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POÉSIE ET GRAMMAIRE SELON ǦALĀL AL-DĪN AL-SUYŪṬĪ

Author(s): Antonella Ghersetti


Source: Quaderni di Studi Arabi, NUOVA SERIE, Vol. 8, De miel et de coloquinte Mélanges
en hommage à Pierre Larcher (2013), pp. 147-166
Published by: Istituto per l'Oriente C. A. Nallino
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24640413
Accessed: 09-05-2020 02:55 UTC

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POÉSIE ET GRAMMAIRE SELON GALÄL AL-DÎN AL-SUYÛTÎ

Antonella Ghersetti

(UNIVERSITÀ CA' FOSCARI, VENEZIA)

Les spécialistes des sciences de la langue arabe de l'époque pré-modern


leurs jugements sur les données puisées dans le corpus constitué esse
du Coran, des hadïts et de la poésie ancienne. La recevabilité des sou
établie par des procédés rigoureux d'évaluation, régie par des règles
reposaient essentiellement sur des critères tournant autour de l'auteur
de transmission. Notre but dans cette contribution est de présenter la
les critères selon lesquels les vers de poésie étaient considérés comm
dans al-Iqtirâh fi 'ilm usül al-nahw (« La proposition dans la sc
fondements de la grammaire », dorénavant Iqtiräh) d'al-Suyùtï, un t
conçu comme ouvrage de synthèse d'une nouvelle discipline : les « fon
la grammaire » (usül al-nahw). Cela nous permet d'investiguer un do
au point d'intersection entre les sciences linguistiques et la producti
dans une synthèse de deux pistes de recherches qui ont caractérisé l
scientifique de Pierre Larcher, auquel cette contribution est dédiée.

1. Al-Suyûtï polygraphe et linguiste

La vie et la figure intellectuelle de Galäl al-Dïn al-Suyûtï (m. 9


célèbre polygraphe égyptien et l'auteur le plus prolifique de la littér
pré-moderne, n'ont pas besoin d'une présentation détaillée1. Il e
opportun de rappeler certains éléments de son profil intellectuel qui
pour mieux apprécier ses considérations sur le sujet qui nous o
L'ampleur de ses intérêts scientifiques et, par conséquent, de sa
bibliographique, est considérable et couvre pratiquement toutes les di
l'encyclopédie arabo-islamique. Il avouait toutefois un penchant part
les études linguistiques : il se considérait, et il le dit ouvertemen
autobiographie, surtout comme un philologue et un spécialiste de
grammaire. Al-Muzhir fi 'ulüm al-luga, un ouvrage à caractère encycl
sur des questions générales ainsi que sur des points détaillés de morp
le plus connu des traités relevant des sciences linguistiques que n

1 Pour un profil biobibliographique détaillé nous renvoyons à Saleh, « Al-Suy


Works » et Spevack, « Jalâl al-Dïn al-Suyùtï ».

QSA n.s. 8 (2013), pp. 147-166


© Istituto per l'Oriente C.A. Nallino, Roma

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rédigea. Al-Suyûtï considérait les études linguistiques comme son domaine de
recherche privilégié au point de lancer un défi à ses détracteurs sur des questions
pointues d'orthographe et d'affirmer que « celui qui trouvera la réponse à ces
questions est un homme, mais celui qui ne la trouvera pas n'est qu'un enfant »2.
Dans son autobiographie, le savant égyptien classe ses ouvrages en fonction de
leur originalité : la première classe comprend les titres qui se caractérisent par leur
originalité, dans le sens que « rien de semblable n'a jamais été composé au
monde, pour autant que je sache »3; dans la liste figurent au total dix-huit titres
dont huit (y compris al-Iqtiräh) trouvent leur place dans les domaines de la
philologie et de la grammaire, six dans le domaine du Coran et de ses
commentaires et chacun des quatre autres dans un domaine différent4. La majeure
partie de son œuvre que l'auteur considérait comme la plus originale et la
meilleure est donc relative aux sciences linguistiques.
Al-Suyûtï insiste sur sa connaissance approfondie, à ses dires sans égale parmi
ses collègues et ses prédécesseurs, de sept disciplines parmi lesquelles figure la
grammaire5 suivie de la rhétorique (ma'ânï) et de l'art de la composition (insâ).
Cet auteur si fier de lui-même nous dit : « J'étais excellent en grammaire (nahw),
étant donné que j'ai étudié beaucoup de livres et écrit bien des commentaires
(ta'lïqât) en cette matière. Je crois que la plus grande partie de mes contempo
rains, et de leurs prédécesseurs, ne connaît pas les livres sur la langue arabe que je
connais ». La deuxième matière que notre fier polygraphe cite comme sa spécialité
est le droit, auquel il aurait aussi consacré tous les efforts qu'il avait déployés pour
la grammaire (wa-ntaqaltu tilka l-himma ilä l-fiqh) : ces deux matières (nahw et
fiqh), conclut-il, sont celles qu'il connaît le mieux (fa-humä al-än ahsan ma'ärifi)6.
Al-Suyûtï avait en effet une vision intégrée des sciences de la langue et des
sciences religieuses (surtout droit et traditions), vision qui est manifeste dans
plusieurs de ses titres, soit dans le dessein général de l'ouvrage, soit dans des
assertions ponctuelles. Dans al-Muzhir par ex., al-Suyûtï insiste sur l'analogie des
méthodes de la science des hadïts et des sciences linguistiques, et il explique que,

2 Les questions, à ce qu'il affirme, restent sans réponse (al-Suyütl, Tahaddut, p. 173-174).
3 « Lam yu'allaflahu nazïrfi l-dunyâfimâ 'alimtu » (al-Suyùtï, Tahaddut, p. 105).
4 Saleh, « Al-Suyûtï and His Works », p. 86-87.
5 II faudra toutefois signaler que selon al-Sahâwî, biographe plutôt acariâtre, à cette passion
déclarée pour la grammaire ne correspondait pas une vrai maîtrise de la langue: al-Sahâwî
lui impute plusieurs types de fautes de grammaire dues, à son avis, à sa formation basée sur
la lecture individuelle plutôt que sur l'apprentissage de la vive voix d'un maître (al-Sahâwî,
al-Daw' al-lâmi', vol. 4, p. 68, apud Saleh, « Al-Suyûtï and His Works », p. 79).
6 al-Suyûtî, Tahaddut, p. 138; mais comparer ce que l'auteur dit à propos de ses compétences
dans Husn al-muhädara, vol. 1, p. 338.

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dans cet ouvrage, il a suivi la méthode d'agencement des traditionnistes7. Le
parallèle entre sciences juridico-religieuses et sciences de la langue est aussi mis en
exergue par la citation des mots de 'Abd al-Latïf al-Bagdâdï (m. 629/1231) qu'al
Suyùtï inclut dans al-Muzhir : « Le lexicographe doit rapporter ce que les Arabes
ont dit, sans aller au-delà de cela ; le grammairien doit élaborer ce que le
lexicographe transmet, en ayant recours au procédé analogique (qiyâs). Ils sont
comme le traditionniste et le jurisconsulte : le traditionniste transmet
intégralement les traditions et, par la suite, le jurisconsulte les reçoit et les
élabore, explique leurs causes et sur la base du procédé analogique trouve ce qui
est similaire et semblable »8. Cette vision intégrée de ces deux champs de
l'encyclopédie des sciences musulmanes est le trait le plus évident ft al-Iqtiräh et le
fondement même sur lequel repose la structure de l'ouvrage.

