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L’impact du Covid-19
sur le monde du travail :
télémigration, rélocali-
sation, environnement
Groupe
d’études
géopolitiques Économie
Groupe d’études
géopolitiques
Économie
Auteur
Cyprien Batut
Avant-propos
Andrea Garnero
Avant-propos
Si l’on croit à un article de The Economist de fin mars 2020, alors qu’en 2008-2009 les PDG et les
conseils d’administration s’étaient tournés vers leurs responsables financiers, la crise liée à la
pandémie de Covid-19 les a forcé à se tourner vers les responsables des ressources humaines
alors que jusque-là ils étaient considérées juste comme les « gestionnaires de la paie et des
fêtes ».
En mars 2020, au fur et à mesures que les gouvernements se résignaient à mettre en place des formes de distancia-
tion sociale forcée, des milliers d’entreprises se sont retrouvées d’un jour à l’autre à changer les modalités de travail
de millions d’employés. Beaucoup d’entre elles n’étaient pas prête ni du point de vue technique ni surtout managé-
rial. Parce que le télétravail demande des infrastructures spécifiques mais surtout une autre manière de concevoir la
relation de travail. Le télétravail impose d’arrêter de mesurer la performance au travail en nombre d’heures passées
au bureau. Fini le pointage et les horaires bien définies pour encadrer les employés et contrôler leur travail. Ça parait
anodin, mais c’est un changement de paradigme. Et c’est ce qui explique pourquoi certaines entreprises, et syndicats
aussi, ont résisté à un déploiement plus important du télétravail jusqu’ici. Pareil du côté des travailleurs qui, pour
certains d’entre eux, voyaient le télétravail comme une manière d’améliorer l’équilibre vie et travail et qui, du jour au
lendemain, ont dû trouver un coin à la maison pour travailler sans en avoir les outils appropriés, les yeux rivés sur
des petits écrans, des chaises inadaptées, et surtout, avec la fermeture des établissement scolaires, partagés entre les
tâches professionnelles et familiales.
Quelles en seront les conséquences de cette expérience de travail à distance? Dans ce papier, Cyprien Batut en
analyse trois de grande importance et intérêt : l’impact sur l’environnement, le risque de délocalisation des emplois
qualifiés et la réduction des inégalités spatiales. Mais dans le futur il y aura d’autres aspects que les économistes et
sociologues devront étudier parce que le peu qu’on sait sur des effets du télétravail sur la productivité et le bien-être
des travailleurs se base sur le monde d’avant, celui où le télétravail occupait au mieux un ou deux jours par semaine.
Cette fois, ça a été le tout-télétravail dans l’urgence absolue. Il semble que le système ait tenu mais les conséquences
sur le sentiment d’isolement des travailleurs et leur productivité seront probablement différentes d’avant le Covid-19.
Est-ce que le monde après crise sera caractérisé par la fin du « auto/métro-boulot-dodo » et le début du travail à la
demande ? Non. Déjà parce que, comme ce papier le rappelle, seule une partie des emplois peut se faire à distance.
L’essentiel des emplois (et surtout les emplois essentiels, on l’a appris dans cette crise !) se base sur des interactions
avec d’autres personnes ou l’usage de machines et outils spécifiques. Mais aussi parce que le travail est relation,
échange. Les cantines, les couloirs, les machines à café sont aussi des lieux d’échange non-programmé, parfois por-
teurs de nouvelles idées et solutions. Et l’organisation collective des travailleurs et de leur demandes légitimes, que
cela passe par un syndicat ou une association du personnel, a plus de mal à se faire à distance.
Le « auto/métro-boulot-dodo » n’est pas fini, mais dans le monde après le Covid-19 certains tabous auront été bri-
sés et la discussion sur l’organisation du travail (ses horaires, ses lieux, ses modalités) pourra abandonner certaines
caricatures liées à une conception du travail passéeet entrer vraiment dans le siècle. Comme le montre bien ce papier,
cela pourrait apporter des bénéfices non seulement aux entreprises et à leur employés mais aussi à l’environnement
et à nos térritoires. Mais il n’y aura pas que des gagnants…
Résumé
L’une des conséquences du confinement sera peut-être, à travers la
création de nouvelles habitudes et non pas une révolution technologique,
la généralisation du télétravail. Attention cependant, cette révolution ne
sera celle que d’une minorité de travailleurs, principalement des cadres et
des métiers relativement privilégiés.
