engagement pour une société radicalement différente.
L’artiste avait une fonction créatrice fondée sur le partage de la ferveur révolutionnaire, lui
permettant d’approfondir son expérience individuelle en se liant avec les populations jadis
marginales de la société chilienne. L’obligation du départ, cet exil volontairement choisi,
bouleverse totalement l’existence du cinéaste, jusqu’à l’éloigner progressivement des équilibres
qui régissaient jusqu’alors sa vie personnelle et sociale, après la longue parenthèse cubaine :

871
Atiq Rahimi, La ballade du calame, Paris, L’iconoclaste, 2015, p.35.
872
«Patricio estaba descompensado emocionalmente en esa época. El venía mal después de La batalla de Chile,
porque para él fue muy difícil hacerse famoso de repente. Pasó a ser una celebridad de un día a otro. Pasó a ser
como una «rock star», entonces fue muy fuerte para él», propos de Gloria Laso, compagne du cinéaste à l’époque,
tirés d’un entretien fait à Santiago du Chili, le 16 juin 2015 (traduction personnelle).

260
« Au final, je me suis retrouvé sans pays, sans mes filles, sans thématique et sans projet à venir.
J’ai commencé à savoir ce qu’était vraiment l’exil, à m’habituer à vivre dans une ambiance
différente. […] Je ne savais pas quoi faire. Au sein de l’ICAIC, on m’avait dit que je pouvais
proposer des projets filmiques. Mais rien ne vint à mon esprit. Finalement, je suis retourné en
Espagne pour trouver un nouveau chemin ».873.

Lorsque Patricio Guzmán décide de quitter la terre d’adoption du Che Guevara, il choisit
de revenir à Madrid, une ville sécurisante car connue et appréciée. Il s’installe avec sa compagne
de l’époque, Gloria Laso, une actrice chilienne elle-aussi victime de la violence militaire et
exilée. Une force vitale l’anime : énergie que l’art accompagne et transcende parfois, inspirant
sans cesse de nouvelles aventures créatives, entre attachement aux valeurs, aux pratiques
connues et désir (nécessaire ?) de bouleversements dans sa manière d’appréhender le cinéma.
Le but est de redéfinir les contours de ses fondements artistiques, comme on remet en question
sa propre existence humaine lorsque l’on traverse un tumulte existentiel 874.

1. À la recherche d’une identité

Pour évoquer l’existence de Patricio Guzmán, notamment lors de cette trouble décennie
1980 qui s’ouvre, il est impossible de ne pas approfondir ce qu’est l’exil, et les sensations qu’il
suscite chez celles et ceux qui ont dû emprunter les chemins de cette aventure. Cette condition
particulière, où les vertiges d’hier s’accordent comme ils le peuvent avec la nouveauté des jours
et des expériences, conditionne les itinéraires des êtres, leurs choix, leurs doutes, leurs envies,
leurs idées, mais aussi leurs peurs. Avant d’évoquer ce que cela signifie dans l’art et l’existence
du documentariste chilien, il est important d’essayer de cerner la complexité générale de l’exil.

873
«Al final me encontré sin país, sin hijas, sin temática y sin proyecto. Comencé a saber lo que era el exilio,
habituarme a vivir en un ambiente distinto. […] No sabía qué hacer. En el ICAIC me decían que podía presentar
proyectos. Pero no se me ocurría nada. Finalmente me fui otra vez a España a buscar camino», Cecilia Ricciarelli,
op. cit., p.154 (traduction personnelle).
874
« Pendant cinq ans, j’ai tout sublimé. Je ne touchais pas terre. Je me protégeais de l’extérieur, concentré sur
mon devoir, mais lorsque cette tâche a été achevée, j’ai sombré, comme les autres, dans une grave crise personnelle
qui m’a retiré dix ans de vie », propos de Patricio Guzmán, « Les deux mémoires du Chili », Jean-Claude
Raspiengeas & François Gorin, Télérama, 10 octobre 2001.

261
a. Cicatrices d’exil : l’insoutenable légèreté de l’être

De nombreuses études décrivent la condition de l’exilé 875, que ce soit dans des termes
empiriques (avec des statistiques relevées sur des « échantillons ») ou plus purement littéraires.
Les expressions individuelles ont la part belle pour narrer l’impalpable aventure intérieure que
représente l’expérience de l’exil. Pour autant, l’expliquer est difficile, tant ses chemins se
dessinent selon des dynamiques propres à chaque être. Le désir d’appréhension passe par
l’importance de la place laissée aux mots d’exilés, mais également de spécialistes abordant cette
condition humaine. En donnant la parole, l’objectif est d’ouvrir l’horizon : ne pas s’enfermer
dans un fantasme où la raison dominerait tout sentiment, et expliquerait à grands traits comment
il faut appréhender ce mot « exil ». On peut par contre tenter d’approcher certaines de leurs
incarnations, grâce à des syllabes (littéraires, audiovisuelles) qui semblent aptes à illustrer l’être
au monde de plus d’un seul homme.
L’exil est à la croisée des sensations. Il convoque un syncrétisme à chaque fois nouveau
pour les êtres, où s’embrassent, où s’embrasent différentes dynamiques : une dépossession
physique, brisant le lien charnel entre le « chez soi » et son propre corps. Cela amène ce dernier,
dans cette expérience nouvelle qui s’ouvre à lui, à un déséquilibre incertain, à des perceptions
d’un vide qui peut faire écho aux « vertiges » dont parlent Atiq Rahimi et Milan Kundera :

« De l’autre côté de la frontière, un désert semblable à une feuille de papier vierge. Sans trace
aucune. Je me suis dit que l’exil serait ça, une page blanche qu’il faudrait remplir. […] À peine
ai-je franchi la frontière que le vide m’aspira. C’est le vertige de l’exil, murmurai-je au tréfonds
de moi-même. Je n’avais plus ni ma terre sous le pied, ni ma famille dans les bras, ni mon identité
dans la besace. Rien »876.

« Celui qui veut continuellement « s'élever » doit s'attendre à avoir un jour le vertige. Qu'est-ce
que le vertige ? La peut de tomber ? Mais pourquoi avons-nous le vertige sur un belvédère
pourvu d'un solide garde-fou ? Le vertige, c'est autre chose que la peur de tomber. C'est la voix
du vide au-dessous de nous qui nous attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous
défendons ensuite avec effroi »877.

875
Par rapport au cas chilien, plusieurs références bibliographiques indispensables : José Del Pozo Artigas
(coord.), Exiliados, emigrados y retornados : chilenos en América y Europa (1973-2004), Santiago, RIL editores,
2006 ; Nicolas Prognon, Les exilés chiliens en France, entre exil et retour (1973-1994), Paris, Univ Européenne,
2011 ; Anne-Marie Gaillard, Exils et retours: itinéraires chiliens, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Fanny Jedlicki, De
l’exil au retour : héritages familiaux et recompositions identitaires d'enfants de retornados chiliens, Lille, Atelier
national de reproduction des thèses, 2008 ; Sonia Chamorro, Estela Aguirre, La Memoria gráfica del exilio chileno
en Chile (1973-1989), Santiago du Chili, Ocho libros editores, 2009.
876
Atiq Rahimi, La ballade du calame, Paris, L’iconoclaste, 2015, p.14-15.
877
Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p.93.

262
La brisure est aussi spirituelle, car l’âme ne se dissocie en rien d’un corps contraint à
partir. La désorientation, la frustration, la culpabilité sont nourries par ces liens rompus avec
les racines, les lieux de la construction de l’être. L’enfance y est au premier plan :

« Exil, tout est dit dans ses racines. Qu’il vienne de essil, signifiant ravage, destruction… ou de
exsolo, hors du sol, arraché au sol, il s’agit d’un état, d’un mouvement de séparation d’avec son
espace vital. Mais pas n’importe lequel. Cet espace est la terre d’origine, où je suis né ; c’est la
ville où j’ai découvert mes repères, le ciel, les montagnes, les rues, la société… c’est la maison
où j’ai joué, pleuré, ri, crié, où j’ai nommé le monde »878.

Vie brisée, existence volée : cela peut conduire à mettre en péril le peu qu’il reste durant
l’exil, de par le niveau de rupture entre le présent et un passé ardemment regretté. Nombre
d’exilé(e)s dénouent les liens avec leurs proches vivant la même expérience : séparations,
divorces, etc., voire des décisions plus radicales pour couper toute connexion avec la vie
d’avant, de par le caractère mortifère que semble porter l’exil 879.
Tant de réactions sont envisageables, selon les agitations en cours dans les tréfonds des
esprits en proie à l’exil. L’expérience est indéfinissable, et se situe dans l’insondable
de l’Ailleurs, cette sorte de repère flou, de pays imaginaire où vogue l’être, entre hier,
aujourd’hui et demain :

« Ailleurs, je n’arrive pas à le définir.


Il est indéfinissable.
Il n’est ni là où je suis,
Ni là d’où je viens,
Ni là où je vais.
Cet endroit refuse d’être désigné, nommé.
Ailleurs est le vrai sens de l’exil »880.

Dans ce voyage intemporel sans fin, comment ne pas figer le présent dans l’unique
langue que murmure le passé ? Comment envisager demain, sans crouler sous le poids d’un

878
Milan Kundera, op. cit., p.102-103.
879
« Ce que nous perdons dans l’exil, c’est le sens de cette rencontre inédite entre un individu et la vie : l’exilé n’a
plus devant ses yeux la raison totale de son existence, il n’en a que des bribes, des séquences, des souvenirs…
L’exilé est un homme déraciné qui vit son exil comme s’il goutait la mort », Olivia Bianchi, « Penser l’exil pour
penser l’être », Le portique [en ligne], 1-2005, Varia, mis en ligne le 12 mai 2005, consulté le 4 aout 2017. URL :
http://leportique.revues.org/519.
880
Atiq Rahimi, op. cit., p.181.

263
aujourd’hui grandement motivé par le désir du retour au passé, à ce (celles/ceux) qu’on a laissé ?
L’angoisse de cet entre-deux temporel suggère la métaphore de Janus, tiraillé entre deux
horizons :

«Cette situation de crise est bien illustrée en utilisant la métaphore de Janus, un des dieux de la
mythologie romaine, représentée avec deux faces opposées qui lui permettent de regarder
simultanément dans deux directions. Une, tournée vers le passé, exprime la rupture, la perte, la
séparation, la nostalgie, le deuil et un certain niveau de fragmentation de son expérience. Ce peut
être vécu comme une mort sociale marquée par l’impossibilité du retour. L’autre face regarde
vers l’avenir, confrontant le sujet à un futur inconnu, extérieur à ses pratiques sociales et
impénétrable de par le langage, peuplé de dangers réels et imaginaires, mais également lieu où
une certaine récréation est possible »881.

En tous cas, il semble que rien de toutes ces luttes intérieures ne s’éteigne par la simple
volonté, tant l’être est bouleversé par ces épreuves qui teintent son existence 882. Au-delà de
l’exil en tant que tel, ce travail est l’étude de l’itinéraire d’un artiste, ce qui donne des reliefs
nouveaux à notre réflexion. En effet, l’artiste en exil se trouve être en possession de moyens
d’expression, mais pour quelles fins ? S’atteler à transcender les difficultés de la condition
d’exilé, pour soi-même et pour exhorter les autres ? Cela n’est en rien incompatible avec une
démarche créative où perlent la nostalgie, le regret d’une défaite par rapport à son passé, perdu.
Les dynamiques qui guident l’art en exil dansent sur le feu incertain de la quête du sens,
individuel et/ou collectif. Il convient d’appréhender les œuvres comme des tentatives pour
reconstruire l’époque envolée qu’est le passé, idéalisé ou renié mais toujours omniprésent, avec
les « armes » artistiques que l’on convoque lorsque l’inspiration créative s’exprime, au-delà de
l’intimité, au-delà de l’être intérieur. Le présent, avec toutes ces émanations, devient prétexte à
transcender l’expérience vécue…

« Je ne vois que des lettres. Des lettres qui surgissent dans l’ombre de mon corps, dans la
silhouette d’une femme éthérée… Des lettres sur la fenêtre de mon atelier, sur la blancheur de

881
«esta situación de crisis puede ser mejor ilustrada utilizando la metáfora de Janus, uno de los antiguos dioses
romanos, representada con dos rostros opuestos que le permiten mirar en dos direcciones inversas
simultáneamente. Uno vuelto hacia el pasado, expresa la ruptura, la perdida, la separación, la nostalgia, el duelo y
un cierto grado de fragmentación de su experiencia. Esto puede ser vivido como su muerte social rubricada por la
imposibilidad del regreso. El otro rostro mirando el futuro, confronta el sujeto con un medio desconocido, extraño
a sus prácticas sociales e impenetrable a su lenguaje, lleno de peligros reales e imaginarios, pero también lugar en
el que cierta recreación es posible», Jorge Barudy, Franco Basaglia, Michel Bonami, Namur Corral, Eduardo
Duran, Johanna Martens, Agusto Murillo, Darío Páez, Jorge Serrano, Así buscamos rehacernos: represión, exilio,
trabajo psico-social, Bruxelles, COLAT/CELADEC, 1980, p.39 (traduction personnelle).
882
« Dedans, aucun signe de sommeil. « L’exil est une espèce de longue insomnie », disait Victor Hugo », Atiq
Rahimi, op. cit., p.65.

264
ses murs et de ses rideaux. Des lettres sur des roches rebelles des montagnes. Des lettres dans
des eaux troubles, sur des nuages errants, dans chaque goutte de pluie… Des lettres sur la peau
de la terre, dans ses entrailles… Des lettres, des lettres, des lettres… »883.

… pour construire sa propre réalité, où tout ce que l’exilé a perdu se découvre une
possibilité de retrouvailles :

« Mon pays a sombré dans la terreur de la guerre, dans l’obscurantisme, et, là-bas, j’ai perdu les
clefs de mes songes, de ma liberté, de mon identité. […] Toute création en exil est la recherche
permanente de ces clefs perdues »884.

Il semble alors légitime de s’interroger sur la place du présent vécu dans la création de
l’exilé. Est-ce une omission ? Est-ce un syncrétisme entre hier et aujourd’hui, avec des moyens
d’expressions plus amples qu’auparavant ? Quelle place pour l’acceptation présente de la
condition d’exilé, ce phénomène de « transculturation » comme l’appellent certains spécialistes
scientifiques de la question885 ? Au sein du cheminement de chacun, il apparaît qu’avec des
différences immenses dans les expressions et les sensations vécues et traversées par chaque
être, l’exil façonne un rapport au temps où se mélangent les époques, les cultures, les
perceptions. Les exilés sont-ils alors des êtres à l’identité devenant progressivement
transnationale, qu’ils le souhaitent ou non ? Au contraire, l’exil long peut-il être vécu en vase
clos, au sein d’un horizon quotidien fermé aux réalités possibles de par l’expérience du
déplacement physique ? L’idée d’un sectarisme d’exil a-t-elle du sens ? L’être humain, soumis
au joug du « tout-quitter », possède des facultés d’adaptation qui transcendent le pouvoir de
l’esprit. La question centrale est celle du temps qu’il faut pour ne pas vivre uniquement en
ignorant le présent au profit d’un passé déformé, fantasmé, exagéré par les fables que chacun
se murmure pour plus de confort d’existence. L’exil bouscule, et tout être qui s’y plonge dessine
un avant et un après dans sa vie, avec des portes ouvertes sur plus de profondeurs, plus
d’épaisseurs dans sa vie intérieure ainsi que dans ses façons d’être au monde :

883
Atiq Rahimi, op. cit., p.96-97.
884
ibid, p.99-100.
885
Lors de notre entretien avec Elise Pestre (10 février 2015, Paris), psychologue-psychanalyste, maître de
conférences à l’université Paris-Diderot, spécialisée sur la « psychopathologie du traumatisme, de l’exil et des
subjectivités à l’épreuve du monde globalisé », la notion est discutée. Il semble qu’au-delà d’altérations culturelles,
c’est la dimension du mouvement, du dynamisme d’échanges qui est au cœur du phénomène : « La
transculturation est une dimension importante, mais je n’utilise pas ce terme. C’est un terme où l’accent est mis
sur le changement de culture, qui aurait des vertus particulières. Moi, je veux mettre l’accent sur le trans, le
déplacement. Dans cette question, des mouvements se créent. Il est intéressant de voir les effets des déplacements
humains. Comment ils permettent de travailler la séparation avec les proches. Ces déplacements créent des
mouvements internes qu’il convient d’approfondir ».

265
« L’exil, qu’il soit migration subie ou choisie, peut se faire errance mais ne relève pas de l’erreur.
L’exilé, c’est cette femme, cet homme que l’Histoire et/ou sa perception du monde force à
changer d’horizon et qui découvre, au prix de souffrance qui ne peuvent ni se taire ni se dire tout
à fait, un nouveau mode d’appréhension du monde, de soi, de l’autre, une nouvelle vie dans la
vie. Parcours intime, géographique, psychique, l’exil est une expérience fondatrice de l’identité
personnelle et de son rapport à l’univers. Enracinée dans l’imaginaire littéraire, pictural,
cinématographique, musical, elle nous rappelle la nature intrinsèquement relative de toute
perception, de toute conviction, ainsi que l’essence profondément fragile de notre humanité. En
fin de compte, la conscience de l’exil modifie non seulement notre rapport au monde et à autrui
mais également les contours de ce monde »886.

Patricio Guzmán, en arrivant à Madrid, redécouvre une ville où les communautés


d’exilés latino-américaines sont plus importantes qu’à la fin des années 60. C’est un des
principaux pays d’accueil européen en ce qui concerne les citoyen(ne)s chiliens 887. Au-delà des
exilés politiques, de nombreux ressortissants du continent de Simon Bolivar sont venus
chercher en Espagne une vie meilleure (migrations économiques, étudiantes, etc.), malgré les
doutes, les incertitudes par rapport à la transition entre dictature et démocratie, qui régit la fin
des années 70 et le début des années 80 :

« La situation espagnole avait une limite importante : l’existence d’une dictature franquiste
établie (antimarxiste, catholique, conservatrice, alliée des États-Unis), puis un processus de
transition démocratique à l’issue incertaine dans les regards de ses contemporains, générant des
doutes sur les qualités de l’Espagne en tant que société d’accueil pour les exilé(e)s »888.

Il faut aussi souligner qu’en termes législatifs, le statut de réfugié politique n’est défini
qu’au milieu de cette décennie, ce qui ne facilite pas les migrations humaines de ce type 889.

886
Isabelle Keller-Privat, « Sur la nef ouverte de l’exil : ébauche de conclusion » (pp. 325-333), dans Corinne
Alexandre-Garner, Isabelle Keller-Privat, Migrations, exils, errances et écritures, Paris, Presses universitaires de
Paris-ouest, 2012, p.332.
887
L’Espagne, au sein de l’Europe, est selon la méthode de comptage des réfugiés-exilés, le deuxième ou troisième
pays d’accueil des exilés chiliens («España, dentro de Europa, es según qué método de contabilizar los refugiados-
exiliados, el segundo o tercer país receptor de exiliados chilenos en Europa»), Mario Olguín, «Exilio político
chileno en España (1973-1990/1994). El caso de Zaragoza. Acercamiento al estudio, avances y discusiones de la
investigación» (pp.401-412), dans Carlos Forcadell, Carmen Frías (coord..), Veinte años de congresos de historia
contemporánea (1997-2016), Zaragoza, Institución Fernando el católico, 2017, p.402 (traduction personnelle).
888
«el caso español tenía una limitación importante: la existencia de la dictadura franquista establecida
(antimarxista, católica conservadora, aliada de los EE. UU.) y luego un proceso de transición democrática de
incierto resultado a ojos vista de sus contemporáneos, lo que generaba dudas sobre si llegar a España como una
sociedad de acogida segura para establecerse en el exilio», ibid, p.406 (traduction personnelle).
889
La deuxième vague d’exil se composait de chiliens et d’uruguayens, même si les dispositions gouvernementales
n’étaient pas les mêmes envers eux. De plus, il faut penser que l’Espagne n’avait pas adhéré à la Convention de
Genève sur le statut des réfugiés (1951), ni au protocole de New York (1967). En effet, il faut attendre 1984 pour

266
Malgré tout, l’Espagne du début des années 1980 est peuplée de nombreuses nationalités latino-
américaines, parmi lesquelles résident un certain nombre d’artistes et intellectuels : par exemple
les uruguayens Eduardo Galeano et Mario Benedetti. Cette dynamique permet à celles et ceux
contraint(e)s à quitter leur pays à recréer un peu de ce qu’ils (elles) ont perdu. Pour autant, en
ce qui concerne le cinéaste chilien, même s’il côtoie de nombreux latino-américains dans le
Madrid des années 80 (à commencer par Gloria Laso), le fait qu’il possède déjà un réseau amical
et professionnel solide interdit de songer à une vie quotidienne rythmée par un horizon
« communautaire ». Avec des difficultés, le poids des traumatismes, avec l’incertitude de la vie
à venir, l’auteur de Viva la libertad plonge dans une quotidienneté madrilène riche en
effervescences. Il y existe, comme dans de nombreuses autres sociétés, de vives solidarités aux
multiples expressions par rapport au drame chilien. Le contexte madrilène est traversé par de
nombreuses dynamiques nouvelles, alors que s’estompent progressivement (non sans
difficultés) les poids du franquisme et que naissent de nouvelles expressions sociales,
culturelles, dynamitant les carcans traditionnels. Il nous faut en prendre la mesure pour cerner
l’environnement immédiat et quotidien de Patricio Guzmán alors que débute une nouvelle
période dans sa vie.

b. L’Espagne du début des années 1980

La société ibérique est alors traversée par les tensions incessantes entre volontés d’aller
de l’avant et poids des traditions, des carcans hérités du franquisme. L’ombre de la puissance
symbolique de l’institution militaire est encore immense, et menace cycliquement de revenir
aux cimes de l’État espagnol alors même que le pays tente de reconstruire une démocratie
solide890. Cet équilibre précaire entre progressisme, croyance en un avenir radieux et pesanteur
dictatoriale fait écho, à sa façon, à certains parfums dans l’air chilien durant les mille jours de
l’Unité Populaire. L’Espagne s’évertue à rompre avec l’isolement international que le

que soit promulguée la première loi sur le droit d’asile et le statut de réfugié (loi 10) («La siguiente oleada estuvo
integrada por chilenos y uruguayos, aunque la disposición hacia ellos por parte del gobierno no sería la misma.
Inclusive hay que recordar que España no estaba adherida a la Convención de Ginebra sobre el Estatuto de los
refugiados de 1951 y al protocolo de Nueva York, de 1967. Aún más, habrá que aguardar hasta 1984 para que se
promulgue la primera ley 10 reguladora del derecho de asilo y de la condición de refugiado»), Elda González
Martínez, «Buscar un refugio para recomponer la vida: el exilio argentino de los años 70»,
(http://www.unive.it/media/allegato/dep/n_1speciale/01_Gonzalez.pdf, consulté le 8 aout 2017), p.4 (traduction
personnelle).
890
L’exemple le plus emblématique est la tentative de coup d’État du 23 février 1981, avec l’assaut du Congrès
des députés. C’est un échec, qui par la même renforce la jeune démocratie espagnole.

267
franquisme avait causé891. Le pays se dote d’une Constitution892, dicte le tempo qui régit la
transition à la démocratie, sans pour autant être à l’abri de coups de force militaires. En 1982,
une nouvelle étape est franchie dans le processus du retour à une société démocratique avec la
victoire du parti socialiste (PSOE) aux législatives 893. La sensation d’une nouveauté
quotidienne, inarrêtable et devenant norme de société, s’invite dans les mentalités et
s’accompagne de multiples bouleversements au sein de la population.
Les évolutions politiques reflètent d’autres dynamiques, notamment en termes culturels,
symboliques, sociaux. Des dynamiques anticonformistes, libératrices se confirment, alors
qu’elles avaient déjà été entrevues durant les dernières années du franquisme, comme nous
avons pu le voir précédemment. La nouvelle période de l’histoire espagnole qui s’ouvre est le
théâtre d’une sorte de « révolution culturelle », dont le moteur principal réside en une jeunesse
avide de liberté, de légèreté, en adoptant des codes jusqu’alors marginaux dans la société. C’est
une conséquence directe des évolutions de la natalité espagnole durant les dernières décennies
de la dictature894. La fin des années 1970 et le début de la décennie suivante voient l’attraction
urbaine, pour un certain nombre de jeunes, devenir une tendance forte895. Cette synergie entre
soif de libertés, espaces nouveaux alloués aux expressions des nouvelles générations et désir
frénétique de laisser le passé loin derrière pour construire la nouvelle Espagne est à l’origine
des effervescences socio-culturelles du début de la décennie. Sans que l’on observe de
répression de la part de la puissance étatique, bien au contraire :

«Les moyens de communication firent directement écho à cette nouvelle urgence sociale, et
contribuèrent par la suite à sa légende. La gauche politique s’appropria la movida, au moment
où elle assumait le pouvoir -elle fut connue précisément en 1982 -, et c’était un outil idéal pour
abandonner les cadres étroits et défraichis du franquisme. La movida se convertit en une

891
En s’adaptant aux normes requises pour accéder aux institutions les plus emblématiques, avec comme exemples
l’entrée au sein de l’OTAN en 1982, ainsi qu’au sein de la Communauté économique européenne en 1986.
892
Ratifiée par référendum le 6 décembre 1978, et officielle depuis le 29 décembre de cette même année.
893
Le 28 octobre 1982, il récolte 48% des voix, et le parti politique mené par le binôme Felipe Gonzalez/Alfonso
Guerra s’installe au congrès des députés avec 202 sièges sur 350 au total.
894
Les années 1980 sont le théâtre, en Espagne, d’une domination de la jeunesse, fruit d’une explosion des
naissances dans les décennies précédentes en vertu d’un optimiste en l’avenir. Il n’y eut jamais autant de jeunes
qu’à cette époque en Espagne, il n’y en avait jamais eu autant («Los años ochenta contemplan en España el boom
juvenil como consecuencia de la concepción masiva en las décadas precedentes en el marco del optimismo
desarrollista. Nunca habrá tantos jóvenes en España como entonces, tampoco nunca había habido tanto»), Mario
P. Diaz Barrado, La España democrática (1975-2000). Cultura y vida cotidiana, Madrid, editorial Síntesis, 2006,
p.267 (traduction personnelle).
895
Par exemple dans la capitale : à partir de 1978, avec l’approbation de la Constitution et à mesure que se libéralise
le pays, les jeunes arrivent en masse pour s’installer dans des appartements aux loyers peu élevés, dans les quartiers
du centre de Madrid («hacia 1978, con la aprobación de la Constitución y a medida que se va liberalizando el país,
los jóvenes acuden en masa a instalarse en pisos de alquiler barato en los barrios del centro de Madrid»), ibid,
p.272 (traduction personnelle).

268
expression de la modernité nouvelle de l’Espagne, et elle recueillit un écho international qui
contribua, sans les bousculer totalement, à faire évoluer les idées reçues traditionnelles sur
l’Espagne, surtout en Europe »896.

Cette « révolution culturelle » ample, multifacettes, a ses étendards. Son expression la


plus fameuse, la plus médiatiquement reconnue, est la movida :

« Ce qui est connu sous le nom de «movida » est, sans doute, la meilleure expression de la
modernité espagnole. Ses influences touchent de nombreux contextes créatifs et expressifs, mais
elle se manifeste notamment dans la musique pop et le cinéma, sans ignorer sa force dans d’autres
domaines comme la création littéraire, la photographie, le design ou le dessin et la bande-
dessinée. La movida façonne une esthétique nouvelle, une manière de penser et de vivre qui est
l’expression d’une liberté retrouvée, un mouvement mené par des jeunes générations insolentes,
provocatrices et partisanes d’une esthétique informelle qui trouvait ses sources dans les virées
nocturnes, la consommation effrénée d’alcools et d’autres drogues plus dures encore »897.

D’abord née à Madrid, elle est protéiforme, très complexe à définir. C’est une manière
de vivre autant qu’un certain nombre de valeurs qui régissent les expressions individuelles et
collectives. C’est une façon particulière de s’exprimer. C’est un désir d’excès en tous genres,
et une dynamique visant à ne pas correspondre aux normes que la société impose898, notamment
en termes sexuels, sensuels899. L’heure est à la célébration d’une nouvelle époque, source de

896
«Los medios de comunicación enseguida se hicieron eco de esta nueva emergencia social y contribuyeron luego
a su leyenda. La izquierda política tomo a la movida como suya, en un momento en que asumía la responsabilidad
del poder – precisamente comenzó a ser conocida en 1982 -, y fue el instrumento ideal para dejar atrás
definitivamente la cutres y la estrechez del franquismo. La movida se convertía en expresión del moderno país en
que se había transformado España y tuvo un eco internacional que contribuyo, aunque no los arrumbo del todo ni
mucho menos, a mitigar el efecto de los tópicos españoles especialmente en Europa», Mario P. Diaz Barrado, op.
cit., p.271 (traduction personnelle).
897
«lo que se conoce como la movida es, sin duda, la mejor expresión de la modernidad española. Sus influencias
se extienden a diversos campos de creación y expresión, pero se manifiesta especialmente en la música pop y en
el cine, aunque no son desdeñables otros terrenos como la creación literaria, la fotografía, el diseño o la ilustración
y el comic. La movida crea una estética nueva, un modo de pensar y vivir que es expresión de libertad recuperada,
un movimiento llevado a cabo por jóvenes descarados, provocadores y partidarios de un informalismo estético que
se expresaba en la juerga nocturna y en el consumo desaforado de alcohol y otras drogas más duras», idem
(traduction personnelle).
898
Les mouvements menés par les jeunes, à la fin des années 1970, basculent vers une consommation de drogues
récréative et désinvolte, avec un comportement similaire à la sensualité érotique qui libéra de nombreux citoyens.
En fait, c’était un moyen de se sociabiliser, de paraître jeune et dynamique, on défendait la consommation de
cannabis et de l’héroïne contre l’hypocrisie devant l’absence de critique d’autres drogues légales comme l’alcool
ou le tabac («Los movimientos juveniles de finales de los años setenta se vuelcan sobre el consumo de drogas de
forma alegre y despreocupada, en un comportamiento similar al destape erótico que libero a muchos españoles.
En definitiva, era una forma de relacionarse, de mostrarse joven y dinámico, se defendía el consumo de cannabis
y heroína por la hipocresía de no criticar socialmente otras drogas como el alcohol o el tabaco»), ibid, p.267
(traduction personnelle).
899
Les anciens marginaux deviennent des personnages centraux. Les insultes aux personnes chevelues, les
remontrances faites aux couples qui s’embrassaient en public dans les années 1970, se transforment, en moins de

269
tous les espoirs, de tous les fantasmes. Cette ambiance marque les esprits, notamment pour les
communautés d’exilés traumatisés par les violences et tensions devenues normes dans leurs
propres sociétés. C’est le cas pour Gloria Laso 900, autant que pour Patricio Guzmán, observateur
distant mais conscient de l’exceptionnalité de l’époque :

«J’étais là à une période précise, c’était très intéressant d’être dans la rue, d’observer ce qui se
passait, mais ça n’a pas attisé mon envie d’en faire un documentaire. C’était un phénomène
étrange, apolitique mais avec une multitude de personnes, j’observais cela avec ahurissement. Je
n’aurai pas su de quelle manière immortaliser la movida. Par contre, j’en ai profité en tant que
personne. Les interactions avec les autres étaient très agréables, dans un pays qui se libérait de
tant d’années de joug dictatorial. C’était une des plus belles époques de Madrid. Mais, pour ma
part, durant cette période j’étais dans un autre monde »901.

En termes de créations, de pratiques, l’idée de dépassement motive de multiples


applications. C’est une époque où les inspirations artistiques sont imprégnées de la soif de
nouveauté, du désir d’autres horizons, avec un souci d’élargir possibilités et consciences.
Comme un symbole, c’est l’époque où Luis Buñuel s’éteint902, alors que Pedro Almodovar
s’invite dans les sphères cinématographiques 903. De nombreux jeunes créateurs s’affirment et
côtoient « l’ancienne école », elle-même reconnue à l’international :

« Si le cinéma espagnol connait de beaux succès chez lui, il commence également à recueillir les
lauriers à l’étranger. Ainsi l’année 1983 sera celle de l’Oscar du meilleur film étranger que

quinze ans, en symboles : l’exaltation de la transgression, l’adoption de nouvelles façons de vivre est encouragée,
avec des habitudes totalement différentes («Los marginales de pronto se convertían en protagonistas y de los
insultos a los melenudos y las reconvenciones a las parejas por besarse en público en los años setenta, pasamos en
apenas quince años a exaltar la transgresión y a adoptar nuevas formas de vida y costumbres radicalmente
diferentes»), Mario P. Diaz Barrado, op. cit., p.271 (traduction personnelle).
900
La fête était à son apothéose, on en terminait avec les tabous religieux, ce fut une très belle époque. Ce fut
comme si quelqu’un avait enfin allumé la lumière («la fiesta era apoteósica, se acabó todo el tabú religioso, fue
una época muy bonita. Fue como si uno aprendió la luz»), entretien avec Gloria Laso, 16 juin 2015, Santiago du
Chili (traduction personnelle).
901
«estuve en un momento, era muy interesante estar en la calle, ver lo que pasaba, pero no me llamo la atención
de hacer un documental de ese fenómeno. Fenómeno ambiguo, apolítico, pero con gente, yo lo miraba con
desconcierto. No hubiera sabido de que manera tomarla. Pero lo disfrute como persona. Era muy agradable la
comunicación, era un país que se liberaba de tantos años del franquismo. Era uno de los momentos más bellos de
Madrid. Pero en esa época, yo estaba en otro mundo», entretien avec Patricio Guzmán, 21 juin 2016, Paris
(traduction personnelle).
902
La disparition de Luis Buñuel, en 1983, est une preuve supplémentaire que s’ouvrait une nouvelle époque pour
le cinéma espagnol des années 1980 («la desaparición en 1983 de Luis Buñuel es casi la prueba definitiva de la
nueva etapa que se abre para el cine en España en los años ochenta»), Mario P. Diaz Barrado, op. cit., p.63
(traduction personnelle).
903
«en 1980, Pedro Almodóvar estrena su primera película, Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montón y, aunque
todavía es un cine para minorías o para iniciados, ya se observa su empuje y su descaro en la forma de mostrar, de
una manera peculiar e intransferible, la sociedad española del momento. Era una España muy moderna», ibid, p.62
(traduction personnelle).

270
l’Espagne reçoit pour la première pour Volver a empezar (1982) de José Luis Garci. Elle glane
aussi l’Ours d’or à Berlin en 1983 pour La Colmena, le prix d’interprétation masculine à Cannes
en 1983 pour Paco Rabal et Alfredo Landa dans Los santos inocentes, le prix spécial de la critique
en 1983 à Venise pour l’interprétation de Fernando Fernán-Gomez dans Los Zancos de Carlos
Saura, le prix de la meilleure contribution artistique à Carmen à Cannes en 1983 »904.

Entre engagements pour faire la lumière sur les horreurs d’hier et désirs
d’expérimentations, de nouveautés dans l’essence artistique espagnole, les années 1980
consacrent un nouveau temps symbolique, culturel, paradigmatique autant qu’artistique au pays
de Federico Garcia Lorca. Patricio Guzmán, en arrivant dans cette période « révolutionnaire »
et pourtant sans aucun lien avec le déjà-vécu, confronte sa propre aventure intérieure, agitée,
incertaine, aux tremblements, aux explosions que le Madrid de cette époque suscite et cultive.
Jusqu’à poser les fondations d’un nouveau projet filmique : La rosa de los vientos.

c. La rosa de los vientos : ambition, impasses et liberté

« D’ailleurs, il avait toujours préféré l’irréel au réel »905.

Patricio Guzmán propose à l’ICAIC, au début des années 1980, de réaliser une œuvre
qui évoquerait la Cuba révolutionnaire, ses forces et ses troubles. Mais il semble que les
crispations idéologiques émanant de la décennie précédente ne furent que des dynamiques
renforçant le manque de libertés, la censure autant que l’auto-censure. L’auteur d’Electroshow
abandonne donc cette ambition créative :

« Patricio Guzmán avait pour projet de tourner un documentaire sur Cuba. Finalement cela n’a
pas pu se faire. C’était un désastre, Tout était source de problèmes, c’était dur d’être libre
d’évoquer ce qui se passait. Cuba, à cette époque, c’était comme être enfermé dans une pièce »906.

Entouré par amis et protagonistes du réseau madrilène qu’il avait commencé à construire
dès son cursus au sein de l’École Officielle de Cinématographie (auquel s’ajoutent les
nombreux exilés latino-américains présents à Madrid), le cinéaste murit l’idée d’un projet de

904
Jean-Claude Seguin, Histoire du cinéma espagnol, Paris, éditions Nathan, 1994, p.100-101.
905
Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p.175.
906
«Él [Patricio Guzmán] tuvo un proyecto hacer un documental sobre Cuba. No se pudo hacer la película. Era un
desastre, todo era problema, era complicado hablar de lo que pasaba. Cuba, en ese tiempo, era como estar encerrado
a dentro de una pieza», entretien avec Gloria Laso, 16 juin 2015, Santiago du Chili (traduction personnelle).

271
fiction. Il ambitionne une œuvre globale, évoquant l’Amérique latine, et confortant son statut
d’artiste, au-delà de l’ombre du succès de la trilogie La batalla de Chile. Ce dernier pouvait en
effet revêtir certains dangers, notamment en termes personnels et, donc, créatifs. Car la
démesure peut s’inviter, sans prévenir :

«Il y a un moment où la satisfaction de ton égo commence à disparaître un peu de ta vie.


Auparavant, quand je fabriquais La batalla de Chile, je me sentais très fier, alors qu’aujourd’hui
beaucoup moins »907.

Madrid est synonyme de retour à des réseaux artistiques et culturels fondés lors de son
expérience étudiante, un peu plus de dix ans auparavant. À cela s’ajoutent des rencontres et des
retrouvailles, notamment avec certaines communautés d’exilés latino-américains (un exemple :
Eduardo Galeano) : Patricio Guzmán développe l’étendue de ses réseaux transnationaux. Au
sein de l’effervescence unique qui règne alors au sein de la capitale espagnole, le cinéaste érige
progressivement un projet filmique, en étroite collaboration avec quelques proches. Il partage
la plume avec Jorge Diaz, fidèle collaborateur depuis les travaux filmiques de l’École Officielle
de Cinématographie, mais aussi avec Gloria Laso, sa compagne et collaboratrice. Après une
existence artistique marquée par la force du médium documentaire, c’est un désir de fiction qui
motive l’exilé chilien, avec un projet qui conjuguent surréalisme, onirisme et féroces visions de
la violence endémique, des hiérarchies qui traversent et régissent les terres latino-américaines :

« Toute la numérologie sud-américaine est dominée par le chiffre 4. Par exemple, les mayas
divisaient l’histoire en quatre époques, les aztèques avaient un monde de quatre soleils, les incas
contrôlaient quatre régions. Le contenu de ces croyances subsiste dans notre Amérique
aujourd’hui. Je pense que les peuples américains ont trouvé refuge dans leur propre culture. C’est
à partir de cette idée que j’ai conçu le scénario de La rosa de los vientos »908.

Malgré le choix de la fiction, le cinéaste n’abandonne en rien ses griefs engagés,


dénonçant le poids des répressions, sur son continent, sur toute velléité réelle de
bouleversement, de l’hier colonial jusqu’à aujourd’hui. Pour un documentariste reconnu, à
l’aura internationale, le choix de la fiction peut interpeller. C’est sans compter sur l’instinct

907
«Hay un momento en que el ego empieza a desaparecer un poco en tu vida. Al principio, cuando hice La Batalla
de Chile, me sentía muy orgulloso, pero ya mucho menos», Yenny Cáceres, «El viaje de Patricio Guzmán», Que
pasa, 7 octobre 2016 (http://www.quepasa.cl/articulo/cultura/2016/10/el-viaje-de-patricio-Guzmán.shtml,
consulté le 14 aout 2017) (traduction personnelle).
908
Extrait de la fiche du film, catalogue de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 1983 (consulté dans
les archives de la Cinémathèque française, à Paris, juin 2016).

272
créatif, que l’exil façonne : la remise en question de l’être est profonde. Sans entrer dans le
détail du scénario, l’idée est d’évoquer les équilibres et conflits qui régissent les sociétés latino-
américaines depuis que « l’homme blanc » y a fait irruption, afin de montrer que le feu de la
révolte, la force du changement, est un fait propre à l’essence latino-américaine. Le projet se
propose de brouiller les pistes temporelles, chronologiques, et de mêler une structure
fictionnelle classique (des personnages à qui arrivent des histoires, des épreuves) et une
poétique presque surréaliste, où les paysages et les époques mélangent leurs folies. L’écriture
de La rosa de los vientos fait écho à la plume du jeune Patricio Guzmán, féru de science-fiction
et publiant des efforts littéraires dans cette veine. On note, à la lecture de quelques éléments
scénaristiques autant qu’à la vue de l’œuvre, une volonté de questionner l’identité latino-
américaine, sa place dans l’histoire et les possibilités pour en bousculer les linéarités
hiérarchiques, (néo)coloniales et violentes, qui semblent régir les équilibres du continent depuis
des siècles. Alors que cette époque est marquée par un joug dictatorial ample sur le continent,
Patricio Guzmán propose une poétique où l’ombre révolutionnaire semble inhérente à la terre
d’illustres noms tels que Pablo Neruda, Simon Bolivar ou encore José Luis Marti. Construire
de l’irréel comme alternative aux réalités de l’époque : c’est une dynamique partagée par
d’autres exilés. Et c’est surtout une manière d’échapper aux pesantes prises de conscience de
l’exilé, à ses défaites. L’utopie, désarmée, survit et se transforme en songe aux contours fragiles.
Gloria Laso ne dit pas autre chose en évoquant le choix de la fiction fait par le cinéaste en cette
époque troublée :

« Ce projet, c’était une façon de se fixer un défi. C’était dans la dynamique personnelle de
Patricio Guzmán, elle avait plus à voir avec la fiction qu’avec le champ documentaire »909.

C’est donc un film « aveu » d’une perte des repères entre hier, aujourd’hui et demain
pour l’homme et l’artiste, épris des rêves de libertés au sein de terres rongées par la violence et
la pesanteur contre-révolutionnaire. Ainsi, le titre du projet, La rosa de los vientos, évoque un
type de carte des vents qui permet, depuis les Phéniciens jusqu’aux marins italiens en passant
par la Grèce antique, de retrouver son chemin entre les différents points cardinaux. Le chiffre
4 est un protagoniste et semble hanter l’Amérique latine. Les courants sont multiples,
imprévisibles, et l’instrument d’orientation est d’une grande aide pour démêler les nœuds des
labyrinthes continentaux, mais aussi ceux, plus intimes, de ses enfants. Patricio Guzmán en fait

909
«Fue un poco plantearse un desafío. Estaba el ambiente personal, tenía más que ver con la ficción que el
documental», entretien avec Gloria Laso, 16 juin 2015, Santiago du Chili (traduction personnelle).

273
partie, malgré l’exil et le manque d’un soi resté en terres chiliennes. Il mobilise donc ses réseaux
transnationaux, au sein d’une Espagne peuplée de nombreux illustres exilés, comme Eduardo
Galeano, crédité comme collaborateur au projet910, au même titre que le cinéaste cubain Jorge
Fraga911.
Des partenaires s’activent pour faire de ce projet une réalité : l’ICAIC est à nouveau le
principal moteur de production et de financement pour Patricio Guzmán. À l’institution cubaine
se joignent un producteur espagnol (Paraiso films), ainsi que l’université des Andes (Mérida,
Venezuela). Le tournage s’effectue en terres vénézuéliennes, pays propice car à l’époque non
concerné par le joug dictatorial, ce qui permet aux différents exilés qui participent à cette
aventure filmique de pouvoir s’y rendre sans risques. La rosa de los vientos se caractérise par
l’éclat de sa distribution : preuve de l’aura, du prestige acquis par le médiateur transnational
qu’est Patricio Guzmán au sein du panorama cinématographique continental. En effet, quelques
figures emblématiques du cinéma latino-américain s’embarquent dans l’aventure :

«La rosa de los vientos eut la chance d’avoir dans sa distribution des acteurs d’envergure
internationale, que ce soit Nelson Villagra (le «Chacal » dans El chacal de Nahueltoro de Miguel
Littín, 1969) dans le rôle de Juan, ou encore le cubain José Antonio Rodriguez (le maître du
trapiche dans La ultima cena de Tomas Gutierrez Alea, 1977) dans le rôle de Jorge Agricola,
mais aussi l’argentin Fernando Birri (réalisateur, acteur et un des fondateurs du nouveau cinéma
latinoaméricain) dans le rôle de Mateo, ou encore le vénézuélien Asdrúbal Meléndez jouant le
colonel Sotomayor »912.

Le « terrain de jeu » se situe dans l’État de Mérida, caractérisé par l’humidité de ses
forêts autant que par les cimes de la cordillère des Andes vénézuéliennes, qui se prolonge dans
cette région par la nommée « cordillère de Mérida ». Entre végétation tropicale et neiges
éternelles, on peut songer à un condensé de certaines caractéristiques qui identifient l’Amérique
latine et ses écarts d’immensités. Elles suscitent une attention nouvelle, dans les pratiques

910
J’ai longtemps eu une forte amitié avec Eduardo Galeano, donc je lui ai demandé qu’il rédige une critique de
La rosa de los vientos pour la promotion du film («Durante mucho tiempo mantuve excelentes relaciones de
amistad con Galeano y le pedí que me hiciera una crítica de La rosa para usarla de promoción»), propos de Patricio
Guzmán, correspondance personnelle, message envoyé le 24 aout 2017 (traduction personnelle).
911
Né à La Havane en 1935, il est reconnu pour quelques long-métrages comme El robo (1965), La odisea del
general José (1968) ou Leyenda (1982).
912
«La rosa de los vientos tuvo la fortuna de contar con notables actores internacionales, desde Nelson Villagra
(el «Chacal» en El chacal de Nahueltoro de Miguel Littín, 1969) como Juan, el cubano José Antonio Rodríguez
(el maestro del trapiche en La última cena de Tomas Gutiérrez Alea, 1977), como Jorge Agrícola, el argentino
Fernando Birri (director, actor y fundador del nuevo cinema latinoamericano), como Mateo, el venezolano
Asdrúbal Meléndez como coronel Sotomayor», Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.214 (traduction
personnelle).

274
filmiques de l’ancien élève de Rafael Sánchez, pour les grands espaces et les manières de les
filmer pour illustrer leur force, leur aura, leurs histoires et leurs mystères. C’est une orientation
sur laquelle reviendra le cinéaste913. Le tournage est régi par l’étendue spatiale de sa
configuration, notamment si l’on compare cette entreprise aux autres expériences de Patricio
Guzmán, habitué à des moyens techniques et humains marqués par la simplicité et la modestie.
Ici, c’est sur un plateau peuplé de nombreux individus, aux nationalités variées, où les moyens
techniques et logistiques sont conséquents, que le réalisateur s’évertue à traduire sur pellicule
le scénario et ses propres visions de l’ambitieux projet qu’est La rosa de los vientos : il étend
ainsi ses compétences dans la direction des acteurs et des figurants. A posteriori, le cinéaste
évoque ce projet de fiction comme le plus gros échec de sa filmographie, au point de l’avoir
abandonné avant qu’il n’aille à son terme :

« La rosa de los vientos : je l’ai fait de mon propre chef, après ma période cubaine. J’ai écrit le
scénario avec quelques amis, personne en particulier. C’était un projet cinématographique
complètement fou. Aujourd’hui je le dissimule, j’ai du mal à l’assumer. Cela fait longtemps que
je ne l’ai pas regardé, il ne doit pas être si mal. C’est comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre.
Bizarre. C’est le seul film que je renie, que j’ai abandonné. Les bobines étaient à Cuba, je ne sais
pas ce qu’il s’est passé avec l’ICAIC »914.

Entre les ambitions qui teintent le projet et cette conclusion où frustration et


désorientation s’embrassent, quelles fractures ? Quelles cassures, quels déséquilibres mènent à
l’échec ? En proie à ses propres tourments identitaires, où la condition d’exilé joue de tout son
poids, Patricio Guzmán est en pleine expérimentation avec ce projet. Il remet en question ses
acquis filmiques pour relever un challenge créatif nouveau. Et cette entreprise ne se fait pas
sans heurts, de par un manque d’inspiration qu’il revendique a posteriori, autant qu’à cause des
conflits et inerties qui rythment l’aventure créative de cette fiction, au tournage915, et également
au montage, ce que déplore, a posteriori, Fernando Birri :

913
L’expérience du tournage de La rosa de los vientos influencera, quelques décennies plus tard, les méthodes
créatives de Patricio Guzmán lorsqu’il s’emploie à filmer les grands espaces chiliens, comme le désert
d’Atacama ou encore la Patagonie.
914
«La rosa de los vientos: la hice por mi cuenta después de haber estado en Cuba. Hice yo solo el guion con
algunos amigos, pero nadie en especial. Era una película completamente loca. La tengo oculta, a mí no me gusta.
Hace tiempo que no la veo, y no debe ser tan mal. Es como si fuera de otro. Muy raro. La única película que
renegué. Abandonada. Los negativos estaban en Cuba, no sé lo que paso con el ICAIC», entretien avec Patricio
Guzmán, 21 juin 2016, Paris (traduction personnelle).
915
Après La batalla de Chile, j’ai été tenté par la fiction. Ce qui a abouti au pire film que j’ai réalisé dans ma
carrière. Elle n’est pas maitrisée, elle correspond à une période où je n’étais pas bien. C’est un film de science-
fiction. Elle m’a ennuyé, je n’aime pas la structure d’une équipe pour une fiction. C’est trop militaire («Después
de La Batalla de Chile, tuve la tentación de hacer una ficción. Es la película la más mala que he hecho. Es
descontrolada, en un momento donde yo no estaba bien. Es una peli de ciencia ficción. Me aburre, no me gusta la

275
«Malheureusement, un film qui avait un potentiel précurseur au sein du cinéma latino-américain
fut tué dans l’œuf. Je dis cela avec un gout de colère, et je n’ai pas souvent utilisé ce terme durant
les dernières décennies, mais aujourd’hui je le fais mien car j’ai beaucoup de colère à chaque
fois que je pense à ce projet, qui aurait pu être marquant, mais qui au final est quelconque. On
peut le définir comme ni bon ni mauvais, juste sans saveur. Pas à cause de Patricio, qui lutta
jusqu’au dernier moment, mais parce que le montage se fit à Cuba, à l’ICAIC, et la personne qui
montait le film avec Patricio, alors vice-président de l’ICAIC, se mêla avec fermeté jusqu’à
avoir le dernier mot au titre de responsable de la production. Il considérait que le film n’avait pas
d’intérêt, et imposa les normes d’un autre type de création filmique. […] Rapidement, au sein de
cette structure bureaucratique om règne le producteur, il se produisit un court-circuitage. À ce
qui, habituellement, peut être un problème de type commercial s’ajouta des tensions
idéologiques, conséquences qu’on peut imaginer d’une certaine vision culturo-esthético-
politique »916.

Dans les propos de l’Argentin, on ressent, en marge d’éventuels manquements


artistiques de l’équipe de tournage, un conflit entre réalisateur et producteur. Cette perspective
est réfutée par Patricio Guzmán, qui confie que la principale cause de l’échec artistique de La
rosa de los vientos réside dans les difficultés personnelles qu’il vécut durant cette période917.
La révolution cubaine mise à mal918, le joug de l’ICAIC augmente, alors même que la tendance
est à l’ouverture aux coproductions internationales 919. L’institution réoriente ses activités et ses

estructura de un equipo de ficción. Es como militar»), entretien avec Patricio Guzmán, 18 juin 2014, Paris
(traduction personnelle).
916
«Lamentablemente, una película que pudo ser precursora de un nuevo estilo en el cine latinoamericano, aborto.
Digo esta palabra con una mezcla de rabia, y es una palabra que no uso generalmente en estos últimos decenios,
pero ahora la retomo porque me da una enorme rabia cada vez que, frente a un proyecto que pudo haber sido
realmente maravilloso, se transforma en un producto que ni siquiera es malo. Diríamos mejor que no es ni fu ni fa.
Ni fa ni fu. Y eso no por Patricio, quien resistió hasta el último momento, sino porque la película se montó en
Cuba, en una moviola del ICAIC, y quien estaba al lado de Patricio al montar esta película, detentando una
vicepresidencia del ICAIC, empezó a objetar con firmeza y en un rol de autoridad como responsable de la
producción. Objeto que la película no tenía sentido y quiso imponer otro tipo de película. […] De pronto, en esta
atribución de tipo burocrático, de producer, allí se hizo un cortocircuito, y lo que en otros casos hubiera sido
simplemente un problema comercial se mezcló en este caso con elementos ideológicos, y con lo que puede
pensarse que viene de una línea cultura-estético-política», Jorge Ruffinelli, op. cit., p.221-222 (traduction
personnelle).
917
Birri a tout inventé. Je le lui ai dit il y a longtemps. En réalité, j’ai eu beaucoup de mal à boucler le montage.
C’était difficile, mais je n’ai pas eu de conflits avec l’ICAIC, mais plutôt avec moi-même («Birri inventó esta
historia. Se lo dije hace ya mucho tiempo. En realidad, me costó mucho terminar este montaje. Fue difícil, pero no
tuve conflictos con el ICAIC sino conmigo mismo»), correspondance numérique avec Patricio Guzmán, 24 aout
2017 (traduction personnelle).
918
« Les années 1980 à Cuba furent placées sous le signe des crises et remises en question », Nancy Berthier, Jean
Lamore, op. cit., p.111.
919
« L’une des conséquences de l’ouverture cinématographique de Cuba à d’autres pays d’Amérique latine fut
l’intensification d’une politique de coproductions, déjà timidement amorcée dans les années 1970 avec les exilés
chiliens Sergio Castillo et Miguel Littín. D’après Ambrosio Fornet, les projets de coproductions entre 1981 et 1987
furent au nombre de 16, soit plus d’un tiers de la production de l’ICAIC. Des cinéastes latino-américains de

276
manières de fabriquer le cinéma, notamment avec le changement de présidence intervenu en
1981920. Avec La rosa de los vientos, le réalisateur d’El primer año, déjà en proie à ses
tourments intérieurs, doit composer avec le producteur cubain, qui aspire aussi à agir sur le
contenu artistique durant la phase cruciale du montage. Des débats, des négociations s’ouvrent
quant à la teneur idéologique, pédagogique, quant à la force de propagande envisagée, et la
somme de ces tractations n’est pas étrangère au rapport particulier que possède, jusqu’à
aujourd’hui, le cinéaste avec cette œuvre de fiction.

L’ampleur de l’échec a pu éveiller des sentiments négatifs, peut-être même une remise
en question de son statut de cinéaste. Ce qui est sûr, c’est que l’aventure La rosa de los vientos
est une étape importante dans le cheminement de l’homme autant que de l’artiste. Depuis les
cimes sur lesquelles il évoluait à l’époque des diffusions internationales de La batalla de Chile,
il retombe très près du sol après cette mésaventure. L’œuvre est pourtant diffusée dans un réseau
festivalier 921. Elle recueille quelques échos médiatiques dans la presse. Trois exemples, en
France : autant Le Monde922 que Positif923 ou encore Les cahiers du cinéma924 évoquent le long-
métrage. L’illustre revue de la Nouvelle vague hexagonale se montre d’ailleurs critique devant
une œuvre qualifiée de « version folklorico-allégorico-mystico-lyrico-politico-policier à n
dimensions […] où la tarte à la crème de l’Amérique latine, le passé indien, le passé espagnol
et la civilisation du monde moderne fêtent une fois de plus leurs noces contre-nature ». La rosa
de los vientos bénéficie, quelques années après sa « conclusion », de projections télévisées,
notamment en Espagne, sur l’unique canal national, la Televisión Espanola (ou TVE)925. Celui-
là même où Patricio Guzmán s’installe progressivement comme collaborateur au cours de la
décennie.

diverses nationalités travaillèrent avec des techniciens et/ou acteurs cubains, resserrant les liens professionnels
continentaux », Nancy Berthier, Jean Lamore, op. cit., p.116.
920
« Julio Garcia Espinosa à la tête de l’ICAIC, tandis qu’Alfredo Guevara allait assumer à Paris la fonction de
représentant de Cuba à l’UNESCO », ibid, p.111-112.
921
Notamment au festival de Cannes 1983, dans la section de la Quinzaine des réalisateurs. Mais aussi au Festival
International du film de Moscou, du 7 au 21 juillet 1983
(http://39.moscowfilmfestival.ru/miff39/eng/archives/?year=1983, consulté le 12 aout 2017).
922
Avec un article de Louis Marcorelles, 20 mai 1983, p.17, qui parle d’une œuvre « parfois désarmante ».
923
Qui accueille avec bienveillance l’œuvre dans le numéro de juillet-aout 1983, p.77 : « [Patricio Guzmán]
confère une puissance, un souffle, una aura remarquable à diverses à diverses séquences, où le paysage, l’espace,
la terre s’imposent à la fois comme une force matérielle et comme une force spirituelle, comme l’âme des hommes
qui l’habitent ».
924
Avec un article de Yann Lardeau, dans le numéro 348-349, juin-juillet 1983, p.66.
925
Le 21 septembre 1986 survient la première diffusion sur la télévision espagnole : La rosa de los vientos, qui est
programmé sur TVE-2 le dimanche 21 dans la soirée («La rosa de los vientos, que emitirá TVE-2 el domingo 21
por la noche», traduction personnelle), «TVE estrena el domingo una "inacabable historia de invasión y de contra invasión"«, El
país, Pedro Sorela, 18 septembre 1986 (https://elpais.com/diario/1986/09/18/radiotv/527378404_850215.html, consulté le 4 aout 2017).

277
2. Le temps des expérimentations : vie, art, pédagogie

« Quand tu te perds dans un désert, disent les sages africains, cherche plutôt la trace des pas d’où
tu viens. L’origine est un repère, et non pas le but ni la fin. Exilé, je suis un homme labyrinthique,
qui, selon Nietzsche, ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane »926.

a. Collaborations avec TVE : subsister, s’ouvrir, expérimenter

TVE (Televisión Española) est la chaîne de télévision qui règne sans partage durant les
dernières années du franquisme927 (elle naît en 1956). Sa situation de monopole en fait un média
suivi par des millions de téléspectateurs, lui donnant une importance immense au sein des
imaginaires et des référents communicationnels. Lorsque la dictature laisse place à une
transition à la démocratie, l’État espagnol choisit de s’appuyer sur ce support médiatique à
l’aura gigantesque pour ses ambitions pédagogiques, éducatives, mais aussi ses velléités de
propagande, dans le sens où le régime démocratique est à (re)construire, sur la fin des années
1970 et pendant les années 1980 928. TVE, au même titre que la radio espagnole, sont des outils
médiatiques mis au service de la pénétration profonde d’une identité démocratique au sein de
la société espagnole, traversée par des tensions, des conflits, des doutes. Ces séquelles sont
compréhensibles lorsqu’un pays tente de se relever d’une longue période historique de
destruction des liens entre les êtres, des unions entre les groupes humains.
Cette stratégie étatique sillonne les années 1980, alors même que TVE ne présente pas
de rentabilité si l’on s’en réfère aux logiques économiques. Mais l’importance de la maîtrise
des discours médiatiques est primordiale, et surpasse le souci de rentabilité financière 929. Les

926
Atiq Rahimi, op. cit., p.59.
927
Dans les années soixante-dix, la télévision est déjà le média le plus influent, et s’exerce un monopole de la part
de TVE : cela se traduit par des audiences par milions de téléspectateurs («en los años setenta, el medio televisivo
es ya muy influyente y se ejercía en régimen de monopolio por medio de Televisión Española (TVE), lo que se
traducía en audiencias de millones de personas»), Mario P. Diaz Barrado, La España democrática (1975-2000).
Cultura y vida cotidiana, op. cit., p.195-196 (traduction personnelle).
928
Jusqu’à la moitié des années 90, et le moment de l’arrivée des chaînes privées, le monopole de la Télévision
Espagnole (TVE) s’attela à forger les esprits et, surtout, d’influencer les habitudes, les modes, la nature des
célébrités, etc. («hasta mediados de los años noventa con la llegada de las televisiones privadas, el monopolio de
Televisión Española (TVE) sirvió para modelar conciencias y, sobre todo, para generar costumbres, modas,
reconocer a personajes famosos, etc.»), ibid, p.195 (traduction personnelle).
929
Le déficit de TVE augmente de façon galopante dès le début de la transition à la démocratie ; aucun
gouvernement n’a pu freiner ce déséquilibre, qui s’aggrave de jour en jour car priorité est faite au contrôle de la
société par le biais du politique, même s’il est onéreux, par rapport à stabilité économique («el déficit de TVE
aumenta de forma galopante desde el principio de la Transición, ningún gobierno ha puesto freno en estos años al
desequilibrio, que cada vez es más agudo porque resulta más importante el control político, aunque sea caro, que
la estabilidad económica»), ibid, p.198 (traduction personnelle).

278
fondements civico-idéologiques priment sur l’économique, dans une décennie mondialement
traversée par une toute-puissance grandissante de l’idéal néo-libéral par rapport aux logiques
keynésiennes qui prévalaient durant les décennies précédentes. C’est une donnée importante
pour saisir l’univers quotidien dans lequel Patricio Guzmán s’embarque lorsque vient la
possibilité de travailler en collaboration avec la chaîne de télévision. Ce canal qui fait partie du
réseau « Ente Publico RTVE » depuis la définition juridique établie en 1980930. Et, au sein de
la multiplicité de ses activités, la préoccupation pour des productions propres grandit au fur et
à mesure de la décennie, sous l’impulsion notamment du parti socialiste ouvrier espagnol :

«Le succès de La clave [1976-1985] marque le début du pari de TVE pour des productions
maisons, après des années de dépendance excessive aux œuvres nord-américaines qui, si elles ne
disparurent pas – des séries comme Dallas restent des valeurs sûres en termes d’audience – virent
leur influence et leur présence dans la grille des programmes se réduire au fur et à mesure des
années. La production maison se développe très rapidement, notamment les séries, ce qui ouvre
une période créative et qualitative nouvelle qui profité également au financement du cinéma
national (presque toutes les séries eurent une version cinéma). […] La tendance se confirme avec
l’arrivée au pouvoir du PSOE et, surtout, lorsque José Maria Calviño devient directeur général
de TVE (1982-1986). À partir de ce moment, le pari fait sur le cinéma national ainsi qu’européen
s’intensifie, limitant la diffusion des séries nord-américaines »931.

Cela représente une opportunité profitable pour le documentariste espagnol, qui joue de
ses réseaux d’amitiés madrilènes pour s’offrir une nouvelle possibilité d’aventure filmique 932.
Loin du Chili, mais si près de l’Amérique latine :

«Pendant les années 80, j’ai vécu un temps en Espagne, car un ami, ex-camarade de l’école de
cinéma, avait d’importantes responsabilités au sein de TVE. Il m’a présenté, j’ai pu collaborer
avec eux, j’ai fait 2-3 séries historiques pour la télévision nationale. Ce sont des œuvres de

930
D’après la loi 4/1980, votée le 10 janvier de cette année-là, qui fixe les statuts de la radio ainsi que la télévision.
931
«El éxito de La clave [1976-1985] marco el inicio de la apuesta de TVE por la producción propia, tras años de
dependencia excesiva de los productos de factura norteamericana que, aunque no desaparecieron – series como
Dallas siguieron siendo las estrellas de la audiencia -, redujeron su influencia y su presencia en la parrilla de TVE
con el paso del tiempo. La producción propia se desarrolla con especial intensidad en las series, iniciando una
etapa interesante desde el punto de visa creativo y de la calidad del producto que muchas veces derivaba a la
financiación del cine español, pues casi todas las series tenían su versión cinematográfica. […] la tendencia se
consolida en un primer momento con la llegada del PSOE al gobierno y, sobre todo, tras el nombramiento de José
María Calviño como director general de RTVE [1982-1986]. A partir de entonces se apuesta ya decididamente por
la producción europea y nacional, limitándose las series norteamericanas», Mario P. Diaz Barrado, op. cit., p.198-
199 (traduction personnelle).
932
La personne qui lui permet d’entrer en contact avec TVE se nomme Antonio Evellan (correspondance avec
Patricio Guzmán, 24 aout 2017).

279
commande, je n’ai pas d’attachement particulier avec elles, mais parfois des commandes
deviennent des aventures pleines de passion »933.

Le medium télévisuel est une arme comme une autre, en vertu de velléités
communicationnelles et/ou de propagande : c’est un usage répandu depuis son invention, et
l’Espagne de début de la décennie n’y échappe pas. En effet, le but est d’appuyer la transition
vers la démocratie, et donc promouvoir une culture en ce sens. La télévision permet de toucher
les citoyens dans les sphères de leur intimité ; cela pose des questions quant aux formes des
images qui l’utilisent comme support934. Pour autant, c’est pour Patricio Guzmán un biais pour
subsister matériellement, alors que la précarité caractérise le statut d’exilé, notamment à une
époque de difficultés économiques plus globales (par exemple en Europe occidentale). Ses
collaborations avec TVE vont principalement l’amener à des projets en lien avec l’histoire
moderne (et parfois plus ancienne) de l’Espagne et l’Amérique latine, avec un souci du
patrimoine des siècles passés. Ces perspectives inédites suscitent des choix de dispositifs pour
faire revivre le passé : reconstitutions (notamment à l’aide de « tableaux vivants »), attention
pour les traces du passé (ruines, objets, photos, etc…), pour l’habillage sonore et vocal. De plus,
être au centre de projets parfois fastidieux accroît ses compétences dans la direction des
protagonistes, la collaboration, l’écoute. Les films réalisés avec TVE élargissent sa grammaire
filmique et permettent de découvrir d’autres cultures, des altérités et des diversité qui vont
enrichir l'homme autant que l'artiste.
Le projet Un documental sobre Mexico precolombino est le premier exercice télévisuel
dont TVE charge le cinéaste chilien. Celui-ci est engagé en 1984 pour réécrire le scénario
originel, signé par l’historien chileno-espagnol Leopoldo Castedo, avant d’en assumer la
réalisation. Cette nouvelle aventure créative semble être comme le théâtre d’un renforcement
des murmures identitaires, pour un homme à la croisée des chemins après l’expérience La rosa
de los vientos. Le projet artistique, académique et régi par certaines obligations discursives et
pédagogiques935, s’accompagne d’apprentissages et de curiosités par rapport au passé latino-

933
«Durante los ochenta, estuve un tiempo en España, porque un amigo, ex compañero de la Escuela de cine, tenía
un cargo importante en TVE, el me introduzco, pude entrar, hice 2-3 años series históricas para la televisión
española. Son películas de encargo, no tengo ningún cariño con ellas, pero hay encargo que tomas con una pasión
enorme», entretien avec Patricio Guzmán, 21 juin 2016, Paris (traduction personnelle).
934
« André Vigneau et Pierre Vallet assignent la sphère de l’intime à la télévision, non seulement celle du
spectateur qui reçoit le message dans l’intimité de son chez soi, mais celle de l’image elle-même qui doit se
rapprocher de lui, ce qui implique à nouveau divers partis de mise en scène et de syntaxe filmique », Dominique
Château, « La télévision au défi de l’art » (pp.27-38), Médiation et information, n°16, 2002, p.29.
935
J’ai utilisé la voix off pour structurer un récit historique et informatif («empleé la voz en off para organizar un
relato histórico e informativo»), «El sonido y otras cuestiones en los filmes de Patricio Guzmán», entretien avec

280
américain : ce qui renforce les connaissances du cinéaste chilien. Il oriente ses perspectives
identitaires sur une échelle plus continentale, approfondissant ainsi la voie ouverte avec La rosa
de los vientos. La senteur d’un retour aux racines, à l’essence proprement latino-américaine,
par le retour à l’identité originelle, dessine un projet qu’on sent en phase avec l’artiste exilé.
Celui-ci, engagé sur une ambition dont il n’a pas défini en amont les contours, se voit parachuté
au cœur d’une Amérique latine précolombienne, caractérisée par la puissance, le mysticisme,
mais aussi le mystère qui entoure ses cultures, ses histoires, ses prétentions. À sa situation
d’exilé s’ajoutent ces voix lancinantes, précolombiennes, où le spirituel murmure aux
éléments ; où le temps est un repère fragile. Une préoccupation audiovisuelle cruciale se
précise : comment mettre en images un passé si lointain tout en désirant capter l’attention d’un
public de télévision ?
Le tournage936, sur les terres de Pancho Villa mais également au Guatemala, au Salvador
ainsi qu’au Honduras, dure de 3 mois et demi, en 1984. Il donne l’occasion à l’auteur de Juegos
de verdad de découvrir le Mexique et les pays voisins, leur patrimoine historique, la profondeur
de leurs cultures. L’horizon de l’homme s’étend, au même titre que les préoccupations de
l’artiste. Il capte des images dans des lieux aussi emblématiques, magnétiques, que
Teotihuacan, Palenque, Chichen Itza, en s’évertuant à incarner, notamment par la force de
l’absence travaillée visuellement, ce que furent ces lieux bien avant l’arrivée des européens.
Ces voyages sont une opportunité pour expérimenter, dans un contexte professionnel nouveau
pour le documentariste. Cela donne une saveur nouvelle à cette série documentaire, qui évoque
un passé lointain alors que jusqu’à présent Patricio Guzmán avait pour matière première le
passé proche, brûlant, encore incandescent. Entre le tournage et la conclusion du montage
s’écoule un temps long, car le projet est soumis à des difficultés. En effet, Leopoldo Castedo
demande à revenir au scénario original durant la phase de tournage. La production refuse,
occasionnant un conflit qui entraîne l’arrêt du projet par TVE. Plus tard, durant le premier
semestre de l’année 1987, cette difficulté résolue et Patricio Guzmán libre de ses autres
engagements, le projet est mené à terme :

«Le tournage a eu lieu il y a trois ans. Nous avons passé un temps court, trois mois et demi, pour
filmer les séquences les plus intéressantes sur les cultures mayas et aztèques. Quelques-uns de

María Isabel Donoso, Madrid, 12 décembre 1994, dans Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.403
(traduction personnelle).
936
Le réalisateur chilien est accompagné par une équipe réduite, avec Lorenzo Cebrián à la photographie. La voix
off est assurée par Francisco Valladares, et le montage est à la charge de Manuel Garcia.

281
mes projets annexes ont causé le report du montage, qui s’est terminé il y a seulement deux ou
trois mois »937.

Cette série documentaire se compose de cinq épisodes (30 minutes chacun). Trois
s’intéressent aux cultures mayas 938, et deux font la part belle aux civilisations aztèques939. La
diffusion télévisée du premier épisode a lieu à une heure de grande écoute, le dimanche 9 aout
1987 à 20 heures, sur TVE-1. Nous n’avons pas pu obtenir, malgré des contacts avec TVE,
d’informations sur les audiences réalisées à l’époque. La chaîne espagnole semble être le seul
support de diffusion de cette série 940. Et l’aventure créative vécue par le cinéaste chilien en
Amérique centrale lui inspire des curiosités encore plus vives qu’auparavant par rapport au
religieux, au spirituel latino-américain, entre hier et aujourd’hui :

«Tout, au sein de ces cultures, est lié au religieux, au spirituel, à leur vision cosmique. Il semble
qu’elles relient tout aux divinités, au destin. Les mayas croyaient que tout était déterminé, que
l’existence était un immense voyage au sein de cette courbe du temps, et les prêtres cherchaient
dans cette courbe ce qui allait arriver dans l’avenir"941.

Cet attrait pour les formes et les pratiques spirituelles, religieuses en Amérique latine
devient une obstination qui motive de nouveaux chemins créatifs pour l’exilé chilien. Alors
même que le monde évolue. Que l’Amérique latine se transforme. Alors même que la société
chilienne est le théâtre de tremblements multiples, entre inerties et tremblements vigoureux.

b. Au Chili, le réveil des oppositions ?

Les années 80 marquent une nouvelle phase dans les dynamiques qui nourrissent les
processus de la globalisation. L’interconnexion entre les sociétés permet d’envisager l’histoire

937
"La filmación se hizo hace tres años. Estuvimos un tiempo mínimo, tres meses y medio, filmando lo más
interesante -sobre las culturas maya y azteca. Algunos trabajos míos intermedios provocaron que la serie se acabara
de montar hace tan sólo dos o tres meses», «'México precolombino', una serie documental española sobre los
mayas y los aztecas», El país, 9 aout 1987 (https://elpais.com/diario/1987/08/09/radiotv/555458403_850215.html,
consulté le 6 aout 2017) (traduction personnelle).
938
«La cultura del agua», «La máquina del tiempo», et enfin «El idioma secreto».
939
« La piedra del sol » ainsi que « La Ciudad de los dioses » pour conclure cette série documentaire.
940
Nous n’avons trouvé que quelques mentions de ces œuvres documentaires dans les ressources numériques du
quotidien national espagnol El pais.
941
«Todo en estas culturas estaba vinculado al mundo religioso, a su visión cósmica. Al parecer, lo relacionaban
todo a los dioses y al destino. Los mayas creían que todo estaba ya predeterminado, que la vida era un viaje enorme
a través de esta curva del tiempo, y los sacerdotes investigaban en esta curva lo que iba a acontecer, el futuro»,
propos de Patricio Guzmán, «México precolombino, una serie documental española sobre los mayas y los aztecas»,
El país, 9 aout 1987 (https://elpais.com/diario/1987/08/09/radiotv/555458403_850215.html, consulté le 6 aout
2017) (traduction personnelle).

282
chilienne de l’époque comme fortement dépendante de ce que le monde sécrète, malgré le joug
militaire. Les perspectives de crise sont globales, et sont les fruits des crises causées par les
chocs pétroliers de 1973 et 1979, lourdes en conséquences socio-économiques. Un fort vent de
paupérisation souffle dans les sociétés occidentales. La crise est économique, sociale, et ses
effets politiques accentuent cette sensation d’une défaite de l’idée de progrès. Le marxisme
chute dans ses applications et ses sphères d’influence. Au contraire, la décennie voit le néo-
libéralisme (dont le Chili est le laboratoire depuis septembre 1973) se répandre et appliquer une
théorie basée sur une dérégulation des marchés financiers ainsi qu’un désengagement massif de
l’État dans l’économie nationale. Les orientations économiques de type keynésiennes
deviennent désuètes, au profit d’un nouveau modèle ultra-libéral, dont un des chantres est
Milton Friedman942. Les effets ne tardent pas à se faire ressentir, avec la montée du chômage,
de la pauvreté et des inégalités entre les citoyens. L’affaissement du paradigme révolutionnaire
est accompagné par une ode au « tout-libéral », où le désenchantement par rapport aux rêves
des décennies précédentes est palpable. La liberté démocratique devient un objectif à part
entière, un nouveau paradigme qui éclipse la révolution. Cette perspective participe à
l’harmonisation de l’organisation des sociétés, régies par un modèle nord-américain qui creuse
son sillon et précipite la fin du conflit mondial. Néanmoins, il ne faut pas en déduire, par facilité
intellectuelle, que la force des liens sociaux, nationaux et transnationaux, s’estompe pour autant.
L’État se désengage à de multiples échelles, mais les sociétés civiles ne renoncent pas à se
mobiliser pour conserver leurs acquis, tout en restant créatives par rapport aux difficultés que
les crises engendrent.
En Amérique latine, les crises des années 70 touchent de plein fouet des économies
fortement dépendantes des cours des marchés mondiaux. Les difficultés s’accroissent et
explosent dans les années 80. Cette décade est nommée la « décennie perdue »943. Alors que la
crise de la dette s’ajoute à des politiques ultra-libérales qui creusent les inégalités et les niveaux
de pauvreté944, les nombreuses transitions d’un régime dictatorial à de théoriques
« démocraties » laissent fleurir les traumatismes, les divisions, les rancœurs face à des moments
d’histoire où les sociétés se sont déchirées. Ce contexte latino-américain a de lourdes

942
Prix Nobel d’économie en 1976, il est considéré comme un des économistes les plus influents du XX e siècle.
Ses théories ont notamment fortement influencé les États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan (1981-1989),
la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher (1979-1990) ou, donc, le Chili d’Augusto Pinochet (1973-1990).
943
« la crise de la dette […] a éclaté en 1980 quand sous l’impact du deuxième choc pétrolier les pays industrialisés
réduisent leurs importations et élèvent leurs taux d’intérêt à un niveau sans précédent depuis 1930 », Alain
Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’extrême-Occident, op. cit., p.365.
944
« le chômage augmente, tandis que les programmes sociaux publics sont supprimés ou amputés », ibid, p.369.

283
conséquences sociales, aggravées par les processus d’harmonisation mondiale 945, au niveau
économique et financier (caractérisés notamment par l’intervention du Fond Monétaire
International, précipitant des politiques d’ajustements : Mexique en 1982 par exemple). La
dépendance économique extérieure s’est accrue, sous la contrainte946.
Le Chili n’est pas épargné par ces tendances, et subit une crise économique historique
en 1982-83, caractérisée par une paupérisation de masse et des contestations croissantes947. Elle
accentue les phénomènes de concentrations des richesses, alors que règne un néolibéralisme
agressif, fortement dépendant de la conjoncture mondiale 948. Cette mauvaise passe n’est pas
sans conséquences sociales : se multiplient les accusations, critiques, provoquant des révoltes
où se mêlent lutte pour les droits de l’homme et nécessité d’un régime démocratique 949. En plus
de la violence répressive, c’est une violence économique et sociale qui suscite des indignations
nombreuses à partir de 1983950. Aux opposants plus anciens à la dictature, s’ajoutent de

945
« le remboursement de la dette constitue pour le système financier mondial un défi sans précédent. Les pays
débiteurs se voient imposer des conditions de refinancement par les banques commerciales et les institutions
financières internationales qui équivalent à une véritable programmation de la récession », Alain Rouquié,
Amérique latine. Introduction à l’extrême-Occident, op. cit., p.369.
946
« L’Amérique latine a effectué sous la contrainte une profonde et discrète transformation économique en
adoptant les remèdes classiques recommandés par les institutions financières internationales, baptisé par certains
économistes « consensus de Washington » », ibid, p.372.
947
Les conséquences de la crise économique, la plus profonde depuis les années 1930, en temps dictatorial,
façonnent un contexte très explosif, dont la principale expression fut l’appel aux mobilisations et protestations qui
éclatent au milieu de l’année 1983 («el impacto de la crisis económica, la más grave que sufriera el país después
de la de los años treinta y todavía bajo dictadura, culminara en un escenario altamente explosivo cuya principal
expresión fue el llamado a movilizaciones y protestas que estallo a mediados de 1983»), Sofia Correa (dir.),
Historia del siglo XX chileno, op. cit., p.328 (traduction personnelle).
948
« Cette « révolution économique » des militaires s’est aussi traduite par une sensibilisation extrême à la
conjoncture mondiale : les crises des années 1973-1975 et 1982-1983 et les booms des années 1975-1981, 1983-
1989 ont marqué les reculs et les avances d’une économie excessivement spéculative », Pierre Vayssière, Les
révolutions d’Amérique latine, op. cit., p.230.
949
Sous l’impulsion de multiples foyers – organisations non gouvernementales, exilés, clandestinité, groupes de
défense des droits de l’homme et groupes liés à l’Église, réseaux de coopération internationale, jusqu’à certaines
représentations diplomatiques tolérées au Chili -, on assiste à la renaissance de l’activisme politique, renforcé,
évidemment, par l’affaiblissement croissant du régime militaire. Différentes tendances réussissent à s’accorder, en
mars 1983, sur un Manifeste démocratique, document qui exigeait la démission de Pinochet comme condition
numéro 1 d’un consensus national («desde múltiples fuentes – organizaciones no gubernamentales, exilio,
clandestinidad, agrupaciones de derechos humanos y de Iglesia, redes de cooperación internacional, e incluso sedes
diplomáticas acreditadas en el país – se produjo un renacer de la actividad política potenciada, obviamente, por el
debilitamiento creciente del régimen. Distintas corrientes lograron suscribir en marzo de 1983 un Manifiesto
Democrático, documento que exigía la renuncia de Pinochet como condición de un acuerdo nacional amplio»),
Sofia Correa, op. cit., p.328 (traduction personnelle).
950
Derrière les barricades dressées entre 1983 et 198, les chiliens se reconnectèrent, furieux face au malheur
économique, à la lutte pour le respect des droits de l’homme et pour le retour de la démocratie («detrás de las
barricadas que ardieron desde 1983 hasta 1986, los chilenos fusionaron, enfurecidos, la desesperación económica
con la lucha por los derechos humanos y la democracia»), Steve J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino
chileno a la memorializacion» (pp.205-326), dans Peter Winn, Steve J. Stern, Federico Lorenz et Aldo Marchesi,
No hay mañana sin ayer: batallas por la memoria histórica en el Cono Sur, Santiago, LOM Ediciones, 2014,
p.210 (traduction personnelle).

284
nombreux individus silencieux jusqu’ici, en vertu d’un ample faisceau de motivations, où le
besoin de mémoire(s) est au centre :

« À partir de 1983, la mémoire devient une source de réveil et d’expérience de masse, et


commence à être associée aux droits de l’homme. En outre, cela a motivé les gens pour débouter
la dictature et revenir à la démocratie. La mémoire s’était convertie en un cri de ralliement moral
et politique »951.

On assiste à une densification des luttes visant à faire vaciller Augusto Pinochet, ouvrant
quelques brèches de libertés et d’expressions 952, mais il faut souligner la répression militaire
proposée aux manifestants953. Les protestations actives des années 1982-83 réveillent les
consciences, dans le pays mais également à l’international, par rapport à un Chili dont le drame
semblait devenir norme, sans opposition ni rébellion.
Le corps social, ciment de l’époque Unité Populaire, fait à nouveau irruption dans
l’espace public pour exprimer ses désirs de libertés. Surviennent des répressions à la mesure de
la férocité dictatoriale, ne matant pas les volontés d’un autre Chili 954. Le tissu social, hérité des

951
«A partir de 1983, la memoria se convirtió en un despertar y una experiencia de masas, y comenzó a significar
derechos humanos. Asimismo, impulso a las personas a derrocar a la dictadura y a volver a crear una democracia.
La memoria se había convertido en un llamado tanto moral como político », Steve J. Stern & Peter Winn, «El
tortuoso camino chileno a la memorializacion», op. cit., p.209 (traduction personnelle).
952
« A partir de 1983, sous la pression de vastes mouvements pacifiques (les protestas), des espaces de libertés
sont apparus dans la presse écrite (mais pas à la télévision) ; le fonctionnement des partis politiques « non
marxistes » s’est normalisé, des exilés ont été autorisés à rentrer », Pierre Vayssière, Les révolutions d’Amérique
latine, op. cit., p.228-229.
953
Le 11 mai fut le jour de la première journée de protestations et de grèves, menées par les secteurs professionnels
clés – cuivre et universités – […]. D’autres journées de la même nature se succédèrent par cycles durant les mois
suivants, atteignant des niveaux de violence et d’agitation préoccupants, et suivies de répressions échelonnées de
la part du gouvernement militaire : détentions et suspensions pour des dirigeants syndicaux et politiques,
licenciements massifs de travailleurs, couvre-feu, bombardements, voitures non identifiées qui foncent dans les
foules de manifestations, barricades, feux de camp, descentes, coupures de courant sur tout le territoire, jusqu’à ce
que se déclare, en définitive, l’état d’urgence. La situation connut son point de non-retour le 11 aout, lorsque
Pinochet […] fit littéralement envahir la capitale avec 18 000 soldats («El 11 de mayo tuvo lugar la primera jornada
de protesta y paro liderado por sectores claves – el cobre y la universidades-. […] Jornadas del mismo tenor se
fueron sucediendo periódicamente en los siguientes meses, alcanzando niveles preocupantes de violencia y
agitación, seguidos por escaladas represivas de parte del gobierno, detención y relegación de dirigentes sindicales
y políticos, despidos masivos de trabajadores, toque de queda, bombazos, autos no identificados que disparaban a
los manifestantes, barricadas, fogatas, redadas, apagones en todo el territorio nacional, hasta que por último se
declaró estado de sitio. La situación llego a su máxima expresión dramática durante la protesta del 11 de agosto,
cuando Pinochet […] literalmente hizo «invadir» Santiago con 18 mil soldados»), Sofia Correa (dir.), op. cit.,
p.328-329 (traduction personnelle).
954
« Dans le contexte d’une lente reconstruction des oppositions, la DC prend en mars 1983 l’initiative d’un
Proyecto de Desarrollo Nacional (PRODEN), qui rassemble autour de Gabriel Valdès des opposants de droite aux
trajectoires hétérogènes, soucieux d’infléchir la ligne politique du général Pinochet. Elle acquiert ses lettres de
noblesse dans la contestation du régime en appelant, en juillet de la même année, à une protesta semblables à celles
que le mouvement syndical avait organisées dans les mois précédents. Cet épisode […] débouche sur un premier
accord le 6 aout, connu sous le nom d’Alliance Démocratique et réunissant cinq partis dont la DC et le parti
socialiste d’Altamirano. Deux ans plus tard, le 25 aout 1985, Mgr Fresno, successeur du cardinal Silva Henríquez
à l’archevêché de Santiago depuis mai 1983 mais plus réservé dans sa dénonciation du régime que son

285
époques antérieures au régime militaire, reste vivace malgré la tension et le risque perpétuel
d’être réprimé. En son sein cohabitent plusieurs entités, représentatives des forces politiques de
l’époque Unité Populaire, mais également une figure de proue, premier relais des contestations
(internes et externes) par rapport au régime de Pinochet : l’Église catholique955. Plusieurs de
ses courants, inspirés par la théologie de la libération et des valeurs humanistes, se mobilisent
pour défendre les populations les plus marginales face aux frénésies destructrices des forces
armées chiliennes.

c. La théologie de la libération en Amérique latine : un objet de curiosités pour


Patricio Guzmán

Le début des années 1980 suscite des expérimentations dans les créations filmiques de
Patricio Guzmán. Pour autant, un désir de retour sur sa terre natale commence à prendre de
l’ampleur. Ses préoccupations se focalisent sur les foyers de résistance à la dictature. Certaines
tendances de l’Église catholique sont ciblées. Ainsi, pour mieux comprendre une thématique
centrale des œuvres du documentariste entre le milieu des années 1980 et le début des années
1990, nous devons aborder certaines tendances qui traversent le catholicisme latino-américain
durant cette période, notamment les mouvements progressistes illustrés par le terme « théologie
de la libération ».

« Depuis Vatican II, le conservatisme prudent des clercs a été ébranlé, et l’Église a révisé sa
doctrine sociale. En Amérique même, les conférences épiscopales de Medellin (1968) et de
Puebla (1979) ont brisé l’image d’une hiérarchie catholique figée dans ses privilèges et
compromise avec le pouvoir. Au cours des années 1980, l’option préférentielle pour les pauvres
entrait dans le discours officiel de l’Église catholique ; en avril 1986, le pape Jean-Paul II finit
même par cautionner la doctrine sulfureuse de la théologie de la libération. Et pourtant, derrière
la doctrine officielle, apparemment homogène, le consensus politique et social n’existe pas au
sein de l’Église : alors que la hiérarchie, dans son ensemble, se contente de prôner une « Église

prédécesseur, prend l’initiative d’un accord national pour un retour à la démocratie, signé cette fois par onze partis
représentant la quasi-totalité de l’opposition au régime », Olivier Compagnon, « L’Église catholique et la
démocratie chrétienne face à la dictature. Du consentement à l’opposition », pp.55-61, L’ordinaire
latinoaméricain. Chili 1973-2003, IPEALT, n°193, juillet-septembre 2003, université de Toulouse – Le Mirail,
p.60.
955
« en déclarant en avril 1981 « qu’aucun totalitarisme n’est un modèle de vie chrétienne », le cardinal Silva
Henríquez achève d’ancrer l’Église dans une franche opposition à un régime qui n’a pas compris, selon lui, qu’on
ne vaincrait le communisme qu’en préparant l’avènement d’un véritable régime de démocratie et de justice
sociale », Olivier Compagnon, « L’Église catholique et la démocratie chrétienne face à la dictature. Du
consentement à l’opposition », op. cit., p.58.

286
pour les pauvres », des chrétiens plus engagés veulent édifier une « Église des pauvres », voire,
pour les plus extrémistes, une « Église révolutionnaire » »956.

Ce que l’on appelle parfois « christianisme de libération » prend ses racines dans des
dynamiques enclenchées depuis le milieu du XXe siècle957. Pendant les années 60, l’Église
catholique vit une époque de redéfinition de ses fonctions, de ses pratiques, de son essence en
tant qu’entité garante des spiritualités. Les nuances apportées par le Saint-Siège s’exportent :
elles sont progressivement appliquées selon les spécificités des divers contextes sociétaux. Des
doléances plus progressistes, plus ancrées dans le contexte séculaire, s’invitent sur le continent
latino-américain958. Elles bousculent les traditions entre cette institution et les détenteurs du
pouvoir 959 : une multiplication d’actions caractérise l’Église catholique et ses représentants, à
partir des années 1960. L’Amérique latine en est un théâtre dynamique, de par les
caractéristiques qui structurent ses sociétés :

« Le réveil théologique, spirituel et social de l’Église romaine rencontre un écho profond en


Amérique latine. La graine du renouveau est tombée sur un terrain fertile : une Amérique latine
en pleine mutation sociale, qui s’urbanise et s’industrialise, un continent où la guerre froide vient
de faire irruption et sur lequel plane le spectre des révolutions castristes »960.

956
Pierre Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, op. cit., p.261-262.
957
« Ce qu’il est convenu de nommer le « christianisme de libération » compose une nébuleuse qui plonge ses
racines dans les mutations modernisatrices intervenues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avant même
le concile Vatican II (1962-1965). C’est tout d’abord une rénovation liturgique […] qui culmina en 1961 avec la
fondation à Santiago du Chili de l’Instituto catequístico latinoamericano. Il s’agit aussi d’une rénovation
institutionnelle, avec la création des conférences épiscopales nationales puis celle du Consejo episcopal
latinoamericano (CELAM) à Rio en 1955, ou encore avec la fondation de nombreuses universités catholiques […].
Mais, c’est surtout une rénovation intellectuelle, avec l’émergence d’une profonde réflexion sur le rôle politique
et social de l’Église à l’heure où s’affirmait une conscience de l’Amérique latine comme tiers-monde», Olivier
Compagnon. «À la recherche du temps perdu... Jean-Paul II et l’Amérique latine», Polymnia Zagefka (dir.).
Amérique latine 2006, La Documentation française, pp.11-22, 2006, Les études de la Documentation française.
<halshs-00090991>, p.12-13.
958
« la véritable rupture qui intervint en 1968 résidait dans l’engagement officiel et prophétique des épiscopats
latino-américains dans la voie de la « libération intégrale » des opprimés : dénonciation des structures de
domination politique et économique, des régimes militaires et du capitalisme, appel à une « conscientisation » des
masses et à une transformation radicale des sociétés latino-américaines. Certes, les représentants de ce courant
demeuraient largement minoritaires d’un point de vue quantitatif, mais leur mainmise sur la direction du CELAM
leur conférait une assise institutionnelle importante et permit une diffusion appréciable de leurs thèses au-delà du
cercle restreint des élites », Olivier Compagnon. «À la recherche du temps perdu... Jean-Paul II et l’Amérique
latine», op. cit., p.14.
959
« traditionnellement l’Église, ou du moins sa hiérarchie, est étroitement liée aux classes dirigeantes. Cet héritage
de l’histoire continentale est sans doute conforme à la logique du religieux. […] L’alliance du sabre et du goupillon
se porte même fort bien dans certains pays », Alain Rouquié, op. cit., p.240.
960
ibid, p.246.

287
Les distances qui régissaient les rapports entre le peuple (notamment les catégories les
plus marginales) et l’Église catholique sont mises à mal par un renouvellement des liturgies,
des pratiques. Elles impliquent désormais l’institution plus concrètement dans la quotidienneté
latino-américaine :

« Dans la foulée de Vatican II, la plupart des Églises du continent, avec plus ou moins
d’enthousiasme et de zèle, se mettent en devoir d’épouser leur siècle et de répondre aux
exigences sociales du temps présent en prenant en charge « tous les hommes et tout l’homme ».
Dans cet esprit de renouveau évangélique, la présence de l’Église doit emprunter de nouvelles
modalités qui la rapprochent du « peuple de dieu » : les pastorales spécialisées […] et la création
de « communautés ecclésiales de base » sont les moyens institutionnels choisis pour manifester
« l’option préférentielle pour les pauvres » conforme aux nouvelles priorités de l’Église »961.

À partir de ce moment, l’Église vit des scissions entre des secteurs progressistes (voire
clairement compromis socio politiquement) et des franges plus traditionnelles 962. Le point
d’orgue est la conférence épiscopale de Puebla (Mexique), entre le 27 janvier et le 12 février
1979, qui marque le début d’une contre-attaque du Vatican, avec un nouveau pape : Jean-Paul
II963. Les années 1960 et 70 ont donc vu naître de multiples applications de la « théologie de la
libération », qui associe qualité de la spiritualité et liberté des êtres :

« L’avant-garde du clergé engagé qui a fait le choix de ce nouvel apostolat critique volontiers la
dimension institutionnelle de l’Église en privilégiant ce qui devait être sa fonction prophétique.
Ils dénoncent l’injustice comme un péché cardinal et soulignent l’incompatibilité entre la misère
et la vie spirituelle : l’homme opprimé et exploité ne peut ni s’épanouir humainement ni faire
son salut »964.

961
Alain Rouquié, op. cit., p.246.
962
« en utilisant le marxisme – au même titre que les sciences sociales – comme grille de lecture des sociétés
latino-américaines, elle était immédiatement suspecte de complaisance vis-à-vis de la gauche révolutionnaire et
était accusée de saper les fondements de la foi. En outre, en proposant un discours théologique alternatif, elle
remettait en cause l’autorité romaine. Expression des clivages qui travaillaient les Églises latino-américaines face
à la question sociale, la théologie de la libération en constituait également un facteur d’exacerbation et semblait
dès lors mettre en péril l’unité de l’Église », Olivier Compagnon. «À la recherche du temps perdu... Jean-Paul II
et l’Amérique latine», op. cit., p.14-15.
963
« Contrairement à ce que la relative tolérance de Paul VI (1963-1978) à l’égard des théologiens de la libération
avait pu laisser croire, l’Église n’était définitivement pas une démocratie acceptant en son sein une pluralité de
voix ; elle demeurait une théocratie, incarnée dans le pape », ibid, p.18.
964
Alain Rouquié, op. cit., p.246.

288
Les défenseurs du christianisme de libération mobilisent un ample réseau, très ancré au
sein des pratiques quotidiennes et des imaginaires 965. Ils ont parfois des visées radicales
(certains hommes d’Église s’engagent dans les combats révolutionnaires 966), et résistent aux
violences étatiques. Ce courant idéologique, cette vision du monde et du rôle du sacré marque
l’époque, de par les débats qu’elle suscite :

« Cette théologie neuve marque non seulement le catholicisme, mais la pensée chrétienne en
général, dans la mesure où la plupart des communautés chrétiennes du sous-continent ont eu à
se définir par rapport à elle. […] son dynamisme est associé au climat de contestation sociale de
l’Amérique latine dans les années 1970. Le développement des communautés ecclésiales de
base, mais aussi les réactions négatives – souvent violentes – des milieux conservateurs à son
expression populaire ont renforcé sa créativité et même, pourrait-on dire, son agressivité. Cette
théologie profondément engagée dans la politique prétendait fournir des solutions à tous les
groupes sociaux, plus particulièrement aux plus défavorisés, aux marginaux sociaux de toute
espèce. […] Pensée totalisante, sinon totalitaire, la théologie de la libération se voulait
authentiquement chrétienne par son souci d’œcuménisme et par la réhabilitation de la Bible,
considéré comme le livre de la parole de dieu. […] La théologie de la libération semblait s’être
substituée à la pensée philosophique par son souci de « couvrir » la totalité du sacré et du réel.
Nouvel arbre de la connaissance qui plongerait ses racines dans le « peuple de dieu », elle
nourrissait son tronc du dynamisme de ses racines multiples qui s’étalaient vigoureusement dans
toutes les directions »967.

À Puebla, l’Église catholique romaine condamne autant la doctrine de la sécurité


nationale (pilier idéologique des dictatures latino-américaines) que la violence des régimes
totalitaires (donc la révolution armée de type castriste). En vertu de la foi chrétienne, il faut
résister aux violences qui régissent le continent dans les années 1980, tout en restant dans la
ligne définie par Rome.
Au Chili, certaines mouvances de l’Église catholique s’érigent en figures de la
résistance : elles sont animées d’un souci intangible pour faire respecter les droits de l’homme
et la dignité de chacun. Cette dynamique se renforce au fur et à mesure des années de joug

965
« des organisations d’apostolat ou de catéchèse aux congrégations religieuses ou laïques, l’Église dispose de
moyens nombreux pour inspirer des attitudes, inciter des regroupements, stimuler des actions dans le domaine
politique et social », Alain Rouquié, op. cit., p.243.
966
« cet engagement en faveur des pauvres et des opprimés a ses théologiens, qui mettent l’accent sur le message
libérateur du Christ et interprètent la violence structurelle des sociétés injustes à la lumière des sciences sociales.
Certains chrétiens ne se contentent pas, à partir de ces analyses, de prendre le parti des masses pour les
« conscientiser » et mobiliser en vue de leur libération pacifique. Cette « théologie de la libération », anticapitaliste
et révolutionnaire, débouche parfois sur l’option du socialisme », ibid, p.247.
967
Pierre Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, op. cit., p.265-266.

289
militaire, nourrissant la vitalité des liens entre Église et peuple. Ce qui nourrit également les
tensions entre une certaine Église chilienne et le pouvoir central, se définissant lui-même
comme ardemment catholique, appuyé par certains secteurs ecclésiastiques. Le Chili de
Pinochet est un reflet de dynamiques plus globales, illustrant les divisions ecclésiales sur la
manière d’envisager le rôle de l’Église au sein des sociétés humaines. Nombreux sont les
hommes de foi qui résistent à la violence dictatoriale, en œuvrant à la défense de l’être humain
dans sa dignité la plus fondamentale. Cette résistance morale s’accompagne, au début des
années 1980, du retour de contestations plus larges par rapport au régime de Pinochet.
Patricio Guzmán, toujours connecté avec le Chili malgré la distance, obtient alors la
possibilité d’y revenir, en 1986, dans le but de mettre en lumière les résistances au régime de
Pinochet, grâce aux forces catholiques actives. Il initie alors une nouvelle aventure filmique,
majeure car elle est un moyen de revenir sur une terre quittée plus de 10 ans auparavant.

B. Mémoires et spiritualités. Un médiateur transnational


des complexités latino-américaines

L’année 1986 est un moment charnière dans la vie de Patricio Guzmán. D’abord parce
qu’il obtient la nationalité espagnole, après des années d’exil vécues à Madrid 968, actualisant
juridiquement son attachement pour ce pays qui n’est pas le sien, mais au sein duquel il se sent
comme chez lui969. Et également parce que cette année marque le retour de l’exilé sur sa terre
natale. Il entretient avec le Chili une relation particulière, de par les syncrétismes identitaires
qui marquent son existence ainsi que par son éloignement géographique imposé 970.

1. Premières retrouvailles avec la terre natale

La perspective du retour est la sève de l’exil. Elle motive à supporter tout ce que le
présent impose, remodèle, en vertu d’un futur idéalisé marqué par les retrouvailles avec la terre

968
Patricio Guzmán, 42 ans, vient d’obtenir la nationalité espagnole en plus de sa nationalité chilienne («Patricio
Guzmán, de 42 años, acaba de conseguir […] la ciudadanía española sin perder la de su país»), Alberto Luengo,
El país, 14 avril 1986 (https://elpais.com/diario/1986/04/14/ultima/513813604_850215.html, consulté le 14 aout
2017) (traduction personnelle).
969
Patricio Guzmán considérait l’Espagne comme une seconde patrie («Patricio Guzmán sentía España como su
patria»), entretien avec Gloria Laso, 16 juin 2015, Santiago du Chili (traduction personnelle).
970
«Il avait une relation très ambivalente avec le Chili (Él tiene une relación muy dual con Chile»), idem (traduction
personnelle).

290
natale. Ces dernières sont-elles accompagnées de la vie quotidienne laissée lors du départ ? Ici,
impossible de corroborer l’idée d’un retour au passé abandonné. Ce dont on a la certitude, c’est
la force des conséquences psychologiques de retour de l’exilé.

a. « Christianisme de libération » et cinéma : En nombre de Dios

Mise en place du projet

« L’idée était de filmer le Chili de cette époque, et le Vicariat fut un prétexte pour y entrer »971.

On peut considérer que ce retour est un nouveau départ, une nouvelle aventure, où les
repères quotidiens sont bouleversés par la découverte d’un nouveau pays : le sien. Celui-là
même transfiguré par les vagues des régimes dictatoriaux, qui ont œuvré à « révolutionner » les
structures ainsi que l’horizon quotidien des citoyens, grâce à la force répressive, à l’annihilation
des oppositions et à la force de ses propagandes. Ces considérations sur le retour d’exil seront
approfondies lorsque nous évoquerons le retour de Patricio Guzmán dans le Chili post-dictature.
Car lors du tournage d’En nombre de dios, malgré la présence physique du documentariste sur
ses terres, on observe des entraves (qu’il s’impose lui-même) à la réalité d’une réinsertion de
l’individu au sein de la société chilienne. Comme s’il voulait revenir sans être vu par les
autorités militaires, mais également par ses réseaux amicaux et professionnels : par peur d’être
repéré, par crainte de convoquer beaucoup trop de fantômes du passé sur une période
chronologique très condensée.
Cette volonté de revenir au Chili, dans le but de filmer ce qu’implique la réalité d’une
dictature tous les jours remise en question par un certain nombre de citoyens, prend ses racines
dans la découverte de l’œuvre d’un autre documentariste, l’argentin Rodolfo Kuhn972. Ce
dernier dépeint les relations étroites et solidaires qu’entretiennent les tenants de la dictature
militaire (1976-1983) avec l’Église catholique au pays de Julio Cortázar, malgré les
déchaînements de violences, malgré les insultes quotidiennes à la dignité humaine que cultive
le régime (où se succèdent quatre juntes). Ce film motive le réalisateur chilien à prendre le
contre-pied et mettre en valeur les tendances résistantes qui émanent de l’Église catholique au
Chili :

971
«Mi idea era filmar una película sobre Chile, la Vicaría era un pretexto para entrar, «El viaje de Patricio
Guzmán», Yenny Cáceres, Que pasa, 7 octobre 2016 (http://www.quepasa.cl/articulo/cultura/2016/10/el-viaje-de-
patricio-Guzmán.shtml, consulté le 14 aout 2017) (traduction personnelle).
972
Rodolfo Kuhn, Todo es ausencia, TVE, 1984, 114 minutes, couleurs.

291
«À cette époque j’ai vu un documentaire intéressant […] de l’argentin Rodolfo Kuhn. Cette
œuvre m’a beaucoup impressionné : elle dévoilait comment le clergé argentin soutenait
aveuglement la dictature militaire, sans remords ni questionnements moraux […]. Cela m’a
donné de faire l’exact contraire : dévoiler comment l’Église catholique chilienne se dressait
frontalement contre la dictature, contre Pinochet, contre les militaires »973.

À nouveau, l’idée de mettre au centre du propos artistique les marges d’une société,
luttant pour un idéal malgré la férocité violente d’une époque historique, anime la création. Cela
fait écho à La batalla de Chile (notamment à sa troisième partie). D’ailleurs, il convoque son
réseau chilien pour découvrir et approfondir les thématiques liées aux tendances catholiques
chiliennes ainsi qu’à la théologie de la libération et ses effervescences idéologiques. Il fait appel
à une figure emblématique du catholicisme politique chilien, grâce à la collaboration de Luis
Maira974. Soutenu et produit par TVE, En nombre de dios, qui sera tourné en 16mm, est un
projet fait en coproduction avec Santiago Cinematográfica S.A., fondée en 1982 par Arturo
Feliú. Celui-ci, exilé chilien, est producteur au sein de la télévision nationale chilienne (TVN)
et directeur des programmes des studios Chile films durant l’époque de l’Unité Populaire. Puis
il émigre au Mexique, et y prolonge ses activités de production et distribution 975. On remarque
ici que la communauté des exilés chiliens en Espagne tient une place de choix dans la possibilité
de mener à bien une aventure filmique, pour un documentariste loin de l’aura qui était sienne
dans la deuxième partie des années 70. D’ailleurs, le cinéaste prend part, en tant que
coproducteur, à ce projet filmique. Ainsi, en avril 1986, Patricio Guzmán embarque pour
Santiago du Chili, à destination d’une terre quittée à la fin de l’année 1973.

973
«En esa época vi un documental interesante […] del argentino Rodolfo Kuhn. Es un filme que me impresiono
mucho: mostraba como el clero argentino apoyaba ciegamente la dictadura militar, sin remordimientos, sin
cuestionario moral […]. Esto me dio la idea de hacer todo el contrario: mostrar como la iglesia católica chilena se
puso frontalmente contra la dictadura, contra Pinochet, contra los militares», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.159
(traduction personnelle).
974
Député à l’époque de l’Unité Populaire, ancien membre de la Démocratie chrétienne, qu’il quitte pour devenir
membre actif de la Izquierda Cristiana, fondée en 1971. Par la suite, il s’exile au Mexique entre 1973 et 1984,
grâce à la médiation de son ami le cardinal Raul Silva Henríquez. Patricio Guzmán insiste sur son importance dans
la création du projet En nombre de dios : « Nous n’avions aucune information. J’ai donc fait des recherches sur
Madrid pendant longtemps, comme pour tous mes films : j’ai étudié pendant une année ce qu’était l’Église
chilienne, son rôle pendant la dictature, mais aussi avant et après la présidence d’Allende. Je me souviens d’avoir
fait venir Lucho Maira, depuis le Mexique, pour qu’il fasse un point sur l’Église. C’était le meilleur dans ce
domaine » («No se conocía nada. Yo estudié mucho tiempo en Madrid, como en todas las películas que hago,
estuve un año estudiando qué era la Iglesia chilena, cuál había sido el papel de la Iglesia durante la dictadura, antes
y durante Allende. Recuerdo que hice venir a Lucho Maira desde México, especialmente a Madrid, para que me
diera una conferencia de todo lo que había sido la Iglesia. Maira era el mejor»), «El viaje de Patricio Guzmán»,
Yenny Cáceres, op. cit. (http://www.quepasa.cl/articulo/cultura/2016/10/el-viaje-de-patricio-Guzmán.shtml,
consulté le 14 aout 2017) (traduction personnelle).
975
Il produit notamment une œuvre de son compatriote Miguel Littín, Actas de Marusia, sortie en 1976 et nominée
pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.

292
Le tournage

La crainte des conditions d’accueil pour ce qui est le premier retour de Patricio Guzmán
sur la terre natale induit une organisation concertée avec le Vicariat de la solidarité, qui envoie
deux avocats à l’aéroport de Santiago dans le cas où le cinéaste serait inquiété par la sécurité
militaire :
«Lorsque l’avion a atterri à Santiago, il fit toutes les démarches administratives de rigueur, avec
le même calme et le même ton apaisé qui caractérise la voix off de ses documentaires. Deux
hommes l’avaient à l’œil. Ils le virent passer la douane, sans jamais le perdre de vue. Ces deux
personnes étaient les seules, dans l’aéroport, à savoir que Guzmán n’était pas un touriste lambda.
Une fois les formalités achevées, ces deux hommes s’approchèrent. C’étaient deux avocats du
Vicariat de la Solidarité, prêts à agir en cas de besoin. Mais rien ne se passa »976.

Le cinéaste ne possède pas le fameux « L », qui marque le passeport du sceau du statut


d’exilé contraint977. Finalement il rentre sans encombre sur le territoire, et installe son domicile
éphémère dans un grand appartement d’un quartier luxueux de la capitale978. L’organisation du
tournage est régie par le choix de paraître comme une équipe européenne, ce qui implique une
stratégie discrétionnaire pensée en amont par le producteur du projet 979. Pourtant, lorsque le
documentariste sollicite une entité européenne pour le protéger si sa présence est réprimée par
les autorités chiliennes, l’échec est cuisant malgré son nouveau statut de détenteur d’une double
nationalité :

976
«Cuando aterrizó en Santiago, hizo todos los trámites de rigor con esa misma calma y ese tono pausado de la
voz en off de sus documentales. Dos hombres lo vigilaban todo el tiempo. Lo miraron pasar por la aduana, sin
perderlo de vista ni por un momento. Eran los únicos dentro del aeropuerto que sabían que Guzmán no era un
turista cualquiera. Al terminar los trámites, los hombres se le acercaron. Eran dos abogados de la Vicaría de la
Solidaridad, dispuestos a actuar en caso de que pasara algo. Pero no pasó nada», «El viaje de Patricio Guzmán»,
op. cit (traduction personnelle).
977
Il fit le voyage Madrid-Santiago comme un touriste lambda. Il n’eut jamais le tampon «L» sur son passeport,
ce signe pour identifier les exilés chiliens («hizo el viaje Madrid-Santiago como un turista más. En su pasaporte
nunca tuvo estampada esa temida «L» con que se identificaba a los exiliados chilenos»), idem (traduction
personnelle).
978
Guzmán entra en terres chiliennes sans éveiller les soupçons des autorités militaires, et se terra dans un
appartement dans la zone de Pedro de Valdivia nord («Guzmán entró a Chile sin despertar sospecha de las
autoridades militares y se encerró en un departamento en Pedro de Valdivia Norte»), idem (traduction personnelle).
979
Durant le tournage, de nombreuses précautions de ce type furent prises. Le producteur, Arturo Feliú, loua un
appartement très onéreux, dans un quartier luxueux de Santiago, pour loger l’équipe. Il était d’avis de se comporter
comme le ferait une équipe de télévision européenne («en ese rodaje se tomaron muchas precauciones de este tipo.
El productor del filme, Arturo Feliú, alquilo un departamento muy caro en un barrio de lujo de Santiago para alojar
al equipo. Él era de la opinión que había que comportarse como un equipo de televisión europeo»), Cecilia
Ricciarelli, op. cit., p.160 (traduction personnelle).

293
«Je me souviens que j’ai rencontré l’ambassadeur d’Espagne, pour lui demander protection, mais
il me ferma la porte au nez avec une grande élégance. Il me dit : «Vous avez un passeport
espagnol, vous êtes un citoyen espagnol. Mais ici, au Chili, vous êtes considéré comme un
chilien. Et le Chili est le seul pays où je ne pourrai pas vous défendre. Je vous souhaite bonne
chance »980.

Ainsi, le retour de Patricio Guzmán au Chili se caractérise par une extrême prudence
pour ne pas dévoiler sa présence « clandestine » : d’où une absence presque totale de vie
sociale, de reconnections avec la vie laissée au pays en octobre 1973. Telle une ombre, il partage
ses trois mois au Chili entre le tournage et une sorte de « réclusion » dans l’appartement de
Pedro de Valdivia nord. Malgré cela, les œuvres circulent, grâce aux retours d’exilé(e)s.

«La batalla de Chile connut une forme de diffusion clandestine à partir des années 80, lorsque
les premières copies (format Umatic) entrèrent au Chili pour se multiplier très rapidement. Selon
mes informations, des milliers de personnes virent le film. Elles se réunissaient dans des petits
lieux, dans les maisons, les paroisses, les associations sportives. Les originaux furent tant copiés
qu’ils finirent par s’abîmer, sur certaines copies on ne distinguait plus rien. Un nombre
incommensurable de personnes m’ont dit : «J’ai vu La batalla de Chile enfermé dans une pièce,
dans une cave, dans un bureau syndical. Il y avait cinq autres personnes, et nous mettions le son
à son minimum ». Des dizaines de personnes m’ont raconté cette même histoire. […] La toute
première copie fut amenée par Carmen Castillo, je crois »981.

Andres Wood évoque même des diffusions de la trilogie dans des contextes beaucoup
moins alternatifs, alors que les structures éducatives sont sous la botte militaire (malgré
quelques mouvances progressistes en leur sein) :

«Dans les années 80, j’étudiais dans une école d’économie néolibérale très influente au Chili, et
un professeur d’économie utilisa La batalla de Chile. Ce fut un choc, découvrir ce film fut

980
«recuerdo que visité al embajador de España para pedirle protección, pero él me cerró la puerta en las narices
con gran elegancia. Me dijo: «Usted tiene pasaporte español y es un ciudadano español. Pero aquí en Chile usted
es chileno. Y Chile es el único lugar donde yo no puedo defenderlo. Le deseo buena suerte», Cecilia Ricciarelli,
op. cit., p.160 (traduction personnelle).
981
«La batalla de Chile conoció una forma de difusión clandestina a partir de los 80, cuando entraron las primeras
copias en Umatic que se multiplicaron inmediatamente. Según me han contado hubo miles y miles de espectadores.
Se juntaban a ver la película en pequeños rincones, en casas, en parroquias, en clubes deportivos. Se hicieron tantas
copias que llegaron a la «invisibilidad» casi total, había copias tan malas que ya no se veía nada. Innumerables
personas me dijeron: «Yo vi La batalla de Chile encerrados en una pieza, en un sótano, en un sindicato. Y había
otros cinco escuchando, con el sonido bajito». Decenas de personas me han contado eso. […] La primera copia la
llevo Carmen Castillo. No estoy muy seguro», ibid, p.176 (traduction personnelle).