2. L'ouvrage : contenus, sources, diffusion.

Al-Iqtiräh est un traité entièrement et spécifiquement consacré aux


« fondements de la grammaire », le correspondant en linguistique des usül al-fiqh
dans le droit. L'auteur considère la rédaction de cet ouvrage comme un fait
novateur et original, et il le souligne à plusieurs reprises dans l'introduction.
Toutefois, la conception d'une science spécifiquement consacrée aux « fondements
de la grammaire » (usül al-nahw) a des racines bien plus anciennes, étant donné
que la paternité de cette idée remonte en particulier à deux auteurs : Ibn Ginnï
(m. 392/1002) et Abü 1-Barakât Ibn al-Anbarï (m. 577/1181). Le premier aurait
conçu l'idée - novatrice - d'établir des usül dans la grammaire, parallèlement à
ceux en vigueur dans le droit et le kalâm. Son ouvrage al-Hasä'isfi Him usül al
iarabiyya serait en principe consacré à cela, malgré le fait que cette idée reste
seulement esquissée et ne soit pas développée complètement dans le texte. Le
deuxième aurait mis en exergue l'analogie des méthodes (munäsaba) entre nahw et
fiqh et rédigé un traité, Luma' al-adilla, axé sur ce sujet. Dans al-Iqtiräh il n'y
aurait donc rien de nouveau d'un point de vue conceptuel ; l'aspect vraiment
original (sun' muhtara', wad' mubtada) de ce travail, précise l'auteur, est plutôt à
identifier dans le traitement exhaustif et bien agencé de la matière, conçu pour en
faciliter l'approche aux savants. La vision intégrée de linguistique et droit, qui
caractérise la pensée d'al-Suyùtî et est emphatisée dès le titre, est aussi visible dans
l'agencement de la matière, qui suit - l'auteur même le précise - celui des usül al

7 Muzhir, vol. 1, p. 1 « häkaytu bihi 'ulüm al-hadïtfî l-taqâsïm wa-l-anwä' ».


8 Muzhir, vol. 1, p. 59.
9 Ibn Ginnï, Hasä'is, vol. 1, p. 2.
10 «Al-nahw ma'qül min manqül kamä anna l-fiqh ma'qül min manqül», cité par al-Suyùtï
(Iqtiräh, p. 9).

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fiqh11 ainsi que dans de nombreux passages du texte12.
Al-Suyûtï, comme d'habitude, reconnaît sa dette envers ses prédécesseurs : il
affirme s'être basé dans un premier temps sur al-Hasâ'is d'Ibn Ginnï, auquel il a
ajouté ensuite Luma' al-adilla et al-Igräb fi gadal al-i'râb d'Ibn al-Anbârî13, un
auteur envers lequel al-Suyûtï montre un intérêt marqué. En effet, dans al
Iqtiräh, il prend l'essentiel de Luma' al-adilla, et y ajoute un résumé d'al-Igräb,
ainsi que des passages tirés d'al-Insäffi mabâhit al-hilâf4. Il nous informe aussi
avoir ajouté à ces ouvrages des passages tirés de traités de lexicographie, philologie
et usül al-fiqh ; parmi les sources qu'il cite figurent par ex. le Sarh al-tashïl d'Ibn
Mälik (m. 672/1274), la Tadkira de Tag al-Dîn b. Maktüm (m. 749/1348)15, al
ïdâh fi 'ilal al-nahw d'al-Zaggâgï (m. 337/948 ou 339-40/949-50), al-Mufassal
d'al-Zamahsarî (m. 538/1144), al-Ta'lïqa d'Ibn al-Nahhâs (m. 698/1299).
L'apport novateur d'al-Suyûtï ne se limite pas pourtant à son travail de sélection
et de réorganisation des sources, puisqu'il ajoute à cela des éléments originels
dérivant d'un travail personnel de déduction16.
L'ouvrage est agencé en huit sections : les prolégomènes, qui traitent des
définitions et de questions de principe, et sept livres, qui traitent des questions
spécifiques. Les quatre premiers livres concernent les « fondements de la
grammaire », et notamment les données linguistiques (samâ), le consensus
\igma), l'analogie (qiyâs), « la permanence [d'état] » (istishäb [al-häl])17les deux
suivants sont axés sur des questions complémentaires, c'est-à-dire les preuves
diverses (adilla sattä), l'opposition [à une position déterminée] et la préférence
[pour une des solutions possibles] (al-ta'ärud wa-l-targih). Le dernier livre, en
guise de conclusion, donne des considérations de type méthodologique sur le
travail et la formation du grammairien.

11 Al-Suyutï, Iqtirah, p. 7-8.


12 Par ex. « les fondements de la langue sont rapportés à ceux de la loi religieuse (sarï'a) » à
propos de la création d'une opinion neuve (ibid., p. 202)
13 Chacun de ces deux titres d'Ibn al-Anbârî traite, aux dires de l'auteur, d'une science
nouvelle : respectivement al-gadal fi al-nahw et usül al-nahw. Les deux titres ont été
publiés ensemble en 1377/1957.
14 Le titre est cité sous cette forme dans les deux éditions d'al-Iqtiräh que nous avons
consultées; il s'agit d'al-Insäffi masä'il al-hiläf.
15 Lexicographe et grammairien égyptien hanafite (Kahhäla, Mu'gam, vol. 1, p. 173). Sa
Tadkira n'est pas mentionnée, du moins sous ce titre, dans les répertoires bio
bibliographiques que nous avons consultés.
16 Al-Suyûtï, al-Iqtiräh, p. 7.
17 L'Istishâb al-hâl se réfère au fait que les mots conservent toutes les caractéristiques de leur
état de base (asl) (par ex. le manque de flexion pour les verbes) s'il n'y a pas un indice
manifeste d'un changement d'état, comme par ex. la flexion dans les verbes au mudârï due
à l'analogie avec les noms ; sur ce principe voir l'étude de Halîl, « Istishâb al-hâl ».

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Al-Iqtiräh connut un immense succès tant à lepoque ancienne qua l'époque
moderne. En 874/1469, avec d'autres livres à sujet grammatical d'al-Suyùtï, le livre
commença à circuler dans le Biläd al-Säm jusqu'à Istanbul grâce à un ami du père
de l'auteur18. Cette diffusion orientale vers les régions que sont actuellement la
Syrie, le Liban et la Turquie, semble représentée dans la topographie dessinée par
les éditions imprimées : des éditions plus ou moins scientifiques d'al-Iqtiräh ont
été imprimées à Haydarabad, à Istanbul, à Alep, au Caire et à Beyrouth ; la
troisième et dernière réimpression de l'édition libanaise de 1998 a vu le jour en
2011, ce qui témoigne de l'intérêt que ce titre suscite encore de nos jours19. Par
contre, pour autant que nous le sachions, le titre n'a pas été imprimé au Maghreb,
et en effet al-Iqtiräh ne figure pas parmi les titres qui, aux dires d'al-Suyùtï,
auraient circulé dans la partie occidentale du monde musulman20. Pour notre
travail, nous nous basons sur l'édition publiée en 1426/2006 à Alexandrie et, en
partie, sur celle imprimée la même année à Beyrouth.

