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RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

Ne pas jeter les régimes complémentaires avec l’eau du bain bismarckien

Jean-Claude Angoulvant

Futuribles | « Futuribles »

2019/3 N° 430 | pages 59 à 79


ISSN 0337-307X
ISBN 9782843874437
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-futuribles-2019-3-page-59.htm
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FORUM
Réforme des retraites :
enjeux et dérives
Ne pas jeter les régimes complémentaires
avec l’eau du bain bismarckien
PAR JEAN-CLAUDE ANGOULVANT 1

L’avenir des retraites depuis bien longtemps pose en France un


problème, en raison notamment du déséquilibre tendanciel entre le
nombre d’actifs cotisant et celui des inactifs âgés. De nombreuses
réformes paramétriques ont déjà été adoptées, notoirement insuf-
fisantes pour remédier durablement au problème du financement
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des retraites. Le président de la République, Emmanuel Macron, a
donc annoncé sa volonté d’engager une réforme structurelle visant
à remplacer les régimes de base et complémentaires, soit 42 régimes,
par un régime unique fonctionnant par points dont la valeur consti-
tuerait la principale variable d’ajustement.
Le Haut Commissariat à la réforme des retraites (HCRR) est chargé
de mettre en œuvre cette réforme sujette à d’âpres débats. En té-
moigne ici le point de vue présenté par Jean-Claude Angoulvant qui
lui reproche deux défauts majeurs. Le premier est de vouloir unifier
tous les régimes, occultant ainsi les disparités et noyant dans cet
ensemble des régimes complémentaires autonomes et catégoriels
qu’il juge plutôt bien gérés. Le second est de vouloir confier à l’État,
piètre gestionnaire sur le long terme, le pilotage du système, au dé-
triment des partenaires sociaux et, au passage, de faire basculer le
système de retraite d’une logique assurancielle à une logique « be-
veridgienne ». Conformément à la logique de notre rubrique Forum,
cet article exprime un point de vue destiné à nourrir la réflexion de
nos lecteurs sur un projet de réforme encore en débat. H.J. ■

1. Ancien directeur de caisses de retraite, et consultant international en réforme et extension des


systèmes de retraite.

59
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E
n France, l’annonce d’une réforme structurelle du système de retraite
et de ses principes (universalité et équité) a été une bonne nouvelle,
tant ce système a besoin d’être adapté aux réalités d’aujourd’hui et
surtout de demain. Car les dispositifs de retraite ont la particularité de
construire et de porter, entre générations et sur une période glissante de
70 ans et plus, des ensembles de créances et de dettes considérables 2,
qui ne peuvent être arbitrairement altérées par des lois de circonstance, à
la différence des autres branches de la protection sociale qui s’ajustent
année après année.

Du fait des engagements précis déjà pris envers les générations aujour-
d’hui au travail ou en retraite, formant les legs du passé sur lesquels s’ancrent
des attachements sociaux très forts, le processus d’adaptation, incontour-
nable tant le monde a changé depuis 1945, est forcément progressif et com-
pliqué. Mais après la bonne nouvelle, l’annonce réitérée par le HCRR (Haut
Commissariat à la réforme des retraites), et ceci dès le lancement de son
processus de consultation, de deux options structurelles, cadrées a priori
et en fait non soumises au débat, a donné un profil inquiétant au projet
poursuivi, notamment au regard de l’expérience nationale et des bonnes
pratiques internationales.
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Il s’agit d’une part de l’unification de tous les dispositifs existants, de base
et complémentaires, en un seul régime unifié ; d’autre part du choix d’une
assiette de cotisation très élevée à ce régime complet, qui intégrera 92 %
des revenus du travail, étouffant toute possibilité de régimes profession-
nels obligatoires externes. Ces options concentreront sur ce futur «  ré-
gime », et non « système », universel de tels enjeux sociaux et financiers
qu’il ne pourra être qu’étatique, objet d’un pilotage politico-administratif,
comme le sont déjà le régime général des salariés et les régimes publics.
On achèverait ainsi le basculement intégral de la protection sociale vers un
schéma « beveridgien 3 » d’allocations sociales publiques.