294
quelque chose d’important pour moi, parce que j’avais seulement 7 ans au moment du coup
d’État. Patricio Guzmán avait capté quelque chose, qui relevait de l’énergie du pays »982.

Le réalisateur, lui, se cache, comme pour ne pas totalement matérialiser le retour au pays
natal983. La crainte est fidèle compagne de cette aventure filmique. Alors, il passe chez lui
comme un fantôme. Est-ce parce que l’image enregistrée aurait plus de valeur que les réalités,
les douleurs du retour ? La question reste ouverte. Les premières semaines de tournage sont
consacrées au Vicariat de la solidarité, qui ouvre ses portes à l’équipe 984. Au cœur de la capitale,
son lieu principal d’activités est décortiqué par la caméra, de par le rôle central qu’a l’institution
dans la résistance au joug dictatorial. Pour ce qui est des prises de vues extérieures, l’équipe
s’appuie sur un subterfuge pour mener à bien l’entreprise filmique :

«L’équipe a pu obtenir les autorisations de tournage grâce à une fausse accréditation en tant que
journaliste »985.

Le quotidien, dans la capitale chilienne, est traversé d’émeutes, de protestations,


d’affrontements et de mobilisations pour remettre en cause l’ordre dictatorial et demander des
comptes aux bourreaux. La répression est stricte, parfois aveugle, et l’équipe de tournage se
retrouve souvent dans des situations où le danger, le risque d’être arrêté est évident. Au point
que le réalisateur lui-même se mette parfois en retrait par rapport aux scènes violentes qu’il
souhaite immortaliser par la caméra986. Une ambiance d’état d’urgence règne, où le pouvoir
militaire réprime les révoltes exprimées à son encontre :

«Partout, les gens se mobilisaient : dans les universités, dans la rue, dans le centre de la ville et,
la nuit en particulier, il y avait des perquisitions, des interventions armées dans les bidonvilles.
C’était une ambiance répressive, avec des policiers partout, alors qu’il se dessinait une région

982
«Durante los ochenta, estudie en una escuela de economía neoliberal muy potente en Chile, y La Batalla de
Chile nos la mostró un profesor de economía. Fue como un choc, ver esa película fue realmente importante, porque
yo tenía 7 años al momento del golpe. El capta algo, como «energía-país»«, entretien avec Andrés Wood, 11 juin
2015, Santiago du Chili (traduction personnelle).
983
Je me suis alors enfermé dans cet énorme appartement, et je sortais uniquement pour tourner. Je n’ai pas osé
plonger dans l’activité politique ou sociale («Así pues, me encerré en ese enorme apartamento y salía únicamente
para filmar. No hice vida política ni social»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.160 (traduction personnelle).
984
L’équipe est composée de Jaime Reyes (directeur de la photographie), German Malig (assistant réalisateur),
ainsi que Pablo Basulto et Mario Diaz au son. Elle est munie de plusieurs caméras, pour immortaliser le réel sous
différents angles de vue.
985
On a pu obtenir les autorisations pour filmer à l’aide d’une fausse carte de journaliste («pudo obtener los
permisos de filmación gracias a una falsa acreditación de periodista»), Cecilia Ricciarelli, p.157 (traduction
personnelle).
986
«J’étais parfois présent sur les phases dangereuses du tournage. Dans certaines situations, je restais à distance,
à une rue, à cinquante mètres, mais je voyais tout ce qui se passait», ibid, p.161 (traduction personnelle).

295
« rouge », composée par tous les quartiers populaires situés le long de la Gran Avenida. Je me
souviens d’immenses parcelles de Santiago qui vivaient au rythme des manifestations, avec des
barricades, des feux de camp, c’était une ambiance tendue. On était en état de siège »987.

Au-delà de la seule capitale, le tournage se déplace (peu), à Valparaiso et Concepción.


Mais c’est le centre du pays qui demeure le théâtre des événements chiliens, donnant le pouls
d’une société fortement divisée par rapport à ce qui fait son essence au milieu des années 1980.
L’équipe se met en danger, volontairement, pour que le cinéma puisse être un relais d’une
situation qu’il faut donner à connaître, jusqu’à ce que le tournage soit dans l’obligation d’être
clôturé, au bout de trois mois, à la suite de l’arrestation de deux des membres-artisans d’En
nombre de dios, sur la rue Providencia :

«Le tournage eut lieu jusqu’à ce que mon assistant ainsi que le preneur de son [Pablo Basulto]
soient violemment arrêtés par la police durant une manifestation dans le centre de Santiago. Une
semaine plus tard ils furent relâchés. Cela marqua la fin du tournage, qui dura trois mois »988.

L’intensité du tournage, en termes émotionnels tout autant que par le niveau de tensions,
de violences qui régit le quotidien de la capitale chilienne à cette époque, est suivie d’un retour
rapide à Madrid. Cette aventure inédite pour le cinéaste passe dans sa phase de montage,
effectué en collaboration avec Luciano Berriatùa. La provenance des images qui composent le
long-métrage documentaire En nombre de dios mélange des images propres à l’équipe de
tournage et des archives audiovisuelles tournées par des cinéastes locaux, comme c’est le cas
pour Pablo Salas :

«J’ai acheté quelques images d’archives. Par exemple, à la fin apparaît un groupe d’individus
hardis face à la dictature, le Mouvement Sebastian Acevedo, car ils s’asseyaient face aux
tribunaux, face aux quartiers généraux de la police secrète, par exemple, et lorsque la police
intervenait ils ne fuyaient pas, ils demeuraient assis, chantaient alors qu’ils étaient violemment

987
«Había movilizaciones en la universidad, en la calle, en el centro y, en particular, en los campamentos había
allanamientos por la noche. Era un ambiente policial, estaba lleno de carabineros por todas partes, y había una
región roja, que eran todas las poblaciones que hay por la Gran Avenida. Recuerdo un sector enorme de Santiago
donde había protestas a cada rato, con barricadas, con fogatas, era un ambiente tenso. Era un estado de sitio », «El
viaje de Patricio Guzmán», Yenny Cáceres, op. cit (traduction personnelle).
988
«este rodaje duro hasta que mi ayudante y el sonidista [Pablo Basulto] fueron detenidos violentamente por la
policía en una manifestación en el centro de Santiago. Después de una semana los dejaron en libertad. Esto puso
punto final a la filmación que duro tres meses», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.161 (traduction personnelle).

296
roués de coups. Nous les avons filmés face au quartier général du CNI, et dans le film d’autres
images de ces individus furent tournées par Pablo Salas »989.

Même si la majorité du contenu du film est l’œuvre de Patricio Guzmán et ses


compagnons de tournage, quelques séquences existent parce que le cinéaste a acheté leurs droits
d’utilisation auprès d’artistes locaux990.

Analyse du film

« La congrégation romaine pour la doctrine de la foi publiait le 5 avril 1986 une Instruction sur
la liberté chrétienne et la libération, encore signée du cardinal Ratzinger. À la façon du Christ,
qui a vécu « dans un état de pauvreté et de dénuement », l’Église réitérait son message de
« préférence pour les pauvres », rappelait « l’exigence impérative du respect de chaque être
humain dans ses droits à la vie et à la dignité », de prononçait pour « la promotion de la justice
dans les sociétés humaines » »991.

Cet objet audiovisuel trouve son fondement dans le désir de présenter, d’exalter le rôle
et les activités du Vicariat de la Solidarité : donc, en creux, d’illustrer les résistances à la
dictature, tout en exaltant les formes d’altérités existantes, au sein des pratiques catholiques
chiliennes. Dans la lignée de ses œuvres filmiques précédentes, le cinéaste souligne un intérêt
renouvelé pour les marges de la société, pour les entorses aux normes figées par les pouvoirs
« traditionnels ». Ainsi, l’accord avec le Vicariat est un prétexte pour venir filmer
clandestinement au Chili, et ainsi en saisir les feux, les glaces 992. C’est au sein de l’institution
que l’équipe du film explique les reliefs de son fonctionnement. D’abord, on assiste à un rapide

989
«compré algunos materiales de archivo. Por ejemplo, al final aparece un grupo muy audaz contra la dictadura,
el Movimiento Sebastián Acevedo, que eran unos tipos que se sentaban frente a los tribunales de justicia, frente al
cuartel de la policía secreta, por ejemplo, y que cuando llegaba la policía no huían, se quedaban sentados y se
ponían a cantar, mientras eran golpeados salvajemente. Nosotros los filmamos frente al cuartel del Centro Nacional
de Inteligencia, pero en la película hay otras sentadas que fueron filmadas por Pablo Salas», Cecilia Ricciarelli,
op. cit., p.161 (traduction personnelle).
990
Les images des manifestations contre la torture, organisées par quelques groupes effrontés défiant le silence
imposé par la dictature, ont été filmées par un jeune cinéaste indépendant, au même titre que d’autres images
immortalisées par différents réalisateurs («las imágenes de las manifestaciones contra la tortura, que algunos
grupos tenaces se atrevían a organizar desafiando el silencio impuesto por la dictadura, fueron filmadas por un
joven cineasta independiente, así como otras imágenes se deben a distintos autores»), ibid, p.158 (traduction
personnelle).
991
Pierre Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, op. cit., p.270.
992
Mon envie était de faire un film sur le Chili ; le Vicariat fut un prétexte d’entrée, et nous l’avons utilisé pour le
plus grand plaisir du Vicariat, car il souhaitait qu’on puisse montrer ce qu’il se passait dans le pays («Mi idea era
filmar una película sobre Chile, la Vicaría era un pretexto para entrar, y ese pretexto lo usamos con gran agrado
de la Vicaría, porque la Vicaría estaba interesada en mostrar todo lo que pasaba»), Yenny Cáceres, op. cit
(traduction personnelle).

297
historique de sa création, grâce à un entretien avec le prêtre Cristian Precht, un des dirigeants
de l’institution (et figure importante de la résistance ecclésiale à la dictature). Puis, guidé par
l’avocat Gustavo Villalobos entre les murs du Vicariat, la caméra dessine les réalités de cette
structure, déambulant de couloirs en bureaux pour saisir l’étendue des activités et des services
rendus au public. L’utilisation nerveuse de la caméra, portée à l’épaule, invite à une immersion
réflexive du spectateur par rapport à ces locaux teintés de multiples activités. Même remarque
par rapport aux personnes qui s’adressent au Vicariat : Patricio Guzmán leur demande les
raisons de leur présence dans ces locaux, revenant à un dispositif déjà grandement utilisé sur le
tournage de La batalla de Chile. Gustavo Villalobos énumère les différentes étapes qui teintent
le fonctionnement de l’institution, insistant sur le fait que pour chaque demande, un dossier est
constitué, ce qui façonne une collection de dossiers administratifs, où les archives sont les traces
d’un drame personnel. La synergie de toutes ces archives représente une partie de la mémoire
de la dictature chilienne.
Le support photographique est crucial dans la constitution de ces dossiers, car il incarne
visuellement, il rend réel, aux yeux des autres, la violence, la barbarie quotidienne que cultivent
les forces militaires. Le Vicariat dévoile cette facette de la collection d’archives à l’équipe de
tournage, qui s’applique à filmer des images fixes. Le médecin Ramiro Olivares présente les
différentes séquelles corporelles des victimes (qu’elles soient fruits de la torture, de coups ou
encore d’armes), avec un ton accusateur et frondeur par rapport à la machine répressive
dictatoriale. Au-delà d’être un lieu de récolte des informations quant aux atteintes aux droits
humains, le Vicariat met à disposition des citoyens ses locaux pour que les individus se
rencontrent, échangent, reconstituent des dynamiques d’interactions et de solidarités. Ces
espaces garantissent la confiance d’expressions de libertés sans réserve, sans risque répressif
par rapport aux pratiques militaires.
Dans une démarche explicative de dénonciation de la dictature d’Augusto Pinochet, le
documentaire met en exergue les différentes raisons de ces résistances de la part de certains
courants de l’Église catholique chilienne. Pour ce faire, Patricio Guzmán utilise un nouveau
recours cinématographique grâce au dispositif de l’entretien, où des figures ecclésiales majeures
de la résistance peuvent exprimer leur critiques et leurs velléités. Cette dimension vocale revêt
une symbolique ample, difficilement quantifiable, et dévoile l’étendue des possibilités du
témoignage en tant qu’arc audiovisuel, et également en tant que catalyseur de sensibilités
larges :

298
«Chaque mot est inéluctablement né quelque part, un certain temps, d’un être vivant. Il porte en
lui-même le récit, la mémoire, le souffle, la chair, le sang… d’un être, d’un peuple, d’une
civilisation… et donc de l’humanité »993.

Contrairement à la trilogie La batalla de Chile, ici l’individu est mis en avant, en tant
que figure charismatique et relais des doléances populaires. Ses valeurs empreintes d’humanité
et de spiritualité dénotent par rapport à la violence mécanisée caractéristique des forces armées.
Ce qui contribue à discréditer la définition d’une dictature se réclamant guidée par les valeurs
de la religion catholique, donc à décrédibiliser également les secteurs « officialistes » d’une
Église fortement divisée sur son rapport au pouvoir en Amérique latine (pas seulement depuis
les années 1980). Les paroles de ces figures religieuses donnent une légitimité, une
respectabilité, un relief autre au projet filmique porté par l’artisan de La rosa de los vientos. Au
total, 16 personnalités ecclésiastiques expriment leurs opinions en un peu plus d’une heure et
demi de documentaire.
En nombre de dios dévoile l’ultra-violence, l’oppression quotidienne, le manque de
libertés, de dialogue. Il fustige l’irrespect pour les droits humains les plus fondamentaux
(l’œuvre filmique insiste sur les actes de torture et les révoltes qu’ils occasionnent), et procure
la sensation que l’uniforme est une source de déshumanisation. Telles des meutes, aux valeurs
désuètes et se définissant grâce à la puissance de leurs armes, les militaires semblent être loin
de la profondeur spirituelle de laquelle elles se réclament. Le cinéaste filme nombre de défilés,
d’événements où il insiste sur l’humain désincarné ; sur la rugosité de cette corporation, à l’air
sévère et à l’uniforme rappelant d’autres images de sombres moments de l’humanité. C’est une
entreprise artistique de diabolisation des chantres de la dictature en place depuis treize années
sur la terre natale de Patricio Guzmán.
Augusto Pinochet est filmé par l’équipe de tournage, à l’occasion d’un Te Deum. À
l’aide du zoom, le documentaire fixe l’incarnation du mal dans un contexte religieux. Cela pose
la question des rapports entre catholicisme et politique. Patricio Guzmán se souvient d’un
moment de tournage où les peurs étaient à fleur de peau :

«Nous nous y sommes rendus. Nous étions très près de Pinochet, avec d’autres correspondants,
alors que résonnait un Te Deum. […] Nous avions peur. Plus peur que de raison, car nous avions
alors le statut de « journalistes étrangers » »994.

993
Atiq Rahimi, La ballade du calame, op. cit., p.119.
994
«Fuimos nosotros. Estábamos bastante cerca de Pinochet junto con los otros corresponsales mientras se oye un
Te Deum. […] Teníamos miedo. Teníamos más miedo del que deberíamos haber tenido, porque se supone que
éramos «periodistas extranjeros»«, Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.161 (traduction personnelle).

299
Les accointances entre régime militaires et officialités catholiques sont révélées par le
film, tournant presque en ridicule l’attitude de l’Église. Par exemple lorsqu’un de ses membres
bénit les armes des soldats chiliens. Autre moment d’intrusion du cinéaste dans le réel qu’il
s’efforce de dépeindre, en mettant en images la dictature : lorsqu’il interroge, microphone en
main, un militaire qui surveille la bonne tenue d’une manifestation autodéfinie « catholique ».
Les questions adressées évoquent la tension entre religion et politique, et le soldat répond en
expliquant que la nature religieuse du rassemblement lui permet d’exister.
Au-delà de la motivation première de l’œuvre, qui est centrée sur le Vicariat de la
solidarité, le documentariste guette les tressaillements, les respirations de l’Unité Populaire,
mais surtout du pouvoir populaire. Il dévoile, par la pratique d’un cinéma direct au plus près
des manifestations, des affrontements urbains mais également des réunions populaires (sous
l’égide de l’Église catholique), les survivances de l’esprit de 1970-1973. Il est comme un
chercheur des ombres d’un temps passé, mais loin d’être oublié ni annihilé. L’attention est
portée sur ses résistances995, ses battements de cœur996, ses solidarités997 malgré la vigueur des
difficultés journalières, au sein desquelles la dialectique révolutionnaire a été fortement altérée
par le projet répressif en place depuis le 11 septembre 1973. La priorité est maintenant un retour
de la démocratie, où justice serait faite par rapport à la barbarie militaire, dans une optique de
respect pour les droits de l’homme 998. Une démocratie qui abolirait la misère économique,
morale, sociale, omniprésente et journalière depuis le début des années 1980 (et même avant
pour certaines catégories sociales). Notons ici qu’au sein du panorama des protagonistes civils
qui peuplent le film, la population est très majoritairement féminine. Cela permet au réalisateur
de souligner l’importance centrale de ces femmes, ces mères, ces filles, ces sœurs dans la
résistance, morale autant qu’effective, à la barbarie militaire.

995
On peut évoquer une séquence dédiée aux activités de couturières, dans un contexte presque exclusivement
féminin. Elles façonnent avec patience et énergies solidaires des arpilleras, ces couvertures particulières
(courtepointes) brodées de couleurs, d’expressions de ce que fut l’intériorisation de l’expérience de la dictature.
Avec ses violences, ses drames, ses souffrances.
996
Un mariage est filmé au sein d’une paroisse d’un quartier pauvre de Santiago. C’est un espace où des femmes,
des hommes en confiance communient. Au-delà de ce moment d’engagement, d’amour, il est prétexte à
l’expression de traditions habituellement réprimées : musiques, danses, coutumes populaires. Renforçant cet adage
qui dit que « la vie continue ».
997
Notamment en filmant des scènes urbaines, dans les quartiers périphériques, de distributions de nourriture, dans
un processus de cinéma direct.
998
Au début du documentaire, des manifestations urbaines pratiquent un simulacre d’élection, avec des urnes en
plastique et la multiplication des bulletins. Qu’ils soient insérés dans ces fausses urnes, ou bien qu’ils s’envolent
par la suite dans le ciel de Santiago.

300
Une des manières d’arriver à illustrer les dynamiques et survivances observées est
d’interroger certaines tendances de l’Église catholique chilienne sur leurs rapports avec ces
catégories populaires, en illustrant les pratiques, les syncrétismes qui en découlent 999. Une
nouvelle fois, la thématique de l’engagement, d’un militantisme transpire dans les images
capturées par Patricio Guzmán et ses collaborateurs. Une attention toute particulière est portée
à ce que le Vicariat évoque, sans en être le seul dépositaire : les applications de la théologie de
la libération au Chili, avec une parole donnée à certaines de ses figures, comme Pierre Dubois.
Ce dernier, prêtre français arrivé au Chili en 1965, défenseur d’une « ligne pastorale tournée
vers le monde ouvrier », est expulsé par le gouvernement militaire en 1986. Patricio Guzmán a
le temps d’immortaliser certaines scènes de son engagement quotidien auprès de populations
marginalisées, constamment menacées par les forces militaires 1000.
Les choix esthétiques du cinéaste illustrent l’élargissement de son vocabulaire filmique.
En effet, les techniques du cinéma direct sont toujours présentes, avec une attention sur les
foules, le peuple, ses manifestations, ses révoltes et ses effervescences. D’ailleurs certaines
séquences font immédiatement penser à d’autres séquences d’affrontements urbains dans La
batalla de Chile. Seule la différence entre couleur/noir et blanc permet de différencier les
œuvres, les époques. Mais au-delà de cette syntaxe artistique connue, son cinéma s’ouvre à
d’autres outils filmiques, comme l’entretien individuel, pensé, préparé, et donc moins spontané.
Mais il permet de révéler des êtres héroïques. Le peuple n’est plus le seul héros du cinéma de
Patricio Guzmán, ce qui suggère une légère distanciation par rapport aux préceptes marxistes
qui avaient guidé le tournage et le montage de sa trilogie documentaire des années 1970. Le
cinéma direct colore l’œuvre, sans la monopoliser. Au-delà des entretiens, quelques séquences
filment, en image fixe ou plus mouvementée, des photographies : d’abord en introduction d’En
nombre de dios, avec une insistance sur la figure du Corcovado de Rio de Janeiro. C’est un
symbole catholique par excellence, et une ode aux bras tendus par le divin vers l’humain,
essence théorique du fait religieux. Puis, au sein des archives du Vicariat, Ramiro Olivares
dévoile, à l’aide d’archives photographiques, les multiples dimensions physiques des violences
militaires. Enfin, vers la fin du documentaire, est illustrée la profusion des révoltes populaires
face à la dictature par une série de photographies, où les silhouettes du peuple incarnent
l’obstination à lutter contre l’inhumanité du régime d’Augusto Pinochet.

999
Un exemple : la pratique du micro-trottoir à la sortie d’une église de la capitale, pour interroger les fidèles
(exclusivement des femmes) sur les souhaits qu’elles ont émis dans leurs prières.
1000
Pour approfondir l’existence de cet homme emblématique de la théologie de libération au Chili, Pierre Dubois,
Un prêtre français au Chili. 50 ans au service du monde ouvrier, Paris, Karthala, coll. « Signe des temps », 2012,
336 pages.

301
La récurrence des fumées balaie les nombreuses séquences d’affrontements urbains.
Elles dessinent la répression militaire, et font songer dans le même temps à une métaphore sur
le brouillard qui entoure l’avenir de la société chilienne. Elles sont même protagonistes de la
quotidienneté de la violence dictatoriale, que ses adversaires apprennent à « domestiquer ».
Pour preuve cette séquence presque surréaliste, dans les bureaux du Vicariat de la solidarité, où
une discussion anime plusieurs femmes par rapport aux « recettes » pour ne pas subir les
dommages physiques et respiratoires propres aux gaz lacrymogènes. Filmée comme un tour de
table, cette séquence immortalise par la même l’obstination de ces femmes, pas effrayées par
la violence répressive mais plutôt enclines à trouver les moyens d’y résister plus efficacement.
C’est la preuve d’un désir viscéral d’œuvrer à la chute prochaîne d’Augusto Pinochet.
Autre nouveauté dans le style documentaire de l’ancien élève de l’École Officielle de
Cinématographie de Madrid : l’utilisation des outils sonores. Contrairement aux usages de La
batalla de Chile, En nombre de dios se caractérise par l’absence de voix off. La narration se
construit à l’aide des différentes paroles, opinions des protagonistes du documentaire. La
volonté de laisser parler le matériel audiovisuel par lui-même, sans médiation, régit la logique
de Patricio Guzmán1001. La musique est également un élément important dans le fil narratif, car
elle agit comme une sorte de ritournelle lancinante, au fur et à mesure de la progression de
l’œuvre. Au même titre que les sirènes des forces de l’ordre, la musique souligne les
affrontements urbains. Deux morceaux construisent le documentaire, et reprennent des
chansons reconnues à l’aide d’un synthétiseur et d’un grain sonore caractéristique des années
19801002. Cela renforce l’impression mécanique des violences que la société chilienne abrite à
cette époque.
Au-delà du peuple, il y a aussi des « révolutionnaires » chez les garants du spirituel,
défendant la désobéissance. Le cinéaste aspire à les mettre en valeur, en tant qu’individus
dépositaires de multiples applications de ce qui est communément nommée « théologie de la
libération ». Et ce, autant qu’il illustre et célèbre les énergies frondeuses d’un peuple hurlant
aux changements. Le montage, basé sur un ping-pong incessant et abrupt entre ferveurs
religieuses et populaires et ultra-violence militaire mécanisée, suggère un contraste oppressant
entre deux Chili aux définitions radicalement opposées de la condition humaine et sa dignité.

1001
J’ai volontairement éludé la voix off pour transférer le récit aux différentes opinions des personnes interrogées,
sur qui repose le poids de la narration («eludí de forma deliberada el relato en off para transferirlo exclusivamente
a la opinión de los entrevistados, quienes soportan el peso de la narración»), «El sonido y otras cuestiones en los
filmes de Patricio Guzmán», entretien avec María Isabel Donoso, Madrid, 12 décembre 1994, dans Jorge
Ruffinelli, op. cit., p.403 (traduction personnelle).
1002
D’une part « Todo cambia », de Mercedes Sosa ; d’autre part le morceau « Libertad », adapté d’un poème de
Jacques Prévert, « Liberté ».

302
Patricio Guzmán invite le spectateur à l’accompagner dans sa redécouverte du Chili,
perdu dans les labyrinthes d’une dictature de plus en plus contestée, donc de plus en plus
appliquée à réprimer les révoltes. Dans ce tumulte social, ce sont les structures ecclésiales, et
les hommes qui les animent, qui sont au cœur du propos, de l’hommage, de l’éloge. Ils sont
indissociables des révoltes populaires, respirations encore vives qui marchent sur les cendres
de l’époque Unité Populaire. Le cinéaste, sur un temps court et avec toutes les craintes que le
retour au pays, clandestinement, induit, traverse à force de caméra quelques semaines sur sa
terre natale, sans réellement revenir au pays : seulement en en donnant un pouls. Entre espoir
de réconciliation et désir de montrer la barbarie, ainsi que les croyances et les résistances
qu’elles impliquent. L’urgence traverse En nombre de dios, au même titre qu’une soif de
liberté1003, plus théorique qu’effective au vu du joug militaire. L’arrestation, puis la détention
de deux des membres de l’équipe de tournage témoigne de cette dynamique. Et il est important
d’observer l’aveu d’échec que fait Raul Silva Henríquez au micro de Patricio Guzmán, par
rapport à son rôle de médiateur entre le peuple et les militaires. Ces mots dénotent par rapport
aux énergies dévoilées tout au long d’En nombre de dios. Ils donnent aux espoirs d’avenir une
saveur douce-amère. Un qualificatif qui se rapproche de l’expérience vécue par le
documentariste chilien à l’occasion de son premier retour sur la terre de son enfance.

Diffusions et réceptions : la faiblesse des sources

Ce documentaire produit par la Télévision Nationale Espagnole est principalement


destiné à être programmé sur ce canal, ce qui devient réalité le 19 mars 1987 1004. Il obtient des
échos permettant d’investir le champ télévisuel dans d’autres pays : Royaume-Uni ainsi
qu’Allemagne de l’Ouest (RFA) 1005. Précisons ici que la possibilité de copies sur VHS rend
possible la diffusion clandestine de cet effort artistique au Chili, notamment dans les réseaux
ecclésiaux :

1003
Un des témoignages qui clôt le film est celui de Luisa Toledo, mère de deux jeunes tués par les forces militaires
dans le bidonville de Villa Francia, Eduardo et Rafael Vergara, enterrés le 29 mars 1985. Elle insiste sur la précarité
d’existence, sur la pauvreté, qui s’additionne à la violence quotidienne, provoquant des engagements (dans le cas
de ses fils, au sein du MIR) à l’issue parfois funèbre. Et elle interroge, par son témoignage, sur l’urgence de la
désobéissance, des révoltes contre l’ordre militaire établi (« Hasta cuando ? » est une question autant qu’un appel).
1004
«Un documental sobre la Iglesia chilena, segunda opción de Televisión Española al Premio Italia», Alfonso
Armada, El país, 20 septembre 1987 (https://elpais.com/diario/1987/09/20/radiotv/559087204_850215.html,
consulté le 14 aout 2017).
1005
Source : https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/en-nombre-de-dios, consultée le 4 aout 2017.

303
«Le film est sorti en VHS en Espagne, et des copies ont circulé jusqu’au Chili, où le
documentaire a circulé au sein de certaines communautés chrétiennes ainsi que dans des
paroisses. « Au Chili », raconte Guzmán, «les paroisses sont devenues des modestes espaces de
liberté » »1006.

En nombre de dios suit également un destin festivalier, sillonnant par exemple les salles
de l’Italie1007, l’Allemagne (est et ouest)1008, le Canada1009, Cuba1010, les États-Unis1011, la
France1012 ou encore le Portugal1013. On peut retracer ces voyages grâce notamment aux échos
médiatiques (presse écrite). L’effort filmique recueille récompenses 1014 et critiques positives,
ce qui permet à Patricio Guzmán de sceller un premier retour dans les sphères documentaires
et ses communautés transnationales. Cela renforce son statut d’artisan cinéaste par rapport à
TVE, impliquant la possibilité de nouveaux projets artistiques. Comme nous l’avons vu
auparavant, après la finalisation et les diffusions d’En nombre de dios, le cinéaste chilien
conclut la série documentaire sur le Mexique précolombien. Puis s’ouvre un nouveau chemin,
entre projets personnels et commandes filmiques de la chaîne de télévision espagnole ; entre
Europe et Amérique latine.

b. Une maturation identitaire transnationale : voyages et curiosités spirituelles

« L’hypertrophie du regard change les repères du sensible, creuse la surface visible par de
multiples notations sensorielles, défigurant et réorganisant tout à la fois le réel à travers le

1006
«Ha sido pasado a vídeo en España y remitidas copias a Chile, donde se ha podido ver en pequeñas
comunidades cristianas y parroquias. "En Chile", relata Guzmán, "las parroquias se han convertido en pequeños
espacios de libertad", «Un documental sobre la Iglesia chilena, segunda opción de Televisión Española al Premio
Italia», op. cit (traduction personnelle).
1007
Il obtient le Grand prix du Festival Dei Popoli, à Florence, en décembre 1987.
1008
Il s’impose avec deux prix lors du Festival de Berlin, en 1988 : le Prix pour la paix ainsi que le Prix de l’Office
Catholique International du Cinéma.
1009
Mention est faite d’une participation au Toronto Film Festival, en 1987, dans un article de Piers Handling
(source : https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/en-nombre-de-dios, consultée le 4 aout 2017).
1010
Il gagne le second prix documentaire du Festival de La Havane, en 1987.
1011
Un article de David Armstrong, dans le San Francisco Examiner du 25 mars 1988, atteste de diffusions de
l’œuvre en terres étatsuniennes (source : https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/en-nombre-de-dios,
consultée le 4 aout 2017).
1012
«el filme participará en calidad de película competitiva en los certámenes de Biarritz, Po», Alfonso Armada,
El país, 20 septembre 1987 (https://elpais.com/diario/1987/09/20/radiotv/559087204_850215.html, consulté le 15
aout 2017).
1013
Il obtient le prestigieux prix Glauber Rocha lors du Festival Figueira da Fox, en 1988.
1014
C’est la production de TVE la plus récompensée sur la période 1987-1988 : «En nombre de Dios, producción
más premiada de TVE esta temporada», El país, 9 mars 1988
(https://elpais.com/diario/1988/03/09/radiotv/573865204_850215.html, consulté le 15 aout 2017)

304
dérèglement des sens. L’évolution du regard conditionne ainsi un nouveau mode d’appartenance
au monde »1015.

Dès 1985-86, donc avant le tournage d’En nombre de dios, les curiosités du cinéaste
s’élargissent aux spiritualités latino-américaines et leurs inscriptions temporelles et
contextuelles au sein du panorama historique accidenté du continent depuis l’arrivée des
européens :

«Son plus récent projet se compose d’une série de 12 scénarios pour la télévision qui, sous
l’appellation La mirada de Dios sobre America Latina, tente d’aborder l’histoire du continent
américain sous le prisme des vertus libératrices du legs chrétien imposé par les conquistadores
»1016.

Après ce premier retour chilien, l’idée d’une série documentaire à l’horizon continental
germe et devient la nouvelle aventure d’un cinéaste à l’inspiration créative très liée à la
théologie de la libération. Dans le même temps, la collaboration avec TVE lui offre la
possibilité, à la fin de l’année 1987, d’un projet télévisuel sur le règne de Carlos III, entre 1759
et 17881017. Patricio Guzmán en est le réalisateur, et il cosigne le scénario avec l’aide de
l’historien espagnol Ramon Guerra. La richesse de l’itinéraire du monarque invite le tournage
à arpenter les différents lieux où ce dernier résida, entre Madrid, Naples, Pompéi, Rome,
Londres ou encore Paris. Ce projet est le moment d’un enrichissement des réseaux
transnationaux de l’auteur de La batalla de Chile, qui collabore avec des techniciens européens,
s’imprègne des compétences des autres en disposant de moyens plus importants pour
développer son vocabulaire filmique. Un exemple : la création de tableaux vivants, avec de
nombreux acteurs et figurants. Il reprendra plus tard ce dispositif dans certaines de ses œuvres
postérieures1018, affinant ses aptitudes dans la mise en scène et la direction d’acteurs.
Le cinéaste chilien, dont l’exil volontaire est une épreuve dans l’existence, un voyage
intérieur autant qu’un syncrétisme transnational entre son identité latino-américaine et ce qu’il

1015
Isabelle Keller-Privat, « Sur la nef ouverte de l’exil : ébauche de conclusion » (pp. 325-333), in Corinne
Alexandre-Garner & Isabelle Keller-Privat, Migrations, exils, errances et écritures, Paris, Presses universitaires
de Paris-ouest, 2012, p.330-331.
1016
«Su más reciente propuesta es una serie de 12 guiones para la televisión que, bajo el título de La mirada de
Dios sobre América Latina, intenta revisar la historia del continente americano a partir de las posibilidades
liberadoras del mensaje cristiano llevado por los conquistadores», Alberto Luengo, El país, 14 avril 1986
(traduction personnelle).
1017
Il existe très peu d’informations sur ce projet télévisuel alloué à Patricio Guzmán. Pour autant, l’article de José
Miguel Contreras, paru dans le journal El pais le 7 décembre 1988 est riche en précisions :
https://elpais.com/diario/1988/12/07/radiotv/597452404_850215.html (consulté le 19 aout 2017).
1018
El caso Pinochet, Salvador Allende, Nostalgia de la luz et El botón de nácar.

305
découvre en terres européennes, s’empare de cette perspective pour découvrir des pays
inconnus. Des couleurs différentes, des odeurs nouvelles viennent à sa rencontre, influençant
l’homme dans ses horizons, ses choix de vie. L’exil est généralement considéré comme négatif,
mais il faut souligner que celles et ceux qui en font l’expérience peuvent également prendre
conscience des richesses, des mondes qu’elle sécrète. Les créativités s’élargissent,
s’enrichissent des kilomètres parcourus par les individus. L’exil procure une possibilité
charnelle de s’affranchir des limites que la vie d’avant imposait :

« Distance et révolte, aliénation géographique et désir viscéral d’un monde différent, l’exil
devient l’espace de conquête d’une liberté fragile, hypothétique, constamment menacée, mais
peut-être la seule dont on fasse charnellement l’expérience »1019.

De fait, la possibilité d’une redéfinition de l’être, en prise avec les bouleversements de


l’existence, prend une ampleur inédite et peut s’envisager comme une sorte de renaissance, une
nouvelle étape de vie, riche d’enseignements, affranchie des anciens carcans. C’est l’éventualité
d’une liberté nouvelle, d’une émancipation :

« Elle avait toujours considéré comme une évidence que son émigration était un malheur. Mais,
se demande-t-elle en cet instant, n’était-ce pas plutôt une illusion de malheur, une illusion
suggérée par la façon dont tout le monde perçoit un émigré ? Ne lisait-elle pas sa propre vie
d’après un mode d’emploi que les autres lui avaient glissé entre les mains ? Et elle se dit que son
émigration, bien qu’imposée de l’extérieur, contre sa volonté, était peut-être, à son insu, la
meilleure issue à sa vie. Les forces implacables de l’Histoire qui avaient attenté à sa liberté
l’avaient rendue libre »1020.

L’exil, qu’il soit subi ou choisi, représente une entrave par rapport aux normes
dictatoriales/autoritaires imposées dans le pays d’origine : il est désobéissance par rapport aux
torrents du tout-répressif. Il prolonge les engagements face aux inerties du monde qui
motivaient l’existence avant que la violence régisse les rapports étatiques :

« Ainsi, qu’il s’agisse des exils imposés par l’arbitraire du pouvoir (politique, communautaire
ou religieux), d’exils volontaires ou intérieurs, tout exil apparait comme une forme de résistance,
résistance instinctive et matérielle à l’intolérable dénuement ou résistance de l’esprit et de l’âme
à toute forme d’intolérance – étatique, religieuse, sociale, morale »1021.

1019
Isabelle Keller-Privat, « Sur la nef ouverte de l’exil : ébauche de conclusion », op. cit., p.327.
1020
Milan Kundera, L’ignorance, Paris, Gallimard, 2003, p.27.
1021
Isabelle Keller-Privat, p.328.

306
Ainsi, prendre conscience de la richesse potentielle de l’exil est une première étape pour
mettre à profit la condition humaine imposée 1022. Julio Cortázar invite au refus des cadres
mentaux imposés par les régimes dictatoriaux, grâce à une résistance créative qui, par la
puissance de ses beautés et son humanisme, a pour issue une libération intérieure de l’exilé
autant qu’une chute prochaîne des barbaries qui ont conduit à l’exil1023. Cette poétique positive
de la condition humaine est le refuge d’une dignité retrouvée, qui altère les pesanteurs de la
réalité. Elle suscite une déconstruction de l’identité latino-américaine, pour apprendre et nourrir
l’avenir continental1024. Patricio Guzmán, aux prises avec les complexités de l’exil, découvre
d’autres possibilités, et l’opportunité pour dépasser le drame de l’arrachement au Chili se fait
plus effective dans la seconde moitié de la décennie.
Le tournage a lieu entre avril et juin 1988, avec un budget d’environ 120 millions de
pesetas. Pour jouer le rôle du monarque dans ce documentaire utilisant le dispositif de la
reconstitution comme base de l’objet audiovisuel, Alfonso Lastra est choisi. La photographie
est à la charge de José Aguayo, tandis que la musique est créée par José Antonio Quintano.
Quatre chapitres (une heure chacun) composent El proyecto ilustrado de Carlos III: «La
juventud de un rey », «Gestos y reformas », «El regreso a la naturaleza », et enfin «el Museo
de las Luces ». Dans les signatures créatives qui forgent cette série historique, la reconstitution
de l’époque envisagée se marie avec des personnages dont on n’entend jamais les voix, les
dialogues. C’est celle du narrateur qui tient les rênes du récit, avec des images où se multiplient
les bâtiments, l’architecture, les statues, les agencements entre homme et nature (avec
l’exemple des parcs en contexte urbain) :

1022
« Et si les exilés décidaient à leur tour de considérer comme positif leur exil ? Tout en sachant que je suis sur
la pente dangereuse du paradoxe, je crois qu’un tel choix correspond à une prise de réalité parfaitement valable.
C’est pourquoi je lance cet appel à une distanciation expresse, qui prendrait appui, entre autres, sur le sens de
l’humour, de cet humour qui, tout au long de l’histoire, a permis de véhiculer des idées et une praxis qui, à défaut,
paraîtraient folie ou délire », « Cortázar parle de l’exil », http://les4cats.free.fr/exiljc.htm (consulté le 7 septembre
2017).
1023
« Je me réfère encore une fois à mon expérience personnelle : mon récent exil culturel qui a coupé net le pont
avec mes compatriotes en tant que lecteurs et critiques, n’a pas été pour moi un traumatisme négatif. Si ceux qui
m’ont ainsi fermé les portes de mon pays croient avoir parachevé mon exil, ils se trompent du tout au tout. En
réalité, ils m’ont donné une bourse à plein temps, pour que je me consacre plus que jamais à mon travail, car ma
riposte à ce fascisme culturel est et sera de multiplier mes efforts aux côtés de tous ceux qui luttent pour la libération
de mon pays. Exilés, oui. Point », idem.
1024
« Il ne s’agit plus d’apprendre de l’Europe, mais de nous pencher sur nous- mêmes en tant qu’individus
appartenant à un peuple d’Amérique latine et de chercher pourquoi nous perdrons les batailles, pourquoi nous
sommes exilés, pourquoi nous vivons mal dans nos pays, pourquoi nous ne savons, ni gouverner, ni renverser les
mauvais gouvernements, pourquoi nous avons tendance à surestimer nos aptitudes afin de masquer nos
incapacités », idem.

307
«La voix off joue un rôle prépondérant, malgré le fait que les images et un habillage sonore
composé par la musique du XVIIIe siècle distraient le spectateur, au profit d’un monde de
constructions plastiques (palais, fontaines et peintures) »1025.

L’impression d’un musée dynamique incarné par le medium audiovisuel est confortée
par une profusion de détails, notamment en termes de costumes ou de musique d’époque. Pour
autant, au niveau des expérimentations artistiques, Patricio Guzmán étant dans l’obligation de
répondre à des demandes et des normes précises par rapport au format d’une série
documentaire, il ne peut prétendre à une liberté artistique pour élargir le spectre de ses
inspirations créatives. Ce projet est une opportunité de voyages, en plus d’être un travail régi
par les demandes de TVE. Il prépare, sans le vouloir, la suite de la filmographie du
documentariste, comme un cahier de vacances cinématographiques, avant de reprendre le fil de
son œuvre personnelle. La première diffusion a lieu le mercredi 7 décembre 1988, sur TVE-1,
qui sera l’unique support où la série s’invite dans les regards des téléspectateurs. Mais durant
cette même période, l’Amérique latine hante le cinéaste, jusqu’à ériger un projet par rapport à
Cuba, sa révolution et le poids du temps qui passe 1026. Devant l’impossibilité de sa réalisation,
le cinéaste se concentre sur son projet, vieux de plus de trois années, d’une série sur les
spiritualités latino-américaines. Avec des moyens notables, la possibilité effective, toujours
sous l’égide de TVE, d’un projet plus ambitieux, aux teintes clairement continentales, devient
la nouvelle aventure cinématographique pour le réalisateur d’En nombre de dios1027. Dans la
lignée de ce documentaire de retour au Chili, le paradigme spirituel est au cœur de sa créativité,
et fait d’un projet cinématographique une aventure intérieure, identitaire, mémorielle. Une
attention nourrie est portée à la théologie de la libération, dans ses dimensions continentales et
non plus uniquement chiliennes :

1025
«La voz vuelve a jugar un papel preponderante, aunque el formalismo de las imágenes y una banda sonora
llena de música del siglo XVIII, distraen el espectador y lo sumergen en un mundo de obras plásticas (palacios,
fuentes y pinturas)», «El sonido y otras cuestiones en los filmes de Patricio Guzmán», entretien avec María Isabel
Donoso, Madrid, 12 décembre 1994, dans Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.404 (traduction
personnelle).
1026
En 1988, il écrit à Madrid le projet El yate Granma. Il propose de conter l’histoire du bateau de plaisance grâce
auquel Fidel Castro et ses compagnons reviennent clandestinement à Cuba, le 2 décembre 1956, avant d’accéder
à la Sierra maestra et construire les fondations de ce qui deviendra quelques années plus tard « La révolution
cubaine » (https://www.patricioGuzmán.com/es/guiones-no-realizados/el-yate-granma, consulté le 21 aout 2017).
1027
Après avoir trouvé les financements avec TVE, nous avons débuté le projet La cruz del sur, qui fut un bonheur :
5 voyages en Amérique latine, avec une qualité de production notable. Une expérience fantastique, très intéressante
(«Después se consiguió el dinero con TVE, hicimos la Cruz del Sur, que fue estupendo: 5 viajes en América latina,
con buena productora. Experiencia fantástica, muy interesante»), entretien avec Patricio Guzmán, 21 juin 2016,
Paris (traduction personnelle).

308
«L’inspiration vint de manière concrète, très simplement. Lorsque j’ai réalisé En nombre de dios,
c’était avec un office de l’Église catholique pour la défense des droits de l’homme. Durant le
tournage, j’ai pu échanger avec nombre de personnes, dont des experts des thématiques
religieuses chiliennes, sujet que je ne connaissais pas. Je me suis rendu compte que l’Église
brésilienne était la plus importante du continent. De là, j’ai gardé à l’esprit l’idée d’un film sur
la théologie de la libération et ses applications de l’époque : de là naît La cruz del sur. Pour
approfondir ces thématiques, j’ai rencontré les frères Clodovis et Leonardo Boff, à Rio, pour
évoquer le Chili. Mais c’était un prétexte pour découvrir la situation au Brésil avant de rentrer
au Chili. […] Cette relation entre passé et présent est très étrange, vue sous le prisme de la
religion. J’ai donc lu tout ce que j’ai trouvé concernant la théologie de la libération »1028.

La hauteur de vue embrasse l’étendue des horizons, entre hier et aujourd’hui. La


proposition artistique aspire à fusionner l’irréalité du passé précolombien aux réalités palpables
d’aujourd’hui, où survivent les ombres et les ondes de l’essence latino-américaine. Le fait de
questionner l’identité, le fait révolutionnaire continental est essentiel et prolonge une
préoccupation cruciale depuis les premiers efforts filmiques du cinéaste. Il insiste sur la
puissance de révolte, d’alternatives des marges. Il met en exergue les troubles face aux normes
établies. Il exalte ce que les syncrétismes de toutes sortes apportent. La part indienne que le
continent porte en la minimisant (souvent) est mise en lumière, et même « mise en mystères ».
La démarche qui motive le projet de La cruz del sur réside également dans ce désir de
déconstruire les codes classiques de la narration de l’histoire de l’Amérique latine, pour en
relever la richesse humaine, la puissance des spiritualités et la force des syncrétismes qui
forgent les siècles du continent. Les ombres sont mises en lumières :

« Les voix de l'Amérique précolombienne, voix mille et une fois étouffées, qui parlent de vie en
communauté et de communion avec la nature, résonnent clairement de nouveau, ouvrant des
brèches dans les voies sans issue de l'Amérique contemporaine »1029.

1028
«la inspiración vino de una manera concreta, muy simple. Cuando hice En nombre de dios, era una oficina de
derechos humanos de la Iglesia. En el rodaje, hablé con varias personas, con expertos en el tema religioso chileno,
que yo no conocí, me di cuenta de que la Iglesia brasileña era mucho más importante aún que todas las otras. Y
me quede con la idea de hacer una película sobre la Teología de la Liberación en ese momento: de allí nació la
Cruz del Sur. Para conocer un poco, fui a entrevistar a los hermanos Clodovis y Leonardo Boff, a Rio, para hablar
de Chile. Pero era mentira, era para ver cómo era la cosa en Brasil, para conocer un poco lo que pasa en Brasil
antes de volver a Chile. […] Es muy curiosa la relación pasado-presente a través de la religión. Leí todo lo que
podía leer sobre la Teología de la liberación», «El sonido y otras cuestiones en los filmes de Patricio Guzmán»,
entretien avec María Isabel Donoso, Madrid, 12 décembre 1994, dans Jorge Ruffinelli, op. cit., p.404 (traduction
personnelle).
1029
Eduardo Galeano, « Les braises de la mémoire » (pp.20-22), Manière de Voir, Le Monde Diplomatique, n°137,
octobre-novembre 2014, p.22.

309
Le tournage s’étend sur une période longue de cinq voyages, entre 1989 et 1992.
L’équipe parcourt les terres du Mexique, du Brésil, de l’Equateur, du Pérou ainsi que du
Guatemala 1030. Dans chaque pays, elle s’enrichit et évolue, autour de quelques piliers comme
Walter Goulart à la prise de son. De plus, cette quête identitaire et spirituelle s’effectue, pour la
première fois, avec la collaboration d’une de ses filles, Camila 1031, qui se charge du script et
accompagne son père dans des lieux emblématiques des civilisations préhispaniques (le Machu
Picchu par exemple). Patricio Guzmán retrouve également Antonio Rios, collaborateur chilien
avec qui il avait tourné El primer año, comme directeur de la photographie. Le tournage est
guidé par le souci de retranscrire les atmosphères, la force spirituelle des scènes et des êtres,
par un langage cinématographique adapté : d’où le choix d’une équipe très réduite. L’adaptation
technique répond à ce souci d’intimité à ne pas troubler par l’omniprésence technique : par
exemple l’utilisation du dolly sans machiniste1032. Les choix artistiques privilégient la
contemplation, la lenteur pour mieux entrer dans les atmosphères mises en images 1033, mais
aussi pour saisir l’impalpable, les petits moments en apparence inutiles qui font en réalité le sel
des moments forts du quotidien :

«Je voulais respecter l’immense intimité, le secret que chaque rite comporte, sans les interrompre
et, surtout, les filmer avant et après les cérémonies elles-mêmes, lorsque les gens nettoient l’autel,
ou quand ils prient une fois la messe achevée. C’est le meilleur moment pour capter ces instants
«invisibles » »1034.

Ces ambitions de révélations de réalités peu (pas) connues 1035, marquées par un
mysticisme et une profondeur immense, orientent les choix artistiques selon une logique

1030
Jorge Ruffinelli, op. cit., p.255.
1031
Qui a grandi à Cuba avant d’intégrer une école de cinéma à Londres
1032
Aujourd’hui existent des dolly légers, que l’on peut manier soi-même. Tu te libères des contraintes mécaniques
du cinéma, que je déteste particulièrement. Soudain, tu es entouré de gens inutiles, ce qui annihile l’intimité
nécessaire à de nombreux moments lorsque l’on tourne («ahora hay unos dollies livianos, que uno mismo los puede
manejar. Así te quitas de encima la «maquinaria» cinematográfica que yo particularmente detesto. De repente estas
rodeado de gente inútil, que anula la intimidad de muchos acontecimientos cuando los filmas»), Jorge Ruffinelli,
op. cit., p.337 (traduction personnelle).
1033
La cruz del sur est un film où l’atmosphère prime, avec peu d’actions, il ne s’y passe presque rien («la Cruz
del sur es una película de atmosfera, con poca acción, donde no pasa nada»), ibid, p.338 (traduction personnelle).
1034
«yo quería respetar la enorme intimidad, el secreto que hay detrás de los ritos, no interrumpirlos y sobre todo
filmarlos antes y después de que empiecen, cuando la gente está limpiando el altar, o cuando están rezando una
vez terminada la misa. Entonces es cuando mejor se produce ese momento «invisible»«, idem (traduction
personnelle).
1035
« L’art, c’est le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement git inconnu de nous », Proust, À la
recherche du temps perdu, tome 4, p.475, cité par Jean-Yves et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, Paris,
Gallimard, 1999, p.318.

310
d’exaltation des médiateurs du spirituel1036, autant que des expérimentations pour capter
l’attention des spectateurs par rapport à un contenu visuel caractérisé par sa lenteur, ses aspects
lancinants1037. La cruz del sur joue du mélange entre documentaire et fiction, par le recours aux
acteurs et figurants pour des reconstitutions, mais aussi grâce aux entretiens filmés avec des
tenants du sacré latino-américain. Le cinéma de l’instant côtoie celui plus pensé, régi par des
dispositifs. La narration est polyphonique, car elle se partage entre un narrateur et les multiples
paroles des figures spirituelles que le documentaire met en lumière 1038. Le souci de Patricio
Guzmán pour illustrer cinématographiquement l’immensité des espaces naturels implique
l’ambition d’une sorte d’immersion sensitive, que le réalisateur tente de traduire artistiquement
à la suite d’expériences personnelles intenses :

«Lorsque tu arpentes ce monde, entre modernité et archaïsme, tu commences à sentir l’énergie


culturelle sous-jacente, qui trouve sûrement ses racines dans l’époque précolombienne. C’est
peut-être un lieu commun, en plus du fait que nous ne sommes rien en tant que cinéastes, ni
spécialistes, ni scientifiques, ni rien d’autre ; nous créons grâce à l’intuition. Une nuit, à Tikal,
je suis monté en haut d’une pyramide isolée et plongée dans l’obscurité. Elle était comme un
astéroïde géant, tout en pierres, qui conservait jusqu’à présent une certaine luminosité, qui
semblait irradier de lumière et qui « flottait » au-dessus de la forêt, telle une robe de velours noir.
Allongé au sommet de la pyramide, je pouvais distinguer toutes les étoiles qui se mouvaient dans
le ciel. Et lorsque je me penchais vers le bas, je pouvais observer le vide »1039.

1036
Dans La cruz del sur, il y a une exigence plastique, une aspiration à immortaliser la beauté qui émane des
personnages religieux («En La cruz hay una preocupación plástica, un anhelo de retratar la belleza que rodea a los
personajes religiosos»), Jorge Ruffinelli, op. cit., p.337 (traduction personnelle).
1037
J’aime les mouvements de caméra. Je pense que cela allège, éclaircit le langage documentaire. C’est la même
chose lorsqu’on filme des objets inertes, en se déplaçant : tu créées une impression enveloppante, plus plastique,
qui est plus attractive («me gusta desplazar la cámara. Pienso que aligera, aliviana el lenguaje documental. Lo
mismo pasa con los objetos inertes, si tú vas moviéndote, vas creando una sensación envolvente, más plástica, que
resulta atractiva»), idem (traduction personnelle).
1038
Le récit repose sur le commentaire d’un missionnaire du XVIIème siècle, ainsi que sur plusieurs chefs
indigènes d’aujourd’hui en plus de quelques figures de la théologie de la libération, sans qu’aucune ligne narrative
ne soumette les autres. Le film aspire à s’articuler autour d’un récit polyphonique, ouvert, où la musique et les
bruitages des jungles et forêts sont également des protagonistes du récit « sonore », sans être seulement des bruits
ou des effets : ils participent à l’immersion du spectateur dans une narration continue, sans pauses, étapes ou
explications qui le font sortir de ce qui se joue à l’écran. Cette narration multiple, base du film, s’appuie également,
pour la première fois, sur des reconstitutions qui se mélangent aux séquences documentaires, depuis l’arrivée des
premiers missionnaires jusqu’aux syncrétismes et à la théologie de la libération («el relato descansa en la voz en
off de un misionero del siglo XVII, en varios «jefes» indígenas del presente y en algunas figuras de la teología de
liberación, sin que ninguna línea narrativa avasalle a la otra. La película pretende articular un relato polifónico,
abierto, donde la música y los ruidos de la selva también participen del «relato» sonoro, dejando de ser únicamente
ruidos o efectos, envolviendo al espectador en una narración continuada, sin pausas, etapas o explicaciones que lo
distraigan de lo que está ocurriendo en la pantalla. Esta forma de narración múltiple, apoyada a su vez por
«reconstrucciones» que se mezclan con las secuencias documentales, desde la llegada de los primeros misioneros
hasta el sincretismo y la teología de la liberación, sostiene toda la película»), «El sonido y otras cuestiones en los
filmes de Patricio Guzmán», dans Jorge Ruffinelli, op. cit., p.404 (traduction personnelle).
1039
«Cuando atraviesas ese mundo, mitad moderno y mitad arcaico, comienzas a percibir la energía cultural que
hay debajo, que tal vez viene de la época precolombina. Puede que esto sea un lugar común, ya que los cineastas

311
C’est l’omniprésence d’hier dans les réalités contemporaines que Patricio Guzmán
chercher à déceler en « auscultant » son continent dans ses dimensions spirituelles, afin de
répondre à une interrogation : qu’est-ce qu’il reste de nos racines dans la pesanteur
d’aujourd’hui ? Le détour par les scènes du spirituel est un moyen de questionner l’identité, la
richesse que les marges socio-culturelles détiennent, sans pouvoir s’inviter à la table des
décisions. Le cinéaste, par sa démarche, remet symboliquement au centre des regards des
valeurs, des cultures, une éthique ayant légitimité à participer à la construction d’un avenir plus
ambitieux. L’imagination est une arme puissante lorsque les réalités semblent jonchées
d’impasses. Elle mobilise des énergies nouvelles, et permet d’attiser du relief au sein du monde
ses possibles :

« Le deuxième rôle de l’imagination est celui qui est le plus captivant : c’est lorsque celle-ci,
s’appuyant sur le réel, dans les souvenirs, va s’élancer vers le nouveau, l’inconnu : « au fond de
l’inconnu pour chercher du nouveau » (comme Baudelaire, « Le voyage »). C’est la création
artistique, scientifique, littéraire. « C’est faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, le
convertir en un équivalent spirituel » (Proust, À la recherche du temps perdu) »1040.

Le montage a lieu à Madrid, et Patricio Guzmán est accompagné par sa fille Camila
pendant une année entière. C’est le moment où le documentariste se découvre une nouvelle
méthode par rapport à l’aspect musical de son œuvre, lui donnant plus de contrôle sur
l’atmosphère qu’il souhaite distiller :

«En premier lieu, je regarde les images. J’inscris, sur les rushes, une indication «musique », avec
des titres qui me semblent adaptés. Lorsque mes collaborateurs voient le film, ils ont une idée de
ce que je désire. Ils composent donc à partir de ce que je choisis. Je trouve efficace que d’orienter
le compositeur avec de la musique choisie par mes soins. Je fais tout le temps cela depuis La
cruz del sur. Et ensuite, le compositeur s’adapte. Il faut saisir l’idée du réalisateur, et si elle ne
paraît pas adéquate, une contre-proposition permet d’avancer. Il y a des divergences, c’est normal

no somos nada, ni especialistas, ni científicos, ni nada, y operamos casi por intuición. Una vez, una noche en Tikal,
me subí a una pirámide aislada y rodeada de oscuridad. Era como un gigantesco asteroide de piedra que todavía
conservaba algo de luminosidad, que parecía irradiar luz y que «flotaba» encima de la selva, que a esa hora era
como un manto de terciopelo negro. Acostado de espaldas en la cúspide de la pirámide, yo podía ver todas las
estrellas que se movían allá arriba. Y cuando me asomaba hacia abajo podía ver el vacío», Jorge Ruffinelli, op.
cit., p.339 (traduction personnelle).
1040
Jean-Yves et Marc Tadié, op. cit., p.317.

312
et habituel. Mais travailler l’habillage musical, dans le cinéma documentaire, est un bonheur
»1041.

Deux versions sont fabriquées : une de 78 minutes, et une autre de 3x55 minutes pour
la télévision. Par la suite, le mixage se fait à Londres, aux studios Glenthan. En concluant cette
aventure créative, le documentariste chilien clôt sa collaboration avec TVE, qu’il juge inadaptée
par rapport à ses prétentions1042. Il s’installe en France, à Paris, en compagnie de Renate Sachse,
rencontrée durant le tournage de La cruz del sur. Ces bouleversements n’interdisent pas
l’inspiration documentaire, car en 1992 le cinéaste écrit deux projets filmiques qui n’iront pas
à leur terme. Pour autant, il est notable d’évoquer ces entreprises inachevées, car elles dévoilent
des facettes de l’imaginaire, de la sensibilité des artistes 1043. Le premier, Album de familia, fait
de ses deux filles le centre d’une réflexion sur les évolutions de l’Amérique latine, et notamment
de Cuba, la terre où elles ont grandi. Leurs parcours, leurs velléités identitaires et créatives
(elles sont toutes deux élèves dans des écoles de cinéma à cette époque) sont mises en
perspective avec les changements qui affectent le continent à l’orée d’une nouvelle décennie.
Le deuxième projet, Viaje hacia el corazón de una manzana, prolonge certaines thématiques
mises en lumière avec La cruz del sur. En effet, le cinéaste aspire à filmer les multiples
expressions de la pauvreté, dans trois villes latino-américaines : Bahia au Brésil, Lima au Pérou
et Mexico D.F. au Mexique. L’idée est de dénoncer cette pauvreté endémique tout en illustrant
les résistances et inventions quotidiennes qu’elle engendre. A nouveau, l’engagement du
cinéaste est dans la révélation des marges, des interstices existantes au sein des sociétés.
D’autres réalités existent, et le cinéma documentaire est un instrument pour en révéler les
saveurs, les tristesses autant que les énergies. Précisons qu’on ne sait pourquoi ces deux projets
ne devinrent jamais réalité, mais que leur simple existence est utile pour saisir la complexité de
l’itinéraire de Patricio Guzmán.

1041
«Lo primero es ver las imágenes. Hago, en el copión, un «ponga una música», con temas que yo creo que le
pueden convenir. Cuando ven la película, ya saben cuál es lo que yo quiero. Lo hacen en relación con el tema que
yo doy. Es muy bueno orientar al musico con música. Lo hago siempre, desde La cruz del Sur. Y después se adapta
el compositor. Para entender la idea del realizador, y si no le gusta, si tiene una contraproposición, vamos a seguir.
Hay discrepancias, como ocurre siempre. Trabajar la música en el cine documental es una maravilla», entretien
avec Patricio Guzmán, 21 juin 2016, Paris (traduction personnelle).
1042
J’ai pris mes distances avec la télévision. En Espagne, il était difficile de façonner un cinéma documentaire
d’auteur («Me independantice de la televisión. En España era difícil hacer un cine documental de autor»), idem
(traduction personnelle).
1043
Raul Ruiz dit de ces projets privés de réalisation : « Le film « qui a pu être », composé de scènes éliminées
avant d’être filmées. Des scènes qui vous viennent à l’esprit alors que le film a été réalisé il y a des années. Je crois
que jouer avec ce type de virtualités peut être stimulant. Il peut nous conduire au monde des films non faits qui
errent dans nos paysages mentaux, entre rêve et sommeil. Des films revenants, comme on le dit des fantômes. A
moitié faits. Se faisant et se défaisant continuellement », chapitre « Voisinages et résonnances » (pp.56-66), Raul
Ruiz, Poétique du cinéma, 2, Paris, éditions Dis voir, 2006, p.65.

313
La cruz del sur, projet ambitieux et chronophage, connaît ses premières diffusions
durant l’année 1992, au sein d’un réseau festivalier familier du cinéaste, mais aussi caractérisé
par des événements cinématographiques de plus grande ampleur. Deux exemples illustrent cette
tendance : la Mostra de Venise, en 1992 1044, ainsi que l’édition 1993 du Sundance Film Festival
1045
. L’œuvre (dans sa version 78 minutes) recueille de nombreuses récompenses 1046 avant de
débuter une vie télévisuelle caractérisée par la diversité de ces contextes géographiques de
diffusion1047. L’autre version, en trois parties, est seulement diffusée sur TVE international ainsi
qu’ARTE, une nouvelle chaîne franco-allemande sur laquelle nous allons nous attarder par la
suite. Les réceptions sont positives, et participent à un retour progressif de Patricio Guzmán au
sein de la communauté artistique transnationale à laquelle il avait accédé après les succès de sa
trilogie La batalla de Chile. La cruz del sur marque un temps nouveau dans la trajectoire
artistique de Patricio Guzmán, car au-delà de ses échos, l’œuvre révèle un artiste réussissant à
retranscrire cinématographiquement ce désir identitaire d’outrepasser les barrières nationales
en transcendant les normes du documentaire :

«Cette œuvre de Patricio Guzmán est une tentative de synthèse entre fiction et documentaire.
C’est un support pour des voix multiples : un espace de rencontres de la diversité américaine,
qui nous invite à nous identifier comme les doigts d’une même main »1048.

Patricio Guzmán met ainsi inconsciemment en lumière une route que lui-même a dû
emprunter pour lutter contre les affres de l’exil, pour dépasser les vides que sa condition
occasionnait. Rien n’est résolu pour autant, mais les difficultés de l’existence ouvrent des voies
artistiques stimulantes pour le cinéaste. Ainsi, le début des années 1990 est un temps global
dans les projets du réalisateur, avec une identité latino-américaine assumée et propice à la
création de nouveaux matériaux cinématographiques. Ces dynamiques s’inscrivent dans un
contexte plus large où les cadres qui régissent l’humanité et ses prolongements
régionaux/nationaux sont bouleversés.

1044
«De Colon, a la teología de la liberación», ABC, 9 septembre 1992, p.91.
1045
http://www.sundance.org/pdf/press-releases/sff-85-96.pdf, consulté le 22 aout 2017.
1046
Grand Prix (Marseille, 1992), Grand Prix & Prix de l’Office Catholique International du Cinéma (Amiens,
1992), Grand prix documentaire (Valladolid, 1992), Mention spéciale (Fribourg, Suisse, 1993), Grand prix
(Jérusalem, 1994).
1047
En effet, pas moins de douze pays sont le théâtre télévisuel de la diffusion de La cruz del Sur :
(https://www.patricioGuzmán.com/es/películas/la-cruz-del-sur, consulté le 21 aout 2017).
1048
«Esta película de Patricio Guzmán es una certera síntesis de ficción y documento. Es una voz de voces: un
espacio de encuentro de la diversidad americana, que nos ayuda a reconocernos como dedos de una misma mano»,
propos tirés d’une lettre d’Eduardo Galeano adressée à Patricio Guzmán, datée du mois de mars 1993
(https://www.patricioGuzmán.com/es/películas/la-cruz-del-sur, consulté le 21 aout 2017) (traduction personnelle).

314
2. Identité latino-américaine, mémoires et nouveaux mondes

a. Un nouveau monde pour une nouvelle décennie

« La fin du XXe siècle marque donc aussi celle du « développement », c’est-à-dire de l’immense
entreprise qui, au nord comme au sud, avait débuté après la seconde guerre mondiale.
L’effervescence messianique censée apporter l’abondance planétaire avait cessé de mobiliser.
[Une des raisons] découlait du grand mouvement de globalisation qui rendait caduques les
mesures volontaires, administrées ou contrôlées par les États, pour réguler l’économie –
notamment les marchés financiers – et mettre en place des mécanismes, même imparfaits, de
redistribution. Plus que jamais, le marché dominait et n’avait pour seul objectif que la croissance
économique »1049.

Dans la lignée des caractéristiques globales déjà énoncées qui marquent la fin des années
70 et les années 80, les années 1990 renforcent les dynamiques d’une mondialisation toujours
plus affirmée. On assiste à une défaite progressive des totalitarismes, qu’on évoque le bloc
soviétique1050 ou bien les dictatures militaires, notamment sur le continent latino-américain. Le
choix de processus de transition à la démocratie renforce l’évanouissement des conflits
idéologiques, marquant la victoire du modèle capitaliste étatsunien. C’est le succès d’une vision
du monde, définie par l’importance du libéralisme, de l’individu, mais aussi d’un
désengagement (relatif selon les contextes) des forces étatiques au profit du marché économique
mondial. Devant l’absence d’alternatives, le modèle dont les États-Unis sont les chantres se
retrouve sans adversaire puissant. Cela pose la question des dangers d’une certaine
homogénéisation globale, où les distances sont symboliquement comblées, où le monde se met
au rythme frénétique d’un modèle toujours en mouvements. Pierre Nora observe à cette époque
« une accélération de l’histoire », de ses temps et ses ressentis :

« La formule, lancée par Daniel Halévy, signifie en clair que le phénomène le plus continu et
permanent n’est plus la permanence et la continuité, mais le changement. Et un changement
de plus en plus rapide, le basculement accéléré de toute chose dans un passé qui s’éloigne de
plus en plus vite. Il faut prendre la mesure de ce renversement pour l’organisation de la
mémoire. Elles sont capitales. Ce renversement a brisé l’unité du temps historique, la belle et

Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, op. cit., p.384-385.
1049
1050
Avec deux dates emblématiques : la nuit du 9 au 10 novembre 1989, qui marque la chute du mur de Berlin.
Mais aussi le 26 décembre 1991, jour où l’URSS se dissout officiellement.

315
simple linéarité, qui unissait au passé le présent et l’avenir. Ainsi «l’accélération de l’histoire
» a-t-elle pour me résumer deux effets de mémoire :

– d’une part un effet d’accumulation, lié au sentiment de la perte et qui est responsable du
gonflement de la fonction de mémoire, de l’hypertrophie des institutions et des instruments de
mémoire : musées, archives, bibliothèques, collections, numérisation des stocks, banques de
données, chronologies etc.

– et d’autre part, entre un avenir imprévisible et un passé rendu à son obscurité, à son opacité,
l’autonomisation du présent, l’émergence du présent comme catégorie d’intelligibilité de
nous-mêmes, mais un présent déjà historique, doublé d’une conscience de lui-même et de sa
vérité. C’est l’explosion de la continuité historique et temporelle qui donne, à mon avis, à la
mémoire toute son actualité : le passé n’est plus la garantie de l’avenir, là est la raison
principale de la promotion de la mémoire comme agent dynamique et promesse de continuité.
Il y avait autrefois une solidarité du passé et de l’avenir, dont le présent n’était que le trait
d’union. Il y a aujourd’hui une solidarité entre le présent et la mémoire »1051.

La concentration grandissante des richesses, des outils médiatiques (informatifs,


culturels, artistiques) entre un nombre toujours plus réduit d’individus diminue les horizons, et
donc la création. De même, en termes d’avenir des sociétés humaines, le modèle démocratique
semble être le degré de « développement » ultime au niveau étatique. L’égalité entre les
individus dans leurs aspirations à utiliser leurs pouvoirs de citoyens reste toute théorique. En
termes d’affirmations identitaires et mémorielles, la notion démocratique approche ses limites,
alors que les doléances en ce sens explosent à l’orée des années 90. Formulé autrement : le
paradigme démocratique induit-il nécessairement des logiques d’expressions démocratiques
pour (re)construire les sociétés ?
En effet, les conséquences d’une fragmentation croissante du monde, ainsi que de la
chute des totalitarismes/dictatures militaires, provoquent des affirmations, des replis
communautaires. Le monde change, ce qui remet en question le sens de l’histoire qui confortait
jusque-là le panorama symbolique :

« C’était en effet l’idée qu’une société quelconque, nation, groupe, famille se faisait de son
avenir qui lui dictait ce qu’elle devait retenir du passé pour préparer cet avenir et qui donnait
ainsi son sens au présent, qui n’était qu’un trait d’union. Pour dire les choses un peu
schématiquement, l’avenir pouvait se déchiffrer selon trois figures, qui commandaient elles-
mêmes le visage du passé. On pouvait imaginer l’avenir comme une forme de restauration du

1051
Pierre Nora, « L’avènement mondial de la mémoire », Transit, n°22, 19 avril 2002
(http://www.eurozine.com/lavenement-mondial-de-la-memoire, consulté le 17 aout 2017).

316
passé, comme une forme de progrès, ou comme une forme de révolution. On est revenu
aujourd’hui de ces trois schémas d’intelligibilité qui permettaient l’organisation d’une
«histoire ». Une incertitude absolue pèse désormais sur ce que sera l’avenir. Et cette incertitude
fait au présent – qui dispose, précisément, de moyens techniques de conservation sans
précédent – une obligation de se souvenir. Nous ne savons pas ce que nos descendants auront
besoin de savoir de nous pour se comprendre eux-mêmes. Et cette incapacité d’anticipation de
l’avenir nous fait en retour une obligation d’accumuler religieusement, d’une manière un peu
indifférenciée, toutes les traces visibles et tous les signes matériels qui témoigneront (peut-
être) de ce que nous sommes ou auront été »1052.

Nombre d’individus s’évertuent, plus encore qu’auparavant, à affirmer leur place, leurs
velléités pour apaiser leurs craintes au sein de cette redistribution globale des cartes1053. Cela
entraîne une multitude d’effets, depuis la force de nouvelles tendances politico-culturelles
(xénophobie, racisme, mais aussi affirmation des minorités, remises en causes du cadre étatique,
etc.) jusqu’à des volontés de purification ethnique sur des territoires où cohabitent plusieurs
communautés (en ex-Yougoslavie à partir de 1991, ou encore au Rwanda en 1994). La
redistribution des lignes nationales, des frontières, a pour conséquence des phénomènes
répulsifs aux syncrétismes humains, alors même que la mondialisation étend son empire.
En termes mémoriels, la synergie formée par les incertitudes par rapport à l’avenir,
l’affaiblissement des romans nationaux devant les crises et l’effondrement des cadres, ainsi que
l’élargissement des possibilités libertaires ouvre une dynamique plus intense de regards
focalisés sur le passé, en rupture avec l’idéal réformiste-révolutionnaire :

« Dans une conception du temps de type révolutionnaire, on sait ce qu’il faut retenir du passé
pour préparer l’avenir ; on sait aussi ce qu’il faut en supprimer, en oublier, en détruire au
besoin. Le temps historique est habité par une volonté de rupture. La dévalorisation d’une
idée de la rupture a redonné une légitimité à l’idée de la tradition. Non une tradition dont

1052
Pierre Nora, « L’avènement mondial de la mémoire », op. cit. (Http://www.eurozine.com/lavenement-
mondial-de-la-memoire, consulté le 17 aout 2017).
1053
« Ces mémoires minoritaires relèvent principalement de trois types de décolonisation : la
décolonisation mondiale qui a fait accéder à la conscience historique et à la récupération / fabrication
mémorielle les sociétés qui végétaient dans le sommeil ethnologique de l’oppression coloniale; dans les sociétés
occidentales classiques, la décolonisation intérieure des minorités sexuelles, sociales, religieuses, provinciales,
en voie d’intégration et pour qui l’affirmation de leur «mémoire:» – c’est-à-dire, en fait, de leur histoire – est
une manière de se faire reconnaître dans leur particularité par la communauté générale qui leur en refusait l e
droit en même temps que de cultiver leur différence et la fidélité à une identité en voie de dissolution. Il y a
enfin un troisième type de décolonisation qui fleurit sur l’effacement des régimes totalitaires du XX siècle,
qu’ils soient communistes, nazis ou simplement dictatoriaux : une décolonisation idéologique qui favorise les
retrouvailles des peuples libérés avec leurs mémoires longues, traditionnelles, que ces régimes avaient
confisquées, détruites ou manipulées : c’est le cas de la Russie, des pays de l’Europe de l’Est, des Balkans, de
l’Amérique latine ou de l’Afrique », idem.

317
nous serions les héritiers et les continuateurs, mais une tradition dont nous serions en fait à
jamais séparés, et devenue, de ce fait, précieuse, mystérieuse, douée d’un sens incertain qu’il
nous appartenait de lui retrouver. La montée en flèche du culte du patrimoine en ces mêmes
années n’a pas d’autre raison. C’est là son secret : la disparition d’un temps historique orienté
par l’idée révolutionnaire a rendu le passé à sa liberté, à son indétermination, à son poids de
présence, matériel comme immatériel »1054.

L’espoir de s’approprier l’hier (plus ou moins lointain) pour justifier, préserver les
équilibres autant que les aspérités contemporaines se matérialise en une globalisation
mémorielle, où des caractéristiques communes sont observées dans les manières de répondre
aux demandes citoyennes :

« Malgré des contextes politiques ou culturels différents, malgré l’extrême diversité des héritages
historiques, le rapport au passé a non seulement connu des changements structurels importants
dans le dernier tiers du XXe siècle, mais il tend à s’unifier, à se « mondialiser », à susciter des
formes de représentations collectives et d’actions publiques qui, au moins en apparence, se
ressemblent de plus en plus. […] On ne peut qu’être frappé, d’une part, par l’existence d’un
même mouvement planétaire de réactivation du passé et, d’autre part, par les similitudes dans
les attentes de l’opinion et les politiques mises en œuvre pour donner une « juste » place à
l’histoire et à la mémoire dans des lieux aussi différents que l’Europe, l’Asie orientale,
l’Amérique latine ou l’Afrique du Sud »1055.

Pierre Nora également remarque cette forme particulière de la mondialisation :

« Nous vivons l’avènement mondial de la mémoire. Depuis vingt ou vingt-cinq ans, tous les
pays, tous les groupes, sociaux, ethniques, familiaux, ont été amenés à connaître un profond
changement du rapport traditionnel qu’ils entretenaient avec le passé. Ce changement a pris
des formes multiples : critique des versions officielles de l’histoire et remontées du refoulé
historique ; revendication des traces d’un passé aboli ou confisqué; culte des racines (roots) et
développement des recherches généalogiques; effervescence commémorative en tout genre ;
règlements judiciaires du passé; multiplication des musées de toute nature ; recrudescence de
sensibilité à la détention et à l’ouverture des archives à la consultation ; attachement renouvelé
à ce que les Anglo-saxons appellent » héritage » et les Français «patrimoine ». Quelle que
soit la combinaison de ces éléments, c’est comme une vague de fond mémorielle qui a déferlé
sur le monde et qui a lié partout très étroitement la fidélité au passé – réel ou imaginé – au

1054
Pierre Nora, « L’avènement mondial de la mémoire », op. cit.
1055
Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle – Revue d’Histoire, n°94, avril-
juin 2007 (p.3-10), p.3.

318
sentiment d’appartenance, la conscience collective et la conscience individuelle de soi, la
mémoire et l’identité »1056.

L’État prétend être le médiateur de ces conflits mémoriels, en dictant comment faire et
penser l’hier. Mais l’époque est à la remise en question, les normes nationales sont fragilisées,
tout autant que la discipline historique, principale productrice de discours sur le passé et ses
sens1057. La multiplication des contestations par rapport à l’ordre mémoriel établi est
symptomatique du monde post-guerre froide, et correspond à l’air d’un temps théoriquement
démocratique où l’étendue des sensibilités humaines auraient vocation à trouver une place au
sein du panorama socio-politique1058. La lutte mémorielle est un prétexte où l’histoire sert les
enjeux du présent, pour clamer l’existence des groupes humains, des marges par rapport aux
normes dictées par les pouvoirs étatiques 1059. Ces conflits ont vocation à entraîner les sociétés
sur les terrains accidentés des identités multiples au sein de contextes où l’homogénéité sert le
politique.
Ces dynamiques mémorielles sont soutenues par de multiples expressions, où les arts et
les mondes intellectuels s’immiscent. Le sentiment renouvelé d’une crise amplifie les méfiances
par rapport à demain, et contribue à un individualisme exacerbé, un recul des engagements. Là
où nombre d’États se désengagent et laissent place au règne des logiques privées, bon nombre
de citoyen(ne)s sont à contre-courant, et participent aux engagements militants, éthiques et
solidaires de sociétés civiles attentives aux mémoires. Quatre exemples aussi différents
qu’illustratifs de cette dynamique : la tenue du procès Barbie1060 (1987, France) ; la publication
de l’ouvrage de Marc Ferro sur Pétain la même année 1061 ; la parution de la série d’ouvrages

1056
Pierre Nora, « L’avènement mondial de la mémoire », op. cit.
1057
« Formation d’un nouvel espace public, au plan national, régional (notamment européen) et mondial. Cet
espace se caractérise par une prise de parole accrue de groupes proposant des narrations historiques qui tendent à
rejeter non seulement l’histoire nationale mais aussi une part importante de l’histoire savante, soupçonnée au
mieux d’aveuglement sur le sort des « oubliés » de l’Histoire, au pire d’être une « histoire officielle » productrice
de « tabous ». Cette prise de parole de plus en plus manifeste a pour effet d’abolir les frontières traditionnelles
entre le discours du scientifique, du politique, de l’acteur, du militant, et d’ouvrir vers une pluralité plus ou moins
bien contrôlée des interprétations du passé », Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », op. cit.,
p.5.
1058
« D’un bout à l’autre de la planète, les États sont aujourd’hui confrontés à des visions concurrentes et
alternatives du passé qui mettent en cause la domination traditionnelle de l’histoire nationale », idem.
1059
« Pendant ce temps-là, un puissant mouvement de décolonisation intérieure et d’émancipation des identités
de groupes amenait chacune des minorités en voie d’intégration nationale à vouloir son histoire propre – sa «
mémoire « -, à se la «réapproprier», disait-on, et à en exiger la reconnaissance par la nation », Pierre Nora, op.
cit.
1060
Son procès a lieu entre le 11 mai et le 3 juillet 1987, devant la Cour d’assises du Rhône, avec une accusation
pour crime contre l’humanité.
1061
Marc Ferro, Pétain, Paris, Fayard, 1987.

319
Les lieux de mémoire, dirigée par Pierre Nora1062 (1984-1992, France) ; ou encore les débats et
tensions occasionnés par les célébrations des cinq cents ans de la « découverte » des
Amériques1063 (1992). Au-delà du catastrophisme, de l’idée de déclin, du désenchantement du
monde, les espoirs vivent encore, renouvellent leurs aspérités. L’homo festivus côtoie
l’altermondialiste, sans que l’un triomphe sur l’autre. Le retour à soi, à l’intime marque cette
période artistique, ce qui n’interdit en rien une prétention universelle, puisque le détour par
l’individu peut avoir la force de transcender les échelles pour incarner des phénomènes bien
plus amples. En termes cinématographiques, le règne croissant du médium télévisuel marque
un frein dans les expérimentations, mais certaines franges restent attentives aux pulsations du
monde. Le cinéma hollywoodien participe à dépoussiérer l’histoire (deux exemples importants
de cette époque : La liste de Schindler1064 et Malcolm X1065), tout comme un certain cinéma
européen, dans la lignée de certaines figures de proue (on peut citer ici Rainer Werner
Fassbinder 1066).
Le documentaire, longtemps cantonné à un rôle de propagande idéologique et/ou de
grammaire télévisuelle sans saveur, élargit ses horizons et annonce un renouveau, dans ses
formes comme ses perspectives. Au niveau des pratiques cinématographiques mémorielles, le
paradigme testimonial devient référence, toujours dans cette logique du cas particulier
représentatif de logiques globales. La figure de la victime, narrant son expérience tragique,
devient centrale dans le champ documentaire tourné vers l’histoire récente. Le tournant des
années 80-90 est marqué par un certain nombre d’œuvres aux prétentions historiques et
mémorielles, insistant sur le potentiel pédagogique, éducatif, informatif d’un genre cantonné
aux festivals et à quelques diffusions télévisées. Ainsi, Shoah (Claude Lanzmann, 1985), De
Nuremberg à Nuremberg (Frédéric Rossif, 1989), La guerre sans nom (Bertrand Tavernier,
1992), ou encore L’œil de Vichy (Claude Chabrol, 1993) marquent la montée en puissance des
préoccupations mémorielles, sans pour autant que cette unique tonalité régisse tout le champ

1062
Chez Gallimard.
1063
Les propos d’Eduardo Galeano illustrent parfaitement la situation mémorielle latino-américaine : « La
mémoire de quelques-uns devient la mémoire de tous. Mais cette torche qui illumine les sommets laisse la base
dans l'obscurité. L'histoire officielle de l'Amérique latine accorde rarement un rôle à ceux qui ne sont ni riches, ni
blancs, ni mâles, ni militaires : ceux-là ont plutôt droit à l'arrière-scène, comme les figurants de Hollywood. Ce
sont les éternels invisibles, qui cherchent en vain leurs visages dans ce miroir déformant. Mais ils n'y sont pas »,
« Les braises de la mémoire », pp.20-22, Manière de Voir, Le Monde Diplomatique, op. cit., p.21.
1064
Steven Spielberg, 1993, 195 minutes.
1065
Spike Lee, 1992, 193 minutes.
1066
Avec quelques films importants qui évoquent les cicatrices du passé agité de l’Allemagne : Le mariage de
Maria Braun (1979), Lili Marleen (1981) ou encore Lola, une femme allemande (1981 également).

320
documentaire international1067. Évoquons maintenant le Chili, au sein d’une Amérique latine
traversée par des luttes mémorielles, fruits de l’ampleur des violences des régimes militaires et
de la profondeur des crises qui traversent le continent.

b. De la dictature à la « démocratie » : les chemins du Chili

Dans la deuxième moitié des années 80, le régime dictatorial, malgré son dynamisme
économique, est déstabilisé par la profusion des oppositions, sur et en dehors du territoire
chilien. La synergie des forces démocratiques s’organise autour d’accords entre les différentes
tendances, avec le paradigme d’un retour des libertés pour guider les révoltes face à l’ordre
établi (sous le nom de « Concertación de Partidos por el No »). L’Église catholique laisse
progressivement place aux tenants du politique dans une optique de récupération rapide du
pouvoir. Dans l’autre camp, la conscience d’une perte de prestige, de légitimité du régime
entrouvre la porte du changement. Il est crucial d’évoquer la force décisionnaire de la dictature
chilienne par rapport à l’éventualité d’un changement de régime, ce qui lui donne une influence
non négligeable pour dicter le rythme, la teneur des négociations et ainsi envisager ses « sauve-
conduits ». Le politique est à la botte des conditions fixées par les forces militaires pour rendre
le pouvoir à la société civile. Ainsi, les conditions d’une hypothétique transition vers la
démocratie commencent à être envisagées. Le référendum organisé par le régime militaire
devient un rendez-vous d’envergure pour décider des destinées du pays 1068. Le camp
progressiste fait preuve d’inventivité, en jouant sur les possibilités médiatiques et symboliques
pour rallier à sa cause1069. Finalement, le « No » l’emporte de peu1070, et cette victoire de
l’alliance progressiste entraine une transition (pacifique et concertée) vers la démocratie. Le 11
mars 1990, Augusto Pinochet quitte officiellement les cimes de l’État chilien, et la présidence
de Patricio Aylwin (membre de la Démocratie chrétienne et candidat de la Concertation des
partis pour la démocratie) débute.

1067
D’autres objets filmiques récoltent des succès de choix, tels Atlantis (Luc Besson, 1991), Baraka (Ron Fricke,
1992), Délits flagrants (Raymond Depardon, 1994), Microcosmos (Claude Nuridsany et Marie Pérennou, 1996)
ou encore When we were kings (Leon Gast, 1996).
1068
Prévu par la Constitution de 1980, il est organisé pour décider de la prolongation au pouvoir d’Augusto
Pinochet jusqu’en 1997, en tant que chef de l’État chilien. Cet événement a lieu le 5 octobre 1988.
1069
Voir le film No, de Pablo Larraín (2012, 117 minutes).
1070
55,99% de votes négatifs, avec un taux de participation de 97,53%.

321
Ce changement de régime ne signifie pas un bouleversement de la politique économique
et sociale. Le poids de la Constitution de 1980 reste immense 1071, tout comme l’influence
militaire sur la vie politique post-dictature. Augusto Pinochet a quitté le pouvoir, mais
symboliquement, son ombre plane. Elle provoque des inerties dans le processus de transition,
notamment de par les conditions imposées avant de laisser le pouvoir à la société civile :

« Durant les dix-sept mois entre le triomphe du « Non » et l’arrivée du gouvernement de la


Concertation, au-delà des réformes constitutionnelles, le gouvernement militaire sortant transfère
la propriété de différentes richesses aux forces armées ; il privatise de nombreuses entreprises
d’État ; il replace un certain nombre d’agents liés à la CNI au sein de l’armée ; il détruit, et met
également en lieu sûr un grand nombre d’archives au sein des structures militaires. De plus, ce
gouvernement impose des lois cruciales : la CODELCO (10% des ventes issues du commerce
extérieur sont dues aux forces armées), la loi d’interdiction de l’avortement thérapeutique, la Loi
organique constitutionnelle de l’éducation, la loi sur l’administration judiciaire, la loi électorale,
celle sur la Banque centrale ainsi que d’autres « lois secrètes » : qui atteignent un total de 200
mesures »1072.

Les forces armées laissent entendre, par la voix de leur leader, que leur joug peut resurgir
à tout moment si les termes de la transition ne leur conviennent pas1073. En termes mémoriels,
Patricio Aylwin promet durant la campagne présidentielle de faire la lumière sur les violences
et atteintes aux droits de l’homme que les dix-sept années de dictature ont occasionnées. Cette
décision répond aux doléances politiques et populaires. Elle fait également écho aux

1071
Malgré l’assassinat de son principal commanditaire, Jaime Guzmán, le 1er avril 1991, par un commando affilié
aux mouvements politiques d’extrême-gauche.
1072
«En los diecisiete meses entre el triunfo del NO y el inicio de los gobiernos concertacionistas, a menos de las
reformas constitucionales, el gobierno militar saliente traspaso propiedad de diversa índole a las Fuerzas Armadas,
privatizo cuantiosas empresas estatales, reasigno a funciones de inteligencia del Ejército a numerosos agentes
vinculados a la Central Nacional de Inteligencia (CNI) continuadora de la DINA, destruyo y desvió el curso normal
de recaudo de archivos hacia organismos castrenses, y dicto leyes cruciales : por de pronto la de Codelco en virtud
de la cual el 10% de las ventas al exterior fueron, de ahí en adelante, asignadas a las Fuerzas Armadas ; la que
prohíbe el aborto terapéutico ; la Ley Orgánica Constitucional de Educación ; la ley sobre administración de
Justicia ; la ley electoral ; la del Banco Central ; y una serie de otras «leyes secretas», que a lo largo del régimen
estrictamente militar alcanzaron un total de 200», Sofia Correa (dir.), Historia del siglo XX chileno, op. cit., p.338
(traduction personnelle).
1073
J’ai songé durant de longues heures à l’avenir du Chili. J’ai des craintes, comme vous tous, car celles et ceux
qui sont aujourd’hui de doux moutons, de blanches colombes, portent en eux la haine et l’infamie. Nous allons
voir ce qu’il va se passer. Je vous le redis, j’ai des craintes et c’est pour cela que je reste commandant en chef des
armées. Pas pour provoquer un coup d’État ou créer une gouvernance parallèle pour déranger ou ne pas laisser un
gouvernement faire son travail […]. Je reste pour assurer la stabilité constitutionnelle, comme le demande la
Constitution («He meditado largas horas por el futuro de Chile. Tengo temores como los tienen todos, porque
aquellos que aparecen hoy como mansas ovejas, como blancas palomas, llevan el odio y la infamia. Vamos a ver
qué sucede después. Por eso digo, tengo mis aprensiones y por eso es que me quedo como comandante en jefe del
Ejército. No para promover golpes o hacer gobiernos paralelos con el fin de molestar o no dejar gobernar […]. Me
quedo para resguardar la institucionalidad como me lo pide la Constitución»), El Mercurio, 18 octobre 1989, cité
par Sofia Correa (dir.), idem (traduction personnelle).

322
dynamiques plus globales de désir de mémoires, d’éducation à la paix, dans une époque
marquée par les frénésies multiples entourant le passé. La nouvelle démocratie chilienne érige
une proposition mémorielle qui fait écho à la vision idéalisée de la société que les tenants du
pouvoir désirent imposer. Notons que cette entreprise a des points communs avec d’autres
processus de ce type, ce qui laisse à penser qu’existe une sorte de norme partagée pour résoudre
les problèmes liés aux droits de l’homme :

« On a des formes similaires d’actions publiques et de mobilisations collectives qui se déclinent


sur un même modèle ternaire, notamment s’il s’agit de prendre en compte une « histoire
criminelle » : la nécessité d’une prise de conscience des « fautes » ou des « crimes » du passé
– termes qui peuvent recouvrir un large éventail de situations historiques que les
contemporains sont invités à « affronter » ; l’exigence de reconnaissance des victimes,
notamment par la volonté d’inscrire le rappel de leur souffrance dans un récit historique collectif
renouvelé, voire révisé, y compris au besoin par une qualification (ou une requalification)
juridique de faits révolus ; enfin, la demande de réparation des dommages subis, par des actions
judiciaires nationales ou internationales, pénales ou civiles, par des politiques d’indemnisation,
par l’instauration de rituels traditionnels (monuments, commémorations) ou d’un genre
nouveau (les commissions de réconciliation en Afrique du Sud ou au Guatemala, les lois
mémorielles déclaratives en France) »1074.

La Commission nationale Vérité et Réconciliation est mise en place le 25 avril 1990 :


elle est composée d’opposants, mais aussi de partisans de la junte militaire chilienne. Elle rend
ses conclusions en 1991, sous la forme d’un document officiel : le rapport Rettig (du nom du
président de la commission). En conséquence, le 4 mars 1991, le président Aylwin fait une
allocution télévisée où il demande pardon aux victimes au nom de l’État chilien. Cette
entreprise répond aux demandes de réparations sociales et symboliques, mais aussi à une
perspective de reconnaissance étatique pour refonder le contrat social chilien sur les bases d’un
« Nunca mas » :

«Les recherches de la vérité concernant les violations faites aux droits de l’homme et par rapport
au terrorisme d’État furent une priorité, une urgence pour consolider la culture politique de paix,
motivée par le respect des droits de l’homme afin de prévenir d’autres atrocités dans
l’avenir »1075.

1074
Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle – Revue d’Histoire, op. cit., p.7.
1075
La recherche de la vérité, sur les cas de violations des droits de l’homme et par rapport au terrorisme d’État,
fut une priorité pour consolider une culture politique favorable à la cause des droits de l’homme, et ainsi éviter de
telles atrocités à l’avenir («el establecimiento de la verdad de los hechos de violación de los derechos humanos y
del terrorismo de Estado fue una prioridad inmediata para consolidar una cultura política a favor de los derechos

323
La notion de conflit est prohibée, en vertu de l’enjeu crucial qu’est la paix sociale dans
la stratégie de la Concertation. Le Chili vit dans les années 1990 une schizophrénie entre paroles
et actes. Les discours défendent des velléités d’éclaircissements du passé proche, pour ne plus
jamais revivre la période noire de la dictature :

«Depuis 1990 la dynamique chilienne lutte contre l’oubli et promeut la vérité sur le passé proche,
avec une optique plus pédagogique que punitive, qui se matérialise par l’inclusion de
programmes éducatifs liés aux droits de l’homme dans les cursus scolaires au niveaux primaire
et secondaire. La Commission Rettig a signalé que les événements chiliens étaient
symptomatiques d’un manque de culture des droits de l’homme, et que cette dernière était un
objectif fondamental pour la nouvelle démocratie chilienne »1076.

En contraste, les actions restent timides. L’ombre militaire plane sur la liberté de la
transition chilienne sur ce qu’elle pourrait envisager de faire, en termes de justice mais aussi de
relecture(s) de l’histoire récente. Les tentatives mémorielles que la présidence d’Aylwin
proposent sont rejetées par les forces armées, bloquant un théorique processus de réconciliation
entre victimes et bourreaux :

«Le deuil proposé par la Transition naît de la combinaison de deux dynamiques : d’un côté, l’État
reconnaît sa culpabilité avec le rapport Rettig, de l’autre il appelle à transcender cette culpabilité
par une chaleureuse étreinte réconciliatrice entre victimes et bourreaux. […] Pourquoi cette
stratégie a échoué ? Principalement parce que les forces armées n’ont pas reconnu la légitimité
de l’entreprise qui motivait le rapport Rettig […]. Ainsi, la deuxième étape de la liturgie
réconciliatrice n’eut pas lieu : la reconnaissance militaire de ses actes. […] Du moment où les

humanos y prevenir atrocidades en el futuro»), Steve J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a la
memorializacion» (pp.205-326), in Peter Winn, Steve J. Stern, Federico Lorenz y Aldo Marchesi, No hay mañana
sin ayer: batallas por la memoria histórica en el Cono Sur, op. cit., p.214 (traduction personnelle).
1076
Depuis 1990, la tendance est de lutter contre l’oubli et de promouvoir la recherche de la vérité dans une optique
plus pédagogique que dans la sanction, ce qui se matérialise dans l’inclusion de cette thématique des droits de
l’homme et de la mémoire au sein des programmes éducatifs, des cursus des niveaux primaires et secondaires. La
Commission Rettig insista sur un manque flagrant de culture des droits de l’homme, et que ce thème devait être
une tâche essentielle pour construire un nouvel État démocratique («Desde 1990 en adelante se ha avanzado en
evitar el olvido y promover la verdad de lo ocurrido desde una óptica antes pedagógica que sancionatoria,
materializada en la inclusión de programas de educación en derechos humanos y memoria en las propuestas
curriculares de la educación formal a nivel básico y medio. La Comisión Rettig señaló en su momento que lo
ocurrido en Chile daba cuenta de la falta de una cultura de derechos humanos y que ello debía ser una tarea
fundamental para el nuevo Estado democrático»), Lorena Fries Monleón, «Prologo» (pp.17-22), in Andrés
Estefane, Gonzalo Bustamante (compiladores), La agonía de la convivencia: violencia política, historia y
memoria, Santiago, RIL editores, 2014, p.19 (traduction personnelle).

324
forces armées n’assument pas leurs fautes, toute stratégie postérieure qui ne cherche pas à
dévoiler la vérité de l’histoire ni à rendre justice devient inacceptable pour les victimes »1077.

Malgré la bonne volonté discursive de la Transition, les piliers de la Constitution de


1980 perdurent, interdisant par exemple de bousculer la loi d’amnistie pour les crimes militaires
commis avant 1978. Entre les conclusions du rapport Rettig et la possibilité réelle de poursuites
judiciaires, la distance se creuse. Entre anonymat et oubli. Cela décrédibilise la dialectique
transitionnelle en termes mémoriels :

«Malgré le fait que l’objectif principal d’Aylwin était, avec la Commission Rettig, la promotion
de la réconciliation et de la coexistence, le résultat fut, dans le meilleur des cas, très partiel […].
L'objectif judiciaire – jugement et condamnation des auteurs de crimes contre les droits de
l’homme – paraissait lointain. De plus, le décret d’amnistie de 1978 était toujours en vigueur.
Au-delà de cela, la vérité établie résultait être incomplète. Le rapport Rettig identifiait les
victimes par leurs noms, mais ce n’était pas le cas pour les meurtriers »1078.

En effet, la proposition de la Concertation, malgré de louables avancées dans les


manières de domestiquer les drames du passé proche, est affaiblie par ses incomplétudes 1079.

1077
«el duelo que propone la Transición nace de la combinación de dos operaciones: la primera es la que marca el
reconocimiento de una culpabilidad a través del Informe Rettig y la segunda es el llamado a disolver esa
culpabilidad en el abrazo solidario de la reconciliación entre víctimas y victimarios. […] ¿Por qué fracaso la
estrategia de la Concertación? Principalmente, porque las Fuerzas Armadas no reconocieron la legitimidad del
gesto que acompañó al Informe Rettig […]. El segundo paso de la liturgia de la reconciliación no se dio: el
reconocimiento de parte de los militares de su condición de tales. […] A partir del rechazo de las Fuerzas Armadas
que no admiten su culpa, toda estrategia posterior que no buscara verdad y justicia dejo de ser aceptable para las
víctimas», Tomas Moulian, «La liturgia de la reconciliación» (pp.23-25), in Nelly Richard (ed.), Políticas y
estéticas de la memoria, Santiago, LOM Ediciones, 2006, p.24-25 (traduction personnelle).
1078
Si l’objectif principal d’Aylwin, avec la commission Rettig, était de promouvoir la réconciliation et le vivre-
ensemble, les résultats furent, dans le meilleur des cas, très partiels. […] L’objectif judiciaire – procès et
condamnation des responsables de crimes contre les droits de l’homme – paraissait très lointain. De fait, le décret
d’amnistie de 1978 était toujours en vigueur. Au-delà de cela, la vérité établie restait incomplète. Le rapport Rettig
identifiait les victimes par leur prénom, mais en aucun cas les coupables («si el mayor objetivo de Aylwin para la
Comisión Rettig era promover la reconciliación y la convivencia, el resultado que obtuvo fue, en el mejor de los
casos, muy parcial […] El objetivo de la justicia – juicio legal y la condena de los responsables de los crímenes
contra los derechos humanos – parecía distante. De hecho, el decreto de amnistía de 1978 estaba intacto. Mas allá
de eso, la verdad que se había establecido estaba incompleta. El Informe Rettig identificaba a las víctimas por su
nombre, pero no a los victimarios»), Steve J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a la
memorializacion» (pp.205-326), op. cit., p.217 (traduction personnelle).
1079
À court terme, la transition mémorielle vers les droits de l’homme se consolide, ce qui implique de considérer
les souvenirs de la dictature comme des moments de rupture violente, de persécution et non pas de salut ; cette
vision, qui était «dissidente», devient «dominante» au sein de la culture politique. […] On passe de l’idée de la
violence étatique comme un fait exceptionnel, venus de certains subordonnés zélés happés par la violence du
conflit social, à un processus planifié, systématique et impardonnable […]. La gauche, ainsi que les familles des
victimes, applaudirent le rapport, tout en soulignant ses limites («A corto plazo, la transición del campo de
memoria de los derechos humanos se consolido, y eso implico que los recuerdos de la dictadura como un momento
de ruptura violenta y de persecución, y no de salvación, pasaran de un lugar «disidente» a uno «dominante» dentro
de la cultura política. […] Se paso de la idea de la violencia estatal como un exceso ocasional de subordinados
canallas en el fragor de la guerra a la idea de la violencia de Estado como algo planeado, sistémico e inexcusable

325
La notion de « violence » n’inclut pas toutes les pratiques que le terme implique, notamment
les actes de torture1080. En outre, le pouvoir considère le rapport Rettig comme un document
modèle mais également un point final par rapport aux doléances mémorielles1081. Alors même
que nombre de citoyens envisagent ce rapport comme le début d’une dynamique vouée à se
prolonger. Malgré de bonnes intentions, les fractures restent béantes, confrontées à un nouveau
modèle où la dépolitisation est une priorité1082. De fait, la « propagande » de la Concertation,
sous la présidence d’Aylwin comme celle de son successeur Eduardo Frei Ruiz-Tagle (1994-
2000), insiste sur une démobilisation citoyenne. Les perspectives, notamment économiques, qui
s’offrent au Chili sont un prétexte pour défendre l’idée de laisser le passé de côté :

«La présidence de Frei, cependant, causa une chute notable des engagements et du leadership de
l’État. […] Ses priorités étaient de maintenir le «miracle » économique chilien (croissance
soutenue et faible inflation), mais aussi de placer le pays sur la carte du monde global qui
s’ouvrait, par la modernisation, les traités bilatéraux de libre-échange et l’inscription au sein de
divers accords commerciaux internationaux. Dans cette perspective, les interminables conflits
mémoriaux représentaient un fardeau pour construire ce futur rayonnant. […] La synergie,
parfois créative, qui s’était manifestée durant le mandat d’Aylwin entre gouvernement et
défenseurs des droits de l’homme, s’était effondrée »1083.

[…]. La izquierda y las familias de las victimas aplaudieron el informe, pero al mismo tiempo criticaron sus
limitaciones»), Steve J. Stern & Peter Winn, op. cit., p.218 (traduction personnelle).
1080
Le rapport ne se prononce pas, cependant, sur les responsabilités de personnes concrètes sur les crimes ; il
n’évoque pas le cas des tortures, des mauvais traitements ou des détentions. Ce document eut, à l’époque, une
grande influence sur l’opinion publique, car pour la première fois, on reconnaît officiellement le statut de
« victimes » à des individus qui, jusqu’ici, avait été qualifiés par la dictature de « terroristes », de « délinquants »
ou de « honte à la nation » («no se pronunció, sin embargo, sobre responsabilidades criminales de personas
concretas, ni acerca de casos de tortura, malos tratos o privación de libertad. Ello, no obstante, tuvo en su momento
un fuerte impacto en la opinión publica pues por primera vez se hacía un reconocimiento oficial del carácter de
víctimas de quienes hasta entonces habían sido calificados como terroristas, delincuentes y antipatriotas por los
voceros de la dictadura»), Sofia Correa (dir.), op. cit., p.343 (traduction personnelle).
1081
« La mémoire du pouvoir ne se souvient pas : elle absout. Elle reconnaît la perpétuation des privilèges par
héritage, permet aux oppresseurs de jouir de l'impunité des crimes qu'ils commettent, et trouve des alibis à leurs
discours qui déguise la vérité avec une admirable sincérité », Eduardo Galeano, « Les braises de la mémoire », op.
cit., p.21.
1082
Les têtes pensantes de la concertation, pour respecter leur part des accords passés avec la dictature, se sont
échinées durant ces années à démobiliser les dynamiques citoyennes («el oficialismo concertacionista, a fin de
cumplir su parte en los acuerdos, se ha empeñado todos estos años en desmovilizar la ciudadanía»), Sofia Correa
(dir.), p.339 (traduction personnelle).
1083
«La presidencia de Frei, sin embargo, trajo consigo una notable perdida de compromiso y liderazgo. […] sus
prioridades eran mantener el «milagro» del alto crecimiento económico de Chile con baja inflación y construir su
futuro en el mundo global a través de la modernización del país, los tratados bilaterales de libre comercio y la
participación en varios bloques comerciales en el extranjero. Desde esta perspectiva, los conflictos interminables
de la memoria histórica eran un lastre para el gran futuro. […] La sinergia a veces creativa que había existido
durante el mandato de Aylwin entre el gobierno y la comunidad de los derechos humanos se había perdido», Steve
J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a la memorializacion», op. cit., p.221-222 (traduction
personnelle).

326
Les appels à l’oubli se multiplient, en vertu du paradigme d’un avenir radieux 1084. Ils
brisent la dynamique mémorielle, faisant de l’impunité une norme dans le Chili post-
dictature1085, à l’exception de quelques personnalités emblématiques comme Manuel
Contreras1086 (condamné à sept ans de prison en 1995). La chappe de plomb que les forces
militaires ont instauré au sein de la jeune démocratie est une menace constante pour la paix ; la
Concertation n’a pas les mains libres pour approfondir la logique de réconciliation nationale :

« Lavage de mémoire, lavage de cerveau : si l'on s'avisait de punir les crimes commis par les
hommes en uniforme, ou si seulement on envisageait de le faire, alors ce serait le retour de la
violence, l'histoire se répèterait. L'oubli était le prix de la paix »1087.

L’aura militaire conserve un prestige puissant dans les années 1990. Augusto Pinochet,
figure tutélaire de l’histoire récente, continue à cultiver sa puissance symbolique, notamment
en prenant part aux débats de société sur les inclinaisons mémorielles1088. Pour autant, il ne faut
pas généraliser résignation, crainte et inertie chez tous les citoyens : nombre d’entre elles,
d’entre eux, opposent leurs convictions à la nouvelle société espérée par la Concertation (et
surveillée par les forces armées). Le modèle néo-libéral chilien est jonché de séquelles
dramatiques, au vu du tout-économique et des inégalités croissantes d’une société où règne
l’ultra-privatisation. Cela provoque également critiques, révoltes, à des échelles modestes,
malgré la marginalisation des voix dissidentes1089. L’essence de ce projet de transition est une

1084
« Si les sociétés modernes communient dans une même adhésion à la nécessité du « développement », c’est
parce qu’elles ont institué ce principe au rang d’une vérité sacrée qui symbolise l’ensemble de leurs pratiques et
qui, en même temps, confère à celles-ci une valeur obligatoire. S’il faut faire croire, c’est pour faire faire », Gilbert
Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, op. cit., p.375.
1085
« Le pouvoir n'admet d'autres racines que celles nécessaires à l'absolution de ses crimes ; l'impunité exige la
mal-mémoire, l'amnésie, l'oubli », Eduardo Galeano, « Les braises de la mémoire », op. cit., p.21.
1086
Chef de la Direction Nationale du Renseignement chilien (DINA) entre 1973 et 1978, et figure centrale de la
répression dictatoriale menée par Augusto Pinochet.
1087
Eduardo Galeano, «Les braises de la mémoire», p.22.
1088
Le moment était venu de tourner la page de la mémoire historique, ses détracteurs se firent plus insistants.
Cette perspective s’alignait avec celle de Pinochet, toujours très influent et encore commandant en chef des armées.
Il déclare, à la télévision, en 1995 : «l’unique solution au problème des droits de l’homme est d’oublier » («el
momento de pasar la página de la memoria histórica había llegado, se hicieron más insistentes [los indicios]. Esta
perspectiva se alineaba mejor con la de Pinochet, aun prepotente y todavía comandante del Ejército. El mismo dijo
en la televisión, en 1995: «la única solución para el problema de los derechos humanos es el olvido»«), Steve J.
Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a la memorializacion», op. cit., p.222 (traduction personnelle).
1089
On considère alors anachroniques, désuètes, les critiques qui attaquent les monopoles médiatiques,
l’inclinaison mercantile des contenus d’informations, ainsi que la vulgarisation culturelle et la manipulation
idéologique des savoirs («se evalúan como anacrónicos los análisis críticos que denuncian el control monopólico
de los medios, la orientación mercantil de la producción informativa, la vulgarización cultural y manejo ideológico
de los contenidos»), Giselle Munizaga, «Las políticas comunicacionales de la Transición» (pp.187-195), in Nelly
Richard (ed.), Revisar el pasado, criticar el presente, imaginar el futuro, Santiago de Chile, Editorial ARCIS,
2004, p.188 (traduction personnelle).

327
négation des difficultés inhérentes au présent chilien, sous prétexte d’un paradigme commun
dans un avenir proche. Les décisions de l’instant sont justifiées par leurs bienfaits futurs :

« L’espace communicatif postérieur à la dictature est majoritairement régi par les accords, tacites
ou explicites, dans lesquels s’inscrit la Transition chilienne. Au sein de ses principales
caractéristiques, on peut signaler le répertoire restreint d’informations, de thématiques et de tons
dans les discours sociopolitiques officiels ; l’exercice d’une censure implicite (ou explicite) sur
les idées et paroles jugées inadéquates ; l’absence de légitimité des discours des oppositions de
gauche ; le silence assourdissant des voix populaires, celles des habitants des quartiers pauvres,
des travailleurs, en en général des groupes sociaux les plus fragiles ; enfin, l’absence d’inclusion,
au sein des débats idéologiques et moraux naissants, d’une pluralité d’opinions et
d’engagements. La presse de droite, renforcée par ces politiques basées sur la communication,
participent à ce pacte du silence et offrent à l’opinion publique un « récit national » calibré pour
une bonne gouvernance du pays. On s’extasie des accords, des consensus, sans reconnaître les
profonds désaccords qui structurent la société chilienne ; on parle d’un retour à la normale, en
ignorant la survivance de nombreuses enclaves autoritaires ; on met l’accent sur les symboles
d’égalité et d’intégration sociale, sans souligner l’importance des discriminations et des
inégalités existant au sein du Chili »1090.

Au sein de certains cercles socio-politiques, intellectuels, artistiques, s’expriment des


désirs pour bouleverser les cadres du Chili nouveau par rapport à ses héritages, sans l’aval du
pouvoir étatique1091. À l’étranger, les luttes pour les droits de l’homme et la présence de
communautés chiliennes encouragent à des actions pour condamner les crimes de la
dictature1092. En Espagne, par exemple, le juge Baltazar Garzon construit un dossier

1090
«El espacio comunicativo posterior a la dictadura resulta en gran medida de los acuerdos explícitos o tácitos
que enmarcan la Transición chilena. Entre sus características principales se puede señalar : el repertorio restringido
de materias, temáticas y tonos de los discursos político-sociales oficiales ; el ejercicio de una censura abierta o
solapada sobre ideas y afirmaciones juzgadas como « inadecuadas » ; la deslegitimación de los discursos de la
oposición de izquierda ; el asordinamiento de las voces ciudadanas de pobladores, trabajadores y en general de los
grupos sociales más débiles ; y la nula inclusión de los incipientes debates ideológicos y valóricos producidos en
diversas esferas intelectuales y políticas. Los medios de prensa de derecha, favorecidos por las políticas de
comunicación, participan en el pacto y ofrecen a la opinión publica un «relato país» funcional a la gobernabilidad.
Se exaltan los acuerdos, sin reconocer los profundos desacuerdos que atraviesan la sociedad chilena; se cuenta la
normalización lograda, ignorando la vigencia de enclaves autoritarios; se enfatiza los ejemplos de igualdad e
integración social, sin tomar en cuenta los altos niveles de discriminación y marginalidad existentes», Giselle
Munizaga, op. cit., p.187 (traduction personnelle).
1091
Devant l’absence d’un État disposé, ou même seulement capable d’exercer une autorité morale en termes de
droits de l’homme, les forces émanant de la société civile prirent la tête des dynamiques visant à vivifier les
thématiques mémorielles, ainsi que d’en tirer de nouvelles initiatives («En ausencia de un Estado dispuesto o capaz
de ejercer autoridad moral en materia de derechos humanos, los actores de la sociedad civil tomaron el liderazgo
para mantener viva la memoria y para trazar nuevas iniciativas»), Steve J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino
chileno a la memorializacion», op. cit., p.224 (traduction personnelle).
1092
Un aspect de la recherche de nouvelles perspectives réside dans les initiatives indépendantes et prises dans un
contexte international, comme par exemple l’émergence des recherches de juges, en Espagne, par rapport à des
cas judiciaires d’assassinats perpétrés en terres étrangères exemple de l’assassinat du général Prats, en 1974), ou

328
d’accusation de l’ex-dictateur pour crimes contre l’humanité. Certaines séquences des œuvres
de Patricio Guzmán sont utilisées à des fins juridiques, grâce à la médiation de Joan Garces,
ancien collaborateur d’Allende et avocat des victimes de la dictature1093 : c’est une incarnation
d’engagements, au sein de la société civile, pour désobéir aux normes dictées par le pouvoir
central, notamment entre 1995 et 1998 :

«Certains artistes et intellectuels de différentes sphères commencèrent à réveiller des sensibilités


critiques. Les souvenirs tenaces du passé étaient les cibles de cette dynamique, malgré la fuite
mémorielle cultivée par les élites et forces majoritaires de la société ; le côté sombre du miracle
économique également, qui s’incarnait dans l’insatisfaction morale et le triomphalisme
compensatoire d’une société qui fit du fait d’avoir plusieurs emplois une pratique courante, pour
parer aux inégalités sociales et aux séquelles de la violence dictatoriale ; enfin, la critique de la
Concertation de centre-gauche transpirait, pour son attitude passive et complaisante face à ses
propres limites à construire une démocratie plus profonde »1094.