3. Poésie et grammaire

3.1 Questions préliminaires

Le parallélisme entre les études juridiques et les études linguistiques amène


progressivement les deux à partager la méthodologie et une partie du corpus21. À
l'époque post-formative ce dernier était désormais un corpus clos : Coran et sunna
pour 1 tfiqh, Coran, sunna et poésie pour la grammaire22. Si la partie commune des
deux corpus avait un statut particulier dérivant de la nature sacrée des textes qui la

18 Al-Suyütl, Tahaddut, p. 155-156; al-Iqtiräh est mentionné sous la forme Usui al-nahw à la
p. 156. Cette personne voyagea fréquemment entre 874 h. et 890 h. dans ces régions, et
diffusa ainsi, en emportant avec soi environ vingt ouvrages à la fois, plus de cent ouvrages
d'al-Suyûtï.
19 Haydaräbäd, Matbaat Dâ'irat al-Ma'ärif, 1310 [1892/93] (réimpr. 1359/1940; facsimilé
Alep, Dar al-Ma'ârif, [1973?]); éd. A.S. Furât, Istanbul 1395/1975; éd. A.M. Qâsim, Le
Caire, 1396/1976; éd. H.H. Mustafa, Le Caire, 1999; éd. M.S. Yäqüt, [Alexandrie],
1426/2006 ; éd. M.H- M.H. Ismâ'ïl, Beyrouth, 2011, 3e éd.
20 «Ahadat musannafâtî tasïrfî l-äfäq» : ainsi al-Suyùtï, Tahaddut, p. 155 fait référence à la
diffusion de ses ouvrages à l'est et à l'ouest du monde musulman.
21 Voir par ex. « The two disciplines henceforth continue in parallel, grammar becoming
increasingly legalistic to stop the language from changing, and jurisprudence becoming
more and more a grammatical analysis of the unchangeable texts » (Carter, « Pragmatics
and contractual language », p. 42). Sur le rapport entre grammaire, usül al-fiqh et flqh voir
Larcher, « Les relations », § 4-6, p. 315-317.
22 La poésie n'est qu'un sous-ensemble de ce que qu'on définit comme « la façon de parler des
Arabes », dans laquelle la prose était aussi incluse : pour une évaluation synthétique des
différentes composantes du corpus des linguistes arabes voir par ex. 'Umar, al-Baht al
lugawï, p. 17-75.

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\ / 23
composaient, ce statut particu
poésie, comme composante du co
privilégié seulement après l'ép
notamment après l'époque de
grammaire arabe octroie aux don
niveau inférieur par rapport à
marquées de la vie quotidienne
marqués, par rapport à la lan
pratiquaient : l'expression poé
syntaxiques et des constructions
la langue parlée24. La question pe
reposait la description de la lang
ouvert, dans lequel le modèle ind
informateurs auxquels les lingu
interrogeant. Au fur et à mesure
corpus clos, les philologues et les
des critères rigoureux qui établis
ce corpus. C'est exactement sur ce
dans un souci de synthèse et d
critères plus fins ou différents é
données dérivant de la poésie, et da
rapportavec ceux appliqués dans
arabo-musulmanes. Le traité d'al
questions en raison de son caractè
et des nombreuses citations basé
plus significatifs pour ce sujet.

3.2 La poésie : un cas marqué de com

Le fait que la poésie soit un ca


l'attention d'al-Suyùtï, qui l'em
quand il traite des jugements de

23 Ce qui est bien mis en exergue par


different in their sources. Grammar
of human speakers (Bedouin), law o
which are supernatural in origin and
language », p. 25).
24 Levin, « Sïbawayhi's
attitude ». La m
jouait, dans la pensée de Sîbawayh, a
assigné au parler des informateurs b
(ibid., p. 283).

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nahwi). La question de la licence (ruhsa), la possibilité d'avoir recours à des
expressions qui s'écartent de la norme pour l'exigence poétique (darüra), suit de
près l'exposé du classement des expressions linguistiques en fonction de leur
adéquation à la norme, et en constitue une section spécifique25. La licence est
analysée en fonction d'un classement binaire (husn et qubh), bien moins nuancé
que celui qu'on applique aux expressions non marquées. L'exigence poétique peut
donc être bonne (hasana) ou désapprouvée (mustaqbaha). Celle du premier type
est celle « dont l'esprit ne se méfie pas » : par ex. le recours au sukün dans le
pluriel sain féminin des formes fa'la, qui serait donc fa'lät et non fa'alät (forme
régulière), comme dans l'exemple à l'appui (ragaz)

fa tastarxha l-nafiu min zafräti-hä

Celle du deuxième type est celle « dont l'esprit se méfie » : par ex. un abrègement
des voyelles entraînant la confusion entre deux pluriels comme matâ'im à la place
de matâ'ïm (ce qui engendre l'équivoque entre mat'am et mit'âm). L'essentiel de
cette section est tiré de Minhäg al-bulagä' d'al-Häzim al-Qartâgannï (m.
684/1285), qu'ai-Suyùtï en partie abrège et en partie cite à la lettre ; en particulier
il cite le passage où on rejette les ajouts (par ex. anzür pour anzur) ou les
abrègements (par ex. al-manâ pour al-manäzil) qui produisent des formes non
attestées ou rares dans le parler de Arabes, ainsi que des changements de
paradigme morphologique26. Ce classement binaire axé sur husn et qubh semble
reposer sur la question cruciale de l'efficacité communicative : tout écart de la
norme qui ne met pas en péril la réussite de la communication est acceptable ;
tout écart qui pourrait perturber la réussite de la communication ou créer des
formes qui ne sont pas attestées ou rarement attestées dans la langue, et qui
pourraient donc entraîner des obscurités, sont à rejeter.
La question cruciale dans cette partie n'est pas tant le classement des différents
cas de licence, mais plutôt leur statut en tant que preuves linguistiques. Malgré le
fait qu'il y a divergence d'opinion à propos des degrés de restrictions imposées par
l'expression poétique, divergence dont le texte d'al-Iqtiräh rend compte très
brièvement, le fait que la poésie est une forme marquée de communication ne feit
pas de doute. Elle impose aux locuteurs des règles ultérieures et bien plus
contraignantes que celles de la communication au « degré zéro » : selon la définition

25 al-Suyûtï, Iqtiräh, p. 53-61.


26 al-Hâzim al-Qartâgannî, Minhäg al-bulagâ', p. 383 ss ; dans l'édition que nous avons
consultée, cette partie du Minhâg al-bulagä' est éditée d'après la citation qu'en fait al-Subkï
dans Arüs al-afrâh.