Faute de temps, beaucoup d’autres aspects ont été mis de côté et sont tout
aussi importants. Une future politique du télétravail qui encouragerait ou
non son développement devra aussi les prendre en compte.
télémigration, rélocalisation, investisseurs : alors que l’Indice DOW (qui résume les
performances en bourse des 30 plus grandes entreprises
environnement enregistrées aux États-Unis) a chuté de presque 25% de-
puis Janvier, fin Mars le cours de ZOOM Video Communi-
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cations Inc, l’entreprise responsable du logiciel eponyme
maintenant célèbre était multiplié par deux.
Le coronavirus affecte nos économies de nombreuses
façons, il est difficile d’y échapper. Il perturbe fortement
Figure 1 : ZOOM contre le reste de l’Économie.
les économies mais change aussi nos habitudes. Un choc
culturel important pourrait notamment changer la façon
dont nous travaillons. La période de confinement enclen-
chée par la plupart des gouvernements dans les pays dé-
veloppés a obligé une partie des travailleurs à changer
leurs habitudes de travail. Pour ceux qui en avait la pos-
sibilité, assurer la continuité de l’activité a en effet rimé
avec télétravail.
N OT E D E T R AVA I L 2 · M A I 2 0 2 0
raliser le télétravail pour de nombreuses raisons. En pre- potentiellement concerné par le télétravail. Il arrive au
nant cela en compte, nous voulons ensuite comprendre final à une proportion de la main d’oeuvre (32%, soit 8,4
quelles seraient les conséquences d’une généralisation du millions de travailleurs) comparable à celle de Neiman
télétravail à plus ou moins long terme. Par soucis de de et Dingel aux États-Unis. Ces deux travaux concordent
brièveté, on se limitera à l’exploration de trois voies im- donc pour affirmer qu’une partie importante des emplois
portantes. D’abord, on verra quelles pourraient être les pourrait être télétravaillé, mais pas une majorité. Cela dit,
conséquences environnementales résultant d’une baisse seulement une fraction des emplois télétravaillables sont
de la mobilité des travailleurs. Puis on se demandera com- effectivement télétravaillé (7% contre 32% en France par
ment cela pourrait changer notre façon de travailler et en exemple). Pourquoi ?
particulier son effet sur la “délocalisabilité” des emplois
les plus qualifiés. Pour finir, il faudra poser la question C’est que ces deux travaux ne mesurent qu’un ordre
des changements urbains plus profonds potentiellement de grandeur des frontières techniques du télétravail mais
amenés par la généralisation du télétravail et en particu- ne prennent pas en compte la volonté des salariés et des
lier leurs effets sur la dynamique des inégalités spatiales. entreprises à adhérer ou non à cette pratique (c’est une li-
mite d’ailleurs assumée dans le rapport de l’OFCE). Quand
Les frontières du télétravail bien même le télétravail est possible, cela ne veut pas dire
qu’il soit souhaitable. A la fin du confinement, des mil-
Le télétravail est un travail effectué en tout ou partie à lions de travailleurs ayant goûté au télétravail le quitte-
distance du lieu où son résultat est attendu. Sont télétra- ront sans regret. Aux frontières techniques du télétravail
vailleurs celui qui reste chez lui un jour par semaine pour s’ajoutent donc des frontières culturelles mais aussi liées
6 travailler comme celui qui y passe la semaine entière. Il à l’efficacité même du télétravail. Ce n’est pas pour des
y a donc différents degrés de télétravail. D’un côté, le té- raisons techniques que le télétravail n’est pas plus répan-
létravail peut-être le résultat de l’invasion de la vie per- du. En synthétisant la littérature portant sur les formes
sonnelle par la vie professionnelle ou bien de contraintes non-traditionnelles de travail, Mas & Pallais (2020)11 rap-
familiales qui obligent à ramener du travail chez soi. Dans portent par exemple que, contrairement à une idée ré-
ce cas le télétravail coexiste avec du travail sur site. De pandue, leur fréquences n’a pas réellement augmenté ces
l’autre, le télétravail peut se substituer au travail sur site vingt dernières années. Comment l’expliquer ?