La période chronologique qui s’étend entre 1990 et 1997 se caractérise par son
atmosphère étrange, incarnée par l’expression « impasse-en-mouvement »1095. L’inertie pèse
malgré des initiatives nombreuses. Les divisions perdurent, malgré les discours de façade et
l’entreprise de communication de la Concertation.
En termes culturels et cinématographiques, la mainmise des mondes privés entraîne une
activité réduite au Chili, alors que les exilés prolongent leurs inspirations dans d’autres
contextes plus propices. On peut évoquer l’exemple de Raul Ruiz dans les années 90, hyperactif
dans ses créations en terres hexagonales. Pourtant, le nouveau cadre démocratique favorise, au

encore dans la recherche d’un juridiction aux velléités universelles par rapport à la notion de crime contre
l’humanité («un aspecto de la búsqueda de nuevos caminos fueron iniciativas independientes y ocurridas en el
ámbito internacional, como, por ejemplo, la investigación emergente de jueces en España, que perseguía casos
judiciales por asesinatos en suelo foráneo como sucedió con el asesinato del general Carlos Prats en Buenos Aires,
en 1974, o la exploración de una jurisdicción universal por crímenes contra la humanidad»), Steve J. Stern & Peter
Winn, «El tortuoso camino chileno a la memorializacion», op. cit., p.224 (traduction personnelle).
1093
Un homme unique, qui m’avait demandé des archives filmiques sur le coup d’État en 1995, pour les diffuser
pendant le procès. J’avais alors demandé : «quel procès ?», et il m’avait répondu : «Celui de Pinochet» («Un
hombre único, que en 1995 me había pedido que buscara archivos cinematográficos sobre el golpe de estado para
proyectarlos durante el juicio. Yo le pregunté: «Pero qué juicio?» y él me dijo: «El juicio contra Pinochet»«),
propos de Patricio Guzmán, in Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.70 (traduction personnelle).
1094
«artistas e intelectuales de varios géneros comenzaron a despertar la sensibilidad de la crítica : los recuerdos
que se negaban a desaparecer, a pesar de la huida de la memoria de parte de las elites o de la corriente principal en
la sociedad ; el lado oscuro del milagro del crecimiento económico, evidente en el descontento moral y el
triunfalismo compensatorio de una sociedad que recurrió al pluriempleo para rectificar las desigualdades sociales
y la violencia de una pasado dictatorial ; y la crítica a la Concertación de centro-izquierda por su cómoda y
complaciente actitud frente a los límites que la transición evidenciaba para la construcción de una democracia más
profunda», Steve J. Stern & Peter Winn, op. cit., p.225 (traduction personnelle).
1095
Au Chili, la période 1990-1997 est un moment marqué par une impasse en mouvement («el Chile del periodo
1990-97 fue una época de impasse-en-movimiento»), ibid, p.226 (traduction personnelle).

329
pays de Pablo Neruda, la tenue d’événements qui vitalisent les réseaux culturels et artistiques.
L’exemple du Festival des retrouvailles de Viña del Mar, en octobre 19901096, scelle le retour
sur le devant de la scène d’une communauté artistique déchirée par les barrières géographiques,
idéologiques, matérielles ainsi que par la censure, qui avait sévi tout au long de la dictature.
Mention est faite de la présence de Patricio Guzmán à cet événement. Le cinéma chilien produit
quelques œuvres de fiction notables durant ces années 1097, et encourage également la diffusion
d’œuvres jusqu’ici prohibées1098. En termes de cinéma documentaire, la précarité des moyens
n’est que peu altérée par le changement de régime. L’artisanat filmique continue à primer,
interdisant des velléités plus ambitieuses en termes de moyens de création comme d’échelles
de diffusion. L’État crée en 1993 le FONDART (Fonds National de Développement de la
Culture et des Arts) : des projets peuvent être présentés pour financements. Pourtant, peu
d’attentions sont portées au 7ème art, alors même qu’il propose d’immortaliser les réalités du
présent pour y plonger réflexions, critiques et espoirs. Ces aspirations sont au cœur de la
démarche de Patricio Guzmán, alors que se précise un retour au pays natal.

C. Cahiers d’un retour au pays natal

1. Accorder les passés au présent

a. L’essai Pueblo en vilo

Les frénésies mémorielles, aux échos internationaux, autant que les velléités artistiques
du cinéaste chilien, inspirent d’autres aventures alors que s’approche le milieu des années 1990.
Patricio Guzmán reçoit une proposition pour réaliser une œuvre filmique inspirée du livre de
l’historien mexicain Luis Gonzalez y Gonzalez, Pueblo en vilo1099, paru en 1968, que le cinéaste

1096
Nous étions dans les chaudes journées d’octobre 1990, et l’on célébrait le festival des retrouvailles («Eran días
calurosos de octubre de 1990 y se celebraba el festival del Reencuentro»), Ignacio Aliaga, «Cine de Chile 1990-
2005: la pequeña historia de una imagen obstinada» (pp.199-218), in Bernardo Subercaseaux (dir.), La cultura
durante el periodo de la transición a la democracia (1990-2005), Santiago de Chile, Consejo Nacional de la cultura
y las artes, 2006, p.202 (traduction personnelle).
1097
Quelques exemples: La luna y el espejo (Silvio Caiozzi, 1990), La frontera (Ricardo Larraín, 1991), Johnny
Cien pesos (Gustavo Graef-Marino, 1993) ou encore Historias de futbol (Andrés Wood, 1997).
1098
Comme ce fut le cas pour Palomita blanca, de Raul Ruiz.
1099
En 1995, je reçois la misión de réaliser un film en m’inspirant du libre («en el año 1995 recibí el encargo de
hacer una película sobre ese libro»), «Conversaciones» (San Francisco, 1996; Madrid, 1998) (pp.333-361), in
Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.356 (traduction personnelle).

330
chilien apprécie et considère comme une pierre angulaire du courant du réalisme magique
latino-américain1100. Nous sommes, à la suite des derniers projets du documentariste, dans une
optique latino-américaine, où le principe de la micro historia 1101 transcende des dynamiques
tendant à l’universalité. En effet, l’ouvrage narre l’histoire du village de San José de Gracia,
dans l’État du Michoacan, au sud-ouest du Mexique.
Le film fait partie d’une série collective de la télévision France 2 qui adapte
cinématographiquement les livres de la collection « Terre humaine ». C’est une commande, qui
devient une fenêtre d’expérimentations et de voyages (physiques et temporels) pour un
réalisateur avide de défis artistiques : cette expérience mexicaine est l’opportunité pour nourrir
l’identité transnationale de Patricio Guzmán. Il se documente, en compagnie de sa compagne
Renate Sachse (sources photographiques1102, cinématographiques1103) pour mûrir l’idée de la
forme de l’œuvre, mais également de la trame narrative à adopter. Il est aidé par un spécialiste
pour récolter les archives de la première époque envisagée dans l’œuvre, celle de la fondation
du village1104. Ce même Eduardo de la Vega est producteur associé, et Yves Jeanneau produit
l’œuvre avec sa structure, « Les films d’ici » (au même titre que France 2). Côté mexicain,
participent la Televisión Metropolitana canal 22 ainsi que le département des activités
cinématographique de l’UNAM1105. De plus, les crédits dénotent d’un soutien de la RTBF1106.

1100
Lorsque je l’ai lu pour la première fois, j’ai fait le rapprochement avec une fable comme Cent ans de solitude,
mais avec une aura documentaire («Cuando leí el libro por primera vez tuve la impresión de que se trataba de una
fábula similar a Cien Años de Soledad, pero en clave documental»)
(https://www.patricioGuzmán.com/es/películas/pueblo-en-vilo, consulté le 20 aout 2017) (traduction personnelle).
1101
Malgré des conflits quant à sa parenté, c’est un courant historiographique officiellement né en Italie dans les
années 1970, dont la démarche va être reprise, au sein de la discipline autant que dans nombre d’autres domaines
de la création et de la pensée. La micro historia consiste à étudier des itinéraires individuels, particuliers, réduits
dans leur échelle spatiale, afin d’amener à éclairer le monde qui les entoure dans un cadre plus ample (à l’échelle
nationale, continentale voire mondiale). Luis Gonzalez y Gonzalez est considéré comme un des fondateurs de la
micro historia au niveau international, et un pionnier dans son pays.
1102
Je me suis inspiré des vieux albums photos, notamment ceux que conserve la famille de Luis González, comme
source de premier plan pour donner une structure au film. Le cameraman et moi, nous avons consulté d’autres
livres moins fameux, comme Let us now praise famous men, de James Agee, sur les travailleurs agricoles de
l’Alabama des années 1930, avec des photos de Walker Evans («pensé en los viejos álbumes de fotografías, que
tenía la familia de don Luis [González], podían servirnos como estructura para la película. El camarógrafo y yo
también revisamos otros libros muy conocidos de fotos, como Let us now praise famous men, de James Agee,
sobre los trabajadores agrícolas de Alabama de los años 30, con fotos de Walker Evans»), Jorge Ruffinelli, op.
cit., p.357 (traduction personnelle).
1103
Ma femme, qui est allemande, m’a montré Heimat, un film de huit heures d’Edgar Reitz, qui dévoile l’évolution
d’une région rurale, dans le sud de l’Allemagne («Mi mujer, que es alemana, me mostro Heimat, una película de
ocho horas de Edgar Reitz, que muestra la evolución de una comarca rural, en el sur de Alemania»), idem
(traduction personnelle).
1104
J’ai bénéficié de l’aide inestimable du chercheur Eduardo de La Vega, qui trouva du matériel d’archive des
premiers temps du village («Recibí la ayuda inestimable del investigador Eduardo de La Vega, quien busco el
material de archivo de la primera época»), ibid, p.358 (traduction personnelle).
1105
Université Nationale Autonome du Mexique. Elle est publique et c’est une des meilleures universités du
continent latino-américain.
1106
Radio-Télévision Belge Francophone.

331
Il est important de souligner qu’à nouveau, le cinéaste chilien convie sa famille pour fabriquer
le film, car Andrea Guzmán (sa fille ainée) est assistante de direction sur le projet Pueblo en
vilo, après la fin de ses études cinématographiques au sein de la prestigieuse école internationale
de cinéma et télévision de San Antonio de los Baños, à Cuba 1107. On observe également une
nouveauté cruciale, qui marque une rupture dans la trajectoire artistique du documentariste :
pour la première fois, il assure lui-même l’intégralité de la voix off du narrateur pour la version
espagnole. Pour la version française, c’est François Berléand qui est chargé de conter l’histoire
de ce petit village mexicain. Cela marque l’affirmation du subjectif dans sa pratique, une
nouveauté qu’il justifie :

«Une de mes ambitions est que le documentaire s’exprime tout seul. Néanmoins, avec La batalla
de Chile il fallait une voix off, sinon le film est incompréhensible. Il était nécessaire d’expliquer.
Ce fut un grand effort, mais je l’ai accepté. En nombre de dios n’a pas de voix off, La cruz del
sur non plus. Plus tard, j’ai recommencé à utiliser la voix off, mais cette fois-ci, en lisant moi-
même. Cette pratique a débuté avec Pueblo en vilo. La subjectivité, pratiquement jusqu’aux
années 90, n’était pas assumée, pas révélée. Dans les années 80 régnait encore ce paradigme de
l’objectivité. C’est durant la décennie que cette norme déclina. Stimulé par ce changement, j’ai
fait de ma voix un nouvel instrument pour exprimer ma subjectivité »1108.

Plusieurs tendances fortes colorent cette œuvre documentaire, et participent au terrain


de jeux filmiques que pratique Patricio Guzmán. Les velléités informatives se nouent à un
regard d’artiste, tout en invitant les sciences humaines (histoire, anthropologie, sociologie) pour
retracer, comme l’affirme le sous-titre de l’ouvrage dont il est question, « l’histoire universelle
d’un village mexicain »1109. Dans la continuité d’En nombre de dios, le dispositif du témoignage
face caméra, en plan serré, imprègne l’œuvre : pour nourrir le récit mémoriel mais aussi pour
répondre aux questions du cinéaste, partie prenante même s’il n’est pas visible à l’écran. La

1107
Entre 1992 et 1994, mon père vint pour donner des cours dans mon école, à Cuba, et j’ai appris beaucoup de
choses grâce à lui. Après avoir obtenu mon diplôme, je me suis installé à Madrid, et j’ai commencé à collaborer
professionnellement avec lui, sur le projet Pueblo en vilo («Entre 1992 y 1994, mi padre vino a ensenar en mi
escuela, en Cuba, y aprendí nuevas cosas gracias a él. Después de titularme, me fui a vivir en Madrid, y empecé a
trabajar con él, con el proyecto Pueblo en vilo»), entretien avec Andrea Guzmán, 21 avril 2014, Madrid (traduction
personnelle).
1108
«Una ambición es que el documental se exprese solo. Pero en La batalla de Chile había que usar la voz porque
si no la película es incomprensible. Es necesario un texto informativo. Me costó mucho pero lo hice. En nombre
de dios no tiene voz, La cruz del sur no tiene voz. Después, con los anos, comencé de nuevo a utilizar la voz, pero
la mía. Comencé con Pueblo en vilo. La subjetividad, hasta los años noventa más o menos, no era una cosa
confesada, declarada. En los ochenta todavía se le hacia el juego a la objetividad. Es en los noventa cuando
realmente rompimos con este prejuicio. Y así, estimulado por eso, empecé a utilizar mi voz, a usarla
subjetivamente», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.93 (traduction personnelle).
1109
Comme le souligne le documentariste au début du film : C’est une histoire universelle d’un village mexicain
(« una historia universal de un pueblo mexicano», traduction personnelle).

332
variété du contenu filmique est ample : portraits vivants de groupes humains (notamment pour
montrer l’importance numérique des êtres dans les familles) ; mouvements de caméra
fantasques, parfois virtuoses, pour peindre cinématographiquement les rues et les demeures du
village ; mais aussi quantité de plans fixes en contexte urbain, pour filmer le quotidien (exemple
de la promenade du soir sur le zócalo, la place centrale de San José de Gracia). S’y ajoutent
quelques évocations des profusions naturelles qui bordent le village, mais aussi des orages. De
plus, le gout de Patricio Guzmán pour les expressions et pratiques religieuses ne faiblit pas : il
filme ces dynamiques communautaires, sans oublier de souligner les contrastes entre tradition
et modernité à ce propos (notamment avec un plan où une parabole de télévision et la cathédrale
se partagent le cadre).
D’ailleurs ce moment équilibre précaire entre hier et aujourd’hui, entre tradition et
modernité vibre par dans le « grain sonore » de Pueblo en vilo. En effet, la musique se partage
entre les sons traditionnels des guitares, des mariachis, mais aussi des orchestres (où cuivres et
accordéon s’enlacent) ; mais la caméra s’attarde également sur les musiques actuelles, qui
règnent en discothèque. De plus, la musique de Béatrice Thiriet, entre classique et
expérimentale, fait vivre cette sensation d’un mélange constant entre les époques. Pour évoquer
un passé éloigné, le recours aux images d’archives, qu’elles soient fixes ou animées,
approfondit une tendance déjà observée dans En nombre de dios, qui illustre les équilibres, les
luttes et les hiérarchies à l’œuvre dans ce contexte micro. Ces supports sont une incarnation
matérielle d’un hier lointain, malgré la persistance du souvenir. Car cet essai documentaire, qui
retrace l’histoire à la force des mémoires individuelles, trouve sa force, sa puissance dans les
mots des témoins. Il interroge les normes historiques, le monopole d’une certaine intelligentsia
pour écrire le passé des hommes, en mettant en valeur la démarche particulière de Luis
Gonzalez y Gonzalez. Ce dernier justifie sa démarche par le souhait de briser les carcans
traditionnels de la discipline dans son pays. Par le récit du local, nourri et guidé par les mémoires
individuelles, il remet en cause le roman national mexicain traditionnel. Tout en révélant les
tensions mémorielles, de par sa position de passeur culturel, qui occasionne des conflits avec
des habitants du village. Chacun a sa vérité, et souhaite l’espace nécessaire pour en exprimer
tous les contours. C’est une entreprise complexe, qui peut ne pas aller à terme, d’où les tensions
qu’elle peut générer. Pour Patricio Guzmán, évoquer cinématographiquement l’ouvrage Pueblo
en vilo permet de mettre en valeur les mémoires face aux monopoles historiques, et ainsi faire
écho aux labyrinthes qui peuplent son pays natal dans ce domaine. Car il clame que la mémoire
est cruciale, indispensable, de par sa nature universelle et accessible :

333
«La modestie du texte, la précision du récit, l’attention pour les petits choses du quotidien paraît
être en contradiction avec son ambition universelle. Cependant, ce travail archéologique sur une
communauté à taille humaine dépasse la cadre théorique, pour se faire l’écho de l’histoire des
peuples mexicains, et même de tous les autres. C’est pour cela que ce n’est pas qu’une œuvre
écrite par un érudit »1110.

Pueblo en vilo est une commande destinée à des diffusions télévisuelles, dans une
optique pédagogique, culturelle mais aussi exotique du point de vue d’une chaîne publique
hexagonale telle que France 2. Sur son site internet, le cinéaste mentionne aussi une diffusion
télévisée au Mexique, de par la valeur patrimoniale d’un tel objet artistique. Au-delà de la
création, du travail purement cinématographique, le documentariste explore les formes d’un
7ème art où l’on cherche à retracer l’histoire des temps présents, par le détour vers un passé dont
les racines sont sources de connaissances. L’objectif est de reconstituer, avec ce projet
mexicain, un pan de l’histoire nationale grâce à un changement d’échelle vers le local. Les
fondements du cinéma du chilien, déjà très attachés à dévoiler des moments d’histoire pas ou
peu connus, sont renforcés par la possibilité d’une variation dans les niveaux d’analyse, ce qui
inspire d’autres dispositifs filmiques, pour que le passé transpire par tous les pores du présent.
Le tournant des années 90 est donc marqué par une frénésie créative jamais éteinte, mais
également par un retour au cœur de sa filmographie pour l’adapter aux codes d’une nouvelle
époque.

b. Projets avortés et retouches d’une œuvre mythique

L’année 1993, où La cruz del sur est diffusé autant à la Mostra de Venise qu’au Film
Festival de Sundance (dans l’État de l’Utah), est également un temps créatif pour le
documentariste, qui écrit deux trames qui prolongent ses curiosités et engagements par rapport
au continent latino-américain. Le premier projet s’intitule « Asia America », et aspire à dévoiler
les liens historiques qui lient les peuples des deux continents. Le désir de prolonger les
réflexions sur l’histoire et l’identité latino-américaine trouve un second souffle en utilisant le
comparatisme pour dévoiler la richesse de l’identité continentale, que ce soit le sien ou le
continent asiatique. Pour cela, il convoque un arsenal théorique ample, ce qui permet de penser

1110
«la modestia del texto, la precisión del relato, la atención prestada a los pequeños eventos parece estar en
contradicción con la pretensión de universalidad. No obstante, esta arqueología de una comunidad de talla humana
nos hace entender como si fuera un eco la historia de todos los pueblos mexicanos, así como la de otros. Por eso,
no se trata solamente de la obra de un erudito», propos de Patricio Guzmán, narrateur du documentaire (traduction
personnelle).

334
que le projet est allé loin sur les chemins de sa réalisation1111. Il est intéressant de lire les propos
d’un cinéaste à la soif de connaissances, de réponses par rapport à l’essence de son identité
latino-américaine. Sa présentation du projet est traversée de questionnements sur les moteurs
de ses inspirations artistiques, illustrant ses ambitions durant l’année 1993 :

« Je me demande quelle est la raison sous-jacente à ce projet. Formulée d’une autre manière :
pourquoi je suis si investi dans ce projet ? Parce que la question de l’identité latinoaméricaine
est cruciale. Elle l’a toujours été, de l’Alaska jusqu’à la Terre de feu, à toutes les époques de
notre histoire. L’Amérique latine, concrètement, est une terre qui n’appartient à personne, et la
recherche de ses racines induit un bruit sourd au creux du crâne. J’ai parfois l’impression que
c’est un sujet si obsessionnel qu’il nous empêche de nous rendre compte de nos origines
multiples, alors que nous sommes les représentants du continent le plus métissé de la Terre. Point
final. Mais nous nous enfonçons dans le sous-développement, c’est-à-dire à mi-chemin entre le
jour et la nuit, entre recherche et connaissance, nous vivons sans aucune confiance en nous
lorsque l’on se confronte aux identités fortes de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. D’autre part,
ce film ne serait pas pensable sans l’expérience (qui est un soutien) de La cruz del sur. C’est
pendant le tournage de ce dernier que j’ai découvert, progressivement, la « nature orientale » des
peuples indigènes, principalement dans les cultures mayas, aztèques et incas. Je ne suis pas un
homme de sciences, ni même un amateur, mais je sais ressentir certaines tendances historiques
car je suis un cinéaste sur le qui-vive »1112.

Le second projet envisagé par l’auteur d’En nombre de dios (écrit en 1993 et complété
au début de l’année 1994) s’inspire de l’ouvrage du mexicain Jorge Castañeda Gutman, La
Utopía desarmada. Intrigas, dilemas y promesas de la izquierda en América latina, paru en
1993 au Mexique1113. C’est une œuvre qui aspire à traverser le XXe siècle latino-américain dans

1111
« Walter Krickeber, Robert Heine-Geldern, Carl Hentze, Robert Cliborne, Santiago Genovés, José Alcina
Franch, José Imbelloni, Paul Rivet, Clifford Evans, Betty J Meggers, Emilio Estrada, J. Alden Mason, Dennis
Wing-son Lou, Paul Kirchoff », (https://www.patricioGuzmán.com/es/películas/la-cruz-del-sur, consulté le 21
aout 2017).
1112
«Me pregunto cuál es la razón última de este trabajo? O dicho de otra manera ¿por qué estoy empeñado en
hacerlo? Porque la cuestión de la identidad en América Latina es una cuestión importante. Siempre lo ha sido,
incluso desde Alaska hasta Tierra del Fuego, en todos los momentos de nuestra Historia. América Latina, más
concretamente, es una tierra de nadie donde la búsqueda de las raíces provoca un ruido desesperante en la cabeza.
A veces tengo la impresión de que es un tema tan obsesivo que nos impide darnos cuenta de que tenemos orígenes
múltiples y de que por lo tanto somos el continente más plural de la Tierra y punto final. Pero hundidos en el
subdesarrollo, es decir, a medio camino entre el día y la noche, entre la investigación y el conocimiento, vivimos
sin tener seguridad en nosotros mismos, enfrentados a la fuerte identidad de Europa, Asia y África. Esta película,
por otra parte, no sería factible si no estuviera antecedida (y por lo tanto respaldada) por «LA CRUZ DEL SUR».
Es en el rodaje de este último filme donde descubrí paulatinamente la «naturaleza oriental» de las grandes mayorías
indígenas, sobre todo de las culturas mayas, aztecas e inca. No soy un hombre de ciencias, ni siquiera soy un
aficionado, pero sé darme cuenta de las constataciones históricas porque soy un cineasta en movimiento»,
https://www.patricioGuzmán.com/es/guiones-no-realizados/asia-america (consulté le 21 aout 2017) (traduction
personnelle).
1113
À Mexico, aux éditions Joaquin Mortiz/Planeta, 566 pages.

335
ses contours révolutionnaires, qu’ils soient pacifiques ou violents, depuis la révolution
mexicaine de 1910 jusqu’au soulèvement de l’armée zapatiste de libération nationale, le 1 er
janvier 1994. Le projet incite à une réflexion sur la nature de la « révolution », en évoquant le
populisme des années 1930-40 (avec Vargas et Perón comme exemples emblématiques) mais
aussi les vagues réformistes et sociales-démocrates des années 1980. Ce projet, tout comme
« Asia America », ne verra jamais le jour, mais il pose la question, à nouveau, de l’essence
révolutionnaire proprement latino-américaine. Le postulat est celui de forces indépendantes des
bouleversements récents du monde, et incite à l’espoir d’autres mondes possibles alors que le
XXIème siècle se profile. L’épilogue rédigé par le cinéaste affirme cette vision des choses :

«Alors que l’on assistait à la chute de l’Union soviétique, à la débâche du bloc de l’est, les
pauvres d’Amérique latine commencèrent à agir pour leurs propres intérêts. La misère était
quelque chose de tragique, mais également un stimulant mobilisateur pour sortir de la crise.
Aujourd’hui – sans blocs, sans Guerre froide, sans utopies -, les forces du changement peuvent
sillonner leur propre chemin. Un chemin inexistant depuis la vieille révolution mexicaine… Le
sous-commandant Marcos et son armée de paysans – où plane l’ombre de Zapata – représentent
un espoir, tout comme d’autres mouvements que nous avons pu observer pendant ces deux heures
de cinéma »1114.

En 1995, alors qu’il s’attèle à Pueblo en vilo, Patricio Guzmán écrit un autre projet
nommé Mexicas (ce qui signifie « guerriers » en langue nahuatl). Dans les bidonvilles et
quartiers marginaux qui bordent la capitale mexicaine, un certain nombre d’individus se
regroupent et œuvrent à vivifier les pratiques, le patrimoine et les mémoires des temps
précolombiens. Délaissées par le pouvoir étatique, ces populations vivent dans une époque où
aujourd’hui rime avec hier. Elles cultivent les spiritualités que le pouvoir met au ban de la
société, et posent la question de l’identité mexicaine, un miroir de perspectives plus amples où
l’Amérique latine est bousculée, de par le traitement qu’elle réserve à ses peuples originels. Là
aussi, en s’inscrivant dans un environnement local (les périphéries d’une ville), Patricio
Guzmán propose des réflexions sur les normes et les marges, où les identités se confrontent aux
rapports conflictuels entre le passé et le présent : un parti pris dans sa manière d’envisager le

1114
«Mientras caía la Unión Soviética y se produjo la debacle del Este, los pobres de América Latina comenzaron
a actuar por su cuenta. La miseria era un dato trágico, pero también un estímulo dinámico para salir de la crisis.
Ahora --sin bloques, sin guerra fría, sin utopías-- las fuerzas del cambio podrían encontrar un camino propio. Un
camino que no existía desde la vieja revolución mexicana... El Subcomandante Marcos y su ejército de campesinos
--a la sombra de Zapata-- representan una esperanza entre las muchas otras que hemos visto en estas dos horas de
película», https://www.patricioGuzmán.com/es/guiones-no-realizados/utopia-desarmada (consulté le 21 aout
2017) (traduction personnelle).

336
medium documentaire, alors que le début des années 90 est une époque où il multiplie les
interventions et séminaires1115. Ceci est preuve d’une notoriété croissante, qui répond à celle
qu’il connut dans la deuxième moitié des années 70, grâce à La batalla de Chile. Une trilogie
qu’il remodèle, au début de la décennie, pour la mettre au « goût du jour ».
L’œuvre d’art est en création perpétuelle, au fur et à mesure du temps. Son caractère
toujours inachevé est arbitraire (comme le précise Valéry par rapport à la poésie1116), il dépend
des perceptions qu’elle provoque chez des publics changeants, selon les époques et les univers
symboliques, idéologiques, sensoriels. Elle est donc le refuge de multiples interprétations,
comme le souligne Umberto Eco :

« L'œuvre d'art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui
coexistent en un seul signifiant »1117.

Conscient de cette donnée essentielle pour une œuvre artistique aussi marquée
idéologiquement, donc linguistiquement, que La batalla de Chile, son artisan principal postule
à des financements1118, dans le but de retravailler sur les bandes pour modifier le vocabulaire
de l’œuvre originelle1119. De plus, alors que les années 1970 étaient le théâtre d’une surcharge
théorique explicative, d’un défi discursif permanent qui imprégnait également le cinéma
documentaire, les expériences de Patricio Guzmán lui font envisager le documentaire

1115
En 1992, participation à une table ronde sur le thème «Le cinéma d’auteur documentaire », durant
l’International Documentary Congress, Academy of Motion Picture Arts and Sciences (AMPAS) de Los Angeles.
En 1993, séminaire sur le cinéma documentaire à l’Ecole Internationale de Cinéma et Télévision de San Antonio
de los Baños, à Cuba, ainsi que deux conférences sur La cruz del sur, à Stanford (États-Unis) et à Mexico. Ensuite,
l’année suivante le cinéaste chilien renouvèle sa participation au séminaire sur le documentaire à Cuba. Enfin, en
1995, il participe à une conférence sur le cinéma documentaire latinoaméricain, au sein de l’université
internationale d’Andalousie (source : https://www.patricioGuzmán.com/es/seminarios/4)-experiencia-docente-
del-autor, consulté le 21 aout 2017).
1116
« Paul Valéry dit « qu’un poème n’est jamais achevé – c’est toujours un accident qui le termine, c’est-à-dire
qui le donne au public. Ce sont la lassitude, la demande de l’éditeur, la poussée d’un autre poème… »
L’achèvement d’une œuvre est donc arbitraire. Et pour le rendre logique, naturel, on invente des règles et des codes
qui donnent l’illusion de l’achèvement », Atiq Rahimi, op. cit., p.173-174.
1117
Comme l’écrit, dans la préface de son ouvrage, Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Points, 1965.
1118
En 1993, avec l’aide la Fondation Mac Arthur, j’ai fait un nouveau mixage sonore, en modifiant certaines
phrases du commentaire original, en les allégeant de leur rhétorique idéologique («en 1993, con la ayuda de la
Fundación Mac Arthur, hice una nueva premezcla de sonido modificando algunas frases del texto primitivo,
despojándolo de la retórica ideológica»), «El sonido y otras cuestiones en los filmes de Patricio Guzmán», entretien
avec María Isabel Donoso, Madrid, 12 décembre 1994, dans Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, op. cit., p.402
(traduction personnelle).
1119
J’ai changé, dans quelques situations, les mots «bourgeoisie» et «impérialisme » par « classes moyennes » et
« gouvernement nord-américain ». De plus, j’ai modéré l’utilisation du terme «fascisme», que j’ai parfois remplacé
par «extrême droite » («cambié, en algunos casos solamente, las palabras «burguesía» e «imperialismo» y las
reemplacé por «clase media» y «gobierno norteamericano». Asimismo, moderé el uso de la palabra «fascismo» y
la reemplacé en ciertos momentos por «extrema derecha»«), Jorge Ruffinelli, op. cit., p.345 (traduction
personnelle).

337
autrement. Les mots sont importants, mais les images ont la faculté de parler d’elles-mêmes à
des spectateurs sensibles à la puissance visuelle. Dans ses habitudes de narration plus légère
qu’auparavant, le cinéaste inclue donc sa trilogie en y apposant quelques modifications 1120. La
nature de ces changements est exclusivement textuelle, l’image étant épargnée :

«Je n’ai retouché aucune séquence. Je n’ai pas changé une seule image »1121.

Cette démarche est étroitement liée à la volonté du cinéaste de revenir sur sa terre natale
afin de partager sa trilogie avec le public chilien (notamment les nouvelles générations). Le
souci didactique, pédagogique implique une adaptation de la narration (sous-titres et voix off)
au contexte historique post-Guerre froide :

«Pour préparer ce retour, Guzmán réédita la bande sonore de la trilogie, en prenant en compte
que le vocabulaire propre aux années 60 et 70 était devenu désuet par rapport aux futurs
spectateurs, notamment les jeunes générations. C’était devenu un langage nourri de stéréotypes,
d’idées reçues, propres aux idéologies de cette époque »1122.

En effet, l’auteur d’En nombre de dios, en mobilisant ses réseaux culturels


transnationaux, parvient à obtenir la possibilité d’un projet filmique allant de pair avec son
retour effectif dans le Chili post-dictature, où l’artiste songe à se réinstaller après plus de vingt
années d’exil.

2. L’obstination chilienne : la mémoire comme nouvelle bataille

a. Chile, la memoria obstinada

«Regarde, sous mes yeux tout change de couleur

1120
En 1996, j’ai effacé des paragraphes entiers, sans rien mettre à la place, avec l’ambition d’alléger le film pour
laisser les images parler par elles-mêmes («en 1996 yo quité algunos párrafos completos, sin llenarlos con nada,
con el propósito de aligerar la película y dejar que las imágenes hablaran por si mismas»), Jorge Ruffinelli, op. cit.
(traduction personnelle).
1121
Je n’ai modifié aucun plan, je n’ai changé aucune image («no he tocado ningún plano. No he cambiado ninguna
imagen»), ibid, p.346 (traduction personnelle).
1122
Dans l’optique de son retour au pays, Guzmán fait rééditer l’habillage sonore de son documentaire, car le
langage des années 60 et 70 n’avait plus grand chose à voir avec celui de ses futurs spectateurs, surtout des jeunes
pour qui ces mots paraissaient stéréotypés, façonnés par l’idéologie de l’époque («Para preparar ese regreso,
Guzmán reedito la banda de sonido de su documental dado que el lenguaje de los años 60 y 70 poca relación tenía
ya con sus futuros espectadores, ante todo los jóvenes, y era un lenguaje estereotipado, modelado por la ideología
de la época»), ibid., p.279 (traduction personnelle).

338
Et le plaisir se brise en morceaux de douleur,
Je n’ose plus ouvrir mes secrètes armoires
Que vient bouleverser ma confuse mémoire »1123.

Les vibrations mémorielles qui guident les ambitions artistiques de Patricio Guzmán
révèlent un désir de participer à combler les gouffres identitaires d’un exilé qui revient chez lui,
en tentant de saisir la profondeur des bouleversements traversés par sa terre natale. En se
confrontant aux teintes de ses souvenirs, l’être découvre un nouveau monde :

« En cherchant à rouvrir aujourd’hui par ma mémoire, l’horizon qui s’est fermé, je ne retrouve
plus le même, mais j’en rencontre d’autres. Je m’égare dans mes pensées évanouies »1124.

Le retour de l’exilé est une nouvelle aventure, où les expectatives rencontrent les réalités
de la terre natale. Le temps passe, avec des ressentis altérés par les perceptions propres aux
expériences vécues. Les jours n’ont pas la même saveur chez celles et ceux restés au pays 1125.
Le retour est une rencontre avec les gouffres crées par le déracinement : c’est une fusion de
différents moi qui se rencontrent là où tout a commencé. Les distances, les décalages par rapport
à la réalité laissée éclatent, sous le regard de l’exilé, qui tend à revivre les vertiges qu’ont
signifié le départ contraint de son pays :

«Prendre la mesure de l’exil, c’est focaliser l’attention sur la marginalité, sur l’autre, l’étranger,
celui qui ne fait pas partie de la communauté. Pour l’exilé qui revient dans son pays, ce retour
est un second exil ou, mieux, l’exil par excellence. La sensation d’exil est plus forte, car
l’individu était persuadé de retrouver «son pays ». Mais ce dernier a changé, ce n’est plus «son
pays ». En premier lieu, énormément d’eau a coulé sous les ponts depuis son départ, et, ensuite,

1123
Jules Supervielle, dont les Œuvres poétiques sont citées par Jean-Yves et Marc Tadié, Le sens de la mémoire,
Paris, Gallimard, 1999, p.137.
1124
François-René de Chateaubriand, dont les mots tirés de ses Mémoires d’outre-tombe sont cités par Jean-Yves
et Marc Tadié, ibid, p.132.
1125
Les «décalages horaires» entre ceux qui sont partis et ceux restés procurent aux revenants une nouvelle
dimension dans leur désarticulation biographique. La notion chilienne du temps – celle du pays, celle de ceux
restés – est différente pour les exilés sur le retour. Celui qui arrive peut, d’une manière ou d’une autre, mesurer le
temps interne à la société chilienne par rapport aux nouvelles reçues et aux liens conservés avec les proches restés
au pays ; au contraire, pour ceux qui ne sont pas partis, la notion du temps des exilés est quelque chose d’inconnu,
sans dates ni anniversaires, ces repères qui permettraient d’ancrer les souvenirs et de les figer dans le temps («Los
«desajustes temporales» entre los que se fueron y los que se quedaron, le devolvieron al que regreso otra dimensión
de su desarticulación biográfica. El tiempo interno – del país y de los que se quedaron – eran diferentes a las de
los retornados. El que llego de una y otra manera podía cronometrar el tiempo interno de Chile por las noticias y
los vínculos mantenidos con este ; en cambio para los que se quedaron, el tiempo de los que se fueron – de los
exiliados – era un tiempo desconocido, sin fechas ni aniversarios, que permitieran anclar los recuerdos y fijarlos
en el tiempo»), Loreto Rebolledo, «Memorias del des/exilio» (pp.167-192), in José Del Pozo Artigas (coord.),
Exiliados, emigrados y retornados : chilenos en América y Europa (1973-2004), Santiago, RIL editores, 2006,
p.173 (traduction personnelle).

339
un voile d’oubli est tombé sur la mémoire du pays idéalisé. En effet, l’exilé a été absent pendant
les bouleversements vécus par sa société d’origine et, en plus, il revient dans un pays qu’il ne
considère plus, dans son imaginaire, conforme à ses souvenirs. L’absence façonne l’image d’un
pays où, inconsciemment, l’exilé filtre les événements, à distance, ce qui l’éloigne du quotidien
vécu sur sa terre natale. La seule réalité qu’il découvre est peuplée par l’oubli ; ainsi, seul le
songe lui fait accéder à une réalité fantasmée »1126.

L’exilé, en tant que concentré d’itinéraires et d’identités, est considéré comme une
curiosité par ceux qui sont restés. Parfois même, le regard se transforme en jugement,
s’orientant vers l’idée de privilégié. Cela amplifie les méfiances, les écarts, les dynamiques qui
marginalisent l’individu de retour, alors même que ce dernier cherche, dans le présent, les traces
de son quotidien passé, avec ses effervescences, ses tremblements, ses chaleurs. Le fait même
que nombre de ses proches aient été balayé par les violences dictatoriales amplifient le
sentiment de désorientation :

«Le rejet, la crainte qui émanait de celles et ceux qui avaient dû demeurer au Chili, ainsi que la
peur d’être contaminé par l’opprobre réservée aux exilés de retour, parfois même avant la fin de
la dictature, furent d’autres facteurs d’isolement. La solitude s’installa parce de nombreux
proches de ces exilés sur le retour étaient décédés, disparus ou restés en exil ; ceux qui étaient
restés au pays exprimaient du ressentiment envers celles et ceux qui y revenaient »1127.

La recherche du temps perdu est une utopie, et la démarche artistique permet de


transcender l’aspect « impossible » de cette volonté, afin de lutter contre les désenchantements
que le présent inspire (dynamique déjà évoquée pour parler des sphères positives de l’exil). En
effet, les codes socio-culturels, les habitus, les normes quotidiennes ont été altérées par le poids

1126
«Tomar la dimensión del exilio es tomar la dimensión de la marginalidad, del otro, del extranjero, de aquel
que no forma parte del grupo. Para el exiliado que vuelve a su país, ese retorno es el segundo exilio o, mejor dicho,
el exilio por excelencia. Es aún más exilio, pues él creía encontrar a «su país». Pero el país originario ya no es más
«su país». En primer lugar, demasiadas cosas han ocurrido después de su partida y, luego, sobre el fondo del olvido
oculta en su memoria un país idealizado. En efecto, el exiliado ha estado ausente de las transformaciones acaecidas
en su país de origen y, más aun, retorna a un país que ya no es más, en su imaginario, aquel que dejo. La ausencia
forjo la imagen de un país desde donde él, inconscientemente, filtro los acontecimientos, a distancia, en contraste
con una cotidianeidad vivida. Lo único real con lo cual debe vérselas tiene los rasgos del olvido y no podría
aproximarse a lo real sino por los caminos del sueño», Cristina Hurtado-Beca, «El segundo exilio: el retorno al
país» (pp.49-64), in Patrice Vermeren, Ana Vásquez (dir.), Filosofías del exilio, Valparaíso, EDEVAL, 1993, p.49
(traduction personnelle).
1127
«El rechazo y el temor a acercarse por parte de quienes no salieron de Chile y temían contaminarse con el
estigma del retornado, cuando aún había dictadura, fueron otro factor de aislamiento. La soledad se dio porque
muchos de los antiguos compañeros de los retornados estaban muertos, desaparecidos o se quedaron en el exilio y
aquellos que se quedaron en el país mostraban resentimientos hacia el que volvió», ibid, p.185 (traduction
personnelle).

340
d’un temps différent de celui de l’exilé 1128. Ce dernier a eu, dans le malheur de son quotidien,
la chance de goûter au monde, en étirant l’étendue de ses horizons. Cette possibilité a opéré des
syncrétismes chez les êtres et leurs proches ; de fait, le retour au pays prend la forme d’un
voyage vers l’inconnu1129. Les ondes que l’air du pays concentre sont familières autant
qu’étrangères. Le retour, c’est accepter de recommencer ailleurs. Cet ailleurs perpétuel est la
terre de l’exilé :

« Comme tout être exilé, je suis un homme d’ailleurs. […] Ailleurs, c’est l’espace de mon
errance. Là où se perd mon corps : je suis là où je ne suis pas. Là où s’évadent mes souvenirs,
mes rêves, mon désir »1130.

L’exilé est en définitive étranger à sa propre patrie (qu’elle soit réelle ou fantasmée)
lorsqu’il en foule à nouveau les rues, les quartiers, les régions 1131. L’exil est un nouveau
départ1132. Dans le cas de Patricio Guzmán, il est une aventure où les portraits du passé tendent
à susciter les émotions du présent. Le cinéaste, désireux, au milieu des années 90, de rentrer se
réinstaller au Chili, mobilise ses réseaux artistiques, aux dimensions transnationales. Évoquons
ici les liens forts qu’il cultive avec le festival marseillais « Vue sur les docs »1133, un espace
inespéré pour le documentaire mais également une des motivations pour venir s’installer en

1128
Un rapport figé au temps qui passe, qu’a possiblement vécu l’exilé par rapport au Chili, ne lui permet pas
d’assimiler les transformations que le pays et sa population ont vécu durant son absence. Les bouleversements
politiques ont eu une influence directe sur les comportements des êtres, que l’on devine dans les modes
d’interactions humaines, où la méfiance envers les autres et la crainte devant l’inconnu deviennent normes. Les
changements économiques, avec leurs cycles d’amélioration et de crise, non seulement modifient les habitudes de
consommation, mais induisent également l’ascenseur social pour certains, la paupérisation pour les autres, avec
toute la fierté, mais aussi les rancœurs qui accompagnent ces dynamiques («El congelamiento del tiempo que
parece haber vivido el exiliado respecto a Chile le impidió asimilar las transformaciones que el país y su gente
sufrieron durante su ausencia. Los cambios políticos tuvieron influencia directa en las conductas cotidianas de las
personas, visibles en los modos de interacción donde la desconfianza hacia los otros y el temor a vivir situaciones
nuevas se entronizaron. Los cambios económicos, con los ciclos de bonanza y crisis no solo modificaron los
hábitos de consumo, también implicaron la movilidad ascendente de unos y la pauperización de otros, con toda la
soberbia y el resentimiento que la acompañó»), Loreto Rebolledo, «Memorias del des/exilio» (pp.167-192), op.
cit., p.189 (traduction personnelle).
1129
« Condamné à la solitude, étranger tout à la fois à la terre qu’il a choisie et à son propre pays, l’exilé tente de
jeter un pont entre deux mondes qui souvent s’ignorent ou s’opposent – un pied sur chaque rive et nulle part où
poser le cœur », Isabelle Keller-Privat, « Sur la nef ouverte de l’exil : ébauche de conclusion » (pp. 325-333), op.
cit., p.327.
1130
Atiq Rahimi, La ballade du calame, op. cit., p.180-181.
1131
Celui qui revient est doublement étranger : étranger à son propre pays, mais aussi étranger au pays de ses
songes («Aquel que retorna es doblemente extranjero: extranjero con relación al país real y extranjero respeto al
país de sus sueños»), Cristina Hurtado-Beca, «El segundo exilio: el retorno al país» op. cit., p.49-50 (traduction
personnelle).
1132
«il se rendit vite compte que le retour était en fait l’aller », comme le poétise Julio Cortázar dans Marelle,
Paris, L’imaginaire – Gallimard, 1963, p.240.
1133
Dans la première édition a lieu en 1990 ; le festival est renommé FID Marseille en 1999 et perdure jusqu’à nos
jours.

341
France et vivre plus confortablement de l’art filmique 1134. C’est dans la cité phocéenne qu’il
rencontre la possibilité d’incarner cinématographiquement cette perspective de retour au pays,
grâce à la médiation de son producteur auprès du directeur de la programmation documentaire
d’ARTE :

« L’origine, fortuite, du projet date de 1995, durant un festival à Marseille. Pendant un cocktail
ayant lieu sur un bateau, je discutais avec Yves Jeanneau, en lui confiant que j’allais revenir au
Chili, et il me suggéra l’idée de filmer mon retour. Je lui répondis que cela me gênait, et que je
préférais chercher les personnages de La batalla de Chile. Cette optique me semblait meilleure,
car cela me permettait d’être présent dans l’ombre dans ce film. De là vient l’idée. Sur ce même
bateau, il y avait un représentant d’ARTE, nous sommes allés à sa rencontre sur la proue pour
voir s’il pouvait nous aider. Finalement, ce type [Thierry Garrel] montra un intérêt, et tout
commença à ce moment précis. Ce fut facile… C’était une autre époque ! »1135.

En effet, l’auteur de Viva la libertad cherche depuis de nombreux mois des financements
pour un projet où l’idée centrale est de projeter La batalla de Chile dans son pays, pour évoquer
avec les protagonistes l’époque que la trilogie incarne 1136. Le synopsis met en valeur les
différentes dimensions mémorielles mises en silence dans le Chili post-Pinochet
(cinématographique, militaire, économique, politique, personnelle), que le cinéaste aspire à
exalter, à illustrer, tout en doutant des effets de cette aventure sur son être :

1134
Les bonnes expériences marseillaises m’ont marqué à vie, car je vivais alors à Madrid (où rien ne venait en
termes cinématographiques) et me rendre à Marseille, c’était comme visiter New York. C’est à Marseille que j’ai
rencontré les mondes du documentaire «moderne» («Los buenos tiempos de Marsella me marcaron para siempre
porque yo vivía en Madrid (adonde no llegaba nada) y visitar Marsella para mí era como visitar Nueva York. Fue
en Marsella donde tomé contacto con el mundo documental moderno»), Patricio Guzmán, «Confesiones a un gran
amigo», 23 juillet 2013, https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/14)-carta-a-un-amigo (consulté le 8 aout
2017) (traduction personnelle).
1135
«el origen de esta obra se produjo durante el festival de Marsella 1995, de manera fortuita. En un coctel en un
barco yo estaba hablando con Yves Jeanneau y le dije que iba a volver a Chile, y él me sugirió que porque no
filmaba mi vuelta. Le contesté que esto me daba vergüenza y que prefería ir a buscar los personajes de La batalla
de Chile. Esto me parecía lo mejor, porque así yo estaría en la película sin estar. Y allí surgió la idea. En el barco
estaba también el representante de ARTE, fuimos a buscarlo hasta la proa del barco para ver si nos apoyaba.
Finalmente, el tipo [Thierry Garrel] dijo que si le interesaba y así fue. Todo fue muy fácil… ¡eran otros tiempos!»,
Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.61 (traduction personnelle).
1136
Le fait que Chile, la memoria obstinada soit un mélange entre histoire personnelle et collective est déjà indiqué
par le cinéaste dans le document qu’il présente, à la recherche de producteurs, en juillet 1994 («Que Chile-La
memoria obstinada sería una mezcla de historia personal y colectiva ya estaba señalado en el «proyecto» que en
julio de 1994 el autor llevaba bajo el brazo en busca de productores»), Jorge Ruffinelli, op. cit., p.281; le synopsis
du projet est publié dans la revue espagnole Viridiana, numéro 17, septembre 1997, pp.163-166 (traduction
personnelle).

342
«Je vois les beaux paysages chiliens, qui m’ont marqué pour toujours. J’ai la mémoire de
quelqu’un qui a longtemps vécu loin de sa terre, et dont les souvenirs se sont embellis au fur et
à mesure du temps. Vont-ils s’altérer aujourd’hui, en caressant à nouveau cette réalité ? »1137.

Les discussions, ainsi que l’accord trouvé avec Thierry Garrel, font de ce projet aux
multiples scénarios une réalité. Il est crucial d’insister sur la perspective artistique adoptée par
le documentariste : assumer le point de vue subjectif dans ce documentaire, mais sans être au
centre du propos filmique. Chile, la memoria obstinada, c’est donner la parole aux autres pour
se raconter dans leurs interactions dynamiques avec le passé proche. Le cinéaste peut s’autoriser
certains souvenirs sur la pellicule, mais l’essence de son projet est remplie de la pudeur de
l’homme qui veut être haut-parleur :

«Toutefois, j’étais très pudique quant au fait d’apparaître au centre d’un film. J’ai donc suggéré
une idée qui me paraissait meilleure : profiter du voyage pour rechercher les protagonistes de la
trilogie La batalla de Chile »1138.

Le rôle de la chaîne de télévision franco-allemande ARTE1139 est crucial pour donner


corps au projet filmique. En effet, elle joue un rôle de production important dès ses premiers
pas, et participe à vivifier les créations audiovisuelles en Europe. Patricio Guzmán, proche de
TVE, évolue au sein des réseaux culturels transnationaux, fortement aidé par le rapprochement
entre le canal télévisuel espagnol et la chaîne franco-allemande1140. Pourtant, le documentariste
confie une certaine frustration devant les obligations qu’impose la chaîne, par la voix de son
directeur des programmes1141. Sous la contrainte temporelle, et devant l’inconnue que revêt

1137
«Veo los bellos paisajes de Chile que me cautivaron para siempre. Tengo la memoria de alguien que ha vivido
muchos años fuera de su país, alguien cuyos recuerdos se han embellecido con el paso del tiempo. ¿Cambiaran
ahora, en contacto con la realidad?», Viridiana, numéro 17, septembre 1997, p.166 (traduction personnelle).
1138
«Sin embargo, me producía bastante pudor aparecer en el centro de una obra y por lo tanto le sugerí que era
mejor aprovechar mi viaje para buscar a los personajes originales de La batalla de Chile», Jorge Ruffinelli, op.
cit., p.358 (traduction personnelle).
1139
Qui commence à émettre en 1992.
1140
Le 12 juillet 1995, ARTE et TVE concluent des accords portant sur des échanges de programmes et de
coproductions : https://www.lesechos.fr/13/07/1995/LesEchos/16939-111-ECH_accord-arte-tve.htm (consulté le
22 aout 2017).
1141
« Au début, ils m’ont alloué une heure trente. Mais Thierry Garrel, directeur du département documentaire
d’ARTE, mit à mal cette possibilité. Il me donna une heure, pour insérer le projet au sein d’un nouveau programme
qu’allait inaugurer la chaîne, « Les mercredis de l’Histoire ». J’étais mécontent de cette décision. Trois mois plus
tard, lors d’une réunion à San Sebastian, je l’ai supplié, je l’ai imploré en justifiant le besoin d’une heure trente
pour aborder cette thématique, mais ce fut sans conséquence. […] La vérité, c’est que cette histoire me reste encore
en travers de la gorge, mais je ne suis pas le seul » («Al principio me dieron hora y media. Pero Thierry Garrel, el
director del departamento de documentales de ARTE, me corto esa posibilidad. Me dijo que solo podía durar 60
minutos, porque quería la obra para un nuevo espacio que recién había inaugurado ARTE y que se llama «Los
miércoles de la Historia». Me sentí muy infeliz con su decisión. Tres meses después, en una reunión en San
Sebastián, le rogué, le imploré y le demostré que el tema era para hora y media, pero fue inútil. […] La verdad es

343
l’ambition d’une tonalité subjective inhérente à cette entreprise filmique, Patricio Guzmán
réécrit le projet 1142 afin de figer ses ambitions artistiques à l’heure d’évoquer les syncrétismes
entre passé, présent, souvenirs, mémoires, oublis, cinéma et éducation.
Au-delà du synopsis, évoquons l’utilisation d’un scénario imaginaire, après le repérage,
pour avoir une sorte d’aperçu des réalités possibles dans l’optique du tournage. Le
documentariste, soucieux de s’organiser pour gagner du temps ainsi que de la pellicule afin de
mieux approcher ses préoccupations créatives, écrit longuement en amont, faisant une synthèse
entre les recherches effectuées au préalable et les hypothèses qu’il érige comme probables une
fois au cœur des réalités qu’il souhaite approcher. Une habitude créative qu’il justifie:

«C’est une sorte «d’histoire idéale » qui remplace la réalité par une autre, imaginaire, où
apparaitrait ce que l’on souhaite y trouver. Pour mon cas personnel, parfois, j’ai inventé des
personnages et des séquences, à partir de mes recherches et voyages sur le terrain. Protagonistes
et rencontres qui n’existaient pas, mais que j’étais sûr de trouver après-coup. Cette pratique est
utile, pour soi-même autant que pour l’équipe du film. C’est une façon de mettre à l’épreuve
l’histoire. Écrire ou pas ce «scénario » est un choix propre à chacun »1143.

On se souvient de cette pratique dans le cadre du tournage de ce qui devint La batalla


de Chile, et avec le projet Chile, la memoria obstinada nous possédons également 18 pages du
scénario imaginaire1144. Par les sphères de la fiction, le cinéaste dessine une première structure
à son projet, pour convaincre d’éventuels financeurs autant que pour donner corps à la
complexité d’une création. Certaines séquences sont consacrées à des protagonistes de la
trilogie, d’autres sont plus globaux. Le préambule de ce document donne un aperçu de son
utilité :

que esta historia me sigue doliendo, pero no soy el único»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.61 (traduction
personnelle).
1142
J’ai écrit le premier synopsis avec incertitude, je n’étais pas convaincu par le «ton personnel». Grâce à l’aide
de ma femme, Renate, qui m’a aidé dans l’écriture et conseillé pour garder une certaine distance, j’ai réussi à écrire
quelques sept versions du synopsis («Escribí la primera sinopsis lleno de desconfianza porque no me convencía el
«tono personal». Gracias la ayuda de mi mujer, Renate, quien me ayudo en la redacción y me enseno fórmulas
para tomar distancia, logré escribir unas siete versiones de la sinopsis»), Jorge Ruffinelli, op. cit., p.358 (traduction
personnelle).
1143
«Es una especie de «historia ideal» que reemplaza la realidad por una realidad imaginada, donde aparece lo
que uno anhela encontrar. En mi caso, a veces, he concebido personajes y secuencias inventadas, a partir de la
modesta investigación y del viaje. Personajes y entrevistas que no existían, pero que estaba seguro de que
encontraría después. Este ejercicio es útil para uno y el equipo. Es una manera de poner a prueba la historia. Hacer
o no hacer este «guion» es una cuestión completamente personal», Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op.
cit., p.40 (traduction personnelle).
1144
Publié dans Viridiana, numéro 17, septembre 1997, p.166-184.

344
«Le scénario qui suit est le point de départ d’un film qui ne durera pas plus d’une heure. C’est
ce que j’appelle un «scénario imaginaire ». Il est composé de séquences courtes – 35 au total –
écrites sous forme synthétique, résumée. Je dois avouer que les éléments qu’elles contiennent
sont plus utiles dans les recherches préalables que pour le moment du tournage. Mais dans ces
mots réside l’essence du film, ses caractéristiques, ses protagonistes et quelques-unes des scènes
principales »1145.

L’équipe de tournage est modeste numériquement. Elle se compose d’Éric Pittard, fidèle
collaborateur (photographie et caméraman), Boris Herrera à la prise de son, Alvaro Silva
comme assistant réalisateur (sur les conseils de sa fille Andrea 1146), et sa compagne Renate
Sachse comme conseillère artistique. Sous l’égide d’ARTE, une coproduction franco-
canadienne se met en place, entre Les Films d’Ici (Yves Jeanneau et Éric Michel) et l’Office
national du film du Canada. À la fin de l’année 1995, Patricio Guzmán accompagné d’Alvaro
Silva, débute un mois de repérages dans la capitale chilienne 1147. C’est un pont entre le scénario
imaginaire et les vérités du terrain. Une des priorités est de retrouver les protagonistes de La
batalla de Chile, au-delà des réseaux d’amitiés artistiques que le cinéaste cultive depuis son
entrée au sein du panorama créatif chilien, au tout début des années 1960 1148. C’est une
investigation quotidienne qu’entreprennent les deux hommes, avec la publication d’annonces
dans la presse locale1149, la mobilisation du bouche-à-oreille dans certains quartiers de la
ville1150. Le documentariste ne cache pas qu’un séjour prolongé à Santiago suscite des

1145
«El guion que leerán a continuación es el punto de partida para realizar un film de no más de 1 hora. Es lo que
yo llamo «guion imaginario». Se compone de secuencias breves – 35 en total – escritas de un modo directo,
resumido. Debo confesar que los elementos que contiene son más útiles para la investigación que para la filmación
propiamente tal. Pero aquí se encuentra la identidad del film, sus características, sus personajes y algunos
escenarios principales», Viridiana, numéro 17, op. cit., p.166 (traduction personnelle).
1146
J’ai recommandé à mon père Álvaro Silva, un chilien et ancien camarade de classe, pour le projet Chile, la
memoria obstinada («Álvaro Silva, es un ex compañero chileno mío de escuela, le recomendé a mi padre para La
memoria obstinada»), entretien avec Andrea Guzmán, 21 avril 2014, Madrid (traduction personnelle).
1147
Ce fut un processus très lent. Je suis allé chercher des lieux de tournage quelques sept mois avant de débuter
le tournage. Je suis resté un mois au Chili, avant de rentrer pour revenir sur place pour filmer («fue una etapa lenta.
Fui a buscar locaciones unos sietes meses antes de hacer la película. Estuve un mes en Chile, regresé y después de
un tiempo fui a filmar»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.54 (traduction personnelle).
1148
Des relations, des amitiés qui permettent de s’entretenir avec des cinéastes comme Carlos Flores del Pino,
Pablo Perelman, mais aussi avec le père de son défunt collaborateur et ami : Jorge Muller.
1149
Nous avons même publié dans les journaux : «Monsieur X, qui vivait dans tel quartier pauvre en 1973. Prière
d’appeler ce numéro de téléphone pour apparaître dans un film», et nous publions une photo tirée de La batalla de
Chile. Ces annonces n’étaient pas destinées aux grands journaux, mais plutôt aux modestes publications
populaires. Mais nous n’avons retrouvé personne par ce biais («Pusimos incluso avisos en los diarios: «Fulano de
tal que vivía en tal población en 1973. Por favor llame al teléfono tal porque estamos haciendo una película donde
él aparece» y publicábamos la foto. No en los grandes diarios sino en pequeños periódicos populares. Pero nadie
apareció»), Cecilia Ricciarelli, p.54 (traduction personnelle).
1150
Ensuite je me suis raccroché aux gardes d’Allende, que j’ai débusqué parce que quelqu’un nous avait dit que
certains hommes, qui avait défendu Allende, travaillaient dans un garage automobile. Mais rien de plus («después
me agarré a los escoltas de Allende, a quienes descubrí porque alguien nos dijo que había unos tipos que habían

345
sensations étranges, comme peut revêtir le retour de l’exilé. Ainsi, la recherche d’une connexion
plus profonde avec le réel chilien du moment occasionne de longues errances, au cœur des rues
de la capitale :

«Ce que je faisais au Chili était un peu tragi-comique, parce que je ne trouvais pas le moyen de
m’immerger à nouveau dans cette réalité. Je me rappelle que mon assistant (Álvaro Silva) et moi
prenions un bus qui traversait toute la ville jusqu’à arriver au terminus. Puis nous en prenions un
autre pour revenir dans notre quartier. Nous avons fait cela pendant une semaine, en faisant des
allers-retours en bus ou métro pour observer la ville, les passagers, pour s’imprégner des gens,
du quotidien. Mais cela ne servit à rien, j’écrivais sans trouver quel film réaliser, je ne savais pas
ce que je devais faire »1151.

C’est une métaphore du long chemin intérieur que parcourt celui qui rentre chez lui
après une large période d’absence. Peu à peu, quelques protagonistes de la trilogie filmique
apparaissent, et la caméra s’active 1152. Avant cela, le cinéaste avait débuté le tournage de Chile,
la memoria obstinada en mettant au centre des images son oncle Ignacio. Ce dernier est la
dernière famille qu’il reste à Patricio Guzmán au Chili, le dernier lien à la terre. C’est aussi
l’homme qui permit aux bobines de La batalla de Chile de survivre au coup d’État, en les
conservant dans le plus grand secret avant que l’ambassade de Suède prenne en charge leur
échappée hors du territoire. De plus, l’expérimentation, en termes de dispositifs filmiques,
permet au tournage d’être une source d’agitations mémorielles dans l’espace public, en
parachutant les saveurs de l’hier Unité Populaire au sein du présent en transition 1153.

«defendido» a Allende y que trabajaban en un taller de mecánica para automóviles. Pero nada más»), Cecilia
Ricciarelli, op. cit., p.55 (traduction personnelle).
1151
«Lo que hice en Chile fue un poco tragicómico porque no encontraba el modo de sumergirme de nuevo en la
realidad. Recuerdo que mi ayudante Álvaro Silva y yo tomábamos un bus y recorríamos toda la ciudad hasta la
terminal y después tomábamos otro de vuelta. Y así nos pasamos una semana yendo y viniendo en metro o bus
para ver la ciudad, para ver los pasajeros, para ver cómo era la gente, para ver lo que pasaba. Pero esto no sirvió
para nada, yo escribía, pero no encontraba la película, no sabía que había que hacer», ibid, p.54 (traduction
personnelle).
1152
C’est par exemple le cas avec les survivants du «Groupe des Amis Personnels» de Salvador Allende, présents
jusqu’à la chute de la Moneda le 11 septembre 1973: Nous parcourûmes la rue de Santiago où sont situés les
garages, et nous avons trouvé ces personnes. Elles se montrèrent méfiantes car elles cultivaient une certaine
solitude, en vivant de façon quelque peu clandestine. Peu à peu, elles commencèrent à me raconter leurs histoires,
ce qui m’a permis de me détendre un peu plus («Recorrimos la calle de Santiago donde están los garajes y
finalmente los encontramos. Ellos se mostraron desconfiados porque vivían de un modo solitario, un poco
clandestinos. Y así poco a poco ellos me empezaron a contar su historia y comencé a desinhibirme un poco más»),
Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.55 (traduction personnelle).
1153
Comme nous ne trouvions que peu de protagonistes, j’ai eu d’autres idées pour faire surgir la mémoire. Par
exemple, faire défiler une fanfare, dans le centre de Santiago, et qu’elle joue l’hymne de l’Unité Populaire,
Venceremos. C’était une idée qui ne faisait pas appel à des témoins, donc un espace pour des personnages «extras »
(«cómo no había muchos personajes que vinieran, comencé a idear otras cosas para convocar la memoria. Por
ejemplo, hacer desfilar a una banda de música por el centro de Santiago tocando el himno de la Unidad Popular,
Venceremos. Era una idea sin personajes, más bien era con «extras»«), idem (traduction personnelle).

346
L’orientation du contenu documentaire est incertaine malgré le repérage et des semaines
de tournage. En 1996, l’artisan d’El primer año est invité au sein de plusieurs institutions
audiovisuelles chiliennes1154, pour animer un séminaire sur le documentaire 1155, et également
projeter sa trilogie remise au goût du jour quelques années auparavant. C’est à l’occasion de sa
venue à l’Ecole de Cinéma du Chili (liée à l’université du Chili) qu’il prend conscience de la
force émotionnelle de son œuvre par rapport à des jeunes générations bercées par l’oubli 1156.
Donner la parole à leurs émotions, à leurs sensations par rapport à ce qu’ils découvrent de
l’époque Unité Populaire devient une priorité, avec un dispositif précis de mise en abîme d’un
film dans le film :

«Avant le tournage, j’ai animé un séminaire consacré au champ documentaire dans une école de
cinéma de Santiago [L’école de cinéma du Chili]. Un soir, j’ai projeté La batalla de Chile, et à
la fin personne n’a rallumé la lumière ni applaudi. Je pensais avoir fait fausse route, et songeais :
« ces jeunes doivent venir de familles qui détestèrent l’époque d’Allende », tout en allant au fond
de la salle pour allumer la lumière, en m’inquiétant de comment continuer le séminaire. Je fus
immensément surpris en voyant les visages de ces jeunes, qui pleuraient toutes et tous. Cette
commotion dura au moins cinq minutes. Personne n’était capable de dire un mot. C’est à ce
moment-là que je pris conscience que le dispositif principal du film devait se centrer sur les
projections de La batalla »1157.

Dans cette optique, l’artiste contacte un certain nombre de structures éducatives, et se


confronte à de multiples refus, au vu du contexte d’invitations à l’oubli qui teinte le paysage
des discours « officiels » chiliens au milieu de la décennie. Cela n’empêche pas l’adaptativité
créative de Patricio Guzmán de songer à d’autres manières de documenter le pouls de l’époque :

1154
Universidad ARCIS, Escuela de Cine de Chile et Televisión Nacional de Chile
(https://www.patricioGuzmán.com/es/seminarios/4)-experiencia-docente-del-autor, consulté le 12 aout 2017).
1155
Sa fille Andrea évoque d’ailleurs le travail de son père pour offrir des interventions de qualité, avec comme
premier public la sphère intime : ses filles et son beau-fils : « Le séminaire de Patricio, il le répétait d’abord devant
nous (Alvaro, moi et ma sœur), il s’entraînait avec notre aide » («El seminario de Patricio, él lo ensayaba primero
con nosotros (Álvaro, yo y mi hermana), practicando con nosotros»), entretien avec Andrea Guzmán, 21 avril
2014, Madrid (traduction personnelle).
1156
Je vis éloigné des réalités chiliennes. […] Je ne me rendais pas compte de l’amnésie à l’œuvre au Chili, ce fut
une première surprise («Vivo de lejos la realidad chilena. […] Yo no me daba cuenta de la amnesia que había en
Chile, era el primer asombrado»), Cecilia Ricciarelli, p.55 (traduction personnelle).
1157
«antes del rodaje de la película, dicté un seminario sobre documental en una escuela de cine de Santiago [La
escuela de cine de Chile]. Una noche proyecté La batalla de Chile y cuando termino nadie encendió la luz, ni nadie
aplaudió. Yo creí que me había equivocado de obra y pensé: «estos jóvenes deben ser unos hijitos de para que
detestan el periodo de Allende», y me dirigí al fondo de la pásala para encender la luz, mientras pensaba alguna
fórmula para continuar la clase. Mi sorpresa fue mayúscula cuando descubrí los rostros de los jóvenes, que lloraban
sin excepción. Se produjo una conmoción que duro unos cinco minutos. Nadie podía articular una palabra. En ese
momento comprendí que el dispositivo principal del filme tenía que ser las proyecciones de La batalla», Jorge
Ruffinelli, op. cit., p.361 (traduction personnelle).

347
«Ensuite me vint l’idée de projeter La batalla de Chile dans des collèges pour évoquer cette
époque. J’ai été en contact avec une quarantaine d’établissements et seuls six acceptèrent l’idée.
[…] Les réponses étaient si fumeuses ou négatives que j’ai songé à illustrer cela en filmant un
téléphone et dévoiler, en off, la teneur des réponses des directeurs d’établissements, caractérisées
par beaucoup de cynisme »1158.

Afin d’aborder ce qu’implique la mémoire, dans le Chili des années 90, le cinéaste se
propose d’assumer comme jamais auparavant sa subjectivité, et multiplie également les
entretiens, ce dispositif filmique qu’il a totalement associé à ses pratiques documentaires. La
parole règne, notamment par le biais du témoignage, stratégie artistique en vogue à l’extrême
fin du XXe siècle. Cela implique de travailler certaines aptitudes, comme l’ouverture au monde,
à l’instant ; comme dans l’écoute des autres ainsi que par l’attitude qui suscite (ou non) des
interactions verbales pouvant habiter, incarner l’art documentaire. Dominique Bacqué évoque
ce nouveau temps cinématographique, qui s’affirme dans les années 90 :

« Point de documentaire, en effet, qui ne fasse appel à la parole : celle du sujet rencontré, bien
sûr, celle du témoin, celle du commentaire, celle de la voix-off, etc. Le documentaire est de part
en part tissé de parole : mais pour que ce tissage soit signifiant, il faut la capacité d’attente, et
d’écoute, et de réception. Pourtant, rien de moins aisé que d’écouter l’Autre : non pas seulement
dans le flux de son langage, mais aussi dans les aspérités de sa parole, dans ce qu’elle dit en trop
ou pas assez, dans ce qu’elle exorcise ou refoule – jusque dans son retrait. Jusque dans le
silence »1159.

Précisons que toutes les personnes que Patricio Guzmán interroge ne trouvent pas leur
place dans l’objet filmique définitif, car leurs opinions ne se fondent pas dans l’atmosphère de
Chile, la memoria obstinada1160. L’épreuve du tournage se révèle cathartique autant que
traumatique, au fur et à mesure que le documentariste convoque les fantômes du passé pour
redécouvrir son pays, où règne l’oubli alors que les brûlures d’hier restent ardentes. Une fois à

1158
«Luego se me ocurrió el hecho de proyectar La batalla de Chile en los colegios para discutir esa época. Visité
unos cuarenta colegios y solo seis aprobaron la idea. […] A tal punto las respuestas eran dilatorias o negativas que
yo pensé que la verdadera secuencia consistía en mostrar un teléfono y escuchar en off las opiniones de los
directores de los colegios, que eran bastante cínicas», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.55 (traduction personnelle).
1159
Dominique Bacqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion,
2004, p.234.
1160
J’ai interviewé quelques personnalités d’hier et d’aujourd’hui, à l’influence certaine, comme Fernando
Castillo, Volodia Teitelboim, Isabel Allende, Luis Corvalán, le théologien José Aldunate. Cependant leurs points
de vue, loin d’être inintéressants, ne s’imbriquaient pas avec les autres («entrevisté a algunas personalidades de
ayer y de hoy, de mucho peso, tales como Fernando Castillo, Volodia Teitelboim, Isabel Allende, Luis Corvalán,
el teólogo José Aldunate. Sin embargo, sus opiniones, que eran muy valiosas, no encajaban con las otras»), Jorge
Ruffinelli, op. cit., p.359 (traduction personnelle).

348
la table de montage, quelques dilemmes se présentent, notamment par rapport à la dimension
musicale d’un projet qui est une rupture dans la démarche artistique du cinéaste. En effet,
l’oncle Ignacio joue au piano la Sonate au clair de lune de Beethoven, qui se révèle être une
difficulté en termes d’atmosphère. En réponse, le réalisateur décide d’en faire le thème
principal, voué à inspirer la bande-son à enregistrer en studio :

«Tu sais ce qui était difficile ? La musique, habiller l’œuvre musicalement. Nous ne savions pas
comment la choisir. Finalement, nous avons trouvé une note d’harmonica. […] Lorsque j’ai
montré le film au compositeur, il m’a dit qu’il y avait un problème parce qu’au sein de l’œuvre,
quelqu’un joue de la musique, et cela nuit à l’idée d’une musique additionnelle. Nous avons
enregistré des partitions avec des cordes, un piano, un petit orchestre… Le compositeur ne savait
pas quoi faire. L’expérience lui murmurait de jeter tous ces premiers jets. Heureusement, un des
musiciens intervint et apporta l’harmonie recherchée. De là surgit le thème musical »1161.

b. Qu’est-ce qu’implique le fait de se rappeler ? Analyse et réceptions de Chile, la


memoria obstinada

« À partir de leurs souvenirs les artistes créent, donc imaginent ; c’est-à-dire qu’ils réunissent
des éléments existants pour les assembler d’une façon nouvelle »1162.

Après avoir été témoin du bouillonnement révolutionnaire chilien, Patricio Guzmán


vécut l’exil, entre Cuba, Espagne et France. Il dessine une trajectoire transnationale inédite. Peu
à peu, alors que l’aura dictatoriale décroit, se profilent les éventualités du retour. Les partis-pris
artistiques évoluent, bouleversés par l’existence, par la fuite du temps et les paradigmes
changeants : ceux-là mêmes qui font et défont les certitudes, les normes et les dogmes, en art
comme bien au-delà. Chile, la memoria obstinada a une importance centrale dans la
filmographie du chilien, pour plusieurs raisons. En premier lieu, c’est le moment clé dans le
passage assumé entre le cinéma direct (qui l’a fait connaître à travers le monde), théoriquement
objectif, à un cinéma documentaire où la « patte » de l’auteur est palpable. On passe du cinéma
vérité, fantasme des années 1960-70, au « ciné-ma vérité », selon l’expression du critique de

1161
«Sabes lo que fue difícil? La música, buscar la música. No sabíamos de donde sacar la música. Finalmente
encontramos una nota de armónica. […] Cuando lo ensené la película al compositor, él me dijo que era un problema
porque adentro de la película hay una persona que interpreta música, y eso anula toda la música adicional.
Grabamos cosas con cuerdas, con piano, con un pequeño conjunto… Él no sabía qué hacer. La experiencia le decía
que había que lanzar todo ese chorro. De repente llamo a uno de los músicos y le dio la armónica. Allí salió el
tema», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.64 (traduction personnelle).
1162
Tadié, Le sens de la mémoire, op. cit., p.318.

349
cinéma Roger Tailleur1163, utilisée au sujet des œuvres de Chris Marker, loin d’être étranger à
Patricio Guzmán. Deuxièmement, ce film est, au-delà de l’aventure « en vase clos » que fut En
nombre de dios, le vrai moment du retour au Chili mis en images dans une perspective
expérimentale nouvelle pour le cinéaste1164. Il évoque ses souvenirs avec pudeur, les partage et
se sert du support filmique pour susciter les expressions mémorielles des autres, sans pour
autant aspirer à clore la réflexion car « la vérité est inaccessible. Il n’y a que la vérité de
chacun »1165. Cette proposition artistique est un espace où il s’affranchit des règles classiques
(autant que désuètes) du « comment-faire un documentaire ? ». L’optique est de transcender les
frontières de son propre horizon artistique, dans la continuité de ses aventures filmiques
précédentes. Une grande richesse caractérise les dispositifs et objets-supports qui mettent en
lumière l’aura mémorielle, insistant sur la confusion entre présent et passé lorsque la relation
n’est pas apaisée : un exemple avec une séquence où Patricio Guzmán filme sa visite du palais
présidentiel de La Moneda, en pointant la caméra sur la fenêtre donnant sur la rue Morandé.
Cut, et le plan suivant est tiré d’archives filmiques (N&B) tournées dans ce même lieu, le jour
même du coup d’État, en 1973. Le montage mélange, avec un dynamisme qui décontenance,
des images d’hier et d’aujourd’hui, pour souligner à quel point les ombres d’un passé brûlant
persistent et jouent de tout leur poids sur l’aujourd’hui.
Attardons-nous sur l’usage qu’initie le documentariste des images de ses films
antérieurs, pour esquisser ce qu’on peut appeler une esthétique de la répétition : elle est
omniprésente dans Chile, la memoria obstinada. La répétition repose ici sur le fait de reprendre
un matériau pour l’utiliser selon d’autres logiques, d’autres intentions :

« Reprise est un mot prosaique et magique à la fois : reprendre, c'est revenir en arrière pour
recommencer, c'est répéter (avec variante obligée, car refaire n'est jamais comme faire) ; c'est
rejouer au sens théâtral ; la répétition est parfois la seule solution pour sortir d'une impasse, briser
un mauvais sort. […] Reprendre, c'est donc refaire pour mieux faire ou défaire […]. La reprise,
c'est aussi recoudre, réparer, remailler le film interrompu du tissu, de l'histoire, de la vie »1166.

L’exil a façonné chez Patricio Guzmán des représentations, des images fantasmées de
son pays, qui régissent son rapport à l’existence et altèrent son identité : cette condition

1163
Reprise par Guy Gauthier dans Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p.90-91.
1164
« L’exil, loin d’être un statut ou un aboutissement, est un processus tout autant physique qu’intime, un
cheminement de l’être en soi-même et au monde », Isabelle Keller-Privat, « Sur la nef ouverte de l’exil », op. cit.,
p.332.
1165
Guy Gauthier (op. cit.) cite Baudelaire et ses mots par rapport à l’invention du daguerréotype, p.90-91.
1166
François Niney, op. cit., p.102.

350
provoque un autre rapport au temps, déterminée par cet univers intérieur vivace. En revenant
sur sa terre natale, il met en parallèle ses propres imaginaires avec les tremblements d’un présent
chilien qu’il découvre, qu’il apprivoise. Le choix d’une esthétique de répétition conforte,
sécurise l’être par rapport à un présent fragile, qu’il connaît peu. En choisissant de réutiliser des
séquences de ses œuvres antérieures, il aspire à affirmer son statut au sein du patrimoine
cinématographique chilien, contestant la position marginale qui est la sienne dans une société
où le pouvoir cultive l’oubli. L’esthétique de la répétition sert le désir de reconnaissance : elle
est affirmation identitaire, volonté de reprendre possession de son « Moi public » chilien.
Patricio Guzmán a conscience de toute l’étendue de la puissance de l’image. Il souhaite mettre
en valeur son statut d’archive historique, de témoignage crédible de ce qu’il s’est passé, dans le
but d’accuser et/ou témoigner de périodes enfouies sous l’ignorance. L’esthétique de répétition
est une affirmation du statut de preuve de l’image, en tant que pièce à conviction contre l’oubli.
La réutilisation des images d’hier est une invitation à revenir sur une période
d’effervescences sociopolitiques, culturelles : Patricio Guzmán s’en sert pour défendre la
possibilité du changement, en rappelant cette proximité temporelle entre ce passé et l’époque
actuelle. La force mémorielle tend souvent à l’hommage, mais sans inertie : en dévoilant l’hier,
le cinéaste suggère qu’un autre futur que celui proposé par l’État chilien est possible. On peut
considérer que ce message a une portée universelle notable. La force du regard vers l’avenir
fait de l’esthétique de répétition une rébellion contre les normes établies, pour aujourd’hui et
demain. Une saveur optimiste s’exprime en mettant la mémoire au centre de la création pour
affronter l’absence1167, avec une ambition modeste : participer à la réconciliation du Chili.
Enfin, répéter, c’est interroger notre perception à l’épreuve du temps. En effet, une œuvre d’art
est reçue différemment selon les époques, les contextes et les paradigmes dominants. Répéter,
c’est interroger la notion-même de présent. Le sens d’une image n’est jamais figé, chaque
bouleversement de l’histoire ébranle ses contenus. Ce retour en terre natale suggère un temps
nouveau dans son histoire personnelle, dans son identité de chilien et de cinéaste. La prise de
conscience des impasses mémorielles à l’œuvre dans sa propre patrie est un catalyseur essentiel
pour une quête déjà inconsciemment présente, mais qui se réaffirme avec vigueur dans Chile,

1167
« La mémoire est l’expression de l’absence, du dérobé, de ce qu’il manque du passé ; c’est également le désir
d’un avenir sans absences. Se souvenir, c’est la condition du désir et de l’espoir, pour exister et vivre d’une autre
manière » (« la memoria es la expresión de lo ausente, de lo extirpado, de lo desaparecido del pasado ; es
también el deseo de un futuro sin ausentes. Recordar es la condición del deseo y de la esperanza de ser y vivir de
otra manera »), Jorge Osorio, Graciela Rubio, “El tiempo de los sujetos: pedagogía de la memoria y democracia”
(pp.13-46), in Jorge Osorio, Graciela Rubio, El deseo de la memoria: escritura e Historia, Santiago, Escuela de
Humanidades y Política, 2006, p.13 (traduction personnelle).

351
la memoria obstinada : la chasse aux ondes invisibles du passé. Elles inondent le présent malgré
leur discrétion :

« L’invisible n’est pas un être ou un objet mystérieusement imperceptible, comme l’esprit, l’âme,
les djinns, les anges, les dieux… Je ne sais quoi d’autre. L’invisible est l’expression poétique de
ce qui est absent, et certainement pas inexistant. Absent parce qu’il est ailleurs, là où je ne suis
pas, ou je n’y suis plus. Ou bien, il est à l’endroit où je ne sais explorer : au tréfonds de moi-
même. Ou encore il demeure là, ici, devant moi, mais ce sont les obscurités qui m’empêchent de
le percevoir »1168.

Le retour à la démocratie, officialisé en 1990, a occasionné un certain nombre de


mesures pour reconnaître les atteintes aux droits de l’homme perpétrées par les forces militaires.
L’État a produit des documents officiels, bases des futures procédures judiciaires pour
débusquer la vérité de ces années de plomb. Mais le contexte national est peuplé de tensions
mémorielles quotidiennes, guidées par la culture de l’oubli ; par le monopole mémoriel des
élites chiliennes, déjà en place durant la dictature et aucunement renouvelées malgré un
(théorique) changement de régime politique. Cette culture de l’oubli invite à l’ignorance,
dissimulant tout un pan de l’histoire du pays, notamment par rapport à la période de l’Unité
Populaire et à la dictature répressive qui lui succéda, avec l’usage quotidien de la violence
comme « régulateur social ». Ce sont ces brûlures de l’histoire, si familières à l’expérience
vécue par Patricio Guzmán, qui constituent les échos lancinants de Chile, la memoria
obstinada. La difficulté qui attise la créativité du cinéaste réside à en capter la poétique, grâce
à ce qu’il définit comme les « atomes dramatiques » :

«La vie, l’existence, la réalité sont peuplées de milliers d’atomes dramatiques qui se déplacent
sans cesse, flottant dans l’air, caressant nos regards. […] Ces atomes sont comme les lettres d’un
immense alphabet. Et avec ces lettres mouvantes, le cinéaste construit des mots. Et de ces mots
surgissent des phrases. Progressivement, le cinéaste (le poète) fabrique des histoires à l’aide de
ces atomes qui volent dans l’air. Ici réside le secret documentaire »1169.

1168
Atiq Rahimi, op. cit., p.124-125.
1169
«La vida, la existencia, la realidad están formadas por miles de átomos dramáticos que se desplazan flotando
por el aire y que pasan delante de nuestros ojos. […] Esos átomos son como las letras sueltas de un enorme
abecedario. Y con esas letras sueltas el cineasta construye palabras. Y con esas palabras construye frases. Y poco
a poco el cineasta (el poeta) va fabricando historias con aquellos átomos que vuelan por el aire. Este es el secreto
documental», Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, Santiago du Chili, Culdoc, 2013, p.15 (traduction
personnelle).

352
Avec ce documentaire tourné durant quelques mois de l’année 1996, Patricio Guzmán
met en scène un moyen-métrage où il évoque le retour au pays natal, débarrassé (en apparence)
du régime dictatorial. Il cherche à redécouvrir une terre source d’angoisses, de fantasmes et de
toutes ces émanations qui régissent la condition d’exilé. Il part à la recherche de ses souvenirs,
muni d’une copie de la trilogie de La batalla de Chile, avec cette volonté de se faire agitateur
mémoriel, par différents biais et dispositifs filmiques. Il désire rendre hommage aux
protagonistes de cette époque (les vivants et les morts), mais aussi mettre en accusation les
rouages et les tenants de cette culture de l’oubli évoquée. Nous pouvons oser le terme « poétique
de la violence », que l’artiste incarne par de nombreux outils filmiques, qui font résonner les
silences d’hier dans les cris d’aujourd’hui. Un exemple est particulièrement fort en ce sens, au
sein de l’Estadio Nacional. Nous avons vu que ce lieu fut un centre de détention et de torture,
où transita Patricio Guzmán dans les premiers jours de la dictature. Il y revient, en compagnie
d’un ami médecin qu’il vit durant sa captivité. Puis, dans le contexte d’un match de football, la
caméra se glisse dans des vestiaires où se préparent les forces de l’ordre. L’ombre dictatoriale
plane de par l’omniprésence militaire dans ce lieu tristement emblématique. Leurs adversaires
changent : ce sont maintenant des supporters, pris de ferveurs sportives mais aussi conscients
des espaces de libertés que procurent les contextes culturels et sportifs pour exprimer les rages,
les frustrations, les espoirs par rapport au présent. L’armée, de son côté, n’abandonne en rien
sa rigueur répressive par rapport aux catégories populaires : son joug, ici dans un stade et plus
symboliquement sur l’ensemble de la société chilienne, est toujours affirmé, pugnace. Par sa
maîtrise du vocabulaire filmique, mais aussi par sa propension à l’expérimentation, le
réalisateur déconstruit les carcans imposés par la structure étatique, en mobilisant les paroles
des citoyens, de l’individu au sein de l’immensité d’une société :

« Du documentaire, entre vérité et fiction, réel et mise en situation on a fait le pari de penser qu’il
pouvait, en cet extrême contemporain d’une histoire éclatée, prendre le relais. « Passer le
témoin » : pour libérer la parole et la faire circuler, pour mettre au jour les dysfonctionnements
d’une société malade, éveiller les consciences et construire le témoignage. Construire, peut-être,
dans ses moments de grâce, de l’« être-avec » »1170.

Cela rapproche sa démarche de celle du chercheur en sciences humaines. On peut mettre


en parallèle les mots d’Edouard Louis pour évoquer la démarche de Pierre Bourdieu de celle de
Patricio Guzmán. La plume, chez l’un, est remplacée chez l’autre par l’œil de la caméra :

1170
Dominique Bacqué, op. cit., p.281.

353
« Bourdieu était violent parce qu’il mettait en lumière une violence qui, elle, est silencieuse car
acceptée, légitimée, inscrite dans les institutions et dans le corps comme une évidence »1171.

En effet, avec Chile, la memoria obstinada, le réalisateur est animé d’un souci
pédagogique de connaissance du passé, en sortant des carcans du roman national officiel,
principal support utilisé par les générations post-11 septembre 1973. Le dispositif est centré sur
un objet audiovisuel (la bobine), « objet-mémoire » brûlant, qui par ses diffusions se découvre
des aptitudes diverses par rapport aux blessures du passé : remémorer, informer, questionner,
bousculer, accuser. Entre autres pouvoirs des images.
Le cinéaste propose un vocabulaire filmique dynamique, où se multiplient les entretiens
avec des figures connues du temps de l’Unité Populaire (des cinéastes compagnons de route,
son oncle Ignacio, le père de son caméraman Jorge Muller, le peintre José Balmes, le médecin
Alvaro Undurraga), avec des protagonistes de la trilogie (son ami Ernesto Malbrán, Carmen
Vivanco, mais également la garde rapprochée de Salvador Allende). S’invite même la veuve
d’Allende, Hortensia Bussi, par le fruit du hasard et des possibilités d’improviser sur le
tournage, en prise avec le réel. Le documentaire est royaume des paroles 1172. Les témoignages
peuvent participer au paradigme démocratique, à l’ère de tout-individuel1173. Patricio Guzmán
s’applique également à filmer un certain nombre de lieux symboliques de l’époque Unité
Populaire ainsi que de la période dictatoriale, afin de jouer sur les dimensions temporelles de la
mémoire, de l’omniprésence d’un passé irrésolu dans le fil fragile du présent : le palais
présidentiel de la Moneda, le stade National de Santiago ainsi que la Villa Grimaldi, ancien
centre de torture aujourd’hui converti en lieu de mémoires. Notons également la volonté de
reconstitution, par le dispositif filmique et le pouvoir de la musique, d’un référent identitaire
propre à l’époque de l’Unité Populaire : l’hymne « Venceremos », joué par une fanfare de
jeunes Chiliens dans les rues du centre de la capitale. Mais aussi avec la garde rapprochée du
président Allende, qui reprend la posture où elle entoure la voiture présidentielle lors des
défilés, afin de lutter contre le temps qui passe, pour ainsi clamer que rien ne s’efface. L’art
cinématographique brouille les perceptions temporelles, en utilisant les symboles d’un hier

1171
Edouard Louis, « Introduction » (pp.7-15), in Edouard Louis (dir.), Pierre Bourdieu : l’insoumission en
héritage, Paris, PUF, 2013, p.9.
1172
« Ce rôle de la parole, on ne saurait trop y insister, est essentiel au processus documentaire et à sa possible
efficacité politique : là où l’art s’est trop souvent enfermé dans un mutisme arrogant ou s’est laissé séduire par le
« bruit relationnel », le documentaire reconstruit la parole comme témoignage transmissible », Dominique Bacqué,
op. cit., p.213.
1173
« au croisement des multiples paroles, tenter de créer du lien, de la relation […] qui ouvre à un espace collectif,
possible amorce d’une démocratie certes inchoative, mais pensable, envisageable », ibid, p.235.

354
oublié, méconnu, pour agiter les cordes de la mémoire, et ainsi inviter à une sorte de catharsis,
que le réalisateur provoque et filme, à fleur d’émotions :

« Il n'y a pas d'histoire muette. On a beau la brûler, on a beau la briser, on a beau la tromper, la
mémoire humaine refuse d'être bâillonnée. Le temps passé continue de battre, vivant, dans les
veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas »1174.

Dans la dernière partie de Chile, la memoria obstinada, on assiste à des projections de


La batalla de Chile, et aux réactions, positives, hostiles, douteuses, enflammées, de publics
jeunes (nés durant la dictature), sortis d’une certaine léthargie mémorielle grâce à la valeur
pédagogique d’un documentaire. En revenant au Chili, le cinéaste interroge les témoins, mais
aussi le public, sur le sens du fait de se rappeler. La mémoire est inhérente à la condition
humaine. La situation chilienne devient terrain de démonstrations, en suggérant subtilement
que sans cette mémoire apaisée, maitrisée, il est difficile de sortir d’une zone atemporelle,
caractérisée par le déséquilibre et les tensions incessantes entre hier et aujourd’hui. Cela
empêche d’appréhender l’avenir, de laisser la porte ouverte à la possibilité de demain. Pour la
première fois, Patricio Guzmán, assume l’espace du subjectif dans son cinéma, convaincu de
son bien-fondé et de la caducité du paradigme objectiviste1175. Il n’hésite pas à livrer ses propres
sentiments, par la force d’une voix off qui donne une saveur mêlée de nostalgie et de puissance
à ce moyen-métrage. Aidé par Carmen Castillo (réalisatrice chilienne exilée, figure symbolique
de l’époque Unité Populaire1176) dans l’écriture, le cinéaste fait de sa subjectivité un
protagoniste actif dans l’œuvre filmique, rompant totalement avec le fantasme du documentaire
objectif à tout prix (grande « arlésienne » des amoureux du réalisme objectif en toutes choses).
Cela teinte d’une fraicheur nouvelle sa filmographie et sa manière d’arpenter le Chili. Sans être
une rupture, cette nouveauté dans l’artisanat artistique de Guzmán fait de cette œuvre un
moment clé pour saisir les évolutions créatives, à force de vie qui avance, à force de souvenirs
qui se mélangent avec l’instant présent. Il faut souligner le style très épuré, sans expérimentation
précise au-delà d’une présence lancinante de la musique de Beethoven, interprétée tour à tour
par son oncle et par Robert Lepage. Une volonté d’austérité se manifeste, pour mieux illustrer
la chaleur mémorielle qui hante la société chilienne, malgré les apparences de l’oubli.

1174
Eduardo Galeano, « Les braises de la mémoire », op. cit., p.22.
1175
« Pas plus que l’art le document ne « donne » le réel : il le construit, l’élabore, lui donne sens, au risque encouru
des faux sens et des contresens. Il faut y insister : le document n’est pas et ne sera jamais l’épiphanie du réel »,
Dominique Bacqué, op. cit., p.199.
1176
Compagne de Miguel Enriquez, leader du MIR, mouvement satellite de l’Unité Populaire prônant la lutte
armée.

355
Les miroirs jouent, entre hier et aujourd’hui, sur le fond comme sur la forme. Cela
illustre, et met aussi en difficulté, « les distorsions de la réalité » (comme le dit Malbrán),
empêchant la lisibilité du passé pour en tirer leçons et projets. Chile, la memoria obstinada met
également en relief les évolutions de la grande histoire, des utopies, des ambitions, des rêves
qui ont traversé les pensées humaines, notamment durant le XXe siècle, au Chili et dans bien
d’autres réalités géographiques. Ces dernières paraissent, au milieu des années 1990, déjà être
de « l’histoire ancienne ». En effet, ce moyen-métrage est considéré, à tort ou à raison (là n’est
pas la question), comme le quatrième volet de La batalla de Chile, comme une nouvelle pièce
au puzzle de cette entreprise cinématographique inédite. Celle où sont évoquées les illusions,
les engagements, et le prix à payer pour les avoir vécus. Mort, marginalisation, oubli, crainte,
peur, ignorance, ressentiment, deuil, perte des repères, etc. : les séquelles sont nombreuses, et
les voix ne trouvent que de faibles espaces d’expression et de diffusion. Mais La memoria
obstinada, c’est aussi l’éloge de la force des êtres, cette capacité de toujours rester debout après
les plus grands traumatismes, et de projeter d’autres idées, d’autres horizons, avec la patience
de ceux qui connaissent les fragilités, les fugacités du temps. Patricio Guzmán, de par cette
œuvre filmique dite « du retour », met en lumière une histoire traumatique (personnelle et plus
globale) qu’il faut affronter, saisir 1177. Pour ne pas laisser la possibilité au chaos vécu de revenir,
mais aussi pour inspirer l’arbre des possibles futurs. Entre mille options, on en dénombre au
moins trois : avancer sur le chemin de demain ; inventer d’autres luttes (sur le fond et les
formes) ; et aussi renouveler les versants, les profondeurs des engagements. Une liste qui reste
ouverte, selon les palpitations des cœurs à venir. Parce que, comme le clame une étudiante après
la projection des deux premiers volets de la Batalla de Chile : « il est plus que légitime de
rêver »1178.

La première mondiale, forte du statut de production française du moyen métrage, a lieu


durant le Festival cinéma du réel, à Paris, se déroulant entre le 7 et le 18 mars 1997 au centre
Pompidou1179. Chile, la memoria obstinada parcourt un trajet festivalier aux contours
internationaux, et récolte de nombreux prix, que ce soit en Europe, en Amérique ou en Asie1180.

1177
« La contrée de prédilection de l’exilé n’est alors autre que le langage car c’est à travers le langage – parole
vive, chant, texte – dans la transmission du souvenir de l’histoire, quel que soit son registre, que l’exilé redécouvre
sa présence, présence au monde, à soi et à l’autre », Corinne Alexandre-Garner, « Migrations, exils, errances,
écritures », op. cit., p.16-17.
1178
« Es muy licito soñar » (traduction personnelle).
1179
Source : http://next.liberation.fr/culture/1997/03/07/cinema-au-programme-du-festival-cinema-du-reel-a-
paris-des-realisateurs-baltes-mais-surtout-le-letto_200604 (consultée le 3 septembre 2017).
1180
La liste des récompenses provient du site internet de l’artiste Prix : Grand Prix (Florence, Italie, 1997), Prix du
Public (Marseille, 1997), Prix Golden Spire (San Francisco, 1998), Meilleur documentaire politique & Meilleur

356
Une distribution commerciale plus que modeste suit (à New York et Buenos Aires). Ces
itinéraires ont le mérite de ramener, officiellement, une œuvre filmique de Patricio Guzmán au
Chili1181, grâce au contexte de distribution qu’est le FIDOCS (sur lequel nous allons nous
attarder). Ainsi, ce moyen-métrage dénote d’une progression dans la diffusion, qui avait décliné
à partir de La rosa de los vientos. De plus, le médium télévisuel, support phare des dynamiques
audiovisuelles, ouvre ses portes au film, à l’aura non négligeable dans ce contexte de par
l’étiquette « ARTE », grâce à une durée qui s’accorde bien avec les formats des chaînes,
notamment lorsqu’on songe au champ documentaire. Quatorze pays ajoutent à leur
programmation télévisuelle Chile, la memoria obstinada, atteignant des publics nouveaux par
rapport aux communautés cinéphiles et festivalières « traditionnelles »1182. Il faut insister ici
sur les pays en question, car leur identité fait écho à des sociétés sensibles, majoritairement
solidaires devant le drame chilien du coup d’État militaire. Culturellement, symboliquement
mais aussi dans les domaines mémoriels, le Chili de l’Unité Populaire reste un point d’ancrage
pour nombre d’individus à travers le monde (avec une domination numérique de l’Europe),
malgré la chute du paradigme révolutionnaire et les évolutions du monde.
La même volonté de s’inscrire dans cette nouvelle époque du monde, avec des pratiques
nouvelles entre art et distribution, se matérialise dans la commercialisation de son documentaire
au format DVD grâce à des distributeurs férus d’un cinéma indépendant et divergeant des
normes commerciales et idéologiques murmurées par l’époque (notamment par Hollywood).
Icarus films commercialise Chile, la memoria obstinada aux États-Unis ; Cinéart fait de même
en Belgique, tout comme Fandango en Italie. Aucune initiative de ce type n’a lieu en terre
chilienne, ce qui n’empêche pas le moyen-métrage, premier effort créatif du documentariste
depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet, de recueillir certains échos, au même titre que
les projections de La batalla de Chile. Patricio Guzmán surmonte la pesante marginalisation
dans laquelle il était cantonné depuis la chute de Salvador Allende, en attisant quelques

film canadien (Festival Hot Docs, Toronto, 1998), Second prix documentaire (La Havane, 1997), Grand Prix &
Meilleur documentaire historique & Meilleure mise en scène & Meilleur montage (Festival de Yorkton, Canada,
1998), Meilleur documentaire (Festival de Saint-Louis, États-Unis, 1998), Mention spéciale (Festival Film-Video
de Colombus, 1998), Mention spéciale (Festival de Télévision de Shanghai, 1998), Grand Prix (Festival Doc Aviv,
Tel-Aviv, 1999), Second prix (Festival de Leipzig, 1999). Source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/6)-memoria-obstinada (consulté le 3 septembre 2017).
1181
La première diffusion chilienne a lieu le 6 mai 1997, dans le cadre du festival documentaire FIDOCS :
« Patricio Guzmán estrenó anoche su impactante documental », La Segunda, 7 mai 1997, p.47.
1182
France, Canada, Belgique, Allemagne, Norvège, Italie, Finlande, Grèce, Suède, Espagne, Portugal, Hollande,
Suisse et États-Unis (https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/6)-memoria-obstinada, consulté le 3
septembre 2017).

357
curiosités au sein de la presse chilienne à gros tirage1183 autant que dans des publications plus
spécialisées, plus confidentielles 1184. À l’international, les succès d’estime et les récompenses
s’accompagnent d’échos médiatiques favorables, entre presse généraliste 1185 revues plus
spécialisées1186, comme l’indique le site internet de l’artiste. Ainsi, il élargit son audience en
expérimentant une proposition artistique inédite, ce qui donne du crédit à ses nouvelles
aspirations artistiques par rapport à son pays, à la mémoire et au rôle de médiateur pédagogique
que le cinéaste peut revêtir.
Dans cette même dynamique, durant l’année 1997 l’ancien collaborateur de l’ICAIC
anime plusieurs séminaires dédiés au documentaire : principalement en Espagne, une société
qu’il connaît bien et où il possède de solides réseaux culturels 1187. Il peut jongler entre l’actualité
de ses activités créatives et son patrimoine filmique, où La batalla de Chile est au centre. On
observe, avec cette démarche offerte de revenir sur cette aventure artistique et humaine, un
reflux patrimonial alors que le cinéaste revient avec appoint dans les hautes sphères du cinéma
documentaire grâce au succès d’estime, international, de Chile, la memoria obstinada.

c. Le Festival International de Documentaire de Santiago du Chili : vitalité des


réseaux transnationaux

«Comme j’ai pu voyager et découvrir beaucoup d’œuvres documentaires intéressantes, mais


aussi en connaître d’autres grâce aux invitations des festivals pour faire partie du jury, je songeais
: pourquoi ne pas amener ces films au Chili, pour les diffuser à mes collègues et nourrir des
débats ? C’est de là que tout a commencé. En fait, c’était une invitation pour partager le matériel
que j’avais pu découvrir ailleurs. Au début, j’étais incompris, certains disaient «Pourquoi des
films étrangers, et aucune œuvre chilienne ? ». Je rétorquais «parce que les films chiliens sont
disponibles ici, alors que les œuvres étrangères non ». Ainsi, progressivement, les gens se
rallièrent au concept que je défendais »1188.

1183
Avec l’exemple de l’emblématique El Mercurio, où plusieurs articles évoquent cela : « Secretario de la
Historia », 12 mai 1997, p.10 ; « Este filme debería darse en los colegios», 14 mai 1997, p.12 ; « Incidentes en
estreno de documental », 15 mai 1997, p.12 ; « Patricio Guzmán vuelve a filmar en Chile en febrero », 17 mai
1997, p.21. Citons également des articles dans La Segunda, ou encore La Tercera.
1184
Exemple avec la Revista de Critica Cultural, où Nelly Richard dédie un dossier au film de Patricio Guzmán,
« Con motivo del 11 de septiembre », pp.54-61, n°15, novembre 1997.
1185
Mentions sont faites dans Le Monde ou encore Les Inrockuptibles en France, mais aussi El país en Espagne.
1186
Notamment aux États-Unis, avec les revues nationales Variety, Cinéaste ou encore des publications à moindre
échelle, comme San Francisco Bay Guardian ou San Francisco Weekly.
1187
Quatre contextes éducatifs lui ouvrent leurs portes : l’université de Santiago de Compostelle ; l’école de cinéma
CECC de Barcelone ; la faculté des Sciences de l’information de la Complutense, à Madrid ; et enfin, l’école de
cinéma ECAM, aussi dans la capitale. De plus, il anime une conférence dédiée à La batalla de Chile, au sein de
l’université d’Ottawa, au Canada.
1188
«Como yo estaba en un lugar y podía ver muchas películas documentales interesantes, y me invitaban como
jurado, y veía otras tantas, yo pensé, ¿Por qué no llevar estas películas para que los colegas chilenos las vean, y

358
Pour mieux appréhender la dynamique qui guide la création du Festival International de
Documentaire de Santiago du Chili (FIDOCS), il faut se souvenir de la personnalité d’artisan
du cinéma qui définit Patricio Guzmán. Conscient de la marginalité du documentaire, en son
propre pays autant qu’à l’échelle internationale, l’artiste affirme son désir d’indépendance, mais
aussi de médiateur culturel dans ses termes les plus logistiques. Les diffusions comptent,
comme une étape centrale de l’art cinématographique. Rappelons-nous que le cinéaste avait
déjà œuvré à la diffusion du format sur ses terres, au cours des années 1960 dans le cadre d’un
ciné-club organisé au sein de l’université Catholique du Chili. De plus, il s’était exprimé, durant
les mille jours de l’Unité Populaire, en faveur de la création d’une cinémathèque qui aspirerait
à devenir une banque de données du patrimoine filmique national et international, là où le
champ documentaire serait présent, mais aussi accessible au public. Ce souci didactique,
pédagogique d’habituer les regards aux profondes complexités de cet autre cinéma est aux
racines de ses pratiques du 7ème art. On saisit ici la continuité des engagements, mais aussi la
nature des dix-sept années de dictature, qui sont une dramatique parenthèse pendant laquelle
Patricio Guzmán a mûri, avec une patience artisanale, ce projet de diffusions ambitieux :

«Je souhaitais partager avec le public de Santiago une partie de la production documentaire que
j’ai eu la chance de voir dans d’autres pays ; plus particulièrement aux jeunes réalisateurs et
producteurs chiliens, parce que pendant longtemps aucune chaîne de télévision nationale ne
programmait de documentaire européen. […] À la suite du coup d’État, et pendant les deux
décennies de la «transition à la démocratie », le Chili a perdu contact avec la production
documentaire internationale"1189.

Dans cette optique, le réalisateur multiplie les réflexions qui mettent en avant la
nécessité documentaire, comme pilier des problématiques mémorielles auxquelles font face
nombre de sociétés à cette époque post-guerre froide. Le site internet personnel de l’artiste met

las podemos comentar? Y así fue. O sea, era una invitación para compartir lo que yo había podido ver afuera. Y al
principio no me entendían muy bien, dijeron ¿Por qué no las películas de los chilenos, porque solo las del
extranjero? Yo les decía «porque tenemos que ver lo que viene de a fuera, las de los chilenos las tenemos aquí. Y
poco a poco fueron entendiendo este concepto», Patricio Guzmán, « Somos memoria », Canal Encuentro,
(http://encuentro.gob.ar/programas/serie/8431/6022?temporada=1, consulté le 8 septembre 2017) (traduction
personnelle).
1189
«Yo quería mostrar al público de Santiago una parte de la producción documental que he tenido la suerte de
ver afuera de Chile; quería mostrársela especialmente a los jóvenes directores y productores chilenos, ya que
durante mucho tiempo ningún canal de televisión local mostró la producción europea. […] Después del golpe
militar y durante dos décadas de gobiernos de la «transición democrática», Chile perdió el contacto regular con la
producción documental mundial", https://www.patricioGuzmán.com/es/fidocs (consulté le 2 septembre 2017)
(traduction personnelle).

359
en lumière cette profusion littéraire engagée, qui forme une base théorique justifiant le manque
cinématographique que le FIDOCS prétend combler, en commençant par le contexte chilien.
Cette entreprise a des sources d’inspirations, où le festival de documentaire de Marseille siège
en première position1190. Par la suite, ses différents voyages effectués durant la décennie
permettent de forger un réseau dynamique d’organisation, entre Santiago et Paris 1191. Patricio
Guzmán et sa femme étant installés dans la capitale française, c’est là-bas qu’ils se mobilisent
pour récolter soutiens et ressources économiques. De plus, ils œuvrent à la construction d’un
catalogue d’œuvres documentaires internationales destinées à une diffusion (parfois la toute
première en terres chiliennes)1192 : c’est la rayonnement des réseaux transnationaux de l’artiste
qui rend possible la création d’un événement cinématographique annuel au Chili.
Le désir d’assumer son rôle de locomotive du cinéma documentaire national et
continental est un levier de choix, et dans cette optique il est accompagné par des collaborateurs
chiliens motivés par l’éventualité de l’existence du FIDOCS 1193. En effet, il utilise sa notoriété

1190
Lorsque j’ai commencé à collaborer avec le festival de Marseille, je me suis rendu compte de la nécessité de
créer le même type de rendez-vous à Santiago. […] J’avais un immense désir de créer un festival au Chili, pour
ouvrir les portes des salles aux cinéastes chiliens. Quand j’étais plus jeune, à l’adolescence, j’avais pu voir à
Santiago quelques bons documentaires français, et plus généralement européens (il y avait alors une culture
audiovisuelle, qui plus tard, durant les années de dictature, fut totalement détruite). Et Marseille me rappelait cette
époque de mon adolescence, ce qui en faisait un modèle à imiter. Je suis devenu fondateur du festival chilien grâce
à l’enthousiasme que Marseille a distillé en moi. J’ai toujours eu le souci d’imiter la ligne éditoriale du festival
phocéen (notamment celle de ses premières éditions), qui consistait avant tout à promouvoir la distribution du
format documentaire («Cuando yo empecé a colaborar con Marsella me di cuenta de la necesidad de crear un
certamen parecido en Santiago. […] Yo tenía el fuerte deseo hacer un festival en Chile para abrir la puerta a los
cineastas chilenos. Cuando yo era muy joven, casi un adolescente, pude ver en Santiago algunos buenos
documentales franceses y europeos en general (una cultura audiovisual que años más tarde la dictadura de Pinochet
destruyó por completo). Y Marsella me recordaba esa primera época de mi adolescencia y por eso se convirtió en
mi modelo a imitar. Me transformé en el fundador del festival chileno a partir del entusiasmo que Marsella me
provocaba. Siempre me importó imitar la línea editorial de este certamen (sobre todo en su primera época), que no
era otra cosa que fomentar la «distribución documental»), https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/14)-
carta-a-un-amigo, 23 juillet 2013 (consulté le 2 septembre 2017) (traduction personnelle).
1191
Chaque année, le festival se prépare à l’aide de deux équipes : une à Santiago, l’autre à Paris («Cada año el
festival se prepara con dos equipos simultáneos: uno en Santiago y otro en París») (source:
https://www.patricioGuzmán.com/es/fidocs, consultée le 2 septembre 2017) (traduction personnelle).
1192
Renate et moi récupérions les copies, à vélo et grâce au métro parisien, puisque nous n’avions pas d’argent
pour que quelqu’un s’en charge (maintenant, ce travail est fait par une personne en scooter). À cette époque, la
quasi-intégralité du matériel était au format Betacam SP ou en VHS, et je les amenais moi-même au Chili, parfois
sans pouvoir éviter le surpoids de mes valises (« Renate y yo recolectábamos las copias en bicicleta y en el Metro
de París, porque no había dinero para los motoristas (que ahora hacen este trabajo). En aquella época casi todo el
material venía en Betacam SP o VHS, que yo mismo traía en mi maleta de ida y vuelta, a veces sin poder evitar el
sobrepeso»), https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/14)-carta-a-un-amigo, 23 juillet 2013 (consulté le 2
septembre 2017) (traduction personnelle).
1193
Et donc, en effet, à partir de 1997 et grâce à l’aide précieuse d’amies chères (Flor Rubina, Paola Castillo,
Viviana Erpel, Jennifer Walton, Claudia Posada) ainsi que d’autres personnes (Juan Faúndez, Francisco Lluch,
Rafael Molina, Samanta Artal, Susana Foxley) mais aussi de réalisateurs prestigieux tels qu’Ignacio Agüero, Pedro
Chaskel et Carlos Flores (entre autres), nous avons pu organisé notre propre festival documentaire, dans la salle
de l’Institut Goethe (« así, en efecto, a partir de 1997 y con la ayuda afortunada de un grupo de amigas muy
queridas: Flor Rubina, Paola Castillo, Viviana Erpel, Jennifer Walton, Claudia Posada, y algunos otros como Juan
Faúndez, Francisco Lluch, Rafael Molina, Samanta Artal, Susana Foxley, además de algunos realizadores
prestigiosos como Nacho Agüero, Pedro Chaskel y Carlos Flores, entre otros, levantamos nuestro festival

360
et ses réseaux transnationaux pour participer à l’expansion du champ documentaire dans son
pays, avec une posture internationale, pour sortir des cadres proprement chiliens ou
continentaux et également faire une place au cinéma chilien de l’exil1194. Patricio Guzmán se
reconnecte à son pays par ce biais, et instaure un dialogue foisonnant, notamment avec les
jeunes générations. On peut également y déceler l’espoir d’une reconnaissance artistique sur
ses terres, alors même que l’exilé est confortablement inséré dans le panorama documentaire
mondial pendant que l’anonymat conditionne sa réalité cinématographique au Chili. Preuve en
est l’absence de soutiens institutionnels chiliens au projet, alors qu’un ministère français
s’associe au projet FIDOCS1195, ce qui a pour conséquence une communication modeste pour
promouvoir cet événement culturel1196.
En outre, mettre sur pied, en tant que force créatrice émanant de la société civile, un
événement culturel d’un genre nouveau, c’est faire un pied-de-nez aux monopoles médiatiques
et culturels, qui marginalisent les œuvres nationales et les tentatives cinématographiques n’étant
pas dans les normes attendues. Le modèle idéologique de l’État chilien de la Concertation
relègue au loin les velléités de distorsions, et ne pas aller dans son sens est une entorse, donc
une désobéissance. Le FIDOCS est un retour aux affaires chiliennes pour Patricio Guzmán, qui
s’implique au sein des batailles mémorielles, culturelles, idéologiques qui écrasent une société
grandement apathique, et pourtant ultra-sensible aux connaissances qui ouvre les horizons du
présent et du passé. Grâce à la collaboration de l’institut Goethe de Santiago du Chili (la

documental en la sala del Goethe Institutet»), https://www.patricioGuzmán.com/es/fidocs (consulté le 2 septembre


2017) (traduction personnelle).
1194
J’argumentais : si un chilien fait un film en Suède, un autre à Rome, un autre à New York, nous devons
considérer ces œuvres comme chiliennes, en considérant le fait qu’il y a 500 000 exilés. Pourquoi nier le droit à
ces films d’être présentés à Santiago ? («Yo decía : si un chileno hace una película en Suecia, otro hace una película
en Roma, otro hace una en Nueva York, y es chileno, tenemos que verla como chilena, puesto que somo medio
millón de exiliados. ¿Por qué le vamos a negar a ellos el derecho de estrenar su película en Santiago?»), Patricio
Guzmán, « Somos memoria », Canal Encuentro,
(http://encuentro.gob.ar/programas/serie/8431/6022?temporada=1, consulté le 8 septembre 2017) (traduction
personnelle).
1195
Ma femme Renate Sachse et moi sommes allés à la rencontre de plusieurs personnalités du cinéma
documentaire hexagonal, par exemple Marie Bonell et Anne-Catherine Louvet. Elles étaient chargées par le
ministère des Affaires étrangères de la promotion du documentaire à l’international. Elles nous ont reçu les bras
ouverts. Nous avons alors compris que cette institution allait nous soutenir (« Mi mujer Renate Sachse y yo nos
fuimos a visitar a otras personalidades del cine documental francés, por ejemplo, Marie Bonell y Anne Catherine
Louvet. Ellas eran las personas del Ministerio de Relaciones Exteriores encargadas para la promoción del cine
documental en el mundo. Nos recibieron con los brazos abiertos. Desde ese momento sentimos que esa institución
iba a apoyarnos»), https://www.patricioGuzmán.com/es/fidocs (consulté le 2 septembre 2017) (traduction
personnelle).
1196
De plus, je me souviens que j’ai pris en charge la promotion de l’événement, donc je me suis rendu dans une
dizaine de stations de radio de Santiago pour défendre le festival («Además, recuerdo que yo también tenía que
hacer la publicidad del festival, recorría más de una docena de radios de Santiago para hablar del certamen»), idem
(traduction personnelle).