Or, pour s’engager à livrer sur le très long terme (jusqu’à 70 ans ou plus
de différé entre le versement d’une cotisation et la perception de la pen-
sion née de ce versement) les retraites promises aujourd’hui, et ce, quelles
que soient les circonstances pouvant survenir, il faut mettre en place d’une
part un volet de gouvernance sociale réellement responsable et calée sur
le long terme, et d’autre part un volet de production administrative des
pensions, à vocation sociale mais répondant aux normes d’efficience des
entreprises les plus avancées. Le cadre étatique est-il en France le plus
qualifié pour satisfaire ces deux exigences ? Il est permis d’en douter.

Le fait que justement ces deux volets soient autoritairement préemptés


par le HCRR au profit de l’État, donne un profil inquiétant à la réforme

2. Représentant de l’ordre de trois fois la valeur du produit intérieur brut français, soit plus de
6 000 milliards d’euros.
3. BEZAT Jean-Michel, « Bismarck est mort, vive Beveridge ! », Le Monde, 5 mars 2019, p. 28.

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RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

RÉG IME ET DI SPOSI TIF S : NE PA S CO NFONDRE

Le mot « régime » est souvent utilisé régi par une réglementation statutaire
à tort et à travers pour désigner tous comportant les procédures d’adaptation
les dispositifs de protection sociale. utilisables en vue de garantir l’accom-
Cette pratique alimente une confusion plissement des finalités respectivement
dommageable pour comprendre le contributives et redistributives du dis-
cadre légal et social en vigueur, tel positif. Ce qui suppose que le terme
qu’institué par la loi et la jurisprudence de régime au sens plein est réservé à
de la cour de Cassation. des situations concrétisant une auto-
nomie administrative et financière.
Selon Jacques Barthélémy, autorité re-
connue en la matière par les juridictions, Ces caractéristiques distinguent le « ré-
un régime de retraite, par exemple, est gime » de la « garantie sociale » pro-
une personne morale unissant au pré- mise par un employeur, et plus encore
sent et dans le temps une collectivité de la «  prestation sociale  » versée
d’affiliés par un ensemble de créances par une administration. En France, par
et de dettes, avec un principe de soli- exemple, les retraites de la fonction
darité au regard de ces droits. Solida- publique ne sont pas produites par un
rité dans tous les sens du terme : en régime mais par le Service des retraites
matière à la fois de responsabilité vis- de l’État (SRE). Et même le régime gé-
à-vis des créances, mais aussi de « pot néral pris en main par l’État a, dans
commun » redistribuable dans des li- les faits, cessé depuis longtemps d’être
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mites réglementaires. C’est cette soli- un vrai « régime ».
darité qui lui donne une consistance
juridique. Tout cela est précisément J.-C.A.

annoncée, et suscite légitimement une interrogation sur ses véritables in-


tentions. Mais pour comprendre la nature de la question et de ses enjeux,
un petit voyage est nécessaire. Car si le principe général de la retraite est
simple, ses réalités demandent un peu d’attention ; ce que paraît d’ailleurs
découvrir le HCRR 4. Or, dans le monde réel, on ne choisit pas les contraintes
sous lesquelles on agit.

L’existant
Rappelons ici que le système actuel (voir le tableau 1, qui permet de
délimiter les champs respectifs par type de régime et type de statut pro-
fessionnel associé), formé par les 42 dispositifs obligatoires (voir encadré
ci-dessus), présente de nombreux défauts sociaux (en matière d’égalité
redistributive et d’équité contributive) et économiques (en matière de sou-
tenabilité financière et de pilotage). Sans compter son illisibilité et l’effet
politiquement néfaste d’une cascade de réformes paramétriques.

