Vous êtes sur la page 1sur 4

Kail, Michèle.

« Sommes-nous différents face aux langues


étrangères ? »
Sciences Humaines, vol. 296, no. 9, 2017, pp. 9-9.

De récents travaux mettent en évidence des différences neuronales significatives...

De récents travaux mettent en évidence des différences neuronales significatives, d'un


individu à l'autre, associées aux capacités d'apprentissage des langues.

Lors de l'apprentissage d'une langue étrangère (L2), certains réussissent mieux et plus
rapidement que d'autres. De telles différences sont parfois présentées comme le signe d'une
« aptitude langagière », pour ne pas dire d'un don, supposition qui fait encore l'objet de vifs
débats.

Les études pluridisciplinaires qui interrogent les capacités adaptatives du cerveau sont plus
convaincantes. Le développement des méthodes de neuroimagerie a apporté de nouvelles
connaissances et renouvelé les approches : comment expliquer que les adultes acquièrent une
langue étrangère moins aisément que les très jeunes enfants ? Le fait d'apprendre une autre
langue a-t-il des effets neurocognitifs ? Comment expliquer que parmi les fonctions
supérieures, le langage est celle qui résiste le mieux au déclin cognitif lié au vieillissement ?

Les apports de la neuroimagerie


Lors de l'acquisition d'une deuxième langue, les mécanismes cérébraux semblent différer de
ceux qui sous-tendent l'acquisition de la langue maternelle. Ainsi, les différences neurales ne
concernent pas les aires classiques du langage (l'aire de Broca) mais notamment les parties
antérieures du cortex préfrontal et le cortex cingulaire antérieur. Cette activité cérébrale dans
l'aire frontale résulte d'un contrôle cognitif plus important pour l'acquisition de la seconde
langue que pour la langue maternelle. Lorsque celui qui apprend une seconde langue a atteint
un bon niveau, cette activité cérébrale auxiliaire diminue et la nouvelle langue acquise engage
alors les mêmes processus que la langue maternelle. L'intervention du contrôle cognitif (liée au
cortex frontal) devient moins nécessaire.

Une capacité unique à résoudre les conflits


Selon certains psycholinguistes[1] cet usage précoce du contrôle cognitif chez les bilingues leur
donne une capacité unique à résoudre les conflits dans les tâches verbales et non verbales. Par
ailleurs, des mécanismes attentionnels pourraient être à l'origine de l'habileté des bilingues à
choisir de parler dans une langue plutôt que dans l'autre sans interférence entre les langues.
Certaines régions du cerveau forment ainsi un réseau fonctionnel intégré pour le contrôle
bilingue. Des recherches récentes ont montré une densité de la matière grise plus grande dans
ces régions chez les sujets bilingues.

Quelques rares recherches s'intéressent aux effets neuronaux en fonction de la proximité entre
les deux langues (anglais/allemand) ou au contraire de leur éloignement (anglais/chinois). Les
recherches montrent que les aires activées sont les mêmes lorsqu'il y a similarité entre les
langues. En revanche, l'éloignement linguistique entraîne des différences dans les schémas
1
d'activation de certaines zones cérébrales (le gyrus frontal inférieur et supérieur gauche et dans
les aires temporo-médianes).

Les modifications anatomiques induites par la pratique d'une seconde langue ou l'expérience
bilingue ont également révélé des changements affectant la densité de la matière grise, la
substance blanche (les connexions neuronales) ou l'épaisseur du cortex. Ceux qui apprennent
rapidement présentent une plus forte densité et un volume plus important de la substance
blanche dans le gyrus d'Heschl. Ces changements peuvent même intervenir suite à des
apprentissages courts ou des entraînements intensifs. Ils sont sensibles à l'âge d'acquisition de
la deuxième langue : plus l'apprentissage est précoce plus la densité de la matière grise
augmente. Et plus la maîtrise de la deuxième langue augmente, plus la densité de la matière
grise et l'intégrité de la matière blanche augmentent.

La mise en évidence de ces différences neuronales associée aux différentes capacités


d'apprentissage a favorisé l'émergence d'un nouveau domaine consacré aux propriétés de
connectivité des réseaux cérébraux : la connectivité effective.

Mieux comprendre les différences individuelles


Au cours de ces dernières années, les neurosciences cognitives du langage ont en effet déplacé
leur attention des zones spécifiques du cerveau vers l'étude des dynamiques de réseaux de
neurones. Ces réseaux liés à l'acquisition et l'usage linguistique sont interconnectés à grande
échelle, impliquant de nombreuses aires cérébrales avec des nœuds très fortement connectés
(hubs). L'examen de ces interactions entre les réseaux cérébraux impliqués dans l'apprentissage
de la deuxième langue est une des clés pour comprendre les différences individuelles. Il s'agit
d'identifier à la fois les régions cérébrales d'intérêt (nodes), leurs connexions, la force de ces
connexions et les directions de l'information d'une région à l'autre avant et après l'apprentissage.
Certaines méthodes analytiques (la théorie des graphes, la modélisation dynamique causale)
permettent par ailleurs d'examiner l'activation et les connexions à un moment T et les directions
d'influence à travers le déroulement temporel de l'apprentissage.