361
structure culturelle de la diplomatie allemande, qui possède un réseau d’établissements
d’envergure internationale), la première édition du FIDOCS se tient entre le 6 et le 17 mai 1997.

Ce festival s’adresse aux cinéphiles, aux curieux, à celles et ceux qui s’intéressent aux
marges, aux alternatives. L’événement ne prétend pas être grand public ni commercial, il aspire
à arpenter, à partager les chemins de l’âme du documentaire, afin d’exciter des vocations. Le
Chili a une tradition documentaire, même si la dictature l’a fortement endommagée. Et l’équipe
d’organisation considère ce médium comme une fenêtre sur le monde, sur l’épaisseur de ses
histoires et ses réalités. Réside l’espoir d’attirer l’attention du panorama médiatique et
audiovisuel national, pour tracer de nouveaux itinéraires pour le documentaire au Chili :

« Ce ne sera pas, malheureusement, un festival de grande envergure. Le documentaire attire un


public restreint par son exigence. C’est un événement «spécialisé » – pour petits et grands –
dédié aux jeunes générations, aux spectateurs exigeants, curieux et dotés d’un sens de l’humour ;
il est destiné aux enseignants, aux gens des médias, aux publics cinéphiles et artistiques en
général. Sans exclure personne, ce festival aspire à faire revivre la vieille tradition
documentariste qui naquit, il y a longtemps déjà, au Chili (où il existe une relation particulière
avec ce genre cinématographique). En espérant que ce festival puisse être un catalyseur pour nos
artistes (qui travaillent, pour la grande majorité, en solitaire, sans aides économiques
substantielles ni grands accès au 7ème art international). En osant croire que cet événement suscite
des vocations chez les élèves du primaire, du secondaire et des universités. En espérant
également qu’il attire l’attention des programmateurs de la télévision. Peut-être, au final, qu’il
ne servira en rien à toutes ces ambitions »1197.

C’est la passion qui guide, et s’impose face aux difficultés inhérentes aux habitudes,
mais aussi à une société qui ne possède pas une culture du documentaire. Il est complexe
d’instituer ce genre d’initiative privée1198. Pour autant, le FIDOCS 1997 est l’opportunité pour

1197
«No será un festival de grandes dimensiones (afortunadamente). Las obras documentales convocan a un
público más selectivo. Se trata de un festival «especializado» –sin embargo, es para mayores y menores—dedicado
a los jóvenes, a las personas exigentes, inquietas y con sentido del humor; a las personas vinculadas a la docencia,
medios de comunicación, escuelas de cine y el ambiente artístico en general. Sin excluir a nadie, este festival aspira
a estimular la antigua tradición documentalista que hace mucho tiempo nació en Chile (donde hay un talento muy
especial para este género). Tal vez este certamen sirva de apoyo a nuestros propios creadores (que en su mayoría
trabajan en solitario, sin una ayuda económica sostenida y con pocas referencias universales). Tal vez estimule las
vocaciones artísticas entre los alumnos primarios, secundarios, universitarios. O puede que llame la atención de
nuestros propios programadores de televisión. O puede que no sirva para nada», propos de Patricio Guzmán, «El
primer festival documental en Chile, 6-17 de mayo de 1997» (édito du festival):
https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/13)-primer-festival-documental (consulté le 8 septembre 2017)
(traduction personnelle).
1198
Le projectionniste Juan Faundez ne comprenait pas pourquoi nous tenions autant à montrer les crédits de
chaque œuvre avant de rallumer la lumière. Il n’existait aucune tradition (ni norme) pour respecter l’œuvre
documentaire. Dans la salle, peu de personnes présentes. L’institut Goethe fermait sa cafétéria à cette heure-ci.

362
Patricio Guzmán de présenter pour la première fois en terre chilienne Chile, la memoria
obstinada, le 6 mai, devant une communauté de cinéphiles, de professionnels du septième art,
de sympathisants de l’Unité Populaire et d’anciens exilés1199. De plus, certains des protagonistes
de l’œuvre sont présents dans la salle du Goethe Institut (Esmeralda 650) 1200. C’est l’occasion
d’une affirmation de la place centrale de l’auteur de La batalla de Chile au sein du cinéma
documentaire national, et d’un succès d’estime non négligeable. Chile, la memoria obstinada
est diffusé à nouveau le vendredi 16 mai à midi. Mais le FIDOCS 1997 est le théâtre de la
première projection officielle pour la trilogie de l’auteur de La cruz del sur, récemment validée
par le Consejo de Calificación Cinematográfica 1201. La insurrección de la burguesía est projeté
le mercredi 14 mai, 18h30. Ce même jour, El golpe de estado est diffusé à 21h30. Enfin, El
poder popular clôt le festival, avec une projection à midi le samedi 17 mai.
Le FIDOCS propose quatre projections par jour (12h, 15h30, 18h30 et 21h30), avec un
prix de 500 pesos pour les étudiants, et de 1000 pesos pour les autres. La projection de midi est
gratuite. Plusieurs catégories émergent : la Section internationale, une rétrospective du cinéma
documentaire chilien ainsi qu’une section du nouveau cinéma documentaire chilien 1202.
L’œuvre de Douglas Hubner côtoie celle de Wim Wenders, Pedro Chaskel comme Nicolas
Philibert. La qualité de la proposition génère des attentes, des demandes d’un certain public qui
se confronte à la modestie organisationnelle du festival. Preuve en est la situation tendue
générée par le manque de place dans la salle du Goethe Institut à l’occasion de la projection de
la première partie de La batalla de Chile, où un certain nombre de personnes sont restées
bloquées sans pouvoir découvrir l’œuvre :

«Aux abords de l’Institut Goethe, quelques 200 personnes voulaient entrer, dont une trentaine
avec l’entrée déjà acquise. Face à cette situation, les responsables de l’institution décidèrent de
baisser les grilles, enfermant à l’intérieur du hall les personnes qui ne pouvaient accéder à une

C’était un peu triste. Mais notre euphorie chassait la mélancolie («El proyeccionista Juan Faúndez no entendía
porque nosotros queríamos que se proyectaran los créditos íntegros de cada obra con las luces apagadas. No había
ninguna tradición (ni inercia) de respetar una obra documental. En la sala había poca gente. El Goethe cerraba la
cafetería a esa hora. Era un poco triste. Pero la euforia nos quitaba la melancolía»),
https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/14)-carta-a-un-amigo, 23 juillet 2013 (consulté le 8 septembre
2017) (traduction personnelle).
1199
Consulter l’article « Patricio Guzmán estrenó anoche su impactante documental », La Segunda, 7 mai 1997,
p.47.
1200
« Luis Maira, Jaime Gazmuri, Fernando Castillo Velasco, Antonio Skármeta, Gloria Laso y el director de la
División cultura del Ministerio de Educación, Claudio Di Girólamo», idem.
1201
Fraîchement validée par le Conseil, 23 ans après son tournage, cette série de documentaires pourra être vue
par tous les spectateurs («Recién calificada por el Consejo, 23 años de ser filmada, la serie de documentales podrá
ser vista por «todo espectador»), « Patricio Guzmán estreno anoche su impactante documental », La Segunda, 7
mai 1997, p.47 (traduction personnelle).
1202
Toutes ces informations proviennent de l’article « Primera semana de Festival », La Tercera, 6 mai 1997, p.38.

363
salle déjà pleine. Dehors, la foule forçait pour entrer, évoquant une mauvaise gestion et une
dérive répressive jusqu’à 18h40 »1203.

La première édition du FIDOCS récolte un succès encourageant, où les œuvres de


Patricio Guzmán sont en bonne position. Cette dynamique installe l’événement dans l’agenda
culturel de la capitale chilienne, avec des relais médiatiques importants comme le principal
quotidien du pays, El Mercurio1204. Les réseaux transnationaux du réalisateur profitent au
panorama culturel chilien. Cela génère également des opportunités nouvelles pour l’artisan d’El
primer año, grâce à un retour aux affaires qui stimule ses réseaux cinématographiques
nationaux :

« Le prochain film documentaire de Patricio Guzmán, dont le tournage commencera en février


prochain, sera focalisé sur l’Ile de Pâques. Le projet s’inscrit dans une collaboration entre le
producteur chilien Nueva Imagen, Les Films d’Ici (France) ainsi que la chaîne télévision franco-
allemande ARTE. […] « C’est Fernando Acuña qui m’a fait entrer dans ce projet, confie Patricio
Guzmán. Nous sommes totalement d’accord, et nous préparons un film d’importance, avec une
distribution chilienne et internationale, où nous mettrons en valeur le mystère de cette île insolite.
C’est une chose rare, énigmatique autant qu’unique » »1205.

Ainsi l’année 1997 marque le véritable retour de Patricio Guzmán sur les terres qu’il
avait quitté dans les premières semaines du coup d’État militaire : par le tournage d’une œuvre
documentaire où il interroge les places du passé dans les silences du présent, et également par
l’affirmation de son statut de cinéaste de référence, artisan soucieux de la défense et la diffusion
du documentaire au Chili. Ses expériences dessinent des prises de conscience par rapport à la

1203
« En las afueras del Goethe Institut unas 200 personas reclamaba por entrar, incluso unas 30 con entradas en
la mano. Ante esto, los administradores del local decidieron cerrar las rejas, dejando en el interior del hall a quienes,
ante el lleno absoluto de la sala misma, decidieron retirarse del lugar. Afuera, la gente que pugnaba por entrar
siguió con sus reclamos y consignas alusivas a un supuesto regreso de la represión hasta las 18h40 », « Incidentes
en estreno de documental », El Mercurio, 15 mai 1997, p.12 (traduction personnelle).
1204
Pour sa première édition, l’événement a réuni cinq mille personnes et fut le théâtre d’émeutes lors des
projections de Chile, la memoria obstinada et de La batalla de Chile, deux œuvres réalisées par Patricio Guzmán,
directeur du festival («En su primera edición, el encuentro reunió a cinco mil personas y vivió tumultos con la
exhibición de Chile, la memoria obstinada y La batalla de Chile, ambas del realizador Patricio Guzmán, director
del encuentro»), « En II Festival de cine documental se exhibirá legendario filme de Joris Ivens sobre Valparaíso
», La segunda, 5 mai 1998, p.39 (traduction personnelle).
1205
«Isla de Pascua será la temática del próximo filme documental que en febrero próximo comenzará a rodar el
cineasta chileno Patricio Guzmán. La película se inscribe en un proyecto de la productora nacional Nueva Imagen
en asociación con la productora francesa Les Films d’Ici y el canal franco-alemán ARTE. […] «Fernando Acuña
fue en realidad quien me arrastro a este proyecto», reconoce Patricio Guzmán. «Estamos totalmente de acuerdo, y
lo que vamos a preparar es una importante película, para distribución internacional y también para Chile, sobre
este misterio que tiene esta isla tan insólita. Esa cosa tan rara, tan enigmática y tan única», « Patricio Guzmán
vuelve a filmar en Chile en febrero », El Mercurio, le 17 mai 1997, p.21 (traduction personnelle).

364
précarité mémorielle, et donc à la fragilité de la nouvelle « démocratie » de son pays. Artiste
engagé, citoyen sur ses gardes, il prend le parti de participer aux batailles idéologiques et
mémorielles, par la force d’une caméra et d’une façon de capter le réel qui est somme
d’expérience, de sensibilité et d’horizons élargis. Sa profession de foi d’une nouvelle bataille
transparaît dans un entretien donné la même année :

«Il n’y a pas de développement s’il n’y a pas de mémoire, et cultiver la mémoire est essentiel
dans notre culture nationale. […] La notion de patrie n’existe pas si l’on évoque pas l’histoire du
pays, car la mémoire fait partie intégrante de la communauté nationale »1206.

1206
«No hay desarrollo si no hay memoria, cultivar la memoria es parte esencial de nuestra cultura nacional. […]
La patria no existe si no evocamos el pasado del país, por lo tanto, la memoria es parte de la nación», «No me
asusta el arte comprometido», La Tercera, 6 mai 1997, p.38 (traduction personnelle).

365
QUATRIÈME PARTIE : L’AVENIR EST
UN LONG PASSÉ. LES POÉTIQUES
DOCUMENTAIRES (1997-2017)

366
« Je joue
Tu joues
Nous jouons
Au cinéma
Tu crois qu’il y a
Une règle du jeu
Parce que tu es un enfant
Qui ne sait pas encore
Que c’est un jeu et qu’il est
Réservé aux grandes personnes
Dont tu fais déjà partie
Parce que tu as oublié
Que c’est un jeu d’enfants.
En quoi consiste-t-il ?
Il y a plusieurs définitions
En voilà deux ou trois :
Se regarder
Dans le miroir des autres
Oublier et savoir
Vite et lentement
Le monde
Et soi-même
Penser et parler
Drôle de jeu
C’est la vie »1207.

A. Au tournant du siècle, un bouleversement majeur


1. 1998 : une année cruciale pour le Chili
a. Quelques tendances de la fin des années 1990

« S’il est relativement facile, avec le recul du temps, de mettre le passé en perspective, il est
beaucoup plus délicat d’identifier avec précision le sens des phénomènes contemporains. Font-
ils partie d’une lame de fond qui détermine l’histoire ou ne sont-ils que l’écume de la vague qui
va bientôt s’échouer sur le rivage ? »1208.

1207
« Entretien », L’Avant-Scène du Cinéma, n°70, mai 1967, in Alain Bergala (ed.), Jean-Luc Godard par Jean-
Luc Godard, Paris, Editions de l’Etoile – Cahiers du cinéma, 1985, p.298.
1208
Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, 3ème édition, Paris, Presse de la fondation
nationale des Sciences politiques, 2007, p.369.

367
Le néolibéralisme se définit comme le règne du tout-marché, avec une confiance sans
limites. Pourtant, la multiplication des difficultés et des freins au développement est effective
(crises économiques, montée en flèche des inégalités et du chômage, notamment). Malgré ce,
l’idéal de globalisation semble autoriser tout type de sacrifice. La métaphore de la croyance
religieuse s’invite, car elle semble propice pour envisager l’état des imaginaires :

« De même que la majorité des fidèles s’accommodent de l’écart qui sépare leur croyance en un
monde gouverné par l’amour du prochain de la dureté des relations sociales quotidiennes et qu’ils
ne s’inquiètent guère du fait que leurs propres pratiques contredisent régulièrement les valeurs
auxquelles ils déclarent adhérer, ainsi la plupart des dirigeants politiques et économiques
s’autorisent du « développement » pour transformer la nature et les relations sociales en biens
marchands et pour creuser l’écart entre les riches et les pauvres, sans que cela ne leur paraisse
contradictoire »1209.

La marchandisation des ressources, des services, des médias, des arts et de la culture
impose son joug, à mesure que les États se désengagent, quittant la recette keynésienne pour
l’idéologie dominante de la fin du XXe siècle1210. Pour ce qui est du culturel, le danger réside
dans le paradigme mercantile, qui aspire à dompter les batailles (identitaires, mémorielles,
sociales, politiques) :

« Pour un pays qui n’est pas sûr de son passé, la non-productivité est une carence irrémédiable.
Elle frappe l’être de stérilité. Elle déclenche une non-créativité mortelle, renforcée en
l’occurrence par la consommation passive de « produits culturels » extérieurs. Le « culturel »
devient ainsi une des voies feutrées de l’oppression »1211.

Cela fait écho aux analyses d’Adorno, qui considère l’entrée des objets culturels dans
l’ère des masses comme l’arrivée de l’ère du conformisme artistique et la progressive
disparition de la fonction critique de l’art. L’essence contestataire des années 1960-70, sans être
enterrée, est marginale alors que s’ouvre le XXIe siècle :

1209
Gilbert Rist, op. cit., p.378.
1210
« Le Rapport sur le développement dans le monde 1994 de la Banque mondiale est tout à fait significatif de
« cette révolution dans les esprits » qui s’est produite dans les années 90, puisqu’il préconise désormais la
privatisation des infrastructures, au nom de l’efficacité et de la rentabilité, alors que tout le monde s’était jusqu’ici
accordé à confier ces tâches à l’État », ibid, p.387.
1211
Edouard Glissant, « L’ombre de l’identité culturelle » (pp.22-25), « Artistes : domestiqués ou révoltés ? »,
Manière de voir – Le Monde diplomatique, n°148, aout-septembre 2016, p.22-23.

368
« Adorno montre que la culture de masse, qui « ne nourrit les hommes que de stéréotypes », est
un instrument de domination idéologique au service des intérêts de la classe possédante. Alors
qu’à l’origine l’art a une fonction subversive, en rupture avec l’ordre établi, elle annihile tout
sens critique et institue le conformisme comme norme. La standardisation des produits,
l’homogénéisation des comportements, le nivellement des valeurs et l’appauvrissement de la
pensée, inhérents à la « culture médiatique », ne peuvent qu’entrainer l’aliénation des
consciences et détruire irrémédiablement toute perspective de libération »1212.

Dans le même temps, les bouleversements qu’impliquent la fin de la guerre froide


initient un nouveau temps dans l’histoire de la violence. Deux zones géographiques concentrent
l’essentiel des drames de la décennie : l’Europe de l’est et l’Afrique subsaharienne. En effet, la
redistribution des cartes du pouvoir (notamment avec la chute de l’URSS) s’accompagne de
tremblements identitaires. Les communautés s’affrontent par rapport à l’occupation de tel ou
tel espace géographique. De nombreuses guerres rythment la dernière décennie du XXe siècle :
Congo, Yougoslavie, Rwanda, Tchétchénie, Libéria, Algérie, Somalie, Ethiopie. Entre autres :

« La fin du bloc communiste et de la répartition bipartite du monde devait ouvrir un temps


d’harmonie, de prospérité et de paix. Au lieu de quoi, c’est un univers de guerre, de risque et
d’insécurité qui a gagné la planète, ce dont témoignent pêle-mêle la multiplication des conflits
tribaux et l’explosion des fanatismes identitaires, les nettoyages ethniques, les résurgences
nationalistes, les flux d’immigration de masse »1213.

Les poussées mémorielles, la soif irrépressible d’apprivoiser l’hier pour justifier les
dynamiques présentes deviennent les clés pour comprendre les phénomènes de globalisation.
L’inconfort par rapport à l’avenir, le besoin de donner du sens au présent font de la mémoire
un refuge, un postulat pour faire vivre le paradigme démocratique. Cela participe à une
globalisation des frénésies mémorielles :

« On observe des temporalités voisines dans la gestion contemporaine d’épisodes historiques. Le


premier indice en est la multiplication des phénomènes d’anamnèse collective, spontanés ou
provoqués. Ces formes de retours du passé sont historiquement situées dans le temps : elles
apparaissent au tournant des années 1970, période qui voit le début de la grande anamnèse du
passé nazi en Europe, puis dans les années 1990, où non seulement la mémoire de l’Holocauste

1212
Olivier Pironet, « Le stéréotype comme nourriture de l’âme » (p.50), « Artistes : domestiqués ou révoltés ? »,
Manière de voir – Le Monde diplomatique, n°148, aout-septembre 2016.
1213
Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La culture-monde. Réponse à une société désorientée, Paris, Odile Jacob,
2008, p.21.

369
s’exporte vers les États-Unis et devient progressivement une question mondiale, mais où débute
une mondialisation générale des phénomènes de mémoire »1214.

De nouveaux équilibres naissent alors dans les champs historiques. Les monopoles
traditionnels sont remis en question, preuve d’une place nouvelle des émanations de la société
civile au sein des rouages démocratiques :

« Par rapport à l’histoire, de tout temps aux mains des pouvoirs, des autorités savantes ou
professionnelles, la mémoire s’est parée des privilèges et des prestiges nouveaux de la
revendication populaire et protestataire. Elle est apparue comme la revanche des humiliés et
des offensés, des malheureux, l’histoire de ceux qui n’avaient pas eu droit à l’Histoire. […]
Cette poussée mémorielle […] est liée à ce que l’on pourrait appeler la «démocratisation » de
l’histoire. Elle consiste dans ce puissant mouvement d’affranchissement et d’émancipation des
peuples, ethnies, groupes et même individus qui travaillent le monde contemporain ; bref, pour
dire vite, cette émergence rapide de toutes les formes de mémoire de minorités pour qui la
récupération de leur passé fait partie intégrante de leur affirmation d’identité. […] Cette
économie nouvelle de la mémoire revient à déposséder l’historien du monopole qu’il avait,
traditionnellement, de l’interprétation du passé. […] L’historien est aujourd’hui loin d’être le
seul dans la production du passé. Il partage ce rôle avec le juge, le témoin, les médias, et le
législateur »1215.

Une des conséquences de cette ère mémorielle nouvelle est un puissant mouvement,
global et multiforme, de patrimonialisation, commémorations et autres affirmations identitaires.
L’homogénéité des corps citoyens se fissure devant la multiplicité des êtres et des sens donnés
à l’existence :

« Un effet de ce soulèvement récent de la mémoire consiste dans une intensification rapide des
usages du passé, usages politiques, usages touristiques, usages commerciaux. Elle se traduit,
par exemple, dans la montée en flèche de la courbe des commémorations. […] Cette
prolifération commémorative a des raisons multiples : elles prouvent toutes que le passé a
cessé d’avoir un sens unique et qu’un présent qui se double de sa propre conscience historique
autorise forcément plusieurs versions possibles du passé »1216.

1214
Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle – Revue d’Histoire, n°94, avril-
juin 2007 (p.3-10), p.7.
1215
Pierre Nora, « L’avènement mondial de la mémoire », Transit, n°22, 19 avril 2002
(http://www.eurozine.com/lavenement-mondial-de-la-memoire, consulté le 17 aout 2017).
1216
idem.

370
Le néolibéralisme trouve un intérêt de rentabilité à ces dynamiques1217. D’inédites
manières d’appréhender l’existence se confirment, définies par un individualisme triomphant
ainsi qu’une glorification de l’instant couplée à un recul de la notion d’avenir 1218. Ces idéologies
à caractère hégémonique oscillent entre narcissisme individuel 1219, désirs mémoriels et
régulation des volontés de changements par le biais d’une désubstantialisation1220. La victoire
du modèle idéologique ultra-libéral accentue un certain nombre de pratiques qui mettent au
centre du jeu le « Je » :

« Un nouveau stade de l’individualisme se met en place : le narcissisme désigne le surgissement


d’un profil inédit de l’individu dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le
monde et le temps, au moment où le « capitalisme » autoritaire cède le pas à un capitalisme
hédoniste et permissif. L’âge d’or de l’individualisme, concurrentiel au niveau économique,
sentimental au niveau domestique, révolutionnaire au niveau politique et artistique, prend fin, un
individualisme pur se déploie, débarrassé des ultimes valeurs sociales et morales qui coexistaient
encore avec le règne glorieux de l’homo economicus, de la famille, de la révolution et de
l’art »1221.

L’individualisation extrême, le degré de libertés toujours plus affirmé dans de


nombreuses sociétés tendent à dompter les habitus, les relations sociales, et donc les solidarités
humaines. Les formes du politique évoluent, entre démobilisation et réduction des aspirations
aux changements. La profusion des offres, couplée aux demandes sans cesse renouvelées, tend
à rendre le modèle ultra-libéral polymorphe, aspirant les velléités rebelles en absorbant leurs
forces de contestation.
La globalisation questionne la puissance étatique : le sujet de l’équilibre entre
autonomie nationale et poids de la norme globale prend de l’ampleur. Le poids des identités,
des traditions, mais aussi la notion même du national divergent selon les zones géographiques.
De fait, tendre à une harmonisation globale engendre interrogations, tensions, impasses. Entre
une sorte de « colonialisme » de la mondialisation et la libre association des États autour de
certaines normes communes, l’écart peut se révéler infime. En tous cas, cela génère des

1217
« La mémoire est devenue un des objets de la société de consommation qui se vend bien », Jacques Le Goff,
Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1986, p.170.
1218
« Quand le futur apparait menaçant et incertain, reste le repli sur le présent, qu’on ne cesse de protéger,
aménager et recycler dans une jeunesse sans fin », Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme
contemporain, Paris, Gallimard, 1983, p.73.
1219
« Le narcissisme, nouvelle technologie de contrôle souple et autogéré, socialise en désocialisant, met les
individus en accord avec un social pulvérisé, en glorifiant le règne de l’épanouissement de l’Ego pur », ibid, p.79.
1220
« Désubstantialisation des grandes figures de l’Altérité et de l’Imaginaire, concomitante d’une
désubstantialisation du réel par le même procès d’accumulation et d’accélération », ibid, p.106.
1221
ibid, p.71.

371
tensions, et c’est une des sources d’une frénésie mémorielle et patrimoniale, qui s’accroit à
partir des années 1990, comme une forme de résistance au modèle ultra-libéral.
Dans ce contexte de profondes mutations, les cadres de la justice internationale
s’affirment durant les années 1990. Par rapport à la situation chilienne, notons que, dans la
dynamique de mise en pratique de la défense des droits de l’homme, en 1998 est créée la Cour
pénale internationale1222. Cette institution interroge les frontières entre souveraineté nationale
et harmonisation globale sur le plan juridique, car la notion de crime diffère selon les
vocabulaires nationaux, les rapports à l’histoire et les poids du passé (apaisé ou non) au sein du
présent. L’éthique des structures internationales contemporaines pour juger des violences d’hier
peut se confronter à la volonté d’oubli. L’exemple chilien est édifiant. En effet, le retour de la
démocratie est basé sur l’oubli et la garantie d’immunité pour la plupart des crimes commis. La
montée en puissance des organes de justice internationaux sécrète d’autres lectures pour juger
d’hier : ce n’est pas sans conséquence en termes de relations internationales, mais aussi par
rapport aux dynamiques nationales, que les vents globaux poussent vers des redéfinitions.

b. L’affaire Pinochet et ses échos mondiaux

Les années 90 semblent être une nouvelle époque où, malgré les poussées mémorielles,
les bourreaux d’hier négocient leur fin d’existence sans avoir à assumer leurs crimes. Dans le
cas d’Augusto Pinochet, après une période de la transition vers la démocratie durant laquelle sa
poigne reste forte sur les évolutions du Chili post-dictature, 1998 marque une nouvelle étape.
En effet, atteint par la limite d’âge, il quitte le commandement des forces armées, devient
sénateur à vie tout en prenant un certain recul, occasionnant une diminution de son aura, de son
joug sur la société chilienne1223. À l’occasion d’un voyage à Londres, il est arrêté, le 16 octobre
1998, puis assigné à résidence par un mandat d’arrêt international émis par le juge espagnol
Baltasar Garzon :

« Le 22 septembre 1998 le sénateur Augusto Pinochet est entré au Royaume-Uni muni d'un
passeport diplomatique en qualité d'Ambassadeur chargé d'une mission spéciale par le

1222
Elle est le fruit du traité international nommé « Statut de Rome », adopté par les Nations unies en juillet 1998
(il entre en vigueur le 1er juillet 2002). Ce traité définit les crimes sur lesquels la Cour aura un pouvoir
juridictionnel : génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité notamment. Cependant, notons ici que la Cour
n’est pas rétroactive. Son siège se situe à La Haye (Pays-Bas).
1223
«la salida del general Pinochet de la comandancia en jefe del Ejército en marzo de 1998, después de más de
sesenta años en servicio activo […] en modo alguno ha redundado en una pérdida de centralidad de su figura»,
Sofia Correa (dir.), op. cit., p.346.

372
gouvernement du président Eduardo Frei. A son arrivée, il a bénéficié des privilèges accordés
aux ambassadeurs en mission spéciale et de la protection de la brigade de police pour la
protection des diplomates. Le 16 octobre, peu de temps avant le retour de l'intéressé au Chili, un
mandat provisoire d'arrestation du sénateur Pinochet est émis par la Bow Street Magistrates
Court au titre de la loi de 1989 relative à l'extradition, pour assassinat de citoyens espagnols au
Chili entre le 11 septembre 1973 et le 31 décembre 1983, crime relevant de la juridiction
espagnole »1224.

En effet, en Espagne, deux procédures sont ouvertes par rapport à des faits chiliens. En
premier lieu, une enquête menée par le juge Manuel Garcia Castellón concernant l’assassinat
et/ou la disparition de ressortissants hispaniques par l’armée chilienne (entre septembre 1973
et décembre 1983). La deuxième affaire concerne l’opération Condor, et est menée par Garzon
lui-même. Ainsi, l’ancien dictateur est accusé de « génocide, de tortures, de terrorisme
international et d’enlèvements »1225. Le 22 octobre, la Haute Cour de justice de Londres invalide
le mandat d’arrêt. Pourtant, le 25 novembre de cette même année, une commission de cinq pairs
de la Chambre des Lords annule cette décision et confirme l’arrestation. Le théâtre de son
immobilité londonienne devient métaphore de ce que représente la dictature militaire dans les
sensibilités chiliennes : rapidement, un certain nombre d’opposants fait sien l’espace urbain, en
présence de nombreux exilés appuyant cette possibilité de jugement du bourreau. En réponse,
et pour défendre le régime militaire, ses « bienfaits » économiques autant que les conditions de
la transition à la démocratie chilienne, un certain nombre de citoyen(ne)s font le déplacement
jusqu’en Grande-Bretagne, ce qui permet une matérialisation physique des conflits mémoriels
que le pays de Pablo Neruda abrite depuis les prémices de la dictature1226. Il est à noter que,
dans le contexte britannique, Margaret Thatcher n’hésite pas à montrer ostensiblement son
soutien à l’ex-dictateur1227. Elle-même est une représentante emblématique du néolibéralisme
international, et son engagement aux côtés d’Augusto Pinochet dévoile que pour certaines
personnes de pouvoir, la fin (capitaliste) justifie les moyens (violents) : cette affaire interroge

1224
Jean-Yves Cara, « L'affaire Pinochet devant la Chambre des Lords », Annuaire français de droit international,
volume 45, 1999 (pp. 72-100), p.72.
1225
Source : http://www.liberation.fr/planete/1998/12/11/le-general-pinochet-inculpe-le-juge-espagnol-garzon-a-
formalise-les-accusations-contre-l-ex-dictateu_255736 (consultée le 14 septembre 2017).
1226
« Très vite, le spectacle de la mémoire divisée des chiliens par rapport à leur Histoire prend les rues de
Londres » (« Rápidamente, la performance de la dividida memoria histórica de Chile tomo las calles de Londres
»), Steve J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a la memorializacion» (pp.205-326), op. cit., p.227
(traduction personnelle).
1227
Au-delà des visites qu’elle effectue durant le temps d’assignation en résidence surveillée de l’ex-dictateur, elle
lui adressera, le 2 mars 2000, une lettre de soutien sans équivoque qui souligne les accointances idéologiques entre
deux figures symboles de l’ultralibéralisme des années 1980 (au legs palpable qu’à nos jours) :
http://www.margaretthatcher.org/document/109296 (consulté le 17 septembre 2017).

373
le modèle idéologique qui est sorti vainqueur de la guerre froide. C’est une des dimensions des
questionnements qu’attise l’affaire Pinochet par rapport au nouvel ordre mondial.
Cet événement suscite réactions et émotions, du Chili jusqu’à une échelle internationale
où les sensibilités par rapport au drame ont façonné des horizons symboliques vifs, à nouveau
convoqués lorsque la figure du mal revient au centre des attentions :

«La force symbolique de Pinochet, ainsi que la crise de 1973 au Chili étaient plus que des faits
d’histoire aux échos éphémères. Pour beaucoup (ce qui inclut les baby-boomers nés après la
seconde guerre mondiale en Europe et aux Etats-Unis, qui furent politiquement et culturellement
influents durant les années 90), le drame chilien fut un moment qui forge la prise de conscience
morale. Ce symbolisme fut réactivé en octobre 1998 »1228.

L’impact médiatique de l’affaire est mondial, car il convoque imaginaires, émotions,


engagements de plusieurs générations de citoyens qui, dans des contextes divers, ont cru en
certains projets, certaines utopies. Le Chili fait son retour dans le panorama de l’événement-
monde en octobre 19981229. La figure de Pinochet est celle du mal, du chant du cygne d’une
certaine idée pour révolutionner le monde. L’opportunité du jugement de cet homme, c’est une
incarnation de la possibilité d’apaiser les rapports à ce passé teinté de déceptions, désillusions,
insatisfactions. L’arrestation de l’ex-dictateur, hors de ses terres, suscite également débats et
tensions par rapport aux équilibres fragiles que cette nouvelle ère de la globalisation engendre.
En effet, le Chili réclame rapidement un retour de l’ex-commandant en chef des armées pour
qu’il soit jugé par la justice nationale : l’échelle nationale affirme sa responsabilité dans cette
affaire, alors que d’autres États, et des structures supranationales, ont précipité l’explosion de
cette affaire. Nouvel ordre mondial et souveraineté nationale s’affrontent sur le terrain du droit,
précipitant des questionnements quant à l’ampleur du règne du modèle néolibéral globalisé,
notamment lorsqu’il s’agit de juger des atteintes aux droits de l’homme 1230. Le Chili participe

1228
«El simbolismo de Pinochet y la crisis de 1973 en Chile resultaron ser más que un eco efímero. Para muchos
(incluyendo los boomers nacidos en la época de posguerra en Europa y Estados Unidos, que llegaron a ser política
y culturalmente influyentes en los 90) había sido un momento formativo, de toma de conciencia moral. El
simbolismo fue reactivado en octubre de 1998», Steve J. Stern, Recordando el Chile de Pinochet. En vísperas de
Londres 1998. Libro uno: La caja de la memoria del Chile de Pinochet, Santiago du Chili, ediciones universidad
Diego Portales, 2009, p.28 (traduction personnelle).
1229
«Le cas chilien revêtait une dimension internationale, voire universelle pour ce qui concerne le paradigme des
droits de l’homme. Le Chili n’avait pas connu cela depuis le voyage autour du monde des images de La Moneda
en flammes» («Recobraba, pues, el caso chileno une dimensión internacional, y en lo que toca a derechos humanos
inculcados, un alcance universal, que no lo tenía desde que la fotografía de La Moneda en llamas recorrió el
mundo»), Sofia Correa (dir.), op. cit., p.346 (traduction personnelle).
1230
« Le cas Pinochet britannique met en lumière à la fois le verrou majeur de l’immunité et la fonction du droit
international des droits de l’homme », Charlotte Girard, « Chili. Par où est passée la justice ? » (pp.43-56), Jimena
Paz Obregón Iturra, Jorge Munoz, Le 11 septembre chilien…, op. cit., p.51.

374
à interroger la redéfinition des pratiques internationales, par rapport aux droits de l’homme et à
la justice, de par l’aura emblématique de son histoire récente. Cette affaire créée un précédent :
s’ouvre une période où de nombreuses plaintes sont déposées par des exilé(e)s chilien(ne)s (tout
comme au Chili-même, nous allons le voir) à l’encontre du dictateur déchu :

« Les recours étrangers ont donc été déclencheurs de procédures au Chili comme les demandes
d’extradition de l’Espagne […], de l’Argentine (pour l’assassinat de Carlos Prats en 1974), de la
Grande-Bretagne au profit de l’Espagne […], de la Suisse et de la Belgique ainsi que de la
France, notamment »1231.

L’affaire Pinochet catalyse également la remise en question des pratiques de l’Europe


face au miroir de son histoire, de ses violences et ses amitiés douteuses : pourquoi avec
Pinochet, et pas d’autres ? Pourquoi choisir, entre les pires, qui accuser, qui ignorer1232 ?
Pourquoi ne pas balayer devant sa porte avant de se prétendre juge des histoires des autres1233 ?
Notons aussi que le cas Fidel Castro revient dans les débats, puisque le régime cubain fut
également (est toujours à l’époque) le théâtre de multiples atteintes aux droits de l’homme. Au
cœur de ses tensions, il est question de l’identité des structures supranationales qui ont vocation
à décider des affaires nationales. En termes de droit international, malgré la prépondérance déjà
ancienne de l’idée de respect des droits de l’homme, la construction d’instances capables
d’harmoniser les justices nationales vers un consensus continental et/ou global est lente,
complexe, source de tensions. On n’efface pas des siècles de règne du national en quelques
années, malgré la puissance attractive de la nouvelle orthodoxie dont parle Gilbert Rist.
La globalisation cherche à pacifier les individus, donc à calmer leurs velléités
identitaires et mémorielles ; pour autant, l’autonomie des États reste une donnée essentielle
pour dicter leur « tempo » historique. L’affaire Pinochet questionne donc son époque à l’échelle
internationale, autant qu’elle est un enjeu central dans la reconstruction démocratique chilienne.
Le fait que les regards du monde se focalisent sur les difficultés mémorielles du pays devient
un catalyseur de dynamiques nationales nouvelles, rythmées par toute l’ampleur des difficultés
pour apaiser les batailles en cours.

1231
Charlotte Girard, op. cit., p.54.
1232
« Peut-on imaginer, pour l’Irlande comme pour le Pays basque, une issue politique qui ne passerait pas
l’éponge sur les crimes, le moment venu ? Y aurait-il donc deux poids deux mesures ? Oui, si l’on en croit notre
laxisme vis-à-vis de chefs d’États qui foulent nos tapis rouges élyséens, et qui ont souvent sur la conscience autant
de crimes que Pinochet », Pierre Vayssière, Le Chili d’Allende et de Pinochet dans la presse française, op. cit.,
p.109.
1233
« Bien sûr, il y avait un risque : que cette justice internationale soit perçue comme une justice de « cow-boy »
ou « de blanc et d’européen ». Le nord devait-il juger le sud ? Et l’Espagne du juge Garzon ne devait-elle pas,
d’abord, balayer devant sa porte, elle qui avait refusé de juger le franquisme ? », ibid, p.111.

375
c. Le Chili au cœur de l’ouragan : les prémices d’une nouvelle ère ?

«L’échec de la condamnation de Pinochet à Londres, qui se matérialise par la permission du


gouvernement travailliste britannique pour que le dictateur rentre au Chili pour raisons de santé,
a mis en sérieuses difficultés l’État chilien, les forces armées, la « transition » ainsi que les
tribunaux de justice chiliens »1234.

La société chilienne se retrouve face aux impasses de son modèle, révélées par
l’étranger. La norme imposée, basée sur le règne du consumérisme et du tout-marché, invite les
citoyens à oublier les cicatrices d’hier pour avancer sur la voie d’un demain paradisiaque. Il se
trouve que ce paradigme du développement est mis à mal par quelques secousses
économiques1235, au moment même où transpirent les oppositions mémorielles, discursives à
ce modèle (notamment chez les exilés). L’impasse semblait vouée à durer, mais elle se révèle
bien vivante pour rappeler toutes les fragilités du Chili de la Concertation. Le miroir des regards
du monde sur ce modèle de transition, qui laisse les crimes impunis en tournant le dos à son
passé, provoque des réactions multiples en terres chiliennes 1236. On assiste à un déferlement de
manifestations, de sensibilités, de discours mémoriels, qui exaltent les conflits, les tensions dans
les manières d’appréhender le roman national récent. Depuis les sphères politiques :

« Durant toute la campagne présidentielle, les deux candidats n’avaient cessé de réclamer haut
et fort le retour de Pinochet, aussi bien le candidat socialiste Ricardo Lagos, tiraillé entre son
obédience socialiste et le consensus « mou » de la Concertation, que le candidat populiste
Ricardo Lavín, contraint de prendre ses distances par rapport à Pinochet, auquel il avait pourtant
rendu visite à Londres au lendemain de l’arrestation »1237.

Jusqu’aux sphères médiatiques, qui relaisent les propagandes, romans et engagements


par rapport à l’histoire récente du pays :

1234
«El fallo condenatorio en Londres, sin perjuicio de que el gobierno laborista británico al final permitió a
Pinochet por razones de salud retornar a Chile, ha puesto en serios aprietos al gobierno, a las Fuerzas Armadas, a
la «transición», y a los Tribunales de Justicia chilenos», Sofia Correa (dir.), Historia del siglo XX chileno, op. cit.,
p.348 (traduction personnelle).
1235
On peut évoquer des difficultés économiques durant les années 1998 et 1999, en raison notamment de la crise
asiatique et de la chute des exportations de cuivre, principale ressource économique du pays.
1236
«Les presque dix-sept mois du chapitre anglais firent à nouveau vaciller le processus de transition, mais cette
fois-ci sous les yeux du monde entier» («Los casi diecisiete meses que duro el capítulo ingles volvieron a poner a
dura prueba la «transición» pero, esta vez, a vista y a presencia del mundo entero»), Sofia Correa (dir.), op. cit.,
p.346 (transition personnelle).
1237
Pierre Vayssière, Le Chili d’Allende et de Pinochet dans la presse française, op. cit., p.120-121.

376
«L’évènement-clé qui ouvrit les portes des discussions fut la détention d’Augusto Pinochet à
Londres en octobre 1998 ainsi que sa Lettre aux chiliens, où il affirme l’inévitabilité du coup
d’État. Dans le même temps, le journal La Segunda commence à publier une série de fascicules
sur l’histoire nationale (période 1964-1973), sous l’impulsion de l’historien Gonzalo Vial,
ministre de l’éducation sous le régime militaire et auteur anonyme, en 1973, du Livre blanc du
changement de gouvernement au Chili, édité juste après le coup d’État. En réponse, est rédigé le
Manifeste des historiens, publié en janvier 1999 au sein du même journal et amplement relayé
par d’autres médias. Les onze signataires, œuvrant majoritairement dans les aires de l’histoire
sociale, avait été des opposants à la dictature militaire, et plusieurs d’entre eux étaient engagés
politiquement du temps de l’Unité Populaire ainsi qu’après sa chute »1238.

Ces mêmes mondes, ceux des détenteurs du « quatrième pouvoir », se voient dans
l’obligation de passer outre l’omerta mémorielle qui avait caractérisé les décennies précédentes.
Il faut témoigner des réalités actuelles, en vertu du devoir d’information autant que pour prendre
part aux tensions qui déchirent le Chili à partir d’octobre 1998 :

«L’arrestation de Pinochet, par conséquent, attira l’attention des médias traditionnels sur les
thématiques liées à la mémoire et aux droits de l’homme, ce qui ouvrit un espace pour des
alternatives (journalistiques) »1239.

Le quotidien des Chiliens est inondé par cette affaire Pinochet, suscitant des réactions
viscérales de par l’incandescence d’un passé proche aux impasses irrésolues. Le paradigme de
réconciliation nationale dévoile ses échecs. Les événements londoniens relancent, tel un raz-
de-marée, les multiples expressions mémorielles ainsi que les intenses tensions qu’elles
suscitent :

1238
«el acontecimiento clave que precipito la discusión fue la detención de Augusto Pinochet en Londres en octubre
de 1998 y su Carta a los chilenos, donde manifiesta la inevitabilidad del golpe de Estado. Al mismo tiempo el
diario La Segunda iniciaba la publicación de una serie de fascículos de Historia de Chile correspondientes al
periodo 1964-1973, autoría del historiador Gonzalo Vial, Ministro de Educación del gobierno de Pinochet y autor
en 1973 del entonces anónimo Libro blanco del cambio de gobierno en Chile, editado tras el golpe de estado. La
respuesta a ambas iniciativas fue la redacción del Manifiesto de historiadores, publicado en enero de 1999 en el
mismo diario y ampliamente difundido por otros medios de comunicación. Los once firmantes originales,
mayoritariamente vinculados al análisis de la historia social, habían sido opositores a la dictadura militar y varios
de ellos con activa militancia política durante el gobierno de la UP y con posterioridad al golpe», Lucia Valencia
Castañeda, «El golpe de Estado de 1973: ¿qué ensenar y para qué?» (pp.191-230), Cristina Moyano Barahona, A
40 años del golpe de Estado en Chile, Santiago, editorial USACH, 2013, p.201 (traduction personnelle).
1239
«El arresto de Pinochet, sin embargo, forzó la atención de los medios de comunicación convencionales hacia
la memoria y hacia los derechos humanos, y abrió un espacio para experimentos (periodísticos)», Steve J. Stern &
Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a la memorializacion» (pp.205-326), op. cit., p.228 (traduction
personnelle).

377
«La détention de Pinochet fut une réponse à la demande d’extradition formulée par un juge
espagnol qui le poursuivait pour crimes contre l’humanité selon les termes des lois
internationales. Pour certains chiliens, cette arrestation était légitime au vu du dernier quart de
siècle vécu. Pour d’autres, elle représentait une atteinte à l’histoire »1240.

Des plaintes officielles sont déposées 1241. Les langues se délient, et la retenue laisse
place à une explosion de doléances, mettant à mal la solidité de l’unité du corps social 1242. Face
à cet explosif théâtre, le pragmatisme des stratégies étatiques ouvre la voie à quelques
concessions par rapport au modèle défendu depuis la fin du régime dictatorial. Dans cette
optique, il est crucial de préciser que la corporation militaire lâche du lest, se remet en question
dans des proportions infimes, mais suffisantes pour lancer une nouvelle étape dans l’histoire du
pays. En effet, un espace de dialogues et de négociations est mis en place, entre le 21 aout 1999
et le 13 juin 20001243, grâce à la médiation de l’État. Il rassemble des représentants des forces
militaires, des avocats spécialisés dans la défense des droits de l’homme, des intellectuels ainsi
que des représentants religieux. Ils parviennent à un accord inédit, où les forces armées
s’engagent à faciliter l’approfondissement mémoriel, notamment en fournissant des
informations par rapport aux disparus, aux détenus, aux victimes 1244. C’est un élargissement du
spectre des connaissances par rapport aux ombres de la période 1973-1990, et une nouvelle
étape :

«On peut distinguer deux étapes : la première peut être considérée comme celle des luttes pour
la vérité et la justice, associées au Rapport de la Commission Nationale de Vérité et
Réconciliation (le rapport Rettig) […]. La seconde étape suit la détention de Pinochet à Londres,
et, d’une certaine manière, affaiblit et finit par rompre le «veto militaire » par rapport aux

1240
«la detención de Pinochet respondió a una petición de extradición formulada por un juez español que perseguía
crímenes de lesa humanidad cubiertos por la ley internacional. Para algunos chilenos, el arresto demostraba una
culminación apropiada del cuarto de siglo previo. Para otros, violaba la historia», Steve J. Stern, Recordando el
Chile de Pinochet. En vísperas de Londres 1998, op. cit., p.43 (traduction personnelle).
1241
« De nombreuses plaintes ont été déposées au Chili (cent cinquante-sept le jour du jugement de la Cour
suprême chilienne [le 8 aout 2000], cent quatre-vingt-six en décembre 2000), en particulier pour les crimes commis
par la sinistre Caravane de la mort », Brigitte Stern, « Pinochet face à la justice », Études, 2001/1, tome 394 (p.7-
18), p.13.
1242
Les chiliens prirent parti et ont dû ravaler leur fierté, car le pays avait été jugé incapable de faire juger Pinochet
pour crimes contre l’humanité. Au Chili, les manifestations deviennent plus violentes, et la cohabitation se
complique («los chilenos tomaron partido y tuvieron que tragarse su vergüenza por el hecho de que su país había
sido juzgado incapaz de llevar a juicio Pinochet por crímenes contra la humanidad. En Chile, las manifestaciones
se tornaron violentas y la convivencia complicada»), Steve J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a
la memorializacion» (pp.205-326), op. cit., p.227 (traduction personnelle).
1243
José Zalaquett, «La Mesa de diálogo sobre derechos humanos y el proceso de transición política en Chile»,
Estudios Públicos, 79, hiver 2000 (pp.5-30), p.7.
1244
José Zalaquett, avocat, professeur, membre de la Commission Vérité et Réconciliation (1990-1991), est un
acteur de cette Mesa de dialogo. Il a écrit un article exhaustif par rapport à ce moment historique : «La Mesa de
diálogo sobre derechos humanos y el proceso de transición política en Chile», op. cit.

378
politiques et lignes mémorielles définies par l’État : les tribunaux chiliens, alors, réinterprètent
la loi d’amnistie, sont le foyer de nouvelles accusations et impulsent de nouvelles enquêtes plus
systématiques par rapport aux prisonniers disparus ; parallèlement débute une grande
déclassification des documents relatifs à la dictature chilienne aux États-Unis »1245.

Cette nuance nouvelle dans la posture de l’armée chilienne implique également une
perte de prestige pour Pinochet, bousculé de son piédestal à l’étranger, et dont l’aura nationale
est altérée. Elle ne disparaît pas, mais la défense « aveugle » de la dictature et de son chef se
découvre des syncrétismes avec le début de la reconnaissance de l’inhumanité de cette période.
Dans le même temps, les sphères politiques jusqu’alors sympathisantes de l’ancien dictateur
débutent une mise à distance1246. La jeune démocratie chilienne, animée par le paradigme d’un
avenir radieux, n’hésite pas à se passer des outils symboliques, des armes idéologiques qui ne
servent plus sa reconstruction et sa solidification. Lorsque la figure d’Augusto Pinochet dessert
les intérêts de la droite politique chilienne, et catalyse des tensions internationales (ce qui
occasionne des vacillements économiques, dans un monde interconnecté), elle devient moins
centrale. Il est possible de penser à s’extirper de son joug :

«Les temps changeaient. La mémoire historique s’était convertie, à nouveau, en une force
politique et culturelle influente, qui traçait le sillon de nouvelles possibilités en termes de justice
et mémoire, tout en affaiblissant les allégeances envers Pinochet. En effet, autre marque de
l’accélération des changements (qui n’avaient pas débuté avec l’arrestation de Pinochet) : la
distanciation de l’armée et de la droite civile par rapport à la figure de l’ex-dictateur, alors exposé
sur la scène internationale et suspecté d’avoir du sang sur les mains »1247.

1245
«Se puedan distinguir dos etapas : una primera que podemos denominar de las disputas por la Verdad y la
Justicia, asociadas al Informe de la Comisión Nacional de Verdad y Reconciliación (conocido como Informe
Rettig) […] y una segunda etapa, es la que sigue a la detención de Pinochet en Londres, que en cierto sentido,
debilita y termina por romper el « veto militar » sobre las políticas y las memorias del Estado : los tribunales
chilenos, entonces, reinterpreten la Ley de Amnistía, acogen nuevas denuncias e inician investigaciones más
sistemáticas sobre los detenidos desaparecidos ; paralelamente, se inicia la mayor desclasificación de documentos
relativos la dictadura en los Estados Unidos», Mario Garcés D., «A 40 años del Golpe: la crítica a la Memoria
oficial» (pp.15-24), in Congreso interdisciplinario de Estudiantes, Construcción y recuperación de la memoria
histórica: reflexiones a 40 años del golpe militar, Santiago, Universidad de Chile, 2014, p.19 (traduction
personnelle).
1246
« Grande mutation psychologique que le Chili venait de vivre durant ces 17 mois de crise : non seulement
l’image du caudillo s’était ternie, mais encore ses partisans avaient appris à se passer de lui, en particulier la droite
« économique », qui avait renoncé très vite au pèlerinage de Londres », Pierre Vayssière, Le Chili d’Allende et de
Pinochet dans la presse française, op. cit., p.120.
1247
«los tiempos habían cambiado. La memoria histórica se había convertido de nuevo en una poderosa fuerza
política y cultural que abría caminos a nuevas iniciativas de verdad y justicia, y debilitaba las lealtades
pinochetistas. De hecho, otra señal de los cambios, que fueron acelerados, pero no iniciados con el arresto de
Pinochet, fue el distanciamiento que el Ejército y la derecha civil mantuvieron respecto del exdictador, expuesto
ahora ante el escenario mundial como un sospechoso con sangre en sus manos», Steve J. Stern & Peter Winn, «El
tortuoso camino chileno a la memorializacion» (pp.205-326), op. cit., p.230 (traduction personnelle).

379
En vertu d’âpres négociations, où la souveraineté nationale est mise en doute par le
paradigme de la globalisation et ses prolongements juridiques et géopolitiques, le
gouvernement chilien finit par avoir gain de cause. L’ex-commandant en chef des armées
revient sur ses terres à la fin de l’été sud-américain1248. Pour autant, retour ne rime pas avec
impunité. Pour solidifier la démocratie, l’idée de juger Pinochet et certaines des autres figures
de la violence dictatoriale semble opportune, alors que se multiplient les plaintes à leur
encontre. Débute alors une longue période où le volontarisme judiciaire rencontre de multiples
entraves à la volonté de faire la lumière sur les actes de l’ancien dictateur. Les diagnostics
médicaux (dont on est en droit de douter, au vu du risque de complaisance) supplantent la
nécessité du jugement :

« Dans un premier temps, la cour d’appel de Santiago décidait (le 23 mai 2000, et par 13 voix
contre 9) de lever l’immunité parlementaire du prévenu Pinochet. […] au cours des mois
suivants, la procédure Pinochet allait s’éteindre une première fois, car le 9 juillet 2001, la cour
d’appel de Santiago suspendait les poursuites, décision confirmée par la Cour suprême le 21 aout
2002, au motif de « démence légère » »1249.

Malgré l’inertie cultivée par une partie de la société pour juger son ex-chef, le cas
Pinochet a le mérite de provoquer un effet « boule de neige », en précipitant la tenue d’autres
procès de figures de la dictature :

« D’autres cas sont concomitants ou déclenchés par les levées d’immunité, les inculpations et
assignations à résidence successives de Pinochet. Il n’est pas seul impliqué dans ces affaires. On
voit donc apparaître et se dérouler les procès d’autres responsables tels que Juan Manuel
Guillermo Contreras Sepúlveda (directeur de la DINA de 1973 à 1978), Marcelo Luis Moren
Brito, Rolf Gonzalo Wenderoth Pozo, Fernando Eduardo Lauriani Maturana et Gerardo Ernesto
Godoy Garcia. On peut considérer que des réactions en chaîne ont lieu à partir notamment du
cas Pinochet qui a été le plus gros générateur de recours devant la justice chilienne »1250.

1248
« Après ses 504 jours de détention, le « patient anglais » avait été accueilli comme un héros en ce 3 mars 2000 ;
lui qui avait été déclaré impotent et en état d’incapacité mentale par une commission médicale anglaise, s’était
levé de sa chaise d’invalide, sur le tarmac de l’aéroport, comme pour narguer la justice anglaise », Pierre Vayssière,
Le Chili d’Allende et de Pinochet dans la presse française, op. cit., p.122.
1249
ibid, p.123-124.
1250
Charlotte Girard, « Chili. Par où est passée la justice ? » (pp.43-56), in Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge
Muñoz, op. cit., p.54.

380
L’État chilien décide, symboliquement, de tourner une page dans son histoire, sans pour
autant diminuer son joug sur les manières d’appréhender l’hier. Néanmoins, l’importance
cruciale d’une affirmation démocratique oriente vers plus de flexibilité par rapport aux
aspirations mémorielles du corps citoyens. Comme le dit très justement Jacques Le Goff, « la
mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir »1251. La transition
à la démocratie voit l’aura militaire se limiter, alors qu’institutions et corps social semblent
prêts à mieux découvrir les vérités d’hier pour construire demain. Étonnamment, la crise sociale
et morale qu’a engendré l’affaire Pinochet en terres chiliennes a accéléré un processus
démocratique qui peut, dès lors, se libérer de certains carcans autoritaires auxquels les forces
militaires le restreignaient :

« Pinochet ne fut jamais extradé en Espagne, mais son arrestation servit de catalyseur. Elle joua
le rôle d’accélérateur des changements qui se murmuraient déjà avant, et généra de nouvelles
perspectives. Le dynamisme juridique, politique et culturel qui en découle rompt avec l’impasse
mémorielle qui régnait, et bouleverse l’équilibre et l’élan des conflits mémoriels. Un climat plus
ouvert aux discussions, aux expressions mémorielles, s’impose, l’impunité des bourreaux
commence à être brisée, et l’État, ainsi que les institutions, qui s’étaient détournés de la question
mémorielle, redeviennent actifs. Les nouveaux protagonistes impliqués sont notamment des
juges, des généraux, ainsi que des citoyens engagés issue de la société civile. […] Des signaux
puissants soulignaient que cette bataille décisive dans les conflits mémoriels était en passe d’être
gagnée. Plusieurs sondages effectués en 1999 arrivèrent à la conclusion que 69% des chiliens
considéraient Pinochet comme le responsable des atteintes aux droits de l’homme durant la
dictature ; de plus, 72% souhaitaient le voir être jugé pour ses crimes. Dans la même idée, il faut
souligner que 78% des sondés n’associaient pas les destinées du pays au destin de l’ex-dictateur.
Les préoccupations liées à la consolidation démocratique n’étaient donc plus des obstacles au
bon fonctionnement de la justice »1252.

1251
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1986, p.177.
1252
«Pinochet nunca fue extraditado a España, pero su arresto resulto ser un gran catalizador. Acelero cambios que
ya estaban puestos en marcha lentamente y genero nuevas posibilidades. La actividad jurídica, política y cultural
resultante rompió con el impasse de la memoria y decididamente cambio el equilibrio y el impulso en las guerras
por la memoria. Un clima más abierto a la expresión de la memoria tomo control, la impunidad de los represores
comenzó a resquebrajarse, y los actores estatales y las instituciones que alguna vez se apartaron de la cuestión de
la memoria se volvieron más activos. Los nuevos actores involucrados incluían jueces y generales, así como
activistas de la sociedad civil. […] Hubo fuertes señales de que la batalla decisiva en las guerras por la memoria
ya había sido ganada. Encuestas de opinión publica hechas en 1999 mostraron que el 69% de los chilenos
consideraban a Pinochet responsable de las violaciones de los derechos humanos bajo su régimen y que el 72%
quería que fuese juzgado por esos crímenes. Igualmente, importante era que el 78% ya no creía que el futuro de
Chile dependía de lo que había pasado con Pinochet. Las preocupaciones por la consolidación de la democracia
ya no eran obstáculos para la justicia», Steve J. Stern & Peter Winn, «El tortuoso camino chileno a la
memorializacion» (pp.205-326), op. cit., p.233 (traduction personnelle).

381
Ce nouveau temps mémoriel est traversé par la profusion, la libération des mots et des
émotions1253. Il convient de composer avec la variété des doléances, mais aussi ouvrir des
espaces d’expression, de dialogues en vertu d’une future réconciliation nationale. En traçant ce
chemin, l’État chilien (notamment pendant la présidence de Ricardo Lagos, 2000-2006)
propose sa définition syncrétique, mise à jour, de la démocratie. 1998 a rendu possible une
transition plus réelle et effective qu’auparavant. Malgré tout, le chemin est encore long pour
aspirer à un assagissement des conflits intérieurs, car l’éventualité d’un rééquilibre mémoriel
n’est qu’une esquisse sur les chemins d’une société « radieuse » :

«L’année 1998 ouvre la voie à une transition culturelle ainsi que, probablement, psychologique,
à la recherche d’une communauté perdue de citoyens égaux, faisant référence à un passé commun
; ce dernier doit donc être scruté, compris et célébré. Dans cette période d’opportunité
transitionnelle qui s’ouvre fin 1998, c’est le début d’un contexte favorable à la reconstruction
d’un corps citoyen, impliquant nécessairement une lente et douloureuse réconciliation, où se
mélangent les reconnaissances de culpabilités, la possibilité pour les individus de pardonner et,
dans le meilleur des cas, l’expression de regrets institutionnels »1254.

Les préoccupations mémorielles ont un éventail expressif large, et dès le début des
années 2000, les velléités pour bâtir des lieux/supports de mémoires des vaincus affirment leur
détermination :

« Les citoyens vaincus, les perdants de 1973 ont exprimé, dans l’espace public, le désir d’exercer
pleinement leurs droits de citoyens, pour aller vers plus de justice sociale afin de, en définitive,
ajouter leurs mémoires à la mémoire collective. Ils réclament des lieux de mémoires, des
panthéons, des noms de rue, des récits propres, des libres d’histoire »1255.

1253
«Octobre 1998 marque sans aucun doute un point d’inflexion crucial dans l’histoire chilienne récente, dans la
mesure où cette date ouvre une époque où s’élargissent les frontières et les limites de ce qui est publiquement
dicible» («octubre de 1998 marca sin duda una fuerte inflexión de la historia reciente de Chile, en la medida en
que a partir de entonces se expanden las fronteras y los límites de lo que es públicamente decible»), Alfredo
Joignant, Los enigmas de la comunidad perdida: historia, memoria e identidades políticas en Chile (2000-2010),
Santiago de Chile, LOM Ediciones, 2002, p.57 (traduction personnelle).
1254
«1998 inaugura por consiguiente una oportunidad de transición cultural y, probablemente, psicológica hacia
una comunidad perdida de ciudadanos iguales entre sí, y en primer lugar respecto al pasado colectivo, el que exige
ser escrutado, comprendido y recordado. Tratándose entonces de una oportunidad transicional, el periodo que se
abre hacia finales de 1998 solo inicia las condiciones de reconstrucción de una comunidad de ciudadanos, en cuyo
marco tendrá necesariamente lugar una lenta y dolorosa reconciliación, en la cual se combinaran reconocimientos
de culpas propias, perdones individuales y, eventualmente, contriciones institucionales», Alfredo Joignant, Los
enigmas de la comunidad perdida: historia, memoria e identidades políticas en Chile (2000-2010), op. cit., p.58
(traduction personnelle).
1255
«Los ciudadanos perdedores, los vencidos de 1973, han exigido en el espacio público llegar a ser ciudadanos
en entera disposición de sus intereses, de sus deseos de justicia social, finalmente, de insertar a los suyos en la
memoria de todos. Quieren memoriales, panteones, nombres de calles, relatos propios, libros de historia», María

382
L’expérience collective nourrit les mémoires collectives, à défaut de pouvoir influer
fortement sur la nature des projets politiques qui se dessinent dans le Chili des années 2000.
Dans le sillage de Villa Grimaldi1256, les expressions mémorielles découvrent l’étendue des
possibilités patrimoniales pour faire vivre les douleurs et les souvenirs d’hier. L’acte
commémoratif public est central, au Chili comme aux quatre coins du monde :

« Même s’il n’est pas envisageable d’imaginer un projet de réconciliation selon les normes
dialectiques politiques classiques (objectifs, délais, mesures), cette certitude est remise en
question par le volontarisme des stratégies étatiques pour se souvenir des disparus. Au-delà des
tragédies intimes, ces stratégies évoquent la rupture essentielle de la communauté citoyenne.
Dans cette optique, on cerne mieux le besoin, même très intuitif, d’élever des monuments, des
monolithes et lieux de mémoires sur les ruines des lieux où la rupture de la communauté chilienne
se traduisit en horreur »1257.

Entre 1998 et les premières années du mandat de Ricardo Lagos, le quotidien mémoriel
chilien est totalement bouleversé par les effluves internationaux. Pour Patricio Guzmán, ces
tremblements attisent une volonté créative où se marient engagements du cinéaste et souci
informatif, pédagogique. Il suit l’affaire Pinochet, à l’aide d’une caméra qui dévoile à nouveau
les secousses historiques de l’instant.

2. El caso Pinochet : une histoire de la violence


a. S’immiscer dans l’effervescence du présent : les possibilités d’un film

Eugenia Horvitz, «La memoria social se toma la revancha» (pp.67-70), in Nelly Richard (ed.), Revisar el pasado,
criticar el presente, imaginar el futuro, Santiago de Chile, Editorial ARCIS, 2004, p.67 (traduction personnelle).
1256
Centre de détention et de torture actif entre le 12 septembre 1973 et 1978, ce lieu fut le théâtre d’une entreprise
effacement des traces de la barbarie militaire lorsqu’il s’estompe la dictature d’Augusto Pinochet. Une entreprise
de construction avait pour projet de détruire tous les bâtiments, mais l’État chilien s’y opposa. La synergie
d’organisations émanant de la société civile (associations, défenseurs des droits de l’homme, voisinage, etc.)
négocia la création d’un lieu de mémoire, qui est validé par l’État en 1995. Ainsi, en 1997 (le 22 mars précisément)
est créé le parc pour la paix Villa Grimaldi, sur les ruines des murs anciens, afin de rendre hommage aux victimes
de la dictature chilienne. Ce lieu est pionnier par rapport aux dynamiques patrimoniales liées à la mémoire
nationale.
1257
«si bien no es posible imaginar un proyecto de reconciliación del modo en que se concibe un proyecto político
conformado por metas, plazos y medidas, ello deja de ser cierto a la hora de concebir gestos morales y estrategias
públicas de recuerdo sobre muertes que, lejos de ser privadas, se refieren al quiebre esencial de la comunidad de
ciudadanos. Es en ese sentido que hay que entender la necesidad, aún muy intuitiva, de erigir monumentos,
monolitos y memoriales en aquellos lugares en donde la ruptura comunitaria se tradujo en horror humano», Alfredo
Joignant, Los enigmas de la comunidad perdida: historia, memoria e identidades políticas en Chile (2000-2010),
op. cit., p.59 (traduction personnelle).

383
"Ce qui est agréable avec le cinéma, c’est qu’on peut partir avec les moyens du bord »1258.

L’émotion, couplée à la volonté informative, de médiateur culturel engagé, sont des


moteurs qui poussent Patricio Guzmán, avant même d’avoir de véritables ressources, à aller
filmer la grande histoire en train de s’écrire, en octobre 1998, à Londres. La frénésie créative
nourrit sa démarche citoyenne, intime et en même temps guidée par la soif de documenter le
présent. Il souhaite incarner cinématographiquement un moment historiquement crucial,
important, qui sonne comme le début d’une nouvelle ère, où l’espoir redevient possible 1259.
Dans le même temps, l’engagement artistique est une résistance par rapport aux contenus
médiatiques, prompts à manipuler l’information pour en tirer parti en termes politiques et
idéologiques. Gilles Deleuze ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque l’art dans ses vertus
contestatrices par rapport à la machine informationnelle de la société de communication :

« L’œuvre d’art est irréductible au champ de la communication et constitue un moyen de


s’opposer aux injonctions du pouvoir. Créer, c’est résister à ce qui entend contrôler nos vies. […]
La communication, c’est la transmission et la propagation d’une information. Or, une
information, c’est quoi ? Ce n’est pas très compliqué, tout le monde le sait : une information,
c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censés
devoir croire. En d’autres termes : informer c’est faire circuler un mot d’ordre. […] Ce qui
revient à dire : que l’information, c’est exactement le système du contrôle »1260.

Le réalisateur est incrédule devant la possibilité effective de bousculer la figure


d’Augusto Pinochet, qui paraissait jusqu’alors indéboulonnable. La figure historique, après tant
d’années d’impunité, est bousculée, accusée. Une sensation d’hallucination saisit le cinéaste au
moment de l’arrestation de l’ex-dictateur :

«Quand j’ai entendu à la radio que Pinochet était fait prisonnier à Londres, je n’ai pas pu y croire.
J’ai commencé à appeler mes amis, et eux non plus n’étaient pas au courant. Quelques jours plus
tard, j’ai contacté le producteur Yves Jeanneau, en lui expliquant que je ne pouvais pas laisser
passer l’occasion d’un tel sujet documentaire. Il approuva l’idée, et ainsi j’ai pu partir à Londres

1258
« Entretien Godard – Bergala », 1985, in Alain Bergala (ed.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris,
Editions de l’Etoile – Cahiers du cinéma, 1985, p.11.
1259
« Il y a des choses qu’il faut faire. Ce dictateur, humilié par la justice et isolé à Londres, complètement détruit
moralement, est une chose à montrer. C’est une manière de prouver qu’il y a un espoir dans le futur pour
l’humanité », « Patricio Guzmán : « Il fallait faire l’histoire de ces femmes chiliennes » », L’Humanité, 10 octobre
2001.
1260
Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création », extrait de la conférence du 17 mai 1987, à la FEMIS
(p.62), in « Artistes : domestiqués ou révoltés ? », Manière de voir – Le Monde diplomatique, n°148, aout-
septembre 2016.

384
avec ma fille Camila, qui jouait le rôle d’assistante. Nous avions une petite caméra. Mais à ce
moment-là, nous n’avions pas de budget, et rien de ce projet n’était écrit. Il n’existait aucune
trame, aucun budget prévisionnel »1261.

C’est donc muni de moyens précaires que le cinéaste, accompagnée par sa fille Camila,
s’envole pour la capitale anglaise afin d’y découvrir l’ambiance et d’en capter la portée
historique. Ses producteurs, Les Films d’Ici, n’ont pas encore pu mobiliser des fonds
substantiels, mais le père et sa fille font avec les moyens du bord pour être au plus près du
tourbillon mémoriel :

«J’ai débuté le Tournage d’El caso Pinochet sans aucune organisation, Notamment parce que les
producteurs n’avaient pas encore réussi à trouver le soutien d’une chaîne de télévision, ni du
CNC. Pendant plusieurs mois, ma fille et moi faisions de brèves escapades londoniennes pour
filmer certains moments clés du procès, à l’aide d’une caméra légère. Nous avions si peu de
moyens que nous n’arrivions à louer qu’un seul lit d’hôtel, ce qui fait que Camila dormait chez
ses anciens camarades de l’école de cinéma »1262.

Le projet filmique se heurte à la frénésie médiatique suscitée par l’affaire Pinochet, qui
mobilise les canaux d’informations du monde entier, ce qui implique une adaptation
pragmatique ainsi qu’une certaine malice pour que le réalisateur chilien puisse enregistrer toutes
les effusions qu’implique l’arrestation du dictateur déchu 1263. Après ce premier temps de
tournage, l’artisan de La cruz del sur revient chez lui, à Paris, pour construire plus

1261
"Cuando escuché por la radio que Pinochet estaba preso en Londres no pude creerlo. Me puse a llamar por
teléfono a mis amigos que tampoco sabían nada. Cuando pasaron los días me puse en contacto con el productor
Yves Jeanneau diciéndole que no podíamos dejar pasar esta ocasión sin hacer un documental. Jeanneau aprobó la
idea y yo viajé a Londres acompañado de mi hija Camila como asistente para todo. Llevamos una pequeña cámara.
Pero en ese momento no teníamos un centavo y el proyecto no estaba escrito. Tampoco existía una sinopsis y el
presupuesto no estaba hecho», source: https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/el-caso-pinochet (consultée
le 12 septembre 2017) (traduction personnelle).
1262
«Empecé la filmación de El caso Pinochet sin tener todas las cosas organizadas, porque los productores no
habían logrado todavía conseguir el apoyo de ningún canal de televisión ni del CNC. Durante meses yo y mi hija
Camila hicimos breves escapadas a Londres para filmar algunas escenas del proceso con una cámara pequeña.
Teníamos tan poco dinero que solo nos alcanzaba para pagar una sola cama de hotel, de modo que Camila dormía
en casa de sus antiguas compañeras de la escuela de cine», Cecilia Ricciarelli, El cine documental según Patricio
Guzmán, op. cit., 69 (traduction personnelle).
1263
Nous nous sommes mis en haut d’un escalier en alu, en face du tribunal, dans une zone où étaient installées
les caméras du monde entier. […] Souvent, nous nous sommes approprié un escalier, puisqu’on nous avait volé le
nôtre. Je me souviens du jour où le tribunal a approuvé l’extradition de Pinochet en Espagne comme si c’était hier.
Rapidement, deux ou trois personnes sortirent du tribunal et crièrent : «On a gagné ! On a gagné !». Un raz-de-
marée enthousiaste se déclencha sur le trottoir d’en face, où se situaient les militants («nos poníamos arriba de una
escalera de aluminio frente al tribunal, donde había otras cien cámaras de todo el mundo […] la escalera muchas
veces la robábamos porque a su vez nos habían robado la nuestra. Recuerdo como si fuera ayer el día en que el
Tribunal aprobó la extradición de Pinochet a España. De pronto salieron dos o tres personas corriendo y se pusieron
a gritar: «¡Ganamos! ¡Ganamos!» Una marea de entusiasmo se produjo en la acera de enfrente, donde estaba el
piquete»), ibid, p.70 (traduction personnelle).

385
« rationnellement » son projet artistique, dans l’optique de financements et autres soutiens1264.
Cela occasionne une structuration qui permet d’élargir le propos, afin de transcender l’actualité
pour approfondir les raisons et les racines de l’affaire Pinochet :

«J’ai d’abord identifié, en Espagne, les protagonistes principaux de la détention de Pinochet : le


procureur Carlos Castresana, le juge Baltasar Garzon et l’avocat Joan Garcés ; ensuite, les
avocats britanniques des deux partis en présence : Clive Nichols et Alun Jones. De plus, place
est faite aux proches de Pinochet : Sir Norman Lamond et Peter Schaad. Enfin, au Chili, le juge
Juan Guzmán. En parallèle, à Madrid, Londres et Santiago, j’ai cherché un Groupe d’individus
représentatifs des victimes »1265.

Nous n’avons pas pu accéder au synopsis du projet. Une fois les financements trouvés,
Patricio Guzmán débute à l’été 2000 la seconde phase du tournage à Madrid 1266, foyer des
accusations envers l’ex-dictateur mais aussi lieu de résidence de diverses victimes de la barbarie
dictatoriale. Il y rencontre un expert, journaliste, qui devient un membre essentiel de l’équipe
du film1267. Car il nous faut souligner qu’en vertu de la complexité de la procédure juridique,
en plus des débats et tensions explosives que génère l’arrestation de l’homme du 11 septembre
1973, le juge Garzon ne rend pas la tâche informative, pédagogique facile pour Patricio
Guzmán :

1264
Après ces premiers temps de tournage, nous sommes revenus sur Paris pour «écrire» le projet filmique. C’est
très étrange. On filme spontanément quelque chose, et ensuite il faut écrire comme si le matériel filmé était le
« scénario ». C’est très paradoxal, mais c’est le moyen d’obtenir des financements pour faire du cinéma. Le texte
était long, quelques quarante pages au minimum. Je l’ai rédigé avec un immense enthousiasme («Después de esos
primeros instantes del rodaje, regresamos a Paris para «escribir» el proyecto. Es muy curioso esto. Uno filma
espontáneamente algo y después tiene que ponerse a escribir lo que uno ya ha filmado como si fuera un «guion».
Es una paradoja, pero así se obtiene el dinero de las subvenciones para poder hacer efectivamente la película. El
texto no era poco, unas cuarenta paginas como mínimo. Lo hice con mucho entusiasmo»), Cecilia Ricciarelli, op.
cit., p.70 (traduction personnelle).
1265
«Primero localicé en España a los hombres claves que posibilitaron esa detención: el fiscal Carlos Castresana,
el juez Baltasar Garzón y el abogado Joan Garcés; después a los abogados ingleses de la acusación y la defensa,
Clive Nichols y Alun Jones; también a los amigos ingleses de Pinochet, Sir Norman Lamond y Peter Schad;
finalmente en Chile al juez Juan Guzmán. En forma paralela busqué en Madrid, Londres y Santiago un grupo
representativo de las víctimas», ibid, p.67 (traduction personnelle).
1266
«Au mois de juillet, je débute mes recherches concernant un projet filmique complexe sur la justice
internationale, le cas Pinochet» («En el mes de julio comienzo a trabajar en la investigación de una película difícil
sobre la justicia internacional, el caso Pinochet»), «Entrevista con Patricio Guzmán, un documentalista filmando
y construyendo historia», Mauricio Yánez, Bogotá, mars 2000 (http://www.rchav.cl/2004_4_ent02_yanez.html,
consulté le 29 septembre 2017) (traduction personnelle).
1267
Une fois les ressources trouvées, je me suis posé la question : «Par où commencer ? ». Je suis d’abord parti à
Madrid pour rencontrer quelques victimes et certains protagonistes du cas Pinochet. Le premier à nous aider fut
Ernesto Ekaiser, journaliste pour El pais, qui deviendra un protagoniste important de l’œuvre ainsi que l’expert
technique du projet («cuando ya tuve los recursos en la mano, me dije: «Que hacemos?». Lo primero fue viajar a
Madrid para tomar contacto con algunas víctimas y conocer a los personajes. La primera persona que nos ayudo
fue el periodista de El país Ernesto Ekaiser, que luego se convirtió en un personaje importante y asesor técnico de
todo el proyecto»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.70 (traduction personnelle).

386
«Le troisième homme était Garzon, qui m’invita dans son bureau et me dit : «c’est ici que
s’installent les femmes qui viennent témoigner, moi je m’installe ici, et là-bas se place la
personne qui enregistre ». Je lui répondais : «laissez-moi vous interviewer ». «Non ! ». «Laissez-
moi filmer le bureau ». «Non ! ». «Laissez-moi filmer votre fauteuil ». «Non ! ». «Laissez-moi
filmer les versions écrites des témoignages ». «Non ! ». «Laissez-moi faire un plan général de
votre lieu de travail ». «Non ! ». Rien ne pouvait être filmé car il avait peur de faire une entorse
à la loi, ce qui aurait précipité son exclusion dans l’affaire, car la majorité du corps judiciaire
espagnol lui était hostile. Il finit par me laisser filmer, mais dans ses activités universitaires. Par
conséquent, les images de Garzon que l’on voit dans le film sont issues d’une conférence donnée
bien plus tard, à l’Escurial de Madrid »1268.

L’idée de révéler, cinématographiquement, ce dont on accuse Pinochet, mène l’équipe


à des déplacements nombreux, et cela occasionne un tournage décousu. De nombreuses sources,
notamment littéraires, influencent la teneur du projet :

« Comme mon prochain film traite de la justice internationale et que je reviens de Santiago, j’ai
acheté 25 ouvrages qui m’étaient inconnus sur la dictature. Je viens d’en commencer un nommé
Los Zarpazos del Puma, de Patricia Verdugo. Avant cela, j’avais commencé la lecture d’un livre
de Gladys Marín, qui témoigne de son expérience : De la Operación Cóndor. En dehors de cette
thématique, ce que j’apprécie le plus est le genre de l’essai. Je viens de terminer Suiza lava más
blanco, qui témoigne du rôle de la richesse qui avait appartenu à la communauté juive dans la
construction de la puissance financière helvète, qui a une origine douteuse. C’est une œuvre
splendide. J’ai aussi lu un livre passionnant, intitulé Los pequeños intereses de la vida, d’un
auteur français qui évoque le plaisir de boire une bière, de manger un peu d’omelette, et plein
d’autres choses, comme fumer une cigarette pour accompagner le café du matin. Il fait l’éloge
des petits plaisirs de la vie quotidienne. C’est un livre en vogue, très intéressant »1269.

1268
«el tercer hombre era Garzón, quien me hizo pasar a su despacho y me dijo: «Aquí se sientan las mujeres que
vienen a declarar, aquí me siento yo, y aquí se pone la persona con el micrófono». Y yo le dije «Déjeme
entrevistarle». «¡No!». «Déjeme filmar la mesa». «¡No!». «Déjeme filmar su silla». «¡No!». «Déjeme filmar los
testimonios escritos». «¡No!». «Déjeme filmar un plano general de su oficina». «¡No!». Nada se podía filmar
porque el temía cometer un desliz que precipitara su expulsión del caso, porque la mayoría del cuerpo judicial
español estaba en su contra. Él me dijo que únicamente podía filmarlo en ámbito universitario. Entonces las
imágenes de Garzón que hay en la película vienen de una charla que dio en El Escorial mucho después», Cecilia
Ricciarelli, op. cit., p.71 (traduction personnelle).
1269
«Como la próxima película que tengo que hacer es sobre la justicia internacional, y vengo de Santiago, compré
veinticinco libros sobre la dictadura, que yo no los había leído. Acabo de leer uno que se llama Los Zarpazos del
Puma, de Patricia Verdugo. Inmediatamente atrás, porque estoy leyendo uno tras otro, de la Gladys Marín, sobre
su testimonio, se llama creo de la Operación Cóndor. De otro lado, lo que más me gusta de mis lecturas es el
ensayo. Acabo de terminar de leer Suiza lava más blanco, que es una demostración que Suiza con los millones que
se quedó de los judíos, se transformó en un imperio comercial muy discutible. Un libro espléndido. Leí un libro
muy interesante que se llama Los pequeños intereses de la vida, que es de un francés, que habla del placer de
tomarse un vaso de cerveza, un pincho de tortilla, o qué sé yo, fumarse un cigarrillo en la mañana justa antes del
café, o sea, pequeños placeres de la vida cotidiana. Es un libro de moda, muy interesante», «Entrevista con Patricio
Guzmán, un documentalista filmando y construyendo historia», Mauricio Yánez, Bogotá, mars 2000
(http://www.rchav.cl/2004_4_ent02_yanez.html, consulté le 29 septembre 2017) (traduction personnelle).

387
Nécessairement, la phase de montage a des similitudes1270. D’ailleurs, le cinéaste confie
a posteriori à quel point le sujet de son prochain projet filmique fut une source d’errements,
d’hésitations et d’inspirations artistiques (dont certaines ne résistèrent pas au montage) pour
évoquer au mieux ce sujet brûlant, et les niveaux d’émotions et de violences qu’il convoque :

«Lorsque je créais El caso Pinochet, j’ai passé un certain temps à Madrid. J’y ai filmé un groupe
de victimes de la dictature de Pinochet. A deux rues du lieu de tournage se tenait une exposition
photographique de La Pieta [de Michelangelo Buonarroti]. Quelques 70 photos de La Pieta la
composaient. Je pensais : «Cette image représente un archétype de douleur… il faut la filmer !
». Nous avons demandé l’autorisation et avons filmé ces photos, qui étaient extraordinaires.
Cependant, elles ne m’ont pas servi. Les images de la Vierge n’avaient rien à voir avec la
physionomie des victimes interrogées. Elles possédaient une esthétique différente, ce qui
interdisait de lier ces deux matériaux, alors même que chacun d’entre eux avait un lien direct
avec la douleur »1271.

C’est également le cas pour une œuvre aussi emblématique de Guernica, matériellement
difficile à filmer et pourtant mise de côté dans la version finale d’El caso Pinochet. Patricio
Guzmán semble avoir vécu une désorientation personnelle, donc artistique, durant le tournage,
par rapport à la proximité historique et sensorielle avec le thème de l’œuvre 1272. Une des
conséquences centrales de cette posture empathique de l’artiste face aux événements narrés est
une attention extrême portée aux victimes de la violence dictatoriale, pour faire irradier leur

1270
Au fil des mois le projet s’est peaufiné, et nous avons prolongé nos voyages à Londres, Madrid et Santiago du
Chili, accompagnés par une équipe plus étoffée. Ce tournage long, un peu improvisé, eut pour conséquence une
longue phase de montage, sous la responsabilité de Claudio Martinez («En el transcurso de varios meses el
proyecto se fue perfilando y nosotros continuamos viajando a Londres y también a Madrid y Santiago de Chile,
acompañados ahora por un equipo más completo. Este largo rodaje un tanto improvisado provocó también un largo
montaje al mando de Claudio Martínez»), note de Patricio Guzmán,
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/el-caso-pinochet (consulté le 18 septembre 2017) (traduction
personnelle).
1271
«Cuando estaba haciendo El caso Pinochet estuve un tiempo en Madrid. Allí filmé a un grupo de víctimas de
Pinochet. A dos calles de donde estábamos había una exposición fotográfica de La Pieta [de Michelangelo
Buonarroti]. Había unas 70 fotografías de La Pieta. Y yo pensé: «Esta imagen es el arquetipo del dolor… ¡hay que
filmarla!». Pedimos los permisos y estuvimos grabando estas fotos que eran extraordinarias. Sin embargo, no
sirvieron para nada. Las imágenes de la Virgen no tenían nada que ver con la fisionomía de las victimas chilenas.
Tenían otra estética, que impedía mezclar los dos materiales, a pesar de que ambos tenían una relación directa con
el dolor», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.62 (traduction personnelle).
1272
Je me suis rendu au musée de la Reina Sofia j’ai demandé une autorisation, payé un prix considérable et j’ai
filmé, durant toute une journée, le tableau de Guernica. Finalement, j’ai fait un blocage et n’ai pas su en faire bon
usage. Il apparaît brièvement dans une séquence, à tel point qu’il semble que je filme une photo. Mais non, j’étais
sur place, pour filmer l’œuvre originale. Mais je n’ai pas su tirer parti de ce tableau extraordinaire, de ce cadre aux
possibilités illimitées («yo fui al museo [de la Reina Sofia], pedí el permiso, pagué una suma considerable y estuve
todo un día filmando al Guernica. Pero finalmente me inhibí y no supe aprovecharlo. Aparece de repente, pero es
tan breve que no se desarrolla y parece que he filmado una foto. Y no, estuve allí, filmé el cuadro real. Pero no
supe sacarle partido a esa extraordinaria obra, a ese cuadro que es ilimitado»), ibid, p.100 (traduction personnelle).

388
dignité, leur héroïsme, leur vitalité malgré l’horreur vécue et racontée. Eduardo Galeano a écrit
quelques mots qui traduisent cette idée de manière saisissante : « il existe ici une poésie de
l’horreur, parce que règne le sens de l’honneur »1273. Leurs mots induisent l’obligation morale,
éthique d’une certaine perfection selon la volonté du réalisateur : cela se matérialise par
l’organisation spatiale d’un lieu hors du temps, d’une neutralité extrême. C’est le théâtre des
souvenirs, des confessions, d’une sorte de catharsis filmée :

«Lorsque j’ai rencontré ces femmes, je suis resté si admiratif que j’ai songé : «tout cela doit être
filmé à la perfection ». De là ont surgi mes doutes : ce plan ne fonctionne pas, la maison du
tournage ne me convient pas, les meubles sont en trop, le maquillage n’est pas à mon goût, les
lampes me gênent ; en fait, il s’agissait de chercher un cadre approprié, imposer un contexte
austère, débusquer la simplicité, sans être distrait, pour focaliser toute l’attention sur leurs mots.
Nous avons fini par louer quelques maisons vides, avec des murs blancs, en gardant les fenêtres
fermées. Une ambiance neutre, que je n’oublierai jamais. En quelque sorte régnait une sensation
de solitude entre nous, par le simple fait d’avoir à déposer au sol tout le matériel, puisqu’il n’y
avait ni meubles, ni tables »1274.

Notons ici que les témoignages des victimes de la dictature proviennent exclusivement
de femmes, ce que le réalisateur exilé justifie par une faculté exceptionnelle pour mettre des
mots, de la rationalité, pour évoquer la douleur, les blessures qui habitent chair et âme 1275. Ce
courage, sublimé par l’œil de la caméra, fait écho aux émotions, aux inhibitions de Patricio
Guzmán, sensible à l’ultra-proximité de ce que ses protagonistes évoquent. L’entreprise
cathartique touche également l’artiste, dont les chapitres de vie reviennent à la surface :

«Ce fut une expérience forte pour moi d’interviewer ces femmes dans El caso Pinochet, parce
que leurs mots me renvoyaient à mes turpitudes intérieures. J’ai dû faire beaucoup d’efforts pour

1273
«Aquí hay poesía del horror, porque hay sentido del honor», «La luz es un secreto de la basura» (pp.59-70), in
Eduardo Galeano, Ser como ellos y otros artículos, Madrid, Siglo XXI de España editores, 1992, p.61.
1274
«Cuando me encontré con esas mujeres me quedé tan sobrecogido que me dije: «eso tiene que ser filmado a la
perfección». Por eso empezaron mis cuestionamientos: este plano no funciona, la casa no me gusta, los muebles
sobran, el maquillaje no es adecuado, la lampara molesta; es decir, buscar un marco apropiado, imponer la
austeridad, buscar la sencillez, no distraer, concentrar toda la atención en su palabra. Por eso terminamos
alquilando unas casas vacías con los muros blancos y las ventanas cerradas. Un ambiente neutro que nunca
olvidaré. De alguna manera había una sensación de soledad entre nosotros por el simple hecho de tener que poner
las cosas en el suelo, porque no había muebles, no había mesas», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.89 (traduction
personnelle).
1275
«Les femmes sont capables d’évoquer la douleur. Les hommes, un peu moins. Dans El caso Pinochet ils sont
presque absents car je n’ai pas rencontré d’autres hommes capables de s’exprimer. Au contraire, beaucoup d’autres
femmes avaient la faculté d’évoquer des différentes facettes de la douleur» («las mujeres con capaces de hablar
del dolor. Los hombres, un poco menos. En El caso Pinochet no aparecen más porque yo no encontré otros hombres
disponibles. Sin embargo, tenía muchas otras mujeres que podían seguir hablando de los distintos tipos de dolor»,
Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.78 (traduction personnelle).

389
ne pas pleurer. Et pour qu’elles ne sentent pas cela, je me suis imposé une expression neutre,
alors que je pleurais de l’intérieur. Pour autant, elles ont dû le sentir, que ce soit par rapport à
moi mais aussi à toute l’équipe de tournage. […] Lorsque nous avons filmé le témoignage de
Madame Luisa Toledo, qui a perdu trois fils à cause de Pinochet, à un moment précis nous avons
suspendu le tournage. Ce seul entretien, qui dure deux heures, est en lui-même un documentaire.
Lorsque nous en avons terminé, nous avons atteint la caméra et nous sommes sortis dans le
jardin, pour prendre l’air. Nous étions imprégnés par un récit d’une douleur absolue, définitive
»1276.

Artiste et artisan habitué aux contextes de tournage depuis les années 1960, l’auteur
d’Electroshow est bousculé et répond à ces secousses personnelles par une application de tous
les instants1277, marquée par une posture distanciée, peuplée de pudeurs qui forgent l’austérité
de l’œuvre filmique. Ce fut d’ailleurs une source d’incompréhensions avec un de ses
producteurs ; le cinéaste choisit d’assurer la narration en voix off, tout en cultivant malgré lui
un détachement qui permet à l’œuvre de conserver une structure informative, didactique de
qualité :

«Dans El caso Pinochet, je lis moi-même le commentaire, sans me risquer à la confession au


sein des thématiques abordées. Le producteur Richard Copans me disait : «Si tu fais le
commentaire, pourquoi ne pas t’investir ? Tu ne réalises pas ce film comme un hollandais ou un
péruvien, tu es chilien ! Le Chili est ton pays, tu es en exil à cause de Pinochet, tu dois l’évoquer
dans le commentaire ! ». Mais je n’ai pas trouvé la formule pour mettre de moi dans les mots du
commentaire. Ces femmes me paraissaient si héroïques que je songeais : pourquoi insérer ma
propre histoire ? Je me suis entêté et suis resté en dehors. Du reste, je commente. Je lis le texte.
Cela a provoqué en moi une immense contradiction. Personnellement, je n’aime pas, vraiment
pas, ces séries anglaises où une célébrité fait la voix off. Mais si le cas s’était présenté, j’aurais
aimé recourir aux services d’un acteur à l’aura universel, comme Hector Alterio ou Jean-Louis
Trintignant par exemple »1278.

1276
«fue muy fuerte para mí cuando entrevisté a las mujeres de El caso Pinochet porque sus palabras me llegaban
al fondo. Tenía que hacer un gran esfuerzo para no ponerme a llorar. Y para que ellas no lo notaran tenía que poner
una expresión neutra mientras por dentro estaba llorando. Sin duda ellas tienen que haberlo notado y no solamente
en mi sino también en todo el equipo. […] Cuando rodamos el testimonio de dona Luisa Toledo, a quien Pinochet
le mato tres hijos, tuvimos que parar el rodaje. Esa entrevista, que dura dos horas, es en sí misma un documental.
Cuando termino la entrevista apagamos el equipo y salimos al patio a respirar. Estábamos impregnados por un
relato de dolor absoluto, definitivo», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.66 (traduction personnelle).
1277
Le personnage de Pinochet provoque en moi un énorme rejet. […] De plus, il m’a toujours inspiré la peur. […]
Réaliser un film sur sa détention en Grande-Bretagne m’obligeait à une concentration de tous les instants
(«Pinochet me causa un enorme rechazo como personaje. […] Además Pinochet siempre me produjo miedo […]
Hacer una película sobre su detención en Inglaterra requería la máxima concentración»), ibid, p.67 (traduction
personnelle).
1278
«En El caso Pinochet yo leo el texto, pero no me atrevo a relacionarme a mí mismo con el tema. El productor
Richard Copans me decía: «Si tu lees el texto, ¿por qué no entras tú? Tú no estás haciendo esta película como si
fueras un holandés o un peruano, eres un chileno, ¡Chile es tu país, estas en el exilio a causa de Pinochet, tú tienes

390
Alors même que ces explorations du montage prennent un certain temps, le réalisateur
chilien a tout le loisir de pouvoir échanger avec certains collègues documentaristes1279.
L’atmosphère créative s’en trouve renforcée, tout comme les interactions entre artistes et les
éventuelles conséquences sur les propositions filmiques envisagées.

b. Exprimer l’indicible pour justifier les tremblements du présent : analyse d’El caso
Pinochet

Donner la parole peut participer à soigner certains traumatismes qui hantent l’être
humain, à l’image des pratiques psychanalytiques. Cela participe à la construction de mémoires
concurrentes aux définitions étatiques : elles servent de contrepoids, d’alternatives citoyennes
aux romans façonnés par les pouvoirs traditionnels. Le cinéaste, dans son optique à dévoiler les
formes de l’oubli, se saisit du moment historique que représente la mise en accusation de
Pinochet pour effectuer un véritable travail d’investigations, que ce soit sur les ressorts
juridiques et judiciaires qui animent le cas Pinochet, mais aussi en mettant en relief les paroles
des individus qui incarnent cette masse floue de victimes de la dictature chilienne. Il met en
abîme les généralités de l’information classique avec le particulier, guidé par le souci de
restaurer la dignité des personnes restées en marge de la société chilienne depuis le coup d’Etat
du 11 septembre 1973. L’idée est d’humaniser les manières de conter l’histoire, en personnifiant
les « victimes », les « disparus » : le cinéma participe à remettre l’humain, le particulier, au
centre de la mécanique historique. L’objectif est de ne pas oublier qu’au sein des généralités du
passé, ce sont des êtres, des identités individuelles complexes qui vibrent et s’évertuent à vivre,
malgré tout. S’engager dans les batailles mémorielles, c’est aussi être solidaire pour que les
autres, autant que soi-même, puissent améliorer leurs conditions d’existence 1280. Dans cette

que decir eso en el texto!». Pero no me encontré la fórmula para encontrarme en el texto. Me parecían tan
monumentales esas mujeres, que me decía: ¿para qué tengo que entrar yo? Me inhibí y no entre. Pero al menos lo
leo yo. Leo el texto. Esto me provoco una gran contradicción. Personalmente no me gustan nada, absolutamente
nada, esas series inglesas donde un actor famoso lee el texto. En este caso, sin embargo, me habría gustado haber
utilizado a un actor universal, tipo Héctor Alterio o Jean-Louis Trintignant, por ejemplo», Cecilia Ricciarelli, op.
cit., p.95 (traduction personnelle).
1279
Un exemple : «Tu te souviens du documentaire Être et avoir, de Nicolas Philibert ? Et bien, je montais El caso
Pinochet dans la salle voisine» («¿Te acuerdas del documental Être et avoir, de Nicolas Philibert ? Pues yo estaba
montando El caso Pinochet en la sala vecina»), entretien avec Patricio Guzmán, Paris, 18 juin 2014 (traduction
personnelle).
1280
« La mémoire apparait comme une urgence. Elle est aussi nécessaire que la résistance quotidienne », Rithy
Panh, « La parole filmée. Pour vaincre la terreur » (pp.373-394), Communications, n°71 « Le parti-pris du
document », 2001, p.379.

391
optique, le documentariste fait le choix de mettre de côté certains apparats, certaines velléités
expérimentales (aperçues par exemple dans La cruz del sur ou encore Chile, la memoria
obstinada) pour dédier son œuvre à la parole de l’Autre, victime tentant de survivre aux
traumatismes d’un passé bloqué dans les labyrinthes de l’oubli.

Pour ce faire, il imbrique plusieurs niveaux de lecture. Le premier concerne les ressorts
juridiques et judiciaires de l’affaire Pinochet débutée dans les derniers mois de l’année 1998.
L’application didactique de l’artiste se teinte d’une austérité volontairement cultivée ; la
pédagogie documentaire (qui rappelle parfois celle de La batalla de Chile, sans les termes
idéologiques propres aux années 70) diffère des normes informatives « traditionnelles ». Par
exemple, il est important de préciser que la racine du recours qui mène à la mise en accusation
de l’ex-dictateur est une solidarité avec le Chili, en vertu d’une mémoire bien vive 1281.
L’attention est portée sur la dimension universelle de la dialectique des droits de l’homme, afin
de justifier le recours espagnol par rapport à la situation chilienne. Pour rendre intelligible le
propos, et ainsi éclaircir la complexité de l’affaire Pinochet sans ennuyer le spectateur ni tutoyer
le format du reportage télévisé, Patricio Guzmán fait le choix d’une narration majoritairement
rythmée par les propos des nombreux protagonistes juridiques et politiques, entre Chili,
Espagne et Grande-Bretagne1282.

Les témoins de la violence militaire jouent également un rôle narratif crucial, entre
dynamique du récit documentaire et incarnations intimes d’un phénomène massif : la barbarie
des forces armées chiliennes. La narration est collégiale, en son sein la voix off du cinéaste est
présente, mais en proportions infimes. Ainsi, la subjectivité de chaque être par rapport aux
dynamiques du monde met en exergue les rapports entre réalité et fiction, suggérant l’aspect
surréaliste du règne de l’oubli par rapport aux désirs de connaître l’hier :

« Le matériau privilégié est donc constitué à partir d’interviews multiples a posteriori. Or, qu’est-
ce qu’un témoin en matière de cinéma ? C’est non seulement un être humain soumis à toutes les
défaillances, comme en justice, mais ce doit être de surcroit – même s’il est des silences ou des

1281
Carlos Castresana, moteur de la procédure juridique lancée depuis Madrid, évoque le rôle de Pablo Neruda
ainsi que Salvador Allende dans la solidarité avec les réfugiés républicains poursuivis par Franco à la fin des
années 1940. En aout 1939, Neruda, consul du Chili en France, affrète un bateau, le Winnipeg, pour que ces
derniers se réfugient au Chili. Une fois arrivés en Amérique latine, c’est le ministre de la santé, Salvador Allende,
qui les accueille.
1282
Au Chili : Juan Guzmán (juge), Roberto Garreton (avocat au Vicariat), Carmen Hertz (avocate des victimes).
En Espagne : Ernesto Ekaiser (journaliste), Carlos Castresana (procureur), Joan Garces (avocat). En Grande-
Bretagne : Jeremy Corbyn (député travailliste), Peter Schaad (ami de Pinochet et proche de Margaret Thatcher),
Norman Lamont (ex-premier ministre de Thatcher), Andy McEntee (président d’Amnesty International Londres),
Clive Nicholl (avocat de Pinochet), procureur Ronald Bartle (procureur du procès), Alun Jones (député opposé à
Pinochet).

392
balbutiements d’une intense vérité – quelqu’un qui sait raconter. Donc un conteur, si possible un
conteur de talent. Voilà qui nous ramène à la fiction »1283.

L’accusation passe par la révélation de la caducité de la stratégie étatique chilienne à


l’œuvre, alors que transpirent chaque jour un peu plus les secrets imposés du passé. El caso
Pinochet se caractérise par la prédominance des espaces clos, théâtres de loi, de justice et
d’entretiens (bureaux, tribunaux, maisons). Soucieux de contrastes, le cinéaste s’applique à
diversifier les espaces d’actions : contextes urbains pour montrer les lieux de pouvoir, les luttes
et les fossés de la société chilienne (à Madrid, Londres tout autant qu’à Santiago) ; lieux où les
morts murmurent et sont peu à peu découverts, au nord au pays et à Santiago (fosses, anciens
centres de torture) ; immensités des paysages chiliens (emblématiques désert d’Atacama &
cordillère des Andes). D’ailleurs le long-métrage s’ouvre sur les paysages du nord du pays (en
2001), où le gigantisme n’altère en rien l’obstination des êtres pour trouver les traces,
microscopiques, des drames passés. C’est également le seul lieu extérieur où le cinéaste
s’autorise à donner la parole à des familiers de disparus, meurtris mais toujours debout pour
faire surgir de la terre la vérité. Dans cette même volonté de variations, les dispositifs filmiques
se multiplient : entretiens, images d’archives, reconstitutions (notamment par rapport aux
destinées des cadavres), photographies (les visages des disparus hantent le film, en plus d’un
retour sur le 11 septembre 1973), dessins (en compagnie du président d’Amnesty International
Londres, Andy McEntee, pour illustrer le procès Pinochet, comme il est de coutume, à la
télévision, pour narrer ces affaires judiciaires), traces mortifères de l’hier dissimulé (avec la
récurrence matérielle des os, avec des légistes – une anthropologue, Isabel Reveco, ainsi qu’une
médecin, Patricia Hernandez). En outre, Patricio Guzmán s’essaie aux tableaux vivants, mettant
en scène les témoins des violences militaires tout autant que les militants actifs, à Londres, pour
manifester leur joie devant la perspective du jugement de l’ex-dictateur. L’héroïsation des
martyrs d’hier fait écho à celle des militants d’aujourd’hui, ces exilés qui donnent du temps et
de l’énergie à encourager le procès de l’ex-dictateur.

Quelques métaphores audiovisuelles nourrissent, par le contraste, l’austérité nécessaire


pour présenter efficacement la complexité du cas Pinochet. D’ailleurs cette austérité est nue,
caractérisée par une absence totale de musique au sein de l’œuvre filmique, alors que le cinéaste
en avait l’habitude. Le seul écho « mélodique » est à trouver dans les percussions, les musiques
des partisans du jugement de Pinochet à Londres, alors que la liesse s’accompagne

1283
Guy Gauthier, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p.17.

393
d’expressions identitaires intenses pour des exilés aux souhaits exaucés par cette perspective.
Ces métaphores donnent une profondeur dense à l’œuvre, et l’éloigne du format du reportage
télévisé. Il y a le jeu d’échecs, qui permet à Ernesto Ekaiser d’illustrer toute la complexité de
l’affaire et les évolutions des rapports de force entre les différentes parties. Nous observons
également l’éboulement de roches dans la cordillère des Andes, filmé en plan fixe, qui illustre
l’effet boule de neige des accusations assenées à Augusto Pinochet : une pierre lancée sur
l’édifice mémoriel en appelle d’autres, jusqu’à susciter l’avalanche expressive des désirs
mémoriels en terres chiliennes. De plus, le moment de l’installation de la statue d’Allende
permet de capter les réactions des passants, comme un témoignage subtil de l’hier refoulé
s’invitant dans l’aujourd’hui chilien : ce moment symbolique est la preuve d’une société en
mouvement, où le changement paraît possible, et suggère l’espoir par rapport à l’avenir. Enfin,
la rivière Mapocho, ses courants aquatiques, son énergie sans faille supplante les doléances
d’aujourd’hui en termes sonores (par un effet de montage), prenant symboliquement le relais
des luttes en suggérant que le flot mémoriel, incessant, n’en est qu’à ses débuts, en ce début des
années 2000. Malgré ces quelques séquences poétiques signifiantes, Patricio Guzmán restreint
le champ de ses expérimentations formelles, en vertu du ton solennel d’un tel sujet de cinéma.
La dignité des êtres, d’une époque et donc de son pays (voire de l’humanité toute entière) est
au cœur de l’œuvre. Par conséquent, c’est une puissance austère, et paradoxalement teintée
d’énergies positives quant à l’avenir, qui émane au visionnage de ce long-métrage.

L’horreur d’hier est présentée sous ses différentes facettes : destructions matérielles1284,
agressions sexuelles1285, omniprésence de la mort 1286, etc. Elle s’accompagne d’une affirmation
de l’existence, d’un « je suis en vie » qui est un pied de nez au modèle de société que prétendait
créer le régime militaire1287. Au centre de cette création filmique, le réalisateur incarne, au
niveau intime et individuel, ce que signifie torture, disparition, deuil et marginalisation. Le

1284
Victoria évoque cette ultra-violence : «J’ai tout perdu. Ils ont brûlé ma maison » (« Yo perdí todo. Me
quemaron mi casa ») (traduction personnelle).
1285
Le témoignage de Gabriela est poignant, car elle évoque cette sauvagerie militaire, à laquelle elle tente de
s’opposer : tentative de viol, pénis inséré de force dans la bouche. Elle assimile ce comportement à une volonté de
déshumaniser la victime : « Nous n’étions plus des êtres humains. L’idée était de nous briser, nous détruire »
(« Nosotros no éramos personas. Es un intento de quebrarte ») (traduction personnelle).
1286
Gladys revient sur une expérience traumatique durant sa détention : la vue, forcée, de la torture puis de l’agonie
d’un jeune prisonnier qui avait tenté de s’évader de Villa Grimaldi. Gabriela aussi évoque le traumatisme du fait
de s’habituer à l’omniprésence de la mort, de la violence dans une impuissance totale : « Le plus dur dans la torture,
c’est d’avoir été obligé de voir d’autres personnes être torturées, sans pouvoir ne rien faire » (« Lo más duro en la
tortura, es haber visto torturar a otro a tu lado, sin poder hacer ninguna cosa ») (traduction personnelle).
1287
Luisa, déjà interrogée par le cinéaste à la fin d’En nombre de dios, le résume avec des mots forts : « Ma
revanche est d’être en vie, d’avoir survécu » (« Mi venganza es estar viva ») (traduction personnelle).

394
témoignage est une possibilité pour transcender l’horreur vécue tout en partageant l’inavouable
avec le spectateur, ce qui suscite une empathie où l’émotion prime :

« Donner la parole, c’est aussi et enfin tenter de surmonter la terreur pure, celle qui s’est
imprimée dans les esprits et a stigmatisé les chairs, au point de rendre muet, de renvoyer au grand
trou noir du non-sens »1288.

Le féminin règne, et huit témoins (sept femmes et un seul homme 1289) narrent, avec
gravité, énergie, dignité (on voit parfois perler un sourire, une lumière dans le regard), les
atrocités vécues. Au-delà d’être une illustration d’un phénomène internationale de témoignages
et de plaintes à l’encontre des forces militaires chiliennes (Augusto Pinochet, mais pas
uniquement), ces séquences sont une ode à la figure féminine, comme jamais Patricio Guzmán
ne l’avait fait auparavant1290. C’est à l’aide de plans serrés, de portraits que le cinéaste donne la
parole à ces héroïnes d’un passé qui ne passe pas, qui subsiste dans les chairs et les âmes : ce
processus du témoignage invite également à surpasser les traumatismes de l’hier pour s’inscrire
dans le présent1291. C’est comme une renaissance, pour l’individu mais aussi pour l’histoire, qui
se pare de nouveaux reliefs de connaissances :

« Silence idéal de l’extermination contre parole du témoignage. La parole comme ce qui fonde
l’humanité, la restaure. Comme ce qui reconstruit l’Histoire, comme ultime rempart contre la
barbarie »1292.

On ressent l’empathie, l’émotion, l’admiration de l’artiste pour ces êtres de par les choix
esthétiques qui guident ces séquences. En effet, une attention toute particulière est donnée aux
bouches, aux regards, ces portes d’entrée sur l’essence émotionnelle et sensuelle 1293. De plus,
ce qui fait la spécificité du champ documentaire, qui plus est dans le cinéma de Patricio

1288
Dominique Bacqué, op. cit., p.247.
1289
Les témoins sont nommés par leur prénom : Victoria, Nelly, Gabriela, Luisa, Cecilia, Ofelia (accompagnée
par sa fille Manuela, témoin d’un secret jamais avoué par sa mère), Santiago et Gladys.
1290
«C’est indéniable : les femmes ont toujours exprimé leur indignation, depuis les tragédies de la Grèce antique
jusqu’aux mères argentines de la Plaza de mayo. Elles sont capables d’aller là où aucun homme n’oserait
s’aventurer» («Es un hecho que las mujeres siempre han manifestado la indignación, desde la tragedia griega hasta
las madres de la Plaza de Mayo. Son capaces de llegar hasta donde ningún hombre se atreve a llegar»), Cecilia
Ricciarelli, op. cit., p.78 (traduction personnelle).
1291
Dans cette perspective, le témoignage d’Ofelia, devant sa fille Manuela, est une incarnation plus large de
l’ignorance qui structure le Chili post-dictature, et donc les générations nées après le coup d’État : les enfants dont
les familiers n’évoquent pas le passé sont dans l’impossibilité de s’informer sur la réalité des horreurs militaires,
notamment ils sont eux-aussi dans une pudeur qui peut empêcher le dialogue avec les victimes, comme l’évoque
Manuela : « j’avais peur de lui faire du mal, et je ne voulais également pas entendre tout cela » (« por miedo a
hacerlo daño a ella, y por no querer oírlo tampoco ») (traduction personnelle).
1292
Dominique Bacqué, op. cit., p.295.
1293
« Les yeux, comme dit le proverbe, sont la fenêtre de l’âme », Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être,
Paris, Gallimard, 1984, p.169.

395
Guzmán, c’est un rapport au temps, à l’instant, qui n’est pas dans la frénésie rythmique d’autres
médiums. Là où la télévision est friande de montages nerveux, aux coupes nettes et aux rythmes
soutenus, son septième art documentaire dévoile les silences, les imperfections des entretiens,
les moments où l’être cherche comment retranscrire verbalement le tumulte intérieur de la
manière la plus avisée possible. Par exemple, pendant le témoignage de Gabriela, elle se laisse
submergée par l’émotion, et les pleurs s’invitent durant la séquence, ce dont elle s’excuse 1294.
Au lieu de couper pour enchaîner directement sur la suite de ses propos, le réalisateur choisit
de dévoiler cette fragilité, et ainsi renforcer le lien inconscient entre témoin et spectateur. C’est
une manière de rompre le quatrième mur que de dévoiler l’envers de l’artisanat qui a pour
finalité un long-métrage documentaire.
L’héroïsation est une donnée centrale d’El caso Pinochet, par rapport aux victimes, par
rapport aux individus qui luttent pour la dignité humaine en faisant du cas Pinochet une bataille
pour la justice, une invitation universelle à se questionner sur l’essence de la condition humaine.
Malgré les froideurs des pragmatismes de la géopolitique mondiale 1295, malgré les inerties qui
touchent les relations juridiques internationales 1296, quelques esprits engagés tentent de faire
subsister l’humain au centre de la frénésie des échanges globaux. La violence de l’histoire
façonne la rage intérieure de ses protagonistes, et les mots, les intonations les exprimant
témoignent de cette fureur contenue1297. Cela est palpable dans les paroles des témoins, car
après ces épreuves de vie, ils ne souhaitent en rien jouer le jeu de leurs bourreaux, et répondre
à la violence par la vengeance. La dignité, l’humanité, la réflexion supplantent la barbarie, mais
aussi les violences qu’incarnent l’oubli, la tromperie, le refus du dialogue 1298.

Ce film s’invite au sein des efforts culturels transnationaux qui participent à restaurer la
dignité des êtres1299. Par ricochet, c’est la mémoire, la richesse d’une époque, celle de l’Unité

1294
«Excuse-moi, je ne voulais pas pleurer en faisant ça » («Perdona, no quería llorar en esta») (traduction
personnelle).
1295
Évoquons ici la visite de Margaret Thatcher à son ami Augusto Pinochet, assigné à résidence dans la capitale
britannique. Elle procure un soutien sans faille à l’ex-dictateur, et joue de tous ses réseaux pour lui permettre de
rentrer libre au Chili.
1296
Carlos Castresana, à l’heure du bilan de cette affaire lorsque Pinochet repart au Chili, ne cache pas sa déception,
tout en précisant que la légitimité des forces politiques a été fragilisée, parce qu’elles n’ont pas été à la hauteur des
paradigmes des droits de l’homme et de la justice internationale.
1297
« La violence passe d’abord par la langue. […] A chaque mot a été attaché un rêve ou un cauchemar », Rithy
Panh, « La parole filmée. Pour vaincre la terreur » (pp.373-394), Communications, n°71 « Le parti-pris du
document », 2001, p.385.
1298
Peter Schaad, proche de Pinochet et de Margaret Thatcher, illustre cela en utilisant des arguments statistiques
(peu de pertes humaines, en définitive) pour justifier la mort du communisme chilien grâce au régime dictatorial
(un argument clé pour les partisans de la dictature, jusqu’à nos jours).
1299
Gabriela : «Ce pays nie sa propre histoire, en même temps que le droit à la dignité » («Este país niega su
historia, y niega el derecho a la dignidad») (traduction personnelle).