4. GORRERI Sandrine, «  Réforme des retraites  : plus on avance moins on y voit clair  », iFRAP
(Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques), 28 février 2019.
URL  : http://www.ifrap.org/retraite/reforme-des-retraites-plus-avance-moins-y-voit-clair. Consulté
le 19 mars 2019.

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Tableau 1 — Typologie du système de retraite français actuel, régimes obligatoires (chiffres / prestations 2016)

Agirc-Arrco : Association générale des


Type institutions de retraite des cadres-
Type
Les régimes d’agents publics Association pour le régime de retraite
de régime de régime complémentaire des salariés
RAFP - 4,5 millions Régime CNAV : Caisse nationale d’assurance
de cotisants (0,4 G€) additionnel vieillesse
CNAVPL : CNAV professions libérales
Régimes complémentaires
CNBF : Caisse nationale des Barreaux
RC Agirc français
Régimes RC RC obli-
(25 G€) CNRACL : Caisse nationale de retraite
complé- des indé- gatoire Ircantec
mentaires pendants (0,7 (3 G€) des agents des collectivités locales
RC Arrco
(RC) (7 G€) G€) (51 G€) Service des Régime FPH : fonction publique hospitalière
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retraites de de la Régimes FPT : fonction publique territoriale


l’État (SRE) CNRACL complets FSPOEIE : Fonds spécial des pensions

(15 G€)
SSI (ex-RSI), MSA MSA CNAV (52 G€) (18 G€) des ouvriers des établissements
Régimes régime

FSPOEIE (2 G€)
CNAVPL, exploi- salariés industriels de l’État

SNCF, RATP, IEG, etc.


de base CNBF, etc. tants général IEG : industries électriques et gazières

Autres régimes spéciaux


(9 G€) (8 G€) (8 G€) (113 G€)
Ircantec : Institution de retraite complé-
mentaire des agents non titulaires de
Régimes de base
l’État et des collectivités publiques
Fonction- Fonction- MSA : Mutualité sociale agricole
Salariés Agents Statut
Statut Travailleurs agri- naires civils naires RAFP : Retraite additionnelle de la
Salariés non ti- de l’assuré
de l’assuré et militaires des FPT fonction publique
indépen- coles tulaires d’État
régimes

Ouvriers
spéciaux

dants non et magistrats et FPH


Agents des

RATP : Régie autonome des transports


agricoles et Em- Secteur privé : Contrats parisiens
professions ployeurs commerce, Collecti- SNCF : Société nationale des chemins
de
Employeurs libérales État vités Employeurs de fer français
État

agri- industrie, BTP, droit


SNCF,

publiques
RATP, etc.

coles services, etc. public SSI : Sécurité sociale des indépendants


(ex-RSI : régime social des indépen-
Sources : CSR (Conseil de suivi des retraites) - COR (Conseil d’orientation des retraites) et CCSS (Commission des dants)
comptes de la Sécurité sociale).

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RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

Il a deux mérites : 1) avoir couvert à peu près toutes les personnes en


situation de retraite et résidents permanents en France, ainsi que toutes les
personnes ayant travaillé en France, même si elles n’y résident pas ; 2) être
globalement aujourd’hui à peu près à l’équilibre, avec 13,8 % du produit
intérieur brut (PIB), en raison des effets cumulés des réformes dites para-
métriques, pratiquées en cascade depuis 25 ans.

Mais c’est un équilibre instantané qui ne va pas durer (voir encadré ci-
dessous). En effet, le rapport entre le nombre de cotisants et le nombre de
retraités va passer, selon les règles actuelles et tous régimes confondus,
de 1,7 actif pour 1 pensionné en 2018 à 1,2 ou 1,3 actif pour 1 pensionné en
2070. Deux causes à cela : 1) la baisse absolue et relative de la population
active (qui dépend de l’âge de départ en retraite) ; 2) l’allongement spec-
taculaire de l’espérance de vie à 60 ans ou plus depuis 1945 5.