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d'Ibn al-cUsfur, elle serait en elle-même darüra1. Les tournures syntaxiques et les
constructions morphologiques qui satisfont à ces contraintes constituent donc un
écart par rapport à la norme. En conséquence, les données attestées dans la poésie
qui ont un caractère exceptionnel découlant de l'exigence poétique ne peuvent pas
constituer une base normative : ce point est mis en exergue dans le passage d'al
Igräb d'Ibn al-Anbârï qu'al-Suyùtî cite à propos du fasäd al-i'tibär (le mauvais choix
de l'exemple à suivre). Ici la discussion, axée sur le manque de flexion dans les noms
en cas de licence poétique, traite en fait de la valeur normative des sawâhid. Une
donnée de telle sorte, contraire au statut fondamental des noms où la flexion est
leur trait pertinent, peut-elle être prise en considération pour en déduire une règle ?
L'objet de la discussion est évidemment le contraste entre qiyäs et samä'en rapport
avec le caractère exceptionnel de la communication poétique, ce qui donne lieu dans
le texte à un échange d'idées sur la licéité de considérer comme base pour le qiyäs
des données où il y a manifestement un usage exceptionnel de la langue dû aux
« exigence poétiques ».
Al-Suyùtï, une fois traitée la question du statut particulier des sawâhid d'un
point de vue linguistique, passe aux questions touchant à leur recevabilité, point
qu'il traite en détail dans les chapitres suivants. La plupart des passages
concernant la poésie sont concentrés, logiquement, dans la première section du
traité, celle qui concerne les données linguistiques attestées {samä). La section
sur la recevabilité de la façon de parler des Arabes (kaläm al-'arab), où le
traitement de la matière se ressent fortement de l'influence d'une vision
dogmatique des faits linguistiques28, est suivie par l'exposition de deux règles
dérivées (fiirü ).

3.3 Loci probantes et autorité : les poètes infidèles

La première règle, générale et s'appliquant donc à toute donnée linguistique,


est axée sur le classement de celles-ci en muttarid (général, universel) et sädd
(isolé, unique), avec une terminologie typique des traditionnistes. La deuxième
règle par contre est axée spécifiquement sur la recevabilité des vers de poésie en
fonction de l'appartenance religieuse des poètes. Al-Suyùtï ouvre le paragraphe
avec la citation d'une autorité sâfi'ïte, le « sultan des savants » cIzz al-Dïn b. Abd
al-Salâm al-Sulamï (m. 660/1262): « dans la langue arabe on s'est appuyés sur les
poésies des Arabes, bien qu'infidèles, en considération du fait que dans cela ils ne

27 La citation serait tirée d'al-Muqarrib, où le dernier chapitre est consacré à darä'ir al-si'r ;
nous n'avons pas pu identifier ce passage précis dans l'édition que nous avons consultée
(vol. 2, p. 202-205).
28 La citation la plus importante de cette partie est tirée d'al-Alfäz wa-l-hurüf d'al-Fârâbï
(cmp. al-Muzhir, vol. 1, p. 211-212); sur ce passage et sa «réécriture» voir P. Larcher,
« Un texte d'al-Fârâbï ».

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trompent pas, tout comme on s'est appuyés sur [des infidèles] pour la médecine,
malgré le fait qu'elle vienne aussi des infidèles»29. Par l'autorité mentionnée et par
le caractère du texte cité (il s'agit d'une fatwä), la question est dès le début classée
comme un fait juridique : la licéité de la réception des données provenant des
infidèles (kujfâr), ce qui croise d'emblée le fait linguistique avec le fait religieux.
On n'impose donc pas, commente al-Suyûtï, la condition de l'intégrité ('adäla)30
aux poètes arabes dont on reçoit les poèmes qui entrent dans le corpus, bien
qu'on puisse le faire pour leurs transmetteurs. Deux éléments semblent
intéressants dans ce passage. Le premier est en rapport avec le mythe du bédouin
comme locuteur idéal, et consiste en la confiance qu'on doit prêter aux
informateurs de langue maternelle, indépendamment de leurs traits intellectuels
ou moraux31. L'axe diachronique semble aussi être un élément dont il faut tenir
compte : la distorsion du message qui pourrait se produire le long du processus de
la transmission justifierait la différence faite entre les poètes arabes et leurs
transmetteurs, ou - en d'autres termes, plus correspondants à la forma mentis d'un
juriste comme al-Sulamï - leurs « témoins ». La prise en compte de l'axe
diachronique implique aussi un élément religieux, l'avènement de l'islam, et cela
impose un jugement moral impossible à appliquer aux poètes arabes de l'époque
préislamique, mais de rigueur pour les générations suivantes, et notamment pour
les transmetteurs. L'autorité citée à l'appui de l'avis du sayh cIzz al-Dïn est
Sîbawayh, qui aurait utilisé à plusieurs reprises des données dérivant des sources
auxquelles il faisait confiance (man lä attahim, man atiq bihî) sans s'intéresser à
leurs caractéristiques personnelles, voire morales32. La citation est très pertinente,
en ce que l'approche du père de la grammaire arabe se situe aux antipodes d'une
quelconque considération religieuse ou idéologique. Cette citation permettrait
donc de soutenir que dans l'évaluation de la recevabilité de la poésie préislamique,
il faut s'arrêter à la compétence linguistique des locuteurs {yanbagi al-iktifä' bi
dälika), sans entrer dans des considérations d'autre type qui pourraient entraîner
l'invalidation des sources. Toutefois, dans les mots suivants (wa-yuhtamal al
man), le texte renvoie à la possibilité qu'un examen approfondi des sources de
l'information puisse rendre irrecevable l'énoncé, et semble donc prêter à Sîbawayh

29 Al-Suyùtï, Iqtirâh, p. 115. Nous n'avons pas pu identifier cette fatuiä dans les recueils des
fatâwâ d'al-Sulamï que nous avons pu consulter (Kitäb al-fatäwä et al-Fatäwä al
mawsiliyya).
30 Ce terme renvoie à la probité et l'intégrité, mais aussi - dans le sens technique du droit - à
l'honorabilité des témoins ; c'est dans ce sens technique qu'il faudra l'entendre ici.
31 Al-Suyùtî se penche plus en détail sur ce point dans le commentaire des mots d'al-Sulamï
qu'il fait dans al-Muzhir, où il mentionne à titre d'exemple les enfants dont le bas âge
n'affecte pas leur qualité d'informateurs (Muzhir, vol. 1, p. 140-141).
32 Al-Suyùtî, Iqtirâh, p. 116.

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la responsabilité d'avoir préalablement évalué les informateurs et en avoir établi la
fiabilité. L'analogie de ce procédé d'évaluation avec les pratiques des tradition
nistes est évidente, et il est possible à notre avis de percevoir un certain malaise de
la part d'al-Suyùtï à se passer de ce qu'on appelle, dans les traditions, naqd al
rigâl. L'autorité de Sïbawayh dans la validation de ses sources reste toutefois
irréfutable (même si Abü Zayd al-Ansârï33 affirme être la source de toute donnée
validée par Sïbawayh par les mots « ahbaranï al-tiqa »).