396
Populaire, qui est convoquée. Les appels à réveiller l’intelligence, le dialogue, le fait d’assumer
les zones d’ombres du passé peuplent cette œuvre critique par rapport au Chili, un pays où
l’unité ne peut être envisagée sans écrire les pages de l’hier de manière concertée. Le régime
dictatorial s’est appliqué à détruire, quotidiennement, les liens sociaux, les espaces de
discussions pour renforcer l’incommunication entre les différentes catégories sociales.
Pourtant, dans une optique de réconciliation effective (et non pas dictée par les élites), l’avenir
du pays semble dépendre de cette capacité à écouter l’autre, à assumer les erreurs et les folies
du passé. L’État se doit de mettre fin à l’omerta, à la honte provoquée par la barbarie, mais aussi
à l’obstination de l’oubli, alors que ses fondements tremblent, à cause de dynamiques
internationales mais aussi à cause des citoyennes, des citoyens qui veulent savoir, juger, pour
avancer1300. Les contrastes entre l’attitude de Pinochet (et ses partisans) et le besoin viscéral de
réponses, de justice, de vérité est incarné par Rosa Silva, familière de disparus, qui prend à parti
les avocats d’Augusto Pinochet à la sortie du tribunal à Santiago, avec un poignant monologue
où les cris incarnent des rages plus globales au sein du Chili post-dictature. C’est une mise en
abîme du conflit qui traverse ce dernier1301, une illustration des gouffres qui séparent les
citoyens sur les plans mémoriels. Le thème du pardon, qui est une part importante au sein du
cinéma de Guzmán depuis En nombre de dios, est lancinant. Il met en cause le paradigme de
l’oubli, qui représente la principale barrière à la possibilité du dialogue. L’oubli rend impossible
ne serait-ce que l’éventualité du pardon1302. Comment faire, alors, pour esquisser les chemins
de demain ? El caso Pinochet oscille entre pesanteur du passé et espoir en un avenir où les voix
étouffées briseront, quoiqu’il en soit, leurs chaînes.

c. L’affaire Pinochet, un événement mondial : réceptions et échos

Les diffusions, les échos et les multiples réceptions de ce documentaire dépendent des
impacts symboliques, immenses, sécrétés par l’affaire Pinochet, que ce soit dans le monde

1300
Patricio Guzmán filme une sorte de manifestation « happening » de jeunes militants chiliens, qui arborent des
cagoules blanches et revêtent l’habit des torturés dans les rues de Santiago. En outre, les images de manifestants
venant interpeller verbalement, devant leur lieu de travail, certains militaires dont les crimes sont sources de
multiples plaintes et témoignages, sont une autre marque de cette société chilienne où la volonté d’oubli est
constamment remise en question.
1301
« C’est précisément l’axe de ce documentaire, aussi rigoureux qu’émouvant : opposer le digne et l’indigne »,
« Les deux mémoires du Chili », Jean-Claude Raspiengeas & François Gorin, Télérama, 10 octobre 2001.
1302
Gabriela, pour clore le documentaire, affirme : «La puissance de la mémoire nous permettra de panser nos
plaies, et c’est pour cela qu’il est crucial de construire une mémoire collective, afin de cohabiter et construire
l’avenir » («la fuerza de la memoria es algo que nos permitirá sanar, por eso es tan importante establecer la
memoria colectiva para vivir y construir el futuro») (traduction personnelle).

397
autant qu’au Chili. La portée symbolique de la mise en accusation de l’ex-dictateur génère des
désirs pour satisfaire les curiosités, tout en jouant sur une sorte de fibre nostalgique qui émane
lorsque l’on évoque le Chili de 1973, le coup d’État. L’ombre de Salvador Allende plane
également, il est celui dont on ose encore trop peu dire le nom malgré son indissociabilité avec
la figure d’Augusto Pinochet. Tous ces paramètres jouent sur l’ampleur des diffusions d’El caso
Pinochet, qui tendent à générer une audience large. Cela permet à Patricio Guzmán de renouer
avec la dimension internationale de son cinéma, créant un parallèle avec les années 1970 et les
deux premiers volets de La batalla de Chile. Les curiosités internationales attisent aussi
l’élargissement des ses réseaux transnationaux, en vertu d’intéractions nouvelles, de rencontres
et de voyages qui nourrissent la trajectoire si particulière du documentariste.
Tout d’abord, c’est un destin festivalier qui permet à l’œuvre de creuser son sillon à
l’international, au sein d’un ample réseau, connu du cinéaste, tout autant que dans de nouveaux
lieux. Ainsi, pour l’édition 2001 du festival de Cannes, alors que la compétition officielle
comporte notamment des œuvres telles que Le pianiste ou Mulholland Drive, El caso Pinochet
intègre la Semaine internationale de la critique. Cette reconnaissance se poursuit par
l’attribution de récompenses, comme le Grand prix au FID 2001, ou encore le Golden Gate
Award du festival de San Francisco 2002. Le documentaire est programmé dans de nombreux
événements, comme le Toronto Film Festival 2001, le FIDOCS 2001, ou encore le Festival
International de Documentaire et de court-métrages de Bilbao1303, en novembre de la même
année. L’année suivante, il chemine en terres latino-américaines, notamment en Equateur1304,
tout en restant assez présent dans le panorama européen1305.
Dans cette continuité, El caso Pinochet est diffusé dans le réseau commercial dans un
certain nombre de pays, et récolte un succès notable au vu de son contenu et de la
marginalisation du documentaire dans le panorama cinématographique mondial1306. En France,
l’œuvre est en salles à partir du 10 octobre 20011307. Au Chili, l’œuvre est présentée pour la
première fois le mercredi 7 novembre 2001 1308, et suscite un grand nombre de curiosités malgré
la faiblesse numérique des espaces artistiques de projection. Le paradoxe est immense entre

1303
Festival International de Documentaire et de court-métrages de Bilbao (30 novembre 2001)
(https://elpais.com/diario/2001/12/01/espectaculos/1007161201_850215.html, consulté le 12 septembre 2017).
1304
Festival «Encuentros del otro cine» (Quito, Guayaquil et Cuenca, Équateur), avril 2002.
1305
Mardi 5 novembre 2002 : Festival « Filmar en América Latina », Genève
(http://www.cooperativa.cl/noticias/cultura/el-caso-pinochet-abrira-el-martes-festival-suizo-filmar-en-america-
latina/2002-11-02/103200.html, consulté le 12 septembre 2017).
1306
«Distribución en salas: Francia (60.000 espectadores), México (80.000), Bélgica, España (à partir du 5
décembre 2001), Chile y Estados Unidos» (source: https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/el-caso-
pinochet, consultée le 29 septembre 2017).
1307
« Gros plan sur Pinochet », Ruth Valentini, Le nouvel Observateur, 11 octobre 2001.
1308
Source : http://archivo.eluniversal.com.mx/notas/31257.html (consultée le 7 octobre 2017).

398
l’essence de l’effort filmique du documentariste, dédié notamment à la population chilienne, et
la marginalisation dont font preuve les tenants des réseaux et espaces médiatico-artistiques
(circuits cinématographiques, télévisuels, radiophoniques, etc…). Là où le documentaire
recueille des succès effectifs à l’international, il ne récolte qu’un succès d’estime dans son pays
natal. Cela contribue à la consolidation de la figure de Patricio Guzmán au sein d’un panorama
artistique national dit militant, alternatif, sans lui donner accès à des sphères d’audience plus
amples, tout du moins au Chili.
Car à l’international, les réceptions d’El caso Pinochet engendrent une exploitation
commerciale étendue grâce au format DVD, pris en charge par un distributeur en langue
anglaise (Icarus Films, États-Unis), et également un en langue française (Cinéart, Belgique).
Notons ici qu’aucune distribution DVD n’est générée en langue espagnole, ce qui met en
exergue les limites des réseaux cinématographiques dits « alternatifs », notamment en
Amérique latine. De plus, les diffusions télévisuelles d’El caso Pinochet incarnent un jamais-
vu pour le documentariste. Pas moins de 36 pays voient une chaîne acheter le documentaire :
depuis la France, pays où il réside (avec des diffusions possibles jusqu’aux DOM-TOM et en
Corse) jusqu’à Radio Vatican. Dix pays africains sont concernés 1309, ainsi que 21 pays
européens1310. Ajoutons l’Australie, les États-Unis et seulement deux pays latino-américains :
le Brésil et le Mexique, ce qui illustre d’une part les difficultés pour diffuser un cinéma national
au sein de chaînes le plus souvent privatisées et aux mains des élites, et d’autre part que les
processus mémoriels sont lents et chaotiques au sein de nombreux États où un régime dictatorial
est passé par là. La richesse des entretiens avec les femmes victimes des violences dictatoriales
génère également la possibilité d’une série sur ce même médium, Testimonios alrededor del
caso Pinochet1311, que prend en charge Camila Guzmán :

«Le matériel accumulé était d’une telle qualité que ma fille Camila en fit une série avec les
séquences non montées. Elle a créé une collection de 10 épisodes avec toutes ces femmes, qui
fut retransmise sur une chaîne de télévision nommée Histoire »1312.

1309
Algérie, Bénin, Burkina Faso, Cap Vert, Cameroun, Les Comores, Côte d’Ivoire, Gabon, Ile Maurice,
République Centre Africaine.
1310
Allemagne, Andorre, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Francia, Finlande, Gibraltar, Grèce, Hollande,
Angleterre, Irlande, Italie, Luxembourg, Malte, Monaco, Norvège, Pologne, Suède, Suisse.
1311
Produite par Pathé, 2001, pour 10 épisodes de 52 minutes.
1312
«Era tan bueno ese material que mi hija Camila hizo una serie con los materiales que no se montaron. Hizo
una colección de 10 episodios con todas esas mujeres, que fue emitida por un canal que se llama Histoire», Cecilia
Ricciarelli, op. cit., p.90 (traduction personnelle).

399
Au-delà d’un long-métrage de cinéma, on saisit ainsi que le travail artisanal de l’auteur
d’El primer año façonne un matériel d’archives audiovisuelles utiles pour toute entreprise
visant à approfondir le passé proche d’une dictature. Le 7ème art clame son statut qualitatif de
source d’histoire. Les réceptions critiques soulignent la qualité de l’œuvre d’art, notamment
grâce à ses versants mémoriels et pédagogiques. En effet, à l’ère de la surmédiatisation, la
conscience de pouvoir toucher plus profondément, avec un rapport plus apaisé en termes
temporels, aux affres du passé grâce à l’artisanat documentaire transparaît 1313, quitte à ce que
l’informatif soit supplanté par un flot d’émotions que le mélange des mots et des images permet.
Cela concerne les protagonistes du film ainsi que les spectateurs, tentés par l’empathie,
l’expérience réflexive1314. De plus, El caso Pinochet est une ode à la figure charismatique de la
femme héroïque, qui supporte tous les malheurs du monde et les surpasse pour en faire une
expérience de vie partagée1315. Ces héroïnes participent à faire d’un projet documentaire une
tentative artistique d’une grande profondeur, de par l’humanité qui s’en dégage autant que par
sa puissance universelle :

« [les victimes] : leur manière de parler longuement, de dire et de ne pas dire, d’hésiter, la texture
de la voix aussi bien que les traits du visage recèlent une puissance indicible, qui excède le sens
-politique, éthique, affectif- de ce qu’ils disent ou veulent dire »1316.

Ainsi, en attisant les clameurs autant que les murmures des mémoires individuelles,
Patricio Guzmán met en accusation l’oubli, symptôme des sombres périodes de l’histoire de
l’humanité1317. Il dicte le rythme de sa manière d’appréhender l’actualité et ses racines
profondes, allant à contre-courant de la frénésie médiatique qui s’éprit de l’affaire Pinochet :
cette posture de l’artiste citoyen participe à iconiser les victimes de la dictature, à affirmer leur
importance au sein d’un roman national tronqué par les choix étatiques et idéologiques 1318. À

1313
« Là où la télécratie nous impose une mémoire à éclipses, le cinéma recolle parfois les morceaux », Le Point,
5 octobre 2001.
1314
« Le récit de ce qui a eu lieu et a été enduré est non seulement à la limite du supportable, mais ceux qui le
profèrent, eux, ne peuvent toujours pas le supporter sans trembler ou fondre en larmes », « Insoutenable cas
Pinochet », Didier Péron, Libération, 18 mai 2001.
1315
El caso Pinochet est un documentaire fascinant […]. C’est un hommage grandiose aux femmes, narratrices
des terribles moments de torture qu’elles ont vécu. C’est difficile de faire mieux, plus clair et plus captivant («El
Caso Pinochet es un documental fascinante (...). Un homenaje grandioso a las mujeres, terribles narradoras de las
torturas que han padecido. Difícil de hacerlo más excelente, más claro y más cautivante»), F.T. Zurban, Cannes,
n°7, 16 mai 2001 (traduction personnelle).
1316
« Lumières sur un monde noir », Le Monde, 10 octobre 2001.
1317
« Son film devient l’invocation d’un monde noir. Celui de la terreur, celui de l’oubli », idem.
1318
« La souffrance de ces victimes que personne ne voulait écouter au Chili a dépassé l’indicible pour atteindre
une saisissante dignité. En les écoutant, en les regardant, j’ai décidé de faire un film nu, sans afféteries, loin du
bruit de fond et de l’agitation qui entouraient cette affaire », propos de Patricio Guzmán, « Les deux mémoires du
Chili », Jean-Claude Raspiengeas & François Gorin, Télérama, 10 octobre 2001.

400
une époque où l’attention médiatique, politique, militante se focalise à nouveau sur les destinées
du Chili, l’œuvre de l’artisan d’El primer año lui permet d’obtenir des tribunes médiatiques, au
sein de revues spécialisées mais aussi dans des publications destinées à des publics plus larges ;
ainsi, il s’affirme comme un cinéaste porte-étendard de son pays, en même temps qu’il met en
exergue le cinéma alternatif qu’incarne le documentaire. Défendre une marge du septième art
est une façon d’en faire la promotion, et ainsi inciter à son partage, à une connaissance plus
ample et plus fine de ses contours :

« Le documentaire, genre intime, me convient mieux parce qu’il est adapté à mon caractère. Il
m’offre de rassembler les deux moitiés de ma personnalité, l’une rationnelle et ordonnée, l’autre
émotionnelle et sentimentale. J’affectionne la solitude. Je ne suis pas un militant. Je participe
peu à la rumeur du monde. Je me considère surtout comme un observateur. J’aime travailler avec
des budgets modestes et de petites équipes, sans souci de hiérarchie. Je vis mes tournages comme
des cadeaux »1319.

El caso Pinochet apparaît donc comme une alternative médiatique quant aux curiosités
par rapport à la situation chilienne : le support documentaire appelle à prendre de la hauteur par
rapport aux frénésies suscitées par la fièvre de l’actualité dans un monde surinformé, où
l’interconnexion des moyens de communications est totale et sans délais. Patricio Guzmán
évoque cette particularité du documentaire par rapport au format du reportage télévisé en
évoquant le dispositif de l’entretien :

« En règle générale, un véritable entretien devient hors du commun lorsqu’il fait apparaître un
personnage authentique, qui nous bouscule et nous transporte à d’autres niveaux de
communication. […] Peu à peu, nous laissons derrière nous les frontières du journalisme pour
pénétrer dans un espace de cinéma, où les silences, les pauses, les doutes sont aussi essentiels
que les mots »1320.

1319
« Le documentaire, genre intime, me convient mieux parce qu’il est adapté à mon caractère. Il m’offre de
rassembler les deux moitiés de ma personnalité, l’une rationnelle et ordonnée, l’autre émotionnelle et sentimentale.
J’affectionne la solitude. Je ne suis pas un militant. Je participe peu à la rumeur du monde. Je me considère surtout
comme un observateur. J’aime travailler avec des budgets modestes et de petites équipes, sans souci de hiérarchie.
Je vis mes tournages comme des cadeaux », propos de Patricio Guzmán, « Les deux mémoires du Chili », Jean-
Claude Raspiengeas & François Gorin, Télérama, 10 octobre 2001.
1320
«Por regla general, una verdadera entrevista abandona lo ordinario cuando desde ella empieza a surgir un
personaje autentico, que nos conmueve y nos transporta hacia otra magnitud de la comunicación. […] Poco a poco
dejamos atrás la frontera del periodismo y entramos en un espacio cinematográfico, donde los silencios, las pausas,
las dudas son tan importantes como la palabra», Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit., p.59 (traduction
personnelle).

401
De plus, le niveau d’intimité, d’émotions des survivantes de l’époque dictatoriale que
l’œuvre arrive à exprimer lui donne une puissance émotionnelle et symbolique immense, aux
reliefs universels. L’évocation de la barbarie, de l’atrocité que peuvent revêtir les relations
humaines est un triste patrimoine que les êtres ont en commun. Les manières dont les héros (ici
héroïnes), ayant surmonté cette folie destructrice, narrent leurs expériences personnelles
participent à inviter le spectateur à se regarder dans le miroir de l’écran de cinéma. Raconter
les non-dits d’une tragédie peut avoir la même portée que l’évocation, sur le moment, de la
tragédie elle-même. Patricio Guzmán se consacre à cette tâche par le biais de l’art, lui donnant
des perspectives aux frontières sans cesse repoussées (patrimoniales, éducatives, politiques,
etc.) au fur et à la mesure que le temps passe et fuit. Un grand nombre d’observateurs, malgré
la discrétion de distribution de l’œuvre, saisit l’aura de ce type de proposition artistique.
Au Chili, les échos médiatiques se cantonnent principalement à la presse écrite. La
majorité des mentions faites résultent de l’accueil plus que favorable du long-métrage lors du
festival de Cannes, ce qui lui assure un destin international ample : une œuvre chilienne
recueille les sympathies, donc la déontologie journalistique se mobilise et relaise
l’information1321. Pour autant, rares sont les écrits évoquant le contenu, l’essence mémorielle
subversive de l’œuvre filmique. Mentions sont faites des diffusions en salles 1322, en plus d’une
nouvelle diffusion de La batalla de Chile1323. Ainsi, on comprend que les échos chiliens ont
pour racine principale le fait que la critique cinématographique internationale reconnaisse la
puissance artistique, pédagogique et émotionnelle de cet essai filmique. C’est dans le regard de
l’Autre que se définissent certaines normes, par rapport aux mémoires autant que par rapport
aux créations qui peuvent s’insérer dans un patrimoine artistique national. Mais
l’approfondissement des savoirs de l’histoire restent restreints. Quelques publications mettent
à l’honneur les problématiques mémorielles et leurs complexités chiliennes 1324. Seul

1321
El Mercurio, 17 mai 2001, p.12; El Mercurio, 19 mai 2001, p.22; « El caso Pinochet impacto en Cannes », La
nación, 17 mai 2001, p.44 ; « Patricio Guzmán mostrara El caso Pinochet en 15 festivales internacionales », La
segunda, 15 mai 2001, p.38 ; «Documental de Patricio Guzmán ovacionado en Cannes», La segunda, 16 mai 2001,
p.37.
1322
El Mercurio, 16 novembre 2001, p. 17 : séances dans la salle 1 du Cine Hoyts La Reina, et la salle 12 du
Showcase Parque Arauco. El Mercurio, 22 novembre 2001, p.13 : Cine Hoyts La Reine (salle 5), Cine Hoyts P.
Huérfanos (salle 5). El Mercurio : 29 novembre 2001, p.15 : Sala Blanca Centro de Extension de la Católica. The
Clinic, 31 octobre 2001, p.9 : publication d’une affiche publicitaire avec l’annonce de la première présentation du
film pour le 15 novembre 2001 au Chili (Sala Cine Hoyts La Reina, mais aussi Showcase Parque Arauco).
1323
La Tercera, 12 novembre 2001 : séances au Centro Arte Alameda, La Batalla de Chile, 14h30 et 19h30.
Publimetro relaie également l’information : 14 novembre 2001, p.22, avec la mention d’une projection de La
batalla de Chile I.
1324
Avec un dossier «Las exigencias de la memoria», Revista de critica cultural, juin 2001. La revue Rocinante
abonde également en ce sens: Il fonctionnement parfaitement comme un enregistrement d’une période pour nourrir
l’histoire («funciona perfectamente como un registro del episodio para la historia»), «Para volver a sentir»,

402
l’hebdomadaire d’El Mercurio analyse réellement l’œuvre, retenant l’engagement idéologique
mais aussi la notable évolution du cinéma de Patricio Guzmán1325. Le cinéaste étend ainsi le
spectre de ses aspirations créatives, et ses années 2000 ne vont cesser d’abonder en ce sens.

3. À l’aube d’un siècle nouveau : un cinéaste transnational prolifique


a. Quelques échappées filmiques

« Entre chacune de ces œuvres que je qualifie de «majeures », je fais des œuvres de commande
assez légères, comme par exemple La isla Robinson Crusoé (1999), Madrid (2002) ou Mi Julio
Verne (2005), qui ont des éléments autobiographiques et une certaine dose d’humour et
d’ironie »1326.

Au-delà des projets principaux de Patricio Guzmán, qui s’obstine sur les batailles
mémorielles chiliennes, il s’aventure également dans quelques créations orientées par une
demande de certains réseaux culturels transnationaux desquels il est familier depuis les années
70. Au tournant de la fin du XXe siècle, il livre deux tentatives originales qui nourrissent nos
réflexions par rapport aux préoccupations et aux pratiques artistiques qui font évoluer,
progressivement, l’artisanat filmique propre à Patricio Guzmán.

La isla Robinson

«J’ai accepté avec grand plaisir de réaliser ce film sur l’île Robinson Crusoé, en respectant les
instructions d’une collection cinématographique qui imposait à chaque cinéaste quelques
exigences concrètes : choisir une ville, un pays ou une région du monde, travailler seul (sans
cameraman ni preneur de son), utiliser une narration à la première personne et ne pas effectuer
d’entretiens. Ce fut un exercice divertissant »1327.

Rocinante, décembre 2001, n°38, p.41. De plus, La hora recommande également le long-métrage : Un matériel
nécessaire (« un documento necesario »), 15 novembre 2001, p.17 (traduction personnelle).
1325
Guzmán n’a jamais occulté la nature militante (de gauche) de sa pratique cinématographique, ainsi que sa
conviction que le documentaire n’est pas neutre, ce qui lui a longtemps valu une étiquette politisée. Au fur et à
mesure des années, sa vision s’est beaucoup complexifiée, la nature combative de son cinéma a s’est atténuée,
rompant avec l’affiliation au documentaire cubain qui lui collait à la peau («Guzmán nunca ha ocultado la filiación
de izquierda de su práctica fílmica y su convicción de que el documental no es neutral estuvo por mucho tiempo
asociada a una visión militante del cine. Con el paso de los anos, esa visión se ha sofisticado considerablemente,
mientras en paralelo se mitigaban los aspectos combatientes que tanto lo emparentaban con el documental
cubano»), «El caso Pinochet», Sábado El Mercurio, 16 novembre 2001, n°165, p.4 (traduction personnelle).
1326
« À 40 ans de La bataille du Chili, retour d’expérience » (pp.177-193), in Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge
Munoz (dir.), Le 11 septembre chilien. Le coup d’État à l’épreuve du temps (1973-2013), op. cit., p.181.
1327
«Acepté con mucho gusto hacer esta película sobre la isla Robinson Crusoe siguiendo las instrucciones de una
colección de películas que imponía a cada director algunas exigencias muy concretas: elegir una ciudad, un país o
una región del mundo, trabajar completamente solo (sin camarógrafo ni sonidista), narrar la película en primera

403
Dans le cadre d’une série documentaire destinée à la télévision française, Patricio
Guzmán se propose de filmer, de manière artisanale et avec une équipe technique réduite à son
minimum (seul un assistant) une carte postale du bout du monde, en prenant pour terrain de
jeu(x) l’île Robinson Crusoé (anciennement isla Mas a Tierra). Cette dernière appartient à
l’archipel Juan Fernandez, et fut renommée ainsi en hommage à l’histoire du naufragé écossais
Alexandre Selkirk, inspiratrice du roman emblématique de Daniel Defoe (publié en 1719).
Le cinéaste dévoile son attachement et sa fascination pour ce roman 1328, monument de
l’histoire de la littérature mondiale et pierre angulaire des légendes chiliennes ; de ce fait, il
évoque ses premiers amours artistiques, lui qui a publié au tournant des années 50 et 60
plusieurs écrits d’aventures teintés de science-fiction. Avec cette entreprise documentaire, le
parti-pris ressemble à celui de Chile, la memoria obstinada : partir d’un objet culturel (le livre)
pour retracer l’histoire des réalités qu’il dépeint, en mettant en relief les ponts qui lient
aujourd’hui avec hier. L’invitation au voyage est spatiale et temporelle. La destination est un
bout du monde, un ailleurs périphérique, en marge par rapport aux grands ensembles où
crépitent les vies humaines que Patricio Guzmán nous a habitué à regarder (la capitale Santiago
du Chili en premier lieu). Cet attachement à utiliser la caméra comme une porte ouverte vers la
marginalité, ici géographique, reste une ligne directrice cruciale dans la manière de créer du
réalisateur.
À nouveau, la subjectivité est au centre du projet, de par les contraintes imposées autant
que par la posture de Patricio Guzmán. Ce tournage représente pour lui une aventure inédite, et
il souhaite en filmer jusqu’aux prémices. La première partie de ce moyen-métrage a pour théâtre
Santiago du Chili, car le cinéaste doit prendre l’avion pour se rendre sur l’île Robinson Crusoé.
En raison des conditions météorologiques, pendant plusieurs jours il reste coincé dans la
capitale, où il part à la recherche de Robinson, à l’aide des ressources historiques de la
Bibliothèque Nationale mais également grâce à ses rues. Ces dernières suscitent des échos au
cinéaste par rapport à ses propres références littéraires : Pablo Neruda, grand collectionneur des
multiples éditions de l’ouvrage 1329, est évoqué lorsque Patricio Guzmán se rend compte de la
proximité géographique entre la rue « Robinson Crusoé » et La Chascona, la maison du plus

persona y no hacer entrevistas. Fue un ejercicio interesante», Source :


https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/isla-de-robinson-cruso (consultée le 28 septembre 2017)
(traduction personnelle).
1328
Il confie qu’il a découvert cette histoire à l’âge de 13 ans.
1329
Il en posséda jusqu’à 16 éditions différentes, preuve d’une fascination.

404
emblématiques des poètes chiliens1330. Le rapprochement entre Neruda et Crusoé, c’est une
manière de faire le lien entre le réel et l’imaginaire, pour appuyer sur les vertus du livre à
développer ses propres mondes intérieurs :

«Ils se rencontrèrent souvent par l’imagination »1331.

Devant les difficultés de transport, il envisage de prendre le bateau pour parcourir les
centaines de kilomètres qui séparent l’île de Valparaiso. Le documentariste filme, met en scène
un carnet de voyage qui insiste sur les loupés, les difficultés logistiques qu’impliquent un
voyage ; on pourrait presque songer à une mise en abime métaphorique des difficultés
(logistiques, mais aussi économiques) vécues dans l’art documentaire. Ainsi, on découvre
l’envers du décor d’un aérodrome, l’errance de l’artiste obligé de mettre ses projets entre
parenthèses1332, mais aussi quelques bribes filmiques de la vie nocturne de Valparaiso, fameuse
ville dont les strophes de Pablo Neruda regorgent. L’attention du réalisateur pour la musique,
l’ivresse festive de la nuit se mélange à une fascination pour l’univers visuel du bar où il passe
une partie de sa soirée.
Au bout de trois jours d’attente, le minuscule avion de plaisance que craint Patricio
Guzmán obtient le droit de décoller. Le réalisateur est accompagné de cinq personnes (dont le
pilote), et il profite du moment du vol pour en filmer les portraits et ainsi développer le casting
de son aventure cinématographique. Le trajet est interminable, entre ciel et océan (avec le même
capitaine) est le moment d’une séquence de fondu-enchainés entre les images prises depuis
l’avion et d’autres, que le réalisateur enregistre depuis un bateau, au large de l’île. La profusion
naturaliste se confond avec une confusion temporelle et géographique, et cela procure au
moyen-métrage une dimension nouvelle, entre songe et irréalité. Finalement, le cinéaste,
accompagné par son assistant Alvaro Silva, touche au but, illustre l’atterrissage et commence à
filmer l’immensité naturelle de l’archipel, tout en reliefs et en apparences hostiles. Les éléments
semblent être chargés d’une tension, procurant au spectateur une sensation d’impuissance face
à la force de la nature : premier pas vers la déférence, le respect devant l’indomptable. C’est
caméra à l’épaule, avec un artisanat filmique qui murmure la dimension humaine de l’homme

1330
En plus de sa demeure à Santiago, il possédait également La Sebastiana à Valparaiso, ainsi qu’une sur l’île
noire, au large des côtes chiliennes.
1331
«se encontraron muchas veces en la imaginación», propos de Patricio Guzmán dans le documentaire
(traduction personnelle).
1332
Il en profite pour visiter le musée de la mer de Valparaiso, s’intéressant aux espèces uniques qu’abrite
l’archipel, une faune en vase clos par rapport au reste du monde.

405
devant l’enchantement de la nature, que Patricio Guzmán débute une nouvelle étape dans le
tournage de La isla Robinson.
La découverte de l’île, c’est celle d’un petit monde, d’une enclave isolée des grandes
agitations. Les colibris rouges y pullulent, tout comme les parapluies de Robinson, espèce
végétale endémique. La vie humaine y pulse aussi. C’est un carrefour d’itinéraires nombreux,
et les générations se mélangent. Le quotidien se déploie, avec d’autres ondes, avec son propre
rythme. L’exotisme est une question d’habitudes, que les charmes du voyage bousculent. Le
cinéaste s’évertue à partager avec les spectateurs quelques bribes de ce qu’est la vie normale
dans un bout du monde, pour montrer que la norme et l’extraordinaire ne sont que questions de
point de vue. L’ordinaire de l’un est l’extraordinaire de l’autre. Le cinéma est un support pour
en prendre conscience : une attention toute particulière est donnée aux tâches ménagères dans
l’hôtel où loge le réalisateur, tout comme en cuisine. Plus tard, la caméra s’attarde sur la
précarité du quotidien, dépendant d’une économie fragile et pourtant apte à la détente : exemple
d’un match de football en salle. L’école primaire est un autre lieu de vies, et le cinéaste tient à
dévoiler la normalité de la vie d’un enfant sur l’île.
Le roman de Daniel Defoe narre une histoire, mais l’archipel en regorge. Le spectre
s’étend, et l’on évoque tour à tour les pirates tout comme le naufrage d’un navire allemand
durant le premier conflit mondial. Ces terres sont un jardin de survivants, et témoignent des
façons dont l’homme se fond dans les éléments pour se reconstruire lorsqu’il a tout perdu. Il
suggère cela en filmant les paysages, en allant jusqu’à nous faire ressentir par des plans
impliquant le regard du spectateur : par exemple lorsque le réalisateur lui-même pose son pied
nu sur une trace déjà existante dans le sable, afin de mettre en exergue l’imbrication essentielle
du passé dans le présent, et vice-et-versa. Le moyen-métrage possède quelques séquences où il
joue sur les sensorialités de l’image pour procurer des émotions plus profondes, où l’empathie
convoque les sens. De plus, la confusion entre réel et fiction, voire même l’irréalité d’un tel
lieu, donne d’autres reliefs à l’ouvrage qui est base du projet 1333.
L’île est fruit d’histoires, et son cours ne s’arrête pas. Durant le tournage, le
documentariste assiste à l’arrivée de l’armée chilienne, avec ses imposants navires de guerre.
C’est une occasion pour souligner que l’histoire, ses frontières, ses symboles, inondent même
les lieux théoriquement les plus éloignés. C’est un rappel de ce joug de l’homme contemporain,
à l’endroit même d’où est inspirée une des plus célèbres histoires de solitude. La conquête est
au cœur des logiques humaines. Le Chili en est un exemple violent lorsqu’on évoque ses forces

1333
«Parfois, littérature et réalité se confondent » («a veces, la literatura y la realidad se confunden») (traduction
personnelle).

406
armées. Néanmoins, Patricio Guzmán profite de l’arrêt des militaires, pour une brève
permission, pour tourner des séquences surprenantes. En effet, il positionne la caméra, en plan
fixe, sur la cabine téléphonique située sur la place principale de San Juan Bautista, la ville
principale, et réussit à capter les conversations d’un certain nombre de soldats. Chacun à leur
tour téléphone, pour se reconnecter à la vie normale, et cette séquence dynamique (composée
de plusieurs morceaux, enchaînées par des fonds noirs et rythmée par différentes échelles de
zooms), où le montage rapide dévoile mille facettes de ceux qui portent l’uniforme interpelle.
En effet, on songe à l’humanité de chaque individu dont les mots ont été immortalisés : loin
d’une diabolisation, le cinéaste dévoile la normalité, presque la simplicité d’un archétype
jusqu’ici très marqué de façon péjorative dans son cinéma. Alors même qu’il est, à côté de ce
projet filmique, en train de tourner El caso Pinochet, expérience d’une émotion et d’une
pesanteur extrême, la posture « apaisée » qu’il dévoile, à l’heure de filmer les militaires sur l’île
Robinson Crusoé, laisse à songer à des évolutions dans le regard de l’homme sur la grande
histoire et ses protagonistes. À nouveau, précisons à quel point ce genre de projet « de
commande » peut se révéler être une parenthèse inattendue dans l’œuvre du documentariste.
C’est une escapade, un autre type de voyage, de ceux qui peuvent murmurer des évolutions, des
remises en question des fondements humains et idéologiques de l’artiste. San Juan Bautista est
un lieu d’évolutions, où la mémoire se pare de nouvelles strates.
D’ailleurs, la mise en scène de la solitude, grâce à la figure emblématique de Robinson
Crusoé mais aussi grâce à la découverte du présent, illustre le ressenti du cinéaste pour le Chili
d’un autre âge, celui de son enfance 1334. L’attention pour le gigantisme de la nature fait écho à
une époque où l’homme ne fondait pas son paradigme civilisationnel sur la domination par la
violence, notamment par rapport aux éléments. On peut donc deviner quelques préoccupations
pour l’environnement, par exemple lorsqu’est évoqué un Robinson Crusoé en phase avec les
éléments1335. Et ce respect pour la nature et ses envoûtements est renforcé par l’utilisation d’une
musique classique lancinante, douce et progressive lorsque le réalisateur filme les longues
marches qu’il effectue dans l’île, réserve mondiale de la biosphère protégée par l’Unesco. La
isla Robinson ouvre un nouveau chapitre créatif, tant le protagoniste principal de l’œuvre qu’est
la puissance des éléments naturels domine le propos artistique. Ce moyen-métrage est une mise

1334
Patricio Guzmán confie, en voix off: «J’ai 13 ans à nouveau, et je sens la nostalgie de ce monde comme nous
l’avions rêvé avant de le connaître. Un monde de pureté, sûrement, comme le niveau zéro de la civilisation»
(«Vuelvo a tener 13 años, y siento la nostalgia de este mundo tal como lo hemos soñado antes de conocerlo. Un
mundo de pureza quizás, como el grado cero de la civilización») (traduction personnelle).
1335
«Le Robinson âgé savait observer l’océan et toucher au bonheur» («El viejo Robinson sabia mirar el mar y ser
feliz») (traduction personnelle).

407
en exergue de l’exotisme, tout autant qu’une aventure personnelle pour le cinéaste. La vie et
l’art se confondent, avec cette puissante volonté de partage, de faire connaître aux autres des
lieux incroyables où la notion du temps est malmenée par un mélange complexe de sensations
et d’imaginaires. La isla Robinson est une bribe d’un carnet de voyage, une riche carte postale
audiovisuelle. C’est l’évocation subjective d’une île isolée du monde. Le moyen-métrage abrite
une métaphore des inerties chiliennes, alors que les mémoires se libèrent à l’extrême fin du XXe
siècle.
Ce projet de commande possède une finalité télévisuelle, avec la collaboration de la
chaîne franco-allemande Arte. De plus, il est édité en dvd pour le marché nord-américain, grâce
à Icarus Films. C’est un exercice stimulant, parce que différent et régi par des contraintes
créatives, qui permet au réalisateur d’expérimenter et d’élargir le spectre de ses réflexes
cinématographiques. D’ailleurs, dans ce cadre, un autre projet de commande, Madrid, participe
à la maturation artistique de l’artisan d’En nombre de dios.

Madrid

«J’ai choisi de filmer Madrid car j’ai une relation très personnelle à cette ville où j’ai longtemps
vécu. C’est comme une vieille histoire d’amour. Avec Madrid j’ai connu la passion, l’euphorie,
plus tard le désamour, l’oubli puis un nouveau rapprochement, qui s’est transformé en tendre
amitié »1336.

Toujours dans cette optique de carte postale subjective, d’errance filmique à la recherche
de l’ordinaire autant que de l’extraordinaire, Madrid est une nouvelle escapade artistique, une
respiration entre deux projets profonds par rapport à son identité chilienne. Cheminant dans les
rues, les quartiers, les ambiances et les odeurs d’une ville dans laquelle il vécut à deux reprises,
le cinéaste dévoile les contrastes entre la vitalité d’un quotidien à taille humaine et les
bouleversements inhérents à une grande ville (travaux, panorama architectural témoin d’une
époque capitaliste, avec ses commerces, ses apparats, etc.). Ce portrait filmique convoque la
mémoire personnelle, c’est une sorte de psychothérapie sur le temps qui passe en même temps
qu’une ode à Madrid, son folklore, ses charmes insoupçonnés. Ce moyen-métrage est également
un terrain de jeux expérimentaux en termes esthétiques, avec par exemple une séquence

1336
«Elegí filmar en Madrid porque tengo una relación muy personal con la ciudad donde viví durante muchos
años. Es como un viejo amor. Con Madrid he tenido una pasión, una euforia, más tarde un desamor, un olvido y
un nuevo acercamiento, que se ha quedado en una tierna amistad», propos du documentariste. Source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/madrid (consultée le 28 septembre 2017) (traduction personnelle).

408
poétique, presque surréaliste où Patricio Guzmán filme les ombres des passants sur le bitume
madrilène, telle une métaphore des relations entre hier et aujourd’hui, en même temps qu’un
véritable murmure sur l’existence : les êtres hantent les lieux, et la grande ville est un lieu
impersonnel. En conséquence, le cinéaste cherche à incarner, au sein de l’immense, la richesse
humaine et la dignité de l’individu. Sans aller plus loin dans l’analyse esthétique, on peut juste
évoquer la volonté poétique d’un homme revenant sur les traces d’un passé où l’exilé eut à
redéfinir les termes de son existence. Le recul sur le temps, sur l’existence, permet de nourrir
d’autres types de réflexions quant à son propre parcours de vie. L’œuvre de commande est un
déclencheur d’autres niveaux de lecture sur la vie, dans ses versants universels tout autant qu’au
niveau de l’individu.
À nouveau, l’œuvre est diffusée sur Arte, et bénéficie d’une édition dvd nord-
américaine, toujours sous l’égide d’Icarus Films. Ce moyen-métrage aux ambitions
confidentielles recueille quelques échos, notamment dans la presse hexagonale. Des médias
influents tels que Le Monde ou Les Inrockuptibles insistent sur l’inventivité de l’œuvre, qui
donne une dimension presque poétique à Madrid1337. De plus, l’insistance de Patricio Guzmán
pour capter l’ambiance de lieux multiples suscite une variété de sensations, propre au quotidien
des êtres dans les jungles urbaines modernes 1338.

b. Projets et patrimonialisation

À la lisière de la fin du siècle et de l’orée d’un nouveau, le documentariste construit


d’autres projets filmiques, qui pour des raisons principalement financières, mais aussi par faute
de temps, n’iront pas à leur terme. Néanmoins, ses velléités avortées permettent d’en savoir
plus sur l’imaginaire créatif de l’artiste, sur ses préoccupations, ses mondes intérieurs. Mais

1337
Caméra à l’épaule, Patricio Guzmán filme la beauté des visages, les odeurs du marché du Rastro, lieu habituel
des promenades dominicales, les danseuses de flamenco ou encore les ombres des individus, qui se reflètent sur
les murs ou les graviers du pavé… Il y a autant d’images poétiques que d’instants magiques («Cámara en mano,
Patricio Guzmán filma los bellos rostros, las huellas de El Rastro, salida obligatoria de los domingos, las bailarinas
de flamenco o las sombras reflejadas en los muros o las piedras del suelo… Hay tantas imágenes poéticas como
instantes mágicos"), Le Monde, 19 décembre 2002 (source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/madrid, consultée le 28 septembre 2017) (traduction personnelle).
1338
Attablé dans un café, il capte les discussions hautes en couleur des clients. Ensuite, il coupé soudainement le
son. Seules restent les mains, qui caressent l’air, frôlent les corps. Une trouvaille brillante […]. Madrid, ville intime
et sauvage. Madrid, insaisissable antithèse de Barcelone. Madrid, où les mystères glissent entre tradition et
modernité, entre inertie et vitesse, entre bouffée d’air et étouffement, entre quiétude et cacophonie («Instalado en
un café capta las discusiones brillantes de la gente. Después de repente corta el sonido. Quedan sólo las manos que
atraviesan el aire, rozando los cuerpos. Un hallazgo genial (…). Madrid, ciudad íntima y salvaje. Madrid, inasible
antítesis de Barcelona. Madrid, donde los misterios se deslizan de tradición en modernidad, de inercia en rapidez,
de bocanada de aire en sofocación, de quietud en cacofonía»), Les Inrockuptibles, 19 décembre 2002 (source:
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/madrid, consultée le 28 septembre 2017) (traduction personnelle).

409
également les manières dont il envisage le 7ème art pour prendre part aux débats du monde.
Ainsi, entre 1999 et 2001, trois projets sont couchés sur le papier.
Le premier concerne la ville de Bilbao, dans le Pays basque espagnol. Dans une optique
de description de la ville, de retour sur son histoire, ses racines et son arbre des possibles
avenirs, le cinéaste souhaite mettre en exergue le rôle de catalyseur que joue le musée
Guggenheim1339. Ce lieu, dont les plans ont été dessinés par l’architecte Frank Gehry et qui fut
inauguré le 18 octobre 1997, impulse un souffle nouveau à une ville à l’histoire douloureuse,
mais aussi à la réputation jusqu’ici peu flatteuse. Patricio Guzmán souhaite mettre en exergue
la capacité d’inspiration, d’impulsion, d’attractivité de la culture, au travers d’une de ses
incarnations, par rapport à la société. Défenseur ardent d’une mise en relation toujours plus
étroite entre l’art et la vie, il profite de ce projet El dinosaurio verde pour tenter d’arpenter les
effets du dynamisme culturel sur les citoyens et leur environnement immédiat, afin d’interroger
les ponts entre arts, savoirs et quotidienneté. Cette volonté artistique du cinéaste chilien est
incarnée par l’introduction de son projet d’intention, et dénote à nouveau son désir de mettre en
relief des individus, mais aussi des lieux dont la marginalité fait partie intégrante du quotidien :

«C’est un film sur une ville horrible, qui n’importe à personne : Bilbao, au nord de l’Espagne.
Les gens disaient que c’était une ville laide, inhospitalière, industrielle, remplie d’une pollution
de couleur noire. Le peu qu’on aperçoit depuis l’autoroute n’avait jamais attiré personne.
Comment est-il possible que tout est pu changer – d’un jour à l’autre – grâce à l’inauguration
d’un bâtiment insolite peuplé d’œuvres d’art ? Et que le monde entier désire découvrir ce
bâtiment ? Cette dynamique provoque en moi des interrogations. J’ai envie de découvrir Bilbao,
d’entrer dans le musée, de parler avec les gens, de les filmer et de révéler ses mystères »1340.

Toujours dans cette dynamique, la même année, à Paris, le réalisateur écrit un autre
projet, nommé Safari de la memoria. Il revient sur le terrain chilien, et se propose, dans une
sorte de prolongement du dispositif utilisé sur Chile, la memoria obstinada, de parcourir le
pays, accompagné par une équipe réduite ainsi qu’un matériel cinématographique apte à
permettre des projections un peu partout sur les terres chiliennes 1341. Cette ambition fait écho

1339
A travers un projet nommé Dinosaurio verde, dont la version écrite date de février 1999 (source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/guiones-no-realizados/el-dinosaurio-verde, consulté le 28 septembre 2017).
1340
«Esta es una película sobre una ciudad horrible que no le importaba nada a nadie: Bilbao, en el norte de España.
La gente decía que era una ciudad fea, inhóspita, industrial, llena de humo de color negro. Lo poco que se ve desde
la autopista no le atrajo nunca a nadie. ¿Cómo era posible que todo esto pudiera cambiar --de un día para el otro--
a causa de la inauguración de un edificio insólito lleno de objetos de arte? ¿Y que el mundo entero desee conocer
este edificio? Este fenómeno no me deja tranquilo. Tengo ganas de ir a Bilbao, entrar en el museo, hablar con la
gente, filmarles y revelar su misterio», idem (traduction personnelle).
1341
Une équipe réduite de cinéastes explorateurs arpentera le pays à l’aide de deux véhicules modestes, pour
montrer certains documentaires de l’époque d’Allende, tout en filmant les réactions des spectateurs. […] Pour

410
aux pratiques de cine-móvil des années 1960 et 1970, qui aspiraient à convoquer l’audience
populaire, de celles et ceux traditionnellement marginalisés des lieux de culture, afin de partager
avec eux valeurs et visions du monde avec un didactisme assumé. Devant le règne de l’oubli
régnant au Chili post-dictature, le cinéaste propose un périple qui débuterait à l’extrême nord
(désert d’Atacama), pour se conclure au sud du pays, avec la Patagonie puis l’île Dawson,
transformé en camp de concentration durant les premières années du joug militaire. En
arpentant les villes, les campagnes, les ports, les quartiers populaires, l’idée est de projeter un
certain nombre d’œuvres filmiques datant de l’époque de l’Unité Populaire et des premières
années de la dictature. Patricio Guzmán désire décentraliser son champ géographique d’action
filmique, tout en interrogeant des anonymes, des témoins discrets de l’histoire. Il règne dans ce
projet un air d’agitation mémorielle, artistique, citoyenne, grâce aux armes audiovisuelles :

«En partant de ce mot africain chargé de mystère, qui transpire l’aventure (et qui signifie «bon
voyage » en langue swahili), je souhaite proposer un documentaire à la recherche de la mémoire
perdue du Chili, en explorant ses déserts, ses villages, ses ports, ses volcans, ses mines
souterraines et ses habitants. Un territoire long et étroit, un couloir, une avenue qui descend
depuis les tropiques jusqu’à la Terre de Feu, où nombre de personnes désire raconter son histoire,
mise en silence durant 25 ans. Un pays qui forme un pont (et dont le nom signifie «le lieu où
s’achève la terre » dans la langue des mapuches), qui garde jalousement les secrets de plusieurs
générations silencieuses »1342.

L’objectif est de remettre en question, à la force de la connaissance et de la lutte contre


l’oubli, les inerties du modèle chilien post-Pinochet1343. Les préoccupations de l’artiste pour les

mettre en scène nos projections ainsi que les interviews on cherchera de petits espaces : collèges, lycées, clubs de
sport, locaux syndicats et théâtres modestes situés dans les banlieues («Un pequeño equipo de cineastas
exploradores a bordo de dos vehículos ligeros recorrerá el país mostrando algunos filmes documentales de los
tiempos de Allende y filmando las reacciones de la gente. […] Para poner en escena nuestras exhibiciones
cinematográficas y entrevistas buscaremos espacios pequeños, colegios, liceos, clubes deportivos, locales
sindicales y teatros humildes en los barrios de la periferia») (https://www.patricioGuzmán.com/es/guiones-no-
realizados/safari-de-la-memoria, consulté le 28 septembre 2017) (traduction personnelle).
1342
«Con esta misteriosa palabra africana llena de imágenes de aventuras (que significa «buen viaje» en el idioma
suaheli) quiero proponer un filme documental en busca de la memoria perdida de Chile, explorando sus desiertos,
sus aldeas, sus puertos, sus volcanes, sus minas subterráneas y sus habitantes. Un territorio largo y estrecho, un
corredor, una avenida que baja desde los trópicos hasta la Tierra del Fuego, donde una larga fila de personas desea
contar su historia, olvidada durante 25 años. Un país en forma de puente (cuyo nombre significa «el lugar donde
termina la tierra», según el idioma mapuche), que guarda celosamente los secretos de varias generaciones sin voz»,
idem (traduction personnelle).
1343
En montrant ces films nous aspirons à secouer la conscience, la pensée, le mutisme des gens, l’absence
d’opinions, pour essayer de débloquer la mécanique de la peur, de l’oubli et de l’amnésie. Aujourd’hui survivent
deux mots, deux références, deux noms dans l’esprit des chiliens : Allende et Pinochet. L’existence du peuple
chilien est marquée par un avant et un après Allende, un avant et un après Pinochet. Le coup d’État, qui continue
à faire souffrir, est un événement toujours pas digéré, irrésolu, méconnu. C’est un traumatisme couvert de silences.
Un oubli, une autocensure, qui s’étend jusque sur le terrain judiciaire, ainsi que celui de la morale. Notre expédition

411
catégories sociales marginalisées depuis la chute de Salvador Allende attisent un dispositif
filmique inédit, qui malgré son échec en tant que projet filmique illustre une période créative
où le cinéaste se révolte, à sa manière, contre les impasses qui balisent les labyrinthes mémoriels
et citoyens de son pays.
Un autre projet avorté est développé, et son écriture date de l’année 2001 (précisément
du 1er aout). Il se nomme Los héroes silenciosos. Dans la lignée de l’entreprise artistico-
mémorielle d’El caso Pinochet, et comme un prolongement des découvertes que le tournage de
Chile, la memoria obstinada a pu occasionner, le réalisateur propose de focaliser son attention
sur ces anonymes qui furent les héros tragiques de l’Unité Populaire et son obstination
démocratique. Deux protagonistes sont au centre du propos mémoriel : Juan Osses était un des
gardes du corps du président Allende ; Manuel Cortes était le responsable des transports
présidentiels. En narrant leurs existences, la force de leurs engagements révolutionnaires, au
sein du Chili de la dictature mais aussi ailleurs (Manuel Cortes à Cuba puis au Nicaragua, Juan
Osses en RDA), le cinéaste désire mettre en exergue l’existence de toutes ces femmes et ces
hommes qui font la richesse de l’histoire chilienne mais que la dictature a écrasé, marginalisé,
désubstantialisé. C’est une autre manière de critiquer les impasses mémorielles du Chili post-
dictature, tout en donnant le rôle central aux marges de la société, comme dans toutes ses œuvres
dédiées à sa terre natale. A défaut d’un roman national équilibré, où l’éthique empêche les
déformations et les manipulations de l’histoire, Patricio Guzmán ajoute son grain de sable
artistique aux savoirs sur hier et ses tremblements. Il n’omet pas de souligner que,
progressivement, ces héros méconnus retrouvent un certain prestige social et moral, dans la
mesure où les évolutions lentes des éclaircissements mémoriels (notamment à partir de
l’arrestation de Pinochet à Londres) mènent à leur donner la parole, à prendre en compte leurs
existences et leurs témoignages :

«Alors que ces hommes paraissaient être détenteurs d’une maladie incurable, sans aucun sens à
leur existence, de nouvelles dynamiques les menèrent vers de nouvelles formes de luttes.
D’abord apparurent les chercheurs universitaires, qui écrivaient des travaux sur Salvador Allende

partira préparée pour dénicher cette amnésie («Al mostrar estas películas queremos remover la consciencia, el
pensamiento, el mutismo de la gente, la falta de opinión, para intentar desbloquear el mecanismo del miedo, el
olvido y la amnesia. Hoy día sobresalen dos palabras, dos referencias, dos nombres en la mente de los chilenos:
Allende y Pinochet. La existencia de este pueblo se divide en dos períodos: «antes» y «después» de Allende,
«antes» y «después» de Pinochet. El golpe de estado que continúa irritando a algunos, es un acontecimiento no
digerido, no resuelto, no aclarado. Es un trauma cubierto por el silencio. Un olvido, una autocensura, que se
extiende al terreno de la justicia y la moral. Nuestra expedición saldrá bien preparada en busca de esta amnesia»)
source : https://www.patricioGuzmán.com/es/guiones-no-realizados/safari-de-la-memoria, consultée le 28
septembre 2017 (traduction personnelle).

412
et l’Unité Populaire et qui venaient leur demander témoignages et éclaircissements. Plus tard
vinrent les correspondants étrangers, qui étaient à la recherche de points de vue originaux sur
l’histoire chilienne. Puis s’invitèrent les politiques. Plus tard arrivèrent les journalistes qui
s’intéressaient au «problème militaire », etc. »1344.

Pour ce qui concerne le FIDOCS, le documentariste chilien s’évertue à suivre une ligne
directrice artisanale, ambitieuse et contestataire par rapport aux normes qui régissent la société
chilienne, et il partage cette volonté avec tout le microcosme culturel qui gravite autour de
l’événement festivalier :

«Nous sommes actifs sur les voies périphériques, car nos révélations inquiètent les tenants du
pouvoir. Notre distribution est alternative, amateure la majeure partie du temps, mais cette
difficulté ne rend pas caduque notre point de vue. N’oublions pas que le documentaire a toujours
navigué dans les sphères cinématographiques avec une essence subversive, rebelle. C’est un
moyen de contre-information. Notre esprit curieux nous guide, sans cesse, jusqu’à la découverte.
Nous avons l’ambition des poètes. Nous défendons nos images avec fierté car elles sont notre
seul patrimoine. Nous sommes en crise depuis l’époque des frères Lumière. Nous sommes nés
dans le risque. Mais nous cultivons l’optimisme, et travaillons dans la joie »1345.

Dans ses premières années d’existence, la priorité est de pérenniser ce rendez-vous


culturel, malgré les difficultés et les conflits occasionnés par l’amateurisme de certains
collaborateurs chiliens. Patricio Guzmán n’hésite pas, au sein d’une lettre personnelle qu’il
publie sur son site internet, à écorner sérieusement Alejandra Fritis, accusée d’avoir détournée
le budget de l’édition 1999. Elle devient par la suite réalisatrice, scénariste, productrice,
monteuse et gestionnaire d’événements culturels dans la capitale chilienne. L’incompétence de
cette personne n’aide en rien le caractère très informel du festival, qui peine à attirer les foules :

1344
«Cuando estos hombres parecían desahuciados y sin destino, empezaron a pasar otros acontecimientos que los
empujaron otra vez hacia otra forma de combate. Primero aparecieron los universitarios que hacían tesis sobre
Salvador Allende y la Unidad Popular, que vinieron a pedirles ayuda. Más tarde llegaron los corresponsales
extranjeros que buscaban puntos de vista originales. Luego aparecieron los políticos reciclados. Después llegaron
los periodistas que escribían textos sobre «el problema militar», etc.»,
https://www.patricioGuzmán.com/es/guiones-no-realizados/los-heroes-silenciosos (consulté le 4 octobre 2017)
(traduction personnelle).
1345
«Nos movemos en la periferia porque nuestras revelaciones inquietan a los poderes. Nuestra distribución es
alternativa, amateur en muchos casos, pero esta contrariedad no anula la perspectiva de nuestros puntos de vista.
No hay que olvidar que el documental siempre ha navegado con una vocación subversiva y rebelde. Es un elemento
de contra información. El espíritu curioso nos empuja sin cesar hacia la búsqueda. Tenemos la ambición de los
poetas. Defendemos nuestras imágenes con orgullo porque son nuestro único patrimonio. Vivimos en la crisis
desde la época de los hermanos Lumière. Hemos nacido en el riesgo. Pero nos impulsa el optimismo y trabajamos
con alegría», Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit., p.91 (traduction personnelle).

413
«Il y eut une année noire : lorsqu’Alejandra Fritis déroba la moitié du budget. Je n’exagère pas,
pour nous il s’agissait de beaucoup d’argent. Cette femme irresponsable dépensa elle-même une
partie des fonds du festival. Et en 1999 nous l’avons organisé sans ressources, sans acheter les
films, sans surpoids dans l’envoi des bobines, mais grâce à l’autorisation de la directrice du
département audiovisuel d’État, Nivia Palma, qui comprit la situation. Ensuite la situation s’est
améliorée, très lentement. Il y avait presque 30 personnes à chaque séance, et nous avions des
faibles échos médiatiques »1346.

À partir de la toute fin des années 1990, les possibilités d’être un médiateur culturel et
pédagogique transnational s’élargissent pour l’auteur de Juegos de verdad. Ses interventions se
multiplient (université, événements culturels, séminaires), pour nourrir une trajectoire
transnationale déjà riche. Les voyages qu’il entreprend participent à une meilleure diffusion de
ses films. Les déplacements, la découverte d’environnements professionnels nouveaux
inspirent une hauteur sur la création (et la manière d’en parler), qui dynamise à son tour les
velléités créatives de Patricio Guzmán. Ces expériences questionnent d’éventuelles zones de
confort dans lesquelles il se serait installé : l’expérience transnationale sécrète un dynamisme,
un rapport au monde toujours en mouvement. Le cinéaste prend à cœur cette fonction
pédagogique : les interactions avec un jeune public à l’écoute suscitent des échanges où les
pesanteurs de la théorie sont transcendées par une multiplicité de projections de documentaires
aux provenances variées. L’artisanat, revendiqué, s’impose au théorique :

« J’aime la pratique des cours. C’est un bon moyen de partager avec les jeunes générations des
extraits des films européens, latino-américains, nord-américains, canadiens, de diverses
provenances. La théorie pure ne m’intéresse pas : elle devient pratique dans mes séminaires. Le
cinéma documentaire est quelque chose de très concret, avec une teneur artisanale, faite-maison,
faite à la main, comme une sculpture. On tricote. Je ne suis pas un inconditionnel des théories
documentaires. Je les écoute avec attention, mais ça ne me parle pas. Je ne suis pas un militant
du théorique, car je préfère avoir un point de vue plus général »1347.

1346
«También hubo un año nefasto: cuando Alejandra Fritis nos robó la mitad del presupuesto. No estoy
exagerando nada, para nosotros era mucho dinero. Esta muchacha irresponsable gastó por su cuenta una parte de
los fondos del certamen. Y en 1999 tuvimos que hacer el certamen sin sueldos, sin pagar las películas, sin tener
sobrepeso, y con la autorización de la directora del Departamento Audiovisual del Estado, Nivia Palma, que
comprendió la situación. Después las cosas mejoraron, pero muy despacio. Casi siempre había 30 personas en la
sala y teníamos una escasa resonancia en los medios», source: https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/14)-
carta-a-un-amigo (consultée le 13 aout 2017) (traduction personnelle).
1347
«Me gusta mucho hacer clases. Es buena manera de transmitir a los jóvenes extractos de realizadores europeos,
latino, norteamericanos, canadienses, de lugares diversos. La teoría pura no me interesa nada: la teoría se
transforma en práctica en mis seminarios. El cine documental es algo muy material, tiene un costado artesanal,
domestico, se hace con las manos, es una forma de escultura. Haces como troche. No soy fan de las teorías del
documental en general. Me las escucho con mucho agrado, pero no entro. No soy un militante de la teoría, porque

414
Fervent défenseur du genre, il profite de ces opportunités pour sensibiliser aux pouvoirs
d’un cinéma qui cherche à dialoguer avec le réel, en enrichissant ces perspectives tout en
gardant un œil averti aux expérimentations contemporaines qu’il attise sans cesse :

«La pédagogie me fascine. Pour moi, un film n’est pas dispensable pour son seul caractère
pédagogique. Lorsque j’ai commencé, il y avait seulement des documentaires sur les thématiques
sociales. Aujourd’hui, les horizons documentaires sont immenses. Le renouvellement du langage
existe, incomplet, perpétuel ; c’est pour cela que les ouvrages théoriques sont tellement désuets
»1348.

Ainsi, l’année 1998, théâtre des premières esquisses du tournage d’El caso Pinochet, le
cinéaste chilien participe à une table ronde sur la thématique « Vérité et manipulation de la
réalité » aux États-Unis1349, et à une autre en Colombie 1350. Il dirige également un séminaire
documentaire en Catalogne1351, tout comme au pays de Gabriel García Márquez 1352. Après un
long creux dans ce type d’activités, dû au fait d’intenses créations artistiques, l’année 2002 voit
le retour d’un Patricio Guzmán pédagogue. Il est professeur-expert au sein du programme
Eurodoc-Script, qui consiste en trois sessions d’une semaine, dans trois villes européennes
différentes, dédiées aux multiples aspects de l’entreprise cinématographique (écriture,
budgétisation, production notamment). Ainsi, le documentariste échange avec de jeunes
cinéastes entre Paris, Lussas (Ardèche) et Malaga. De plus, il anime trois séminaires
documentaires (à Barcelone1353, Madrid1354 ainsi que Lima1355) et s’invite en tant qu’intervenant
pour les élèves du Master « Documentaire » d’une université barcelonnaise 1356.

es mejor el punto de vista general», propos extraits d’un entretien avec Patricio Guzmán, Paris, 18 juin 2014
(traduction personnelle).
1348
«A mí me gusta la pedagogía. No me parece que sea desechable una película por el solo hecho que sea
pedagógica. Cuando yo empecé, solo había documentales sociales. Ahora los mundos del documental son muy
grandes. Hay una renovación del lenguaje inconclusa, perpetúa; por eso los libros de teoría son tan atrasados»,
propos extraits d’un entretien avec Patricio Guzmán, Paris, 18 juin 2014 (traduction personnelle).
1349
A l’occasion de l’emblématique Festival de Sundance.
1350
Sous l’égide du Ministère de la culture, à Bogota, avec une intervention intitulée « Le scénario dans le cinéma
documentaire ».
1351
Au sein du Centre d’études cinématographiques de Catalogne.
1352
Universidad de los Andes, dans la ville de Cali.
1353
L’Ecole Supérieure de Cinéma et Audiovisuels de Catalogne, créée en 1993, accueille Patricio Guzmán.
1354
Dans le contexte de la Casa América.
1355
Au sein de l’Université catholique.
1356
Universidad Pompeu Fabra de Barcelona.

415
B. Approfondissements chiliens et consécrations
internationales

1. 2003 : des velléités mémorielles nouvelles


a. Un monde traversé par de violentes tensions

« Après le 11 septembre, les États vont utiliser les supports numériques pour accroître la
surveillance des individus »1357.

Les attentats du 11 septembre 2001 (date marquée par le poids de l’ultra-violence)


ouvrent une ère nouvelle, où les logiques du tout-sécuritaire participent à rendre plus flous les
contours du futur1358. Comment savoir ce que sera demain ? La peur, la crainte, l’incertitude et
viennent peupler, plus intensément, l’air du temps. Les échappées mémorielles sacralisent un
passé qui ne reviendra pas. La nostalgie imprègne les imaginaires, tout comme le règne de
l’instant, du présentisme, faisant écho à l’homogénéité que secrète la globalisation 1359. En
termes culturels, idéologiques, la globalisation prend des directions plus agressives. Le temps
de la culture-monde semble réduire le champ des possibles :

« Notre temps est témoin de l’avènement d’un deuxième âge de la culture-monde, laquelle se
dessine sous les traits, cette fois, d’un universel concret et social. Non plus l’idéal du « citoyen
du monde », mais le monde sans frontières de capitaux et des multinationales, du cyberespace et
du consumérisme. Ne se limitant plus à la sphère de l’idéal, elle renvoie à la réalité planétaire
hypermoderne où, pour la première fois, l’économie du monde s’agence selon un modèle unique
de normes, de valeurs, de buts – l’ethos et le système technocapitalistes -, et où la culture
s’impose comme monde économique à part entière. Culture-monde signifie fin de
l’hétérogénéité traditionnelle de la sphère culturelle et universalisation de la culture marchande
s’emparant des sphères de la vie sociale, des modes d’existence, de la quasi-totalité des activités
humaines. Avec la culture-monde se répand sur tout le globe la culture de la technoscience, celle
du marché, de l’individu, des médias, de la consommation ; et avec elle une foule de nouveaux
problèmes à enjeux globaux (écologie, immigration, crise économique, misère du tiers-monde,

1357
André Vitalis, L’incertaine révolution numérique (volume 1), Londres, ISTE éditions, 2016, p.14.
1358
À partir de cet événement tragique, « Le déficit démocratique ne cesse de se creuser, non seulement aux États-
Unis, mais plus généralement dans l’ensemble du monde occidental », «Le lavage de cerveaux en liberté», Le
Monde diplomatique, aout 2007, pp.1-8-9 (https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992,
consulté le 29 septembre 2017).
1359
« À l’âge hypermoderne s’affirme la cosmopolitisation des peurs et des imaginations, des émotions et des
modes de vie », Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La culture-monde, op. cit., p.18.

416
terrorisme…), mais aussi existentiels (identité, croyances, crise du sens, troubles de la
personnalité…) »1360.

Noam Chomsky participe aux critiques assenées au modèle global :

« En exagérant un peu, dans les pays totalitaires, l’État décide de la ligne à suivre et chacun doit
ensuite s’y conformer. Les sociétés démocratiques opèrent autrement. La « ligne » n’est jamais
énoncée comme telle, elle est sous-entendue. On procède, en quelque sorte, au « lavage de
cerveaux en liberté ». Et même les débats « passionnés » dans les grands médias se situent dans
le cadre des paramètres implicites consentis, lesquels tiennent en lisière nombre de points de vue
contraires »1361.

Les monopoles de la pensée participent à cette insidieuse formation des esprits, des
idéaux, des rêves. Les ennemis sont marginalisés1362. Dans le même temps, l’explosion du
numérique participe à un élargissement massif des sources d’informations, ainsi qu’à la
possibilité pour construire, presque instantanément, des communautés humaines
transnationales. Les solidarités s’y renouvellent, s’affinent1363. La capacité fédératrice qu’attise
la révolution numérique participe à l’explosion des critiques, des pratiques alternatives au
modèle global1364. Internet, malgré les débats qu’il suscite 1365, incarne une révolution dans
l’histoire de l’humanité, par sa capacité à mobiliser les énergies humaines, au-delà de la
nationalité ou de la classe sociale :

« Dans un temps de crise écologique et de crise économique où l’idée de catastrophe a supplanté


l’idée de révolution, le numérique représente l’espoir de bénéficier d’une plus grande capacité
d’action et d’échange dans un univers non pollué où le redoublement du monde dans les données

1360
Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La culture-monde, op. cit., p.9.
1361
Noam Chomsky, «Le lavage de cerveaux en liberté», Le Monde diplomatique, aout 2007, pp.1-8-9
(https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992, consulté le 29 septembre 2017).
1362
« Les médias hostiles appellent ceux qui s’opposent à la globalisation néolibérale les « antimondialistes », alors
qu’ils se battent pour une autre mondialisation, la mondialisation des peuples », Noam Chomsky, idem
(https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992, consulté le 29 septembre 2017).
1363
« Un monde où, sous la force de la circulation des populations, des sons et des images, s’estompent les
frontières étatiques et les formes d’appartenances culturelles nationales qui leur sont liées, au profit de nouvelles
formes d’appartenances, transnationales », Tristan Mattelart (dir.), Médias, migrations et cultures transnationales,
Bruxelles, De Boeck Université, 2007, p.5.
1364
« L’expression « révolution numérique » s’est imposée à la fin des années 2000 quand des milliards de
personnes ont utilisé des smartphones pour se connecter à Internet. Après les gros ordinateurs des années 1960-
1970, la micro-informatique des années 1980, ces appareils de la taille d’un jeu de cartes, ont fait entrer la plus
grande partie de la population dans le monde numérique du traitement automatique et de la transmission
instantanée de l’information », André Vitalis, L’incertaine révolution numérique (volume 1), op. cit., p.11.
1365
« Des analyses critiques distanciées considèrent que cette révolution cache un capitalisme cognitif prédateur
qui empêche l’expression des potentialités libératrices du numérique. Plus radical, un courant techno-critique met
en cause cette technologie qui ne fait que prolonger un mouvement machinique et technoscientifique engagé depuis
longtemps, en imposant une logique qui n’a rien de révolutionnaire », ibid, p.12.

417
offre des possibilités de production collaborative et d’inépuisables potentialités d’expression et
de communication »1366.

La multiplicité des canaux médiatiques, ainsi que leur accessibilité croissante,


nourrissent une nouvelle ère :

« Soumis au flux incessant des nouvelles à la « une » des quotidiens, des flashes d’information
à la radio, des messages diffusés par les journaux télévisés, nous baignons dans une atmosphère
imprégnée d’informations, de sons et d’images plus ou moins disparates : signe tangible d’une
mutation technologique et sociale qui nous fait peu à peu entrer dans une nouvelle ère, celle de
la médiatisation »1367.

Les médias sont régis par la mainmise et les préoccupations des élites pour défendre
leurs visions du monde1368. Leur toute-puissance participe à mettre en péril les désirs d’altérité :

« La société de marché, ou l’hypercapitalisme de consommation qui la concrétise, est


simultanément un capitalisme culturel à croissance exponentielle, celui des médias, de
l’audiovisuel, du webmonde. La culture-monde désigne l’âge de la formidable dilatation de
l’univers de la communication, de l’information, de la médiatisation. […] Voici l’âge du monde
hypermédiatique, du cybermonde, de la communication-monde, stade suprême, marchandisé, de
la culture »1369.

La nouvelle ère médiatique est aussi le théâtre de résistances remettant en cause le


présentisme. Le passé est omniprésence, malgré les entraves qu’il suscite par rapport au
paradigme du « développement »1370. Paradoxalement, ce nouvel éventail des possibles génère
également des replis, à l’échelle des communautés (régionales, nationales, culturelles, sociales,
spirituelles, etc.) :

1366
André Vitalis, op. cit., p.14.
1367
Rémy Rieffel, Que sont les médias ? Paris, Gallimard, 2005, p.9.
1368
« Chaque nouvelle est sans lien avec les autres, divorcée de son passé, et du passé de toutes les autres. A l'ère
du zapping, l'excès d'information produit un excès d'ignorance. […] Les médias et les écoles n'aident pas, c'est le
moins que l'on puisse dire, à comprendre la réalité et à reconstituer la mémoire. La culture de la consommation,
culture de l'aliénation, nous conditionne à croire que les choses arrivent parce qu'elles doivent arriver. Incapable
de reconnaître ses origines, le temps présent projette le futur comme sa propre répétition, demain est un autre
aujourd'hui », Eduardo Galeano, « Les braises de la mémoire », pp.20-22, Manière de Voir, Le Monde
Diplomatique, n°137, octobre-novembre 2014, p.21.
1369
Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La culture-monde, op. cit., p.10.
1370
« Plus le monde se globalise, plus un certain nombre de particularismes culturels aspirent à s’y affirmer.
Uniformisation globalitaire et fragmentation culturelle marchent de concert », ibid, p.19.

418
« Loin de faire décliner les questions culturelles, le monde techno-marchand contribue à les
relancer à travers la problématique des identités collectives, des « racines », du patrimoine, des
langues nationales, du religieux et du sens »1371.

Ces dynamiques globales imprègnent la société chilienne, en proie à des


bouleversements au fur et à mesure que les distances s’accentuent avec un passé traumatique.

b. Au Chili : des dynamiques mémorielles complexes

« Si l’affaire Pinochet a permis l’émergence d’une mémoire collective de la dictature, la période


de l’UP demeure quant à elle mal connue au sein de la population chilienne »1372.

Ricardo Lagos, candidat de la Concertation, est élu président du Chili le 16 janvier 2000
face au candidat de l’UDI, proche de Pinochet. Partisan d’un procès pour le dictateur déchu, il
initie la tenue d’une nouvelle commission vouée à faire la lumière sur les atteintes aux droits
de l’homme entre 1973 et 1990, afin d’approfondir les dynamiques mémorielles et judiciaires
entrouvertes par la commission Rettig. Sous son mandat (2000-2006), Salvador Allende,
marginalisé et voué à l’oubli depuis le coup d’État, revient à la lumière du jour. Sa réhabilitation
est une stratégie pour affirmer la filiation avec hier, et ainsi donner plus de crédibilité à la
Concertation. Débute alors une nouvelle ère de commémorations. Les 30 ans du coup d’État
sont mis en scène selon les désirs du volontarisme présidentiel, prompt à attiser les mémoires,
les souvenirs1373, à l’aide d’un arsenal symbolique où l’émotion et la nostalgie priment :

«En 2003, lorsque furent commémorés les 30 ans du coup d’État, ce fut le retour d’Allende dans
l’espace médiatique, et symboliquement fut réouverte la porte de La Moneda, rue Morandé »1374.

1371
Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La culture-monde, op. cit., p.18.
1372
Olivier Compagnon & Franck Gaudichaud, « Chili : un passé trop vite passé », Hermès, La Revue, 2008/3, n°
52 (p.83-89), p.86.
1373
« L’émergence du souvenir est allée crescendo avec une forte accentuation lors du 30ème anniversaire en 2003,
qui marque entre autres une très forte résurgence sur le devant de la scène de la figure d’Allende », Obregón Iturra,
Munoz, Le 11 septembre chilien, op. cit., p.25.
1374
«en 2003, cuando se cumplían 30 años del golpe de Estado, retorna a los medios la figura de Allende y
simbólicamente se reabre la puerta de Calle Morandé de La Moneda», Mario Garcés D., «A 40 años del Golpe: la
crítica a la Memoria oficial» (pp.15-24), in Congreso interdisciplinario de Estudiantes, Construcción y
recuperación de la memoria histórica: reflexiones a 40 años del golpe militar, Santiago, Universidad de Chile,
2014, p.19 (traduction personnelle).

419
Cet approfondissement à vertus démocratiques rencontre des oppositions, car rien
n’annihile les batailles. Nous sommes dans des négociations perpétuelles entre différentes
visions du monde, qui obtiennent des espaces d’expression au fur et à mesure de la dynamique
d’explosion mémorielle. Steve J. Stern les nomme « mémoires emblématiques » :

«La mémoire emblématique infiltre certains circuits des sphères publiques (ou semi-publiques)
: les reportages et spectacles dans les médias ; les célébrations étatiques, les discours et
événements officiels ; au sein des manifestations, commémorations et révoltes ayant pour théâtre
l’espace urbain ; les réseaux sociaux, les bulletins de l’Église (ou autres organisations non
gouvernementales) ; les universités, les foyers d’oppositions, par exemple les associations et
publications illégales ou presque ; la musique, les livres, les programmes télévisés ou les films
qui attirent un public immense. La mémoire emblématique prend les attraits d’un divertissement
modérément interactif, qui a lieu sous un chapiteau ouvert. La présentation de ce spectacle
englobe et dispense, au fur et à mesure, du sens à toute la variété des souvenirs spécifiques, sens
toujours plus large qui définit laquelle de ces mémoires – qui, sinon, seraient vouées à l’oubli –
doit être importante. Pour cela, toutes les mémoires sont priées de s’exprimer afin de s’unir au
grand spectacle, ou, au contraire, être définies comme dignes d’oubli ou marginalisation »1375.

Quatre mémoires emblématiques règnent dans l’univers symbolique chilien : « la


mémoire comme salut », celle d’une « rupture irrésolue », mais aussi celle qui génère
« persécution et sursaut » autant que « la mémoire comme boîte verrouillée »1376. Leurs
interactions dynamiques participent à la constante redéfinition des romans mémoriels chiliens.
Lorsque l’Unité Populaire, et plus particulièrement son leader Salvador Allende, reviennent au
cœur des curiosités au début des années 2000, c’est pour affirmer une tradition

1375
«la memoria emblemática circula en alguna especie de esfera pública o semipública : en reportajes o
espectáculos de los medios de comunicación ; en las ceremonias de gobierno, los discursos y los eventos oficiales
; en las manifestaciones, conmemoraciones y protestas callejeras ; en las redes sociales y los boletines de la Iglesia
u otras instituciones no gubernamentales ; en las universidades y los foros de oposición, incluyendo las reuniones
y publicaciones clandestinas y semi clandestinas ; en la música, los libros, los programas de televisión o las
películas que atraen un público masivo. La memoria emblemática funciona como un espectáculo moderadamente
interactivo que tiene lugar bajo una gran carpa abierta. La presentación del espectáculo va incorporando e
impartiendo significado a los variados recuerdos específicos significado más amplio define cuales de estas
memorias – que de otra manera estarían sueltas – importan, y por ello son bienvenidas a avanzar y a unirse al
espectáculo, y, por el contrario, qué tipo de memorias es mejor olvidar o empujar hacia los márgenes exteriores»,
Steve J. Stern, Recordando el Chile de Pinochet, op. cit., p.147 (traduction personnelle).
1376
«La mémoire comme salut», «la mémoire comme une rupture irrésolue», «la mémoire comme persécution et
réveil», «la mémoire comme boite noire» («la memoria como salvación», «la memoria como una ruptura
irresuelta», «la memoria como persecución y despertar», «la memoria como una caja cerrada»), ibid, pp.150-152
(traduction personnelle).

420
démocratique1377. En effet, les analyses sont rares à s’attarder sur la nature « révolutionnaire »
du projet de l’Unité Populaire :

« À cette date, l’histoire de l’UP a en effet resurgi avec force dans le cadre des commémorations
du 30e anniversaire du coup d’État. Pour la première fois, la mémoire officielle a subi certaines
inflexions et le mur du silence a pu se fissurer quelque peu. […] Les jeunes générations ont ainsi
pu découvrir la figure d’Allende, même si c’est davantage le héros républicain qui leur a été
présenté que celui qui désirait promouvoir « une voie chilienne vers le socialisme » permettant
de dépasser le capitalisme. Toutefois, cette nouvelle mémoire consensuelle regarde toujours avec
crainte d’autres « mémoires emblématiques » »1378.

Autre mesure exceptionnelle initiée par l’État chilien pour inviter à une trêve dans les
conflits mémoriels en assumant la violence de la dictature et ses séquelles : la commission
Valech. Elle convoquée en 2004 par le président Lagos et la Commission nationale sur
l’emprisonnement politique et la torture (composée de huit membres, et dirigée par l’évêque
Sergio Valech). Cette commission n’est pas composée par des représentants des victimes de la
répression militaire. Son rapport est rendu public le 29 novembre 2004. Il élargit le spectre des
violations des droits de l’homme au Chili, en y ajoutant la torture et l’emprisonnement. Notons
que les témoignages recueillis sont gardés secrets pour cinquante ans, empêchant toute
perspective de poursuite judiciaire. De plus, l’État chilien s’engage à verser une compensation
financière minime (inférieure au salaire moyen) et quelques avantages (notamment en termes
de santé) : cette pratique fait polémique, de par le questionnement éthique et moral qu’induit
un pardon monnayé :

« Le rapport de la CNVR de 2004 dit Rapport Valech révèle un nombre de cas 10 fois plus
important puisqu’aux personnes assassinées s’ajoutent les personnes torturées et/ou disparues.
[…] Se met en place un dispositif large d’indemnisation, qui donne le statut de bénéficiaire aux
membres des familles de victimes des deux camps donnant droit à des pensions, aides à l’accès

1377
La mémoire est quelque chose de vivant, de présent dans les années de transition par rapport aux forces
militaires. Cela veut dire que les conflits par rapport au passé militaire du pays incarnaient les luttes pour esquisser
les traits du présent et du futur. La qualité, la stabilité d’une jeune démocratie étaient en jeu («la memoria como
algo todavía vivo y presente, durante los años formativos de la transición del régimen militar, significo que las
luchas sobre el pasado militar fueron también luchas para trazar el presente y el futuro. Lo que estaba en juego: la
calidad y estabilidad de una democracia emergente»), Steve J. Stern, op. cit., p.187 (traduction personnelle).
1378
Olivier Compagnon & Franck Gaudichaud, « Chili : un passé trop vite passé », Hermès, La Revue, 2008/3, n°
52 (p.83-89), p.87.

421
ou à la restitution d’une propriété, à des bourses scolaires, etc. ainsi qu’à un programme de
santé »1379.

L’affaire Pinochet et ses échos participent, au Chili, à redéfinir le modèle démocratique.


Les possibilités d’appréhension du passé proche s’ouvrent à de nouveaux reliefs, permettant
l’inclusion de nombreux individus qui jusqu’ici étaient restés en marge du processus de
transition. Des poussées intellectuelles et artistiques nourrissent ces batailles mémorielles. Elles
participent au volontarisme étatique pour dépoussiérer le statut des violations des droits de
l’homme. C’est le temps d’un foisonnement intellectuel, éditorial, médiatique, à l’écoute des
oublis du passé, attisé par un cercle restreint de centres universitaires, d’organisations
politiques, de figures intellectuelles, respectées autant que discutées pour leurs orientations
idéologiques. La mise au pas de la société civile, notamment en termes culturels (un des grands
faits du régime militaire), attise au sein du Chili post-dictature un retour des engagements
artistiques « intra-muros ». L’exemple littéraire témoigne de tendances plus larges :

« La privatisation brutale de l’économie chilienne, opérée par la dictature, s’est traduite, dans le
champ littéraire, par la privatisation du récit national. Mais la pénurie et la rigueur ont été très
formatrices. Le drame historique, loin de marquer un apagón, a été la grande mèche reliée au
baril de poudre de l’imagination. […] La littérature se libérera des crimes d’hier en les utilisant
comme matériau »1380.

Une des résultantes de ce phénomène réside dans la multiplication des ouvrages dédiés
à l’Unité Populaire lorsque sont célébrés les trente ans du coup d’État1381. De manière plus
générale, le rôle de l’intellectuel, de l’artiste engagé est remis au centre, avec cette nécessité
d’être critique et corrosif par rapport aux discours imposés. Cela fait écho aux mots de Thomas
Sankara :

« Il est nécessaire, il est urgent que nos cadres et nos travailleurs de la plume apprennent qu’il
n’y a pas d’écriture innocente. En ces temps de tempêtes, nous ne pouvons laisser à nos seuls
ennemis d’hier et d’aujourd’hui le monopole de la pensée, de l’imagination et de la
créativité »1382.

1379
Charlotte Girard, « Chili. Par où est passée la justice ? » (pp.43-56), in Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge
Munoz, Le 11 septembre chilien. Le coup d’État à l’épreuve du temps, op. cit., p.46.
1380
Nira Reyes Morales, « Pour décontaminer l’imaginaire » (pp.14-15), in « Artistes : domestiqués ou révoltés ?
», Manière de voir – Le Monde diplomatique, n°148, aout-septembre 2016, p.15.
1381
Un bon indicateur est d’observer, au sein de ce travail de recherche, le nombre d’ouvrages dédiées à l’Unité
Populaire et la dictature militaire chilienne publiés entre 2000 et 2005.
1382
Thomas Sankara, « Aucune écriture n’est innocente, discours du 4 octobre 1984, ONU » (p.18), in « Artistes
: domestiqués ou révoltés ? », op. cit., p.18.

422
Lorsqu’on évoque le cinéma, on s’aperçoit qu’hier suscite la créativité dans la fiction
comme le documentaire : c’est le cas de Machuca1383, d’Andres Wood, l’histoire d’une amitié
adolescente entre des individus appartenant à des classes sociales que tout oppose, durant les
mille jours de l’Unité Populaire. L’art, en évoquant un passé traumatique, est au service des
interrogations, des débats, pour que demain soit plus lumineux qu’hier :

« Cet art-là ne saurait se dissoudre dans l’animation culturelle et sa bonne conscience. Car il ne
cherche certainement pas à « réenchanter le monde » : il fait de la mise en crise de nos réalités
une « fête des possibilités » (Ernst Bloch, Le principe Espérance) – nos possibilités collectives
et intimes »1384.

La vitalité du cinéma national se confronte aux monopoles culturels de distribution et


d’exploitation en vigueur. En effet, le marché cinématographique est saturé par le 7ème art
nord-américain. La simple possibilité de voir une œuvre nationale à l’affiche tient du tour de
force. Cela donne encore plus de poids au succès retentissant de Machuca en terres chiliennes.
Mais peu d’efforts cinématographiques nationaux rencontrent ce type de parcours. Par contre,
les chemins internationaux de ces travaux filmiques sont riches, par la variété des réseaux
festivaliers mais aussi grâce à l’existence (même précaire) d’un réseau de salles art et essai, aux
États-Unis ou dans de nombreux pays européens. Ces destinées plus internationales que
nationales profitent à l’aura de nombreuses créations, notamment documentaires. Citons I love
Pinochet1385, Estadio Nacional1386, les œuvres de Carmen Castillo 1387, ou encore La ciudad de
los fotógrafos1388. Les films de Patricio Guzmán embrassent également cette dynamique où la
reconnaissance internationale fait écho à la quasi-inexistence en terres chiliennes. Les lois du
marché y règnent, validant une frilosité à certaines propositions cinématographiques. Le
consumérisme est au centre des réflexions de celles et ceux qui décident de ce qui est à l’affiche,
cultivant une méconnaissance du 7ème art à laquelle s’ajoutent les vides mémoriels.
Néanmoins, l’approfondissement démocratique ne suscite aucunement une profonde
remise en question des structures de la société chilienne du début des années 20001389. Un

1383
Long-métrage sorti en 2004.
1384
Evelyne Pieiller, « Saboter le consensus, ouvrir l’horizon » (pp.90-93), in « Artistes : domestiqués ou
révoltés ? », op. cit., p.93.
1385
Documentaire de Marcela Said, 2001.
1386
Documentaire de Carmen Luz Parot, 2002.
1387
avec l’exemple emblématique du documentaire Calle Santa Fe, 2007.
1388
Documentaire de Sebastian Moreno, 2006.
1389
Quelques mesures ciblées sont prises, en accord avec la corporation militaire. Un exemple : « l’accord trouvé
le 6 octobre 2004 entre la Concertation et l’opposition de droite pour réformer la constitution de 1980 : suppression

423
consensus de « façade » perdure. Le modèle de la dictature est remis en question, mais
seulement dans ses formes d’expressions :

« L’étude des journaux parus au lendemain de la mort de Pinochet montre que l’héritage de la
dictature en matière économique n’était encore nullement remis en cause en 2006, ni par la presse
écrite ni par le personnel politique qui s’exprime dans ses pages »1390.

La violence physique, couplée à l’oubli, sont jugées. Mais la violence sociale,


économique reste non discutable, alors même qu’elle freine démocratisation et réconciliation
nationale. Lorsque vacille quelque peu l’édifice mémoriel du pays, une solidarité d’intérêts
protège l’essence même du modèle hérité de la dictature, pour ne pas bouleverser les équilibres
qui définissent le Chili post-1990. Les concessions mémorielles n’impliquent aucunement une
remise en question plus profonde. Même lorsque Michelle Bachelet est élue Présidente, en
2006, l’impact symbolique est de taille 1391, mais n’entraîne pas un bouleversement des piliers
de la (jeune) démocratie chilienne.
En 2004, l’ex-dictateur est à nouveau rattrapé par ses actes, lorsque la justice découvre
certaines facettes de ses rapports à l’argent 1392. Malgré une « protection » (de complaisance ?)
due à son état de démence légère, il est toujours poursuivi par rapport à des violations des droits
de l’homme, et termine sa vie en résidence surveillée 1393, avec le soutien d’une frange de la
population. Le 10 décembre 2006, à l’Hôpital militaire de Santiago, un vieux général, usé par
la vie, s’éteint sans avoir répondu de ses actes. Les tentatives pour le condamner se sont heurtées
aux conservatismes de militaires et de civils, qui considèrent le régime dictatorial comme une
époque glorieuse de l’histoire nationale. L’homme descend de son piédestal ; son « œuvre »,
son aura, restent comme une évidence pour de nombreux citoyens. Preuves en sont les tensions
inhérentes à la société à ce moment précis : les adversaires du dictateur se réunissent dans le
centre de la capitale, pour célébrer sa disparition, alors que ses partisans font le siège de

des sénateurs désignés à vie et rénovation de la prérogative présidentielle de nommer les commandants en chef
des Forces armées) », Olivier Compagnon & Franck Gaudichaud, op. cit., p.86.
1390
Ces propos s’appuient sur le travail de Charlotte Bourguignat, « La dictature de Pinochet vue par la presse
écrite au lendemain de sa mort », mémoire IEP, Rennes, 2008, in Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge Munoz, op.
cit., p.17.
1391
« En janvier 2006, l’élection de Michelle Bachelet, fille d’un général demeuré fidèle à Allende et mort sous la
torture, constitua de ce point de vue un puissant symbole », Charlotte Bourguignat, « La dictature de Pinochet vue
par la presse écrite au lendemain de sa mort », op. cit., p.17.
1392
« L’affaire Pinochet était relancée durant l’été 2004 à l’occasion de la découverte d’une sombre histoire de
détournement de fonds et de fraude fiscale : l’ancien dictateur aurait conservé de 4 à 8 millions de dollars sur des
comptes secrets à la banque Riggs de Washington », Pierre Vayssière, Le Chili d’Allende et de Pinochet dans la
presse française, op. cit., p.125.
1393
« Le 13 décembre 2004, Augusto Pinochet était placé en résidence surveillée et inculpé pour un homicide et
neuf enlèvements », ibid, p.126.

424
l’Hôpital militaire. L’État autorise une mise en berne des drapeaux, ainsi que des honneurs au
sein des sites militaires du pays, sans pour autant concéder aux pro-Pinochet des funérailles
d’État. Ses obsèques ont lieu le 12 décembre (retransmis par la télévision nationale), dans la
cour de l’école militaire de Santiago ; le même jour, les partisans d’Allende manifestent dans
les rues, rendant hommage au président chilien disparu le 11 septembre 1973. Jusqu’à la fin de
son existence, ce que symbolise Pinochet contribue à exciter les tensions au sein d’une société
où, malgré la disparition physique, l’aura de la figure historique demeure. Elle déchaîne
passions, débats, conflits. Augusto Pinochet et Salvador Allende sont deux figures de l’histoire
mondiale, indissociables dans les imaginaires. C’est au second que Patricio Guzmán, désireux
d’arpenter plus intensément le chemin des mémoires chiliennes, dédie alors un projet.

2. Salvador Allende
a. Les possibilités d’existence du long-métrage

« Faire de la connaissance du passé un instrument de libération »1394.

« Une biographie peut-elle rendre compte de l’histoire ? Elle réveille une mémoire dont il faut
apprécier les vertus dans le malaise qu’elle suscite chez les vivants »1395.

Nous l’avons vu précédemment, la conclusion d’El caso Pinochet laisse à penser que la
figure de Salvador Allende allait prendre une importance nouvelle dans la suite des méditations
filmiques du cinéaste par rapport à sa terre natale. En effet, l’air du temps du début des années
2000 renforce l’aura de l’ex-président chilien, principal destinataire des commémorations des
trente ans de l’anéantissement du projet de l’Unité Populaire. Patricio Guzmán ambitionne,
dans la lignée de ces derniers projets, d’évoquer Salvador Allende selon sa propre subjectivité,
et revenir sur la trajectoire de l’homme ainsi que du mythe qui s’est généré autour de lui 1396.
Pour ce faire, il prolonge sa méthode de financement en convoquant des partenaires français,
européens, devant l’absence de possibilités en terres chiliennes. Précisons ici que, dans la
mesure où sa collaboration avec Les Films d’Ici, vieille de dix années, s’essouffle largement 1397,
il fait appel à ses réseaux hexagonaux1398, et obtient l’accord de JBA productions. Cette

1394
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit., p.350.
1395
Guy Gauthier, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p.266.
1396
Nous n’avons malheureusement pas eu accès à un scénario imaginaire, ou bien une note d’intention concernant
ce long-métrage documentaire.
1397
« Patricio a eu des déboires avec les Films d’Ici. […] ça s’est mal passé sur la fin avec eux », entretien avec
Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1398
« Patricio, on commence à le croiser dans des festivals, au cours des années 1980 », idem.

425
structure de production, dirigée par Jacques Bidou et Marianne Dumoulin, est partisane d’une
création d’envergure pour rendre le meilleur des hommages possibles à cette personnalité
emblématique. S’instaure alors une véritable collaboration entre le cinéaste et ses producteurs :

« Patricio Guzmán est venu nous voir sur Allende, et là c’est comme des vieux militants qui se
retrouvent. On a cherché comment en faire un grand film. […] Comment redonner une vitalité,
un caractère contemporain au personnage d’Allende ? Il n’était pas « sexy ». On a beaucoup
travaillé ensemble, et en plus Patricio est très demandeur, il cherche toujours un peu des
avis »1399.

Ce même producteur évoque une certaine lassitude chez les partenaires habituels du
réalisateur chilien, de par la crainte d’une redondance dans les propos de l’auteur de La batalla
de Chile. Pourtant, en vertu des relations cordiales entre les individus, ainsi que d’une logique
créative où la rentabilité ne prime pas forcément (comme ce peut être le cas avec le producteur
franco-allemand ARTE), l’esquisse d’une collaboration est entrevue. Mais elle induisait un
formatage selon les normes désirées par le directeur de la section documentaire, comme pour
Chile, la memoria obstinada. Patricio Guzmán, réalisateur reconnu, friand d’une liberté créative
pour développer une œuvre subjective de qualité, prend donc ses distances avec ses partenaires
européens traditionnels, par souci de conserver son éthique artistique. Il est en ce sens soutenu
par JBA productions :

« Allende, c’était un vrai pari. À l’époque des débuts du projet, quand j’ai été voir ARTE, le
responsable du documentaire, Thierry Garrel, me dit : « Encore Guzmán, encore le Chili ! On a
déjà beaucoup donné ». Comme c’est Guzmán, il finit par dire, après bagarre, « si vous pouvez
faire une heure » et le livrer vite. On a dit non »1400.

Jacques Bidou insiste sur le souci d’une qualité artistique irréprochable dans l’œuvre,
tout comme dans la relation qui unit le cinéaste chilien à ses producteurs. Cette solidité, cette
manière de vivre le même projet, permet de résister aux difficultés inhérentes à la production
d’une œuvre documentaire marginale par rapport aux canons cinématographiques des années
2000, marqués par une frénésie de rentabilité qui peut nuire à l’essence artistique du 7 ème art :

« Pour nous, sans écriture (donc sans cinéaste), il n’y a pas de film. Les regards forts nous
intéressent. C’est notre engagement. […] Faire Allende c’est pas du business, même si c’est un

1399
Entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1400
Idem.

426
gros budget (on lui a payé ses archives, etc.). Si on doit définir ça en proportion, c’est 80% de
création, 20% de business. Y’a du boulot, c’est chaotique, c’est une aventure de production assez
complexe, entre télé, cinéma, avance sur recette… »1401.

L’alliance entre le cinéaste et JBA productions permet un accompagnement, une


certaine sécurité logistique et organisationnelle où la patience est de mise, dans l’attente des
financements pour mener à bien le projet. La finalité est une coproduction franco-belgo-
allemano-hispano-mexicaine1402. La nature de l’armature de production témoigne de la vitalité
des réseaux transnationaux de la communauté documentaire mondiale, ainsi que des amitiés
globales créées par Patricio Guzmán depuis la fin des années 60. Mais c’est aussi un témoignage
symbolique de la précarité des moyens au service d’un cinéma considéré comme alternatif
(lorsque ce n’est pas marginal). Malgré la fragilité de l’existence documentaire, le cinéaste
chilien parvient, à l’aide de ses collaborateurs, à lutter, à contre-courant. Ce binôme cinéaste –
maison de production mène à bien une aventure créative riche, malgré des difficultés 1403, des
doutes, des questions sans réponses autres que les futures réceptions d’une œuvre filmique par
les spectateurs du monde entier.
Précisons qu’à nouveau, la configuration de l’équipe de tournage est réduite à son
minimum, avec le fidèle Alvaro Silva à la prise de son, Julia Muñoz à la photographie, ainsi
que sa compagne Renate Sachse qui reprend son rôle de conseillère artistique. Notons la
collaboration de sa fille Andrea (ainsi que son compagnon Alvaro Silva) sur le travail informatif
réalisé en amont 1404. De plus, l’acolyte Claudio Martinez se charge du montage, et il est
important de noter que Carmen Castillo, figure emblématique du Chili de l’Unité Populaire
mais aussi écrivaine, documentariste, collabore à l’écriture des commentaires du long-métrage,
que Patricio Guzmán va incarner vocalement. Ce souci pour une écriture à la fois suggestive et
précise se fait à deux, avec de nombreuses altérations au fur et à mesure que la forme finale de
l’œuvre apparaît :

1401
Propos tirés de l’entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1402
«Les Films de la Passerelle, Filmproduktion GmbH, Mediapro, Universidad de Guadalajara, P. Guzmán
Producciones Cinematográficas» (source: https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/salvador-allende,
consulté le 7 octobre 2017).
1403
Jacques Bidou évoque par exemple les complexités de la phase de montage avec Claudio Martinez, avec la
pudeur de celui qui ne souhaite pas en dire trop : « Ça a été un montage compliqué », entretien avec Jacques Bidou,
Paris, 11 février 2016.
1404
Ensuite, j’ai été impliquée dans Salvador Allende, car Álvaro et moi avons effectué tout le travail de recherche
lié au film («Y luego, tuve mucha implicación en Salvador Allende, porque Álvaro y yo hicimos toda la
investigación de la película»), entretien avec Andrea Guzmán, 21 avril 2014, Madrid (traduction personnelle).

427
«Il ne faut pas repousser l’écriture du commentaire au dernier moment du montage, car de sa
qualité dépend parfois l’ensemble du film. Dès le départ on doit concéder un espace, un lieu et
débuter son écriture. Je suis habitué à écrire le commentaire, quotidiennement, sur la table de
montage. Je griffonne quelques phrases sur papier et les enregistre, ce qui les inclut dans le
montage ; parfois, elles modifient et bonifient ce dernier. […] Isoler l’écriture du reste du
processus créatif, je crois, mène à un décalage entre l’image et l’atmosphère générale de l’œuvre.
Je considère bien plus pratique d’écrire au fur et à mesure que se forge le film »1405.

Enfin, la création documentaire est également le moment d’un ample travail de


documentation, qui réunit des archives et les assemble de manière à inviter le spectateur à mieux
matérialiser une époque. Dans le cas de Salvador Allende, le cinéaste utilise de nombreuses
sources filmiques1406, ainsi que des photographies émanant de divers pôles 1407.

b. Combien d’année dure une journée ? Analyse de Salvador Allende

« Il semble qu’il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler « la
mémoire poétique » et qui enregistre ce qui nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à
notre vie sa beauté »1408.

Avec ce projet, l’artiste arpente à nouveau un moment clé de son existence, en invitant
les spectateurs à emprunter le même chemin. Ce documentaire, où Patricio Guzmán revient à
une subjectivité assumée dans la manière d’agencer les souvenirs, les sensations, fait écho à
une de ses œuvres précédentes : Chile, la memoria obstinada. Grâce aux mots d’une voix off
où le poétique côtoie la confession mémorielle, l’artiste s’instaure comme le premier témoin
d’un passé qui ne passe pas, qui nourrit le tumulte intérieur 1409. On peut sentir dans le ton du

1405
«No se puede dejar para última hora la elaboración del texto ya que, a veces, de él va a depender toda la
película. Desde el inicio hay que crear un espacio, un lugar, y empezar a escribirlo. Yo acostumbro a redactar el
texto, cada día, en la mesa de montaje. Garabateo algunas frases sobre el papel y las grabo, de tal forma que ya
quedan adentro del montaje; incluso a veces modifican y mejoran el montaje. […] Aislar la creación del texto del
resto, tal vez, conduce a un divorcio con la imagen y la atmosfera de la película. Es mucho más practico ir haciendo
el texto a medida que la obra avanza», Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit., p.76 (traduction
personnelle).
1406
Patricio Henríquez, Le dernier combat de Salvador Allende, avec l’interview d’Edward Korry, Banderas del
pueblo de Sergio Bravo, Der Fall Kissinger de Wilfried Huismann, De América soy hijo y a ella me debo, de
Santiago Álvarez, Brigada Ramona Parra de Álvaro Ramírez, Blue Jay, notas del exilio de Leopoldo Gutiérrez,
Le Chili: un Nouveau Cuba ! de Maurice Frydland.
1407
Luis Poirot, Patricio Guzmán Campos, Amaya Clunes, Chas Gerretsen, Julio Bustamante ainsi que de
nombreuses sources médiatiques (presse, musées, etc.).
1408
Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p.299.
1409
Le surgissement du souvenir n’est ni agréable ni volontaire (« La aparición del recuerdo no es cómoda ni
voluntaria »), nous confie Patricio Guzmán dans les premières minutes du film, près de l’aéroport de Santiago
(traduction personnelle).

428
documentaire une nostalgie perler, dans la mesure où les souvenirs ne sont pas apaisés, mais
posent mille questions, où les doutes s’entremêlent à la distance temporelle, et à la puissance
émotionnelle du « nous aurions pu ». D’ailleurs, en donnant la parole à une multitude de
protagonistes de l’époque, dans l’entourage proche ou non de Salvador Allende 1410, l’espace de
la réflexion sur l’hier, nourri par l’expérience de l’existence, accouche de nombreux propos en
ce sens. Depuis celles et ceux qui vécurent l’Unité Populaire de l’intérieur jusqu’à des individus
plus jeunes, à l’avis tranché sur ce passé qui continue de peupler l’air du présent.
Plusieurs niveaux d’analyse s’entremêlent dans cette entreprise cinématographique de
biographie de Salvador Allende, figure mythique du panthéon des gauches mondiales, et il
convient de les aborder point par point. Mais en premier lieu, nous souhaitons interroger
l’esthétique développée par le cinéaste, qui vise à rendre palpable l’époque oubliée dont il
souhaite dresser un portrait, à lui donner une matérialité, par le biais de l’homme qui en est le
symbole. Patricio Guzmán confesse qu’à l’époque des faits, sa vision du monde et de l’art,
dominée par une dialectique révolutionnaire, ne donnait au leader de l’Unité qu’une place
quelconque en comparaison avec son désir de faire le portrait de la figure symbolique du Peuple,
premier moteur du changement social. Au début du XXIe siècle, en vertu d’une expérience de
vie où le recul sur le passé domine, c’est Salvador Allende qui devient, par la force du fait de
se rappeler (et aussi en écho à la figure d’Augusto Pinochet, au centre de son documentaire
précédent), le centre de ses curiosités 1411. Il le confesse en introduction de son film :

1410
La liste des témoins interrogés présents dans le long-métrage est longue : depuis la fille de Mama Rosa, jusqu’à
de jeunes ouvriers ferroviaires chiliens n’ayant pas connu l’époque de l’Unité Populaire, Carlos Pino et Larris
Araya. Deux des filles de l’ex-président sont interrogées, notamment sur les voyages en train durant les
campagnes présidentielles : Isabel et Carmen Paz. La majorité des témoins ont vécu les mille jours de la présidence
de Salvador Allende, de l’intérieur (Victor Pey, Sergio Vuskovic, Volodia Teitelboim, Arturo Giron, ou encore la
secrétaire personnelle d’Allende, Miria Contreras Bell dite « La Payita ») ou bien dans une optique militante plus
détachée des contextes étatiques de pouvoir : Alejandro « Mono » Gonzalez, un des muralistes les plus
emblématiques du Chili, actif au sein des Brigades Ramona Parra, mais également quelques militants de l’Unité
Populaire basés à Valparaiso ; de plus, plusieurs militants incarnent, par leurs mots, leurs confessions, ce que fut
et ce qu’est encore cette époque dans les souvenirs, les imaginaires : Ernesto Salamanca et Claudina Nuñez. Sans
oublier d’autres protagonistes, actifs à leur manière pour, tout comme Patricio Guzmán, faire resurgir un passé
peuplé d’oublis, de lacunes : Ema Malig, peintre, ou encore Veronica Ahumada, journaliste. Enfin, précisons que
le témoignage d’Edward Korry, ambassadeur des États-Unis à l’époque, permet de souligner le haut niveau
d’implication de l’hyperpuissance du nord dans la contre-révolution chilienne qui aboutit au coup d’État du 11
septembre 1973, permettant de rappeler l’ampleur internationale de l’époque où Salvador Allende fut président de
la République.
1411
« La mémoire joue un rôle de filtre qui ne laissera subsister dans l’esprit de l’artiste que ce qui servira à sa
création. Avec le temps, un événement, un visage, des couleurs vont prendre un sens nouveau », Jean-Yves et
Marc Tadié, Le sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p.319.

429
«À cette époque, je ne me rendais pas compte que, sans lui, l’histoire n’existait pas. Aujourd’hui,
sa figure occupe toujours plus d’espace dans mon esprit. J’ai besoin de savoir qui était cet homme
»1412.

Patricio Guzmán incarne cette aspiration à l’aide d’un arsenal de moyens filmiques
variés, qui prolongent et approfondissent les instruments créatifs déjà pratiqués. En effet, la
caméra balaie de nombreuses photos, ces témoignages d’un temps passé jonché d’oublis 1413.
De même, c’est en filmant des objets ayant appartenu à l’ancien président chilien qu’il débute
son documentaire : un portefeuille, des lunettes brisées, ainsi qu’une montre aux aiguilles
figées, comme une métaphore visuelle de l’obsession mémorielle du réalisateur pour une
période de l’histoire sur laquelle il revient, film après film. Notons ici que le documentariste
met en scène ses propres mains, incarnations de la matérialité du passé proche en touchant ces
différents objets : littéralement, l’artiste se met en scène comme défricheur de l’hier, grâce aux
traces qui en subsistent. Autre dispositif majeur de son cinéma, qui est omniprésent : le
témoignage, avec un ou plusieurs individus, généralement au sein de lieux clos. Salvador
Allende est peuplé d’une multitude d’usages du patrimoine filmique chilien, que ce soit ses
propres œuvres (El primer año et les trois volets de La batalla de Chile, réactivant cette
esthétique de la répétition évoquée dans le cas de Chile, la memoria obstinada) ou celles des
autres, tant qu’elles permettent de retracer l’histoire de l’Unité Populaire et de son leader1414.
Soulignons-le, ce désir induit un immense travail de recherche d’archives de tout type, à la
manière d’un travail scientifique. Le cinéaste joue également sur les échos entre l’hier et
l’aujourd’hui, en utilisant le montage comme un prisme qui met le passé au centre des images
que sa caméra, dans l’époque actuelle, immortalise 1415. Dans cette même idée, le souci de
l’artiste pour dévoiler que le temps n’a en rien détruit les habitudes anciennes se retrouve dans
quelques séquences où la caméra s’arrête longuement sur des métaphores de la traditionnelle

1412
«En esa época, no me di cuenta de que, sin él, no había historia. Hoy su figura va ocupando cada vez más lugar
en mi mente. Necesito saber quién era este hombre» (traduction personnelle).
1413
Par exemple en feuilletant l’album photo de la nourrice d’Allende, Mama Rosa. Egalement lorsqu’est évoquée
la destruction du palais présidentiel, le 11 septembre 1973. Ou encore pour narrer le saccage de la demeure de cet
homme, durant ce même jour.
1414
On peut évoquer le documentaire de Joris Ivens, El tren de la victoria (1962), qui illustre les voyages
entrepris par Salvador Allende, grâce aux moyens ferroviaires, dans différentes régions chiliennes. Mais aussi le
discours du président chilien à l’ONU en 1972, ou encore la séquence finale, où le poète chilien Gonzalo Millan
clame une de ses œuvres.
1415
Plusieurs exemples, notamment lorsqu’il arpente le palais présidentiel de La Moneda en compagnie de la
journaliste Veronica Ahumada, en filmant une fenêtre. Le plan suivant est une archive où les tanks tournent autour
de ce même lieu, le 11 septembre 1973. Autre écho répété plusieurs fois : le jeu entre des séquences où La Moneda
est présentée détruite, et d’autres où l’on voit ce même palais présidentiel, avec la façade restaurée. Les contrastes
entre couleurs et noir et blanc n’empêche en rien une sorte de confusion mentale entre le passé et ses prolongements
dans l’époque contemporaine.

430
identité populaire chilienne. Depuis la préparation de mets typiques 1416 jusqu’aux lieux de
travaux actifs des ouvriers, notamment ferroviaires. N’omettons pas l’habillage musical de
l’œuvre, peuplé par un certain nombre de chansons populaires emblématiques de l’époque 1417.
Le montage n’utilise pas de ressorts inédits, expérimentaux : on ressent l’application du
réalisateur à façonner un travail biographique aux entrées multiples apte à raviver mémoires et
opinions du plus grand nombre. Nous ne sommes pas pour autant dans l’austérité
cinématographique qui caractérisait El caso Pinochet, mais Salvador Allende ne marque pas un
terrain de jeux expérimentaux inédits.
Le fond de l’essence créative qui nourrit l’œuvre prend ses racines dans la démarche
personnelle d’un auteur qui assume totalement la subjectivité de son art documentaire. C’est
l’occasion pour Patricio Guzmán de revenir à des temps anciens, l’époque pré-Unité Populaire,
lointaine et floue, notamment parce que l’exil est passé par là, et que le cinéaste peine à
reconnaître la capitale de son pays lorsqu’il entreprend le retour, à chaque fois qu’il traverse
l’Atlantique et survole la cordillère des Andes1418. Le fait de se souvenir est une forme d’oubli,
et le cinéaste tente de lutter contre cette dynamique, tout en étant pleinement conscient de la
fragilité du fait de se rappeler :

« Se souvenir ou oublier, c’est faire un travail de jardinier, sélectionner, élaguer. Les souvenirs
sont comme les plantes : il y en a qu’il faut éliminer très rapidement pour aider les autres à
s’épanouir, à se transformer, à fleurir »1419.

Au-delà des effervescences révolutionnaires, le cinéaste aborde ici un pan intime de son
existence : son enfance. Pas frontalement mais par le biais des sources d’archives qui illustrent

1416
Les empanadas, dont la préparation est filmée en même temps que le cinéaste dialogue avec ses artisanes.
1417
Conseillé par Ismaël Oddo, Patricio Guzmán convoque un patrimoine musical ample marqué par les mélodies
de l’Unité Populaire : Charagua (Inti Illimani), Canción del poder popular (Inti Illimani), Alturas (Inti Illimani),
La Jardinera (Violeta Parra), La Muralla (Quilapayún), La batea (Quilapayún).
1418
Patricio Guzmán confie, en voix off: Je me sens comme un étranger au sein d’une géographie hostile. Je ne
peux oublier que la dictature a écrasé la vie, a maté l’expérience démocratique en imposant comme norme unique
l’argent et le consumérisme («Me siento como un extranjero calando por una geografía hostil. No puedo olvidar
que la dictadura aplasto la vida, hundió la vivencia democrática, impuso el dinero y consumo como único valor»).
Cela fait écho à d’autres analyses par rapport aux ressentis de l’exil: La ville connue dans le passé, dont on se
souvient durant l’exil, n’est plus celle du temps présent. Là où le paysage n’a pas été bouleversé par la démolition
de maisons et la construction de nouveaux immeubles, les lieux sont jonchés de ruines, ce qui fait d’une ville
connue une étrangère pour l’exilé qui revient («La ciudad vivida en el pasado y recordaba en el exilio, ya no era
la misma en el presente. Donde no había cambiado el paisaje a partir de la demolición de casas y construcción de
nuevos edificios, la ruina se había apoderado de los espacios, lo que hizo que la ciudad conocida apareciera como
extraña para el retornado»), Loreto Rebolledo, «Memorias del des/exilio» (pp.167-192), in José Del Pozo Artigas
(coord.), Exiliados, emigrados y retornados: chilenos en América y Europa (1973-2004), Santiago, RIL editores,
2006, p.172 (traduction personnelle).
1419
Marc Augé, Les formes de l’oubli, Paris, Payot & Rivages, 2001, p.26.

431
la jeunesse de Salvador Allende 1420. La projection, grâce aux objets, aux images, vers un
inconscient où les premières années de vie peuplent l’imaginaire de l’être, suscite l’évocation
personnelle par le prisme d’un personnage de la grande histoire. En découvrant des bribes, les
mélodies du passé de l’homme que Patricio Guzmán souhaite mieux connaître, il en vient à
défricher les terrains de sa propre enfance. Jean-Yves et Marc Tadié emploient le terme de
« sonate » pour matérialiser ce petit chose qui déploie les multitudes de l’imaginaire intérieur :

« L’harmonie de cette sonate porte en elle des souvenirs qui nous concernent, des moments
passés chargés d’émotion de bonheur, de passion, alors à l’instant où nous percevons et où nous
reconnaissons cette sonate, nous ressentons les sentiments passés, que nous avions éprouvés
lorsque nous l’avions entendue autrefois. Et cette sensation ne sera pas forcément musicale et
esthétique ; si le souvenir est lié à l’audition de cette sonate lors d’un concert en plein air, par un
soir embaumé d’été, alors tout à la fois nous entendrons, nous sentirons, nous verrons,
l’impression du parfum d’été reviendra : c’est là le sens de la mémoire. Tous les sens d’un
souvenir fondus en un seul et profondément émouvant »1421.

Toujours dans une optique où le personnage historique est un miroir de destinées plus
large que lui-seul, la création documentaire permet à Patricio Guzmán de réfléchir sur sa
condition d’exilé, et les conséquences sur la mémoire, l’identité, le rapport à la terre natale et
aux autres en général. Une séquence, illustrée par une œuvre de son amie peintre Ema Malig
(elle aussi exilée), met en relief une discussion sur la nature de l’exil. Les mots des artistes se
répondent, et dessinent une définition impossible d’une condition humaine propre à chaque
sensibilité, à chaque itinéraire de vie :

«Je vois l’exil comme un casse-tête, comme une terre qui s’est divisée en petites îles, où chaque
être vit avec ses propres paysages, avec sa mémoire. Je ne considère pas l’exil comme une
immensité. Je crois que c’est au contraire extrêmement intime. En revenant, certains pensent
récupérer ce qu’ils ont laissé, mais je n’en ai aucune certitude.
[Patricio Guzmán]: Alors comment vivre, si au sein de ton pays tu te sens étrangère, et à
l’étranger également ? Où vis-tu ?
[Ema Malig]: Dans une utopie, un lieu que je m’invente pour avancer parce que sinon, ce peut
être très difficile que de ne se sentir chez soi nulle part. J’ai en moi cette image d’un bateau qui
n’a pas de port d’attache, qui est un peu à la dérive.

1420
En découvrant cet album photo, je suis entré dans une fête d’une autre époque. Celui du Chili de mon enfance,
de la douceur et du souffle du vent sur les arbres («Al encontrar este álbum, entré a una fiesta de otro tiempo. El
Chile de mi infancia, de la dulzura y el rumor del viento entre los arboles»), voix off de Patricio Guzmán (traduction
personnelle).
1421
Jean-Yves et Marc Tadié, op. cit., p.315.

432
[Patricio Guzmán]: Je vois le Chili comme un archipel d’îles à la dérive, qui jamais ne se
rencontrent »1422.