Une première tentative d'identification des réseaux cérébraux qui soustendent l'apprentissage
lexical a été menée récemment par une équipe de chercheurs chinois et américains[2]. Un
groupe d'adultes anglais a appris durant 6 semaines (à raison de 3 séances par semaine) 48
pseudo-mots (monosyllabes CVC) en chinois mandarin sur lesquels ont été surimposés trois
types de tons (neutre, montant, descendant).

Les données d'imagerie cérébrale montrent que pour traiter l'information tonale et lexicale des
mots de la deuxième langue, les sujets qui ont le mieux appris recrutent des réseaux cérébraux
plus intégrés que ceux qui ont peu appris. Les analyses de connectivité montrent même un fait
surprenant : les différences existent avant même que l'apprentissage ait commencé (T1). Elles
révèlent un réseau fronto-temporal (connexions entre IFG, MFG et STG) qui pourrait être
prédictif pour distinguer bons et faibles apprenants. Un réseau plus cohérent et plus fortement
intégré, à la fois localement et globalement, caractérise l'apprentissage réussi (T2). C'est aussi
un réseau où les régions antérieures et postérieures communiquent par le biais de relais ( SMA
et INS) mais également directement, ce qui confère à la fois efficience et flexibilité à
l'apprentissage. Enfin, l'apprentissage lexical repose sur la connexion entre MFG et IPL, absente
chez les faibles apprenants.

2
 [3]

Apprendre une langue étrangère au grand âge


Avec l’âge, les fonctions cognitives déclinent, mais à des rythmes très différents. Les capacités
linguistiques représentent un cas particulièrement étonnant de résilience face au vieillissement.
Les recherches en imagerie ont montré que le langage engage de très nombreuses aires
cérébrales dans les deux hémisphères notamment dans l’aire de Broca située dans l’hémisphère
gauche. Cette connectivité favorise des apprentissages tardifs.
Un constat surprenant est le maintien de nombreuses habiletés langagières malgré les atteintes
neurobiologiques liées à l’âge. Cette dissonance résulterait de réorganisations liées à la
plasticité cérébrale et qui permet au cerveau de compenser le déclin du vieillissement.
Une autre hypothèse, non contradictoire, relie le maintien des capacités langagières à
l’existence de stratégies du sujet âgé pour effectuer un traitement adaptatif optimal des
structures linguistiques  [4]. Certains phénomènes de compensation s’observent par une
réduction de l’asymétrie entre les hémisphériques chez les sujets âgés (alors que les jeunes
n’utilisent qu’un seul hémisphère). De même, on constate une augmentation de l’activité dans
les régions frontales du cerveau avec l’âge.
Cependant, certains chercheurs  [5] contestent l’idée de compensation. Ils s’appuient sur le
constat de la préservation de certaines capacités (comme les traitements syntaxiques de mots).
Ce sont les changements dans la dynamique des réseaux neurocognitifs et leurs interactions
avec d’autres réseaux cognitifs généraux (mémoire, attention) qui pourraient expliquer maintien
ou déclin des performances langagières chez les sujets âgés.
Quoi qu’il en soit, la nouvelle perspective dynamique de configuration et reconfiguration
cérébrales permet d’envisager les différences individuelles par de multiples facteurs : facteurs
cognitifs (mémoire et contrôle exécutif), timing (l’âge d’acquisition) ou contexte de
l’apprentissage (classe, immersion).
Une chose est sûre, les capacités d’adaptation du cerveau montrent qu’il n’est jamais trop tard
pour apprendre une autre langue.

3
Notes
[1] Ellen Bialystok, « Bilingualism. The good, the bad and the indifferent », Bilingualism,
Language and Cognition, vol. XII, n° 1, 2009.
[2] Jing Yang, Katleen Gates, Peter Molenaar et Ping Li, « Neural changes underlying
successful second language learning. An fMRI study », Journal of Neurolinguistics, vol. XXXIII,
février 2015.
[3] Pour information
IFG : traitement lexical et morphosyntaxique
MFG : traitement sémantique des mots, contrôle articulatoire, fonctions exécutives
SMA : production, contrôle moteur
INS : attention, saillance
STG : traitement acoustico-phonologique
IPL : mémoire de travail phonologique, apprentissage lexical
[4] Michèle Kail, Patrick Lemaire & Mireille Lecacheur, « Online grammaticality judgments in
French young and older adults », Experimental Aging Resarch, vol. XXXVIII, n° 2, 2012.
[5] Meredith Shafto et Lorraine Tyler, « Language in the aging brain. The network dynamics
of cognitive decline and preservation, Science, vol. CCCXLVI, n° 6209, 31 octobre 2014.

Mis en ligne sur Cairn.info le 17/10/2017

Vous aimerez peut-être aussi