3.4 Loci probantes et autorité : le facteur générationnel

L'importance accordée à la source des données devient plus évidente lorsqu'on


traite de la question des poèmes des métis, ces muwalladûn qui - dans l'imaginaire
des linguistes - étaient à l'origine et la cause de la corruption de la langue arabe.
L'accusation qu'on leur porte en rapport avec la poésie est d'avoir forgé des poèmes
qu'ils avaient passés aux philologues sous une fausse autorité, du fait que les
philologues, convaincus qu'ils avaient été composés par les Arabes, les avaient
considérés recevables. L'accusation est donc de fraude ou, pire encore, de
conspiration34. Les célèbres cinquante vers anonymes contenus dans le Kitâb de
Sïbawayh seraient à attribuer à ces muwalladûn qui forgeaient des formes inusuelles
à l'appui de tel ou tel autre point de grammaire, dans le but de fournir des preuves
qui assureraient la victoire dans leurs disputes à l'un ou l'autre philologue.
En considération de son caractère douteux, la poésie des muwalladûn est donc
à exclure, et il en va de même pour celle des muhdatûn. Al-Suyùtï est catégorique
dans l'énonciation de ce principe : « par consentement unanime, on ne peut pas se

baser sur le parler des muwalladûn et des muhdatûn ni dans le lexique ni dans la
grammaire » . Des quatre classes de poètes reconnues par les philologues arabes -
les poètes de la gähiliyya, les muhadramûn (ceux qui ont vécu entre les deux
dynasties, omeyyade et abbaside), les « anciens », les « modernes » (muhdatûn,
muwalladûn) - la quatrième classe est la seule dont l'irrecevabilité des poèmes est
reconnue a priori. Toutefois, ce jugement semble ne pas être irréfutable, puisque
des exceptions sont possibles : Sïbawayh, qui considérait recevables les sawâhid de
Bassär, est mentionné à titre d'exemple. Les critères adoptés par Sïbawayh

33 Élève de Abü 'Amt b. al-'Alä', mort en 214 ou en 215/830 or 831. Il est l'auteur d'al
Nawädirfi l-luga, un recueil de poèmes et dictons rares, où il rapporte beaucoup de vers
qu'al-Mufaddal al-Dabbî lui avait transmis. Dans al-Suyüti, Iqtiräh, p. 117, il est cité
d'après al-Marzubânï, mais nous n'avons pu repérer ce passage dans les ouvrages d'al
Marzubânï ; la phrase d'Abü Zayd par contre est plutôt célèbre et rapportée dans plusieurs
sources (par ex. al-Bagdâdï, Hizänat al-adab, éd. Hârùn, vol. 1, p. 372, sähid 57).
34 al-Suyûtï, Iqtiräh, p. 117. Le verbe utilisé est significatif : dassa 'alä signifie en fait « ourdir,
tramer en secret contre quelqu'un, intriguer contre quelqu'un ».
35 Ibid., p. 144.

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semblent en effet contraster avec ceux, bien plus sévères, en vigueur auprès des
grammairiens tardifs. Il en va de même pour la question épineuse des vers
anonymes dont nous parlerons plus bas.
Le statut controversé des poètes muhdatün est bien représenté par cette
anecdote qui met en scène Halaf al-Ahmar (m. 189/796), transmetteur de la
poésie arabe et râwï de Bassâr b. Burd, le lecteur coranique Abü cAmr b. al-'Alâ'
(m. vers 154/770) et Bassâr b. Burd (m. c. 167/784)36, le premier représentant de
la classe des muhdatün1. Les deux philologues, qui montrent le plus grand respect
igâyat al-i'zâm) pour le poète, l'interrogent un jour à propos des vers qu'il aurait
composés sur le gouverneur Salm b. Qutayba, et qui contiendraient un bon
nombre de mots rares (garib). Bassâr explique que le destinataire de ce poème
prétendait être un fin connaisseur des mots rares et qu'il avait voulu lui fournir
des mots qu'il ne connaissait pas, raison pour laquelle ils le sollicitent afin qu'il les
leur déclame et Bassâr satisfait immédiatement à leur requête et déclame (hafifi

Bakkirä sâhibayya qabla l-hagirï II 'inna däka al-nagähafi l-tabkïrï

Halaf, critique, corrige la construction de inna, mais le poète rétorque qu'il avait
composé son poème dans une langue arabe « inusitée » (a'räbiyya wahsiyya) en
ayant recours à la façon de parler des arabes nomades (a'räb badawiyyün) et que la
construction proposée par Halaf relevait de la façon de parler des métis
(muwalladün). Celui-ci l'embrasse alors sur le front38. Bassâr se rachète ainsi en
démontrant maîtriser le parler des Arabes. Cette anecdote met en scène - sous la
forme de deux de ses plus grands représentants - la philologie et la poésie, et
représente ainsi le rapport, parfois controversé, entre l'activité des linguistes et
leur corpus. Le cas de Bassâr, en principe une autorité irrecevable, est en fait
significatif: pour al-Halïl et son disciple Slbawayh par ex., ses textes faisaient foi
d'un point de vue linguistique39. Il s'agit évidemment d'une question qui
s'explique bien sur le plan de la diachronie et de l'existence d'un corpus ouvert à
l'époque formative et clos dans les époques suivantes. Mais pour al-Suyùtï, la
question semble être formulée dans des termes différents : comment concilier, se

36 Appelé muhdram al-dawlatayn, et considéré comme le père des modernes : il était le


premier des poètes non arabes.
37 'Abd al-Qähir al-Gurgänl, Dalä'il al-i'gäz, éd. Säkir, p. 272-3 ; éd. al-Däya, p. 265-6.
L'anecdote, présente aussi dans le Kitäb al-agânï, est discutée par Abu Deeb, « Si'r », p.
205.

38 Apparemment, Halaf ne s'abstenait pas de proposer des corrections qui allaient dans le sens
de la normalisation linguistique: Blachère mentionne un exemple similaire, qui représente
Halaf en train de corriger un vers de Garîr (un poète « ancien », dont les poèmes étaient a
priori recevables) expliquant à al-Asma'ï comment « aurait dû s'exprimer le poète »
(Blachère, Histoire, p. 123).
39 'Umar, al-Baht al-lugawï, p. 49.

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demande-t-il, l'autorité irréfutable du père de la grammaire arabe et la censure a
priori des vers des poètes modernes ? Cette contradiction est apparemment
résolue en remettant en cause les raisons pour lesquelles Sïbawayh aurait inclus les
vers de Bassär parmi les sawähid : il l'aurait fait dans le but de se rapprocher de lui
après que le poète lui avait adressé une satire pour ne pas avoir considéré ses
poèmes comme des données recevables40. Cette solution permettrait donc
d'ajouter foi au principe de l'irrecevabilité des vers des muhdatün, mais aux frais de
la réputation scientifique de Sïbawayh. Ce qu'al-Suyûtï ne mentionne pas, c'est
que la question n'est pas si nette que cela : la paternité du vers qui figure dans le
Kitäb sans mention de l'auteur (tawïî)

wa-mà kullu dï lubbin bi-mu'tïka nushahû // wa-mâ kullu mu'tin nushahu bi-labïbï

n'est pas certaine. Le vers est en effet attribué, dans la plupart des sources, à Abü
1-Aswad al-Du'alï, mais aussi à al-Mawdüd al-'Anbarï41. L'attribution de ce vers à
Bassär semble tirer son origine des rumeurs que les amis du poète avaient fait
circuler, sans doute pour légitimer sa poésie et rehausser son statut de poète. Al
Suyûtï ne donne aucun aperçu sur l'incertitude de cette attribution et se limite à
mentionner les raisons pour lesquelles Sïbawayh aurait inclus Bassär parmi les
sources recevables. Bien plus, il cite par la suite, d'après Ta'lab, une assertion
d'Asma'ï qui déclare que la poésie finit (hutima) avec Ibrâhïm b. Harma (m.
170/786 ca), la dernière preuve (âhir al-hugag) pour les linguistes42. Al-Suyûtï
insiste donc implicitement sur l'irrecevabilité des poésies des « modernes ». Ce
principe connaissait pourtant bien des exceptions, et cela devenait plutôt gênant
aux yeux des linguistes, qui ressentaient le besoin de les justifier. Al-Suyûtï cite à
ce propos al-Zamahsarï (m. 538/1144)43 qui rapporte ce vers d'Abü Tammäm
(Habïb b. Aws) (m. 231/845, ou 232/846) (tawïl)

humä azlamä häliyya tummata aglayä II zalämayhimä 'an waghi 'amrada asyabï

comme locus probans pour l'usage, transitif ou intransitif, du verbe azlama44. Même
si Abü Tammäm était un muhdat, explique al-Zamahsarï, il était tellement