et voire même le supplanter complètement. Quelque soit
le degré de télétravail, il faut commencer par dire qu’il Du côté des travailleurs, que sait-on de leur volonté
est encore peu répandu : la DARES estimait en 20195 que d’adopter le télétravail ? Pour eux, le télétravail a des
seulement 7% des travailleurs y recourent en France. Un avantages certains : plus grande flexibilité du temps de
rapport européen et de l’OIT de 20176 rapportait qu’en travail, moins de contrôle et de pression directe de l’em-
moyenne 17% des travailleurs européen pratiquaient le ployeur, possibilité de combiner vie familiale et vie profes-
télétravail à plus ou moins forte intensité. sionnelle plus facilement, moins de déplacements entre
lieu de travail et lieu de vie, etc… Mais il a aussi un coût
Quelles activités peuvent être faites chez soi ? Pour : exclusion des réseaux de sociabilité de l’entreprise et
évaluer cela, Brent Neiman et Jonathan Dingel, dans leur donc peut-être moins de chance d’avancement, coordina-
récent rapport7, procèdent par élimination. Ils utilisent les tion plus difficile avec les collègues, des horaires plus ins-
résultats de deux enquêtes8 sur les conditions de travail tables et une séparation plus difficile entre vie profession-
afin d’identifier quel métier ne peut pas se faire à domicile. nelle et vie personnelle. S’il est techniquement possible
Par exemple, si X% des répondants d’un métier affirment de télétravailler, c’est peut-être pour une combinaison de
que leur travail implique de passer du temps à l’extérieur ces raisons que les employés ne le souhaitent pas. Dans
tous les jours ou bien d’opérer des machines ou d’être en une situation expérimentale, Mas & Pallais (2017)12 notent
contact avec le public alors on peut considérer que X% que la majeure partie de leurs sujets ne semble pas accor-
des personnes dans ce métier ne peuvent pas télétravail- der de valeur particulière à la possibilité de travailler chez
ler.9 Ainsi, ils estiment que 63% des emplois ne pourraient soi. Mais ils remarquent aussi qu’il existe toute de même
pas raisonnablement se faire depuis le domicile (et donc une marge non négligeable de salariés qui en accorde. Au
37% le pourraient). Le policy brief de l’OFCE10 utilise la final, l’employé moyen serait prêt à sacrifier 8% de son
même méthodologie, se servant de l’Enquête Emploi en salaire pour avoir la possibilité de télétravailler.
13. Bailey, Diane E., and Nancy B. Kurland. «A review of telework research: Fin- 15. Sept salariés sur dix vont travailler en voiture, Armelle Bolusset et Christophe
dings, new directions, and lessons for the study of modern work.» Journal of Rafraf, INSEE Focus, N°143 Février 2019.
Organizational Behavior: The International Journal of Industrial, Occupational 16. Lavy, V., Ebenstein, A. and Roth, S., 2014. The impact of short term exposure
and Organizational Psychology and Behavior 23.4 (2002): 383-400. to ambient air pollution on cognitive performance and human capital forma-
14. Maud Coudène et David Levy, INSEE Première, N°1605 Juin 2016. tion (No. w20648). National Bureau of Economic Research.
dans le bon sens si notre objectif est de réduire les gaz à Ce simple fait doit choquer. Les emplois qualifiés, bien
effet de serre par exemple. Mais cela signifie aussi moins que plus délocalisables, ne sont justement pas ceux qui
d’entretien des réseaux existants, voir une disparition des ont été délocalisés depuis les années 80, au contraire.
réseaux les moins utilisés. Ceci peut contribuer à l’isole- Dans leur article maintenant célèbre, Autor et al. (2013)23
ment de certains lieux et renforcer les inégalités territo- , rapportent que la compétition avec la Chine a proba-
riales.17 blement entraîné la disparition d’environ 2.5 millions
d’emplois aux États-Unis et explique une part non-négli-
De plus, ces réseaux routiers et de transport sont rem- geable de la désindustrialisation dans ce pays. Les em-
placés par des réseaux d’autre nature qui permettent aux plois perdus sont majoritairement des postes demandant
personnes de télétravailler, le telecommuting. Aux bou- peu de qualification. Le degré de qualification d’un poste,
chons sur les routes succèdent des bouchons virtuels, malgré donc une “délocalisabilité” moyenne plus forte,
Netflix et Youtube ont été obligé de réduire la qualité de apporte en fait une protection supplémentaire face à la
leur vidéo afin de ne pas surcharger les réseaux existants délocalisation et ce pour deux raisons. D’une part, l’offre
dans plusieurs pays européens. En outre, les réseaux de main d’oeuvre étrangère peu qualifiée à coût de tra-
virtuels nécessitent une infrastructure (serveurs et tutti vail relativement faible est beaucoup plus importante
quanti) qui est elle aussi polluante. Selon certaines esti- que l’offre de main d’oeuvre étrangère qualifiée à coût