Quelles que soient les formules utilisées pour cela (âge légal, âge pivot,
etc.) et même si les taux de remplacement instantanés baissent, il faudra
bien tenir compte de cette contrainte démographique en relevant à nou-
veau l’âge effectif moyen de liquidation des droits. Un tel relèvement aug-
mente les ressources et modère la charge des pensions. Tous les pays
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P ERSPECTI VES DÉMO GRAP HIQU ES ET ÉCONOMIQU ES
DES RETRA ITES

Extrait de l’exposé de Pierre-Louis Bras, moyenne, qui représente actuellement


président du COR (Conseil d’orienta- 51 % du salaire brut moyen. Selon les
tion des retraites), au Forum CDC sur hypothèses d’évolution des salaires, il
les retraites du 15 octobre 2018 1 : pourrait descendre à 40 % voire 32 %.
«  Vous l’aurez donc compris, ce sont
« […] l’évolution démographique à elle
ces deux mouvements antagonistes qui
seule devrait se traduire par une aug-
permettent de maintenir les retraites
mentation très importante de la part
sous contrôle en s’équilibrant. En re-
des retraites dans le PIB [produit inté-
vanche, le niveau de vie relatif des re-
rieur brut]. Concrètement, le nombre
traités s’en ressentira d’autant.
de cotisants par retraité équivaut au-
jourd’hui à 1,7, contre 1,3 à l’horizon « Comme vous le savez certainement,
2070. En soi, cette diminution du l’âge de la retraite est appelé à se
nombre de cotisants par retraité de- décaler progressivement. Pour mé-
vrait suffire à voir augmenter la part moire, l’âge moyen de départ à la re-
des retraites dans le PIB. Pour autant, traite se situait aux alentours de 61 ans
elle serait compensée par la dimi- et demi en 2010. D’ici 2035-2040, il
nution du niveau de pension brute s’approchera de 64 ans. »

1. Forum « Quelles retraites publiques pour quel régime universel ? », organisé par la Caisse des
dépôts (CDC) le 15 octobre 2018. L’extrait suivant est issu du « Panorama de la retraite » pré-
senté par Pierre-Louis Bras.

5. Qui se mesure par l’espérance de vie totale à cet âge, supérieure à celle à la naissance.

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responsables et bien gérés montrent l’exemple en la matière. Ce relève-


ment a déjà été amorcé, sans drame, par les régimes de retraite réellement
autonomes existant en France (régimes complémentaires de salariés du
secteur privé et d’indépendants). Mais au niveau politique, c’est la ques-
tion la plus sensible. Une hausse significative du taux moyen de cotisation
sur les assiettes (déjà 28 % à 30 %) étant exclue.

Il en ressort que l’objectif directeur d’une réforme responsable des re-


traites doit être celui de la mise en place d’une structure de financement,
de production des pensions et de pilotage, apte à mettre en œuvre progres-
sivement ce relèvement de l’âge de départ en retraite. Il faut pour cela le
faire comprendre et accepter par les populations concernées, avec le mini-
mum d’aléa politique ; il faut aussi noter que l’unification des règles et des
structures en tant que de besoin n’est qu’un moyen, et peut même devenir
contre-productive si elle est utilisée comme finalité. Nous y reviendrons.

La réforme « Macron » et le « produit retraite »


Deux principes ont été annoncés par le HCRR pour la mise en œuvre de
la réforme Macron : l’universalité d’une part, l’équité contributive d’autre
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part. C’est une bonne nouvelle pour tous ceux qui plaident depuis plus de
20 ans pour une réforme structurelle (ou systémique) de modernisation
du système.