40 al-Suyùtï, Iqtirâh, p. 147. Les vers satiriques adressés par Bassär à Slbawayh sont rapportés
par al-Marzubânï, al-Muwassah, p. 247 ; ici figure aussi un épisode analogue dans lequel al
Ahfas aurait accepté les vers de Bassär après avoir fait l'objet d'une satire virulente pour en
avoir critiqué les usages.
41 Sïbawayh, Kitäb, éd. Härün, vol. 4, p. 441, note 1; index, vol. 5, p. 46.
42 Poète muhadram bientôt tombé dans l'oubli (Pellat, « Ibn Harma »). Ce jugement, partagé
par Abu 'Ubayda, n'est pas équivoque : al-Gâhiz par ex. mettait Ibn Harma et Bassär sur le
même plan.
43 al-Suyùtï, Iqtirâh, p. 146.
44 al-Kassâf, vol. 1, p. 86-87, à propos de Cor. 2 : 20.

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compétent en matière d'arabe qu'on pouvait lui reconnaître le même statut des
poètes dont il transmettait la poésie et qui faisaient autorité. Les spécialistes de la
langue (culamä' al-luga), continue-t-il, citaient sans scrupules les vers contenus dans
al-Hamâsa en considération de la fiabilité et de la maîtrise de la langue qu'avait Abü
Tammâm. Le fait qu'al-Zamahsarï ressente le besoin d'ajouter ce commentaire et
justifier son choix aux yeux de ses lecteurs est un indice du fait que la mention d'un
muhdat était mal vue, car elle n'était pas conforme aux critères les plus sévères des
grammairiens. A ce qu'il semble, donc, dans l'évaluation de la recevabilité des
sawähid, le critère rigide du classement des poètes pouvait être prudemment
contourné, et il l'était dans les faits, en ayant recours au critère des compétences
linguistiques. Il faudra peut-être mettre en exergue qu'ai-Suyùtl ne partageait pas
l'approche « philosophique » de ce savant de l'Orient musulman qu'était al
Zamahsari45, qui - bien que grammairien apprécié - était considéré suspect en
matière de sciences religieuses. En effet, l'ouverture dont al-Zamahsarï et d'autres
font preuve, portée à ses conséquences extrêmes, pouvait avoir pour résultat de ne
plus avoir des critères fixes pour juger de la recevabilité des preuves linguistiques, et
donc délimiter avec précision le corpus de référence. Al-Suyûtï ne fait pas de
commentaire sur ce passage d'al-Zamahsarî, mais il ne semble pas enclin à partager
cette souplesse. Les règles qu'il énonce à la fin de son traité en guise de conclusion
et de « mode d'emploi » pour les linguistes semblent en fait correspondre à une plus
grande rigueur : le spécialiste de la langue devra faire attention à éviter de s'appuyer
sur la poésie des muwalladün46.

3.5 Loci probantes et autorité : les vers anonymes

Si l'identité du poète, ou pour mieux dire, la qualité de la source était


déterminante pour juger de la recevabilité des sawähid, que faire alors dans le cas
des vers d'auteur inconnu ? Ce manque d'information est crucial parce que, faute
de cet élément, le linguiste risque de se baser sur des données provenant d'une
source en principe irrecevable, soit pour des critères « générationnels » (les poètes
muhdatün, muwalladün), soit pour des critères linguistiques (la certitude de la
maîtrise de la langue arabe). La seule voie possible pour résoudre cette impasse
semble celle qui repose sur la connaissance approfondie des noms des poètes et de
leurs classes (tabaqät), ce qui évite la crainte de tomber en erreur47. C'est en effet
le critère énoncé par Ibn al-Anbàrl qui, dans la 80e question d'al-Insäf, tranche
ainsi la question : il mentionne le vers anonyme (tawïî)

45 Dans Husn al-muhädara, vol. 1, p. 338, al-Suyùtï affirme (orgueilleusement) ne pas


partager l'approche des 'agam et des ahl al-falsafa aux sciences linguistiques.
46 al-Suyûtï, Iqtiräh, p. 439 (aussi p. 117).
47 al-Suyûtï, Iqtiräh, p. 149.

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48
'aradta likaymä 'an tatïra bi-qirbatï //fa-tatrukahä sannan bi-baydä'i balqa'ï

que les Koufïotes utilisaient pour soutenir la grammaticalité de an après kay. Cela
n'est pas correct, affirme Ibn al-Anbârî, parce qu'étant d'un inconnu, ce vers « ne
constitue pas une preuve (lâ yakünu fihi hugga) »49. La sévérité de ce jugement est
renforcée par la citation qu'al-Suyûtï ajoute, tirée de la Ta'liqa de Muhammad b.
Ibrahim b. al-Nahhäs (m. 698/1299) , dans laquelle on trouve une discussion
pointue sur ce point de grammaire51. Al-Suyùtï gomme toute la discussion
technique mais rapporte fidèlement le jugement tranchant qui concerne ce sàhid:
les données linguistiques qui y sont attestées ne sont pas recevables du fait que
l'identité du poète est inconnue. Si, par contre, la provenance du vers avait été
connue, cette construction aurait pu être accepté en tant que darüra. Ibn al
Nahhäs est encore appelé en cause dans le passage suivant, où on mentionne ce
vers anonyme et acéphale (kâmil)
wa-lakinnanï min hubbihä la-'amïdû.

Les grammairiens Koufiotes le citent à l'appui de la grammaticalité de l'usage de lâ


avec lâkinna, mais Ibn al-Nahhäs en refuse la recevabilité, et cela pour de multiples
raisons : il est anonyme ; il est acéphale ; il n'est pas parvenu à travers un
informateur fiable ; il n'est pas attribué à un poète connu pour sa précision et sa
maîtrise de la langue. Tous ces éléments obligent donc à le rejeter52. Al-Suyûtï
ensuite ajoute une troisième citation qui corrobore la nécessité de rejeter les vers
anonymes : tiré d'un commentaire d'Ibn Hisäm (m. 762/1360) sur l'Alfiyya d'Ibn

Mälik, le passage porte le jugement « lâ hugga fihi » du fait que les vers cités sont
anonymes . Le critère qui oblige à rejeter d'office les vers anonymes pose toutefois