Cette même volonté de questionner les stigmates que le temps génère sur l’individu, sur
le sens de l’existence et des actes suscite l’introspection, voire la confession chez nombre des
témoins auxquels le cinéaste donne la parole 1423. On touche à l’intime, à la fragilité du souvenir.
Par ce biais, mais également en donnant une place immense aux archives et aux narrations de
l’homme derrière le mythe Salvador Allende, l’idée est de lutter contre les vides de l’oubli1424.
Le ton est à l’héroïsation, en se gardant de romancer l’histoire de cet individu. On sent qu’il est
crucial pour le cinéaste de ne pas omettre des volets plus ambigus de ses engagements, de sa
trajectoire humaine et politique : son appartenance à la franc-maçonnerie, sa définition non-
orthodoxe du marxisme 1425, ses contradictions dans la tenue du projet Unité Populaire 1426 tout
autant que sa vie sentimentale quelque peu dissolue. Néanmoins, ce n’est pas à cet ensemble de
paradoxes que le cinéaste attribue l’échec de l’Unité Populaire. En effet, l’utilisation d’images
d’archives d’un entretien donné par l’ambassadeur étatsunien de l’époque, Edward Korry1427,

1422
«El destierro yo lo veo como un rompecabezas, como una tierra que se ha transformado en pequeñas islas en
donde cada uno habita con sus paisajes, con su memoria. Yo no veo el destierro como una tierra inmensa. Creo
que es muy íntimo. Al volver, uno piensa recuperar algo que dejo, pero, po, no sé. [Patricio Guzmán]: ¿Y cómo se
puede vivir si dentro de tu país te sientes extranjera, y fuera también? ¿Dónde vives? [Ema Malig]: En una utopía,
en un lugar que me invento para poder seguir porque si no, puede ser muy duro, esto de estar en ninguna parte. Yo
tengo la imagen como de un barco que no tiene puerto, un barco que está un poco a la deriva». [Patricio Guzmán]:
Chile, lo veo como islas a la deriva, que no se encuentran» (traduction personnelle).
1423
Lors des discussions avec des militants et fondateurs du parti socialiste chilien, à Valparaiso, la confession de
ne pas être allé au bout de l’engagement révolutionnaire apparaît : Nous avons manqué de courage (« nos faltó
coraje »). Autre introspection où la métaphore s’invite, lorsque Enrique Molina, militant de l’Unité Populaire (un
des rares à avoir assisté aux funérailles de Salvador Allende), insiste sur la figure paternelle de l’ex-président
chilien : Allende a fait pour le Chili ce que mon père a contribué à faire pour moi (« Allende contribuyó mucho
hacer para Chile lo que mi papa contribuyo hacer para mí ») (traduction personnelle).
1424
Volodia Teitelboim, sénateur et membre du parti communiste chilien, résume bien les ombres et oublis qui
habillent la figure d’Allende : On parle peu d’Allende. Ce serait comme une blessure dans la conscience. Il a rompu
avec le style politique habituel. Je crois qu’Allende doit obligatoirement être reconnu pour ses valeurs éthiques,
son exemplarité morale, car je pense qu’il n’y aura plus jamais un projet politique digne du nom, en tant que
service de l’intérêt commun, avec un tel don de soi. […] Pas un mot n’est dit de cela au Chili. Personne n’en parle.
[…] Allende est présenté comme un rêveur. Et jusqu’à présent il continue d’être mis sous silence dans sa patrie
(«se habla poco de Allende. Porque es como un golpe a la conciencia. El rompió con el estilo político habitual. Yo
creo que Allende necesariamente debe ser recuperado en su imagen ética, en su lección moral, porque creo que
nunca habrá una política digna de ese nombre, como servicio del interés común, y entrega de la persona. […] De
eso en Chile no se dice una palabra. Nadie habla de esto. […] Allende es presentado como un iluso. Y todavía
Salvador Allende continua siendo una especie de silenciado en su propia patria») (traduction personnelle).
1425
Un débat lancinant qui revient plusieurs fois au cours de Salvador Allende, sur la nature marxiste de son
engagement, et donc du projet de l’Unité Populaire. Le documentaire envisage plusieurs possibilités, entre la
formation théorique plutôt libertaire (notamment due à l’amitié d’un cordonnier italien à Valparaiso) et la
définition marxiste du projet de l’Unité Populaire, notamment dans les yeux de ses militants.
1426
Incarnées par de nombreuses images d’archives qui illustrent les conflits politiques au sein même du Parlement
chilien (absentéisme, blocages institutionnels, etc.).
1427
Cet entretien a été filmé par Patricio Henríquez, et est extrait du documentaire Le dernier combat de Salvador
Allende, sorti en 1999.

433
est un recours narratif qui insiste sur le poids de la superpuissance du nord dans la contre-
révolution qui aboutit au coup d’État du 11 septembre 1973. Cela permet d’attester de son rôle
central pour mettre en échec une tentative d’obédience marxiste, et ainsi préserver son joug sur
la zone latino-américaine. C’est une manière pour le documentariste de justifier les faiblesses
de l’Unité Populaire par l’agressivité des États-Unis, en des temps de guerre froide tendus. Sans
négliger de souligner l’alignement des intérêts entre l’hyperpuissance du nord avec un certain
nombre d’élites traditionnelles chiliennes, que la politique de Salvador Allende avait
marginalisée, notamment en termes de puissance économique et de hiérarchies socio-politiques.
En outre, il ne faut pas ignorer, au sein des faiblesses, des contradictions, les
déformations, les fantasmes que les mémoires suscitent 1428, notamment lorsqu’il s’agit de
l’unité des différentes forces qui composaient la coalition des partisans de l’Unité Populaire.
Une scène illustre le fait que, malgré la distance temporelle qui sépare les témoins de cette
époque des faits, les débats se prolongent entre les différentes mouvances qui animaient le
projet de l’Unité Populaire. Les incompréhensions par rapport à la nature révolutionnaire du
projet de Salvador Allende, mais aussi par rapport au consensus des différentes forces qui
faisaient l’union des gauches chiliennes, deviennent, à force de temps, des thèmes où chaque
individu dessine un monde intérieur de souvenirs, altérés par les mécaniques mémorielles. Cette
même distance temporelle est questionnée par le cinéaste, qui cherche à provoquer des
réactions, alors que les passions d’hier se confrontent aux reculs d’aujourd’hui 1429. Le
documentaire cherche à orienter son propos filmique contre les discours établis, par rapport
notamment au coup d’État : au-delà du déchaînement des violences militaires, il aspire
également à pointer du doigt certains citoyens, qui devinrent aussi « barbares » que les
militaires dans leurs réactions et leurs actes. Lorsque Patricio Guzmán et Victor Pey arpente
l’ancienne demeure familiale du président Allende (aujourd’hui transformée en maison de
retraite pour les anciens membres de l’armée de l’air chilienne), la question lancinante par
rapport au saccage du lieu le 11 septembre 1973 touche à l’incompréhension d’un tel
déferlement de violences, de la part de civils notamment :

«Lorsqu’on traverse le miroir de la mauvaise conscience, le souvenir resurgit. Oui, il y eut ici
pendant un moment une résistance armée, et on y trouva des armes. Mais rien ne justifie la
barbarie du saccage, la haine qui déferla sur cette maison. […] Les voisins emportèrent les

1428
« Les souvenirs sont façonnés par l’oubli comme les contours du rivage par la mer », Marc Augé, Les formes
de l’oubli, op. cit., p.31.
1429
Le documentariste précise: La mort n’est pas la fin. […] Je dois recommencer, encore («La muerte no es el
final. […] Tengo que volver a comenzar otra vez») (traduction personnelle).

434
tableaux, les bijoux, les vêtements les plus intimes, les photos personnelles. Quelques heures
plus tard, les militaires prolongèrent le pillage. Jusqu’à aujourd’hui, le pays ne s’est pas penché
sur ce fait historique. Seuls quelques objets ont pu revenir à la famille d’Allende »1430.

Par ce biais, l’artiste dénonce l’aspect partiel de la construction de l’histoire nationale,


qui omet nombre de détails cruciaux pour mieux comprendre hier et, dans la même dynamique,
les tensions et batailles d’aujourd’hui. Ainsi, la dernière partie du documentaire s’applique à
détailler les dernières heures de la vie de Salvador Allende, à l’aide de témoins 1431, mais aussi
en arpentant le palais de La Moneda, dont la disposition intérieure a complètement été modifiée
durant la dictature. Les manques de l’histoire, au sens académique du terme, sont décriés par le
cinéaste, qui s’évertue à combler ce manque avec ses moyens artistiques, avec une toile de fond
consistant à démystifier, sans dénaturer, la beauté subjective d’une époque :

« Un souvenir a besoin d’avenir »1432.

Ce qui jalonne l’œuvre, c’est un questionnement sur l’oubli, la connaissance, la force,


l’aura du passé malgré ses barrières : savoir et se souvenir. La capacité fédératrice de l’utopie
qu’a pu incarner Allende est soulignée (rejoignant l’optimisme qui traversait Chile, la memoria
obstinada quant aux destinées du pays), tout comme le besoin du savoir, comme arme pour
bousculer les inerties et dessiner des perspectives distinctes, malgré les apparences de
lendemains démocratiques qui chantent. En ce sens, au sein de la grande collection d’œuvres
chiliennes de Patricio Guzmán, ce long-métrage aborde, après la pesanteur sur le passé du cas
Pinochet, une partie où l’espoir a sa place, où il faut lutter contre l’oubli, en dévoilant les drames
mais aussi les beautés de l’histoire, comme le clame Eduardo Galeano, autre artiste latino-
américain aux batailles communes avec Patricio Guzmán :

« Si l'histoire veut être créative, anticiper un avenir possible sans pour autant nier le passé, il
faut, me semble-t-il, mettre en valeur des possibilités nouvelles et révéler tous ces épisodes
enfouis dans l'ombre et lors desquels des gens ont montré leur capacité à résister, même très

1430
«Cuando se atraviese el espejo de la mala conciencia, surge el recuerdo. Si, aquí hubo un instante una
resistencia armada, y se encontraron armas. Pero nada explica la barbaridad del saqueo, ese odio que se abatió
sobre esta casa. […] Los vecinos se llevaron los cuadros, las joyas, la ropa íntima, las fotos personales. Hora
después, los militares continuaron el saqueo. Hasta hoy, el país no ha reflexionado sobre este hecho. Solo algunos
objetos han podido ser recuperados por la familia», propos de Patricio Guzmán, en voix off (traduction
personnelle).
1431
Le protagoniste principal y est Arturo Giron, ministre de la santé durant les mille jours de l’Unité Populaire et
témoin du coup d’État depuis le palais présidentiel. Il voit Salvador Allende mettre fin à ses jours, et raconte cela
face à la caméra, de manière calme et détaillée.
1432
Jean-Yves et Marc Tadié, op. cit., p.314.

435
brièvement, à se rassembler – et parfois à gagner. Je pars du postulat, ou peut-être de l'espoir,
que notre avenir réside davantage dans les moments de solidarité que notre passé recèle que dans
les siècles de guerre si solidement ancrés dans nos mémoires »1433.

L’espoir s’invite, le désir de réconciliation motive le documentariste, qui semble


débuter, artistiquement, une nouvelle étape de son cheminement d’être exilé : c’est un travail
de longue haleine, avec celles et ceux qui aspirent à faire ressortir la vérité et la beauté de
l’histoire. En ce sens, soulignons la séquence du discours de Salvador Allende à la tribune de
l’ONU, à la fin de l’année 1972 : la nature des propos, qui soulignent les méfaits à venir d’un
manque de contrôle sur les actions des multinationales et leurs collusions multiples avec les
décisions politiques et économiques, fait écho aux années 1990 et 2000. Le cinéaste dévoile le
legs de la figure politique, ainsi que la modernité de sa pensée, que l’époque actuelle doit
connaître pour pouvoir la transcender.
Les derniers mots de Patricio Guzmán résument cette idée, en soulignant les strates de
l’oubli tout en annonçant un futur prometteur de défis, de batailles à mener, alors que les images,
en plan fixe, balaient le processus créatif du peintre José Balmes, dessinant La Moneda, ses
ruines, ses flammes et son éternel noir et blanc :

«Le passé ne passe pas. Sur cette époque encore brûlante, il existe peu d’écrits historiques. Il
n’existe pas de biographie de Salvador Allende. Les archives du pouvoir demeurent secrètes.
L’arrogance du vainqueur se prolonge. Le 11 septembre est toujours présent. Allende aimait la
vie, et la vie l’a aimé. Avec cette existence en tête, nous continuons à agir, penser, à inventer le
futur. Le passé ne passe pas »1434.

La voix off du cinéaste exilé laisse la place, pour conclure l’œuvre, à une poésie clamée
par Gonzalo Millan (que nous citons en version originale), incarnée par une vidéo. De fait, ce
choix ouvre le futur créatif du documentariste vers d’autres possibilités artistiques :

«El río invierte el curso de su corriente.


El agua de las cascadas sube.
La gente empieza a caminar retrocediendo.
Los caballos caminan hacia atrás.

1433
Howard Zinn, « L'histoire est écrite par les vainqueurs » (pp.6-8), Manière de Voir, Le Monde Diplomatique,
n°137, octobre-novembre 2014, p.8.
1434
«El pasado no pasa. De nuestro tiempo vivo, hay pocos textos de historia. No hay una biografía de Allende.
Los archivos del poder siguen siendo secretos. La arrogancia del vencedor continua. El 11 de septiembre es siempre
presente. Allende amaba la vida, y la vida lo amo. Con esa vida en la cabeza, seguimos actuando, pensando,
inventando futuro. El pasado no pasa» (traduction personnelle).

436
Los militares deshacen lo desfilado.
Las balas salen de las carnes.
Las balas entran en los cañones.
Los oficiales enfundan sus pistolas.
La corriente penetra por los enchufes.
Los torturados dejan de agitarse.
Los torturados cierran sus bocas.
Los campos de concentración se vacían.
Aparecen los desaparecidos.
Los muertos salen de sus tumbas.
Los aviones vuelan hacia atrás
Los «rockets » suben hacia los aviones.
Allende dispara.
Las llamas se apagan.
Se saca el casco.
La Moneda se reconstituye íntegra.
Su cráneo se recompone.
Sale a un balcón.
Allende retrocede hasta Tomás Moro.
Los detenidos salen de espalda de los estadios.
11 de septiembre.
Regresan aviones con refugiados.
Chile es un país democrático.
Las fuerzas armadas respetan la constitución.
Los militares vuelven a sus cuarteles.
Renace Neruda.
Vuelve en una ambulancia a Isla Negra.
Le duele la próstata. Escribe.
Víctor Jara toca la guitarra.
Canta
Los discursos entran en las bocas.
El tirano abrazo a Prat.
Desaparece.
Prat revive.
Los cesantes son recontratados.
Los obreros desfilan cantando
¡Venceremos! »1435.

1435
Gonzalo Millan, « Poema 48 », La ciudad, Québec, éditions Maison culturelle Québec-Amérique latine, 1979,
p.85.

437
c. Diffusions et réceptions : un cinéaste transnational reconnu à l’international

« Le film a eu une très grosse résonnance, il a été vendu dans 19 pays. Salvador Allende, c’est
un film classique, avec un caractère inusable »1436.

Au-delà du la puissance symbolique et mémoriel du sujet de ce projet audiovisuel,


l’accompagnement procuré par JBA au long-métrage lui permet d’arpenter des perspectives
inédites lorsqu’on évoque un film de Patricio Guzmán. Jacques Bidou nous révèle que la
stratégie d’un destin festivalier imposant permet à l’œuvre une amplitude de diffusions
d’envergure1437. Salvador Allende est par exemple en sélection officielle lors du festival de
Cannes 2004. Il récolte les récompenses dans ce même réseau festivalier : France1438, Pérou1439,
Autriche1440 et Chili1441, et cela renforce les possibilités d’exploitation commerciale, où
l’audience chilienne est plus élevée que jamais par rapport à une œuvre du documentariste. En
effet, environ 60 000 spectateurs chiliens découvrent la nouvelle création de l’artisan de La cruz
del sur ; 120 000 spectateurs investissent les salles hexagonales, 10 000 en Argentine. De plus,
mention est faite d’une sortie commerciale dans différents pays, de part et d’autre de l’océan
Atlantique1442.
Le choix d’un distributeur compétent est essentiel (Memento), dans l’optique d’une
existence ample du film, car le champ documentaire se doit d’exister en dehors du réseau
commercial, où il est souvent d’une discrétion endémique 1443. Cette aura du film lui permet
d’investir l’espace télévisuel, mais aussi d’être édité en DVD 1444, et donc voyager, dans des
cadres et des contextes variés, où la pédagogie est cruciale, où les frontières s’abolissent, où
l’existence artistique se découvre de nouveaux reliefs :

1436
Entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1437
« Avec Allende, la stratégie est simple, festivals de catégorie A, car avec ça on est sûrs que le film fasse quatre
fois le tour du monde », idem.
1438
Meilleur documentaire européen de création, Annecy 2004.
1439
Grand prix du festival de Lima, 2004.
1440
Prix du public, festival de Salzbourg, 2005.
1441
Prix Altazor, 2006.
1442
Belgique, Suisse, Espagne, Grèce, Italie, Autriche, Mexique ainsi qu’États-Unis (source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/salvador-allende, consultée le 7 octobre 2017).
1443
« Les retombées des festivals : le film est identifié, connu, capté. Cela provoque un achat par des universités.
Le festival sert à rayonner, car de toute façon en sortie salle, pour les documentaires c’est extrêmement restreint,
quasi-symbolique. Allende : sortie en salle France, Italie, Grèce, Suisse, Belgique, c’est une petite carrière », idem.
1444
Des diffusions télévisuelles existent en Belgique, en Espagne, en France tout comme aux États-Unis. L’édition
en DVD concerne les marchés nord-américain (Icarus Films), belge (Cinéart), suisse (Trigon Films), français
(Pyramide), italien (Fandango), mexicain (Zafra) et également espagnol (Cameo). Source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/salvador-allende (consultée le 7 octobre 2017).

438
« Les festivals le font rayonner : derrière, il y a une capillarité qui se déclenche car le film est
vivant. D’abord on édite, on coédite avec les éditions Montparnasse, puis on récupère le bébé et
on le réédite. Le DVD permet de laisser le film en vie, avec toutes les versions linguistiques. Il
est demandé, et on peut répondre tout de suite, l’envoyer. L’objet existe, utilisé par les profs
d’espagnol (piraté souvent : c’est incontrôlable), les institutions l’achètent, et le film est archi-
en vie, avec un bon vendeur (Pyramide) pour les télés »1445.

Il est crucial d’insister sur le fait que le documentaire dépend, au-delà de la production,
la distribution, l’exploitation commerciale, d’un certain nombre d’institutions et d’entités
patrimoniales, éducatives1446. Ses relais sont multiples, et participent à la longue vie des œuvres,
notamment celles de Patricio Guzmán.
Pour ce qui est des réceptions, des échos de cette entreprise biographique subjective
d’un des mythes de l’histoire des gauches mondiales, la qualité de la tentative est presque
unanimement soulignée. Pour mettre en perspective comparée deux contextes distincts,
intéressons-nous à la France ainsi qu’au Chili. Dans l’Hexagone, un ample spectre médiatique
vante les qualités cinématographiques et culturelles de Salvador Allende. La subjectivité,
nouvel adage documentaire depuis les années 90, peut être considérée comme une force pour
arpenter les chemins de l’histoire1447, notamment par rapport au mythe que représente l’ancien
président chilien1448. C’est une manière de rompre avec l’austérité d’El caso Pinochet, pour que
l’artiste se livre plus intimement 1449, loin des rigueurs traditionnelles de l’entreprise
biographique traditionnelle (dans le cinéma mais plus largement dans les sphères artistiques et
culturelles). Cette subjectivité, largement soulignée, n’est pas une barrière à la mise en relief du
passé grâce à un prisme qui rompt avec les discours classiques par rapport à l’histoire chilienne
et ses romans à l’international1450. Au contraire, aborder l’histoire n’implique pas de recourir à
la méthode historique, et le documentaire suscite des entorses à la norme, considérées comme

1445
Entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1446
« Si le film n’est pas accompagné, porté, proposé par des intermédiaires (ex. écoles, médiathèques, comités
d’entreprises, etc…), il a du mal à trouver sa nouvelle place dans le contexte actuel, numérique », idem.
1447
« un documentaire inspiré, bouleversant, certes partisan, mais si plein de larmes que lui reprocher une tendance
à l’hagiographie serait indécent », Jean-Baptiste Morain, Les Inrocks, 8 septembre 2004.
1448
« pédagogique et historique, ce documentaire a un atout supplémentaire : c’est une histoire racontée à la
première personne », François Maupin, « Un portrait subjectif et attachant », Le Figaroscope, 8 septembre 2004.
1449
« Portrait ? L’on sait bien, par la peinture, combien tout portrait est aussi autoportrait », Michel Guilloux,
« Cantate pour un président assassiné », L’humanité, 14 mai 2004.
1450
« Guzmán, et c’est tant mieux, ne fait pas un travail d’historien, ne prétend à aucune forme d’improbable
« objectivité » », Jean-Hébert Harmengaud, « Le Chili pre mortem », Libération, 8 septembre 2004.

439
salutaires1451, ce qui permet au genre de se transcender et de redéfinir ses habitudes 1452. Pour
autant, cette orientation artistique récolte des doutes1453, voire de franches critiques sur
l’adoration d’un passéisme jugé défaillant 1454 dans les colonnes du Figaro. On peut supposer
que la ligne idéologique qui domine ce média a des conséquences sur la manière d’envisager
l’histoire chilienne, mais aussi les destinées des gauches internationales, entre hier et
aujourd’hui.
Ce qui retient l’attention des observateurs, c’est également l’essence pédagogique,
didactique de l’œuvre filmique. Le septième art de Patricio Guzmán est au service d’une
révélation des savoirs étouffés1455 : il défie le silence, cet outil de l’oubli1456. Et là où le passé
se révèle, c’est également les pulsations du présent qui transpirent 1457. L’évocation de la figure
d’Allende, démocrate martyr tombé à cause des violences militaires, incarne un idéal autant
qu’un rappel de la fragilité du paradigme démocratique, au début d’un XXIe siècle où le modèle
néolibéral est questionné1458. Patricio Guzmán, soucieux d’imposer ses propres normes
filmiques plutôt que de souscrire à l’homogénéité qui existe dans ce domaine 1459, souligne
d’ailleurs avec poigne les difficultés inhérentes au présent pour accueillir le legs de Salvador
Allende, et donc de ce que proposait l’Unité Populaire 1460. Le réalisateur façonne un long-
métrage où la nostalgie embrasse la reconnaissance d’identités marginalisées, que ce soit par

1451
« un portrait partisan et plein de larmes qui n’échappe certes pas à l’hagiographie et au lyrisme, mais qui s’en
plaindrait ? », Jean-Baptiste Morain, « élégie pour le Chili », Les Inrockuptibles, 8 septembre 2004.
1452
« si tous les ingrédients d’un documentaire classique sont réunis, ils sont sublimés – au sens alchimique du
terme – dans une forme plus libre », Emmanuel Chicon, « Requiem pour un président », L’humanité, 8 septembre
2004.
1453
« Une biographie assez hagiographique, uniquement vue du point de vue des partisans du président », Marie-
Noelle Tranchant, « Paradoxes d’un révolutionnaire démocrate », Le Figaro, 13 mai 2004.
1454
« Une affection : elle est lyrique. […] Patricio Guzmán dit sa propre nostalgie du temps des songes. Son film
retrace une histoire tronquée. Il est subjectif. Partisan. Manichéen. […] Il poursuit une chimère. Il voudrait la faire
revivre », Irina de Chikoff, « Un Salvador Allende manichéen », Le Figaro, 8 septembre 2004.
1455
« Une occasion de s’instruire ou de se souvenir », Jean-Paul Grousset « Salvador Allende (Pinochet fils de
putsch) », Le canard enchaîné, 8 septembre 2004.
1456
« Le cinéma a parfois pour mission de rompre des silences assourdissants », François-Guillaume Lorrain,
« Icônes d’Amérique latine », Le Point, 2 septembre 2004.
1457
« Plusieurs séquences renvoient directement à l’actualité, tel le discours prononcé par Allende devant l’ONU,
affirmation du bien-fondé de la démocratie, de l’éthique, de la transparence politique, et virulente dénonciation
des multinationales. On voudrait que le film explore davantage les pistes ouvertes par cet héritage stimulant qui
éveille des aspirations au présent », Positif, octobre 2004, p.48.
1458
« En même temps qu’un rappel, à l’évidence, de la fragilité des démocraties que menacent toujours,
aujourd’hui, les tentations totalitaires, et parfois, aussi, les intérêts économiques des puissants », « Le rêve brisé,
trente ans après », Les Échos, 8 septembre 2004.
1459
« Éviter le style journalistique. […] je préfère le déséquilibre », « Salvador Allende est encore plus d’actualité
aujourd’hui », entretien avec Patricio Guzmán, L’humanité, 10 septembre 2004.
1460
« La solution la plus simple [pour la réconciliation], c’est que tous les gens impliqués dans cette histoire
meurent, afin que la nouvelle génération puisse enfin penser librement », « Salvador Allende est encore plus
d’actualité aujourd’hui », entretien avec Patricio Guzmán, L’humanité, 10 septembre 2004.

440
rapport à sa propre intimité, à la situation chilienne 1461 mais aussi à un niveau plus universel1462.
Et cette synergie qui fait œuvre d’art est presque unanimement saluée par les médias français
qui relaisent l’existence et les diffusions du long-métrage.
Au Chili, nous avons récolté, dans les archives de la Bibliothèque nationale de la
capitale, de nombreuses ressources, mais exclusivement inhérentes à la presse écrite. Les titres
aux plus gros tirages évoquent Salvador Allende à deux moments : lors de sa présentation au
festival de Cannes 2004, ainsi que lors de la sortie chilienne, à partir du 1er septembre 20051463.
La référence de la presse chilienne, El Mercurio, publie un entretien avec le cinéaste malgré ses
accointances avec la dictature chilienne et la Concertation. D’autres quotidiens ou
hebdomadaires, au poids important dans le panorama médiatique national, font mention de la
sortie du documentaire. La mise en exergue de la participation du film au prestigieux festival
de Cannes fait écho à la superficialité d’analyse de cette œuvre reconnue à l’international lors
de sa sortie chilienne. La majorité des réceptions médiatiques insiste sur la partialité du
réalisateur1464, qui est même taxé de mentir sur Salvador Allende et l’époque que le long-
métrage aborde1465. Mais ne tombons pas dans la facilité d’analyse : certains médias
encouragent leurs lecteurs à découvrir un film aux qualités indéniables et au potentiel éducatif
non négligeable1466. Pour autant, il est à souligner que le réalisateur chilien n’ouvre en aucun

1461
« c’est aussi et surtout le témoignage affectif d’une dette, d’une cicatrice toujours vive. […] Salvador Allende
sonne comme un requiem. […] Il est impensable de balayer l’histoire d’un pays comme celle des individus », Jean-
Claude Raspiengeas, « Salvador Allende ou la mémoire étouffée », La Croix, 13 mai 2004.
1462
« le film est empreint d’une nostalgie nécessaire en ceci qu’elle déclenche un travail de mémoire essentiel pour
le Chili, pour l’Amérique latine, pour le monde : c’est ici de la reconstitution et de la reconnaissance d’une identité
qu’il s’agit », Pascal Mérigeau, « Américains du Sud », Le nouvel observateur, 9 septembre 2004.
1463
Une sortie dont on a des informations, grâce au quotidien La Nación, 1er septembre 2005, p.30. Ainsi, la
première projection a lieu au Centro Arte Alameda, avec cinq séances/jour : 14h30, 16h45, 18h, 19h30, 21h50. Le
prix : 1 900 pesos (tarif adulte), 1 500 pesos le mercredi. Dix salles programment le documentaire en première
semaine d’exploitation (La hora, 1er septembre 2005, p.19).
1464
Par exemple, La segunda insiste sur la partialité de Patricio Guzmán dans un article intitulé «Un nostálgico
homenaje», 2 septembre 2005, p.8: « néanmoins, il faut avoir à l’esprit que Salvador Allende est un hommage, une
lettre d’amour d’un partisan qui n’a aucune envie d’être objectif » («no obstante, hay que comprender que Salvador
Allende es un tributo, un acto de amor de parte de un fan que no tiene intenciones a atender a la objetividad»). De
même, Ercilla souligne la subjectivité de l’œuvre mais note ses qualités filmiques, «Utopía interrumpida», 26
septembre 2005 : « Émouvant, authentique, partial. Idéaliste. Bon » («Emocionante, autentico, parcial. Idealista.
Bueno») (traduction personnelle).
1465
Dans «Cine y mitificación», un article publié dans l’hebdomadaire Wiken, le 2 septembre 2005 (p.18), Ernesto
Ayala attaque frontalement le long-métrage : Patricio Guzmán est le grand défenseur, idéaliste, de l’époque de
l’Unité Populaire chilienne. Sa vision politique peut être partiale, discutable, faible si on en juge sur la profondeur
des analyses. […] Le roman, la poésie et le cinéma ont cette étonnante capacité de mythification. Il est évident
qu’ils y parviennent à grand renfort d’abstraction, de pétrification, d’exagérations et de mensonges. C’est tout à
fait humain de préférer le mythe à la vérité («Patricio Guzmán es el gran mitificador de los días de la UP en Chile.
Su visión política podrá ser parcial, discutible, débil si se juzga en términos de análisis. […] La novela, la poesía
y el cine tienen la fascinante capacidad de mitificar. Es cierto que lo logran a costa de abstraer, petrificar, exagerar,
mentir. Pero a veces es humano preferir el mito a la verdad») (traduction personnelle).
1466
La hora est l’un des rares médias à encourager la vue d’un long-métrage aux vertus pédagogiques d’intérêt
public, avec l’article «Biografía con el peso del tiempo», 1er septembre 2005, p.19: une histoire passionnante,
émouvante. Une thérapie pour le peuple, conseillée à tous les publics et particulièrement aux jeunes qui

441
cas les portes des chaînes de télévision chiliennes : l’aspect corrosif de l’évocation d’un homme,
d’une époque et des lectures conflictuelles qu’elle attise en terres chiliennes suscitent des
craintes par rapport aux lignes mémorielles dictées par les élites du pays. C’est une relative
marginalisation qui prime par rapport à quelques colonnes ouvertes aux propos du cinéaste,
malgré une distribution notable, notamment dans la capitale chilienne. Ainsi, les réceptions sont
paradoxales, réduites même si elles permettent à ce nouvel essai filmique de Patricio Guzmán
d’être accessible à une communauté cinéphile, militante ; de plus, des projections sont
organisées dans des quartiers généralement délaissés par le dynamisme culturel du pays,
accompagnées par un artiste friand de rencontres et de débats1467.
Les échos internationaux de Salvador Allende participent à une prise en compte du
cinéaste au sein du panorama cinématographique chilien. Pour autant, le réalisateur n’est pas
dupe, et sait bien que les curiosités médiatiques à son encontre résultent de son aura
internationale, plus que d’une réelle volonté d’accepter sa vision de l’histoire nationale.
D’ailleurs, lorsque l’œuvre fut présentée à Cannes, les médias chiliens tournèrent le regard,
cultivant une mise en marge d’un artiste aux engagements considérés comme corrosifs par les
élites traditionnelles :

«Lorsqu’en mai 2004, j’ai eu la chance de monter les marches du festival de Cannes pour
présenter Salvador Allende, j’étais prévenu et je savais qu’aucun cameraman chilien ne couvrirait
l’événement. L’ambassadeur non plus n’était pas là, au même titre que le conseiller culturel, le
consul, ni même l’attaché culturel. Aucun média chilien n’était présent. Selon les dires de deux
journalistes que j’ai rencontré plus tard – travaillant pour une chaîne privée chilienne -, leur
préférence était donnée à un film chinois »1468.

Malgré la reconnaissance, malgré la qualité des créations, un voile d’ombres plane par
rapport aux critiques assénées à la politique de la Concertation au Chili. Et le documentaire est,
de par sa nature et les thématiques qu’il décortique, une forme de résistance, de contestation de

commencent à se forger une culture mémorielle, en ayant la possibilité d’observer l’histoire avec le recul du temps
(«una historia apasionante y conmovedora. Una terapia para las masas, recomendable para todo público pero en
especial para los jóvenes que recién comienzan a formar su memoria y tienen la posibilidad de mirar con la
perspectiva del tiempo») (traduction personnelle).
1467
Le film a été projeté à La Legua devant à peu près 300 personnes. Le réalisateur était présent pour remercier
le public, qui s’est levé pour applaudir l’œuvre à la fin («Fue exhibido ayer en La Legua ante unas 300 personas.
Alla fue el propio realizador a agradecer al público que siguió el filme y que luego aplaudió de pie»), «Allende
volvió a ser del pueblo», El Mercurio, 3 septembre 2005, p.25 (traduction personnelle).
1468
«Cuando en mayo de 2004 me toco subir la alfombra roja del festival de Cannes para presentar Salvador
Allende, ya estaba prevenido y sabía que ningún cameraman chileno estaría allí. Tampoco estaba el embajador de
chile, ni el consejero, ni el cónsul, ni el agregado cultural. No había ningún medio de comunicación chileno. Según
me dijeron dos periodistas que encontré más tarde – de una televisión privada chilena -, ellos prefirieron acudir al
estreno de un filme chino», Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit., p.97 (traduction personnelle).

442
l’ordre établi, donc un champ artistique confiné aux marges1469. Ainsi, la sensation de rester un
étranger dans son propre pays, déjà effective par rapport aux labyrinthes de l’exil et du retour,
s’en trouve renforcée, ce qui n’empêche en rien Patricio Guzmán d’étendre le spectre de ses
créations et ses activités.

3. Patricio Guzmán : une figure importante du cinéma documentaire


a. Panorama des mondes documentaires

En termes cinématographiques, les réseaux commerciaux d’exploitation se caractérisent


par une mainmise du 7ème art de divertissement, avec Hollywood en étendard 1470. Les formes
alternatives travaillent à s’y faire une place, malgré mille entraves. De fait, dans la lignée des
habitudes cinéphiles (militantes ou non) des décennies précédentes, certaines pratiques se
prolongent, avec des diffusions ciblées (ex. réseaux d’art et essai, réseaux culturels, etc.) :

« Tout ce qui n'était pas le cinéma dominant a été repoussé sur les marges, et étiqueté
« documentaire », d'où un bric-à-brac hétéroclite où l'on retrouve d'autres cinémas minoritaires,
eux aussi en recherche d'un domaine d'accueil : le cinéma expérimental, l'essai, le poème, le
pamphlet, le reportage, etc. […] Le film, en raison des contraintes financières, économiques,
idéologiques, avec lesquelles il doit composer, est invité de manière encore plus pressante à
définir le système dans lequel il entend solliciter le public. Le documentaire n'est pas seulement
« l'objet théorique » défini au départ dans l'absolu : il occupe un « créneau ». En « parts de
marché », ce créneau est plus que réduit. Il reste, non pas à concilier les deux points de vue, ils
sont inconciliables – mais à mieux cerner ce qu'est, aujourd’hui, un film qui circule avec ce
label »1471.

1469
Le documentaire a une essence contestataire, pour le moins les miens. Ils ont vocation à la marginalité, ont
pour sujets les variations de la vie de la majorité, ordinaire, quotidienne, périphérique, dominées par l’économie,
où le mercantilisme mène à une domination du consumérisme. C’est pour cela que le documentaire peut déranger
(«el documental siempre tiene una vocación de contestación, al menos los míos, tiene una vocación de
marginalidad, se mueve en las fronteras de la vida normal, ordinaria, de todos los días, y la periferia, dominada
por la economía, donde hay un mercantilismo y se ejerce una dominación consumista. Por eso el documental es
un elemento incómodo»), «Los desafíos de la realidad. Una entrevista con Patricio Guzmán Andrés & Santiago
Rubín de Celis», Doc-Online, n°8, aout 2010 (source: http://www.doc.ubi.pt/08/entrevista_patricio_Guzmán.pdf,
consultée le 17 octobre 2017), p.258 (traduction personnelle).
1470
Une statistique chilienne pour illustrer notre propos : « entre janvier et octobre 2008, sur l’ensemble des films
sortis au Chili, 84 % étaient nord-américains, 10% chiliens, et seulement 6% provenaient du reste du monde »,
María José Bello, « Les nouveaux auteurs du cinéma chilien », Cinémas d’Amérique latine [En ligne], 17 | 2009,
mis en ligne le 06 novembre 2015, consulté le 29 octobre 2017. URL : http://cinelatino.revues.org/1499 ; DOI :
10.4000/cinelatino.1499.
1471
Guy Gauthier, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, p.197.

443
Les diffusions s’étalent également dans le temps, à contre-courant de la rapidité des
règles du jeu médiatique de l’époque. Cette dynamique sécrète des formes d’accompagnement
des œuvres qui participent à la réduction des distances entre les artistes et les publics. Le
bouche-à-oreille, nourri par les extensions numériques, multiplie les reliefs de l’existence d’un
film. De plus, lorsqu’on évoque le champ documentaire, la puissance didactique,
informationnelle lui ouvre les portes au sein d’un panorama festivalier ample et varié ; mais
aussi au sein des lieux de savoirs et de patrimoine (ex. milieux éducatifs, musées, centres
culturels, etc.). Pour autant, malgré la facilité de création due à la multiplication des lieux dédies
au cinéma (écoles, centres culturels, musées, etc.) ainsi qu’à un meilleur accès aux outils
créatifs, la possibilité d’en faire une activité professionnelle est mise à mal par un tout-culturel
centré sur d’autres genres cinématographiques mais aussi marqué par la généralisation
progressive de la gratuité d’accès à l’art, ce que regrette Patricio Guzmán :

«Aujourd’hui, le documentaire possède de meilleures ressources techniques, moins chères


qu’auparavant. Les écoles de cinéma se sont transformées en lieux de production, où chaque
élève peut créer son documentaire et je vois cela d’un bon œil. Mais le problème reste la
diffusion, ce que l’on fait avec ce film. De plus, les jeunes créent ces œuvres gratuitement, sur
le moment, en autoproduction. Comment en vivre ? C’est le principal problème. Les télévisions
ne diffusent pas de documentaires, en tous cas au Chili »1472.

Cette impression de profusion du septième art est amplifiée par les effets de la révolution
numérique : internet permet de décloisonner les traditionnels lieux et contextes de diffusions du
cinéma. Malgré les monopoles commerciaux inhérents à l’art cinématographique des années
2000, l’aspect transnational des communautés de cinéphiles se drape d’une diversité de supports
de consommation des œuvres. L’écran d’ordinateur, puis l’écran du téléphone portable
deviennent les nouveaux prismes qui font vivre les films, participant à un renouvellement des
pratiques et des relations symboliques entre spectateur et spectacle. Ces nouveaux cadres
n’empêchent en rien une continuité dans l’aura de certaines propositions documentaires dans
les lieux traditionnels où excelle le genre. À l’image de Patricio Guzmán, des figures de proue
de cet autre cinéma sont reconnues par la profession, ainsi que par des communautés

1472
«El documental hoy día tiene mejores herramientas técnicas y más baratas. Las escuelas se han transformado
en productoras donde cada alumno puede hacer su documental y eso está muy bien. Pero el problema es la difusión,
qué haces con esa película. Además, son películas que los jóvenes hacen gratuitamente, a pulso, es la
autoproducción. ¿Y de qué puedes vivir? Ese es el problema. Las televisiones no pasan documentales, al menos
en Chile», «Se hacen mejores negocios cuando la memoria está resuelta», Clarín – Revista Ñ, 14 avril 2011
(https://www.clarin.com/rn/escenarios/cine/Entrevista_Patricio_Guzmán_Bafici_2011_Nostalgia_de_la_luz_0_
B1uGRnmpDml.html, consulté le 20 septembre 2017) (traduction personnelle).

444
transnationales d’avertis autant que de novices, qui découvrent les potentialités de ces autres
propositions filmiques. Quelques exemples donnent du relief à notre démonstration.
Michael Moore est la figure centrale du documentaire à cette époque, car ses œuvres
récoltent audiences et récompenses, notamment dans la première partie des années 2000 :
Bowling for Columbine en 2002 (prix du jury au festival de Cannes 2002, Oscar du meilleur
documentaire 2003, César du meilleur film étranger 2003), puis Fahrenheit 9/11 en 2004
(palme d’or au Festival de Cannes 2004) et enfin SiCKO en 2007. Évoquons en outre le français
Jacques Perrin, avec Le peuple migrateur (2001), Voyageurs du ciel et de la mer (2004) puis
Océans (2010). Autre artiste français d’envergure : Nicolas Philibert, avec le succès retentissant
d’Être et avoir (2002), notamment en France (plus de 2 millions de spectateurs en salle). Sans
oublier Hubert Sauper avec Le cauchemar de Darwin (2004), et enfin Morgan Spurlock pour
Super Size me (2004).
On note un regain d’intérêt notable pour les diversités du 7ème art depuis la fin des années
90. L’effervescence cinématographique se matérialise dans la tenue de nombreux événements,
vivifiant les réseaux festivaliers en amplifiant leur spectre géographique. D’ailleurs on peut
l’observer en s’intéressant aux listes des récompenses reçues par Patricio Guzmán, tout autant
que les contextes dans lesquels il intervient, avec des masterclass ou d’autres formes. Ces
nouvelles perspectives de diffusions, ainsi que de partages du 7ème art sont facilitées par la
révolution numérique, qui permet d’échanger plus facilement, et ainsi de façonner une plus
grande vigueur dans les liens, le dialogue au sein d’une communauté cinéphilique
transnationale. Autre donnée essentielle pour comprendre le foisonnement cinématographique
où les alternatives ont leur place : la reconnaissance, la prise en compte, dans les mondes
institutionnels et académiques (avec l’exemple universitaire). Le fait que le cinéma voit ses
domaines de partage, de savoirs s’élargir participe à son épanouissement, en tant que médium
mais aussi en tant que patrimoine culturel et historique 1473. D’ailleurs, ce travail de recherche
est aussi le fruit d’un rapprochement progressif entre sciences humaines et 7 ème art, jusqu’à
considérer le cinéma comme une source de choix pour incarner des contextes historiques, des
époques, des airs des temps.

1473
« Sur de longues périodes historiques, le mode de la perception sensible des collectivités humaines change en
même temps que leurs conditions d’existence. La manière dont s’organise la perception sensible – le médium par
lequel elle se produit – n’est pas seulement conditionnée par la nature, mais également par l’histoire », Walter
Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011, p.23.

445
b. Une reconnaissance mondiale… jusqu’au Chili

« En montrant certaines œuvres documentaires, j’expliquais d’une certaine manière leurs


processus créatifs. J’ai alors songé : «C’est absurde, il conviendrait mieux de donner des cours
directement, c’est plus pratique ». J’ai alors commencé à dispenser des cours lorsque je n’étais
pas actif cinématographiquement. En général, mes séminaires sont sporadiques. De plus, la
répétition me lasse, en plus du fait qu’on ne m’ait jamais proposé d’intégrer une école de cinéma.
En réalité, je n’évoque presque jamais mes films pendant ces cours, ou alors très peu. Parfois, je
montre quelques extraits. Je préfère évoquer le travail de mes collègues, des documentaristes que
j’admire. Je me sens plus à l’aise en abordant leurs œuvres. J’apprécie le travail de partage, en
dévoilant les méthodes et formules propres aux créations. Plus tard, lorsque je serai retraité, je
ferai sûrement des séminaires centrés sur ma filmographie. Pour le moment, mon principal désir
tient au fait de divulguer aux autres le langage documentaire en général. On verra si, peu à peu,
le genre abandonne l’étroite planète où il est cantonné pour le moment »1474.

Durant cette période, Patricio Guzmán approfondit ses compétences pédagogiques et


professorales, en multipliant les séminaires et les interventions ponctuelles, principalement en
Europe mais également en Amérique. En 2003, il est professeur durant l’université d’été de la
FEMIS (Paris), et dispense également un séminaire durant le festival « Punto de vista » de
Pampelune (Espagne). L’année suivante, il réitère l’expérience estivale avec la FEMIS, tout en
déplaçant son séminaire documentaire à Buenos Aires, au sein de l’université San Martin. En
2005, une seule conférence pour présenter Salvador Allende à Los Angeles, dans le cadre du
séminaire de cinéma Robert Flaherty. En 2006, pas moins de cinq séminaires sont organisés,
entre Espagne1475 et Mexique1476. L’année suivante, aux quatre séminaires (deux en Espagne1477
ainsi que deux au Chili1478) s’ajoutent deux conférences, une à la Maison de l’Amérique

1474
«Al mostrar algunos documentales explicaba en cierta manera como se habían hecho. Entonces pensé: «Esto
es absurdo, es mejor que dé clases directamente, es más práctico». Entonces empecé a impartir clases cuando no
tenía trabajo como realizador. En general mis seminarios son esporádicos. Por otra parte, la repetición cansa y
además nunca me han ofrecido formar parte de una escuela de cine. En realidad, casi no hablo de mis películas en
las clases, muy poco. A veces muestro un breve fragmento. Prefiero hablar de mis colegas, de los otros
documentalistas a quienes admiro. Me siento mejor hablando de ellos. Me gusta el trabajo de divulgación, dar a
conocer sus métodos y fórmulas de trabajo. Seguramente más adelante, cuando esté jubilado, haré seminarios de
mi propia obra. Por el momento mi deseo principal es revelar a los demás el lenguaje general. A ver si poco a poco
el fenómeno documental abandona el estrecho planeta donde esta», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.177 (traduction
personnelle).
1475
Lors du festival Docusur de Tenerife ; au sein du Centre d’études cinématographiques de Catalogne, mais aussi
pour la Société des auteurs (Barcelone) ; enfin, un autre séminaire au sein de la Société des auteurs de Madrid.
1476
Au sein de l’université Sor Juana Ines de la Cruz, dans la capitale du pays.
1477
Pour l’Association des documentaristes de Madrid (DOCMA), fondée notamment par sa fille Andrea. Un autre
séminaire est dispensé lors de l’événement DOCUPOLIS, à Barcelone.
1478
Au sein de l’Université Academia de Humanismo Cristiano ainsi que l’Ecole de cinéma de l’université du
Chili.

446
(Madrid) et l’autre durant le festival cinématographique de Leipzig. 2008 est le moment de
deux séminaires1479, ainsi que de trois interventions : au Venezuela (cours magistral au festival
de Coro), une conférence sur La batalla de Chile à l’université de Liège (Belgique), ainsi qu’un
débat sur les liens entre 7ème art et mémoire à Sciences Po Paris. Au moment où se clôt la
décennie, en 2009, il revient dans cette même institution parisienne pour un cours magistral sur
le thème de la mémoire historique. De plus, il anime deux séminaires, le premier lors du festival
DOCUPOLIS de Barcelone ; le second au sein de l’école de cinéma de l’université du Chili.
En plus de ces activités concrètes, il faut insister sur l’arrivée massive d’internet à cette
époque, et donc d’une multitude de canaux médiatiques actifs au sein de ce nouveau monde
numérique. Le cinéaste est l’objet de curiosités, qui s’incarnent en entretiens et contextes où
l’artiste se raconte, par rapport à son parcours et ses définitions de la création 1480. Cette
multiplication des expressions de sa personnalité publique forge, progressivement, une certaine
mécanique discursive, dans la mise en scène de soi-même comme dans la manière de sa
raconter. Certains automatismes sont palpables en multipliant la consultation des sources sur le
cinéaste ; de plus, au sein des conférences et masterclass qu’il dispense, la mécanique se
construit (sans se figer), procurant un matériel solide, structuré. Trois configurations de son
séminaire existent, avec trois, quatre ou cinq cours et des contenus balayant toutes les étapes
du processus documentaire : écriture, immersion, tournage, montage ainsi qu’industrie &
marges. L’image y est reine, bien au-delà de la mécanique théorique, et le cinéaste désire
susciter la dynamique créative au sein de son public, prolongeant ses engagements
cinéphiliques teintés d’éthique et d’exigence artistique :

«Mon séminaire est composé de 12, 16 ou 20 heures et se consacre au cœur de la création


artistique d’une œuvre filmique. Ce sont 3, 4 ou 5 cours magistraux de 4 heures chacun. J’y
montre des extraits de différents films (presque tous européens), mais également des extraits de
mes œuvres. Mon ambition est d’illustrer chaque idée, chaque concept, chaque notion, avec de
l’image et du son. Mes mots et les films incarnent le même discours. Le séminaire est une
véritable immersion ; une expérience collective qui suscite le désir d’écrire, filmer et passer à
l’action »1481.

1479
Au Centre d’études cinématographiques de Catalogne et aussi avec l’association de la presse de Cadiz, en
Andalousie.
1480
Pour comprendre l’étendue des contextes médiatiques numériques auxquels accède Patricio Guzmán, nous
consulterons la liste des sources qui nourrit ce travail de recherche.
1481
«Mi seminario se compone de 12, 16 o 20 horas lectivas y está centrado en el corazón de la construcción
artística de un filme. Son 3, 4 o 5 clases magistrales de 4 horas cada una. En ellas exhibo fragmentos de distintas
obras (europeas casi todas) y también algunos extractos de mis propias películas. Mi ambición es ilustrar cada
idea, cada concepto, cada noción, con una imagen y un sonido. Mis palabras y las películas forman un solo
discurso. El seminario es una verdadera inmersión; una experiencia colectiva que provoca el deseo de escribir,

447
La teneur de ces instants pédagogiques nous est révélée par deux sources principales.
La première est un document de 50 pages intitulé « Materiales para los alumnos. Seminario de
guion documental », dont nous avons pu consulter une version datant de 20071482. L’attention
est portée sur l’importance centrale du scénario dans la création documentaire 1483, et tout le
déroulé du séminaire est structuré autour de cet élément crucial dans la vision artistique du
cinéaste chilien1484. De plus, d’exhaustives listes de films côtoient de nombreux écrits sur le
septième art, qu’ils s’agissent de ceux des autres1485 comme des mots du documentariste1486.
Mais la source d’informations la plus détaillée reste l’ouvrage Filmar lo que no se ve, livre
inspiré par les expériences pédagogiques du réalisateur1487, où ce dernier fait une synthèse
étayée des différents volets de l’artisanat documentaire qui, selon lui, façonnent un cinéma
exigeant. Après une introduction générale, il évoque tour à tour le processus d'écriture, le
tournage et ses outils de narration (description, action, personnages, entretiens, photos et objets,
reconstitutions), puis le montage et ses versants narratifs (commentaire, musique, atmosphère
sonore, archive, photos et illustrations, animations et trucages, mixage sonore).
Au-delà d’une méthode, Patricio Guzmán partage ses nombreuses présentations et
analyses, rédigées sur des œuvres tout au long des éditions du FIDOCS : c’est une façon de
promouvoir une certaine idée du patrimoine documentaire, tout en sensibilisant aux pratiques
cinéphiles liées à la critique. Enfin, le livre permet au réalisateur de publier ses écrits liés à
l’expérience et la pratique d’un septième art marginal, retraçant les émotions et les difficultés
vécues. Sans que ces deux sources permettent d’avoir un éclairage global sur ce qu’est un

filmar y pasar a la acción», https://www.patricioGuzmán.com/es/seminarios/1)-caracteristicas-generales (consulté


le 12 octobre 2017) (traduction personnelle).
1482
Source : https://docslide.us/documents/curso-de-documental-con-patricio-Guzmán-materiales-para-alumnos-
seguidos.html (consultée le 5 janvier 2018).
1483
« L’idée centrale de ce séminaire est d’évoquer le documentaire, sous tous ses aspects à partir du scénario.
Nous prendrons comme point de départ (et d’arrivée) les différentes étapes par lesquelles passe un scénario
documentaire. Même si beaucoup ont évoqué « l’inutilité, ou même l’inexistence de ce type de scénario, nous
pensons au contraire que le travail d’écriture documentaire est recommandable pour créer ce type de cinéma (« La
idea central de este seminario es hablar del documental en todos sus estados a partir del guión. Tomaremos como
punto de partida (y punto de llegada) las distintas etapas por las cuales atraviesa un guión documental. A pesar de
que se hablado mucho de “la inutilidad o incluso de la inexistencia del guión documental” nosotros creemos que,
por el contrario, la escritura documental es recomendable para fabricar una obra documental »), idem (traduction
personnelle).
1484
Annexe 3.
1485
Thierry Garrel, Claire Simon, Yves Jeanneau, Nicolas Philibert, Robert Kramer, Edgar Reitz (notamment)
sont cités pour leurs écrits concernant le documentaire, le rapport au réel, l’engagement et l’éthique de l’artiste,
etc.
1486
On y dénombre sept articles, ainsi qu’un entretien avec Jorge Ruffinelli.
1487
« Ce n'est pas un ouvrage théorique. C'est un contenu basé sur l'expérience » (« No es un libro teorico. Es un
texto basado en la experiencia »), p.10 (traduction personnelle) : Filmar lo que no se ve, Santiago du Chili,
Culdoc, 2013.

448
séminaire animé par Patricio Guzmán, elles permettent de matérialiser l’expérience, où la
théorie est dominée par l’observation directe des images, selon le souhait du documentariste,
qui considère qu'il n'existe pas une unique méthode de création 1488. De plus, le réalisateur
souhaite mettre en avant un matériel documentaire riche et varié, plus que sa propre œuvre1489.
En définitive, les références théoriques viennent appuyer ce que les images, comme premières
sources d'apprentissage, dévoilent. Elles ne sont pas la base de l'enseignement dispensé.
Les diverses activités de Patricio Guzmán confirment sa place toujours plus importante
au sein du panorama documentaire mondial, participant à une reconnaissance du milieu autant
qu’une relation de proximité qui s’installe avec une jeune génération de cinéphiles avides de
créations, en marge des canaux médiatico-artistiques traditionnels. Cette dynamique est
appuyée par la sortie d’un ouvrage écrit par son ami Jorge Ruffinelli, mêlant récit biographique
et panorama cinématographique chilien1490. Le fait d’être l’objet d’une entreprise biographique
participe à la patrimonialisation du documentariste au sein de la communauté cinéphilique
transnationale. Le livre est édité en Espagne en 2001, et il faut attendre sept années pour que
l’œuvre soit éditée au Chili1491 : une nouvelle preuve des difficultés de la société à prendre en
compte l’étendue de son patrimoine, de ses mémoires et des marges qui l’animent (notamment
par rapport aux exilés). Malgré tout, rappelons que de nombreuses dynamiques progressistes
chiliennes, souhaitant développer le savoir en vertu d’un approfondissement mémoriel et
identitaire, sont à l’œuvre au pays de Pablo Neruda : preuve en est la médaille du nom du poète
chilien, symbole du mérite artistique et culturel, remise par le Conseil National de la culture et
des arts à Patricio Guzmán en 20051492. Le cinéaste reçoit cette récompense le 17 octobre, jour
où est inaugurée la journée nationale du 7 ème art, visant à attirer le public dans les salles et
développer le volet patrimonial du cinéma national.

1488
« Je n'ai pas encore identifié un ensemble de normes satisfaisantes pour filmer, monter ou travailler sur le son
d'une oeuvre documentaire » (« no he encontrado todavia un conjunto de normas definitivas para filmar, montar o
sonorizar un filme documental »), Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit. (traduction personnelle).
1489
« Ce n'est pas non plus un livre sur mes films. Je suis plus intrigué par les créations de mes collègues que par
les miennes » (« Tampoco es un libro sobre mis peliculas. Me intrigan mas las obras de mis amigos que las
mias »), idem (traduction personnelle).
1490
Jorge Ruffinelli, Patricio Guzmán, Madrid, Cátedra, colección Signo e Imagen, 2001.
1491
Jorge Ruffinelli, El cine de Patricio Guzmán, en busca de las imágenes verdaderas, Santiago de Chile, Uqbar
Editores, 2008.
1492
https://elpais.com/diario/2005/09/02/cine/1125612014_850215.html (consulté le 11 octobre 2017).

449
c. Difficile de trouver les moyens de son art lorsqu’on choisit d’autres chemins

Le septième art est multiple, et une question légitime tient aux possibilités d’existence
de ces variétés : y-a-t-il de la place pour tous les genres, tous les films ? Au vu de la multiplicité
des publics, des curiosités et des attentes des êtres par rapport au cinéma, on peut répondre par
l’affirmative en termes de diffusions et de réceptions. Par contre, au vu du panorama
économique, la négative semble de mise. En effet, une homogénéisation définie par l’industrie
cinématographique règne. En conséquence, de nombreux projets ont les pires difficultés à voir
le jour, alors même que leurs velléités aspirent à nourrir, à complexifier les rapports à l’art, au
réel et à l’époque. Au-delà de l’inspiration, la patience est le mot-clé dans l’aventure
documentaire, aujourd’hui tout autant qu’hier.
Patricio Guzmán lui-même n’hésite pas à insister sur les difficultés
matérielles, logistiques qui régissent sa vie d’artiste exigeant et engagé. Il trouve alors d’autres
manières de se financer, de partager ses créations. Il s’affirme au sein d’un cercle artistique
d’auteurs, transnational, puissant et fragile à la fois, notamment de par la précarité des
possibilités de production ainsi que de distribution. Les sources économiques qui permettent la
possibilité d’existence des projets engendrent des temps de recherche, des candidatures et
d’autres mécaniques qui allongent le temps d’attente pré-tournage. Patricio Guzmán est
coutumier de critiques virulentes par rapport à cet état de fait, notamment dans un Chili post-
dictature où les inspirations cinématographiques devraient être soutenues par une véritable
stratégie étatique :

«Le fondateur du FIDOCS regrette le traitement infligé par la télévision au cinéma national :
«De nombreux documentaires sont conservés dans des cartons, et d’autres qui sont diffusés à des
heures creuses. Le manque de soutien au cinéma chilien est flagrant, et on l’observe aussi par
rapport aux distributeurs commerciaux, alors même que le cinéma national vit une nouvelle
période florissante, fait unique depuis l’époque d’Allende. J’ai vu au moins sept films chiliens
présentés dans les salles parisiennes, avec des critiques favorables et un public au rendez-vous ;
l’image qu’incarne le cinéma chilien dans le monde conditionne celle du pays tout entier. Il a
plus d’impact que des stratégies diplomatiques, mais il n’y a aucune politique culturelle digne
de ce nom pour le septième art », critique Patricio Guzmán »1493.

1493
«El creador del festival Fidocs lamentó el trato que la TV ha dado al cine chileno: «Hay muchos documentales
que han guardado en un cajón y hay otros que los pasan en un horario imposible. Esta es una falta de apoyo
evidente al cine chileno, que también se manifiesta en los distribuidores de los cines, a pesar de que el cine chileno
está en su mejor momento desde los tiempos de Allende. He visto por lo menos siete películas chilenas estrenadas
en salas de París, con buena crítica y un público satisfactorio, y la imagen que proyecta el cine chileno en el mundo
es la imagen del país. Impacta más que un cuerpo diplomático, pero no hay políticas culturales claras para el cine»,

450
L’auteur de La batalla de Chile, fort de ses réseaux transnationaux, récolte quelques
soutiens extra-chiliens, ce qui lui permet de prolonger les projets mis en œuvre sur sa terre
natale, que ce soit par rapport au FIDOCS ou à d’autres projets patrimoniaux mettant le
septième art au centre1494. Ces derniers existent pour favoriser une meilleure connaissance des
arts, pour aiguiser le sens critique d’un public avide de savoirs. Pour autant, la faiblesse des
moyens et du champ d’action participe à orienter le processus créatif du documentariste,
soucieux d’élargir son audience, que ce soit au Chili ou plus largement à l’international.
L’artiste, en recherche perpétuelle de nouvelles armes à ajouter à son vocabulaire, se remet en
question après les succès de Salvador Allende, pour flirter avec un langage filmique plus
suggestif, moins didactique, où la métaphore, l’approche poétique est au cœur du propos1495.
La parenthèse qu’il se crée, avec le projet du moyen-métrage Mi Julio Verne1496, illustre
d’ailleurs cette soif pour enrichir son vocabulaire thématique et filmique.
Dans la lignée de La isla Robinson, il s’attèle à l’évocation d’une autre figure de la
littérature mondiale : Jules Verne. Pour autant, le contraste avec l’élan biographique qui motive
Salvador Allende est saisissant : ici Patricio Guzmán dessine une œuvre expérimentale, où les
histoires les plus emblématiques de l’écrivain français sont en mises en abîme avec les
expériences des aventuriers du présent 1497. C’est en allant à la rencontre de différents êtres qui

criticó», source: http://radio.uchile.cl/2013/08/01/patricio-Guzmán-insatisfecho-con-respuesta-de-tvn-en-chile-


hay-cosas-que-no-se-pueden-tocar (consultée le 26 octobre 2017) (traduction personnelle).
1494
La situation s’est un peu améliorée lorsque l’ambassade de France décide de nous soutenir, ainsi que grâce à
une nouvelle collaboration à Santiago, avec Veronica Rosselot, une femme exceptionnelle, qui créa la corporation
Culdoc en 2008. Pour nous, c’était une façon d’exister dans le cadre de la loi («La situación evolucionó un poco
cuando la Embajada de Francia decidió apoyarnos y una nueva colaboradora de Santiago, Verónica Rosselot,
excepcional, creó la Corporación Culdoc en 2008. Era para nosotros una forma de nacer legalmente»),
https://www.patricioGuzmán.com/es/articulos/14)-carta-a-un-amigo (consulté le 13 octobre 2017) (traduction
personnelle).
1495
Si je commence à parler d’inégalités sociales et de fosses communes, le spectateur part directement ; donc
j’utilise un langage plus métaphorique, convaincant. Je n’aime pas faire le donneur de leçons («Si comienzo
hablando de las desigualdades y de las fosas comunes, el espectador me abandona enseguida; por eso uso el
lenguaje metafórico: es más convincente, y no me gusta dar lecciones»), «Patricio Guzmán usa la geografía chilena
como metáfora histórica», El Telégrafo, 17 février 2015
(http://www.eltelegrafo.com.ec/noticias/cultura1/1/patricio-Guzmán-usa-la-geografia-chilena-como-metafora-
historica, consulté le 29 septembre 2017) (traduction personnelle).
1496
Il date de 2005. L’équipe est encore réduite, composée de sa fille Camila comme assistante-réalisateur et
productrice, Jacques Bouquin à la photographie, André Rigault au son, Eva Fiegeles pour le montage, Jorge
Arriagada pour l’habillage musical et Renate Sachse comme conseillère artistique. La production de l’œuvre est
assurée par ARTE via la structure « Ex Nihilo ». Notons qu’à nouveau, Carmen Castillo collabore avec Patricio
Guzmán dans l’écriture du film et de la voix off.
1497
Michel Bergounioux (aéronaute), Jean-Pierre Haigneré (astronaute), Hubert Reeves (astrophysicien), Michel
Siffre (spéléologue), André Laban (plongeur, pionnier et complice de Jacques-Yves Cousteau et son équipe),
Laurence de la Ferrière (qui fit la traversée du pôle sud dans l’hiver 1999-2000), mais également Jean-Luc
Courcoult (directeur de la compagnie de théâtre du Royal de luxe) sont les témoins de ce documentaire, et chacun
à sa manière revient sur ses pratiques et ses motivations pour repousser les limites des aventures humaines.

451
repoussent (ou ont repoussé) les barrières de la connaissance humaine, mais aussi de la culture
en général, que le cinéaste livre une ode à l’imagination, au rêve, à l’aventure 1498. Le support
littéraire est mis en exergue, notamment de par ses vertus d’invitation au voyage : le
documentariste livre un souvenir de sa jeunesse, crucial dans son cheminement d’être humain
en tant que catalyseur d’une volonté tenace pour repousser les limites de ses pratiques. Au-delà
de son aspect expérimental, où s’embrassent les images de l’artiste chilien et une multitude
d’autres sources audiovisuelles1499, l’œuvre est un syncrétisme entre images d’archives, de
photographies, d’images animées (pour l’espace autant que certaines illustrations des romans
de Jules Verne). Autant de sources qui mettent en valeur l’immensité de la Terre, de ses
émanations cosmologiques. Comme l’explique le réalisateur chilien en évoquant Les aventures
du capitaine Hatteras, « les personnages sont des paysages ». Et cette soif d’aventure, ce désir
de vivifier son imaginaire, par des errances entre songes et réalités devient un nouveau moteur
créatif pour un cinéaste nostalgique de sa jeunesse 1500. Ces immensités que Jules Verne
transcende deviennent de nouveaux défis pour Patricio Guzmán. L’étape qu’incarne Mi Julio
Verne est notable parce qu’elle marque un nouveau temps dans les expérimentations
cinématographiques de l’artisan de La batalla de Chile, mais aussi parce que cet intérêt pour
les grandes fresques d’aventures, dont Jules Verne est un des symboles, distille de nouvelles
dynamiques créatives, notamment par rapport au patrimoine naturelle de son pays.

1498
Incarnée par la phrase « Voyager, c’est rêver ».
1499
Parmi lesquelles Les aventures extraordinaires de Saturnin Farandoul (de Marcel Fabre), Les aventures
fantastiques (de Karel Zeman), Balcony in the sky (de Walter Arnell), Jacques Rougerie, Aquaspace, l’œil des
mers (Jacques Rougerie), Le petit Jules Verne, Seule en Antarctique (Jean-Gabriel Leynaud), Un voyage autour
de la terre (Jean-Pierre Larcher). De plus, les collections personnelles de Luc-Henri Fage, Laurence de la Ferrière
ainsi que de Guy de Saint-Cyr sont utilisées. Au-delà de ces références, les archives de différentes institutions
peuplent Mi Julio Verne : le Centre National d’Études Spatiales, l’Agence Spatiale Européenne, L’Observatoire
d’Europe du sud, les documents Pathé Gaumont archives, les archives ITN/GRANADA, les archives de Kifaru
films, et enfin des archives de la NASA. Précisons également que les images sous-marines révélées sont fournies
par Albert Falco et René Heuzey.
1500
Au début du moyen-métrage, Patricio Guzmán évoque sa jeunesse, ses faiblesses scolaires à Viña del Mar.
Elles ont pour conséquence la venue d’une professeure particulière, nommée Carmen. Le cinéaste révèle qu’elle
lui donne le gout du voyage, d’abord grâce à cette faculté de voyager, d’arpenter le monde grâce au doigt qui glisse
délicatement sur la carte du monde (« des voyages imaginaires, qui se déroulaient au plus profond de mon cœur »).
De plus, c’est chez Carmen que Patricio Guzmán développe son gout pour l’aventure grâce à la lecture, notamment
par rapport aux œuvres de Jules Verne (« Il y avait des livres partout »).

452
C. Horizons, Madre tierra : de l’importance des racines

1. Radiographie des années 2010


a. Quelques tendances globales

Les conséquences de la révolution numérique et ses nouvelles pratiques dessinent un


essoufflement des monopoles étatiques. En effet, des horizons inédits ouverts, une conscience
culturelle aux frontières largement reconfigurées par la culture globale, ainsi qu’une multitude
de syncrétismes identitaires, culturels participent à tempérer la mécanique de la mondialisation :

« À l’heure où l’économisme triomphe sans partage, cette part du culturel constitue néanmoins
bel et bien, par l’importance même qu’elle prend, une sorte de revanche de la culture, redonnant
aux hommes une prise sur leur propre vie que réduit précisément la puissance des marchés
globalisés »1501.

Les impasses du néo-libéralisme : crises et contestations

« La révolution n’est plus à l’ordre du jour, mais la puissance d’histoire est tout sauf à son terme.
Plus que jamais, en vue du mieux-vivre ensemble, la culture démocratique est ouverte et à
inventer en mobilisant l’intelligence et l’imagination des hommes »1502.

Dans un contexte global de crises économiques aux conséquences sociales et culturelles


délicates, renforçant les inégalités entre classes sociales, entre États, le paradigme néolibéral
est mis à mal par ses propres faiblesses, déjà latentes mais plus visibles au fur et à mesure des
années 2000 :

« L’ouverture des marchés annonçait l’efficacité et la transparence d’un modèle économique : la


réalité est un chaos progressif, un capitalisme secoué de séismes incontrôlés. […] Le
néocapitalisme va de crise en crise. Crises mexicaines de 1982 et 1995, crise asiatique de 1997,
crises de la Russie et du Brésil en 1998 et 1999, crise de l’Argentine en 2001 et de la Turquie en
2002, crise des subprimes aux États-Unis en 2008, faisant planer sur les économies mondiales
l’ombre de la récession »1503.

1501
Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, La culture-monde, op. cit., p.31.
1502
idem.
1503
ibid, p.22.

453
On assiste à une multiplication des contestations à un modèle apte à aspirer chaque
difficulté, mais avec un coût social, économique, environnemental désastreux. De nouvelles
générations, aux instruments d’expression et de mobilisation d’une amplitude sans précédent,
s’affirment dans la critique et le désir de changer les règles de la globalisation. Les idéologies
qui prennent de l’ampleur balaient un spectre large, depuis un nationalisme agressif,
réactionnaire, jusqu’à des velléités où l’ombre du marxisme (hétérodoxe) plane, se mélangeant
à un souci environnemental plus aiguisé qu’auparavant. Pour autant, aucun nouveau paradigme
n’émerge au niveau mondial : le consensus se construit sur la critique d’un néolibéralisme
affaibli par le jusqu’au boutisme de ses propres dogmes. Eduardo Galeano résume l’ambiance
de l’époque, entre désirs ardents d’un autre monde et inerties (cultivées et/ou subies) notamment
dues à un passé trop écrasant, un règne des traditions trop peu bousculé :

«Nous sommes tous fatigués d’écouter des consignes et des discours qui vantent le passéisme.
L’énergie créative se cultive en faisant, et en faisant ensemble. Les engagements des jeunes
générations ne dépérissent pas par faute d’envie, mais par manque d’action. Jusqu’à quand va-t-
on continuer à proposer de la tristesse aux gens tristes ? Jusqu’à quand va-t-on continuer à nous
vendre du sable en plein désert ? »1504.

L’hégémonie démocratique est questionnée, notamment de par l’écart grandissant entre


les professionnels de la politique et le corps électoral. L’idéal démocratique voit des écarts se
creuser avec les pratiques d’un désengagement étatique dans les domaines les plus cruciaux
d’une société humaine. L’éducation est au centre des conflits sociaux, de par son importance :

« La démocratie est fragile parce qu’elle exige beaucoup des habitants d’un pays qui l’ont
adoptée. Elle repose sur une idée de l’homme que maint auteur juge dangereusement optimiste :
le civisme, l’esprit de tolérance, le respect du droit ne sont pas des vertus innées. Il faut les
apprendre. La démocratie est-elle pensable sans éducation ? Mais un système éducatif suppose
des moyens qui ne sont pas à la disposition de tous les États »1505.

Parler d’éducation nous permet de faire un pont entre le contexte global et les pulsations
de la société chilienne : les mouvements de contestations des nouvelles générations citoyennes
portent, dès la fin des années 2000, sur le système éducatif, un des plus onéreux au monde. La

1504
«Estamos todos aburridos de escuchar consignas y discursos que masturban a los muertos. La energía creadora
se desarrolla haciendo, y haciendo juntos. La militancia juvenil no languidece por falta de ganas, sino por falta de
acción. ¿Hasta cuándo vamos a seguir ofreciendo tristeza a los tristes? ¿Hasta cuándo vamos a seguir vendiendo
arena en el desierto?», «El derecho a la alegría (pp.79-85)», Eduardo Galeano, Ser como ellos y otros artículos,
Madrid, Siglo XXI de España editores, 1992, p.85 (traduction personnelle).
1505
Michel Winock, Le XXe siècle idéologique et politique, op. cit., p.165.

454
discrimination économique participe à une reproduction sociale ardemment remise en question.
En creux, c’est la Constitution chilienne, héritée des temps dictatoriaux, qui est au centre des
critiques. Le Chili, qui paraissait socialement « endormi », voit certains de ses enfants se
réveiller, à la recherche d’un autre avenir que celui promis par les élites post-dictature (peuplées
par certaines des élites du temps de la dictature).

b. L’air du temps chilien

La profusion des mobilisations civiles chiliennes, à partir du milieu des années 2000,
sous l’impulsion des jeunes générations, tend à réclamer un dialogue pour construire l’avenir
en bouleversant le pilier qu’est la Constitution. En 2006, à partir de la fin du mois d’avril, des
centaines de milliers d’élèves du secondaire investissent l’espace urbain, pour manifester leurs
désirs de réformer le coût de l’éducation. Ce mouvement est baptisé « la révolution des
pingouins », en référence à la couleur des uniformes des élèves. Certaines des manifestations
affrontent une dure répression1506, alors que l’opinion publique se montre favorable aux
doléances des élèves1507. Les conséquences sont multiples, alors que débute la présidence de
Michelle Bachelet (qui prend ses fonctions le 11 mars de cette année-là) : réformes1508,
renouvellement de certaines figures du pouvoir 1509, mises en lumière (au Chili ainsi qu’à
l’international) des faiblesses du modèle chilien, mais aussi une certaine impuissance devant le
poids des élites traditionnelles dans les destinées du pays. Cette « révolution des pingouins »,
qui s’essouffle dès octobre 2006, illustre la capacité de mobilisations de jeunes générations pour
une participation active aux affaires publiques. Elle dévoile également que le volontarisme
étatique, mis en avant sur le plan discursif, se heurte aux hiérarchies façonnées depuis la chute
de l’Unité Populaire. Le progressisme de certains pans de la classe politique est freiné par le
poids des élites traditionnelles, au sein desquelles nombre de protagonistes déjà actifs durant la
période dictatoriale perpétuent leurs influences sur les affaires du pays.

1506
« Le 30 mai, une manifestation à Santiago du Chili a été durement réprimée. Plusieurs centaines d'étudiants
ont été interpellés. Les images montrant des policiers battant des écoliers et des journalistes ont suscité une vive
émotion », source : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2006/11/29/chili-michelle-bachelet-et-la-revolte-des-
pingouins_839908_3208.html (consultée le 26 octobre 2017).
1507
« Le mouvement bénéficiait, selon les sondages, d'un soutien populaire de 83 % », source : idem.
1508
« Le transport gratuit et des bourses ont été accordés aux plus démunis. Michelle Bachelet a également promis
une réforme de l'enseignement garantissant une éducation de qualité. Une commission d'experts, de représentants
sociaux et d'étudiants a été créée », source : idem.
1509
« La présidente socialiste a publiquement réprimandé ses ministres : "J'ai besoin d'un gouvernement qui
anticipe les problèmes et ne se contente pas de réagir." Puis, elle a procédé, fin juillet, à un remaniement du
gouvernement. Les ministres de l'éducation, de l'intérieur et de l'économie ont été remplacés », source : idem.

455
En 2011, une immense vague de manifestations étudiantes envahit le pays, sous
l’impulsion des organisations universitaires. Rapidement, la figure charismatique de Camila
Vallejo, présidente de la fédération des étudiants de l’université du Chili (FECH), devient le
symbole de ces luttes de la jeunesse chilienne, participant à ses échos internationaux. Des élèves
du secondaire se rallient aux manifestations pour réduire les inégalités d’accès à l’enseignement
supérieur en invitant l’État à réinvestir le champ de l’éducation, territoire réservé aux sphères
privées depuis septembre 1973 :

« Les jeunes ont dénoncé le faible engagement de l’État pour ses universités : baisse des
financements des universités publiques, profits flagrants réalisés par un grand nombre
d’universités privées, piètre qualité des cursus universitaires, désertion massive des étudiants,
manque de contrôle et de régulation dans ce secteur, manque de transparence dans l’utilisation
des ressources, taux d’intérêt élevés, pour ne citer que quelques problèmes »1510.

L’opinion publique, à nouveau, soutient majoritairement ces nouvelles générations alors


que les sphères de pouvoir, État en tête, rechignent à instaurer un dialogue constructif autour
de doléances de plus en plus pressantes :

« La mobilisation étudiante a pris de l’ampleur et fait tache d’huile, gagnant le soutien de larges
franges de la population, qui ont défilé avec les étudiants. Si le thème de l’éducation a servi
de détonateur, le malaise concerne l’ensemble des citoyens. Néanmoins, le gouvernement se
montre peu enclin à entendre le contenu profond de ces revendications, voire à l’accepter. […]
on perçoit en toile de fond des attentes insatisfaites ainsi que l’idée selon laquelle la
prédominance du marché affecte de manière disproportionnée les consommateurs les plus
fragiles, confrontés à des taux d’endettement très élevés (pas seulement pour l’éducation), dans
le cadre de politiques de crédit laxistes et déréglementées. Ce qui émerge également, c’est la
sensation que l’État n’a pas assumé son devoir de veiller au bien-être de tous, confiant au marché
la tâche de satisfaire les besoins du plus grand nombre. À cela s’ajoute une méfiance généralisée
quant à la capacité du système politique de résoudre les problèmes de la population »1511.

Avec ces mouvements étudiants aux échos internationaux, on assiste à des remises en
question massives de l’ordre social, politique et mémoriel qui régit le Chili post-dictature. Les
volontés de réformes, de bouleversements se heurtent à des forces étatiques à l’écoute, mais
sans réel volontarisme pour changer les règles du jeu démocratique. La faiblesse des dialogues

1510
María José Lemaitre et Raúl Atria Benaprés, « Chili : Le mouvement étudiant, symptôme d’un problème de
fond », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 59 | avril 2012, mis en ligne le 06 février 2015,
consulté le 29 octobre 2017. URL : http://ries.revues.org/2241 ; DOI : 10.4000/ries.2241.
1511
idem.

456
va donc de pair avec une perte de confiance par rapport aux institutions. Ces mélodies
contestatrices sont liées à l’ouverture des horizons de nombreux individus, mais également la
prise de conscience de la faiblesse d’un modèle néolibéral jusqu’alors peu critiqué1512. Les
crises économiques globales touchent le pays, participant aux creusements d’inégalités déjà
immenses entre les différentes classes sociales. L’urgence de réformes par rapport aux
structures héritées du passé devient de plus en plus intense, et les manifestations massives des
étudiants, en 2011, ouvrent un spectre d’oppositions inédit :

« Ce n’est qu’à partir du mouvement étudiant de 2011 que des questionnements de fond prennent
du poids et que sont mises à l’agenda des revendications touchant des piliers du système politico-
économique, jusqu’alors perçus comme inamovibles »1513.

C’est un moment de prise de conscience d’une crise globale, qui impacte sur les
considérations par rapport aux propositions étatiques visant à esquisser les grandes lignes de
l’avenir. Cette « démocratie », née de négociations concertées avec les forces armées, apparaît
fortement fragilisée. En conséquence, l’unité de la société, fondement de la politique de la
Concertation, se fissure, participant à un affaiblissement étatique couplé à la montée des
oppositions :

« Les signaux d’alerte sont là : abstention électorale, perte de confiance dans les institutions et
dans la classe politique dans son ensemble, lassitude face à la corruption, parallèlement à une
protestation sociale toujours croissante »1514.

Dans cette dynamique nationale, soulignons que les doléances mémorielles s’affirment.
Les désirs d’une plus grande connaissance des vérités d’hier se font plus pressants : élucider les
cas de disparitions, en savoir plus sur ce que fut le quotidien de l’époque de l’Unité Populaire,
mais aussi exiger plus de clarté de la part des tenants de la dictature (forces armées, pouvoirs
médiatiques, etc.). L’idée d’un régime dictatorial où des civils ont collaboré avec les forces
armées (de la simple délation jusqu’à l’engagement effectif dans la structure étatique), prend

1512
« Durant ces années de post-dictature la divergence persistante sur le passé récent du pays et les insuffisances
d’une narration commune à même d’en rendre compte, semblaient dans une certaine mesure « compensées » par
la quasi-unanimité autour d’un modèle économique néolibéral, certes éminemment inégalitaire, mais réussissant à
faire passer l’insertion du Chili dans l’économie monde pour un destin partagé, enviable et envié par ses voisins
latino-américains. […] Avec la rupture du consensus autour des politiques économiques et la mise en question du
modèle, ce discours volontariste naguère dominant, perd beaucoup de sa force et l’édifice dans son ensemble parait
fortement fragilisé », Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge Muñoz, Le 11 septembre chilien, op. cit., p.26.
1513
ibid, p.21.
1514
ibid, p.26.

457
de l’ampleur et décrédibilise la théorique unité citoyenne du Chili post-Pinochet. La justice
nationale participe à prendre en compte plus aisément les plaintes et accusations ayant lien avec
la période 1973-1990 : cela facilite ces dynamiques où la soif de vérité règne 1515, malgré les
oppositions (généralement liées au régime dit civico-militaire1516). L’importance des
contestations de la jeunesse chilienne, mêlées d’un désir ardent de connaissances pour ériger
d’autres récits mémoriels, est au centre de cette sorte de « révolution » idéologique, comme
l’observe Patricio Guzmán :

« Les plus jeunes ressentent un fort désir de savoir tout ce qui est arrivé. Leurs grands-parents,
leurs parents, leurs professeurs, pour la plupart, ne leur ont pas vraiment raconté les choses telles
qu’elles se sont passées. C’est pourquoi ils ressentent cette soif d’un passé qu’ils ne connaissent
pas avec exactitude. Ils sont d’autant plus disposés à comprendre ces événements qu’ils font
partie d’une génération qui n’a pas peur. Il y a un mouvement étudiant très fort au Chili. J’ai
interviewé certains de ses leaders, dont Gabriel Boric et Giorgio Jackson. Pour eux, le projet de
Salvador Allende était un modèle. Pour moi, le Chili «moderne », en quelque sorte, est faux. Ce
Chili «moderne » est beaucoup plus arriéré que le Chili que j’ai connu quand j’étais étudiant. Le
Chili « moderne » est un pays où les homosexuels n’ont aucun droit, où l’avortement est interdit
et où l’on vit sous la Constitution de Pinochet »1517.

De nombreux cas de disparitions en dictature sont ouverts, ou réouverts. Deux exemples


emblématiques témoignent d’une dynamique nationale de remise en question du roman
historique chilien : le cas de Pablo Neruda ainsi que celui de Victor Jara. Le premier,
officiellement mort d’un cancer le 23 septembre 1973, voit la version de sa disparition remise
en cause par la demande du parti communiste chilien de l’ouverture d’une enquête judiciaire
pour faire la lumière sur les circonstances exactes du décès. Le 8 avril 2013 est effectuée
l’exhumation des restes du poète. Jusqu’au moment où nous écrivons ces lignes, l’enquête reste
ouverte, traversée par des rebondissements inhérents à la suspicion d’un empoisonnement par
les forces militaires, avant le départ théorique de Pablo Neruda pour l’exil au Mexique. Des
experts internationaux, mandatés par la justice chilienne, s’évertuent à atteindre la vérité grâce

1515
« On peut d’ores et déjà signaler la forte auto-critique effectuée par l’institution judiciaire – l’association
professionnelle de la magistrature, puis la Cour suprême elle-même – sur ses propres défaillances durant la
dictature et son affirmation du caractère inviolable des droits humains », Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge Munoz,
Le 11 septembre chilien, op. cit., p.25.
1516
« À souligner également le changement lexical qui s’est opéré en peu de temps, la dictature étant de plus en
plus fréquemment qualifiée de civilo-militaire et non plus seulement de militaire, ce qui suppose un déplacement
dans l’analyse des responsabilités des uns et des autres », idem.
1517
« Conversation entre Frederick Wiseman et Patricio Guzmán », Paris, Pyramide vidéo, 16 janvier 2015 (le
livret accompagne le dvd dans sa version française).

458
aux méthodes scientifiques. Le doute subsiste face aux couches d’oublis cultivées par la
dictature chilienne, malgré les invectives de la société civile.
Dans le cas de Victor Jara, après un enterrement réalisé dans le plus strict anonymat le
18 septembre 19731518, les recours en justice de sa veuve et d’un certain nombre d’organisations
chiliennes ont occasionné l’ouverture d’une enquête pour éclaircir les circonstances de son
décès. Le juge Juan Fuentes Belmar a ordonné l’exhumation de son corps 1519, et dès janvier
2013 un certain nombre de militaires responsables de la mort de l’emblématique chilien sont
identifiés. Un procès en découle, des peines de prison décidées, ainsi que le paiement de
dommages conséquents de la part du principal responsable, installé aux Etats-Unis et sous le
coup d’un mandat d’arrêt international : Pedro Barrientos Nunez1520. Malgré tout, les vides de
la justice internationale quant à la possibilité d’extrader des criminels ne permettent pas d’aller
au bout du processus pénal : de nombreux bourreaux restent en liberté malgré l’ampleur de
leurs atteintes aux droits humains. Ces deux exemples, qui représentent la partie émergée de
l’iceberg, illustrent une frénésie mémorielle qui fait la part belle aux révélations sur la barbarie
caractéristique de l’époque militaire. De nombreuses barrières restent à briser pour que la justice
prenne en charge l’ensemble des doléances citoyennes.
En 2013, dans un contexte de célébrations des quarante ans du coup d’État militaire, on
assiste à une profusion mémorielle, qui cette fois-ci est largement reprise par les canaux
médiatiques nationaux. L’époque est aux révélations, aux investigations, ce qui n’interdit en
rien les conflits sur la manière dont doit être considéré l’hier. L’hypermnésie est bénéfique. Elle
participe à décloisonner les barrières symboliques et psychologiques d’un pays encore hanté
par le poids du passé :

« Le pic de septembre 2013 produit pour sa part un effet de bascule entre l’amnésie initiale de la
post-dictature et une tardive hypermnésie, une saturation de la mémoire envahissant pour un

1518
« « Le premier enterrement de Victor Jara, le 18 septembre 1973, s’est déroulé presque dans la clandestinité »,
rappelle Gloria König, directrice de la fondation Victor Jara. « C’est grâce à un jeune, un fonctionnaire du registre
civil qui a reconnu Victor Jara à la morgue, que son corps n’a pas été lancé dans une fosse commune et que Victor
n’est pas devenu un des disparus du Chili sous la dictature. » Ce jeune homme a réussi à joindre Joan Turner et
c’est à trois, sans fleurs ni chants, qu’ils l’ont enterré » (source : http://www.rfi.fr/contenu/20091206-victor-jara-
obseques-attente-justice, consulté le 21 octobre 2017).
1519
« En 2009, après une longue bataille juridique, la justice accepte d’exhumer le corps. Le rapport médico-légal,
qui recense 44 impacts de balles dont un coup de grâce dans la tête, est fondamental dans l’acte d’accusation »
(source : http://next.liberation.fr/musique/2013/01/10/victor-jara-la-justice-du-chili-ouvre-les-yeux_873153,
consultée le 21 octobre 2017).
1520
« Pedro Barrientos Nunez, un ancien lieutenant chilien des années Pinochet, a été jugé responsable lundi 27
juin [2016] par un jury de Floride de la mort du chanteur chilien Victor Jara, torturé et tué quelques jours après le
coup d'Etat du 11 septembre 1973 contre Salvador Allende. Le tribunal l'a condamné à payer une amende de 28
millions de dollars à la famille de la victime » (source : http://www.rfi.fr/ameriques/20160628-etats-unis-pedro-
barrientos-nunez-chili-condamne-victor-jara-pinochet, consultée le 21 octobre 2017).

459
temps la quasi-totalité de l’espace social. Il est encore tôt pour bien évaluer les effets du 40 ème
anniversaire, certains semblent néanmoins cruciaux et durables »1521.

Malgré les bonnes volontés, et les avancées judiciaires, plusieurs récits mémoriels
s’opposent : c’est un reflet d’une société fortement divisée, notamment de par ses inégalités,
ses clivages idéologiques et culturels. Les activités mémorielles s’affirment, l’État autorise
leurs expressions mais échoue à se faire le médiateur des passions que le passé suscite 1522. Les
dynamiques de patrimonialisations passent un cap, par l’ouverture de lieux de mémoires, que
ce soit sous l’impulsion de la société civile ou de l’État. L’exemple de Londres 38 est à ce titre
représentatif d’un contexte plus ample. Ancien centre de détention et de torture dans les
premiers temps du régime militaire 1523, ce lieu situé en plein centre-ville de la capitale est
ensuite volontairement transformé pour tenter d’effacer les traces de son passé sordide1524.
Alors que le retour de la « démocratie » ne signifie en rien un bouleversement quant au statut
du lieu, c’est vers la fin des années 2000 que certaines organisations de la société civile traitent
avec l’État pour faire de Londres 38 un monument historique national (2005). Après d’âpres
négociations, ce théâtre des barbaries militaires devient un mémorial, puis une sorte de musée-
espace culturel sous l’impulsion des forces citoyennes. La dénomination « Londres 38. Espacio
de memorias » témoigne de la complexité du contexte mémoriel national, où plusieurs récits du
passé s’entrelacent et se questionnent, renforçant l’ascenseur émotionnel que mémoires et
oublis sécrètent1525. Précisons également que ce lieu de mémoires insiste sur ses engagements,
son rôle dans des campagnes et des causes liées aux vides d’hier dans le Chili des années 2010.
Londres 38 participe aussi aux luttes et contestations actuelles. En exemples, les campagnes de
communication autour des thèmes « Quarante ans de luttes et résistances » (2013), « Plus
d’archives secrètes ! » (2014), « Rompre le pacte du silence » (aout 2015) ou encore « Toute la
vérité, tout pour la justice » (juillet 2016-2017). Cette volonté de mieux connaitre le passé se

1521
Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge Munoz, Le 11 septembre chilien, op. cit., p.25.
1522
« Dans notre propre lecture du moment présent, la mémorialisation en cours serait un palliatif à une justice
absente ou imparfaite : comment tourner la page tant que le sentiment d’injustice, source puissante d’indignation,
restera si à vif ? Sans l’émergence de cadres institutionnels qui réussissent à canaliser une mémoire collective
dotée d’un minimum de consensus, le terreau commun auquel se raccrocher demeurera bien fragile et les
commémorations resteront des temps de souffrance et d’affrontement, faisant périodiquement suppurer les plaies
restées ouvertes », ibid, p.24.
1523
Sous le nom de « Cartel Yucatan ».
1524
En 1975, la DINA abandonne le lieu au profit d’une institution liée aux militaires : l’Institut O’Higgins.
Augusto Pinochet signe un décret de session du lieu le 29 novembre 1978 (source :
http://www.londres38.cl/1937/w3-article-81594.html, consultée le 24 octobre 2017).
1525
Pour approfondir sur le thème, le site internet de Londres 38 est riche d’informations, autant sur l’histoire du
lieu que sur ses activités actuelles.

460
teinte d’un désir ardent pour bousculer les piliers du Chili actuel. Nombre d’initiatives
citoyennes vont dans ce sens, à différentes échelles. Les mémoires embras(s)ent les savoirs.
Au sein de ce panorama patrimonial, l’État s’investit. Le temps n’est plus au silence,
mais à la construction de structures imposantes permettant de faire régner la vision étatique sur
les mondes mémoriels nationaux. Le 11 janvier 2010 est inauguré le Musée de la Mémoire et
des Droits de l’Homme par la présidente de la République Michelle Bachelet. Le bâtiment se
dédie à faire la lumière sur les dix-sept années de la dictature. Un arsenal archivistique
multiforme (presse, photo, vidéo, cinéma, musique, ouvrages et archives des différentes
institutions ayant lutté contre la violence militaire) sert la cause de la connaissance de ce passé
qui ne passe pas. Pourtant, le caractère lacunaire des sources qui érigent ce roman national est
sujet à critiques et controverses1526. En effet, l’exposition débute le jour du coup d’État, sans
s’atteler à contextualiser ce qui l’a causé. Les divisions de la société sont mises sous silence, en
vertu de la ligne unitaire qui définit le Chili post-dictature. D’ailleurs, au vu de la muséographie
du lieu, il semble que le « No » du référendum de 1988 soit considéré comme une victoire
démocratique totale, tel le happy end définitif d’une histoire tragique. L’écart entre le discours
colporté par l’institution étatique et les réalités du Chili des années 2010 nuit à la bonne volonté
du pouvoir, incarné par l’ouverture du Musée de la Mémoire et des Droits de l’homme. Son
nom tend à balayer de manière plus globale l’histoire du pays. Le Chili a deux cents ans, les
fissures et hiérarchies que la période Unité Populaire a radicalisées ont des racines profondes :
tout n’a pas commencé dans les années 1960. Par exemple, aucune mention n’est faite des
indiens, marginalisés bien avant l’indépendance du pays et toujours sujets à la répression et
l’ignorance lorsqu’il s’agit d’évoquer l’identité chilienne.
Nous avons eu l’occasion de rencontrer Ricardo Brodsky, directeur du musée. Il a
reconnu que l’institution ne possède pas les œuvres de Patricio Guzmán, car ce dernier désire
être rétribué financièrement pour mettre à disposition son œuvre, considérée comme une part
importante du patrimoine chilien. Devant le refus du musée, une impasse se crée, et un conflit
latent s’invite. Monsieur Brodsky avoue également, à demi-mots, que les contenus culturels qui
ne sont pas en phase avec la ligne officielle édictée par l’État chilien ont des difficultés à se
faire une place dans les archives de ce lieu de mémoire marqué par une diplomatie vouée à

1526
Par exemple, Patricio Guzmán met en exergue l’incomplétude des sources qui construisent le discours
historique et mémoriel du musée : Le musée de la mémoire est un bon exemple d’un effort mémoriel pas mené à
terme. Tout n’est pas à jeter, il est le fruit d’un grand effort. Mais il manque mille œuvres dans la bibliothèque du
musée (« El Museo de la Memoria es otro ejemplo de memoria a medio camino. No niego el Museo, han hecho
un gran esfuerzo. Pero faltan mil libros en la biblioteca del Museo»), entretien avec le documentariste, Paris, 18
juin 2014 (traduction personnelle).

461
défendre le paradigme de l’unité sociale avant toute chose1527. Pourtant, il loue le travail du
documentariste, et regrette que ce dernier n’accepte pas la gratuité du dépôt de ses œuvres1528.
Au-delà du thème Patricio Guzmán, pendant notre échange (bref, cordial et marqué par des
éléments de communication qui ne lèvent pas le voile sur ses opinions personnelles, au-delà de
sa fonction sociale), nous avons pu noter que malgré les bonnes volontés de l’institution, rien
n’est fait pour aller au-delà de la période 1973-1990. Pourtant, les problématiques mémorielles
chiliennes surpassent largement ce spectre temporel réducteur. C’est le cas lorsqu’on évoque
les entorses actuelles faites aux droits de l’homme (par rapport aux mapuches, aux violences
envers les femmes…), tout autant que par rapport à des cicatrices encore fraiches de l’histoire :
exemple du massacre de Santa Maria de Iquique (21 décembre 1907), sans même parler de la
guerre du Pacifique ou encore des multiples coups d’État perpétrés par les forces armées
chiliennes, que ce soit au XIXe ou au début du XXe siècle. Nous avons pu comprendre, dans les
silences et les temps morts de notre discussion, que le musée a des difficultés pour rallier à sa
cause mémorielle les collaborations d’acteurs aux provenances sociales multiples, ce qui met
en exergue les tensions mémorielles toujours à l’œuvre dans les années 2010. Malgré son statut
de théorique référence mémorielle, le musée manipule un matériau social brûlant1529.
À l’occasion de chaque date-clé de l’histoire nationale, le Chili devient un théâtre
d’oppositions, de contestations par rapport au poids des cadres dictatoriaux en « démocratie » :
exemple avec les célébrations du bicentenaire en septembre 2010, ou encore lors des
commémorations liées aux quarante ans du coup d’État, en 2013. Malgré quelques ajustements
notables, l’État cultive un attentisme face aux désirs de changements. L’exemple des violences
récurrentes subies par les mapuches sont emblématiques d’un pays qui veut faire l’impasse sur
une partie de son histoire, au-delà de la période Unité Populaire-dictature. Les distances
s’accroissent entre visions du monde étatiques et doléances citoyennes. On l’observe par
exemple avec l’abstention, toujours plus forte à chaque élection.
Cette dynamique d’ouverture patrimoniale ne contente en rien le désir d’approfondir les
connaissances par rapport à l’hier. Les travaux d’intellectuels, d’artistes, de citoyens engagés

1527
Il possède un regard critique sur la transition chilienne, et le musée en est un fruit, avec toutes les limites qu’a
ce processus («Él tiene una mirada crítica sobre la Transición chilena, y el museo es parte de eso, con los límites
que este proceso tiene») (traduction personnelle).
1528
Nous n’avons pas de problèmes personnels avec Patricio Guzmán. Nous ne possédons pas ses films. […] Nous
aimerions pourtant, surtout La batalla de Chile («No tenemos problemas personales con Patricio Guzmán. No
tenemos sus películas. […] Nos gustaría mucho que él nos pasaba sus películas, especialmente La batalla de
Chile») (traduction personnelle).
1529
La mémoire n’est pas une interprétation très rigoureuse de l’histoire ; elle se nourrit de plusieurs dicours
mémoriels («La memoria, no es una interpretación de la historia rigurosa, se alimenta con otras memorias»)
(traduction personnelle).

462
pour faire la lumière sur l’oubli et les distorsions du réel restent légitimes, et permettent de
déconstruire l’arsenal communicationnel et discursif que le Chili de la Concertation a fixé
comme norme mémorielle :

« Puisque l’histoire semble conduire (ou contraindre) à un éternel « cela va de soi » quasiment
naturel, le travail de l’historien se doit de prendre en charge une tache nouvelle : en effet, s’il y
a « éternel » dans l’histoire ce ne peut être autrement que par le produit d’un travail historique
d’éternisation. L’historien se doit alors de reconstruire (pour pouvoir le défaire) l’histoire du
travail historique de de-historicisation »1530.

Le septième art national accentue ses désirs critiques, ses relectures de l’hier (sur la
période 1970-1990, voire avant), avec une audience internationale principalement restreinte à
une communauté cinéphile transnationale, mais influente. Dans le sillage de Pablo Larraín,
figure de proue du cinéma chilien durant cette période1531, ou encore d’Andres Wood1532,
d’autres réalisatrices/réalisateurs plus jeunes émergent : Sebastian Lelio 1533, Marcela Said1534
par exemple. À l’image de Patricio Guzmán, quelques créateurs chiliens exilés, installés dans
le panorama cinématographique mondial, prolongent leurs expérimentations artistiques :
Alejandro Jodorowsky en est une figure de proue1535. Néanmoins, l’audience chilienne de ces
artistes se restreint à des cercles réduits1536, notamment à cause d’une distribution toujours
orientée vers le cinéma nord-américain, mais également les films chiliens légers, populaires,

1530
Arlette Farge, « Indisciplines – la domination masculine » (pp.51-61), in Edouard Louis, Pierre Bourdieu :
l’insoumission en héritage, Paris, PUF, 2013, p.55.
1531
Ses œuvres collectent des succès critiques et commerciaux, ainsi que de nombreuses récompenses au sein des
réseaux cinématographiques chiliens et internationaux : Post mortem (2010), No (2012), El club (2015), Neruda
(2016), ainsi qu’une incursion à Hollywood avec le biopic de Jackie Kennedy, Jackie (2017, avec Natalie
Portman).
1532
Violeta se fue a los cielos (2011), qui développe une biographie subjective d’une des figures culturelles les
plus importantes du pays, Violeta Parra.
1533
Notamment avec le succès international de Gloria, sorti en 2013.
1534
El verano de los peces voladores (2013) recueille de nombreux échos à l’international.
1535
La danza de la realidad (2013) et Poesía sin fin (2016) pour ses projets personnels, ainsi qu’un documentaire
consacré au projet filmique avorté de l’artiste dans les années 70 : Jodorowsky’s Dune (2013, réalisé par Frank
Pavich). Ces œuvres recueillent échos et récompenses à l’international, sans s’imposer au sein du panorama
culturel chilien.
1536
Propos de Patricio Guzmán : Il existe de nombreuses associations culturelles, de jeunes qui se battent pour que
la mémoire se diffuse, pour que l’histoire soit écrite mais ils sont des gouttes dans un océan. Ils ne bénéficient
d’aucune aide. Ils peuvent produire, mais le bât blesse dans la distribution («Hay un montón de asociaciones
culturales, de grupos de jóvenes que luchan porque la memoria se restablezca, porque la historia se organice, pero
son un archipiélago. No reciben ayuda: pueden producir, pero falta la distribución»), «Se hacen mejores negocios
cuando la memoria está resuelta», Clarín – Revista Ñ, 14 avril 2011
(https://www.clarin.com/rn/escenarios/cine/Entrevista_Patricio_Guzmán_Bafici_2011_Nostalgia_de_la_luz_0_
B1uGRnmpDml.html, consulté le 20 septembre 2017) (traduction personnelle).

463
les comédies simples d’accès, qui deviennent des succès à l’échelle du pays 1537. C’est au sein
de ces teintes contextuelles qu’un nouvel effort artistique du documentariste chilien voit le jour.

2. Nostalgia de la luz

« C'est bien ainsi que sont composées les vies humaines. Elles sont composées comme une
partition musicale. L'homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l'événement fortuit (une
musique de Beethoven, une mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s'inscrire dans la
partition de sa vie. Il y reviendra, le répétera, le modifiera, le développera comme fait le
compositeur avec le thème de sa sonate »1538.

a. Une œuvre artisanale à la naissance difficile

Après l’aventure Salvador Allende et la parenthèse expérimentale de Mi Julio Verne, le


documentariste réenclenche sa mécanique créative, avec la volonté d’aller arpenter des terres
du nord chilien, qu’il connut durant l’année 1973 (nous l’avons évoqué dans l’analyse du
troisième volet de La Batalla de Chile : El poder popular). Le désert d’Atacama devient un
désir d’aventures, personnelles autant qu’artistiques, où la passion pour l’astronomie pourrait
embrasser ses engagements mémoriels 1539. La conscience d’une nécessaire remise en question
dans sa manière d’appréhender l’art documentaire guide ce projet1540. Il écrit un premier
synopsis durant l’année 2006 (avec la date repère du 20 juillet), qui dévoile les ambitions du
réalisateur1541. Il évoque des souvenirs d’enfance liés à ses curiosités face aux mystères de
l’univers (qui contrastent avec la sensation de vase-clos chilien) 1542, ainsi que sa première

1537
Un exemple en 2010 : les deux films chiliens les plus vus en salles sont Ojos rojos (Juan Ignacio Sabatini, Juan
Pablo Sallato et Ismaël Larraín), documentaire qui suit l’équipe nationale de football entre 2006 et 2010 (à la
manière du documentaire Les yeux dans les bleus, mais sur une période temporelle plus longue), ainsi que Qué
pena tu vida, de Nicolas Lopez, comédie populaire sur les relations amoureuses au XXI e siècle. Ce dernier façonne
d’ailleurs une trilogie, surfant sur le succès populaire du premier long-métrage, avec Que pena tu boda (2011) et
Que pena tu familia (2013).
1538
Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p.81.
1539
« L’envie première était de filmer Atacama, un endroit très mystérieux, étrange, digne de Mars ou d’un
astéroïde », propos de Patricio Guzmán, « Le temps retrouvé », Guillaume Loison, Le nouvel Observateur, 28
octobre 2010.
1540
Pour narrer d’une façon nouvelle le passé chilien, il faut renouveler le langage, trouver d’autres dispositifs.
Lorsque tu es plus jeune, tu es plus direct, tu te diriges vers les choses les plus immédiates. Aujourd’hui, je suis
content d’avoir 72 ans («Para narrar de una forma nueva lo que ocurrió en chile, hay que renovar el lenguaje,
encontrar otros dispositivos. Cuando eres más joven, vas a las cosas más inmediatas. Estoy muy contento de tener
72 años»), entretien avec Patricio Guzmán, Paris, 18 juin 2014 (traduction personnelle).
1541
«Nostalgia de la luz: el guion»: le document est publié dans l’ouvrage de Cecilia Ricciarelli, El cine documental
según Patricio Guzmán, op. cit., pp.197-214.
1542
Un oncle possédait un poste de radio à haute fréquence, qui semblait diffuser des voix extraterrestres. C’étaient
d’horribles grognements, au milieu d’une tempête d’effets électroniques. […] Au printemps 1953, je suis allé à la

464
expérience dans l’observation des étoiles 1543. Patricio Guzmán a conscience de
l’exceptionnalité du climat d’Atacama dans la possibilité de mieux connaître l’univers, et donc
les racines de la Terre et de l’humanité. Il en tire une intuition connective entre ciel et terre,
pour incarner les rapports entre présent et passé au Chili :

«Je souhaite mettre ces deux histoires face à face : celle du Chili «céleste » et celle du Chili
«terrestre ». […] Je désire trouver une connexion imaginaire entre le cosmos et l’histoire du pays,
entre le vide sidéral et l’oubli historique »1544.

L’inspiration, métaphysique, poétique, métaphorique, aspire à faire dialoguer l’univers


avec l’aura du désert1545, dans le but de mettre le Chili post-dictature face à ses contradictions.
L’idée du projet est d’interpeller le pays d’aujourd’hui par rapport à ses vides, à ses vertiges
irrésolus, à ses schizophrénies devant les puissances du passé :

«Lorsque nous observons la lumière des étoiles, nous ne songeons jamais au fait que cette
splendeur nous vient directement du passé. […] Je me demande : où va ce pays ? Où veut-il aller
? Une fois balayée la vieille république libérale fondée au XIXe siècle, quel Chili peut-on
construire aujourd’hui ? Quelles sont les idées pour inspirer la société de demain ? Existe-t-il un

première de La guerre des mondes au cinéma Rex : j’étais convaincu que les mots d’H.G. Wells évoquaient les
européens – et pas nous, les chiliens -, tant mon pays était éloigné, loin de tout, au point que qu’en cas d’arrivée
extraterrestre les martiens n’auraient pas pris la peine de venir jusqu’au Chili («un hermano de mi padre tenía una
radio de onda corta que parecía traernos voces extraterrestres. Eran unos horrendos gruñidos, en medio de una
tormenta de efectos electrónicos. […] En la primavera de 1953 fui al estreno de La guerra de los mundos en el
cine Rex: yo estaba convencido que las palabras de H.G. Wells se referían a los hombres europeos – no a nosotros
los chilenos-, ya que nuestro país estaba tan lejos, tan distante, que los marcianos nunca se hubieran tomado la
molestia de llegar hasta Chile»), Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.197 (traduction personnelle).
1543
Pendant ces années j’étais un féru de revues scientifiques, et j’aimais l’astronomie. […] À la même époque
[1957] j’ai pu découvrir l’observatoire principal de la ville. Le seul moyen pour le visiter était par le biais d’une
visite en groupe. L’observatoire recevait des collégiens. Comme personne dans ma classe n’avait de curiosité pour
y aller, j’ai moi-même écrit une lettre -fausse, inventée- au nom de tous mes camarades de classe. Si bien que, un
jeudi soir, j’ai pu frapper à la porte de l’observatoire, accompagné par seulement un ami («Por aquellos años yo
era un tenaz lector de revistas de divulgación científica y me gustaba la astronomía. […] En esa misma época
[1957] se me ocurrió conocer el observatorio principal de la ciudad. La única manera de hacerlo era participando
en una visita colectiva. El observatorio recibía adolescentes que venían de los colegios. Como nadie en mi clase
manifestó interés por visitarlo, escribí una carta por mi cuenta – falsa, inventada – a nombre de todos mis
compañeros. De esta manera, un jueves por la noche toqué la puerta del observatorio acompañado de un solo
amigo»), ibid, p.197-198 (traduction personnelle).
1544
«yo quiero poner estas dos historias frente a frente: el Chile «celeste» y el Chile «terrestre». […] Quiero buscar
una relación imaginaria entre el cosmos y la historia chilena, entre un vacío sideral y un olvido histórico», Cecilia
Ricciarelli, op. cit., p.199-200 (traduction personnelle).
1545
J’utiliserai l’astronomie comme point de départ et comme métaphore, comme fil conducteur du contenu ainsi
que l’esthétique du film. […] Je veux souligner, de manière indirecte, les parallèles entre certains faits de société
et certains états de la matière : énergie noire, fascisme, nébuleuse, crise, trou noir, éclipse, amnésie, etc. («utilizaré
la astronomía como punto de partida y como metáfora, como hilo conductor para el contenido y la estética del
filme. […] Quiero resaltar de manera indirecta el contrapunto entre ciertos estados de la sociedad y ciertos estados
de la materia: energía oscura, fascismo, nebulosa, depresión, agujero negro, eclipse, amnesia, etc.»), ibid, p.200
(traduction personnelle).

465
modèle singulier, qui ne soit ni nord-américain, ni asiatique, ni européen ? Quels sont les attributs
propres, profondément ancrés, du Chili ? Avec quelles racines se construit l’avenir ? »1546.

La méthode d’écriture du documentariste ne change pas : un scénario imaginaire


apparaît, avant même le début du tournage, afin de poser sur le papier les possibilités et les
imprévus lorsque l’artiste arpente les reliefs du réel. On y observe une subjectivité affirmée,
exaltée par les perspectives du voyage 1547. On y décèle également la volonté de brouiller les
repères temporels par une réflexion sur la nature du présent 1548. Dix-sept séquences sont
imaginées, entre Atacama et Santiago ; entre ciel et terre ; entre souvenirs et instants présents ;
entre silences de la nature et témoignages des êtres. Il est intéressant d’insister sur la posture du
réalisateur, qui confie son émotion, sa désorientation entre la mémoire de son enfance et les
réalités d’aujourd’hui. C’est le cas lorsqu’il évoque Santiago, confessant un décalage temporel
avec l’aujourd’hui quotidien de la métropole 1549. Cette notion du décalage est renforcée par
l’évocation des lieux de sa jeunesse, balayés par les frénésies de la « modernité » chilienne :

«La maison familiale où j’ai grandi a disparu. Bientôt débutera la construction d’un immeuble
semblable à une fourmilière. Mon école primaire aussi a disparu, tout comme mon collège. Cela
me touche également parce que, plus jeune, j’accompagnais ma mère lorsqu’il y avait des
élections. Elle travaillait dans un bureau de vote et devait faire le décompte final. […] Ce pays,
qui a démoli tant de lieux emblématiques, qui a rasé tant de choses que j’aimais, comment puis-
je continuer à l’aimer comme mon pays ? »1550.

1546
«Cuando miramos la luz de las estrellas nunca pensamos que todo ese resplandor nos llega del pasado. […]
Me interrogo: ¿Este país hacia dónde va? ¿A dónde quiere ir? Una vez que la antigua república liberal fundada en
el siglo XIX se rompió, ¿qué puede construirse ahora? ¿Cuáles son las ideas para nutrir una sociedad del futuro?
¿Existe un modelo singular que no sea norteamericano, asiático, europeo? ¿Qué es lo más propio y profundo de
Chile? ¿Con qué raíces se levanta un porvenir?», Cecilia Ricciarelli, op. cit., p.200 (traduction personnelle).
1547
C’est un récit à la première personne, écrit à la manière d’un voyage («es un relato en primera persona que
está escrito como un viaje»), ibid, p.201 (traduction personnelle).
1548
À présent je me demande si tout ce que je vois, sens, perçois, pense, ne serait pas que passé pur. Le présent
existe-t-il ? («ahora me pregunto si todo lo que veo, lo que siento, lo que percibo, lo que pienso, tal vez es puro
pasado? ¿El presente existe?»), ibid, p.203 (traduction personnelle).
1549
Aujourd’hui je me perds souvent, j’ai du mal à reconnaître l’endroit où je suis. Certains quartiers ont des allures
canadiennes ou australiennes. Les gens, les piétons, le paysage humain en général me paraît mystérieux et inconnu.
Je suis un voyageur venu du passé, au même titre que les étoiles pour mes amis astronomes. Ma vie est passé pur,
ainsi que distance («hoy día me pierdo a menudo, me cuesta reconocer donde estoy. Algunos barrios tienen un
estilo canadiense o australiano. La gente, los peatones, el paisaje humano en general me resulta misterioso y
desconocido. Soy un viajero del pasado, como las estrellas de mis amigos astrónomos. Mi vida es puro pasado y
distancia»), ibid, p.206 (traduction personnelle).
1550
«la casa natal donde me crie ha desaparecido. Pronto empezara la construcción de una torre de hormigón. El
colegio donde cursé la primaria también ha desaparecido, así como el liceo de la secundaria. Esto me duele ya que
cuando era niño acompañaba a mi madre cuando había elecciones. Ella siempre presidia una mesa de votación y
tenía que contar los votos emitidos. […] Este país que ha demolido tantos edificios emblemáticos, que arraso con
tantas otras cosas que yo amaba, ¿de qué manera tengo que seguir amándolo como país?», Cecilia Ricciarelli, op.
cit., p.207-208 (traduction personnelle).

466
L'impression laissée par la lecture de ce document d’intention, destiné à récolter soutiens
et financements, est celle d’une grande volonté expérimentale. Lorsqu’on lit certains propos de
Jean-Luc Godard, cela permet de se rappeler de l’identité cinématographique, et même plus
largement artistique, qui anime Patricio Guzmán depuis les prémices de ses créations
audiovisuelles. Malgré une reconnaissance mondiale basée sur des long-métrages aux traits
« classiques » lorsqu’on regarde les codes du documentaire, il faut souligner la richesse créative
du cinéaste chilien. La lecture de ce projet filmique permet d’en rappeler les velléités
expérimentales :

« Il y a deux grandes classes de cinéastes. Du côté d’Eisenstein et d’Hitchcock, il y a ceux qui


écrivent leur film de la façon la plus complète possible. Ils savent ce qu’ils veulent, ils ont tout
dans leur tête, ils mettent tout sur le papier. Le tournage n’est qu’une application pratique. Il faut
construire quelque chose qui ressemble le plus possible à ce qui a été imaginé. Resnais est de
ceux-là, et Demy. Les autres, du côté de Rouch, ne savent pas très bien ce qu’ils vont faire et ils
cherchent. Leur film est cette recherche. Ils savent qu’ils vont arriver quelque part, et ils ont les
moyens pour cela, mais où exactement ? Les premiers font des films cercles, les autres des films
lignes droite »1551.