mations,18 les activités numériques représentaient près de de travail relativement faible. Au fur et à mesure que le
3.7% des émissions globales de gaz à effet de serre en 2018 niveau de qualification baisse, les écarts de salaire entre
et une généralisation du télétravail ne ferait qu’augmenter pays augmentent. Les entreprises ont donc plus intérêt à
ce chiffre. Il faut donc penser à l’effet net du télétravail délocaliser les emplois peu qualifiés par rapport aux em-
sur la qualité de l’air et non pas seulement à celui qui plois qualifiés. D’autre part, la délocalisation a un coût :
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dériverait de la baisse de l’utilisation des transports. Peu les tâches délocalisées doivent être contrôlées et coordon-
d’évaluations existent pour l’instant, cependant Giovan- nées avec celles toujours effectuées sur place. Or, les em-
nis (2018) rapporte que les villes suisses où le télétravail plois qualifiés sont probablement plus délocalisables mais
s’est le plus développé de 2002 à 2013 ont bien connu une en général nécessitent également un plus fort contrôle et
baisse du trafic et une amélioration de la qualité de l’air.19 sont plus difficiles à coordonner. C’est pourquoi les en-
treprises préfèrent importer des travailleurs qualifiés
Le télétravail ou l’exposition des métiers les plus plutôt que d’exporter les postes nécessitant des travail-
qualifiés à la mondiali ation ? leurs qualifiés. Une étude récente, Signorelli (2019)24 a
montré, entre autres choses, que les entreprises étaient
En 2013, Blinder & Krueger publiaient un article im- prêtes à encourir des coûts importants pour embaucher
portant20 sur la “délocalisabilité”21 des emplois. En com- des travailleurs étrangers qualifiés quand elles ont des
binant données qualitatives et quantitatives, le but était difficultés de recrutement. Pour résumer, les emplois
d’estimer quel pourcentage des emplois pourrait techni- qualifiés sont protégés de la mondialisation par manque
quement être relocalisé dans un autre pays si l’employeur d’offre et à cause du coût de leur délocalisation. C’est ici
le souhaitait et en avait les moyens. Pour cela, les auteurs que la généralisation du télétravail (“Télétravaillabilité”
procèdent presque de la même façon que les articles cités et “délocalisabilité” sont liés, on pourrait parler de dé-
plus haut pour évaluer le pourcentage des emplois po- localisation numérique) pourrait changer la donne, car
tentiellement télétravaillable,22 ils posent la question aux elle réduit considérablement le coût de délocalisation des
travailleurs concernés. Ils demandent en particulier aux emplois qualifiés.
enquêtés si leur travail doit être fait dans un endroit par-
ticulier aux États-Unis et s’il peut-être effectué à distance Une mondialisation numérique qui naîtrait du confi-
du lieu de son produit sans perte de qualité. A partir des nement pourrait ouvrir une nouvelle ère où les emplois
réponses Blinder & Krueger estiment qu’entre 21 et 27% qualifiés ne sont plus à l’abri de la compétition mondiale.
des emplois aux États-Unis sont délocalisables. Mais leur C’est un scénario en parti déjà imaginé par Richard Bald-
résultat le plus intéressant est le suivant : plus les emplois win dans son livre de 2019 : The Globotics Upheaval :
sont qualifiés et bien payés, plus ils sont délocalisables Globalization, Robotics and the Future of Work. La géné-
(entre 35 et 40% des emplois nécessitant un diplôme). ralisation du télétravail fait naître la crainte que des “té-
lémigrants” ne prennent de plus en plus d’emplois dans
les services au détriment de l’emploi de nos cols-blanc
nationaux et de leur salaire.
17. Voir la suite pour un approfondissement à ce propos.
18. Le rapport « Pour une sobriété numérique » du think tank The Shift Project.
19. Etant donné que l’on ne connaît pas la localisation des infrastructures numé- Ce scénario est-il pour autant réaliste ? Il est pour le
riques, cela n’exclut pas que la pollution perdue à un endroit soit transférée
autre part.
20. Blinder, Alan S., and Alan B. Krueger. «Alternative measures of offshorability: 23. David, H., Dorn, D. and Hanson, G.H., 2013. The China syndrome: Local labor
a survey approach.» Journal of Labor Economics 31.S1 (2013): S97-S128. market effects of import competition in the United States. American Economic
21. Offshorabilty en anglais dans le texte. Review, 103(6), pp.2121-68.
22. Dingel et Neiman (2020) et le policy brief de l’OFCE s’inspirent en réalité de 24. Signorelli, S., 2019. Do Skilled Migrants Compete with Native Workers? Analy-
l’approche de Blinder et Krueger (2013) qui a fait date dans la littérature. sis of a Selective Immigration Policy (No. halshs-01983071).
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