48 Ibn al-Anbäri, Insäf, vol. 2, p. 109 (n. 375). Ce même vers est cité par Ibn Ya'îs, Sarh al
Mufassal, Ibn Hisâm, Mugnï l-labïb, et al-Astäräbädi, Sarh al-Käfiya.
49 Ibn al-Anbäri, Insäf, vers 375, vol. 2, p. 583.
50 Kahhäla, Mu'gam, vol. 3, p. 40, n. 11540, d'après Hâggî Halifa, cite ce texte sous le titre de
Sarh al-Muqarrib fi l-nahw, et mentionne sous le titre de ta'lïqa le Talïqa fi Sarh dïwân
Imri'l-Qays. Ce texte semble être le seul qu'Ibn al-Nahhâs aurait écrit dans le domaine de
la grammaire. La Ta'lïqa à'al-Muqarrib est restée inconnue jusqu'à nos jours, quand Gamïl
'Abd Allah 'Uwayda en a fait l'édition sur la base d'un seul manuscrit conservé à La
Mecque.
51 « Wa-lä iltifât ilä qawl ba'd al-Kûfiyyïn bi-gawâz zuhûr an ba'da kay... wa-stashada bi-qawl
al-sä'ir... » (Ibn al-Nahhâs, Ta'lïqa, p. 427-428).
52 al-Suyûtï, Iqtirâh, p. 149-150; Ibn al-Nahhâs, Ta'lïqa, p. 219-220. Le vers est aussi cité
dans sa forme incomplète, parmi d'autres sources, dans al-Astäräbädi, Sarh al-Käfiya, vol. 4, p.
381, n. 850.
53 al-Suyùtî, Iqtirâh, p. 151-152 ; Muzhir, vol. 1, p. 141-142 (où on lit par contre al-Tarrâh).
Le livre d'Ibn Hisâm est mentionné comme Ta'âlïq Ibn Hisâm 'alâ l-Alfiyya ; nous n'avons

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problème, encore une fois, en rapport avec une partie du corpus contenu dans le
Kitäb de Sïbawayh. Al-Suyûtï, bien conscient de cette aporie, rapporte l'opinion
d'Ibn Hisâm qui semble contredire, ou du moins corriger, ce critère (dakara [Ibn
Hisâm] ... mäyuhälif dälika). Si les vers anonymes doivent être a priori considérés
irrecevables, quelle attitude faut-il adopter vis-à-vis des cinquante vers anonymes
que Sïbawayh, dans son Kitäb, cite sans aucune hésitation ? Faut-il les rejeter et
démentir le père de la grammaire arabe, en portant ainsi atteinte à son autorité?
C'est la question soulevée par Ibn Hisâm quand, citation à l'appui, il mentionne que
Abd al-Wähid al-Tawwâh aurait rejeté le vers (ragaz)

là tuktiran 'innï 'asaytu sâ'imâ

sur la base du fait que son auteur n'avait pas été identifié et il était donc
impossible de l'utiliser comme preuve (saqata l-ihtigäg bihi)54. Or, dit Ibn Hisâm,
si cela était vrai, il faudrait rejeter les cinquante vers anonymes contenus dans le
Kitäb de Sïbawayh, ce qui est évidemment plutôt problématique. Al-Suyùtï ne
propose aucune solution explicite à cette impasse, mais pose cette question : faut
il accepter une donnée transmise par une autorité fiable (tiqa) ? Son point de
départ pour évaluer le sujet se place dans les domaines des hadïts et du droit (usül
al-fiqh), où, selon lui, les deux positions, pour ou contre, sont attestées. Il passe
ensuite au domaine de la langue pour affirmer que l'expression haddatanl al-tiqa
est fréquemment utilisée par Sïbawayh pour se référer à ses maîtres, al-Haiïl en
tête : cela ferait donc autorité dans le discours linguistique. Les mots de l'autre
maître de Sïbawayh, Yünus b. Habïb, cités dans le reste du paragraphe, rendent
clairement compte des raisons de cette pratique. Yünus, auquel on reproche de ne
pas donner l'identité de sa source, répond que cela n'est pas nécessaire du fait que
son informateur « est encore en vie », ce qui dispense de la nécessité d'en déclarer

pu identifier aucun ouvrage qui porte ce titre, et dans le sarh d'Ibn Hisäm (Awdah al
masälik ilâ Alflyyat Ihn Mälik) les vers cités par al-Suyûtï ne figurent pas.
54 al-Suyûtï, Iqtirâh, p. 152; cfr. Muzhir, vol. 1, p. 142; le vers, qui serait attribué à Ru'ba b.
al-'Aggâg (m. 145/762), apparaît dans le Mugnï al-labïb, vol. 2, p. 421, mais ici sans aucune
discussion sur sa recevabilité. Al-Bagdâdï (Hizänat al-adab, vol. 9, p. 316-317) le cite sous
le numéro 748 ; il se prononce en faveur de sa recevabilité du fait qu'il aurait été transmis
par des autorités comme Sïbawayh, Ibn al-Sarräg et al-Mubarrad. En conséquence, il
interprète ainsi les mots d'al-Tarrâh (sic) : « 'Abd al-Wahid entendait que les commen
tateurs n'ont attribué ce vers à aucune autorité fiable qui l'aurait transmis, ni à aucune
personne déterminée dont le parler est recevable ». La citation d'al-Tawwâh est tirée d'un
ouvrage intitulé Bugyat al-ämil wa-munyat al-sä'il; le nom de l'auteur, dont la forme varie,
est donnée comme al-Tawwâh, sans aucun renseignement ultérieur, dans Kasf al-zunün,
éd. Yältäqäyä, vol. 1, col. 247. Ni l'auteur ni le titre ne figurent ni dans GAL, ni dans les
répertoires bio-bibliographiques de Kahhâla et al-Ziriklï; une brève notice biographique
(où pourtant nom et identité de l'auteur semblent poser problème) est repérable à la page
http://www.alwaraq.net/Core/dg/rare_indetail?id=4796 (consultée le 17 juin 2013).

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l'identité : en fait, l'informateur, le cas échéant, pourrait être interrogé et testé.
En rapportant cette anecdote, al-Suyùtï rappelle la différence fondamentale dans
le traitement des données à disposition des grammairiens en fonction de l'époque
à laquelle ceux-ci vivent. Cette différence réside dans la nature même du corpus :
si les premiers grammairiens pouvaient travailler sur un corpus ouvert, ceux des
générations suivantes n'avaient à leur disposition qu'un corpus clos qui les
empêchait d'avoir recours à la compétence linguistique d'informateurs de leur vive
voix55. Ne pas pouvoir avoir recours à la vive voix des locuteurs exige donc que la
plus grande prudence, dans le traitement des données mais surtout des voies de
transmissions, soit de mise: en effet, l'attention des grammairiens se concentre,
d'une façon analogue à ce qui se passe dans les disciplines religieuses (hadït et
droit), non pas sur le texte mais au-delà du texte, sur les transmetteurs56. C'est ce
qui ressort clairement de cette citation, tirée d'al-Usülfi l-nahw d'Ibn al-Sarräg
(m. 316/929), où les éléments relevant de la norme et ceux relevant du corpus
sont intégrés pour rejeter le vers (ragaz)
-57
yâ laytanï mitlukafi l-bayâdï // 'abyadu min 'uhti Barii 'Abädi

qui était utilisé par les Koufiotes pour décréter la grammaticalité de la forme afal
al-tafdïl dans les adjectifs indiquant les couleurs. Le jugement d'Ibn al-Sarrâg est
basé sur des critères restrictifs : un vers sädd (isolé, s'appuyant sur une seule
autorité), tout comme un énoncé conservé avec une chaîne de transmission très
faible (bi-adnâ isnâd), ne peut pas être une preuve en faveur d'une règle qui fasse
l'objet du consentement, ni en théologie, ni en grammaire, ni en droit. L'accepter
comme telle est une faiblesse et un aveu de manque de preuves de la part des
grammairiens58. La citation d'Ibn al-Sarräg est ainsi commentée par al-Suyûtï en
guise de conclusion : tout ce qui est sädd. doit être rejeté et ne mérite pas d'être
enquêté ni expliqué.