Le principal problème de l’artisan de Chile, la memoria obstinada réside dans le


décalage entre la reconnaissance dont il bénéficie au sein d’une communauté
cinématographique transnationale, la soif expérimentale qui l’anime alors et les réalités qui
guident la production d’un 7ème art jugé « spécialisé ». Pour préciser cette idée, évoquons la
réception du projet par les producteurs de Salvador Allende, Jacques Bidou et Marianne
Dumoulin :
« Avec Nostalgia, on lui a dit « ça ne nous intéresse pas ». C’était fumeux. On a lu ce premier
texte, et on dit qu’on n’avait pas très envie, qu’on y croyait pas trop. Allende avait été une grande
aventure, on n’avait pas envie d’en refaire une tout de suite »1552.

Il y a dans ces mots l’impression d’une crainte de lasser le public en évoquant à nouveau
le Chili et la période Unité Populaire-dictature, mais aussi une imperméabilité par rapport à
l’esprit d’aventure qui motive Patricio Guzmán. De fait, les relations se distendent entre
producteurs et artiste1553, car ce dernier ne conçoit pas l’idée-même de concessions au vu de sa

1551
« Entretien avec Les Cahiers du cinéma, 1962 », Alain Bergala (ed.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard,
Paris, Editions de l’Etoile – Cahiers du cinéma, 1985, p.222.
1552
Entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1553
« Après l’amour, il y a eu un moment de froideur. Patricio ne fait pas de concessions », idem.

467
trajectoire filmique. De plus, il justifie son obstination chilienne par un engagement mémoriel
fort plus que par une sorte de nostalgie qui tiendrait du patriotisme :

« Je suis tellement touché par ce coup d’État disproportionné, cruel, énormément injuste, avec
ce pays naïf avec notre petite révolution pacifique, que je ne peux pas me séparer de ce souvenir,
c’est impossible. Pour moi c’est comme si le coup d’État avait eu lieu avant-hier ou la semaine
passée. Je ne suis pas nostalgique au quotidien, je n’aime pas beaucoup la musique chilienne –
je la déteste plutôt -, je n’aime pas les empanadas ni certains comportements des Chiliens. Il faut
dire en revanche que j’aime le vin rouge, mais je ne pense pas toujours au Chili, je ne suis pas
un Chilien normal, je ne suis pas attrapé par cette maladie de l’exil consistant à être enfermé dans
ces fêtes de célébration nationale. Je suis tout le contraire et c’est pour cela que je n’appartiens
toujours pas à un parti politique, ni pendant la révolution ni aujourd’hui, mais je suis terriblement
attaché à ce bout de terre et je défends mon pays à partir de la dénonciation de cette chose »1554.

Rompant avec son producteur français, le réalisateur, soutenu par sa femme Renate
Sachse, débute une période de mobilisation des réseaux de productions européens mais aussi
américains. Ses demandes concernent un nombre élevé de structures et d’institutions. Pourtant,
le couple instigateur du projet se confronte à une large série de refus, qui émeut le cinéaste tout
en lui ouvrant l’horizon d’une remise en question par rapport à l’étape de production
cinématographique. Précisons ici qu’il couche sur papier, en 2013, ce qu’il appelle une
« odyssée financière »1555, avec le désir de révéler l’envers du décor qui conditionne la
possibilité de la naissance d’une œuvre filmique. Dans le même temps, c’est une manière de
mettre les chantres du refus devant leurs responsabilités :

«Pendant trois ans, le projet fut rejeté par les chaînes suivantes : ARTE, Canal Plus, France 2,
France 3, Planète, Histoire, Ushuaia (France), IKON, NPS, VPRO (Pays-Bas), RTBF (Belgique),
YLE (Finlande), ORF (Autriche), TSR (Suisse) et enfin ITVS (Etats-Unis). Au Chili, il échoua
deux fois pour obtenir le FONDART, et une fois avec CORFO (source des principales aides
octroyées par l’État chilien pour le cinéma et la télévision). En Argentine, le projet fut mésestimé
par le département cinématographique de l’université San Martin »1556.

1554
« À 40 ans de La bataille du Chili, retour d’expérience » (pp.177-193), in Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge
Munoz (dir.), Le 11 septembre chilien. Le coup d’État à l’épreuve du temps (1973-2013), op. cit., p.192.
1555
«La odisea financiera de Nostalgia de la luz» (pp.119-121), 15 février 2013, in Patricio Guzmán, Filmar lo
que no se ve, op. cit.
1556
«A lo largo de tres años fue descartado por los siguientes canales: ARTE, Canal Plus, France 2, France 3,
Planète, Histoire, Ushuaia (Francia), IKON, NPS, VPRO (Holanda), RTBF (Bélgica), YLE (Finlandia), ORF
(Austria), TSR (Suiza) y finalmente ITVS (Estados Unidos). En Chile fue rechazado dos veces por el FONDART
y una vez por CORFO (las principales ayudas que otorga el estado chileno para el cine y la TV). En Argentina fue
desestimado por el departamento de cine de la Universidad San Martin», «La odisea financiera de Nostalgia de la
luz» (pp.119-121), 15 février 2013, in Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit., p.120 (traduction
personnelle).

468
Soutenu et conseillé par ses réseaux culturels hexagonaux, il crée sa propre structure
(Atacama Productions) 1557, et sa compagne devient la productrice déléguée d’un long-métrage
qui, progressivement, bénéficie de certaines aides venues d’Espagne, de France, d’Allemagne
et aussi des États-Unis :

«Finalement, l’œuvre se fit grâce à deux prêts personnels d’amis proches. La réalisation fut
possible grâce au soutien de TVE (Manuel Pérez Estremera), ainsi qu’une série de modestes
contributions, venues d’horizons variés : le chaîne de télévision allemande WDR, le soutien de
la région Ile de France au même titre que deux aides à l’écriture : la bourse «Brouillon d’un rêve
» (SCAM) et la Fondation Sundance. La dernière contribution, toutefois, est l’œuvre du FONDS
SUD »1558.

L’aventure expérimentale à laquelle aspire le projet filmique fait écho à une nouvelle
aventure, dans l’ombre de l’autoproduction. Sa compagne joue un rôle central dans la possibilité
de rendre réelles les aspérités expérimentales du réalisateur :

«Lorsque j’ai tourné La cruz del sur j’étais très à l’affut de ce qui se passait autour de moi, non
seulement par rapport à la religion. Ensuite, lorsque l’on a fait Salvador Allende et El caso
Pinochet, qui étaient des œuvres aux thèmes concrets, j’ai complètement mis de côté ce langage
et j’ai travaillé de manière très fonctionnelle. Une fois ces projets terminés, je souhaitais faire un
film différent, ample, sans limites, et cette dynamique a coïncidé avec le fait qu’à partir de ce
moment-là ma femme (Renate Sachse) devient ma productrice. Avec elle dans ce rôle, je me
sens complètement libre. Avant, même si j’avais de très bons amis producteurs, je me suis
toujours senti observé par une sorte de père à qui je devais rendre des comptes. Maintenant ce
n’est plus le cas. Je me sens bien plus à l’aise. Lorsque Renate sait que je suis en train de prévoir
quelque chose, elle me laisse tout le temps dont j’ai besoin, et se charge de la recherche de
financements. Elle est très compétente, elle écrit également, c’est une créative et pas seulement
une femme d’argent, c’est-à-dire qu’elle cherche comment nous financer, mais au-delà de ce but
elle ne réalise aucune transaction de type commercial. De plus, elle est psychanalyste, ce qui
m’aide considérablement »1559.

1557
« On lui a dit « produis-toi toi-même ! ». Renate avait envie de participer, elle avait envie d’être compétente
Déjà, sur Salvador Allende, elle était là. […] C’était important, à un moment de sa vie, que ses films lui
appartiennent complètement », entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1558
«La obra – finalmente – se hizo gracias a dos préstamos personales de amigos muy cercanos. Se filmo gracias
al apoyo de TVE (Manuel Pérez Estremera) y une serie de contribuciones modestas y variadas: el canal alemán
WDR, el apoyo de la Région Ile de France y dos ayudas para la escritura: la beca «Brouillon d’un rêve» (SCAM)
y la Fundación Sundance. El aporte definitivo, no obstante, vino del FONDS SUD», Patricio Guzmán, Filmar lo
que no se ve, op. cit., p.120-121 (traduction personnelle).
1559
«Cuando yo hice La cruz del sur estaba muy receptivo a todo lo que pasaba en torno mío y no solamente en
torno a la religión, y después, cuando hubo que hacer Salvador Allende y El caso Pinochet que eran cosas tan

469
Tout est à réapprendre, pour se réinventer en tant qu’artisan du 7 ème art. Dans cette
optique, la solidarité des réseaux construits en France apporte au couple une précieuse expertise,
des repères, des soutiens1560. L’étendue des compétences cinématographiques de Patricio
Guzmán s’enrichit, sous la tutelle de ses anciens complices 1561. Malgré ce, précisons que les
moyens économiques définis pour mener à bien le projet Nostalgia de la luz ne sont pas atteints,
ce qui endette le cinéaste, rendant ardue la conclusion du film. Malgré tout, l’art dépasse les
entraves financières :

«Ce n’est pas compliqué de comprendre que le budget total du film fut extraordinairement
modeste par rapport aux habitudes européennes (600 000 euros). Mais Nous n’avons pu obtenir
cette somme. Nous avons récolté 378 000 euros, un budget qui ne put ni couvrir les salaires ni
les droits d’auteur, encore moins le salaire de la productrice déléguée en France et le salaire de
la productrice exécutive au Chili. Nous n’avons pu rembourser les prêts personnels, et il nous
manque également une partie des rétributions dues aux musiciens. Voilà ce que fut l’odyssée
financière de Nostalgia de la luz »1562.

concretas, me olvidé por completo de ese lenguaje y las hice de una manera más funcional. Y ya una vez que salí
de eso quise hacer una película diferente, amplia, sin limitaciones, y eso coincidió también con una cuestión muy
especial que es que a partir de ahí es mi mujer (Renate Sachse) la que produce. Con mi mujer produciendo yo me
siento completamente libre. Antes, aunque tuve muy buenos amigos productores, siempre me sentía como una
especie de papá que está cerca y al que hay que obedecer, ahora no. Ahora me siento mucho más tranquilo. Cuando
ella sabe que estoy planificando algo me da todo el tiempo que necesito, ella busca el dinero. Es muy eficaz y
también al mismo tiempo ella escribe, es una creadora no solo una persona de dinero, es decir se ha dedicado a
buscar dinero para hacer mis películas, pero aparte de eso no hace más transacciones comerciales. Y además es
psicoanalista que eso también ayuda», source: http://cinemaadhoc.info/2016/02/entrevistas-patricio-Guzmán
(consultée le 17 octobre 2017) (traduction personnelle).
1560
Ni Renate ni moi n’avions d’expérience concrète pour produire en France, mais nous avions trois ou quatre
référents de coproductions grâce à mes œuvres précédentes, qui nous permirent d’apprendre […] en plus des
conseils d’amis, dont certains sont producteurs et réalisateurs, et avec qui nous n’avons cessé d’échanger des
informations durant toutes ces années («Ni Renate ni yo teníamos una experiencia directa para producir en Francia,
pero si teníamos tres o cuatro ejemplos de coproducción con mis filmes anteriores y que nos sirvieron de escuela
[…] más los consejos de un grupo de amigos, algunos de ellos productores y realizadores, con los que tenemos un
intercambio de información a lo largo de estos años»), Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit., p.120
(traduction personnelle).
1561
« On a fait les « shadow producteurs », on a beaucoup aidé Renate, on est venu au montage également »,
entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.
1562
«Como es fácil de suponer, el presupuesto final de la película fue extraordinariamente bajo para Europa
(600.000 euros). Pero no pudimos alcanzar esa suma. Nos quedamos con 378.000 euros, una cifra que no ha podido
cubrir el sueldo ni los derechos de autor del director, ni los salarios de la productora delegada en Francia y la
productora de terreno en Chile. Tampoco hemos devuelto los préstamos personales. Nos falta aún pagar una parte
a los músicos. Esta ha sido la odisea financiera de Nostalgia de la luz», Filmar lo que no se ve, p.121 (traduction
personnelle).

470
Le tournage est une période où la solidarité, les liens qui unissent les membres de
l’équipe1563 participent à mêler entreprise créative et vie personnelle 1564. L’exceptionnalité du
contexte du désert d’Atacama, l’attraction terrestre et fantasmagorique qu’il émet, catalyse une
sensation de désorientation, qui influe fortement sur la nature des images enregistrées par la
caméra à l’aide d’une petite caméra HD1565. À Santiago, il faut aussi évoquer les réticences de
certaines personnes par rapport au fait de livrer l’intimité de leur vie : est mise en relief la
relation de confiance que doit tisser le documentariste avec celles et ceux qu’il juge dignes
d’être protagonistes au sein de son art1566. Quand vient le moment du montage, les rôles sont
partagés entre Patricio Guzmán lui-même, Ewa Lenkiewicz et Emmanuelle Joly, dernière venue
sur les conseils de Nicolas Lasnibat 1567, et dont les compétences furent appréciées par le
cinéaste1568. Soulignons ici que Patricio Guzmán clame son plaisir de collaborer avec les jeunes
générations, comme il l’a toujours faut depuis El primer año, notamment de par les
compétences et la personnalité d’une monteuse née à l’ère informatique :

« La monteuse est très importante, pour moi la chose la plus agréable est que cette jeune
monteuse va tellement vite que dans je lui explique une idée, elle commence à toucher le clavier
et quand je finis de parler, c’est déjà fait. C’est une monteuse qui dès douze ans touchait déjà un

1563
Avec le cinéaste, sa compagne et productrice Renate Sachse, ainsi que Katell Djian (photographie et caméra)
et Freddy Gonzalez à la prise de son.
1564
« Cela produit un tournage énormément relax, nous étions quatre avec un véhicule, l’ambiance entre nous était
très conviviale, sans aucune tension. Je n’étais pas sûr de ce que j’étais en train de faire, vraiment », « À 40 ans de
La bataille du Chili, retour d’expérience » (pp.177-193), in Jimena Paz Obregón Iturra, Jorge Munoz (dir.), Le 11
septembre chilien. Le coup d’État à l’épreuve du temps (1973-2013), op. cit., p.188.
1565
« Qu’est-ce que le passé ? Où est le passé ? C’est là mon premier moteur. On a filmé bien sûr les femmes, le
télescope, tout ça, mais il y avait des jours où nous étions à quatre pattes dans le désert pour filmer des petites
pierres. Il y a aussi des trous dans le désert et on peut prendre la caméra à l’aide d’une espèce de baguette que l’on
déplace, c’est magnifique de rentrer à l’intérieur d’un espace énorme. Tu perds le sens des dimensions et des
proportions, tu vois une montagne qui est à trente kilomètres et, comme il n’y a pas d’atmosphère, il faut marcher
trente kilomètres pour atteindre la montagne et faire un plan », idem.
1566
« la principale difficulté a été la jeune femme de la fin du film, Valentina, parce qu’elle n’avait jamais parlé
de son cas auparavant, c’était un secret, alors elle m’avait dit que je pouvais tourner mais qu’elle ne parlerait pas.
Sept mois après, je suis arrivé pour la deuxième fois chez elle avec le film pré-édité, prémonté avec une structure
et elle m’a immédiatement dit : « oui, j’accepte ». Le lendemain je suis donc allé avec mon caméraman pour faire
l’interview qui est dans le film et j’ai moi-même fait le son », ibid, p.191.
1567
« Claudio Martinez, son monteur, était mort, donc je l’ai aidé à trouver un nouveau monteur. On a fait un
casting. Finalement, Patricio est resté avec Emmanuelle Joly, qui avait monté mon film de fin d’études à la FEMIS.
[…] Trois heures de conversation au Café de l’industrie, à Paris, et on a tout de suite été sur la même longueur
d’onde. Moi je n’étais pas du tout dans la séduction, pas groupie de Patricio Guzmán. Ça a été un dialogue créatif,
une relation de fabrication d’un film. Le dialogue était très détendu, franc, ouvert, transparent », entretien avec
Nicolas Lasnibat, 8 mars 2016, Paris.
1568
« je suis arrivée sur ce film en tant qu’assistante au montage, car la monteuse, Ewa Lenkiewicz, n’arrivait que
plus tard. Patricio et moi avons débuté par trois jours de pré-montage afin d’envoyer quelques extraits pour des
financements. Cette collaboration s’est très bien passée et Patricio m’a proposé que nous montions le film à trois »,
«Surmonter la nature. Entretien avec Emmanuelle Joly » (pp.111-113), La septième obsession, n°4, avril-mai 2016,
p.111.

471
clavier, elle a des automatismes énormes et c’est aussi une femme d’idées, critique, qui a une
opinion »1569.

Trois personnes ne sont pas de trop pour agencer tout le matériel filmique accumulé
depuis des années, et ainsi forger cette poétique où l’écriture, la recherche du rythme, la quête
d’une mélodie audiovisuelle, implique des retouches constantes du matériau, dans le but
d’obtenir un triptyque cohérent :

« Le premier collage des plans est toujours un peu grossier, puis on resserre et on affine au fur
et à mesure. Grâce à la voix off et surtout au son, qui est essentiel dès le montage, on finit par
déterminer des durées de plans. […] La voix off, dont le processus d’écriture est permanent tout
au long du film, joue un rôle très important dans les films de Patricio, dont le processus d’écriture
lui aussi est permanent tout au long du montage. Il change parfois des choses minuscules, juste
un mot, une tournure de phrase. On finit par avoir une trilogie entre les images, la voix off et le
son »1570.

En termes d’habillage sonore, Patricio Guzmán prolonge la pratique d’une voix off qu’il
prend lui-même en charge, en affirmant plus encore qu’auparavant une écriture poétique,
métaphorique, où les mots sont ouverts à l’interprétation, à l’imaginaire de chaque spectateur.
Mais Nostalgia de la luz marque aussi une rupture dans la musique des films du
documentariste : Jorge Arriagada laisse place à deux compositeurs chiliens, José Miguel
Miranda et José Miguel Tobar1571. Ces derniers sont les artisans de la musique d’œuvres
filmiques chiliennes de premier plan, comme Machuca ou encore Mi vida con Carlos. La
collaboration qui s’instaure avec le réalisateur chilien est basée sur le dialogue ainsi que l’écoute
envers d’éventuelles propositions, inédites et enrichissant l’atmosphère générale du long-
métrage1572. On en vient d’ailleurs à l’analyse de Nostalgia de la luz.

1569
« À 40 ans de La bataille du Chili, retour d’expérience », op. cit., p.191.
1570
«Surmonter la nature. Entretien avec Emmanuelle Joly », La septième obsession, op. cit., p.112.
1571
J’ai choisi une autre couleur musicale, avec deux musiciens chiliens avec qui je collabore depuis Nostalgia de
la luz : Miranda et Tobar. Ils travaillent souvent pour des publicités, ce sont les meilleurs musiciens du pays selon
moi. Nous avons d’excellents rapports («Elegí otra fuente musical, con dos músicos chilenos, que comenzaron a
trabajar conmigo a partir de Nostalgia: Miranda y Tobar. Trabajan mucho en publicidad, son los mejores músicos,
para mi gusto, que hay allí. Tenemos una relación excelente»), entretien avec Patricio Guzmán, Paris, 21 juin 2016
(traduction personnelle).
1572
« La finalisation de la musique je la fais par la poste, les deux compositeurs sont chiliens, alors je leur envoie
une séquence avec de la « fausse » musique et cela leur donne une idée, ils m’envoient une proposition et par
exemple je leur réponds « j’aime beaucoup mais sans la guitare », on dialogue comme ça et on a bien travaillé, à
bonne vitesse. C’est un orchestre de huit cordes et le duduk, instrument à vent, comme une clarinette mais très
basse », « À 40 ans de La bataille du Chili, retour d’expérience », op. cit., p.191.

472
b. Analyse : écrire la nostalgie en élargissant les frontières de l’histoire

« Quand un citoyen se sent dans un désert politique, que les espoirs d’autrefois se sont fracassés
et que ce citoyen est par ailleurs un cinéaste, confronté à un appauvrissement généralisé des
conditions de tournage, il a le choix entre déprimer en silence ou inventer une histoire qui conte
ces impasses, et ainsi les transforme. […] Même si maints combats paraissent désormais inutiles
et tant d’idées usées, un cinéaste doit encore agir, filmer. Et témoigner, par cet acte, de la vacuité
de notre présent. Comment décrire, sinon, ce grand désenchantement qui nous entoure ? Tout
film est une sorte de journal de bord où demeurent consignées les réflexions et les émotions d’un
cinéaste sur le temps présent »1573.

Inlassablement, Patricio Guzmán développe une filmographie où la quête mémorielle


est au centre de la création. Avec les précédents que sont Chile : la memoria obstinada, El caso
Pinochet ou encore Salvador Allende, il s’intéresse aux icônes, mais aussi aux anonymes qui
incarnent cette période d’accélération historique et sensorielle du quotidien que représentent les
mille jours de la présidence d’Allende avec l’Unité Populaire 1574. Il approfondit aussi la période
répressive qui suivit, durant les dix-sept années de la dictature. Cette entreprise artistique est un
espace dynamique de paroles, d’idées, de critiques et de réflexions pour appréhender les
problématiques liées à la mémoire, à l’oubli, aux tensions que génère le passé lorsqu’une société
n’en a pas encore pris la mesure. Avec ce nouveau long-métrage, le documentariste ne limite
plus son propos à l’unique période de l’Unité Populaire : il élargit son spectre historique, pour
évoquer le passé avec ses multiples reliefs. Ce bouleversement majeur dans son art
s'accompagne également d'un discours moins optimiste sur les destinées chiliennes : la violence
endémique qui semble régir l'histoire de son pays est ancrée dans la culture. L'annihiler
totalement semble être une chimère inatteignable, là où le discours du cinéaste, quelques années
auparavant, tendait à de vifs espoirs pour bouleverser l’ordre établi.
Avec Nostalgia de la luz (titre inspiré d’un ouvrage de Michel Cassé, astrophysicien,
écrivain et poète : Nostalgie de la lumière : monts et merveilles de l’astrophysique1575), Patricio

1573
Théo Angelopoulos, « Comment donner forme à nos déceptions » (pp.27-28), in « Artistes : domestiqués ou
révoltés ? », Manière de voir – Le Monde diplomatique, n°148, aout-septembre 2016, p.27.
1574
Je crois que nous sommes entourés de héros anonymes, de travailleurs anonymes, et personne ne parle de
cela… parfois il semble que l’on se complait dans ce silence, à l’image de celui qui nous a dit que ce silence est
un versant de notre histoire, qu’il était un hommage aux personnes tombées. De mon côté, je ne comprends ni ne
partage ce point de vue («Creo que estamos llenos de héroes anónimos, de trabajadores anónimos, ninguno de
ellos habla de esto…y parece a momentos que nos gustara ese silencio, como una persona que nos decía que ese
callar era parte de nuestra historia y que ese silencio homenajeaba a los caídos. Yo no entiendo ni comparto eso»),
source : https://www.lemondediplomatique.cl/Entrevista-a-Patricio-Guzmán-por.html, consultée le 8 novembre
2017 (traduction personnelle).
1575
Publié en 1987 aux éditions Belfond.

473
Guzmán revient à ses premières amours astronomiques, bien longtemps après l’enfance,
marquée par une fascination pour l’observation du ciel. Il s’est enrichi de l’expérience d’une
vie intense, multiple. Sa volonté est de relier deux mondes a priori très éloignés : l’astronomie
(ses infrastructures, ses hommes) et la recherche des secrets du passé, dans la terre désertique
d’Atacama, au nord du pays de Neruda. Ce sont deux immensités sans limites, deux théâtres
vivants du passé omniprésent, deux contextes infinis qui portent en eux la vie, ainsi que son
autre face : la mort. De fait, ciel et terre concentrent passé et présent :

« Le désert, pur, atopique, amorphe, anomique, fait de minéralité, d’immensité, de totale stérilité,
de vacuité, dynamise les rêveries transcendantales, confère le sentiment de l’infini mais, dans le
même temps, s’improvise comme mortifère parce qu’il est représentation allusive et
métaphorique de l’éternité »1576.

Transpire alors la curiosité du cinéaste pour saisir les manières dont l’homme s’y invite,
y existe ; ce qu’il y bouleverse, aussi. La part belle est faite, au début du documentaire, au ballet
mécanisé des télescopes. Depuis la froideur initiale des machines (amplifiée par un travail sur
le son, inquiétant, « caverneux »), on découvre peu à peu les images des étoiles, des galaxies,
des émanations du ciel : de la machine, rigide, à beauté majestueuse de l’univers. Patricio
Guzmán introduit également la figure de l’astronome, récurrente au sein de l’œuvre, grâce à la
générosité et la puissance expressive de Gaspar Galaz, protagoniste du dialogue constant entre
l’homme et le ciel. La pertinence, la sagesse de ses mots distillent une profondeur philosophique
sur l’espace et le temps, au même titre que l’art cinématographique. D’après l’astronome, le
présent, comme fait scientifique, n’existe pas. Il est idée, fait sens uniquement dans la
conscience de chacun. Il existe toujours un décalage entre un instant et la manière dont il se
projette jusqu’à l’œil humain. Ainsi le ciel est une immense mosaïque du passé, dont les reflets
arrivent à Atacama pour être étudiés, et ainsi développer les connaissances de l’homme sur les
origines de l’univers (donc ses propres racines). Patricio Guzmán introduit un élément essentiel
de sa proposition filmique : l’omniprésence du cosmos dans le théâtre de la vie des hommes,
jusque dans ses plus petites parcelles. Par essence, nous sommes filles et fils de l’univers. Ses
lois sont donc universelles. L’univers observé est révélation du passé, le ciel vu de la Terre
théâtre des mémoires : celles-ci, essences cosmiques, sont inhérentes à l’univers, donc à
l’homme. La Terre, tout comme l’homme, sont composés d’émanations cosmiques (le calcium
est évoqué au détour d’une séquence).

1576
Alain Corbin, Histoire du silence, de la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016, p.42.

474
Au ciel règnent les traces du passé universel, sur lesquelles les scientifiques du monde
entier travaillent. Et qu’en est-il de la terre, aride, ventée, du désert d’Atacama ? À l’aide d’une
immersion sensorielle répétée, le réalisateur nous emmène au plus près des roches qui
composent le paysage, en créant cette impression de n’être qu’un grain de sable dans
l’immensément grand du désert silencieux1577. Il dévoile des traces de l’époque
précolombienne, palpables lorsque le regard balaie les roches. Il met en valeur les ruines du
XIXe siècle (un cimetière indien et une cabane de mineur), cette époque d’effervescences où
l’exploitation des mines de salpêtre mobilisa des milliers de mineurs, d’ouvriers aux conditions
de vie précaires. C’est une allusion à l’époque où l’État chilien et les grandes entreprises
internationales vinrent « domestiquer » la nature insolite du désert. Patricio Guzmán illustre
également le rôle de cet espace naturel durant la dictature chilienne : un lieu d’emprisonnement
pour les partisans de l’Unité Populaire, à l’abri des regards, pour masquer la barbarie inhérente
au projet répressif qui guida les forces armées chiliennes entre 1973 et 1990. L’œuvre du
cinéaste suggère qu’Atacama est un théâtre d’histoires multiples, de celles qui forment les
cicatrices toujours ouvertes du Chili, ce pays où l’oubli domine. Citons ici l’exemple de Miguel
Lawner, architecte prisonnier à Atacama, qui a réussi à conserver, au creux de sa mémoire, les
dimensions et l’agencement de chaque espace qui constituait le camp de concentration dont il
était pensionnaire. Et évidemment, ces femmes de Calama, dans une recherche ininterrompue
des restes de leurs disparu(e)s, sur lesquelles nous reviendrons.
Cette recherche se déroule dans un tout, terrestre et cosmique, une zone géographique
où l’air et la terre regorgent des battements d’hier. Le passé est partout, omniprésent, palpable,
à l’œil et au toucher. Mais les moyens alloués, les libertés pour en révéler les traits sont
différents selon les périodes historiques qui suscitent curiosités et désirs de connaissances. En
effet, le film révèle les moyens gargantuesques convoqués pour les observatoires
internationaux, dans un lieu du monde où les conditions sont réunies pour se délecter de
conditions d’observation du ciel sans équivalent. Mais il dessine, avec les moyens audiovisuels
et un respect intense, les luttes pour la connaissance et la dignité de nombreuses femmes,
parentes de victimes disparues de la dictature d’Augusto Pinochet. Deux d’entre elles sont
essentielles dans la trame et l’intensité du documentaire : Vicky Saavedra et Violeta Berrios.
Habitantes quotidiennes du désert, elles arpentent inlassablement la terre dans l’espoir de
découvrir quelques traces des êtres aimés, que la dictature a supprimés. Les contrastes
saisissants que la caméra illustre, par des plans larges fixes, entre l’imposant gigantisme du ciel,

1577
« Le désert est un lieu silencieux par excellence », Alain Corbin, Histoire du silence, de la Renaissance à nos
jours, op. cit., p.40.

475
des télescopes, et le combat ordinaire, pas après pas, pierre après pierre, de ces femmes pour
savoir donnent une autre dimension au présent. Patricio Guzmán l’incarne par de nombreux
plans rapprochés, des portraits, et également à l’aide d’une caméra à l’épaule, au plus près des
déambulations des femmes. Dans un décor intemporel, irréel, le cinéaste met en lumière la
persistance de l’oubli, imposé, alors même que l’essence humaine, fruit du Cosmos, est une
union inconsciente avec le passé, avec la mémoire. Le septième art relie l’extraordinaire aux
prismes des regards humains. L’irréel du monde, de ses théâtres, fait écho aux miracles que le
cinéma permet de façonner, dans ses suggestions, ses clameurs, ses illusions :

« Faire du cinéma ou de la télévision, techniquement, c’est envoyer vingt-cinq cartes postales


par seconde à des millions de gens, soit dans le temps, soit dans l’espace, ce qui ne peut être
qu’irréel »1578.

Cette réflexion filmique hurle la légitimité de la lutte contre l’oubli. C’est la seule
manière d’embrasser « humainement » un avenir teinté de lumières par rapport aux tensions
mémorielles. Ce parallèle entre les chercheurs de passés, entre ciel et terre, est sans cesse
appuyé par l’esthétique de ce documentaire : fondus enchainés nombreux, même manière
d’illustrer l’immensité, sa force magistrale et le plaisir sensoriel de sa contemplation (par la
vue, mais aussi le toucher, constamment suggéré par les images). Sur le plan formel, la maitrise
technique, la puissance contemplative, le jeu du temps alloue un espace pour le spectateur,
enclin à prendre le temps de saisir toute la profondeur des images et des mots qu’il reçoit. Le
symbolique règne, et le créateur cherche à en capter l’essence, selon le principe des atomes de
vie cher à Patricio Guzmán, qui est au centre de sa démarche artistique tout en faisant à nouveau
écho aux mots d’Eduardo Galeano 1579. C’est une expérience sensorielle, de l’immense à la plus
petite des échelles. On ajoute à cela la force des mots (voix off + témoignages de ces divers
explorateurs/exploratrices du passé), la puissance sonore, naturelle et mécanique (notamment
du vent et des rotations de télescopes), le charisme visuel des portraits des témoins (au-delà des
femmes d’Atacama, évoquons les grands parents de Valentina, témoins des forces et faiblesses
humaines en temps d’extrême-violence). Cela nous laisse devant une œuvre d’art où la douceur

1578
« Faire les films possibles là où on est », entretien avec Yvonne Baby, Le Monde, 25 septembre 1975, in Alain
Bergala (ed.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Editions de l’Etoile – Cahiers du cinéma, 1985,
p.385.
1579
La réalité, insurmontable poétesse, parle une langue peuplée de symboles («La realidad, insuperable poeta de
sí misma, habla un lenguaje de símbolos»), «Apuntes sobre la memoria y sobre el fuego» (pp.3-16), in Eduardo
Galeano, Ser como ellos y otros artículos, Madrid, Siglo XXI de España editores, 1992, p.7 (traduction
personnelle).

476
semble dompter les rancœurs féroces face à un passé irrésolu. Le ton du long-métrage oscille
entre apaisement, résignation et universalité : Patricio Guzmán se montre plus las, plus
pessimiste par rapport aux destinées de son pays. Nostalgia de la luz serait-ce une invitation du
cinéaste à prendre le temps de la hauteur pour surmonter les drames vécus, et ainsi avancer sur
les chemins de demain 1580 ? La question est ouverte, et toute certitude serait vaine. On note
simplement que l’optimisme du changement, qui caractérisait notamment Chile, la memoria
obstinada, s’envole pour laisser place à une méditation sur l’existence et le sens de l’histoire.
Ce documentaire apporte un vent de fraicheur dans la filmographie du documentariste
chilien, sur les plans formels et discursifs. Cela donne de l’ampleur à la dialectique mémorielle
(ritournelle chère à l’artiste), sa nécessité, ses mystères, son côté « essentiel ». L’humain est
d’être sans cesse connecté à un passé sensible, voisin de l’instant. Cette idée, magistralement
suggérée dans un récit filmique rythmé et maitrisé, donne un poids plus important aux doléances
de celles et ceux qui veulent savoir ce que le passé cache, malgré l’orchestration de l’oubli qui
reste vif dans une société fortement divisée. Cela donne un relief inédit aux propos du cinéaste,
dans ses manières de lier passé et présent, ainsi qu’à l’aspect universel de l’impératif mémoriel.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le terme « nostalgie » est au centre du processus créatif, car
il contient de nombreuses perspectives. Dans ses racines règne un syncrétisme idéologique,
linguistique : rien de figé donc, mais toute l’amplitude, toute la complexité d’un sentiment,
d’une sensation protéiforme :

« Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance
causée par le désir inassouvi de retourner. […] En espagnol, añoranza vient du verbe añorar
(avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer).
Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparait comme la souffrance de l’ignorance »1581.

L’œuvre est traversée par l’obstination évocatrice d’un homme, comme de coutume,
pour les drames chiliens, où l’énergie débordante d’une possibilité révolutionnaire fut détruite
par la force des armes et d’une violence répressive banalisée. C’est un murmure presque apaisé,
une médidation quant à la beauté de demain, qui dépendra des chemins alloués à l’hier.
L’universel du regard ici développé, teinté de distance, sert les labyrinthes mémoriels et
sociétaux locaux, en brandissant la complexité de l’expérience humaine, sa frénésie mémorielle,

1580
Un article paru dans Le Monde ouvre la porte à cette interprétation d’un œuvre filmique qui transcende la mort,
la perte, pour esquisser un sens nouveau à demain : « C’est aussi le film d’un homme qui regarde la mort en face »,
« A l’Italie le pamphlet, au Chili la poésie », Jacques Mandelbaum & Thomas Sotinel, Le Monde, 15 mai 2010.
1581
Milan Kundera, L’ignorance, Paris, Gallimard, 2003, p.11-12.

477
son droit à la dignité et au savoir, malgré les cicatrices que le temps martèle. Ce film est plus
accessible que les précédents, avec un éloge aux exotismes1582, qui permet de transcender le
risque du documentaire « classique » type Discovery Channel, et ainsi d’infuser une puissance
et une « légère gravité » nouvelles à son cinéma. Il est contemplation, hommage aux éléments,
à quelque chose de bien plus grand que la simple condition humaine, afin de l’aborder
autrement. Émane donc une méditation filmique, un 7 ème art poétique, pour rappeler à
l’humanité ses travers, ses fractures, mais aussi sa faculté essentielle à se rappeler, à découvrir,
à transcender l’univers figé du connu. Un espoir perle, entre les ruines d’hier et les ombres
d’aujourd’hui : déambuler plus sereinement sur les traces de demain. C’est au nord du Chili que
Patricio Guzmán a une révélation, qui pare son art de nouveaux possibles :

« Qui a fait plus de dix films (c’est une façon de parler, certains comprennent dès la première
fois) sait qu’il existe des lieux « qui l’attendent ». Demandant à cor et à cri d’être filmés. Par
contre, il y en a d’autres qui s’esquivent, préfèrent continuer loin des caméras. Ne pas se montrer,
ne pas être vus. […] Je crois que c’est Carmelo Bene qui a découvert, comme une évidence, que
n’importe quel décor, aussi banal soit-il, était un système planétaire et un cosmos, que les
chaussures qui traînent par terre sont des météorites, que la table dans la cuisine est une planète
et les miettes de pain sur la table sont ses lunes. Littéralement »1583.

c. Diffusions, réceptions et échos : la consécration

« Ça a été un émerveillement de voir Nostalgia, parce que ça a été une espèce de renouveau.
Quand on a fini Salvador Allende, on avait l’impression que c’était un film-testament. […] Et
puis, fascinant quand même, il nous sort Nostalgia. Il nous a époustouflé ! Il nous a étonné par
le rebond, la renaissance qu’est Nostalgia. C’est très rare dans la carrière d’un réalisateur »1584.

Ce nouveau souffle artistique nourrit les imaginaires des spectateurs lorsque Nostalgia
de la luz débute ses voyages. Très vite, l’œuvre est reconnue comme charnière, et les
récompenses s’enchaînent. D’abord sous la forme de participations à des événements
prestigieux (sélection officielle du festival de Cannes 2010, séance inaugurale au FID Marseille
2010, etc.). Ensuite par la « corporation » cinématographique internationale, qui nourrit une
dynamique de montée en puissance de Patricio Guzmán. Il devient une des figures de proue du

1582
Les photos du ciel, venues d’un ami du documentariste, participent intensément à ces dynamiques : « Un ami
français, Stéphane Guisard, astronome-ingénieur, qui travaille quinze jours par mois à l’observatoire d’Atacama,
nous a donné les photos qu’il prenait en amateur, en branchant son appareil à son télescope », « Le temps
retrouvé », Guillaume Loison, Le nouvel Observateur, 28 octobre 2010.
1583
« Lieux » (pp.81-90), in Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, 2, Paris, éditions Dis voir, 2006, p.81-83.
1584
Entretien avec Jacques Bidou, Paris, 11 février 2016.

478
panorama cinématographique mondial. En France, la société civile des auteurs multimédia
octroie au cinéaste le prix de la meilleure œuvre audiovisuelle de l’année en 2013, ainsi que le
prix Étoile. De plus, en 2010, il obtient la mention spéciale du jury pour le prix François Chalais,
voué à mettre en avant les valeurs du journalisme. La même année, Nostalgia de la luz obtient
le prix du meilleur documentaire de la part de l’académie européenne du cinéma. Aux États-
Unis, le film reçoit la récompense du meilleur documentaire par l’association internationale des
documentaristes ; il fait partie également des nominés pour le prix du meilleur documentaire
(Cinéma Eyes Honors 2012, New York), ainsi que pour le meilleur scénario (Writers Guild
Award 2012, New York). En outre, le long-métrage est sélectionné dans la liste des dix
meilleurs documentaires de la décennie par la revue Telegraph Film Critics (2013), ainsi qu’au
sein des vingt meilleurs films documentaires du siècle par l’illustre New York Time Magazine
(2013).
De plus, la pléthore de récompenses dans les festivals (avec de nombreux prix du
public1585) permet au long-métrage de déployer des chemins divers et variés, facilitant des
possibilités d’exploitation en salles : Toronto1586, Bruxelles1587, Abu Dhabi1588, Santa
Barbara1589, Sheffield1590, Ronda1591 en 2010 ; Guadalajara1592, La Corogne1593, Yamagata1594,
Los Angeles1595, New York1596, Santiago1597, San Sebastian1598, Paris1599 en 2011, ainsi qu’à
Pesaro en 20131600. Le succès critique, la reconnaissance du public documentaire nourrissent à
nouveau un enrichissement des réseaux transnationaux de Patricio Guzmán. Il rencontre
d’autres audiences, et augmente l’envergure de son existence transnationale.
Les itinéraires commerciaux de cette œuvre s’orientent vers un jamais vu, en termes
d’audience et d’amplitude géographique (en tous cas pour ce qui est des chiffres officiels) 1601.

1585
Toronto 2010, Biarritz 2010.
1586
Meilleur documentaire au Toronto Film Critics Award.
1587
Prix ciné-découverte & Prix âge d’or.
1588
Prix du meilleur documentaire.
1589
Prix du meilleur documentaire.
1590
Mention spéciale du jury.
1591
Mention spéciale du jury.
1592
Prix du meilleur documentaire.
1593
Premier Prix lors du festival de Sciences & cinéma.
1594
Prix du meilleur long-métrage.
1595
Prix du meilleur documentaire lors du festival international de cinéma latino-américain de Los Angeles.
1596
Prix du meilleur documentaire au Cinéma Tropical Award.
1597
Prix Pedro Sienna du meilleur documentaire, du meilleur réalisateur ainsi que de la meilleure photographie.
De plus, le documentaire récolte le Prix des arts, Altazor.
1598
Prix Amnesty International lors du festival de cinéma et des droits de l’homme.
1599
Prix Audace lors du festival Pariscience.
1600
Prix Amnesty International.
1601
Le site internet de Patricio Guzmán annonce un nombre d’entrées total de 190 158 spectateurs lors des
exploitations commerciales internationales du long-métrage.

479
Sur la période 2011-2012, 342 salles françaises accueillent la poésie filmique de Nostalgia de
la luz (70 000 spectateurs pour 42 copies distribuées par Pyramide), 116 salles aux Etats-Unis
(60 000 spectateurs, distribution d’Icarus Films), 80 salles en Grande-Bretagne (26 000
spectateurs, distribution de New Wave films), 50 salles en Allemagne (15 000 spectateurs pour
10 copies distribuées par Real Fiction Filmverleih), 50 salles en Suisse (13 158 spectateurs pour
3 copies distribuées par Trigon Films). Notons qu’au Chili, seulement 8 salles projettent le long-
métrage, pour 6 000 spectateurs, donc beaucoup moins qu’avec son œuvre précédente, Salvador
Allende (8 copies, distribuées par Jirafa Films, la structure de Bruno Bettati, basée à Valdivia,
au centre du pays). Cette aura permet à cet effort artistique d’intégrer un certain nombre de
chaînes de télévision à l’international1602, prolongeant la dynamique visant à dépasser les
barrières théoriques du champ documentaire, général et aussi propre au cinéaste chilien. Enfin,
notons l’édition d’une version dvd, avec les partenaires traditionnels selon les zones
géographiques : Icarus pour les États-Unis (5 142 copies vendues), New Wave pour la Grande-
Bretagne (1 900 ventes), Trigon pour la Suisse, Cinéart pour la Belgique, Real Fiction Films
pour la partie germanique, ainsi qu’un nouveau partenaire espagnol, El Mar Films.
Les réceptions critiques sont élogieuses, et placent plus haut qu’auparavant le cinéaste
chilien exilé au sein du panthéon documentaire, mais plus généralement cinématographique.
Ainsi, des comparaisons avec des références de l’histoire du septième art sont osées1603, dans
le sens où Patricio Guzmán propose un voyage inédit 1604, grâce aux outils que le cinéma contient
en son for artistique. C’est une expérience de cinéma, où les sensations priment 1605. On ressent
qu’aux yeux de nombreux observateurs, le documentariste passe alors un palier dans la
puissance qu’il procure aux mélanges que le médium audiovisuel permet 1606. Cela en fait une
pièce de choix au sein de la collection des œuvres filmiques les plus emblématiques dans
l’histoire du documentaire, et plus largement du cinéma :

1602
En France, aux États-Unis, en Espagne, en Finlande mais aussi au Canada, en Allemagne, en Grèce, en Estonie
ainsi qu’en Amérique latine (sur HBO et Ibermedia).
1603
"Entre Kubrick y Tarkovski", Technikart (source : https://www.patricioGuzmán.com/es/pelicula/nostalgia-de-
la-luz, consultée le 19 octobre 2017).
1604
« Un essai-poème-méditation étrange et singulier », « Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzmán », Serge
Kaganski, Les Inrockuptibles, 27 octobre 2010.
1605
« Un vertige cosmogonique », « Douleurs infinies », L’Express, 27 octobre 2010.
1606
« Métaphysique et politique, intime et collectif, un documentaire beau et inclassable sur la dictature de
Pinochet, par un cinéaste chilien emblématique. […] Guzmán invente le documentaire méditatif, dont la beauté
surgit d’un agencement d’idées, d’images et de sons absolument inclassable », idem.

480
« Une œuvre d’une sérénité cosmique, d’une lumineuse intelligence, d’une sensibilité à faire
fendre les pierres. À un tel niveau, le film devient davantage qu’un film. Une folle accolade au
genre humain, un chant stellaire pour les morts, une leçon de vie. Silence et respect »1607.

L’art du montage de cette pièce cinématographique est souligné 1608, façonnant une sorte
de mélodie créative1609 qui participe à faire d’un film une expérience presque spirituelle 1610. Au
Chili, l’attente d’une nouvelle œuvre filmique, après les succès générés par Salvador Allende
(d’estime comme commerciaux) se mélange à une discrétion médiatique qui a éloigné Patricio
Guzmán pendant six années (hors FIDOCS et séminaires dictés en terres chiliennes). Ainsi, la
presse écrite est au rendez-vous, sans que les proportions de réceptions soient plus importantes
que pour son long-métrage précédent. L’accueil plus que favorable de Nostalgia de la luz lors
du festival de Cannes 2010 est souligné par de nombreux journaux (quotidiens et
hebdomadaires)1611 ; à nouveau, l’aura internationale du cinéaste supplante une réelle volonté
d’analyser les contenus de cet essai filmique 1612. Plus d’une année plus tard, lors de la sortie
chilienne le 8 septembre (dans différentes villes du pays, pour un total de huit salles 1613),
certains organes de presse mettent en valeur un effort artistique où la hauteur, le recul, la
sérénité de l’être par rapport aux thématiques mémorielles sont soulignés 1614. Certaines
critiques identifient Nostalgia de la luz comme une pierre angulaire du cinéma documentaire

1607
« Un chef d’œuvre à la sérénité cosmique », Le Monde, 27 octobre 2010.
1608
« Une science insolite du montage, une magie de l’association entre les choses et les êtres, un art de mettre au
jour des connexions insoupçonnées », idem.
1609
« Une danse de l’esprit poétique est célébrée », idem.
1610
Une élévation de l’âme ("Una elevación del alma", traduction personnelle), Le Point (source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/pelicula/nostalgia-de-la-luz, consultée le 28 octobre 2017).
1611
«Cannes recibe con elogios el nuevo documental de Patricio Guzmán», El Mercurio, Ernesto Garratt Viñes,
14 mai 2010, p.16; «Cannes aplaudió estreno chileno «Nostalgia de la luz»«, La Nación, 14 mai 2010, p.37; «El
aporte nacional», La tercera, 11 mai 2010, p.45; Publimetro, 12 mai 2010, p.48.
1612
Certains articles qui ne font rien d’autre que de relayer différentes réceptions positives de l’œuvre à
l’international, avec une importance donnée aux critiques nord-américaines. Un exemple, qui relaie la critique
dithyrambique du Hollywood Reporter: «Filme de Patricio Guzmán logra buena recepción en Cannes», Rodrigo
González, La segunda, 14 mai 2010, p.64.
1613
Une affiche publicitaire, avec la mention de «la película chilena más vista en todo el mundo en salas
comerciales», est publié dans The Clinic, 8 septembre 2011, p.31. Tous les lieux de projection du documentaire y
sont énumérés : BFciné Huérfanos (Santiago), Cine Pavilion (Punta Arenas), Cines Movieland (La Florida, La
Dehesa pour la capitale, ainsi que Temuco et Valdivia), Hoyts La Reina et enfin Cinemundo Plaza Alameda (tous
deux à Santiago). De plus, règne un florilège textuel de critiques internationales qui donnent une respectabilité,
une crédibilité à ce nouveau long-métrage.
1614
C’est intéressant de noter que, durant son itinéraire, son pas s’est peu à peu ralenti ; l’urgence et le souci du
témoignage ont progressivement cédé la place à un regard complexe, avec peu de choses, pour évoquer le passé.
Jusqu’à conserver un seul élément, irréductible : la volonté de se rappeler («es interesante como en esa travesía su
paso se ha ido desacelerando más y más, ver como la urgencia y la ansiedad del testimonio han ido cediendo
terreno a una mirada que cada vez necesita menos elementos para volver hacia atrás, hasta quedarse solo con un
elemento irreductible: la voluntad de recordar»), «El ejercicio del pasado», Cristian Ramírez, El Mercurio, 11
septembre 2011, p.12 (traduction personnelle).

481
national1615, en même temps qu’une sorte d’éveilleur de consciences de par son obstination
mémorielle et ses qualités artistiques 1616. Une nouvelle étape semble se dessiner dans la
filmographie du cinéaste, et elle invite à des échos médiatiques qui convient à une expérience
plus tempérée en termes idéologiques1617, plus subtile et embrassant plus largement la condition
humaine1618. En définitive, la reconnaissance de la qualité artistique de l’auteur de Chile, la
memoria obstinada s’accroît au sein d’une certaine communauté de cinéphiles et de critiques
s’intéressant aux marges du spectre cinématographique national. Pourtant, à la lecture de ces
sources, on a le sentiment d’une impossibilité pour dépasser les frontières d’une réception plus
massive au sein de la société chilienne. La mainmise mercantile sur l’industrie
cinématographique restreint les chemins commerciaux d’œuvres d’art aussi exigeantes que
Nostalgia de la luz. Une dynamique paradoxale, au vu des sillons creusés et confirmés par
l’artiste à l’international au début des années 2010.
La sortie du long-métrage au format DVD permet de découvrir cinq courts-métrages,
qui proviennent des rushes accumulés pendant un long tournage. Un « reportage » de Patricio
Guzmán évoque les difficultés, tensions et faiblesses chiliennes pour surpasser ses conflits
mémoriels, par le biais d’entretiens avec de nombreuses figures intellectuelles 1619. Huit
personnes (un architecte, deux avocats, deux psychologues, un économiste, un historien ainsi

1615
C’est une des œuvres les plus splendides jamais filmées au Chili. […] La cinéaste a travaillé, avec un style
raffiné, jusqu’à un niveau presque inatteignable. Cela fait du documentariste chilien, dès aujourd’hui, un invité au
sein des hautes sphères de la riche tradition documentaire, qui va de Joris Ivens à Chris Marker. […] Le film est
aussi beau que provocateur («esta es una de las películas más esplendorosas que jamás se haya filmado en Chile.
[…] Ha refinado su estilo hasta niveles que es difícil superar y ya parece que es el documentalista chileno que
mejor se incrusta en esa maciza tradición que va de Joris Ivens a Chris Marker. […] Es tan hermosa como
provocativa»), «Nostalgia de la luz», Ascanio Cavallo, Sábado El Mercurio, 24 septembre 2011, n°679, p.5
(traduction personnelle).
1616
Nous sommes les témoins du chef d’œuvre d’un cinéaste chilien engagé, mais également délicat. […] Le
mystère qui nourrit la recherche des vérités du passé, noyau de la filmographie de Guzmán et qui est aussi la source
de son impopularité chez certains pans de la population chilienne, connaît aujourd’hui une vigueur inouïe («somos
testigos de la obra maestra de un cineasta chileno combativo, pero delicado. […] el misterio que impulsa la
búsqueda de verdades en el pasado, núcleo de la filmografía de Guzmán y por lo mismo impopular para cierto
sector del país, en estos momentos cobra inusitada vigencia»), «El cielo es una tumba», Las ultimas noticias, 8
septembre 2011, p.44 (traduction personnelle).
1617
Le ton politique de l’œuvre est mineur, on insiste davantage sur l’humanité des personnages («el tono político
es menor y apuesta más por el perfil humano de los protagonistas»), «Patricio Guzmán estrena Nostalgia de la luz
y cuatro cortos», La segunda, 7 septembre 2011, p.46 (traduction personnelle).
1618
C’est probablement le film le plus délicat, le plus subtil du réalisateur important qu’est Patricio Guzmán.
Atypique et émouvante («Probablemente la obra más delicada y sutil del destacado realizador Patricio Guzmán.
Atípica y conmovedora»), «Los libros abiertos de la memoria», La segunda, 7 septembre 2011, p.41; On sent
poindre un regard qui évite le religieux pour s’inscrire dans la transcendance («emerge una mirada que esquiva la
religión pero que se apunta a la trascendencia»), «Grandeza y fragilidad», Daniel Villalobos, La Tercera, 8
septembre 2011, p.64 (traduction personnelle).
1619
On peut penser que le terme « reportage » a pour objectif de proposer un contenu diffusable sur les chaînes
de télévision avec Chile, una galaxia de problemas. Les différents intervenants sont (par ordre d’apparition) :
Miguel Lawner, J. E. Cheyre, Alfredo J. Holt, Carmen Hertz, Elizabeth Lira, Pablo Ruiz Tagle, Marcel Claude,
Mario Waissbluth et Margarita Diaz.

482
qu’un ingénieur) qui appartiennent aux hautes sphères de la société abordent différents aspects
de la persistance du modèle militaire au sein du (théorique) régime démocratique. Toutes ces
opinions font écho aux propos de J. E. Cheyre, commandant en chef des armées entre 2002 et
2006. Ce court-métrage permet au documentariste de dévoiler au public ces entretiens, qu’il n’a
pas jugé appropriés pour appartenir à Nostalgia de la luz, malgré le fait qu’ils soient
complémentaires à toute l’étendue des réflexions mémorielles qu’y développe l’auteur de La
batalla de Chile. D’autres créations filmiques complètent les bonus du DVD : ce sont des
portraits de différents individus liés aux pratiques d’astronomie chiliennes. On découvre des
anonymes (une association de passionnés à Santiago1620, un technicien qui répare les téléscopes
des observatoires d’Atacama1621) ainsi que des scientifiques (avec deux astronomes 1622). Le
désir informatif de Patricio Guzmán, couplé à un regard critique sur les évolutions et inerties
en cours dans son pays, permettent à des séquences de tournage qui auraient pu rester dans les
archives du réalisateur d’être diffusées pour susciter réflexions, débats et remises en question.
Dans le sillage des succès récoltés par Nostalgia de la luz, l’arrivée d’une nouvelle
décennie, au début de laquelle le cinéaste trouve un nouveau souffle créatif, est le théâtre d’une
multiplication de ses activités pédagogiques et cinéphiliques. Sur son site internet, il détaille les
diverses participations à des événements en lien avec le 7 ème art, en général ou par rapport à ses
œuvres en particulier. Ainsi, en 2010 il se rend en Espagne 1623, en Syrie1624, en France1625 mais
aussi au Chili, où il multiplie les interventions 1626. En 2011, il vit une intense année, car en
présentant dans les circuits festivaliers et commerciaux Nostalgia de la luz, il multiplie les
participations à des colloques et conférences, aux États-Unis1627, en Belgique1628, au Brésil1629
et en France1630. De plus, il anime son séminaire documentaire en Argentine1631, au Chili1632 et

1620
Astrónomos de mi barrio.
1621
Oscar Saa, el técnico de las estrellas.
1622
Maria Teresa y la enana marron ; José Maza, el viajero del cielo.
1623
Séminaire documentaire organisé par DOCMA (Association des documentaristes de Madrid).
1624
Cours magistral durant le festival Dox Box à Damas, Syrie.
1625
Cours sur la mémoire et l’histoire à Sciences Po Paris.
1626
Séminaire documentaire organisé pour le cursus de communication audiovisuelle de DUOC et durant le festival
de cinéma de Viña del Mar, organisé par CULDOC. De plus, un autre séminaire est organisé, pour la Fondation
«Arts & jeunesse» et le festival de cinéma d’Antofagasta, également organisé par CULDOC.
1627
Trois colloques : un au Harvard Film Archive (Boston), un autre au Pacific Film Archive (Berkeley), et le
dernier lors du Los Angeles Films Archive (Los Angeles UCLA).
1628
Conférence sur Nostalgia de la luz à l’université de Liège, en Belgique.
1629
Un colloque lors du festival de cinéma de Rio de Janeiro.
1630
Patricio Guzmán est professeur lors de l’université d’été de la FEMIS, et il distille également une conférence
à Sciences Po Paris.
1631
Séminaire documentaire organisé par Bellasombra et CULDOC à Buenos Aires.
1632
Séminaire documentaire à Santiago, organisé par CULDOC ainsi que l’école de cinéma de l’université du
Chili.

483
en Colombie1633. Cela atteste d’une demande du public toujours plus conséquente par rapport à
une figure du cinéma documentaire mondial, renforcée par la vitalité des liens entretenus au
sein de la communauté transnationale du 7ème art. L’année suivante, il anime à nouveau son
séminaire (Brésil1634, Chili1635, Espagne1636), en plus de cours dispensés dans des institutions
d’envergure dans son pays d’adoption, la France 1637. Durant l’année 2013, il anime quatre
séminaires documentaires, entre Espagne1638 et Chili1639. En 2014, il réduit drastiquement son
champ d’activités pédagogiques, avec seulement un séminaire au Chili 1640 ainsi qu’un cours
dispensé au sein d’une institution qu’il connait bien, Science Po Paris 1641.
Autre moment important, qui témoigne de l’entrée de Patricio Guzmán dans une autre
dimension en ce qui concerne la reconnaissance par ses pairs de la qualité de son travail
artistique : son invitation de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences, qui remet les
Oscars chaque année1642. Il intègre une sorte de « panthéon » cinématographique, en tous cas
du point de vue progressiste d’Hollywood. D’autres noms prestigieux font partie des invités
dans la liste datant de juin 2013, tels que des confrères documentaristes comme Eduardo
Coutinho, Claude Lanzmann, Raoul Peck ou encore Agnès Varda. D’ailleurs, dans cette même
dynamique de reconnaissance internationale multiforme de son œuvre filmique, le dernier long-
métrage en date intègre la liste des films pour l’examen du baccalauréat français (dans le cadre
du baccalauréat littéraire, option cinéma). Pour souligner l’identité transnationale du cinéaste,
nous avons synthétisé l’étendue géographique de ses interventions pédagogiques « officielles »
(séminaires, tables rondes et cours magistraux), qui renforcent les liens qu’il cultive avec un
réseau artistico-éducatif qui dépasse les frontières nationales. Notons ici qu’il n’est pas fait

1633
Séminaire documentaire organisé à Bogota par le partenaire colombien Achiote.
1634
Séminaire documentaire organisé à Sao Paulo par l’Institut Vladimir Herzog.
1635
Séminaire documentaire organisé à Santiago du Chili par CULDOC ainsi que l’Institut de la communication
de l’université du Chili.
1636
Séminaire documentaire organisé par Tercer Ojo, à Barcelone.
1637
Un cours sur la mémoire et l’histoire est dispensé à Sciences Po Paris, un autre au sein de l’université de Rouen.
De plus, il donne cours à la FEMIS, et anime également une conférence générale sur ses œuvres à Sciences Po
Paris, un partenaire hexagonal avec qui il entretient une relation suivie.
1638
Séminaire documentaire organisé à Palma de Majorque par ACIB et APAIB. Un autre événement similaire a
lieu à San Sebastian (organisé par Ganora Filmak). De plus, il anime un autre séminaire documentaire à Madrid
(organisé par DOCMA).
1639
Séminaire documentaire organisé à Santiago du Chili par CULDOC ainsi que l’Institut de la communication
de l’université du Chili.
1640
Séminaire documentaire organisé à Santiago du Chili par Cinema Chile ainsi que l’Institut de la communication
et de l’image (ICEI) de l’université du Chili.
1641
Il donne un cours sur les relations entre mémoire et histoire à Sciences Po Paris.
1642
Source : http://www.hollywoodreporter.com/news/academy-invites-276-new-members-576469 (consultée le
29 octobre 2017).

484
mention de toutes les discussions habituellement organisées après la projection des films,
notamment dans les réseaux festivaliers1643 :

Continent Pays Nombre total


Afrique et monde arabe Syrie 1
Amérique du nord Canada, États-Unis, 2
Amérique du sud Argentine, Brésil, Chili, 9
Colombie, Cuba, Mexique,
Panama, Pérou,
Venezuela,
Europe Allemagne, Belgique, 4
Espagne, France

Pour approfondir ces dynamiques de patrimonialisation d’une figure culturelle chilienne


et transnationale de premier plan, notons la publication de deux ouvrages, au Chili, en lien avec
l’art et le parcours du documentariste. Le premier, écrit par Cecilia Ricciarelli1644, revient
longuement sur la filmographie autant que sur l’itinéraire de l’homme : c’est une tentative
analytique et quelque peu biographique, où la parole est longuement donnée au cinéaste, ce qui
en fait une source de choix lorsqu’il s’agit d’approfondir tout ce qui touche à ses propositions
filmiques. Trois ans plus tard, c’est un véritable support de partage des contenus qui animent
ses séminaires qui est édité1645. La méthode, les conseils du maestro s’accompagnent d’une ode
aux activités cinéphiliques ainsi qu’à l’obstination pour faire progresser, perdurer la dimension
documentaire, en abattant les murs et frontières invisibles qui le régissent. Le souci de l’objet
qu’est le livre, dans des contextes culturels où l’accès aux savoirs est difficile, motive la
publication de cet ouvrage, comme l’explique son auteur :

«Ainsi, ce livre est un manuel simple destiné aux professionnels et aux amateurs, pour
comprendre comment envisager le cinéma documentaire. Ce n’est pas un ouvrage théorique, il
repose sur la pratique, et de plus il n’est centré sur mes propres films. Il me paraissait limité de
baser un ouvrage sur comment faire du cinéma sur mes seules œuvres ; de fait, le livre s’intéresse
aux documentaristes de manière très large. Presque tous mes cinéastes de référence sont
aujourd’hui des amis, que je vois en France, au Mexique, en Suisse, en Belgique, etc. J’ai alors

1643
Source : www.patricioGuzmán.com (consultée le 6 février 2018).
1644
Cecilia Ricciarelli, El documental según Patricio Guzmán, Santiago de Chile, FIDOCS/CULDOC, 2010.
1645
Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, Santiago de Chile, FIDOCS/CULDOC, 2013.

485
rédigé un livre facile d’accès avec des méthodes de travail. La seconde partie est composée
d’articles que j’ai adoré écrire, et la troisième recèle de critiques et Analyses que j’ai faite dans
le contexte du FIDOCS. J’ai choisi quelques 200 critiques. Je les ai inclus car elles sont utiles,
surtout si tu n’as pas vu le film, où que tu veux avoir quelques informations… Parfois, lorsque
tu vis dans des pays isolés culturellement, comme le Chili, avec des failles géantes dans la
distribution, ce que tu lis dans les revues est ta première source d’information »1646.

De plus, un décalage toujours plus imposant règne entre l’audience du cinéma de


Patricio Guzmán à l’international et ses possibilités de diffusions dans sa propre patrie.
Pourtant, le cinéaste œuvre, comme certains de ses compatriotes, au prestige du 7 ème art national
dans le monde. Il fait partie d’une dynamique de diplomatie culturelle qui ose aborder des sujets
jugés dérangeants par les pouvoirs chiliens en place. Lorsque des événements incarnent ce
paradoxe, le documentariste, conscient de son statut installé au sein d’une communauté
cinématographique transnationale, n’hésite pas à livrer le fond de sa pensée. Il critique sans
ménagement la politique étatique chilienne, tout autant que les monopoles culturels et
médiatiques qui régissent le pays et freinent les expressions mémorielles dissidentes au roman
national officiel. Deux exemples illustrent ce dialogue difficile entre l’artiste exilé et les tenants
du pouvoir de son pays. Tout d’abord, lorsque la télévision publique chilienne TVN propose,
au sein de ses programmes, la diffusion de Nostalgia de la luz, c’est au milieu de la nuit, et avec
de multiples coupures qui dénaturent totalement l’œuvre et mésestiment le statut de l’artiste.
En réaction, Patricio Guzmán adresse, depuis Paris, une lettre (qu’il rend publique) au directeur
de TVN, Mauro Valdès1647. Il y décrit les atteintes à son art1648, doute de la ligne idéologique
de ce média théoriquement public, et condamne cette pratique :

1646
«Ahora bien, este libro es un manual muy sencillo para profesionales y amateurs sobre cómo hacer
documentales, un libro no teórico, basado en la práctica, y tampoco es un libro basado en mis películas. Me parecía
muy limitado dictar cátedra sobre cómo hacer una película a partir de lo que yo hice; más bien es sobre lo que
estamos haciendo muchos. Y casi todos los que me han enseñado son amigos míos, con los que yo me veo en
Francia, México, Suiza, Bélgica, etc. Entonces hice un libro muy sencillo de método de trabajo. La segunda parte
del libro son artículos que me ha gustado mucho escribirlos, y la tercera son las reseñas que yo he hecho para el
festival de cine. Elegí unas 200 reseñas. Las puse porque son relativamente amenas, y si tú no has visto la película
más o menos puedes ver de qué va, de qué se trata y es como leer el cine… A veces cuando vives en países aislados
como el nuestro, con pésimas distribuidoras, no te queda más remedio que leer lo que las revistas traen»,
«Entrevista a Patricio Guzmán», Iván Pinto, El ángel exterminador, n°22, juillet-aout-septembre 2013
(http://elangelexterminador.com.ar/articulosnro.22/Guzmán.html, consulté le 29 septembre 2017) (traduction
personnelle).
1647
«Carta abierta de Patricio Guzmán dirigida al Sr. Mauro Valdés Director Ejecutivo de TVN» (source :
https://corporacionculdoc.wordpress.com/2013/08/01/carta-abierta-de-patricio-Guzmán-dirigida-al-senor-mauro-
valdes-director-ejecutivo-de-tvn, consultée le 12 octobre 2017).
1648
Le dimanche 28 juillet, après minuit, la Télévision nationale a diffusé mon film Nostalgia de la luz sans les
crédits au début, sans dévoiler le titre, sans l’introduction. Ainsi le film a commencé sans que les spectateurs
sachent ce qu’ils regardaient. La diffusion commença à la 35ème minute, toute la première partie a été coupé. Ce
désordre se prolongea, avec la diffusion de différents extraits dans le mauvais ordre, certains deux fois («El
domingo 28 de julio después de las doce de la noche Televisión Nacional emitió mi película «Nostalgia de la Luz»

486
«Ce sabotage inadmissible d’une œuvre cinématographique qui dénonce sans détours les crimes
de la dictature et qui a pour protagonistes des victimes de crimes et répressions, provoque en moi
une totale indignation, et au-delà de cela je constate non seulement une violation du droit moral,
du droit d’auteur d’un cinéaste, mais également un grave acte de négation de l’histoire
contemporaine du Chili, perpétré par une chaîne de télévision étatique dans un pays
démocratique… N’y a-t-il pas dans votre équipe des personnes qui nient l’histoire de la dictature
et l’expriment par le biais du média que vous dirigez ? »1649.

En réponse, Mauro Valdés assume les dysfonctionnements techniques 1650, mais réfute
l’idée d’une orientation des programmes à laquelle le documentaire ne correspond pas 1651. Cette
réponse est considérée comme « fumeuse » par le cinéaste, qui met en doute la sincérité de ce
canal médiatique (et donc, par conséquent, de l’État chilien) pour participer aux efforts
mémoriels auxquels le réalisateur, (ainsi que de larges pans de la population chilienne au début
de la décennie, aspirent :

«Monsieur Valdés me demande pardon tout autant qu’aux téléspectateurs. Il explique que ce
problème vient d’une erreur de lecture du code du système automatique chargé de mettre les
programmes à l’antenne. Bon, c’est peut-être vrai, mais d’un autre côté je me demande : si un
discours du président Pinera était retransmis, et qu’il se produisait ce genre d’erreur, il n’y a
aucune manière d’empêcher cela ? Il faut donc attendre la fin de la retransmission d’une œuvre
pour corriger le problème ? Cela me paraît illogique. […] Pourquoi ce genre de désagrément

sin los títulos iniciales, sin el nombre de la obra, sin la introducción. La película empezó de repente sin informar
al espectador qué es lo que estaba viendo. La emisión del filme empezó en el minuto 35 y se omitió no sólo el
preámbulo sino toda la primera parte. El desorden prosiguió, pues luego se pasaron varios fragmentos dispersos,
algunos de ellos dos veces») (traduction personnelle).
1649
«Este sabotaje inadmisible de una obra cinematográfica que denuncia claramente los crímenes de la dictadura
y que muestra muchos personajes que fueron víctimas graves de la represión y el crimen, me produce una completa
indignación y detrás de este hecho no sólo hay una violación del derecho moral y del derecho de autor de un
director de cine como yo sino también un acto grave de negación de la historia reciente de Chile protagonizado
por un canal de televisión que pertenece al Estado en un país democrático… ¿Es que probablemente en su equipo
hay personas que niegan la historia de la dictadura y se expresan de esta manera a través del medio de comunicación
que Usted dirige?» (traduction personnelle).
1650
Comme vous l’avez évoqué, à cette occasion votre œuvre n’a pas été diffusée dans son intégralité, notamment
par rapport au début, et ce à cause d’une erreur d’émission, du fait d’une lecture erronée du code du système
automatique chargé de diffuser les programmes à l’antenne. Nous regrettons profondément cette situation, qui
mérite toutes nos excuses, que ce soit pour le cinéaste tout comme les téléspectateurs («Conforme usted lo describe,
en esa oportunidad su obra no fue exhibida en toda su integridad, ni desde el principio, lo cual fue causado por un
error de emisión, producto de una equivocada lectura de código del sistema automático encargado de poner los
contenidos al aire. Lamentamos profundamente esta situación, que merece nuestras disculpas, tanto a usted en
cuanto realizador como a nuestros televidentes»), source: http://www.fotech.cl/mauro-valdes-director-ejecutivo-
de-tvn-le-responde-a-patricio-Guzmán-por-criticas-a-la-emision-de-nostalgia-de-luz/2013/08/01, consultée le 14
octobre 2017 (traduction personnelle).
1651
Au-delà de tout cela, et malgré le fait que je comprenne vos griefs, je ne peux que rejeter vos accusations d’une
tentative de «sabotage» et d’un «remontage délibéré» («Más allá de eso y no obstante que entiendo su legítima
molestia, no puedo menos que rechazar sus afirmaciones de que la situación corresponde a un «sabotaje» y a un
«montaje deliberado»«), idem (traduction personnelle).

487
arrive avec ce film et pas avec des œuvres d’autres types, comme une comédie par exemple ? On
peut facilement en arriver à des conclusions hâtives avec ce genre de problème. Enfin, je n’ai
aucune preuve et personne n’en aura probablement jamais, à part les auteurs de l’erreur. Mais
l’on ne peut pas beaucoup avancer, parce qu’au Chili on sait bien qu’il y a certains sujets qu’on
ne peut pas critiquer. C’est difficile d’aborder la mémoire historique, l’avortement, les actes de
la Conférence épiscopale, etc. C’est une démocratie peuplée de questions sans réponses »1652.

Autre exemple où le cinéaste critique l’État chilien : par rapport à la liberté


d’enseignement de l’histoire du pays. En effet, dans le cadre de l’enseignement de l’histoire du
pays, une professeure chilienne diffuse Nostalgia de la luz à ses élèves, le 28 septembre 2010,
avant d’être réprimée par la directrice de l’établissement, sous prétexte de la nature « politisée »
de l’œuvre :
«Le 28 septembre dernier, la professeure d’histoire du collège Farmland School (région centrale
du Chili, Curacaví), Daniela Moraga Zavala, mère de deux enfants et diplômée de l’université
métropolitaine des sciences de l’éducation, a montré à ses élèves mon film (récompensé)
Nostalgia de la luz. Au milieu de la projection, la directrice du collège a violemment interrompu
le cours, en allumant les lumières et en mettant fin au film, prétextant d’une manière agressive
(face à des élèves surpris) que « dans son établissement », il n’était pas permis de montrer des
vidéos allusives à la période dictatoriale, parce que ce sont des « choses que l’on aborde pas dans
les collèges ». Elle ajouta que le film était de «nature politique, un outil de propagande pour les
collégiens » »1653.

Cela implique une mise en danger du statut de la professeure, sommée de renoncer à ce


genre de pratique pédagogique épineuse par rapport à la « ligne » de l’établissement. Informé

1652
«El señor Valdés me pide disculpas y pide disculpas a los espectadores. Él dice que fue producto de una
equivocada lectura de código del sistema automático encargado de poner los contenidos al aire. Bueno, puede ser
cierto, pero por otra parte yo me pregunto: si estuvieran emitiendo un discurso del presidente Piñera y se produce
esta lectura equivocada del sistema, ¿no hay manera de detenerlo? ¿Hay que esperar que pase la hora y media que
dura la película para corregirlo? Me parece ilógico. […] ¿Por qué ocurre con esta película y no con otra de otro
tipo, como una comedia, por ejemplo? Se puede llegar a pensar cualquier cosa de este tipo de hechos. Desde luego,
yo no tengo la prueba y probablemente no la tenga nadie, solo los que lo hicieron. Pero no se puede avanzar mucho,
porque en Chile ya se sabe que hay ciertas cosas que no se pueden tocar. Es complicado hablar de la memoria
histórica, del aborto, de lo que hace la Conferencia Episcopal, etcétera. Es una democracia llena de preguntas sin
responder», source: http://radio.uchile.cl/2013/08/01/patricio-Guzmán-insatisfecho-con-respuesta-de-tvn-en-
chile-hay-cosas-que-no-se-pueden-tocar (consulté le 14 octobre 2017) (traduction personnelle).
1653
«El día 28 de septiembre la profesora de Historia del colegio Farmland School de la zona central de Chile
(Curacaví), Daniela Moraga Zavala, madre de dos hijos y diplomada por la Universidad Metropolitana de Ciencias
de la Educación, exhibió a sus alumnos mi premiada película «Nostalgia de la Luz». Violentamente en medio de
la exhibición la directora del colegio irrumpió en la sala, encendió las luces y puso fin a la proyección diciendo de
forma muy agresiva a los alumnos (que no salían de su asombro) que en «su colegio» no se permitían videos
alusivos a los tiempos de la dictadura porque son «cosas que no se pueden tratar en los colegios». Añadió que era
un «material político de efectos politizantes para los niños de tercero medio»«, «Carta abierta de Patricio Guzmán
a ministra de Educación por censura del documental «Nostalgia de la Luz» en un colegio», source:
http://ciperchile.cl/2013/10/08/carta-abierta-de-patricio-Guzmán-a-ministra-de-educacion-por-censura-del-
documental-%E2%80%9Cnostalgia-de-la-luz%E2%80%9D-en-un-colegio (consultée le 5 octobre 2017)
(traduction personnelle).

488
de cette affaire, Patricio Guzmán réagit par l’envoi d’une lettre adressée à la ministre de
l’éducation de l’époque, Carolina Schmidt Zaldívar (datée du 6 octobre 2010). Il y explique
qu’il mettra en valeur cet épisode, en profitant de son statut d’artiste chilien internationalement
reconnu, comme une métaphore des batailles mémorielles chiliennes pour illustrer les inerties
d’un pouvoir conservateur face aux velléités progressistes où le désir de connaissances est au
centre des actes quotidiens :

«Madame la ministre, je me chargerai de dévoiler dans les détails cet incident lamentable dans
les villes où je présenterai mon film : Berlin, Hambourg, Lyon, Rennes, Lisbonne et Grenoble.
Et je reprendrai cet exemple devant toutes les audiences à l’avenir, parce qu’il est un symptôme
de la situation chilienne. […] Ce n’est pas une œuvre qui suscite la colère, bien au contraire elle
met en relief le fascisme ordinaire, qui jusqu’à nos jours subsiste aux quatre coins du Chili, au
grand dam de nous tous »1654.

En disant les choses autrement, le documentariste chilien souligne qu’il est considéré
par un certain nombre de ses compatriotes comme idéologiquement marqué. Et cette étiquette,
qu’il a transcendé au fur et à mesure de l’existence, de ses multiples voyages et expériences,
met en péril son désir d’être présent dans les sphères éducatives, pédagogiques, pour ainsi
apporter d’autres reliefs aux romans figés de l’histoire chilienne :

« Mes films devraient être dans les programmes scolaires, mais certains clament : «Non, Guzmán
est un militant de gauche, son cinéma favorise l’endoctrinement, alors en aucun cas ! » »1655.

Ce sentiment d’avoir une image faussée, de ne pas être reconnu à sa juste valeur, au
même titre que le cinéma documentaire en général, attise chez le cinéaste de nombreux griefs
par rapport au panorama mémoriel et historique que construit le Chili durant les années 2010 :

«Pour toi, quel rôle jouent (ou devraient jouer) les institutions spécialisées dans ces thématiques,
comme le Musée de la Mémoire ? [Patricio Guzmán] : Ce dernier est un musée qui n’achète pas
nos films. Il nous contraint à faire un don, et cela me paraît inopportun. Si la télévision publique

1654
«Señora ministra: me encargaré de divulgar detalladamente este lamentable incidente en las ciudades que
visitaré en las próximas semanas para presentar la misma película: Berlín, Hamburgo, Lyon, Rennes, Lisboa y
Grenoble. Y repetiré este ejemplo delante de todas las comparecencias públicas en el futuro porque es un síntoma
de la situación chilena. […] No es una obra que divulgue la rabia, sino que por el contrario coloca en su justo lugar
el fascismo ordinario que todavía impera en muchos rincones de Chile para vergüenza de todos», «Carta abierta
de Patricio Guzmán a ministra de Educación por censura del documental «Nostalgia de la Luz» en un colegio»
(traduction personnelle).
1655
« Mis películas deberían estar en las escuelas, pero dicen: 'Ah no, Guzmán es de izquierda, él adoctrina a la
gente, ¡Fuera!", «Patricio Guzmán, el documentalista que registra las batallas de Chile », Tele13, Francisca
Montecinos, 14 février 2015 (http://www.t13.cl/noticia/entretencion/espectaculos/cultura/patricio-Guzmán-el-
documentalista-que-registra-las-batallas-de-chile, consulté le 29 septembre 2017) (traduction personnelle).

489
chilienne n’achète pas les œuvres de ce genre, tout comme la Bibliothèque nationale ou les
facultés d’histoire, le fait que ce musée nous oblige à faire des cadeaux apparaît comme un
manque total de solidarité avec les documentaristes. J’ai échangé avec les trois directeurs
successifs de cette institution et aucun n’a pas justifier cela avec de vrais arguments. Ils
rétorquent que le musée a été créé par un décret de Michelle Bachelet, qui est si difficile à
modifier qu’il faudrait mobiliser trop d’interlocuteurs, jusqu’à la chambre des députés, pour faire
évoluer les statuts. Pourtant je m’interroge : comment est-il possible d’avoir fait acquisition d’un
terrain, d’avoir fait un appel d’offres destinés aux architectes pour édifier le bâtiment, de payer
des employés qui font fonctionner le musée et, pour autant, d’avoir oublié le thème de l’achat
des œuvres audiovisuelles ? Cela me dépasse, et personne ne tente de s’y opposer. De mon côté
je ne vais pas leur offrir mes films, je vais leur vendre lorsqu’ils souhaitent les acquérir. Ce n’est
même pas une question pécuniaire. Ce qui me gêne beaucoup, c’est la gratuité de l’art au Chili.
Tout doit toujours être gratuit »1656.

Son obstination pour changer le Chili actuel, pour promouvoir la connaissance, la


mémoire, l’éthique politique dans une époque où l’ultralibéralisme musèle nombre de canaux
d’informations, de partage d’alternatives, se matérialise par une créativité renouvelée ainsi que
des critiques virulentes face à l’ordre établi. Malgré tout, par rapport aux destinées de la société
chilienne, la patience est au cœur du propos du cinéaste, preuve d’un optimisme nouveau :

«Je crois que le coup d’État fut si brutal, disproportionné, si cruel… Ce fut un massacre.
Aujourd’hui, il ne faut pas oublier cela, et dévoiler aux plus jeunes ce qui s’est passé. De nos
jours le Chili est un pays marqué par le vide, l’ignorance : la télévision est mercantile, il n’y a
aucun film sur la mémoire, et la télévision sert le divertissement. La culture politique des jeunes
générations est très faible. Je pensé que cela changera, mais le processus prendra un siècle »1657.

1656
«¿Cuál es tu opinión del rol que juegan o deben jugar las instituciones dedicadas al tema, como el Museo de
la Memoria? [Patricio Guzmán]: Ése es un museo que no compra nuestras películas. Nos han obligado a donarlas
y eso me parece inoportuno, porque si la televisión chilena abierta no compra películas de este tipo, si ni las
facultades de historia ni la Biblioteca Nacional lo hacen y aparece el Museo de la Memoria y tampoco las compra,
sino que te obliga a regalarlas, me parece una gran falta de solidaridad con los realizadores de documentales. He
hablado con los tres directores que ha tenido el museo y ninguno me ha sabido dar una explicación razonable.
Dicen que fue creado por un decreto de Michelle Bachelet que es tan complicado de modificar que habría que citar
a mucha gente, incluida la Cámara de Diputados completa, para cambiar los estatutos. Pero yo me pregunto, ¿cómo
es posible que hayan comprado un terreno, que hayan hecho un concurso de arquitectos y levantado un edificio,
que paguen a un equipo de empleados para que el museo funcione y que se les haya olvidado el ítem adquisición
de obras? Eso no lo puedo entender y además nadie lo cuestiona. Yo no les voy a regalar mis películas, se las voy
a vender cuando ellos las compren. Y no se trata de una cuestión de dinero. Lo que realmente no me gusta es la
gratuidad en el arte en Chile. Todo tiene que ser gratis», «Patricio Guzmán, el memorioso», Patricio López, El
desconcierto, 19 mars 2013 (http://www.eldesconcierto.cl/2013/03/19/patricio-Guzmán-el-memorioso, consulté
le 20 septembre 2017) (traduction personnelle).
1657
«Creo que el golpe de estado fue tan exagerado, desproporcionado, tan cruel, fue una matanza: hoy día, hay
que ni olvidar eso, mostrar a los jóvenes lo que paso. Hoy Chile es un país bastante vacío: la televisión es mercantil,
no hay ninguna película sobre la memoria, la televisión es un instrumento de diversión. Y la cultura política de los
jóvenes es muy débil. Creo que va a cambiar, pero va a costar 100 años», entretien avec Patricio Guzmán, Paris,
18 juin 2014 (traduction personnelle).

490
3. El botón de nácar

L’obstination d’un homme pour ce qu’il considère comme une «époque dorée » dans
l’histoire de son pays est à la source de cette volonté de trilogie, débutée avec Nostalgia de la
luz. Elle reste vive, malgré les reproches qui lui sont adressés de rester sur les mêmes
thématiques, malgré l’énergie de dispositifs réinventés pour évoquer l’époque Unité Populaire
et ses défaites :

«Je ne peux pas me défaire de ce moment. C’est comme si j’avais observé, durant mon enfance,
l’incendie de ma propre maison, et que tous mes livres, mes contes, mes jouets, mes objets, mes
bandes-dessinées s’étaient consumés devant moi. Je me sens comme un enfant qui ne peut
oublier cet incendie, comme s’il avait eu lieu hier. Le temps écoulé varie selon chaque personne.
Au Chili, lorsque je demande à mes amis s’ils se souviennent du coup d’État, beaucoup me
répondent qu’aujourd’hui c’est un moment lointain, qu’un temps certain s’est écoulé. Pour moi,
au contraire, c’est encore très récent. C’est comme si cela s’était passé l’année dernière, le mois
dernier ou la semaine dernière. C’est comme si je vivais coincé dans une capsule d’ambre, à
l’image de ces fossiles d’insectes figés à jamais… Certains de mes amis m’expliquent que « je
vis dans une sorte de piège ». Je les observe et prend conscience que la majorité d’entre eux sont
plus vieux que moi, plus gros que moi, plus courbés que moi. Alors je peux sentir que je suis
pleinement vivant dans mon petit monde, dans mon propre piège »1658.

a. Les miroirs de l’eau : immensités chiliennes

Lors de ses ballades dans l’immensité naturelle, fantasmagorique du désert d’Atacama,


Patricio Guzmán approfondit ses intuitions concernant les rapports entre les éléments et les
contours multiples du passé. Dans cette même dynamique, l’artiste songe progressivement à
partir à l’autre bout du pays, en Patagonie, pour interroger l’identité chilienne, ses vertiges et

1658
«No me puedo alejar de ese momento. Es como si hubiera presenciado en mi infancia el incendio de mi propia
casa. Y que todos mis libros de cuentos, mis juguetes, mis objetos, mis historietas, hubieran ardido delante de mis
ojos. Me siento como un niño que no puede olvidar ese incendio, que para mí sucedió hace poco. El tiempo
transcurrido depende de cada persona. En Chile, cuando le pregunto a mis amigos si se acuerdan del golpe de
estado, muchos me dicen que ya está muy lejos, que ya ha pasado mucho tiempo. En cambio, para mí no ha pasado
ningún tiempo. Es como si hubiera ocurrido el año anterior, el mes anterior o la semana anterior. Es como si yo
viviera atrapado en una cápsula de ámbar, como esos insectos de la antigüedad que han quedado fijados para
siempre adentro de una gota… Entonces algunos de mis amigos me dicen que yo «vivo en una especie de trampa».
Yo los contemplo y los miro y veo que la mayoría de ellos están más viejos que yo, más gordos que yo, más
encorvados que yo. Entonces yo puedo verificar que me siento plenamente vivo en mi cápsula, en mi trampa»,
source: https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/13)-el-boton-de-nacar (consultée le 12 octobre 2017)
(traduction personnelle).

491
ses marges, par le prisme de l’eau, cet or bleu aux formes multiples, dans un environnement où
la nature est reine1659. Bien longtemps après une quête filmique centrée sur les syncrétismes
spirituels latino-américains (dont le point d’orgue était La cruz del sur), l’identité indienne
revient au cœur de ses préoccupations. Avec le projet El botón de nácar, il réitère son désir de
lutte, avec l’arme cinématographique, en aspirant à mettre en lumière les marges, les oublis, les
ombres que les romans nationaux officiels portent en eux. Il évoque une filiation avec certains
courants de la littérature latino-américaine, qui en remettant en question les normes fixées par
les élites nationales, appuient sur la caducité de la nature démocratique des États :

«En Amérique latine, l’histoire se confond avec la littérature. C’est une source de premier choix.
La littérature incarne l’histoire dans un même mouvement. Qui a fait l’analyse critique des
massacres perpétrés en Amérique latine ? De l’implantation des grandes exploitations agricoles
? Qui a écrit cette histoire-là ? Aucun historien. Galeano l’a fait. Sa dernière trilogie [Mémoires
du feu] est le meilleur scénario documentaire, le plus vaste, qui s’est écrit sur l’Amérique latine.
Il a tourné en ridicule l’histoire, par exemple avec Les veines ouvertes de l’Amérique latine. […]
Les gens continuent à s’informer avec l’histoire officielle. J’ai acheté un guide touristique sur le
Chili en Allemagne, et son niveau de critique historique est meilleur que certains manuels
scolaires que j’ai lu sur le sujet. Si nous avons atteint ce niveau extrême de caricature de notre
propre patrimoine historique, nous régressons de manière spectaculaire ! Ce n’est pas possible,
c’est même scandaleux. Ce n’est pas digne d’une république »1660.

Ainsi, le réalisateur chilien aspire à participer à une affirmation démocratique réelle de


son pays, à travers une plus fine connaissance d’hier par ses explorations artistiques 1661. La
finalité est de rendre réelle la notion de république, pour redonner une dignité à son pays. Les
idéologies se doivent d’être au service d’une démocratisation des connaissances et des

1659
« On y trouve toutes les formes possibles d’eau, à commencer par les montagnes de glace. On traverse aussi
des bois très denses aux branchages coudés par la force des vents, des cratères immenses, une beauté irréelle de
landes », « Je filme par amour pour le peuple chilien. Entretien avec Patricio Guzmán », Dominique Widemann,
L’humanité, 28 octobre 2015.
1660
«La historia se confunde con la literatura en América Latina. Es una fuente espectacular. La literatura
representa la historia al mismo tiempo. ¿Quién ha desmontado las masacres que se hicieron en América latina?
¿La implantación del latifundio? ¿Quién ha escrito esta historia? No hay. Galeano lo hizo. Su última trilogía
[Memorias del fuego] es el mejor guion documental, el más grande, que se escribió sobre América latina. Puso en
ridículo a la historia oficial, por ejemplo, con Las venas abiertas de América latina. […] La gente sigue leyendo
la historia oficial. Yo compré una guía turística en Alemania, sobre Chile, y su reseña histórica es mejor que
algunos textos escolares que leí. ¡Si hemos llegado a este extremo de caricaturización de nuestra propia historia
estamos retrocediendo de una manera espectacular! O sea, no puede ser, es un escándalo. No es una república»,
entretien avec Patricio Guzmán, Paris, 18 juin 2014 (traduction personnelle).
1661
« Il me semble que, pour lui, c’est un acte politique et poétique. Et parallèlement, il a toute une activité de
transmission, notamment auprès des jeunes. Son cinéma me semble s’inscrire dans ce désir de transmission »,
«Surmonter la nature. Entretien avec Emmanuelle Joly » (pp.111-113), La septième obsession, n°4, avril-mai 2016,
p.113.

492
pouvoirs ; non pas le contraire1662. Dans cette optique débute le projet El botón de nácar. Après
l’écriture d’une note d’intention et d’un scénario imaginaire (que nous n’avons pas pu
consulter), la recherche de financements débute. Elle est chaotique dans les premiers temps, au
point où le cinéaste adresse une lettre au ministre de la culture du Chili (en février 2012), pour
l’interpeller sur les refus répétés de l’État chilien de soutenir la création des cinéastes
(notamment exilés)1663. Sans concession mais avec une verve maîtrisée, il fait part à son ancien
élève1664 de son incrédulité devant le manque de reconnaissance de son pays, alors qu’il porte
haut les couleurs de la créativité chilienne à l’international depuis plus de quarante ans1665. De
fait, il interpelle le ministre sur le fait que les contenus mémoriels, sociaux des créations
audiovisuelles des exilé(e)s ne sont pas isolés des dynamiques créatives intérieures1666,
réaffirmant son engagement par rapport à son pays et ses handicaps par rapport au passé proche.
Conséquence directe : en 2013, il reçoit une aide substantielle du Fonds pour la Culture, par le
biais de Valdivia Films (folio 9955) de 90 millions de pesos chiliens (environ 120 000
euros)1667. Progressivement, le financement du projet se trouve garni de collaborations venues

1662
On enseigne une histoire idéologisée. Sur cet aspect, le Chili n’a pas atteint un niveau républicain («Se ensena
una historia ideologizada. En este aspecto Chile no ha alcanzado un nivel republicano»), «Nuestros países están
llenos de héroes de cartón piedra», Cinema Chile, Roberto Doveris, 28 janvier 2015, source:
http://www.cinemachile.cl/patricio-Guzmán-nuestros-paises/, consultée le 18 septembre 2017 (traduction
personnelle).
1663
Il y a quelques jours, le Ministère de la Culture chilien a refusé tous les projets audiovisuels venus de l’étranger
(c’est-à-dire d’en dehors du Chili). Je fais allusion aux scénarios de cinéma ou télévision crées par des citoyens,
envoyés depuis très loin, en dehors de nos frontières. Tous ont fini sans subventions, sans aides étatiques. On ne
sait pas si c’est le fruit du hasard ou si cela vient d’une décision délibérée du jury («Hace pocos días el Consejo de
la Cultura de Chile rechazo todos los proyectos audiovisuales chilenos que venían desde extranjero (es decir, desde
fuera de Chile). Me refiero a los guiones de cine o de televisión creados por chilenos y chilenas enviados desde
lejos, desde afuera de nuestras fronteras. Todos quedaron sin una subvención, sin ayuda del estado. No se sabe si
esto fue una casualidad o una actitud deliberada del jurado»), «Carta abierta al ministro de la cultura de Chile», in
Filmar lo que no se ve (p.123-125), février 2012, p.123 (traduction personnelle).
1664
Avec l’amitié sincère que je continue d’avoir pour l’ancien élève que j’ai connu («con la sincera amistad que
no puedo dejar de tenerle como alumno mío que fue»), ibid, p.125 (traduction personnelle).
1665
Le cinéaste insiste sur les échos mondiaux de Nostalgia de la luz: «Nostalgia se ha convertido en una obra de
circulación mundial. ¿Por qué no darle confianza al director que se lanza en otra aventura similar? ¿Por qué no
darle los apoyos necesarios si ya tiene la experiencia sobre esta materia?», idem.
1666
Nous ne sommes pas les seuls à continuer à travailler sur la mémoire ou bien les problèmes d’injustices
sociales. Au contraire, bien d’autres vont continuer, dans le pays, en soutenant le mouvement étudiant, mettant
l’accent sur les problèmes de la justice, la santé, ceux liés au peuple mapuche, aux droits de l’homme ou au besoin
de modifier la Constitution. En taisant les voix des chiliens qui vivent en dehors du pays, ils ne réussiront pas à
faire taire un océan de murmures démocratiques existant en terre chilienne («No somos nosotros los únicos que
vamos a seguir trabajando sobre la memoria histórica o los problemas de la inequidad social. Por el contrario,
muchos otros más seguirán, adentro del país, apoyando el movimiento estudiantil, discutiendo los problemas de la
justicia, la salud, los temas del pueblo mapuche, los derechos humanos o la necesidad de cambiar la Constitución.
Acallando la voz de los chilenos que viven afuera no conseguirán acallar un océano de voces democráticas en el
interior de Chile»), Patricio Guzmán, Filmar lo que no se ve, op. cit. p.123-124 (traduction personnelle).
1667
Source: «Nomina de proyectos seleccionados, FONDART, Ámbito nacional de financiamiento, Convocatoria
2013», www.fondosdecultura.cl/wp-content/uploads/2015/06/resultados-fondos-2013.pdf, consultée le 17
septembre 2017.

493
d’horizons multiples, permettant des moyens supérieurs à son prédécesseur, comme le précise
Renate Sachse :

«Le succès de Nostalgia de la luz nous a permis d’accéder à des aides multiples dans cette
coproduction française, espagnole et pour la première fois chilienne (grâce à une participation
du Fonds de la Culture). Le coût de production d’El botón de nácar a été d’un million deux-cent
mille euros, c’est-à-dire le doublé par rapport au film précédent »1668.

Le cinéaste s’embarque, comme à l’accoutumée avec une équipe réduite1669, vers


l’extrême sud chilien, archipel de glaces aux conditions climatiques difficiles, pour débuter le
tournage. Nicolas Lasnibat s’enthousiasme en évoquant cette aventure1670. C’est en bateau que
les déplacements s’effectuent :

«Nous avons filmé à bord de deux voiliers commandés par Keri Lee Pashuk et Greg Landreth,
certainement les meilleurs navigateurs de la région, qui ont réalisé plus de dix-sept voyages dans
l’Antarctique. Ils nous ont emmenés vers les glaciers les plus imposants et les montagnes
grandioses de la Patagonie. C’est un véritable labyrinthe d’îles. Nous avons navigué sur de
nombreux kilomètres depuis le fjord d’Almirantazgo jusqu’au canal de Beagle »1671.

En effet, le climat conditionne une organisation et une logistique de tournage


particulière, également en termes d’équipement1672. C’est pendant cet intense voyage que le
réalisateur découvre, au gré de ses lectures, l’histoire de Jimmy Button, nœud central de
l’intrigue1673. Ainsi, après cette première escapade au sud, le réalisateur peaufine l’écriture de

1668
«El éxito de Nostalgia de la luz nos ha permitido tener múltiples ayudas en esta coproducción de Francia, con
España y por primera vez con participación chilena del Fondo de Cultura. El costo de producción de «El botón de
nácar» ha sido de un millón doscientos mil euros, es decir, el doble que en la película anterior», «Encuentro con
Patricio Guzmán y Renate Sachse», Julio Feo Zarandieta, source: http://periodistas-es.com/encuentro-con-
patricio-Guzmán-y-renate-sachse-61214 (consultée le 18 septembre 2017) (traduction personnelle).
1669
Katell Djian à la photographie ainsi qu’à la caméra ; Freddy Gonzalez à la prise de son. De plus, deux assistants
réalisateurs : Nicolas Lasnibat et Cristobal Vicente. Enfin, Renate Sachse continue à être la conseillère artistique,
en plus de son rôle de productrice déléguée.
1670
« On ne connaissait pas la Patagonie. Le repérage, c’était un voyage d’exploration. On était émerveillés tout
le temps, on tournait tout, tout le temps, la caméra était tout le temps en marche », entretien avec Nicolas Lasnibat,
8 mars 2016, Paris.
1671
»Conversation entre Frederick Wiseman et Patricio Guzmán», op. cit.
1672
Katell Djian, la directrice de la photographie, française, avec qui j’ai aussi travaillé sur Nostalgia de la luz,
était obnubilée par le souci de la meilleure qualité d’image possible. Elle a choisi une caméra très lourde, mais les
conditions climatiques ont été difficiles en raison du vent : c’est pourquoi certaines images ont été tournées à l’aide
d’une petite caméra à moi («Katell Dijan, la directora de fotografía francesa, con la que trabajé también en
‘Nostalgia de la luz’, estaba preocupada por hacer una imagen lo mejor posible, y optó por una cámara que era
muy pesada, pero las condiciones climatológicas eran difíciles con el viento, y una parte la filmamos también con
una cámara mía más pequeña»), «Encuentro con Patricio Guzmán y Renate Sachse», op. cit. (consulté le 18
septembre 2017) (traduction personnelle).
1673
Quand je suis allé à la recherche des indiens dans le sud, à Punta Arenas (la ville la plus au sud du pays, où ils
vécurent), j’ai lu plusieurs ouvrages sur les indiens, en dans l’un d’entre eux j’ai connu l’histoire du bouton de

494
son projet1674, et approfondit ses réflexions par la découverte d’un autre bouton, au sein du
musée de Villa Grimaldi :

«Après ce voyage dans le sud, je suis revenu à Santiago et j’ai visité le musée de Villa Grimaldi,
ancien centre de torture reconverti en musée. Il y a là-bas un endroit où sont exposés vingt rails
ferroviaires, trouvés dans l’océan, en incrustés de micro-organismes marins oxydés. Sur l’un
d’entre eux on remarque un bouton, ainsi qu’un morceau de tissu déchiré. Un bouton au creux
du fer broyé. C’est là où je me suis rendu compte qu’il existait une connexion évidente entre ces
deux boutons. Je me suis dit : j’ai ici deux idées centrales pour articuler ce que je souhaite
filmer »1675.

Ce mélange de rencontres, de lieux et d’objets nourrit la créativité du documentariste.


Lorsqu’il sent certaines impasses au sein de son processus, d’autres sources relancent la
mécanique filmique, comme par exemple avec ces photos des indiens du sud-chilien, prise au
début du XXe siècle par un homme d’église1676. Une fois arrivée au terme du processus de
tournage, la multitude des images enregistrées prennent un sens nouveau durant la phase de
montage. La puissance économique de la production offre des possibilités inédites à l’artiste,

nacre, puis celle de Jimmy Button (qui est très répandue, notamment en cherchant sur internet). Le premier qui
évoqua cette histoire est l’écrivain chilien Benjamin Subercaseaux («Cuando fui al sur a buscar a los indios y
donde habían vivido, en Punta Arenas, la ciudad más al sur leí varios libros sobre los indios y en uno de ellos
estaba la historia del botón de nácar luego descubrí que la historia de Jimmy Button está en todas partes, si buscas
en internet. El primero que escribió de eso fue un escritor chileno Benjamín Subercaseaux»), «Encuentro con
Patricio Guzmán y Renate Sachse», Julio Feo Zarandieta, source: http://periodistas-es.com/encuentro-con-
patricio-Guzmán-y-renate-sachse-61214 (consultée le 18 septembre 2017) (traduction personnelle).
1674
Pour El botón de nácar, l’écriture a duré huit mois. J’ai fait deux scénarios : un avant les repérages, basé sur
la réalité et fictionnel en même temps, parce que je ne connaissais pas tout ; un après le voyage au sud, en décidant
de ce que j’allais laisser de côté, ce que j’ajoutais et ce que je supprimais. Cette deuxième version, la définition,
est assez fidèle à ce qu’est le film, bien que ce soit un document court d’une vingtaine de pages («En el caso d’El
botón de nácar la escritura duro como ocho meses. Hice dos guiones, uno antes de las localizaciones, que era un
guion real e inventado al mismo tiempo, porque había cosas que aún no sabía, y luego un segundo guion cuando
hice el viaje y determiné las cosas concretas que iba a dejar, añadí cosas y quite otras. Ese segundo guion definitivo
es bastante fiel a lo que es la película, pero es un guion corto de unas veinte páginas»), idem (traduction
personnelle).
1675
«Después de ese viaje al sur, volví a Santiago y visité el museo de Villa Grimaldi, una casa de tortura
transformada en Museo, allí hay un lugar en donde hay veinte railes encontrados en el mar, llenos de
microorganismos del mar oxidados, y en uno de ellos hay un botón y un trozo de tela destruida. Un botón al fondo
del hierro aplastado. Ahí me di cuenta de que entre los dos botones había un nexo evidente. Ahí me dije: Ya tengo
dos ideas claves para articular lo que quiero filmar», idem (traduction personnelle).
1676
Parfois, tu perds le fil de ton projet. Je l’ai retrouvé lorsque j’ai découvert des photos des indiens, faites par un
jésuite autrichien il y a 100 ans [Martin Gusinde]. Elles étaient exposées dans un musée en Allemagne. Avec ces
images, on peut commencer à imaginer plus de choses («A veces pierdes el hilo de tu proyecto. Lo reencontré
cuando vi estas fotos de los indios, de un jesuita austriaco hace un siglo [Martin Gusinde]. Estaban en un museo
en Alemania. Con esas imágenes, podemos comenzar a imaginar otras cosas»), «Una conversación con el cinéaste
Patricio Guzmán», El cine que viene, Radio 5, video entrevista n°12, 16 février 2016. Source :
http://www.rtve.es/alacarta/videos/el-cine-que-viene/cine-viene-videoentrevista-12-boton-nacar-patricio-
Guzmán-16-02-16/3488480/ (consultée le 18 septembre 2017) (traduction personnelle).

495
qui expérimente les effets spéciaux et les trucages pour incarner l’immensité du ciel ainsi que
la majestuosité de l’eau grâce à la collaboration fructueuse d’un partenaire hexagonal :

«Nous avons même obtenu des aides pour les trucages et les effets spéciaux, réalisés par une
grande entreprise française. […] Elle se nomme Micros, et a proposé une collaboration de qualité
-ajoute Renate Sachse-. Le plus important est que le graphiste de cette structure s’est très bien
entendu avec Patricio au niveau créatif. Ils ont eu plusieurs réunions, et cela joue sur la qualité
des résultats obtenus. Ce fut une belle rencontre, sur des bases artistiques, et cela n’est pas si
fréquent »1677.

Ainsi, différents instruments sont au service d’un propos organique, où l’artiste souhaite
retranscrire le plus sensoriellement possible l’expérience vécue lors de son voyage à l’extrême
sud du pays. Emmanuelle Joly, la monteuse du long-métrage, témoigne de cette volonté en ce
qui concerne l’univers sonore :

« Patricio voulait retrouver ce qu’il avait ressenti là-bas et que, peut-être, les Indiens eux-mêmes
avaient un jour vécu. Il est en tous cas revenu en parlant énormément des éléments, des
ambiances sonores »1678.

L’entreprise expérimentale, teintée d’essais pour faire « parler » les éléments1679, se


caractérise par un changement permanent, notamment en termes de durée des séquences, ce qui
est une habitude propre au moment du montage1680. Ce qui implique un travail mené jusqu’à
l’extrême limite chronologique avant de figer l’œuvre dans sa forme définitive, une
caractéristique du format documentaire1681.

1677
«Logramos incluso ayudas para los trucajes o efectos especiales realizados por una reputada empresa francesa.
[…] Es una empresa francesa Micros, quien hizo esos efectos y trabajaron muy bien -añade Renate Sachse- Lo
importante es que el grafista de esa empresa se entendió muy bien con Patricio, a nivel creativo, tuvieron varios
encuentros, y es lo que hace que el resultado es tan bueno. Se entendieron muy bien, fue un encuentro artístico, y
eso no es muy frecuente», «El cine que viene», Radio 5, video entrevista n°12, 16 février 2016, op. cit (traduction
personnelle).
1678
«Surmonter la nature. Entretien avec Emmanuelle Joly » (pp.111-113), La septième obsession, op. cit., p.112.
1679
« D’une manière sous-jacente à tout le film, l’idée d’une voix de la nature qui s’exprime, d’un chant, est
essentielle », idem.
1680
« Par exemple, les plans du quartz, de la goutte d’eau, ont été choisis immédiatement, mais leur durée n’a cessé
de varier pendant toute la phase de montage », idem.
1681
« Le film s’écrit jusqu’à la dernière minute, notamment parce que la réalité nous donne des cadeaux, en
permanence », entretien avec Nicolas Lasnibat, 8 mars 2016, Paris.

496
b. Un essai symphonique de poétiques aquatiques : analyse du long-métrage

«Le passé survit, même enterré par erreur ou infamie. Son divorce avec le présent est une idiotie,
tout comme le divorce entre l’âme et le corps, entre la conscience et les actes, entre le cœur et la
raison »1682.

Dans l’entreprise artistique renouvelée que propose Patricio Guzmán depuis Nostalgia
de la luz, plusieurs orientations prédominent : l’élargissement du spectre des ombres
mémorielles à d’autres périodes que le traditionnel cheval de bataille de l’époque Unité
Populaire (évoqué sans être approfondi lorsque la caméra dépeint Atacama) ; la découverte
naturaliste, sensitive, à hauteur d’homme, des lieux immenses qui font l’essence de l’identité
chilienne. Ce parti-pris naturaliste, cosmologique, évoquant l’histoire de son pays a
magistralement ouvert la porte, au nord du pays, avec son précédent long-métrage. El botón de
nácar, suite avouée de par la magnitude du renouvellement de sa démarche artistique, entre
dans l’immense théâtre du sud, en Patagonie, cet « archipel de pluies » comme le définit
Guzmán. C’est la deuxième partie du diptyque annoncé par le réalisateur, qui prolonge les
réflexions identitaires, les murmures cosmologiques, les méditations sur la condition humaine
et les urgences mémorielles essentielles qui colorent l’existence, au Chili comme ailleurs. La
réflexion implique l’histoire nationale depuis ses origines précolombiennes jusqu’à nos jours,
en proposant une réflexion sur la violence étatique (qui jalonne la construction du pays). Ces
faisceaux orientent l’œil de la caméra vers la part indienne du pays, intimement liée au cosmos
et ses émanations. L’eau y domine, de par son omniprésence dans le sud chilien.
Le film est un hommage, aux formes multiples, à l’harmonie possible entre l’homme et
l’eau, par l’exploration de l’univers indien, ses mots, ses rites, ses voyages et ses aventures
intérieures. Et tout cela, au rythme de l’eau et ses fruits (nuages, pluie, glace, gouttes, etc.),
filmés sous toutes leurs coutures, avec leurs exubérances, leur dynamisme ininterrompu 1683.
C’est un élément central dans le dispositif défini par le cinéaste, où le mouvement perpétuel de
l’élément aqua contraste avec les nombreux plans fixes, qu’ils soient larges ou plus rapprochés,
invitant le spectateur à l’observation d’un élément considéré comme commun, et pourtant si
peu connu. Il peut être hostile, comme le révèle le cinéaste au détour d’une confession sur un
souvenir d’enfance où les flots emportèrent un de ses camarades de classe. Ce mélange

1682
«El pasado está vivo, aunque haya sido enterrado por error o infamia, y el divorcio del pasado y el presente es
tan jodido como el divorcio del alma y el cuerpo, la conciencia y el acto, la razón y el corazón», «Apuntes sobre
la memoria y sobre el fuego» (pp.3-16), Eduardo Galeano, Ser como ellos y otros artículos, Madrid, Siglo XXI de
España editores, 1992, p.6 (traduction personnelle).
1683
« Chaque goutte est un monde à part. Chaque goutte est une respiration » : voix off, propos de Patricio Guzmán.

497
audiovisuel convie à une expérience des sens, invite à songer au rapport poétique inscrit dans
le creux des relations entre homme et eau. Au-delà du visuel, le sonore des éléments naturels
est un protagoniste central d’El botón de nácar. Au cœur du propos, les respirations aquatiques
sont mises en lumière, comme témoins de l’abondance, de la puissance, de l’énergie continue
de cet élément infatigable. Ses bruits sont un langage, que Patricio Guzmán invite à écouter
pour nouer un dialogue avec Aqua, et ainsi saisir ses secrets1684. Cette eau, support du passé des
hommes, se révèle lieu de mémoires, dévoilant un contexte quotidien d’époques méconnues,
que le roman national s’est toujours évertué à marginaliser, ignorer, effacer. Le réalisateur met
au centre de sa création une part niée de l’identité chilienne, par stratégie étatique et appétit
capitaliste, à la fin du XIXe siècle : ses racines indiennes. Impasse est faite, dans l’enseignement
chilien actuel, sur les massacres qu’ils ont endurés : en réaction, empreint d’une sagesse par
rapport aux labyrinthes qui constituent l’identité d’une société, l’artiste s’intéresse à ces
cultures, leurs représentations, leurs cosmogonies. Comme pour souligner à grand trait la beauté
refoulée par la culture chilienne actuelle par rapport à ses racines les plus profondes. Ou
comment retourner les codes classiques du débat « Civilisation ou barbarie », et murmurer à
quel point une civilisation ancienne, par la puissance et la profondeur de ses pratiques et
représentations du monde, est actuelle par rapport aux distorsions vécues par notre civilisation
dite « moderne » :

«L’histoire réelle de l’Amérique latine, ainsi que de l’Amérique en général, est une étonnante
source de dignité, de beauté ; mais la dignité et la beauté, sœurs siamoises de l’humiliation et de
l’horreur, n’apparaissent que rarement au sein de l’histoire officielle. Les vainqueurs, qui
justifient leurs privilèges par leur héritage, imposent leur propre mémoire comme unique et
obligatoire. L’histoire officielle, cette vitrine que le système utilise pour exhiber ses vieux
déguisements, ment par ce qu’elle énonce autant que par ce qu’elle tait. Ce défilé de héros
masqués réduit notre éblouissante réalité à un minuscule spectacle où domine la victoire des plus
riches, des blancs, des mâles ainsi que des militaires »1685.

1684
« Pour Patricio, les pierres, l’eau, la montagne devaient parler, sans forcément passer par l’intervention du
réalisateur », «Surmonter la nature. Entretien avec Emmanuelle Joly » (pp.111-113), La septième obsession, op.
cit., p.112.
1685
«La historia real de América latina, y de América toda, es una asombrosa fuente de dignidad y de belleza; pero
la dignidad y la belleza, hermanas siamesas de la humillación y el horror, rara vez asoman en la historia oficial.
Los vencedores, que justifican sus privilegios por el derecho de herencia, imponen su propia memoria como
memoria única y obligatoria. La historia oficial, vitrina donde el sistema exhibe sus viejos disfraces, miente por lo
que dice y más miente por lo que calla. Este desfile de héroes enmascarados reduce nuestra deslumbrante realidad
al enano espectáculo de la victoria de los ricos, los blancos, los machos y los militares», «Apuntes sobre la memoria
y sobre el fuego» (pp.3-16), Eduardo Galeano, Ser como ellos y otros artículos, Madrid, Siglo XXI de España
editores, 1992, p.4 (traduction personnelle).

498
Les notions de progrès, d’humanité sont questionnées, autant que leurs reliefs, leurs
possibilités par rapport aux cadres imposés par l’État, dans un cadre chilien, certes, mais dont
les caractéristiques amènent rapidement à flirter avec des perspectives plus universelles. On
retrouve alors cette faculté du cinéma documentaire d’élargir l’horizon des possibles, en partant
d’un contexte dit « micro », jusqu’à mettre le doigt sur une cicatrice tenace peu connue de
l’histoire nationale. Patricio Guzmán évoque sans détour cette période de destruction de peuples
autochtones, lorsque ces derniers rencontrent l’avidité, la violence banalisée des représentants
du pouvoir étatique de la jeune nation chilienne (principalement des militaires), appuyée par
des tenants de la puissance économique européenne, avides d’entreprendre (selon la dialectique
capitaliste – et colonialiste, ne l’oublions pas – de la fin du XIXe siècle). Le cinéaste utilise le
terme « extermination », qu’elle soit physique ou mentale, comme l’évoque le destin de Jimmy
Button, métaphore d’une époque, mais également de l’histoire du monde et des confrontations
des visions qu’il façonne entre les peuples. En effet, cet Indien, convaincu d’être enrôlé par les
Britanniques grâce à la puissance symbolique d’un bouton de nacre, embarque pour l’Europe.
Il y devient source de curiosités, et témoin de l’entreprise « civilisatrice » chère aux cultures
occidentales de cette époque. De retour sur sa terre natale, la désorientation devient sa plus
fidèle amie, jusqu’à sombrer, perdu entre deux mondes, deux manières de vivre son humanité.
Il meurt, oublié de tous, exilé dans son propre pays. Cet homme est une métaphore de la
désubstantialisation de l’être lorsque l’existence lui impose de bouleverser les piliers de son
identité1686. Cette thématique a déjà été abordée par Patricio Guzmán dans d’autres œuvres,
mais son sens et sa puissance prennent une importance nouvelle grâce à la force de l’anecdote,
devenue métaphore globale de la condition humaine confrontée aux affres de la violence et de
la conquête. En effet, l’artiste insiste sur le caractère endémique des rapports qui régissent les
êtres, notamment en Amérique latine, et plus précisément au Chili :

« Pour nous, le lien [entre les roches, les Indiens, la dictature, les opposants politiques et le Chili]
était la violence, une violence qui se perpétue depuis des siècles. […] Il y a cette idée que le Chili
est un pays porteur d’une violence endémique, qui se transmet, mais aussi que toutes les
violences participent les unes des autres. […] Cette idée n’est pas forcément soutenue par un

1686
Le problème indigène : les premiers américains, ceux qui ont vraiment découvert l’Amérique, sont un
problème. Et pour que ce problème ne soit plus un problème, il est entendu que les indiens doivent cesser d’être
indiens. Les effacer de la carte ou détruire leur âme, les anéantir ou les assimiler : le génocide ou bien la destruction
de l’altérité («El problema indígena: los primeros americanos, los verdaderos descubridores de América, son un
problema. Y para que el problema deje de ser un problema, es preciso que los indios dejen de ser indios. Borrarlos
del mapa o borrarles el alma, aniquilarlos o asimilarlos: el genocidio o el otrocidio»), «Cinco siglos de prohibición
del arcoíris en el cielo americano» (pp.17-33), Eduardo Galeano, Ser como ellos y otros artículos, op. cit., p.19-
20 (traduction personnelle).

499
point de vue sociologique ou historique, elle relève bien plus d’une intuition intime,
poétique »1687.

Le film est ici support d’hommages appuyés à ces peuples « exterminés », notamment
de par la place de choix donnée à ses descendants, comme protagonistes du Botón de nácar. Ils
sont les garants de cet immense gouffre, que suggère Guzmán, entre leur culture et celle de
l’oppresseur, l’État chilien. Une séquence, poignante car illustrant avec une rage toute contenue
la violence de l’imposition des valeurs du vainqueur au vaincu, est le théâtre d’une discussion
entre le cinéaste et Gabriela Pasterito (descendante kawésqar). Le premier demande à son
interlocutrice de traduire dans sa langue un certain nombre de mots, chargés conceptuellement.
Lorsque viennent les termes « dieu » et « police », Gabriela confie que ces mots n’existent pas
dans sa langue. Ainsi, l’art documentaire illustre le fait que les armes expressives contiennent
un dynamique de résistances à l’imposition violente, forcée, d’une vision du monde :

« La langue avec laquelle on pense, propre à chaque peuple, à chaque culture, est aussi celle avec
laquelle on résiste »1688.

Tout cela révèle un choc des civilisations, un choc dans les considérations sur l’être
humain, sur ses relations avec les éléments, avec son environnement, matériel et spirituel. Les
cultures indiennes créaient des enfants de l’eau ; l’État chilien fit de cette dynamique un support
productif, puis un discret cimetière. En effet, le documentariste, après 50 minutes, aborde
l’époque de l’Unité Populaire, son obsession artistique habituelle. Avec El botón de nácar
s’approfondissent les choix et chemins ouverts par Nostalgia de la luz, car le cinéaste renouvelle
en profondeur son discours par rapport à ce passé traumatique. Il prend une hauteur inédite pour
contempler, découvrir, donner du relief à la barbarie qui peuple l’histoire de son pays, et ainsi
murmurer l’idée d’une continuité oppressive basée sur la violence, l’exclusion et l’oubli, de la
part des forces étatiques par rapport aux éléments bousculant leurs normes et visions du monde.
Les époques changent, les équilibres et sources de conflits survivent, dessinent d’autres
contours. Les photographies, omniprésentes pour toucher du doigt la présence indienne que
l’État a décimée, sont cruciales pour lutter contre l’oubli de la part « indigène » de l’histoire
d’un Chili plus orgueilleux de ses racines européennes (notamment chez les catégories sociales
les plus aisées). On peut songer aux films de Patricio Guzmán comme autant de formes

1687
«Surmonter la nature. Entretien avec Emmanuelle Joly », op. cit., p.113.
1688
Rithy Panh, « La parole filmée. Pour vaincre la terreur » (pp.373-394), Communications, n°71 « Le parti-pris
du document », 2001, p.386.

500
artistiques de lutte contre l’oubli, qui inlassablement interrogent le présent pour dévoiler les
faiblesses mémorielles que les hommes vivent, ébranlent ou cultivent selon leurs ambitions.
L’eau fut un théâtre de la disparition des opposants à la dictature d’Augusto Pinochet.
Depuis ses abysses, autant naturels que dessinés par les agents de l’oubli, ressurgissent les traces
du passé, ses respirations, ses secrets : ils bousculent les vérités établies. C’est l’eau, par la
puissance dynamique de ses courants, ses énergies, qui fit remonter le corps de Marta Ugarte
durant la dictature. Le cadavre de cette dernière fut jeté à l’eau après tortures et violences
multiples. Alors Patricio Guzmán choisit le dispositif de la reconstitution, à l’aide du journaliste
Javier Rebolledo, pour illustrer cinématographiquement tout le processus qui conduit une
victime de la dictature, d’un centre de torture aux profondeurs marines. Il insiste sur
l’inhumanité, l’atrocité possible entre les êtres, tout en suggérant l’ampleur des secrets que
l’élément marin aurait à apporter à la recherche des vérités du passé afin de dessiner des
mémoires où l’oubli ne serait plus qu’un souvenir. On observe, dans les vestiges trouvés depuis
2004 et le début des recherches sous-marines au Chili, un rail qui possède un bouton de nacre.
L’eau y a façonné des messages, car on décèle également la trace d’un morceau de tissu,
appartenant à un être humain assassiné, puis ayant pris la forme de l’océan. Un écho à Jimmy
Button : « les deux boutons racontent la même histoire : celle d’une extermination »1689.
L’auteur de La batalla de Chile bouleverse son discours par rapport à l’époque traumatique
qu’il vécut : l’atrocité répressive quotidienne, qui caractérise la dictature de Pinochet, est la
continuité d’une culture de la barbarie qui débute bien avant les rêves avortés d’une révolution
socialiste. La hauteur, philosophique, poétique, humaniste, naturaliste, qui caractérise El botón
de nácar comme Nostalgia de la luz, implique des visées temporelles qui traversent les siècles,
en même temps qu’une puissance universelle dans la réflexion poético-cosmologique que livre
l’artiste.
Cette poésie filmique repose sur une synergie solide entre images et sons, où
l’omniprésence aquatique se marie avec la profondeur des mots employés en voix off. Ces
derniers forment plus les strophes d’un long poème qu’une réelle description contextuelle,
comme possèdent souvent les œuvres dites « documentaires ». L’eau, comme protagoniste,
comme âme du film, est source d’expérimentations, visuelles, auditives, où les formes filmiques
accompagnent la méditation contemplative, teintée de visées organiques. L’exemple de la
séquence où l’anthropologue Claudio Mercado tente de déceler les secrets de l’eau en en captant
l’essence sonore, par le chant1690, est un moment clé pour saisir la poésie cosmologique que

1689
Voix off.
1690
Voix off : « L’eau a une âme. Elle est source de musiques »

501
tente de capter Patricio Guzmán. Le but est de magnifier la relation particulière des indiens à
cet élément. Dans cette direction, les témoignages de leurs descendants sont des livres d’histoire
en puissance : ils illustrent le méconnu du passé chilien, par des langages, des souvenirs, où
perlent les blessures. De même, au niveau visuel, les photographies filmées, poignantes parce
que paraissant presque irréelles, rendent visibles la force, ainsi que l’originalité, des cultures
indiennes par rapport aux normes et idées que les cultures occidentales façonnent.
D’une méditation cosmologique à une forme de recherche journalistique des secrets de
la dictature : El botón de nácar se révèle d’une amplitude sans fin, pour penser des thématiques
aussi profondes que l’identité, la mémoire, la spiritualité, la violence humaine... L’élément
micro (un bouton de nacre trouvé dans les profondeurs de l’océan Pacifique) s’enlace à des
considérations universelles, où l’homme est un voyageur, entre Terre et cosmos, entre les
éléments, entre les temps qui s’égrènent. La nature, magnifiée par le 7 ème art, est le cadre éternel
qui témoigne d’une histoire longue. Le cadre qui représente le nouveau terrain de jeu filmique
de Patricio Guzmán. Lorsque l’être humain perd le sens de l’existence, transforme le familier
aquatique en élément hostile, le cosmos, par ses mouvements, ses « humeurs », hurle les
chemins à suivre pour rétablir l’équilibre perdu. Ainsi, le cinéaste évoque les « voix » de l’eau.
Ces bruits, ces caresses sonores qui sont en fait une langue que les indiens s’évertuèrent à
apprivoiser. Mais également un langage que la société chilienne craint. Connaître les secrets de
ce langage, en respecter les phrases ; serait-ce découvrir un nouveau monde par rapport à
l’histoire, aux mémoires et leurs oublis ? Le cinéaste ouvre la voie, par la force des voix du
cosmos, mais sans assener des réponses établies, sans laisser la Raison triompher et établir ses
grilles de lecture du réel. Le mystère que les éléments, que le cosmos détiennent est le meilleur
allié d’un cinéaste aux poétiques laissant les voix de l’imaginaire ouvertes. Cela fait écho, à
nouveau et pour finir, aux fulgurances littéraires d’Eduardo Galeano :

«Je suis tout à fait conscient que celui qui imite le réel en trahit les mystères »1691.

c. Les chemins d’une œuvre filmique : reconnaissances et confirmations

En termes de diffusions1692, comme à son habitude, le cinéma de Patricio Guzmán est


source d’un destin festivalier qui lui permet de rencontrer des échos, d’enrichir son statut

1691
«Yo sé bien que quien copia a la realidad le traiciona los misterios», «Apuntes sobre la memoria y sobre el
fuego» (pp.3-16), Eduardo Galeano, Ser como ellos y otros artículos, op. cit., p.6 (traduction personnelle).
1692
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/13)-el-boton-de-nacar (consulté le 12 octobre 2017).

502
d’artiste transnational, et ainsi assurer la possibilité d’une exploitation en salles ample et
internationale. El botón de nácar est présenté en avant-première lors de l’édition 2015 du
festival de cinéma de Berlin (connu sous le nom de la Berlinale) : il y récolte l’ours d’argent du
meilleur scénario ainsi que le Prix du jury œcuménique. C’est le point de départ de nombreuses
récompenses, en Europe1693, en Asie 1694, en Amérique latine1695 ainsi qu’en Amérique du
nord1696. Dans la continuité, il est loué par la profession en 2016, et confirme ainsi une insertion
toujours plus affirmée dans les réseaux du septième art de son pays d’adoption depuis le début
des années 1990 : la France1697. D’ailleurs, le long-métrage fait plus de 85 000 entrées dans
l’Hexagone1698. Les processus de patrimonialisation en cours se revêtent d’une face
francophone très « palpable », par la reconnaissance de ses pairs autant que par la diversité (et
la qualité) des réceptions médiatiques qui accompagnent l’itinéraire de ce long-métrage (son
dernier à l’heure où nous écrivons ces lignes).
Les réceptions critiques ont les mêmes teintes, et placent Patricio Guzmán au niveau des
plus grands, notamment en termes d’expérimentations filmiques 1699. Son statut de référence du
cinéma documentaire mondial est confirmé par la deuxième partie de ce triptyque annoncé 1700,
par la puissance sensorielle autant qu’émotionnelle d’un art affranchi des carcans classiques1701.
L’homme met à profit son vécu, d’une richesse complexe, pour transcender ses propres
labyrinthes identitaires, mémoriels et ainsi faire rayonner la poésie filmique, comme une
promesse de lendemains alléchants :

1693
Il remporte le prix du meilleur film lors du festival « Le cinéma retrouvé » de Bologne 2015 ; la même année,
il reçoit le grand prix du festival de Varsovie (Pologne), ainsi que le prix Ostrowsky du meilleur documentaire lors
du festival de Jérusalem.
1694
Grand prix au festival de Yamagata 2015 (Japon).
1695
Il remporte le prix « Humanity » au festival de cinéma de Sao Paulo 2015.
1696
À Philadelphie, en 2015, il gagne le prix du meilleur documentaire.
1697
En effet, El botón de nácar remporte le prix Lumière de la critique étrangère, et entre également en compétition
officielle lors des Césars 2016, dans la catégorie documentaire (source : www.academie-
cinema.org/data/document/liste-nominations-2016-annonce.pdf, consultée le 12 octobre 2017). De plus, pour
l’ensemble de sa filmographie, le réalisateur reçoit le prix Charles Brabant 2016, décerné par la Société civile des
auteurs multimédia (Scam).
1698
Source : https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/13)-el-boton-de-nacar (consultée le 30 octobre 2017).
1699
Terrence Malick et Patricio Guzmán : deux maîtres de l’image poétique («Terrence Malick y Patricio Guzmán,
dos maestros de la imagen poética»), Euronews. Source: idem (traduction personnelle).
1700
Un des plus grands documentaristes contemporains, un humaniste convaincu («Uno de los más grandes
documentalistas contemporáneos, un eterno humanista»), PaperStreet, Italie. Source :
https://www.patricioGuzmán.com/es/peliculas/13)-el-boton-de-nacar (consultée le 30 octobre 2017) (traduction
personnelle).
1701
« Le réalisateur alterne le prosaïsme […] et la poésie pure, […] le quotidien d’ici-bas et l’éternité du cosmos,
la fragilité humaine et la permanence des éléments. Il fait coexister la logique humaniste du citoyen et l’intuition
aléatoire du rêveur, les vitesses asynchrones de l’horloge biologique et de l’horloge géologique. […] C’est un film
d’une beauté et d’une liberté souveraines, […] une fragile et pourtant puissante aventure des sens, de la mémoire
et de la pensée », « Le bouton de nacre, de Patricio Guzmán », Serge Kaganski, Les Inrockuptibles, 28 octobre
2015.

503
« Cette rupture peut pourtant dévoiler une face solaire : la mise à distance du nationalisme, la
découverte du monde et de soi-même comme altérité, la célébration plurivoque et universelle de
la vie. Si l’on s’en tient à ce que montre son cinéma, on émettra l’hypothèse que Patricio Guzmán
est entré depuis peu dans cette phase solaire, douce, pacifiée de l’existence diasporique »1702.

Il est important de noter que les travaux d’écriture, ainsi que leurs incarnations vocales
grâce à l’outil central qu’est la voix off documentaire, sont reconnus comme partie prenante de
l’envoûtement que peut générer le long-métrage sur les spectateurs1703. Pour ce qui est des
réceptions chiliennes, précisons que nos dernières recherches dans les archives de la
bibliothèque nationale de Santiago datent du premier semestre de l’année 2015. De fait, El
botón de nácar n’en était qu’au début de ses chemins de diffusions. Nous ne sommes donc pas
en mesure de préciser à quel point les sphères médiatiques et culturelles chiliennes ont ouvert
des espaces de réceptions amples, afin d’attiser le désir de découverte du public. Nous n’avons
aucun doute sur le fait que des travaux futurs éclaireront ces interrogations.
À nouveau, la sortie DVD du long-métrage dévoile quelques séquences
supplémentaires, jugées intéressantes mais en décalage avec le contenu d’El botón de nácar.
Quatre entretiens, dont les titres sont les noms et prénoms des individus interviewés, permettent
d’approfondir les thématiques liées à l’oubli, aux violences militaires et aux mémoires dont les
eaux chiliennes témoignent. Juan Guzmán1704, Miguel Lawner 1705, Alfredo Prieto1706 et
Alejandro Bustos1707 livrent leurs opinions, leurs expériences et permettent d’élargir le spectre
informatif que le long-métrage construit.
En considérant les œuvres filmiques de Patricio Guzmán, on observe un progressif
apaisement dans le ton et les distances mémorielles qui habillent les long-métrages. Son identité
d’exilé chilien, aux prolongements transnationaux, aux voyages sans cesse renouvelés entre la
terre natale et le reste du monde, évolue vers une hauteur presque spirituelle quant à la manière
d’appréhender l’existence, son art et ses engagements. Le voyage d’une vie, rythmé par des
tempêtes et des accalmies, mène à dompter les tourments intérieurs, pour créer et diffuser des

1702
« Le bouton de nacre : le Chili, cet archipel mémoriel », Jacques Mandelbaum, Le Monde, 28 octobre 2015.
1703
« Si la pensée ressemble à l’eau, celle de Guzmán a la force du ressac et du bouillonnement. Tel un torrent, la
voix off du cinéaste se déverse avec impétuosité sur les images qu’il a filmées et les archives magnifiques qu’il a
sélectionnées. Chaleureuse, roque, professorale sans être pontifiante, sa voix nous ensorcelle », « La mémoire de
l’eau », Vincent Thabourey, Positif, novembre 2015, p.51.
1704
Un juge chilien célèbre, que nous avons évoqué auparavant pour ses accusations et poursuites d’Augusto
Pinochet à partir du milieu des années 1990.
1705
Proche de Patricio Guzmán, il apparaissait déjà dans Nostalgia de la luz.
1706
Historien spécialisé sur l’itinéraire indien du Chili.
1707
Un homme qui a survécu à l’exécution de plusieurs prisonniers ensuite jetés dans l’océan pendant la période
dictatoriale.

504
matériaux où l’universel traverse l’échelle individuelle. Cela fait écho aux mots de Milan
Kundera lorsqu’il évoque l’émigration forcée d’une des protagonistes de son ouvrage
L’ignorance :

« Elle avait toujours considéré comme une évidence que son émigration était un malheur. Mais,
se demande-t-elle en cet instant, n’était-ce pas plutôt une illusion de malheur, une illusion
suggérée par la façon dont tout le monde perçoit un émigré ? Ne lisait-elle pas sa propre vie
d’après un mode d’emploi que les autres lui avaient glissé entre les mains ? Et elle se dit que son
émigration, bien qu’imposée de l’extérieur, contre sa volonté, était peut-être, à son insu, la
meilleure issue à sa vie. Les forces implacables de l’Histoire qui avaient attenté à sa liberté
l’avaient rendue libre »1708.

1708
Milan Kundera, L’ignorance, Paris, Gallimard, 2003, p.27.

505
CONCLUSION

« Tel fut peut-être le génie du cinéma : à la manière dont on entretient une flamme, cinéastes,
critiques, essayistes, théoriciens ont entretenu la croyance que, en tant qu’activité symbolique,
le cinéma pouvait tout – enregistrer, conserver, décrire, expliquer, annoncer, prévoir, exprimer,
figurer, enchanter, ouvrir, changer, sauver le monde. Et il pouvait tout cela, qui pourtant
s’avère contradictoire, en même temps »1709.

Tout au long de ce travail de recherche, nous avons mis en lumière l’itinéraire artistique
transnational de Patricio Guzmán au sein des bouleversements vécus par l’humanité, avec une
attention toute particulière portée au Chili. Cinéma, histoire et mémoires s’y entremêlent
inlassablement, avec des dynamiques mouvantes selon les époques. L’homme cultive son art
avec la volonté de voir sa société évoluer vers plus de perspectives, plus d’horizons, plus
d’égalités. Il se révèle, esthétiquement, avec des influences marquées par l’aura marxiste,
couplées à sa propre expérience espagnole, où il découvre d’autres tonalités dans les
engagements et les revendications citoyennes. La période de l’Unité Populaire permet à l’artiste
de vivre et témoigner d’une ère révolutionnaire, que le coup d’État du 11 septembre 1973 vient
briser. L’exil qu’il choisit lui donne la possibilité d’étendre ses réseaux cinématographiques
transnationaux, mais dans le même temps il travaille sur La batalla de Chile en cultivant un
déni de la réalité chilienne : la désorientation de l’être conjugue brouillages temporels et
déséquilibres identitaires, en plus des traumatismes liés à la violence militaire chilienne.

Ainsi, la décennie suivante est une période d’expérimentations, tout autant qu’une
reconstruction personnelle d’un être bouleversé par l’exil. Patricio Guzmán fait une tentative
dans la fiction, puis devient un collaborateur régulier de la plus grande chaîne de télévision
d’Espagne : il réalise plusieurs œuvres de commande, s’éloignant quelque peu du seul contexte
chilien. C’est le temps d’une prise de conscience de sa latinoaméricanité, marquée par la
richesse et la profondeur de ses patrimoines et traditions. Cette étape de la vie de Patricio
Guzmán est cruciale pour notre travail, car ses tentatives, ses errements, dévoilent la profondeur
de ses questionnements d’homme et d’artiste, et construisent les bases de son futur
cinématographique :

Nicole Brenez, « Pages arrachées au livre de l’histoire culturelle » (pp.3-11), in Cinéma/Politique : trois tables
1709

rondes, Bruxelles, éditions Labor, 2005, p.4.

506
« L’objectif du réalisateur est de recréer la vie : son mouvement, ses contradictions, ses
tendances, ses conflits. Et son devoir est de révéler la moindre goutte de vérité qu’il découvre,
même si cela peut déplaire à certains. Un artiste peut certes s’égarer, mais même ses erreurs sont
intéressantes si elles sont sincères, car elles reflètent la réalité de son monde intérieur, la quête
et le combat nés du monde extérieur qui l’entoure »1710.

Ensuite, alors que le Chili sort progressivement du joug dictatorial, Patricio Guzmán fait
son retour au sein des activités cinématographiques nationales : entre projets filmiques,
activisme festivalier et volontés de développer les sphères pédagogiques en lien avec le
septième art. L’engagement mémoriel prend le pas sur l’attrait révolutionnaire, suscitant un
désir plus ardent qu’auparavant pour révéler l’empreinte de sa subjectivité, nouvelle actrice
essentielle de ses films depuis le milieu des années 1990. Le documentariste filme le Chili post-
dictature dans ses tourments identitaires et mémoriels, notamment en zoomant sur Augusto
Pinochet et Salvador Allende, les deux grandes figures historiques nationales de la fin du siècle.
Enfin, la fin des années 2000 marque un nouveau virage dans son cinéma : la narration s’affine,
la structure classique du documentaire est bouleversée, et le caractère didactique qui marquait
ses œuvres se fond dans des longs-métrages où la contemplation du réel est le cœur de la
création. L’obstination pour la période Unité Populaire et le coup d’État se transforme alors en
réflexions plus globales sur l’histoire, la violence étatique, la condition humaine. Le spectre
temporel s’étend considérablement, ce qui donne de nouveaux souffles à son cinéma. Nous
parlons d’essais filmiques en évoquant Nostalgia de la luz ainsi qu’El botón de nácar, car ce
sont des films qui invitent le spectateur à la réflexion, à la prise de conscience de la complexité
des liens entre hier, aujourd’hui et demain. Ce désir artistique de révéler la poétique du réel
permet à Patricio Guzmán de proposer un matériau filmique à la profondeur infinie, dépassant
le cadre chilien pour s’adresser à l’universel, à ce patrimoine sensoriel et spirituel que
l’humanité possède en commun :

« Les liaisons poétiques apportent davantage d’émotion et rendent le spectateur plus actif. Il peut
alors participer à une authentique découverte de la vie, car il ne s’en remet plus à des conclusions
toutes faites imposées par l’auteur. […] La logique du développement linéaire ne ressemble-t-
elle pas de manière trop suspecte à celle d’un théorème de géométrie ? Cette méthode est
beaucoup plus appauvrissante dans le domaine artistique que l’enchaînement par associations
qui rassemble le rationnel et l’émotionnel. […] L’artiste, dès lors, est non seulement explorateur
de la vie, mais aussi créateur de valeurs spirituelles et de cette beauté que seule la poésie peut
faire naître. De tels artistes sont capables de saisir tout ce qui relève de l’organisation poétique

1710
Andreï Tarkovski, Le temps scellé, op. cit., p.221.

507
dans le quotidien et ils dépassent les limites de la logique linéaire. Ils transmettent dans leur
complexité, et leur vérité, toutes les liaisons subtiles et les phénomènes profonds de la vie »1711.

La trajectoire transnationale de Patricio Guzmán (dont les principaux lieux sont le Chili,
l’Espagne, Cuba ainsi que la France), indissociable de son statut d’exilé, engendre un regard
unique, caractérisé par une prise de distance quant à son identité chilienne. Il conjugue les
différents temps de son existence, devient un être multiple, qui appréhende le monde à l’aide
d’une grande variété de points de vue, de sensibilités. Il se remet en question grâce à la pluralité
des regards qu’il côtoie. À la toute-puissance du temps qui passe, en bouleversant les certitudes.
L’exil ouvre la possibilité d’observer son propre pays avec (et dans) le regard de l’Autre,
l’étranger, et ainsi prendre conscience de ce qui est imperceptible sans le recul nécessaire. Par
rapport à ses créations (notamment les plus récentes), les voyages qu’engendre l’exil font écho
aux explorations effectuées par le cinéaste au sein même des frontières chiliennes, dans le but
de découvrir d’autres facettes, d’autres piliers identitaires de son pays. Patricio Guzmán est un
artiste transnational, ce qui suscite plusieurs réflexions.

Nationalité Collaborateurs Nombre total


Allemande Renate Sachse 1
Argentine Carlos Piaggio, Pablo Martínez, 3
Fernando Birri
Brésilienne Walter Goulart, Luis Abramo 2
Canadienne Shelley Craig, Geoffrey 2
Mitchell
Cubaine Julio García Espinosa, José 4
Antonio Rodríguez, Herbert
Gabaldón, Leo Brouwer
Espagnole José Bartolomé, Patxi Andión, 5
Luciano Berriatùa, José Antonio
Quintano, Alicia Crespo
Française Chris Marker, Éric Pittard, 16
Catherine Mabilat, André
Rigaut, Béatrice Thiriet, Yves
Jeanneau, Hélène Girard,
Jacques Bidou, Jean Mallet,
Jacques Bouquin, Richard
Copans, Eva Feigeles-Aimé,
Katell Djian, Stéphane Guisard,

1711
Andreï Tartovski, op. cit., p.28-29-30.

508
Emmanuelle Joly, Hugues
Maréchal
Mexicaine José Echeverria 1
Suisse Ewa Lenkiewicz 1
Vénézuélienne Asdrúbal Meléndez 1

D’abord, comme le montre ce tableau des collaborations de Patricio Guzmán1712, la


richesse des réseaux transnationaux (professionnels autant qu’affectifs, amicaux) forge l’accès
à d’autres horizons (identitaires, culturels, humains…) ainsi qu’une conscience aiguisée de
l’altérité : preuve en est la progression du dispositif filmique de l’entretien au fur et à mesure
des œuvres. Ainsi, Guzmán prend du recul sur ce que signifie « être chilien », ce que l’on ressent
notamment dans Nostalgia de la luz et El botón de nácar, où il s’extrait du cadre unique de
l’Unité Populaire pour proposer des réflexions plus essentielles sur son pays. Ces essais
filmiques, par la globalité du regard posé sur les éléments, ont une portée universelle puissante :
l’influence de son itinéraire transnational nourrit cette dynamique. Ensuite, les multiples
collaborations (cinématographiques, éducatives…), les partenaires variés avec qui il travaille
durant plusieurs décennies engendrent chez Guzmán une adaptabilité accrue, en plus d’un
dialogue constant avec les autres, ce qui peut le faire sortir de sa zone de confort. Il développe
l’éventail de sa syntaxe filmique (deux exemples : une subjectivité plus assumée ainsi que
l’utilisation de nouveaux dispositifs, comme les reconstitutions ou filmer des objets comme
traces du passé). Son cinéma devient plus dense, varié, complexe : il accède à des reliefs
nouveaux, au fur et à mesure d’une existence transnationale. De plus, cet itinéraire d’errance
permet aux films d’aller à la rencontre de nouveaux publics, grâce à des réseaux transnationaux
étendus en termes de diffusions, d’institutions et d’événements festivaliers. Preuve en est la
variété géographique, couplée à l’importance numérique des pays où ses œuvres ont été
diffusées (en salles et à la télévision) 1713 :

Continent Pays de diffusion en salles/à la Nombre total


télévision
Afrique et monde arabe Algérie, Bénin, Burkina Faso, 11
Cap Vert, Cameroun,
Centrafrique, Comores, Côte

1712
Nous prenons ici seulement en compte les personnes impliquées dans la création des documentaires. Source :
www.patricioGuzmán.com.
1713
Source : www.patricioGuzmán.com.

509
d’Ivoire, Gabon, Iran,
Mozambique
Amérique du nord Canada (+Québec), États-Unis 2
Amérique du sud Diffusion globale pour 11
Nostalgia de la luz (canaux à la
demande : HBO et IberMedia).
Pour les autres films :
Argentine, Brésil, Chili, Cuba,
Équateur, Jamaïque, Mexique,
Nicaragua, Porto Rico,
Venezuela
Asie Île Maurice, Inde 2
Europe Allemagne, Andorre, Autriche, 27
Belgique, Bulgarie, Danemark,
Espagne, Estonie, Finlande,
France, Grande-Bretagne,
Grèce, Hongrie, Pays-Bas,
Irlande, Italie, Luxembourg,
Malte, Monaco, Norvège,
Pologne, Portugal, République
tchèque, Suède, Suisse, Vatican,
ex-Yougoslavie
Océanie Australie, Nouvelle-Zélande 2

Cette dynamique est salutaire, face à la précarité de l’art documentaire. La


reconnaissance qu’il récolte à l’international rejaillit, lentement, au Chili. Un exemple illustre
cette progressive reconnaissance du réalisateur au sein du patrimoine culturel national
« officiel » : le 8 janvier 2018, le Conseil national de la culture et des arts chilien (CNCA), en
collaboration avec la Cinémathèque nationale et le Ministère de l’éducation, a publié « Patricio
Guzmán, cine documental y memoria », un coffret de matériel pédagogique destiné
principalement aux établissements scolaires. Composé de huit longs-métrages1714, ainsi que de
fiches pédagogiques et d’activités didactiques destinées aux élèves et professeurs, ce coffret
appartient à la collection des « cahiers pédagogiques » du CNCA. Notons que les œuvres de
Guzmán, de même que le matériel pédagogique, sont publiées à 600 exemplaires, et sont
également disponibles sur internet. Ce volontarisme étatique est une preuve majeure de la prise

1714
La trilogie La batalla de Chile, Chile, la memoria obstinada, El caso Pinochet, Salvador Allende, Nostalgia
de la luz et El botón de nácar.

510
en compte de la filmographie du documentariste par les pouvoirs, ainsi que d’un panorama
mémoriel plus enclin à dialogue, à reconnaître les tragédies et dissensions d’hier1715.

Enfin, l’itinéraire transnational de Patricio Guzmán est un constant dépassement des


frontières établies, que ce soit dans ses déplacements géographiques ou au sein de son art et ses
pratiques cinéphiles. Dépasser ces frontières engendre le fait d’oser aller là où d’autres n’iraient
pas. En effet, la richesse de ses réseaux transnationaux devient une source d’exemples qui
invitent à se libérer de ses entraves personnelles (en termes identitaires, créatifs…), qu’elles
soient conscientes ou inconscientes. Dans le cas de Patricio Guzmán, on ressent ces
dynamiques, notamment sur ses deux dernières œuvres mais aussi avec La Cruz del sur : son
parcours atypique d’artiste transnational forge progressivement une forme esthétique inédite,
notamment lorsqu’il s’aventure sur le terrain de l’immensité de la nature latino-américaine. La
sensation d’errance que procurent ces œuvres est en relation avec son itinéraire personnel,
peuplé lui aussi d’errances (géographiques, sentimentales, identitaires). Cette facette vient
compléter une manière particulière pour filmer les êtres, les groupes, les machines, qu’il
développe depuis ses premiers longs-métrages. Ainsi, le médiateur transnational nourrit
l’artiste, procurant des teintes uniques à certaines de ses œuvres : le recul sur sa condition se
conjugue à une prise de distance, presque philosophique. Le passé conserve des cicatrices, mais
est appréhendé avec plus d’apaisement, de légèreté.

L’expérience transnationale de Patricio Guzmán n’altère aucunement l’obstination


chilienne du réalisateur, renouvelée par des usages inédits, plus complexes, des ressources du
septième art, au fur et à mesure des années. Cela conforte le cinéaste dans ses recherches par
rapport aux tremblements du passé dans l’histoire sans cesse bouleversée du contemporain :

«Je crois que je vais continuer à faire la même chose jusqu’à la fin. Je n’ai pas d’autre alternative
: je suis prisonnier d’un moment d’histoire, je ne peux ni ne veux m’en échapper »1716.

Tout au long des décennies abordées par cette recherche, à force de travail, accompagné
par des dynamiques locales et internationales de reconnaissance (voire diplomatie) mémorielle,
le cinéma de Patricio Guzmán atteint une reconnaissance de plus en plus ample, pour ses reliefs
historiques ainsi qu'en vertu d'une exigence artistique qui ouvre de nouvelles perspectives en

1715
Source : http://www.cultura.gob.cl/actualidad/presentan-material-pedagogico-basado-en-la-obra-y-figura-
del-cineasta-patricio-Guzmán (consultée le 17 janvier 2018).
1716
«Yo creo que voy a seguir haciendo lo mismo hasta que me muera. No tengo otra alternativa: estoy preso de
un momento histórico, no me puedo salir de él, no lo quiero tampoco», entretien avec Patricio Guzmán, 18 juin
2014, Paris (traduction personnelle).

511
termes de cinéma. Une synthèse géographique des récompenses et mentions obtenues permet
de mieux l’aura internationale (notamment européenne) d’un médiateur culturel
transnational1717 :

Continent Pays de Nombre total


l’événement/récompense
cinématographique
Afrique et monde arabe Israël, Émirats Arabes Unis 1
Amérique du nord Canada, États-Unis 2
Amérique du sud Brésil, Chili, Cuba, Mexique, 5
Pérou
Asie Chine, Japon 2
Europe Allemagne, Autriche, Belgique, 10
Espagne, France, Grande-
Bretagne, Italie, Pologne,
Portugal, Suisse

Nous avons mis en valeur le fait que Guzmán renouvelle, à plusieurs reprises, son
orientation artistique, ce qui est rare mais qui correspond aux bouleversements globaux du 7ème
art documentaire. Les évolutions de ce dernier sont riches et nous informent sur l’évolution des
valeurs des sociétés humaines entre le milieu des années cinquante et le début du troisième
millénaire. En effet, les années 1950 à 1970 marquent le règne d’un cinéma engagé, en prise
directe avec les événements historiques : la caméra s’attarde plus sur le groupe, la communauté
(figure tutélaire du Peuple) que sur l’individu. De plus, la précarité matérielle a un impact direct
sur la qualité des images et la qualité du montage. Les années 1980 marquent le déclin des
idéaux révolutionnaires autant que le déclin des canons documentaires des décennies
précédentes. Elles illustrent également un souci mémoriel accru, où le témoignage des
protagonistes de l’histoire est au cœur de la narration. De plus, la manière d’aborder le passé
s’accompagne d’une multiplication des dispositifs cinématographiques, notamment pour mettre
en valeur les archives d’hier (objets, lieux, reconstitutions, etc.). Notons également que cette
époque est celle d’une cohabitation croissante avec le médium télévisuel, qui a ses propres
codes et participe à l’élargissement du vocabulaire audiovisuel (exemple avec la pratique des
reportages ou des séries), dans le documentaire comme dans la fiction. Les années 1990 initient
une ère nouvelle pour les sphères documentaires. En effet, elles consacrent le droit à la

1717
Source : www.patricioGuzmán.com (consultée le 6 février 2018).

512
subjectivité, façonnant des espaces où s’exprime la complexité du « Je ». Cette dernière
bouleverse les normes de la narration et du montage. Elle participe à orienter les règles de l’art
vers un éclatement qui procure une plus grande liberté créative. À partir de cette décennie et
jusqu’à nos jours, le format documentaire oscille entre plusieurs types de propositions. Nous en
identifions principalement trois, complémentaires et variées.
La première privilégie les rapports à l’histoire, avec un immense espace dédié aux
thématiques et problématiques mémorielles. Les œuvres varient entre désirs biographiques,
réécritures du passé et volontés de replacer l’individu et/ou la communauté au sein d’une échelle
plus ample (nationale, continentale et même globale). La seconde propose l’exploration de la
Terre, avec une (re)découverte de la condition humaine au sein de son environnement. Ces
documentaires sont marqués par une esthétique naturaliste, sensorielle, où la contemplation
règne : la gestion du temps permet d’inviter le public à pénétrer dans l’univers proposé par les
cinéastes. Ces choix forts contestent la vitesse qui régit le monde, notamment dans ses versants
informatifs. Le troisième type de proposition documentaire, que l’on peut nommer
« investigation », est un support de contestation de l’ordre établi par le choix de thématiques
ciblées et (souvent) universelles. Le documentariste qui symbolise cette tendance est Michael
Moore, cité auparavant. Les formes documentaires évoluent tout au long de la période
considérée, mais la résultante contestatrice, qui insiste sur les blessures, les faiblesses de
l’humanité, reste centrale, primordiale. On peut mettre ce fait en corrélation avec la faiblesse
économique et diffusionnelle du matériel filmique à caractère documentaire. Les pouvoirs en
place n’ont pas grand intérêt à soutenir, à allouer une place de choix aux œuvres de cette nature
(notamment en temps de crise, lorsque le système sociopolitique global est en difficulté). Pour
autant, la révolution numérique rend accessible tout un arsenal d’outils créatifs. Dès lors,
comment lutter contre un flot contestataire continu, protéiforme, sans frontières ?
Une certitude demeure : les outils de création n’ont jamais été aussi accessibles. Une
théorique démocratie d’expressions audiovisuelles se construit peu à peu, mettant en péril les
discours à propensions normatives. Toutes ces évolutions abondent dans le sens du cinéma
développé par Patricio Guzmán, qui témoigne (sans être un fidèle reflet) de tendances globales
qui traversent l’art documentaire. Enfant d’une époque où le médium est au service d’un projet
politique clair, caractérisé par la primauté du groupe sur l’individu, le documentariste se
focalise tout d’abord sur le Peuple, par la mise en avant des masses autant qu’en décrivant
précisément divers aspects de ses traditions, ses identités, ses habitus : ainsi, une attention
particulière est vouée à documenter les rapports entre l’homme et la machine, cette
représentation théorique du progrès. L’individu incarne alors la communauté citoyenne, sa

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seule place étant celle d’un représentant d’un projet global. Ensuite, durant les années 1980,
l’attention de Patricio Guzmán pour l’homme et son rapport aux éléments (visible dès La rosa
de los vientos) s’accroît ; il s’essaie à d’autres dispositifs de narration (notamment dans ses
œuvres de commande pour TVE). Mais c’est surtout une période où l’individu fait irruption
dans ses films, non pas comme représentant d’une globalité mais en tant que témoin,
protagoniste à part entière de la grande histoire. Les entretiens testimoniaux prennent donc de
l’ampleur, au même titre qu’une réflexion sur l’habillage sonore et musical de ses œuvres, ou
encore une multiplication des dispositifs pour illustrer ses propos (exemples : le fait de filmer
des photographies, des objets). La décennie suivante lui permet d’affirmer la puissance
mémorielle des témoignages de celles et ceux que le documentariste filme, tout en développant
la pratique d’une narration subjective par le biais d’une voix off que Patricio Guzmán
commence à apprivoiser (notamment avec Chile, la memoria obstinada).
La caméra n'illustre plus le présent brûlant de la même manière qu’auparavant : les
manifestations et insurrections urbaines ont laissé place à des discussions avec les témoins de
l’époque 1973-1990, le plus souvent dans des lieux clos. Patricio Guzmán est moins intéressé
par le fait de filmer les villes ; un désir ardent pour mettre en images les immensités de la nature
prend le pas pendant les années 2000. Le désert, le ciel, l’océan et ses glaciers deviennent
d’autres théâtres où les mémoires s’expriment. Le cinéaste délaisse une narration classique
après le projet Salvador Allende, et son écriture se dote d’une poésie, d’un penchant pour la
métaphore et le suggestif. Ainsi la voix off, plus concise entre Chile, la memoria obstinada et
Salvador Allende, devient une sorte de long poème où se mélangent mises en contexte,
anecdotes et envolées philosophico-spirituelles. L’effervescence urbaine, où tant d’individus
incarnaient l’énergie révolutionnaire, s’est changée en immensités (presque) désertes, où les
palpitations des éléments façonnent la bande-son des films. L’impression de sérénité qui se
dégage est nuancée par les évocations de mémoires toujours troublées : les témoins, les images
d’archives, les objets, les reconstitutions participent à nourrir les engagements mémoriels de
Patricio Guzmán. Mais l’entrain révolutionnaire s’est transformé en méditations sur le temps,
l’oubli, et les chemins pour continuer à envisager l’avenir de manière optimiste. De nouvelles
perspectives, où l’expérience de l’homme nourrit l’artiste, marquent l’évolution des contenus
idéologiques et esthétiques des films. Mais il faut également souligner le dynamisme des formes
d’usages et de diffusions des documentaires. Ses œuvres sont des sources intarissables de
connaissances, de débats et engagements face à un passé incandescent, afin d’attirer l’attention
sur les dérives et tristesses de l’époque qu’il traverse :

514
«Aujourd’hui plus que jamais, la joie est un besoin primaire, aussi précaire que l’eau ou l’air.
Personne ne va nous offrir ce qui est pourtant un droit pour tous. C’est pour cela qu’il faut se
battre pour, malgré le contexte, car c’est le moyen pour briser la routine de la peine, et lutter
contre les administrateurs de la tristesse nationale, qui en expriment le jus et en vendent les
larmes »1718.

Ainsi, au-delà des sphères classiques où est projeté le cinéma (salles et télévision), les
films de Patricio Guzmán ont une existence pour des publics multiples, au fur et à mesure que
les contextes de diffusions s’accroissent (notamment par le biais de ses réseaux transnationaux).
Nous avons évoqué les réseaux festivaliers nationaux et internationaux, piliers centraux de la
vie cinématographique jusqu’à nos jours. Ajoutons également les places faites aux projections
au sein des lieux de savoir : université, centre culturel, bibliothèque, locaux associatifs et
syndicaux, ciné-clubs. D’autres dynamiques ouvrent des espaces pour faire vivre le septième
art qui n’a pas d’immenses échos commerciaux. En premier lieu, la révolution numérique a fait
de l’outil internet un médiateur culturel crucial. Qu’on l’envisage par rapport aux pratiques
légales (achats de dvd, achats de la version numérique, VOD, etc…) ou bien illégales
(téléchargement, streaming, etc…), internet dynamise la culture, la connaissance et la
patrimonialisation du cinéma au niveau global.
En second lieu, il faut noter que les bouleversements propres aux sphères éducatives,
qui s’ouvrent chaque décennie un peu plus à une multitude de supports qui viennent en
complément du format écrit, permettent au cinéma (notamment celui de Patricio Guzmán)
d’avoir une existence nouvelle, insérée au sein des programmes scolaires. Par exemple,
l’inclusion de Nostalgia de la luz au sein du programme du baccalauréat français (de certaines
filières seulement, précisons-le) ouvre des perspectives inédites au film, qui rencontre des
publics inattendus, pour lesquels il sera une découverte obligatoire. Cette multitude de contextes
de diffusions ne peut être quantifiée, au même titre que des entrées en salles, mais elle
représente un vivier de spectateurs potentiels immense. Ainsi, rappelons qu’il ne faut pas
uniquement se fier aux succès des œuvres dans leurs contextes « classiques » de projection pour
juger de leur aura, leur qualité, voire même leur rentabilité (critère essentiel qui régit les
relations entre cinéma et néolibéralisme). La liberté de choisir des spectateurs, qui disposent de
moyens variés pour accéder au septième art, est plus puissante que jamais, notamment parce

1718
« Hoy más que nunca la alegría es un artículo de primera necesidad, tan urgente como el agua o el aire.
Nadie nos va a regalar este derecho de todos. Es preciso pelearlo: contra el propio medio, el medio a romper la
costumbre de la pena, y contra los administradores de la tristeza nacional, que le sacan el jugo y venden las
lágrimas », El derecho a la alegría (pp.79-85), Eduardo Galeano, Ser como ellos y otros artículos, Madrid, Siglo
XXI de España editores, 1992, p.80 (traduction personnelle).

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que le format numérique permet d’avoir une maîtrise sur la temporalité des pratiques culturelles
(nous choisissons le moment et le nombre de fois où l’on regarde une œuvre, sans obligation ni
barrière économique). Au-delà de l’accès, insistons également sur le suivi personnalisé que
Patricio Guzmán pratique : l’artiste accompagne les voyages de ses œuvres, créant la possibilité
d’autres interactions, au-delà de la seule relation film-spectateur qu’occasionne une projection.
Le temps, le désir de dialogues, le sens de la communauté renforcent les liens (conscients et
inconscients) entre le cinéaste et son audience.
À l'orée d'un nouveau siècle marqué par le règne de l'image, la place du cinéma évolue,
pour aller vers une inclusion plus systématique au sein des sphères de production des
connaissances humaines. De plus, l'évolution du discours de Guzmán (d'un didactisme partisan
à un discours plus ouvert et nourri d'une polysémie due à l'usage du métaphorique, du suggéré
aux reliefs universels) lui donne une puissance nouvelle, allégé des étiquettes pour plus de
pertinence humaniste, spirituelle. L’idée du vertige, développée par Raul Ruiz, l’illustre bien :

« Le vertige continue lorsque nous nous sentons pris dans la succession d’images et dans la
contemplation, et que nous nous reposons du tourbillon. La dichotomie a été remplacée par une
autre, différente, dont le moteur sera les intensités qui la suscite. Nous dirons, avec les
philosophes chinois, que « nous respirons » le film. Nous le faisons entrer en nous, puis nous le
faisons sortir de notre corps imaginant »1719.

Les pesanteurs fixées et cultivées par la minorité au pouvoir sont questionnées par la
pluri-dimensionnalité de l'art, indomptable fruit de son époque : il devient un révélateur des
sensibilités, de l'éthique des êtres. Il reflète les contradictions humaines quand vient le moment
d'utiliser le passé selon les préoccupations du présent, en vertu d'une vision précise de ce doit
être le futur1720. L’art accompagne l’instant, il participe aux agitations et remises en question
des inerties, tant par sa force révélatrice qu’en nourrissant les forces du changement :

« Je crois que les nouvelles générations, les jeunes, vont développer tout cela. Il y a quatre ans,
personne n’avait idée de cette relève qui, aujourd’hui, se matérialise en une jeunesse présente
dans les rues. Je crois que nous vivons au beau milieu de trésors archéologiques, avec un potentiel
de thématiques multiples pour faire beaucoup de choses… Comment cela ne peut-il pas motiver
plus de personnes à agir ? Je pense qu’au fur et à mesure des années va se produire une
augmentation significative des contestations. Au Chili, il y a beaucoup de personnes qui sont de

1719
« Fascination et distanciation » (pp.35-40), in Raul Ruiz, Poétique du cinéma, 2, op. cit., p.38.
« Rien ne vieillit plus vite que le futur », Ignacio Ramonet, « Le progrès à l’envers » (pp.77-81), in « Artistes :
1720

domestiqués ou révoltés ? », Manière de voir – Le Monde diplomatique, n°148, aout-septembre 2016, p.77.

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véritables marginaux par rapport au système : ils ne croient plus au spectacle et ont perdu
confiance par rapport aux politiques. Beaucoup de signes indiquent que des dynamiques
souterraines, impalpables, sont à l’œuvre, et ces dernières chercheront aussi à s’exprimer au cœur
du travail documentaire »1721.

Patricio Guzmán, insatiable agitateur de curiosités, assume ce rôle d'artiste engagé, en


marge d'un système mercantiliste qui cherche à régir l'art. En étudiant son itinéraire
transnational, ses manières de s'intégrer au monde en mouvement, on saisit que l'histoire s'écrit
en élargissant constamment le prisme de ce qui doit nourrir les connaissances sur l’hier. Le
cinéma permet de dynamiser savoirs et perspectives, ce qui fragilise les certitudes, comme le
clame Jean-Luc Godard par rapport à la conception de son art :

« Si je n’aime pas tellement Foucault c’est parce qu’il nous dit : « À telle époque, les gens
pensaient ceci ou cela, et puis à partir de telle date, on a pensé que… ». Moi, je veux bien, mais
est-ce qu’on peut en être aussi sûr ? C’est justement pour ça que nous tentons de faire des films :
pour que les Foucault futurs ne puissent affirmer de telles choses avec autant de
présomption »1722.

Les vainqueurs ont plus de facilités pour figer les récits, mais en vertu d'un souci
universel, la parole doit être également donnée aux alternatives. Le dialogue doit rester ouvert,
malgré les tentations autoritaires qui font dévier le paradigme démocratique. Nous avons eu
l’occasion de prendre conscience des blocages mémoriels qui régissent le Chili post-dictature,
pendant nos recherches, lorsque nous nous sommes confrontés à l’inaccessibilité d’un certain
nombre d’archives, notamment étatiques et militaires. Ainsi, de nombreuses interrogations
concernant un pan de l’histoire chilienne récente ne peuvent être éclairées par des archives de
première main. Pour autant, durant les années de rédaction de cette thèse, de nombreuses
affaires judiciaires impliquant des atteintes aux droits de l’homme ont abouti à des
condamnations, des peines de prison, etc… Cette dynamique annonce une future évolution dans
l’accès aux traces du passé, longtemps dissimulées par les pouvoirs et les administrations en

1721
«Creo que las nuevas generaciones, la gente joven va a desarrollar esto. Hace cuatro años no se tenía idea de
este relevo que hoy protagonizan los jóvenes en las calles. Creo que vivimos en medio de tesoros arqueológicos
con múltiples y potenciales temáticas para hacer muchas cosas… ¿cómo no va haber más gente motivada? Creo
que con el pasar de los años se va ir produciendo un aumento significativo. En Chile hay mucha gente que son
verdaderos exiliados del sistema, que descreen de la farándula y han perdido la fe en la clase política, demasiados
signos nos indican que algo subterráneo está sucediendo y ello también buscará expresarse en el trabajo del
documental» (source : https://www.lemondediplomatique.cl/Entrevista-a-Patricio-Guzmán-por.html, consultée le
8 novembre 2017) (traduction personnelle).
1722
« Entretien », Cahiers du cinéma, n°194, octobre 1967, in Alain Bergala (ed.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc
Godard, Paris, Editions de l’Etoile – Cahiers du cinéma, 1985, p.312.

517
place. Cela permettra d’améliorer, d’esquisser d’autres reliefs à notre recherche. L’histoire
évolue, et s’enrichit grâce aux bouleversements que chaque époque implique.
Les libertés nouvelles, dans le mouvement et le partage, offertes notamment par le
tournant numérique (internet étant au premier plan) favorisent la construction critique, la
contestation. Ainsi, là où la théorique démocratie chilienne peine à faire de la place à l'ensemble
de ces citoyens (notamment les communautés marginalisées, ou trônent les Mapuches autant
que les exilés), l'art scande la force et le dynamisme de leurs existences, de ce qu'ils ont à
apporter à l'édifice de l'avenir qui se forge. Au Chili comme ailleurs, l'inclusion des minorités
est une question ouverte et fragile, à mesure que les détenteurs du pouvoir réduisent les espaces
de discussions, de débats, de contradictions.
Patricio Guzmán, par l’envergure de son œuvre et de ses activités cinéphiliques,
apostrophe les fondements démocratiques, agitant les mémoires, qui créent et dynamisent des
espaces de dialogues. Son art est un appel à la discussion, au partage, à l’échange d’opinions,
afin d’apaiser les conflits avant qu’il ne soit trop tard :

« Le véritable problème que pose aujourd’hui la sacralisation de la mémoire est de savoir


comment, pourquoi, à quel moment le principe positif d’émancipation et de libération qui
l’anime peut se retourner et devenir une forme d’enfermement, un motif d’exclusion, et une
arme de guerre. La revendication de la mémoire est dans son principe une forme d’appel à la
justice. Dans son effet, elle est devenue souvent un appel au meurtre »1723.

Le documentaire est une arme. Il est une source du savoir. Ses pratiques confrontent les
pouvoirs, et luttent pour apaiser l’aujourd’hui par un véritable travail de conscience de l’hier.

« Visages en gros plan, mobiles et expressifs, servis par un éclairage attentif ; voix off
accompagnées d’images qui complètent l’information sans faire oublier le témoignage ;
transitions conçues à la fois comme des pauses et des documents, filmées et montées sans
maniérisme ou gratuité ; […] implication de l’intervieweur dans les entretiens ; retour aux
sources du film documentaire, quand il allie le souci de la vérité à la démarche de création, quand
l’acte de filmer est fondé sur le respect mutuel entre le cinéaste et le témoin. Présent et mémoire
se fondent en une continuité accusatrice, rappelant cette règle d’or du documentaire : qu’il n’y a
pas de présent sans mémoire […] et pas de mémoire sans présent (il faut des témoins vivants

1723
Pierre Nora, « L’avènement mondial de la mémoire », Transit, n°22, 19 avril 2002
(http://www.eurozine.com/lavenement-mondial-de-la-memoire, consulté le 17 aout 2017).

518
pour instruire le passé). Plus le documentaire accumule en sa propre mémoire, plus il s’emploie
à confronter des moments du XXème siècle »1724.

Le cinéma est un outil supplémentaire pour écrire l’histoire à la lumière des mémoires
des êtres, des mémoires du monde. Le XXI e siècle est le théâtre d’une multiplication des
énergies créatrices, favorisées par l’amplitude des partages possibles à l’époque du tout-
numérique. Les vecteurs de contre-pouvoirs se multiplient, nourrissant d’une variété infinie de
sources le quotidien :

« Faire des images, c’est s’attribuer une parcelle de pouvoir symbolique : pouvoir de créer
quelque chose qui n’était pas là, pouvoir de conserver quelque chose qui était ou aurait été là,
pouvoir de transmission, d’intervention, d’affirmation, de suggestion »1725.

Atteindre de nouveaux reliefs de connaissances, de nouveaux degrés de vérités et, ainsi,


participer à renouveler les discours sur l’aujourd’hui par le biais d’hier : telles sont les ambitions
qui guident Patricio Guzmán, entre création et engagements du cinéaste, prolongements du
citoyen transnational qu’il est. Son ambition est illusoire, de par le règne de la subjectivité, qui
altère par essence l’ambition de la vérité. Pour autant, l’art est un moyen d’ériger ses propres
vérités, de les partager et se nourrir du ressenti des autres pour, sans cesse, renouveler ses
approches et la teneur des bruits de son âme :

« L’artiste tend à perturber la stabilité d’une société au nom de l’élan vers l’idéal. La société
aspire à la stabilité, l’artiste à l’infini. L’artiste est concerné par la vérité absolue. C’est pourquoi
il regarde en avant, et voit certaines choses avant les autres »1726.

La vérité est une utopie, une croyance presque spirituelle, un moteur de création qui ne
s’essouffle pas dans l’esprit du documentariste chilien :

»L’utopie se trouve à l’horizon, nous dit Fernando Birri. Si je m’en approche de deux pas, elle
s’éloigne également de deux pas. J’avance de dix pas, et l’horizon s’enfuit dix pas plus loin. Je
peux marcher tant que je veux, jamais je ne l’atteindrai. Alors à quoi sert l’utopie ? À avancer
»1727.

1724
Guy Gauthier, Le documentaire, un autre cinéma, op. cit., p.249-250.
1725
Nicole Brenez, « Pages arrachées au livre de l’histoire culturelle » (pp.3-11), in Cinéma/Politique : trois tables
rondes, op. cit., p.3.
1726
Andreï Tarkovski, Le temps scellé, op. cit., p.225.
1727
«La utopía está en el horizonte, dice Fernando Birri. Me acerco dos pasos, ella se aleja dos pasos. Camino diez
pasos y el horizonte se corre diez pasos más allá. Por mucho que yo camine, nunca la alcanzaré. ¿Para qué sirve
la utopía? Para eso sirve: para caminar», «Ventana sobre la utopía», in Eduardo Galeano, Las palabras andantes,
Buenos Aires, Catálogos, 1993, p.230 (traduction personnelle).

519
Dans Nostalgia de la luz, le cinéaste s’attarde longuement sur l’immensité du cosmos,
tout en prêtant une attention toute particulière à l’infiniment petit, une échelle à laquelle
appartient l’être humain suivant l’exemple des témoins de ce long-métrage. Nous y voyons une
métaphore de la condition du documentariste, qui se promène dans l’arbre des possibles infinis
du septième art, afin d’y trouver son chemin. Nous y voyons également une métaphore de
l’itinéraire transnational du réalisateur, marqué par l’exil, l’errance, au-delà des frontières de
son propre pays. Il y conjugue ainsi passé, présent et avenir avec une identité transnationale,
foisonnante, révélant peu à peu une dimension spirituelle de l’existence :

« Dans mon cas, moi qui vis en dehors de mon pays natal, j’ai l’avantage de voir les choses avec
distance, mais d’un autre côté tu n’oublies jamais vraiment ton pays : on garde en soi, dans son
sac, le moment de sa première communion, de son premier jour d’école, de son premier amour,
de l’université, etc. Tout cela, tu ne l’oublieras jamais, où que tu t’installes, tu es toujours
accompagné d’un sac où sont rangés tes souvenirs les plus marquants. Je pense qu’à notre
époque, dans un monde si mouvementé, vivre dans son pays natal n’est plus la référence ; le plus
important est d’avoir une idée claire de sa propre identité »1728.

1728
«En cuanto a mi, que vivo fuera, tengo la ventaja de ver las cosas con distancia, y por otra parte, tú nunca
abandonas en realidad tu país, tú siempre llevas una mochila donde va tu primera comunión, tu primer día de clase,
tu primera novia, la universidad etc. y eso no lo olvidas nunca, digamos que vivas donde vivas, llevas siempre una
mochila con tus recuerdos principales. Yo creo que hoy en día en este mundo de tanto movimiento, vivir en tu
patria es lo de menos, lo importante es mantener una identidad clara de quién eres», propos de Patricio Guzmán.
Source : http://www.escribiendocine.com/entrevista/0012521-patricio-Guzmán-soy-un-realizador-lento-tardo-
tres-o-cuatro-anos-en-hacer-una-pelicula (consultée le 29 octobre 2017) (traduction personnelle).

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SOURCES ET ARCHIVES

Corpus filmique
Films de Patricio Guzmán sur le Chili (corpus principal, dans l’ordre
chronologique)

• Viva la libertad, 1965, 18 minutes, N&B

Scénario, dessins : Patricio Guzmán


Caméra : René Kocher
Prise de son : Graciela Bresciani
Musique : Manuel Cortes, Luis Santis
Collaborateurs : Rafael Sanchez, Maria Salomé Urzua, José Gonzalez, Luciano Martinez,
Jorge Baldu, Lidia Baltra
Production : Maria Angelica Ugarte (Universidad Católica de Chile)

• Andanzas de un chileno : Mimbre y greda, 1966, 11 minutes, N&B

Distribution : Andrès Rojas Murphy, Tuti Pardo, Miguel et Joaquin Astaburuaga


Scénario : Patricio Guzmán
Caméra : René Kocher
Musique : Luis Miranda
Collaborateurs : Jorge Baldu, Heriberto Alvarado, P. Van Sint Jan, C. Poirot, A. Valenzuela,
Andrès Grau
Production : Maria Angelica Ugarte (Universidad Católica de Chile)

• Electroshow, 1966, 15 minutes, N&B

Scénario : Patricio Guzmán, Eduardo Stagnaro


Caméra : René Kocher
Prise de son : Graciela Bresciani
Montage : Patricio Guzmán
Musique : Raul Garrido, Manuel Cortes
Collaborateurs : Rafael Sanchez, Maria Salomé Urzua, Jorge Baldu, Heriberto Alvarado,
Enrique Araya, Andrès Grau, Luciano Martinez, Ema Aguayo, Ximena Leyton
Production : Maria Angelica Ugarte (Universidad Católica de Chile)

• El primer año, 1972, 90 minutes, N&B

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Toño Rios
Prise de son : Felipe Orrego
Montage : Carlos Piaggio
Collaborateurs : Orlando Lübbert, Gastón Ancelovici, Paloma Guzmán, Marilú Mallet
Production : Escuela de Artes de la Comunicación, Universidad Católica de Chile

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• La respuesta de octubre, 1972, 55 minutes

Caméra : Jorge Müller


Prise de son : Bernardo Menz
Montage : Patricio Guzmán
Production : Federico Elton

• La batalla de Chile (trilogie), 1975-76-79, 265 minutes, N&B

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Jorge Müller Silva
Prise de son : Bernardo Menz
Montage : Pedro Chaskel
Collaborateurs : Federico Elton, José Bartolomé, Guillermo Cahn
Production : équipe Tercer Año, Chris Marker, ICAIC

• En nombre de dios, 1987, 97 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : German Malig
Prise de son : Pablo Basulto, Mario Diaz
Montage : Luciano Berriatua
Musique : José Antonio Quintano
Collaborateurs : Jaimes Reyes, Alicia Crespo, Arturo Feliu
Production : Santiago Cinematografica, TVE

• Chile, la memoria obstinada, 1997, 59 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Éric Pittard
Prise de son : Boris Herrera
Montage : Hélène Girard
Musique : Jorge Arriagada
Collaborateurs : Renate Sachse
Production : Les Films d’ici, The National film board

• La isla Robinson, 1999, 41 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Patricio Guzmán
Prise de son : Patricio Guzmán
Montage : Catherine Mabilat
Musique : Jorge Arriagada
Collaborateurs : Alvaro Silva
Production : JBA Productions

• El caso Pinochet, 2001, 110 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán

522
Caméra : Jacques Bouquin
Prise de son : André Rigaut
Montage : Claudio Martinez
Collaborateurs : Renate Sachse, Camila Guzmán
Production : Les Films d’ici

• Salvador Allende, 2004, 100 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Julia Muñoz
Prise de son : Alvaro Silva
Montage : Claudio Martinez
Musique : Jorge Arriagada
Collaborateurs : Renate Sachse, Andrea Guzmán
Production : JBA Productions

• Nostalgia de la luz

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Katell Djian
Prise de son : Freddy Gonzalez
Montage : Patricio Guzmán, Emmanuelle Joly, Ewa Lenkiewicz
Musique : Miranda & Tobar
Collaborateurs : Renate Sachse, Stéphane Guisard, Cristobal Vicente, Nicolas Lasnibat
Production : Atacama Productions

• El botón de nácar, 82 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Katell Djian, Nicolas Lasnibat
Prise de son : Alvaro Silva
Montage : Emmanuelle Joly
Musique : Miranda & Tobar, Hugues Maréchal
Production : Atacama Productions (France, Chili, Espagne)

Autres oeuvres de Patricio Guzmán

• Cien metros con Charlot, 1967, 8 minutes 28, N&B (référence A-7837)

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Patricio Guzmán
Collaborateurs : Julio Bragado, Vicente Peris, Richard Radford, Jesus Ortega, Carmen Cortès,
Enrique Dueñas, Maria Salomé Urzua, Jorge Diaz, Vera Ripoll, Antonio Beckwith
Production : Escuela Oficial de Cinematografia de Madrid

• Gestos para escuchar, 1968, 17 minutes, N&B (référence A-7838)

Réalisation : Enrique Alvarez, Patricio Guzmán, Romualdo Molina


Scénario : Joaquin Perea
Collaborateurs : José Angel Juanes, Jesus Ortega

523
Production : Escuela Oficial de Cinematografia de Madrid

• Apuntes sobre la tortura (y otras formas de dialogo), 1968, 16 minutes, N&B


(référence A-7836)

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Ricardo Duque, Patricio Guzmán
Musique : Carlos Infante
Collaborateurs : Paloma Urzua, José Bartolomé, José Luis Martin de Blas, José Miguel Rey
Salgado, Carlos Jimenez Santos, Luis Moreno Garrido, Ricarod Rattford, Carlos Uralde
Production : Fabio Fava (Escuela Oficial de Cinematografia de Madrid)

• El paraiso ortopedico, 1969, 36 minutes 27, N&B (référence A-2173)

Scénario : Jorge Diaz, Patricio Guzmán


Caméra : Enrique Banet, José Luis Sanz Benito
Collaborateurs : Luis Megino, José Maria Pala, José Masague, Juan José Mendi, Fernando
Pieri, Carlos Infante, Giordano Fava, J.A. Ruiz Anchia
Production : José Maria Saenz (Escuela Oficial de Cinematografia, Madrid)

• La rosa de los vientos

Distribution : Patxi Andión, José Antonio Rodríguez, Nelson Villagra, Fernando Birri,
Asdrubal Meléndez, Gloria Laso, Coca Rudolphy, Héctor Noguera, Eliana Vidal, Fernando
Gavidia, Jacinto Cruz, Heberth Gabaldón…
Scénario : Jorge Diaz, Patricio Guzmán, Gloria Laso
Caméra : Patricio Guzmán, Pablo Martinez, José M. Riera
Prise de son : Raul Garcia
Montage : Nelson Rodriguez
Musique : Léo Brouwer
Production : Paraiso Films, ICAIC, Universidad de los Andes

• Un documental sobre Mexico precolombino, 1987,

Scénario : Patricio Guzmán


Montage : Manuel Garcia
Collaborateurs : Lorenzo Cebrian, Francisco Valladares
Production : José Ricart (TVE)

• El proyecto ilustrado de Carlos III, 1988,

Scénario : Patricio Guzmán, Ramon Guerra


Caméra : Patricio Guzmán
Montage : Angel Sandin
Musique : José Antonio Quintano
Collaborateurs : José F. Aguayo, Luis Porcar, José Luis Perez, José Manuel Ponce
Production : Jésus Jimenez, Javier Gonzalez (TVE)

524
• La cruz del sur, 1992, 80 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Antonio Rios
Prise de son : Walter Goulart
Montage : Marcelo Navarro
Musique : José Antonio Quintano
Collaborateurs : Alicia Crespo, Rafael Garcia, José Echeverria, Luis Abramo, Camila
Guzmán
Production : Quasar Films, Madrid

• Pueblo en vilo, 1995, 52 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Éric Pittard
Prise de son : André Rigaut
Montage : Catherine Mabilat
Musique : Béatrice Thiriet
Collaborateurs : Renate Sachse, Andrea Guzmán, Yves Jeanneau
Production : Les Films d’ici

• Madrid, 2002, 41 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Patricio Guzmán
Prise de son : Patricio Guzmán
Montage : Claudio Martinez
Musique : Enrique Granados, Jorge Arriagada
Collaborateurs : Renate Sachse, Andrea Guzmán, Alvaro Silva, Jacques Bidou
Production : JBA Productions

• Mi Julio Verne, 2005, 56 minutes, couleurs

Scénario : Patricio Guzmán


Caméra : Jacques Bouquin
Prise de son : André Rigaut
Montage : Eva Feigeles Aimé
Musique : Jorge Arriagada
Collaborateurs : Renate Sachse, Camila Guzmán
Production : Ex Nihilo, Paris

525
Sources imprimées
Presse (journaux et revues)

Chili

Araucaria de Chile
APSI
Apuntes
Cine foro
Clarín
Ecran
El Mercurio
El Siglo
Enfoque
Ercilla
Finis Terrae
La hora
La nación
Las noticias de última hora
La Prensa de Santiago
La Quinta rueda
La Segunda
La Segunda de las ultimas noticias
La Tercera
La Tercera de la hora
Las ultimas noticias
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Sábado El Mercurio
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The Clinic
The End
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France

Charlie hebdo
Ciné Live
France nouvelle
France-Soir
L’Express

526
L’Humanité
La Croix
La tribune des fossés
La vie ouvrière
Le Canard enchaîné
Le Figaro
Le Film français
Le Journal du dimanche
Le Monde
Le Nouvel observateur
Le Point
Le Quotidien du peuple
Les cahiers du cinéma
Les Échos
Les Inrockuptibles
Libération
Lutte ouvrière
Politique hebdo
Positif
Première
Quinzaine des réalisateurs (catalogue)
Rouge
So film
Studio magazine
Synopsis
Télérama
Tribune socialiste
Valeurs actuelles

États-Unis

Cineaste

Ouvrages de Patricio Guzmán

• Cansancio de la tierra, in Cansancio de la tierra y otros cuentos, Santiago, Editorial


Dialéctica, 1960.

• El primer premio, in Armando Cassigoli, Cuentistas de la Universidad, Santiago,


Editorial Universitaria, 1959.

• Juegos de verdad, Santiago, Ediciones de Luis Rivano, 1963.

• Vaby, in Cansancio de la tierra y otros cuentos, Santiago, Editorial Dialéctica, 1960.

Dossiers d’archives

• Étudiant, École Officielle de Cinématographie de Madrid : référence EXP 1225 (5


tomes)

527
Sources audiovisuelles
Références filmiques

• Antonio Das Mortes, Glauber Rocha, 1969, 95 minutes.


• Atlantis, Luc Besson, 1991, 80 minutes.
• Baraka, Ron Fricke, 1992, 97 minutes.
• Bowling for Columbine, Michael Moore, 2002, 120 minutes.
• Calle Santa Fe, Carmen Castillo, 2007, 243 minutes.
• Compañero Presidente, Miguel Littin, 1971, 70 minutes.
• Cuba si, Chris Marker, 1961, 52 minutes.
• De Nuremberg à Nuremberg, Frédéric Rossif, 1989, 177 minutes.
• Délits flagrants, Raymond Depardon, 1994, 109 minutes.
• Descomedidos y chascones, Samuel Carvajal et Carlos Flores del Pino, 1973, 75
minutes.
• Deus e o Diabo na Terra do Sol, Glauber Rocha, 1964, 115 minutes.
• Dialogo de exiliados, Raul Ruiz, 1975, 100 minutes.
• El chacal de Nahueltoro, Miguel Littin, 1969, 95 minutes.
• El club, Pablo Larraín, 2015, 98 minutes.
• El diario de Agustin, Ignacio Agüero, 2008, 80 minutes.
• El tren de la victoria, Joris Ivens, 1964, durée inconnue.
• El verano de los peces voladores, Marcela Said, 2013, 95 minutes.
• Estadio Nacional, Carmen Luz Parot, 2002, 111 minutes.
• État de siège, Costa-Gavras, 1972, 130 minutes.
• Être et avoir, Nicolas Philibert, 2002, 105 minutes.
• Europa di notte, Alessandro Blasetti, 1959, 102 minutes.
• Fahrenheit 9/11, Michael Moore, 2004, 123 minutes.
• Filmer obstinément, rencontre avec Patricio Guzmán, Boris Nicot, 2014, 100 minutes.
• Gloria, Sebastian Lelio, 2013, 110 minutes.
• Historias de futbol, Andrés Wood, 1997, 87 minutes.
• I love Pinochet, Marcela Said, 2001, 52 minutes.
• Jackie, Pablo Larraín, 2016, 100 minutes.
• Jodorowsky’s Dune, Frank Pavich, 2013, 90 minutes.

528
• Johnny Cien pesos, Gustavo Graef-Marino, 1993, 95 minutes.
• L’abécédaire de Gilles Deleuze, téléfilm de Michel Pamart, 1988-89, 590 minutes.
• L’Amérique insolite, François Reichenbach, 1958, 90 minutes.
• L’aveu, Costa-Gavras, 1970, 139 minutes.
• L’œil de Vichy, Claude Chabrol, 1993, 110 minutes.
• La bataille des dix millions, Chris Marker et Valérie Mayoux, 1971, 58 minutes.
• La ciudad de los fotografos, Sebastian Moreno, 2006, 80 minutes.
• La danza de la realidad, Alejandro Jodorowsky, 2013, 133 minutes.
• La frontera, Ricardo Larraín, 1991, 120 minutes.
• La guerre sans nom, Bertrand Tavernier, 1992, 240 minutes.
• La hora de los hornos, Fernando Solanas et Octavio Getino, 1968, 260 minutes.
• La liste de Schindler, Steven Spielberg, 1993, 195 minutes.
• La solitude du chanteur de fond, Chris Marker, 1974, 60 minutes.
• La spirale, Armand Mattelart, Valérie Mayoux et Jacqueline Meppiel, 1976, 138
minutes.
• La luna y el espejo, Silvio Caiozzi, 1990, 75 minutes.
• Las aventuras de Juan Quin Quin, Julio Garcia Espinosa, 1967, 112 minutes.
• Le cauchemar de Darwin, Hubert Sauper, 2004, 111 minutes.
• Le fond de l’air est rouge, Chris Marker, 1977, 240 minutes.
• Le joli mai, Chris Marker et Pierre Lhomme, 1963, 165 minutes.
• Le mariage de Maria Braun, Rainer Werner Fassbinder, 1979, 120 minutes.
• Le monde du silence, Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, 1955, 86 minutes.
• Le mystère Picasso, Henri-Georges Clouzot, 1956, 78 minutes.
• Le peuple migrateur, Jacques Perrin, Jacques Cluzaud et Michel Debats, 2001, 98
minutes.
• Les statues meurent aussi, Chris Marker Ghislain Cloquet et Alain Resnais, 1953, 30
minutes.
• Les yeux dans les bleus, Stéphane Meunier, 1998, 157 minutes.
• Lili Marleen, Rainer Werner Fassbinder, 1981, 120 minutes.
• Llueve sobre Santiago, Helvio Soto, 1975, 113 minutes.
• Lola, une femme allemande, Rainer Werner Fassbinder, 1981, 115 minutes.
• Lucia, Humberto Solas, 1968, 160 minutes.

529
• Machuca, Andres Wood, 2004, 121 minutes.
• Malcolm X, Spike Lee, 1992, 202 minutes.
• Marker 72, Miguel Angel Vidaurre, 2012, 67 minutes.
• Memorias del subdesarrollo, Tomas Gutierrez Alea, 1968, 104 minutes.
• Microcosmos : le peuple de l’herbe, Claude Nuridsany et Marie Pérennou, 1996, 80
minutes.
• Neruda, Pablo Larraín, 2016, 107 minutes.
• No, de Pablo Larraín, 2012, 117 minutes.
• Nuit et brouillard, Alain Resnais, 1956, 32 minutes.
• Océans, Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, 2009, 104 minutes.
• Ojos rojos (Juan Ignacio Sabatini, Juan Pablo Sallato et Ismaël Larraín
• Opus Dei, una cruzada silenciosa, Marcela Said et Jean de Certeau, 2006, 52 minutes.
• Palomita blanca, Raul Ruiz, 1973, 125 minutes.
• Patricio Guzmán, une histoire chilienne, Catalina Villar, 2001, 54 minutes.
• Poesia sin fin, Alejandro Jodorowksy, 2016, 128 minutes.
• Post mortem, Pablo Larraín, 2010, 98 minutes.
• Septembre chilien, Bruno Muel, 1974, 39 minutes.
• Shoah, Claude Lanzmann, 1985, 613 minutes.
• SiCKO, Michael Moore, 2007, 123 minutes.
• Super Size Me, Morgan Spurlock, 2004, 100 minutes.
• Terra em Transe, Glauber Rocha, 1967, 115 minutes
• The great dictator, Charles Chaplin, 1940, 126 minutes.
• The living desert, James Algar, 1953, 69 minutes.
• Todo es ausencia, Rodolfo Kuhn, 1984, 114 minutes.
• Tres tigres tristes, Raul Ruiz, 1968, 94 minutes.
• Valparaiso, mi amor, Aldo Francia, 1969, 90 minutes.
• Violeta se fue a los cielos, Andres Wood, 2011, 110 minutes.
• When we were kings, Leon Gast, 1996, 89 minutes.
• Z, Costa-Gavras, 1969, 127 minutes.

530
Autour de Patricio Guzmán

• « 23 janvier 2011 », France doc : https://vimeo.com/19356394


• « 2011, New York » : https://vimeo.com/22024227
• « Académie des Césars » : https://vimeo.com/154987067
• « BPI Beaubourg » : https://vimeo.com/35216973
• « Canal Encuentro », Buenos Aires, 2013 : https://vimeo.com/82968915
• « Cine Outsider talks to Patricio Guzmán » :
https://www.youtube.com/watch?v=xxK2mDqcYLg
• « Cinéma du Réel » : http://www.dailymotion.com/video/xyl64p_rencontre-avec-
patricio-Guzmán_creation
• « Cinéma la Clef, rétrospective », 2012 :
http://www.dailymotion.com/video/xprp0v_entretien-avec-patricio-Guzmán-1-
2_shortfilms
• « Dialogo, Patricio Guzmán », CCTV Espagnol, 2016 :
https://www.youtube.com/watch?v=3MgDXoOEOik&t=1260s
• « DOCMA Entrevista a Patricio Guzmán », octobre 2013, Madrid :
https://vimeo.com/77251648
• « El cine que viene », n°12, Radio Nacional de Espana, 12 février 2016, Madrid :
https://vimeo.com/155344382
• « El pajaro latinoamericano », San Francisco, 2011 : https://vimeo.com/24343501
• « Entretien Boris Nicot », « Filmer Obstinément » :
http://www.dailymotion.com/video/x218ror_rencontre-avec-boris-nicot-realisateur-de-
filmer-obstinement-avec-patricio-Guzmán-fid-2014_shortfilms
• « Entrevista a Patricio Guzmán » :
https://www.youtube.com/watch?v=7U4WCQuhh0I
• « Entrevista a Patricio Guzmán en Insomnia », Valparaiso :
https://www.youtube.com/watch?v=LxJxFgHwppw
• « Festival de cine L’Alternativa » : https://vimeo.com/32379456
• « Février 2012 » : https://vimeo.com/46745557
• « Hablemos del documental » : https://vimeo.com/57364498
• « Hot Docs », Canada, 2015 : https://vimeo.com/129000460

531
• « Interview. Patricio Guzmán parle de Salvador Allende » :
https://www.youtube.com/watch?v=ECsAZZJ2y38
• « Interview des mots : avec Patricio Guzmán » :
https://www.youtube.com/watch?v=gSkzFymBdz0
• « La realidad especial, La primavera de Chile » : https://vimeo.com/26836364
• « Les entretiens de Ciné DV », 2010 : https://vimeo.com/77889982
• « Master class SCAM » : http://www.dailymotion.com/video/x183243_master-class-
patricio-Guzmán-autour-de-son-film-nostalgie-de-la-lumiere_creation
• « Pablo Iglesias con Patricio Guzmán », Otra vuelta de tuerka, n°11, 22 février 2016,
56’41. Lien : https://www.youtube.com/watch?v=mulWBfDHpvU
• « Pamplona », 24 février 2011, Festival Punto de Vista :
http://www.dailymotion.com/video/x2twryc_festival-pdv-24-02-2011-entrevista-
patricio-Guzmán-nostalgia-de-la-luz_shortfilms
• « Patricio Guzmán. Cine documental. Chile » :
https://www.youtube.com/watch?v=synzlR-8rU4
• « Patricio Guzmán habla sobre la realizacion de La batalla de Chile », Bogota :
https://www.youtube.com/watch?v=FhUD3QeMTPY
• « Patricio Guzmán insatisfecho con respuesta de TVE » :
http://radio.uchile.cl/2013/08/01/patricio-Guzmán-insatisfecho-con-respuesta-de-tvn-
en-chile-hay-cosas-que-no-se-pueden-tocar
• « Patricio Guzmán, Masterclass at Chapter, Cardiff » :
https://www.youtube.com/watch?v=PU00zcgmuwo
• « Patricio Guzmán, mémoires du Chili », Pessac, novembre 2012 :
https://www.youtube.com/watch?v=2rMhUoS5wpM
• « Patricio Guzmán Q&A » : https://www.youtube.com/watch?v=718Q7Zcwjr8
• « Patricio Guzmán », « Somos memoria », Canal Encuentro,
(http://encuentro.gob.ar/programas/serie/8431/6022?temporada=1
• « Patricio Guzmán, taller en el Festival de cine de Viña del Mar 2010 » :
https://www.youtube.com/watch?v=POwwEmB-FdY
• « Patricio Guzmán en Villa Grimaldi » : https://vimeo.com/90185302
• « Radio Universidad de Chile TV2 » : https://vimeo.com/26862635
• « Renate Sachse », France Doc : https://vimeo.com/19383648
• « Rencontre, Boutique Potemkine », Paris, 2016 : https://vimeo.com/158892768

532
• « Viva Cinéma » : https://vimeo.com/68769720

Autres

• « Actualités du 12 septembre 1973 » : http://www.ina.fr/audio/PHF08004820/inter-


actualites-de-19h00-du-12-septembre-1973-audio.html.

• « L’investiture de François Mitterrand », Soir 3, 21 mai 1981, Archives INA :


http://www.youtube.com/watch?v=CNNRhfF4LQQ

Sources numériques
Sites internet

• Le site internet officiel de Patricio Guzmán, où l’on trouve de nombreuses ressources


et informations rédigées par le cinéaste : www.patricioGuzmán.com
• www.academie-cinema.org
• www.cinechile.cl (fermé depuis le 26 janvier 2018 par manque de financements)
• www.cinemachile.cl
• www.fondosdecultura.cl
• www.ina.fr
• www.lafuga.cl
• www.la-sfr.fr
• www.londres38.cl
• www.margaretthatcher.org
• www.memoriachilena.cl
• www.quinzaine-realisateurs.com
• www.rtve.es
• www.sundance.org
• www.universalis.fr

Presse

• www.clarin.com
• www.cooperativa.cl
• www.courrierinternational.com
• www.eldesconcierto.cl

533
• www.elpais.com
• www.eltelegrafo.com.ec
• www.emol.com
• www.escribiendocine.com
• www.fotech.cl
• www.guioteca.com
• www.hollywoodreporter.com
• www.lemonde.fr
• www.lemondediplomatique.cl
• www.lesechos.fr
• www.liberation.fr
• www.monde-diplomatique.fr
• www.observatoriofucatel.cl
• www.quepasa.cl
• www.rfi.fr
• www.scienceshumaines.com
• www.t13.cl
• www.telerama.fr

Autour de Patricio Guzmán

• « 1983 year » : http://39.moscowfilmfestival.ru/miff39/eng/archives/?year=1983

• « Abre Festival de documental chileno con Caso Pinochet »


http://archivo.eluniversal.com.mx/notas/31257.html

• « Academy invites 276 new members » :


http://www.hollywoodreporter.com/news/academy-invites-276-new-members-576469

• Alberto Luengo, El país, 14 avril 1986 :


https://elpais.com/diario/1986/04/14/ultima/513813604_850215.html.

• Chris Marker, Press-book « La Première Année » :


http://lemagazine.jeudepaume.org/2012/08/patricio-Guzmán/.

• « Cinéma. Au programme du Festival du réel » :


http://next.liberation.fr/culture/1997/03/07/cinema-au-programme-du-festival-cinema-
du-reel-a-paris-des-realisateurs-baltes-mais-surtout-le-letto_200604

534
• « Cinéma. Patricio Guzmán, passeur de mémoire » :
https://www.courrierinternational.com/article/2010/10/27/patricio-Guzmán-passeur-
de-mémoire

• « Curso de documental con Patricio Guzmán » : https://docslide.us/documents/curso-


de-documental-con-patricio-Guzmán-materiales-para-alumnos-seguidos.html

• « El caso Pinochet abrira el martes festival suizo Filmar en America latina » :


http://www.cooperativa.cl/noticias/cultura/el-caso-pinochet-abrira-el-martes-festival-
suizo-filmar-en-america-latina/2002-11-02/103200.html

• « En nombre de Dios, producción más premiada de TVE esta temporada », El país, 9


mars 1988 : https://elpais.com/diario/1988/03/09/radiotv/573865204_850215.html.

• « Encuentro con Patricio Guzmán y Renate Sachse », Julio Feo Zarandieta, source:
http://periodistas-es.com/encuentro-con-patricio-Guzmán-y-renate-sachse-61214

• « Entrevista con Patricio Guzmán, un documentalista filmando y construyendo historia


», Mauricio Yánez, Bogotá, mars 2000 :
http://www.rchav.cl/2004_4_ent02_yanez.html

• « Entrevista a Patricio Guzmán » :


http://escueladecinedocumentaldecaracas.blogspot.com.es/2011/02/entrevista-patricio-
Guzmán.html

• « Entrevistas : Patricio Guzmán » : http://cinemaadhoc.info/2016/02/entrevistas-


patricio-Guzmán

• « Entrevista a Patricio Guzmán », Iván Pinto, El ángel exterminador, n°22, juillet-aout-


septembre 2013 (http://elangelexterminador.com.ar/articulosnro.22/Guzmán.html).

• « Entrevista a Patricio Guzmán por Ignacio Vidaurrazaga. Comunicaciones Villa


Grimaldi » : https://www.lemondediplomatique.cl/Entrevista-a-Patricio-Guzmán-
por.html

• « Liste des nominations pour les César 2016 » : www.academie-


cinema.org/data/document/liste-nominations-2016-annonce.pdf

• « Los desafíos de la realidad. Una entrevista con Patricio Guzmán, Andrés & Santiago
Rubín de Celis », Doc-Online, n°8, aout 2010 :
http://www.doc.ubi.pt/08/entrevista_patricio_Guzmán.pdf

• « Mauro Valdes, director ejecutivo de TVN, le responde a Patricio Guzmán por criticas
a la emision de Nostalgia de la luz » : http://www.fotech.cl/mauro-valdes-director-
ejecutivo-de-tvn-le-responde-a-patricio-Guzmán-por-criticas-a-la-emision-de-
nostalgia-de-luz/2013/08/01

535
• « México precolombino, una serie documental española sobre los mayas y los aztecas
», El país, 9 aout 1987 :
https://elpais.com/diario/1987/08/09/radiotv/555458403_850215.html.

• «Nomina de proyectos seleccionados, FONDART, Ámbito nacional de financiamiento,


Convocatoria 2013» : www.fondosdecultura.cl/wp-
content/uploads/2015/06/resultados-fondos-2013.pdf

• « Nuestros países están llenos de héroes de cartón piedra », Cinema Chile, Roberto
Doveris, 28 janvier 2015 : http://www.cinemachile.cl/patricio-Guzmán-nuestros-paises/

• « Patricio Guzmán. Entretiens », magazine du Jeu de Paume :


http://lemagazine.jeudepaume.org/2012/08/patricio-Guzmán.

• « Patricio Guzmán cierra con El caso Pinochet su relato sobre el dictador » :


https://elpais.com/diario/2001/12/01/espectaculos/1007161201_850215.html

• « Patricio Guzmán estrena en Chile el documental Salvador Allende » :


https://elpais.com/diario/2005/09/02/cine/1125612014_850215.html

• « Patricio Guzmán, el documentalista que registra las batallas de Chile » :


http://www.t13.cl/noticia/entretencion/espectaculos/cultura/patricio-Guzmán-el-
documentalista-que-registra-las-batallas-de-chile

• « Patricio Guzmán, el memorioso » : http://www.eldesconcierto.cl/2013/03/19/patricio-


Guzmán-el-memorioso

• « Patricio Guzmán : la television chilena jamas ha programado una pelicula mia » :


http://www.observatoriofucatel.cl/patricio-Guzmán-la-television-chilena-jamas-ha-
programado-una-pelicula-mia

• « Patricio Guzmán : Soy un realizador lento, tardo tres o cuatro años en hacer una
pelicula » : http://www.escribiendocine.com/entrevista/0012521-patricio-Guzmán-soy-
un-realizador-lento-tardo-tres-o-cuatro-anos-en-hacer-una-pelicula

• « Patricio Guzmán usa la geografía chilena como metáfora histórica », El Telégrafo, 17


février 2015 (http://www.eltelegrafo.com.ec/noticias/cultura1/1/patricio-Guzmán-usa-
la-geografia-chilena-como-metafora-historica).

• « Patricio Guzmán y su Oso de Plata en Berlín: el cine documental es un cuarteto de


cuerda » : http://www.emol.com/noticias/magazine/2015/02/14/703707/patricio-
Guzmán-y-su-oso-de-plata-en-berlin-el-cine-documental-es-un-cuarteto-de-
cuerda.html

• « Presentan material pedagogico basado en la obra y figura del cineasta Patricio Guzmán
» : http://www.cultura.gob.cl/actualidad/presentan-material-pedagogico-basado-en-la-
obra-y-figura-del-cineasta-patricio-Guzmán

536
• « Se hacen mejores negocios cuando la memoria está resuelta », Clarín – Revista Ñ :
https://www.clarin.com/rn/escenarios/cine/Entrevista_Patricio_Guzmán_Bafici_2011_
Nostalgia_de_la_luz_0_B1uGRnmpDml.html

• «TVE estrena el domingo una "inacabable historia de invasión y de contra invasión” », El país, Pedro
Sorela, 18 septembre 1986 : https://elpais.com/diario/1986/09/18/radiotv/527378404_850215.html.

• « TVE estrena un Carlos III que sale bien parado, pero no esconde sus defectos », José
Miguel Contreras, El pais, 7 décembre 1988 :
https://elpais.com/diario/1988/12/07/radiotv/597452404_850215.html

• « Un cinéaste au fond des yeux » : http://www.telerama.fr/cinema/un-cineaste-au-fond-


des-yeux-38-patricio-Guzmán,55723.php

• « Un documental sobre la Iglesia chilena, segunda opción de Televisión Española al


Premio Italia », Alfonso Armada, El país, 20 septembre 1987 :
https://elpais.com/diario/1987/09/20/radiotv/559087204_850215.html.

Les écrits de Patricio Guzmán

• « Carta abierta de Patricio Guzmán a ministra de Educacion por censura del


documental Nostalgia de la luz en un colegio », 6 octobre 2010 :
http://ciperchile.cl/2013/10/08/carta-abierta-de-patricio-Guzmán-a-ministra-de-
educacion-por-censura-del-documental-“nostalgia-de-la-luz”-en-un-colegio/

• « Carta abierta de Patricio Guzmán dirigida al Señor Mauro Valdés, director ejecutivo
de TVN », 31 juillet 2013 :
https://corporacionculdoc.wordpress.com/2013/08/01/carta-abierta-de-patricio-
Guzmán-dirigida-al-senor-mauro-valdes-director-ejecutivo-de-tvn/

• « Ce que je dois à Chris Marker », envoyé par le documentariste le 3 octobre 2012.

• « Respuesta abierta de Patricio Guzmán dirigida al Señor Mauro Valdés, director


ejecutivo de TVN », 2 aout 2013 :
https://corporacionculdoc.wordpress.com/2013/08/01/respuesta-abierta-de-patricio-
Guzmán-dirigida-al-senor-mauro-valdes-director-ejecutivo-de-tvn/

Ressources diverses

• « Accord ARTE-TVE » : https://www.lesechos.fr/13/07/1995/LesEchos/16939-111-


ECH_accord-arte-tve.htm.

• « Actes de la conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement »,


volume 1 : http://unctad.org/fr/Docs/td180vol1_fr.pdf.

537
• « Buscar un refugio para recomponer la vida: el exilio argentino de los años 70 », Elda
González Martínez :
http://www.unive.it/media/allegato/dep/n_1speciale/01_Gonzalez.pdf

• « Chili : Michelle Bachelet et la révolte des pingouins » : http://www.lemonde.fr/a-la-


une/article/2006/11/29/chili-michelle-bachelet-et-la-revolte-des-
pingouins_839908_3208.html.

• « Condena del golpe de estado en Chile del Congreso de Venezuela » :


http://solidaridadconchile.org/?p=974.

• « Cortázar parle de l’exil » : http://les4cats.free.fr/exiljc.htm.

• Edgar Morin, « Sur l’interdisciplinarité » : http://ciret-


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561
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562
ANNEXES

563
Annexe 1 : « Pour un cinéma imparfait », Julio Garcia Espinosa,
Cuba, 1969.
(source : https://citylightscinema.wordpress.com/2013/01/19/pour-un-cinema-imparfait-texte-
de-julio-garcia-espinosa/)

« AUJOURD’HUI, UN CINÉMA PARFAIT – techniquement et artistiquement abouti


– est presque toujours un cinéma réactionnaire. La plus grande tentation pour le cinéma cubain
en ce moment – alors qu’il est parvenu à produire un cinéma de qualité, un cinéma possédant
une importance culturelle au sein du processus révolutionnaire – est précisément celle de
devenir un cinéma parfait. Le boom du cinéma latino-américain – avec Cuba et le Brésil en tête,
selon les applaudissements et l’agrément de l’intellectualité européenne – est semblable,
actuellement, à celui dont jouissait de façon exclusive le roman latino-américain.
Pourquoi nous applaudissent-ils? Sans doute a-t-on atteint une certaine qualité. Sans doute y
voit-on un certain optimisme politique. Sans doute existe-t-il une certaine instrumentalisation
mutuelle. Mais sans doute s’agit-il de quelque chose d’autre. Pourquoi ces
applaudissements nous préoccupent-ils? N’y-a-t-il pas, entre les règles du jeu de l’art, la finalité
d’une reconnaissance publique ?
La reconnaissance européenne – au niveau de la culture artistique – n’est-elle pas
équivalente à une reconnaissance mondiale? L’art en général et nos peuples en particulier ne
tirent-ils pas bénéfice du fait que les ouvrages d’art réalisés dans les pays sous-
développés obtiennent une telle reconnaissance? Curieusement, ce qui motive ces inquiétudes,
il faut le clarifier, n’est pas seulement d’ordre éthique. Il s’agit plutôt, et surtout, d’un ordre
esthétique, si on peut tirer une ligne si arbitrairement divisoire entre les deux termes (…). Une
nouvelle poétique pour le cinéma sera, avant tout et surtout, une poétique «intéressée», un art
«intéressé», un cinéma conscient et résolument intéressé, c’est-à- dire, un cinéma imparfait. Un
art «désintéressé», comme activité esthétique pleine, ne pourra se faire que lorsque ce sera le
peuple qui le fera de ses propres mains. L’art d’aujourd’hui doit assumer un quota de travail
pour que le travail puisse assumer un quota d’art. La devise de ce cinéma imparfait (que nous
n’avons pas besoin d’inventer puisqu’elle existe déjà) est: «On ne s’intéresse pas aux problèmes
des névrotiques, on s’intéresse aux problèmes des lucides», comme dirait Glauber Rocha. L’art
n’a plus besoin du névrotique et de ses problèmes. C’est plutôt le névrotique qui a encore besoin
de l’art, qui en a besoin comme soulagement, comme alibi, ou, comme Freud dirait, comme
sublimation de ses problèmes. Le névrotique peut créer de l’art, mais l’art n’est pas obligé de
564
créer des névrotiques (…) Le nouveau destinataire du cinéma imparfait se trouve du côté de
ceux qui luttent. Et il trouve sa thématique dans leurs problèmes. Les lucides, pour le cinéma
imparfait, sont ceux qui pensent et qui sont convaincus que le monde peut changer, qui, malgré
les problèmes et les difficultés, sont convaincus qu’ils peuvent le changer de façon
révolutionnaire. Le cinéma imparfait n’a pas à lutter pour construire un «public». Au contraire.
On pourrait dire que, actuellement, il y a plus de public pour un cinéma de cette nature que de
cinéastes pour ce public.(…) Le cinéma imparfait est une réponse. Mais il est aussi une question
qui trouvera ses réponses dans son propre développement. Le cinéma imparfait peut utiliser
le documentaire, la fiction, ou les deux. Il peut utiliser un genre ou un autre ou tous les genres.
Il peut utiliser le cinéma comme un art pluriel ou comme une expression spécifique. Cela lui
est égal. Ce type d’alternatives et de problèmes ne l’intéressent pas. (…) Le cinéma imparfait
peut être aussi amusant. Amusant pour le cinéaste et pour son nouvel interlocuteur. Ceux qui
luttent ne luttent pas à coté de la vie, mais à l’intérieur de la vie. La lutte est la vie et vice versa.
On ne lutte pas pour vivre «après». La lutte exige une organisation qui est l’organisation de la
vie. Même dans sa phase la plus extrême – la guerre totale et directe – la vie s’organise, et cela
c’est aussi organiser la lutte. Et dans la vie, comme dans la lutte, il y a toutes sortes de choses,
y compris le divertissement. Le cinéma imparfait peut s’amuser, précisément, avec tout ce qui
le nie.
Le cinéma imparfait n’est pas exhibitionniste, dans le double sens du mot. Il ne l’est ni
dans son sens narcissique, ni dans son sens mercantiliste, c’est-à-dire, dans le but de se montrer
dans les salles et les circuits établis. Il faut se rappeler que la mort du vedettariat chez les acteurs
a été positive pour l’art. Il ne faut pas douter que la mort du vedettariat chez les réalisateurs
ouvrira des perspectives similaires. Justement, le cinéma imparfait doit travailler main dans la
main, dès maintenant, avec des sociologues, des dirigeants révolutionnaires, des psychologues,
des économistes, etc. De plus, le cinéma imparfait refuse les services de la critique. Il
considère comme anachronique la fonction des médiateurs et intermédiaires. Le cinéma
imparfait ne s’intéresse plus à la qualité et à la technique. Le cinéma imparfait peut se faire avec
une Mitchell ou avec une caméra de 8 mm.
Il peut se faire dans un studio ou au sein d’une guérilla, au milieu de la forêt. Le cinéma
imparfait ne s’intéresse plus à un goût déterminé, et encore moins au «bon goût». Il ne
s’intéresse plus à trouver de la qualité dans les œuvres d’un artiste. La seule chose qui
l’intéresse dans un artiste est de savoir comment il répond à la question suivante: que fait-il

565
pour dépasser la barrière formée par les interlocuteurs cultivés et minoritaires qui jusqu’ici
conditionnaient la qualité de son œuvre ?
Le cinéaste de cette nouvelle poétique ne doit pas voir en elle l’objet de sa réalisation
personnelle. Il doit aussi occuper une autre activité. Il doit mettre sa condition ou son aspiration
de révolutionnaire au-dessus de tout. En d’autres mots, il doit essayer de se réaliser en tant
que personne, et pas seulement en tant qu’artiste. Le cinéma ne doit pas oublier que son but
essentiel est de disparaître en tant que nouvelle poétique. Il ne s’agit plus de remplacer une
tendance par une autre, un isme par un autre, une poésie par une antipoésie, mais de faire enfin
naître mille fleurs différentes. Le futur appartient au folklore. Arrêtons d’exhiber le
folklore avec un orgueil démagogique, comme une célébration.
Exhibons-le plutôt comme une dénonciation cruelle, comme un témoin douloureux de
ce stade auquel les peuples furent obligés d’arrêter leur puissance de création artistique. Le futur
appartiendra, sans doute, au folklore. Mais à ce moment-là il n’y aura plus besoin de l’appeler
comme ça, car rien ni personne ne pourra à nouveau paralyser l’esprit créateur du peuple. L’art
ne va pas disparaître dans le néant. Il va disparaître dans le tout. »

Paru dans Cine Cubano, numéro 140, 1969.

566
Annexe 2 : témoignage de José J. Bartolomé (envoyé le 23 mai
2014).

« Conocí a Patricio a mediados de los 60 cuando vino a España, con su primera esposa
Paloma, a estudiar Dirección en la Escuela Oficial de Cine, EOC, en donde entró un año antes
de que yo lo hiciera. Coincidimos, pues, como alumnos, durante dos años, de los tres que
duraban los estudios. Por otra parte, Patricio era amigo y compañero en la EOC de mi hermana
Cecilia y, a través de ella, es posible que tuviera contacto con Patricio antes incluso de mi
entrada en la EOC, aunque confieso que no lo recuerdo con precisión. Si me acuerdo de que
inicialmente vivieron en la Casa do Brasil, una residencia estudiantil que excepcionalmente
admitía parejas.
Una vez que yo entré en la EOC, como alumno de primer curso de Dirección, me
correspondió ejercer de ayudante de dirección de Patricio en su práctica de segundo curso,
situación que, ya estudiando segundo de dirección, se repitió al año siguiente con su práctica
de tercero. Ambas prácticas consistían, dentro del plan de estudios de la EOC, en dos
mediometrajes (entre 15 y 30 minutos) argumentales. En ambos casos, Patricio trabajo sobre
textos del dramaturgo chileno, Jorge Diaz. Se trataba de filmes que no podían calificarse de
documentales, pues se trabajaba con actores y a partir de un guion cerrado, pero que tampoco
correspondían a lo que podría llamarse ficción pues más que "contar una historia", expresaban
un concepto, mezclando diálogos de personajes, falsos anuncios e imágenes reales para
denunciar irónicamente la situación en América Latina.
Estilísticamente, recuerdo que Patricio utilizó mucho en su trabajo las técnicas del cine
publicitario (en el que había trabajado y trabajaba para vivir), con imágenes de alto contraste
(en lo que recuerdo) y un montaje muy picado con intercalación de letreros y mensajes. Era un
estilo muy diferente del habitual en la mayoría de los alumnos, muy influidos por el
postneorealismo italiano (Antonioni, Zurlini, Visconti) y que luego vi en algunas obras del
cubano Álvarez y en La Hora de los Hornos de Solanas. Desgraciadamente hace muchos años
que no he vuelto a ver aquellas películas así que poco más puedo decir, salvo que años después
en "La Cruz de Sur" (también pretendidamente argumental) me pareció vislumbrar algo de
aquellas técnicas, aunque tal vez con cierto deje esteticista.
En aquellos años creo que el realismo era la línea predominante en la escuela. Un
realismo pasado por Antonioni, cuyo prestigio estaba en su apogeo. Aunque Berlanga era sin
duda el nombre más prestigioso dentro del profesorado, se limitaba a transmitir su propia
experiencia más personal que profesional, mientras que la parte teórica era asumida por Serrano
567
(un autor del "cine de calidad" de los 40), Saura, Grau y sobre todo Borau como profesor de
guion. Así, lo que predominaba era, con las lógicas excepciones, un realismo crítico, descriptivo
básicamente de la burguesía y de las limitaciones económicas e ideológicas de la clase media.
En una España en la que el acceso a una parte importante del cine mundial estaba limitado por
la censura, los alumnos podíamos acceder sin limitaciones a la obra de todos los realizadores
prohibidos o censurados (en la EOC podían verse las películas que la censura había rechazado).
Nuestras propias prácticas gozaban de un trato "especial" de forma que se podían tratar en ellas
temas que la censura prohibía para el cine exhibido en las salas comerciales. Era una especie
de "pacto" según el cual podíamos tocar ciertos temas siempre que el tono estuviera medido y
presentado dentro de un cine de "calidad". Pero nuestro acceso al cine mundial era en realidad
un acceso al cine europeo y norteamericano. El cine latinoamericano nos llegaba con dificultad
(sólo recuerdo algunas películas del argentino Torre Nilson).
En cuanto al contexto, la segunda mitad de los años sesenta estuvo marcada por una
intensa movilización política en la Universidad española, paralela a la que se estaba
produciendo en las universidades europeas y americanas, aunque con la singularidad de que
esta movilización se daba en el contexto de una dictadura represiva y en abierto enfrentamiento
con ella. Por ello, junto a la universal oposición a la guerra de Vietnam, los lemas más
frecuentes eran la demanda de libertad y el retorno a la democracia. Mayo del 68 supuso un
punto de inflexión con la aparición de nuevos temas y la ruptura del predominio que hasta ese
momento había tenido el Partido Comunista en las movilizaciones estudiantiles. Grupos
trotskistas, maoístas, anarquistas, situacionistas etc. radicalizaron el movimiento en línea con
lo que estaba ocurriendo en Europa, de forma que junto a las viejas reclamaciones se añadieron
temas nuevos relacionados con la libertad sexual, el feminismo, o el rechazo a la asimilación
por la sociedad capitalista.
La EOC, que desde su condición privilegiada había formado parte de las movilizaciones
anteriores, también se vio influida por los aires de mayo y en las obras de los alumnos se pudo
apreciar un deslizamiento desde el realismo critico anterior hacia opciones abiertamente
transgresoras de las limitaciones que establecían las normas de la escuela, con films que
rechazaban su condición de "cine de calidad" y trataban de provocar al espectador (y a la
censura de la Escuela) tanto por los temas tratados como por la forma de presentarlos. Esto dio
lugar a fuertes conflictos con la dirección que concluyeron con el cierre definitivo de la Escuela
en 1971. Después de tanto tiempo es difícil precisarlo y tal vez tendría que ser el propio Patricio
el que aportara más información, pero en mis recuerdos Patricio se mantuvo relativamente
apartado de aquel movimiento, a pesar de incluirse genéricamente en la izquierda, posiblemente

568
por su condición de extranjero y también porque ya entonces su interés principal seguía siendo
América Latina. Así, su práctica de tercero, pese a consistir en una denuncia del imperialismo
y las elites latinoamericanas, creo recordar que fue calificada dentro de lo que se consideraba
aceptable políticamente por la dirección de la Escuela.
Mas o menos coincidiendo con la campaña electoral de la Unidad Popular (yo estaba
haciendo entonces el servicio militar), Patricio volvió a Chile y perdimos temporalmente el
contacto hasta mi ingreso en Chile en octubre de 1972. Allí volví a encontrarme con él.
Generosamente me ayudó a instalarme en Chile (fue a través suyo que encontré mi primera
vivienda) y cuando estaba a punto de marcharme a Arica para trabajar en la Universidad del
Norte, me ofreció colaborar en el documental que estaba a punto de iniciar a rodar, que luego
sería La Batalla de Chile. En la Batalla, además de ayudante de dirección, asumí la función de
"analista político" para organizar los temas y enfoques de nuestros rodajes. Como en Madrid,
se trataba de un rodaje muy conceptual, donde, dentro de un marco general - el conflicto que se
estaba produciendo en Chile - se trataba de cubrir los diferentes aspectos y frentes con rodajes
muy selectivos. Una vez en el lugar de rodaje volvíamos al documental con toda su carga de
espontaneidad. Pero incluso allí, tratábamos de seleccionar los momentos clave que nos
permitieran mostrar el tema que buscábamos. Es decir, frente a la pretendida "espontaneidad"
del documental nosotros trabajábamos con un guion conceptual relativamente cerrado que se
adaptaba según se iba modificando la realidad que nos encontrábamos.
Habíamos finalizado prácticamente el rodaje y estábamos iniciando la postproducción
en Chile Films cuando se produjo el golpe de estado. Suspendimos el contacto, una vez estuvo
a salvo el material, y yo logré salir en octubre de 1973 de forma que desconozco cual fue la
financiación de su viaje. Ya en España volvimos a reencontrarnos y juntos viajamos a Cuba
para iniciar la postproducción de la Batalla con el material que habíamos conseguido salvar
integro a través de la embajada sueca. En Cuba trabajamos en la edición de lo que serían la
primera y segunda partes de la Batalla, siendo una de mis funciones la de redactar los textos de
lo que sería la voz en off. En aquellos momentos, tanto durante el rodaje en Chile como en la
postproducción en La Habana, creo que nuestra principal preocupación era la de "mostrar y
explicar" con un carácter de inmediatez. Creo que sólo más tarde, al reflexionar sobre lo
ocurrido y sobre los efectos del tiempo sobre los chilenos que aparecían en la Batalla, se dio
esa pasión por la memoria de la que habla.
Sí hubo entonces y creo que se conserva ahora una preferencia por la "gente corriente",
como portavoz de experiencias y vivencias, frente a la formalidad de dirigentes y líderes. En
noviembre de 1975 coincidiendo con la muerte de Franco, por motivos personales, regresé a

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España, cuando ya habíamos podido proyectar en el ICAIC la primera copia definitiva de la
primera parte de la Batalla y teníamos prácticamente lista la segunda. Desde entonces cada uno
siguió su camino (yo ya no participé en la edición definitiva de la tercera parte de la Batalla) y
sólo hemos mantenido un contacto intermitente y casual (encuentros en proyecciones,
reuniones con amigos) sin que hayamos vuelto a colaborar en otra obra.
Espero que estas informaciones le puedan ser de utilidad ».

570
Annexe 3 : présentation du séminaire de Patricio Guzmán.

source : https://docslide.us/documents/curso-de-documental-con-patricio-Guzmán-materiales-
para-alumnos-seguidos.html (pp.2-3)

La idea central de este seminario es hablar del documental en todos sus estados a partir
del guión. Tomaremos como punto de partida (y punto de llegada) las distintas etapas por las
cuales atraviesa un guión documental. A pesar de que se hablado mucho de “la inutilidad o
incluso de la inexistencia del guión documental” nosotros creemos que, por el contrario, la
escritura documental es recomendable para fabricar una obra documental.
Una de las características del “guión documental” es que permanece abierto (inconcluso,
cambiante, alterable), durante todo el proceso de realización de una obra, desde el primer día
de rodaje hasta la mezcla de sonido, lo que permite hablar de la “escritura” en paralelo con las
etapas de la fabricación de todo el filme.

Contenido de las clases:

• Clase l : escritura / Idea / Sinopsis / Dispositivo / Investigación / Guión imaginario

• Clase 2 : escritura y rodaje / Localizaciones / Plan de rodaje / Rodaje / Punto de vista /


Estrategia de rodaje / La improvisación / Los hechos invisibles

• Clase 3 : escritura y rodaje / Recursos narrativos del rodaje / Los personajes / Cómo se
buscan, cómo se filman / La cuestión ética / Entrevistas / Acción / Descripción /
Reconstrucciones

• Clase 4 : escritura y montaje / El punto de vista del montador / El corte y los conceptos
de la forma / Los límites del montaje / Agentes narrativos del montaje / Comentario /
Banda sonora / Música / Archivo / Fotografías

• Clase 5 : producción / Repaso general / Factores de la producción / El autor / El


productor / El difusor / El público

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Le cinéma de Patricio Guzmán. Histoire, mémoires, engagements : un itinéraire transnational

Ce travail de recherche met en lumière l’itinéraire de Patricio Guzmán, documentariste chilien actif depuis les années 1960.
À l’aide d’une approche pluridisciplinaire expérimentale, nous interrogeons les rapports dynamiques entre cinéma, histoire et
mémoires par le biais de la biographie d’un artiste qui devient, progressivement, un médiateur transnational entre le Chili et le monde.
Le plan chronologique débute par l’étude de l’adolescence artistique du réalisateur chilien, entre les années 1950 et la fin de l’année
1972, cœur de l’époque de l’Unité Populaire de Salvador Allende. Ensuite, nous nous intéressons aux années 1970, lorsque Patr icio
Guzmán part en exil après l’arrivée au pouvoir de la dictature de Pinochet. Il crée patiemment la trilogie de La batalla de Chile au sein
de la Cuba révolutionnaire, alors que le drame chilien suscite des solidarités multiples à l’échelle internationale. Dans un troisième
temps, nous retraçons l’itinéraire de l’exilé chilien dans les années 1980 et 1990, entre Espagne et voyages/aventures créatives,
principalement en collaboration avec la Télévision nationale espagnole. L’obstination chilienne demeure, malgré l’éloignement : elle
est nourrie par l’expérience d’autres horizons. Enfin, nous consacrons la dernière partie au cinéma de Patricio Guzmán post-dictature,
marqué par des engagements mémoriels exigeants, ainsi que des bouleversements de sa méthode de création. Le réalisateur confirme
son statut de référence du documentaire mondial, ainsi que la puissance de ses réseaux transnationaux. Ce travail conjugue
contextualisations historiques et analyses des films (et de leurs possibilités d’existence).

Mots-clés : Patricio Guzmán, cinéma documentaire, histoire, Chili, mémoire, biographie, exil, médiateur
transnational

The cinema of Patricio Guzmán. History, memories, commitments : a transnational itinerary

This research work brings to light the itinerary of Patricio Guzmán, Chilean documentary filmmaker active since the sixties.
With the help of an experimental and multidisciplinary approach, we are questioning the dynamic relationships between cinema,
history and memories through the biography of an artist who becomes, gradually, a transnational mediator between Chile and th e
world. The chronological plan starts by studying the Chilean director’s artistic adolescence, between the fifties and the end o f 1972,
heart of the time of Salvador Allende’s Popular Unity. Then, we are interested in the seventies, when Patricio Guzmán leaves in exile
after the coming of Pinochet’s dictatorship to power. Patiently, he creates The battle of Chile’s trilogy, in the revolutionary Cuba, while
the Chilean tragedy generates multiples kinds of solidarities at the international level. In a third step , we retrace the Chilean exile’s
itinerary in the eighties and nineties, between Spain and adventures of creative travels, mainly in collaboration with the Sp anish
National Television. The Chilean obstinacy stays, despites geographical distance : she’s nurtured by others horizon’s experiences.
Lastly, we spend the last part of this research focusing on the post -dictatorship’s Patricio Guzmán’s cinema, marked by discerning
memorialization’s commitments, as well as turmoil of his creation method. The director confirms his status of documentary’s global
reference, as well as the power of his transnationals networks. This research work combines historical contextualization and movie’s
analysis (besides of their existence’s possibilities).

Keywords : Patricio Guzmán, documentary cinema, history, Chile, memory, biography, exile, transnational
mediator

Université Paris III – Sorbonne Nouvelle


ED 267 (Arts et Médias) / ED 122 (Europe latine, Amérique latine)
13, rue de Santeuil
75231 Paris cedex 05

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