5.6 Loci probantes et questions textuelles : les variantes

Un des traits saillants de la poésie arabe ancienne est sans doute l'existence de
variantes, multiples et parfois plutôt différentes. Pour une discipline comme la
grammaire, surtout dans le domaine plus particulier de ses « fondements » qui
implique l'analyse critique des sources, cette question concernant le corpus est

55 al-Suyüti, Iqtirâh, p. 154.


56 'Umar, al-Baht al-lugawï, p. 47.
57 Le vers est attribué à Ru'ba b. al-'Aggâg.
58 al-Suyûti, Iqtirâh, p. 156 ; Ibn al-Sarräg, Usül, vol. 1, p. 104-105 : le jugement
d'irrecevabilité dans les texte d'Ibn al-Sarrâg provient d'al-Mubarrad (qäla Abu l-'Abbäs...),
ce qui n'apparaît pas dans le texte cité par al-Suyûtï. La critique s'adresse évidemment aux
Koufiotes.

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évidemment un point crucial. Le sujet n'est pas passé sous silence dans l'exposé
détaillé qu'ai-Suyùtî offre aux savants et, en fait, la quatorzième et dernière section
du chapitre consacré aux règles ifurü) traite des vers qui sont attestés avec des
variantes59. Le fait que les vers soient souvent (katïran mä) transmis sous des formes
différentes ('alä awguh muhtalifa) ne semble pas poser problème : l'auteur, que l'on
avait interrogé à ce propos, répond « qu'il se peut que le poète ait déclamé son
poème une fois comme ceci et une autre fois comme cela ». On attribue ainsi
l'instabilité du texte poétique à un phénomène dénonciation individuelle, et la
variation serait donc à analyser sur le plan de la synchronie et non sur celui de la
diachronie, autrement dit de l'histoire de la transmission des poèmes. Pour
corroborer cette solution, l'autorité d'Ibn Hisäm est appelée en cause dans le passage
suivant. Dans le Sarh al-sawähid, il aurait en effet cité à ce propos le vers
(mutaqàrib)
wa-lä 'arda 'abqala ■ïbqâlahâ60

qui est une variante de wa-lä 'arda 'abqalati bqâlahâ. Or, dans ce dernier, il y a
l'accord au féminin du verbe et du pronom, tandis que dans la variante mentionnée
à titre d'exemple le verbe est au masculin et le pronom au féminin, tout en étant,
tous deux, coréférentiels: les deux formes du verbe, masculin et féminin, seraient
donc interchangeables. Selon Ibn Hisäm, cela prouverait que cet usage est possible,
sans avoir recours à la notion de darüra, seulement si le même locuteur peut choisir
l'une ou l'autre variante61. On reste donc dans le cadre d'un phénomène
dénonciation individuelle. Si ce n'est pas le cas, continue Ibn Hisäm, cela revient au
fait que : « les Arabes déclamaient les uns les poèmes des autres, et chacun
s'exprimait selon ce que sa propre nature lui dictait (calâ muqtadä sagiyyatihi llatï
futira 'alayhâ) et, en conséquence, pour certains poèmes, les variantes sont
nombreuses ». La solution à la question des variantes textuelles repose encore une
fois sur un interprétation des données sur le plan synchronique : les différentes
habitudes linguistiques des tribus de la péninsule arabe (variation diatopique).
L'explication glisse alors sur un plan sociolinguistique, ce qui implique le

59 al-Suyùtï, Iqtiräh, p. 161; le problème est traité aussi dans al-Muzhir, vol. 1, p. 261, mais la
citation d'Ibn Hisäm est abrégée.
60 L'ouvrage auquel al-Suyùtï fait référence est probablement al-Rauida al-adabiyya ft sarh
1ulûm al-'arabiyya, un commentaire d'Ibn Hisäm au Kitâb al-luma'fi l-nahw d'Ibn Ginnï
(GAL, II, p. 24), encore inédit, pour autant que nous le sachions. Le vers est de 'Ämir b.
Guwayn al-Ta'ï; l'autre variante, conforme à la norme de l'accord du genre, est wa-lä \arda
'abqalati bqälahä (avec chute de la hamza du verbe). Slbawayh, Kitâb, vol. 2, p. 46; al
Astarâbâdï, Sarh al-Käfiya, vol. 1, p. 42.
61 Slbawayh (Kitâb, vol. 2, p. 45-46), qui cite aussi le vers, souligne que le phénomène est
fréquent dans la communication poétique (wa-hädäfi l-si'ri aktar min an 'uhsiyahu), ce qui en
dénonce le caractère marqué.

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phénomène de variation dialectale et l'instabilité textuelle des poèmes trouve sa
raison detre dans le plus vaste contexte de ce que les linguistes arabes nommaient
ihtiläf lugät al-'arab, la différence des variétés des parlers des Arabes62.
Apparemment, le plan de la diachronie et le problème de la transmission restent à
l'arrière-plan, et le souci de critique textuelle n'est nullement présent dans l'esprit
de ces linguistes.

6. En guise de conclusion

L'évaluation critique du corpus dans le domaine de la linguistique ainsi que


dans le domaine des sciences religieuses, était une question cruciale dans la
civilisation arabo-islamique. Les méthodes sur lesquelles reposait la recension des
dïwâns, les critères de recevabilité des textes et leur origine dans les techniques du
droit et des hadïts, sont très efficacement résumés par Blachère63, qui met ainsi en
exergue l'importance de la notion d'autorité: « tel poème, tel récit sont recevables
parce que tel savant ou tel groupe de savants faisant autorité les tiennent pour
authentiques. Tels autres sont au contraire douteux ou irrecevables parce que ces
mêmes autorités les ont suspectés. La critique des "transmetteurs" s'impose donc
pour les érudits comme pour les traditionnistes qui leur servent de modèles x64. Il
nous semble que dans le traité d'al-Suyùtl l'importance octroyée à la notion
d'autorité est évidente, qu'il s'agisse du poète auteur des vers, des transmetteurs
qui les transmettaient, ou des savants qui prononçaient les jugements de
recevabilité ou d'irrecevabilité. Ce sont des questions traitées à plusieurs reprises
dans al-Iqtiräh. L'emphase sur les textes est par contre bien mineure et le seul
point susceptible de faire l'objet d'une critique textuelle, le phénomène des
variantes, est vite résolu dans le cadre de l'énonciation personnelle ou dans celui
de la variation sociolinguistique.

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62 al-Suyüti traite la question à plusieurs reprises dans al-Muzhir (par ex. vol. 1, p. 55-57,
255-261).
63 Blachère 1952, p. 117-127. Ce que Blachère définit comme « une solution de désespoir »,
expression qui révèle ouvertement le difficile équilibre entre dogme et approche
scientifique dans les questions de langue qui caractérise le monde arabo-islamique.
64 Ibid., p. 124.

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