Simple dans son principe, la retraite, et c’est son originalité, gère des
transferts adossés à des solidarités financières intertemporelles de très
longue durée, formant des « adhérences » socialement enracinées et ali-
mentant légitimement des rapports de force sociaux. L’enjeu est de pou-
voir agir dans le bon sens en dépit de ces adhérences mais — principe d’ef-
ficacité — dans leurs cadres respectifs d’expression.

Observons que partout dans le monde développé, la retraite a perdu sa


nature originelle de salaire différé, défini à l’avance et promis par un em-
ployeur supposé éternel (une garantie sociale d’employeur), pour devenir
un revenu différé produit par des dispositifs externes aux employeurs
appelés « régimes », chargés de capter chaque année au profit des retrai-
tés une part de la richesse courante produite (exprimée par le PIB au ni-
veau national). Et ceci vaut en capitalisation comme en répartition. Car le
pouvoir d’achat ne se transporte pas comme une marchandise dans le
temps.

Ce revenu différé promis par les « droits acquis » est donc irréductible-
ment contingent, dépendant d’une conjoncture lointaine, incertaine par
nature car soumise à l’inattendu ; en répartition comme en capitalisation.
Un pilotage de la valeur future des droits est donc indispensable pour que
les promesses puissent prendre en compte, en temps utile, donc au mieux,
les conséquences de cette incertitude.

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RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

L’Histoire a partout tranché : les dispositifs de retraite à prestations défi-


nies (en % des derniers salaires) et établis à grande échelle font des pro-
messes folles et antiredistributives, qui aujourd’hui n’engagent plus que
ceux qui les reçoivent. Antiredistributif signifie ici contributifs «  à l’en-
vers  6 ». L’observation est universelle ; ses conséquences aussi  7. Mais le
deuil de cette fausse certitude est difficile à prendre.

En France, chacun en est conscient, le choix initial du tout-répartition,


justifié en 1941, poursuivi en 1945 et 1947 (pour les cadres) par la néces-
sité de procurer immédiatement un revenu aux personnes âgées, mais qui
implique la perpétuité de l’obligation à cotiser, place les retraites au cœur
du pacte social, même si la perception de la logique économique qui assure
son financement est pour sa part largement ignorée 8.

Côté recettes, en France, le jeu des tuyauteries et des transferts d’im-


pôts et de contributions entre régimes de base et régimes complets (donc
couvrant l’étage de base assurant l’essentiel de la fonction redistributive
du système) est totalement illisible pour les citoyens et nombre de respon-
sables. Mais dans la forme actuelle du système, qui s’est construit pièce
par pièce, « par le bas », et sans modèle unificateur, ce maquis de trans-
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ferts est indispensable pour mettre en œuvre, tant bien que mal, une
forme de mutualisation interprofessionnelle prenant en compte les muta-
tions du système productif.

En effet, côté prestations, les retraites entremêlent des prestations


redistributives de nature sociale (des aides sociales conditionnables telles
que le minimum vieillesse et les reversions dans le régime général) et des
prestations contributives, dont l’acquisition est issue du versement d’une
cotisation personnelle, directe (cotisation salariale) ou indirecte (cotisation
dite « patronale » versée pour le compte du salarié 9).

6. De nombreux auteurs, y compris Thomas Piketty (Pour un nouveau système de retraite, Paris :
Rue d’Ulm / Presses de l’École normale supérieure, 2008, coécrit avec Antoine Bozio), mettent en
évidence le caractère fortement antiredistributif (antisocial) de la technique des annuités, pourtant
curieusement défendue bec et ongles par des syndicats de salariés.
7. Depuis 1980, dans les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement éco-
nomiques), la quasi-totalité des fonds de pension publics et d’entreprise ont dû renoncer aux pres-
tations définies. Les entreprises qui ne l’ont pas fait ont dû passer par la case « faillite » (comme
General Motors aux États-Unis).
8. Même en répartition, comme Alfred Sauvy l’a fait remarquer il y a 50 ans et comme le rappelle
Jacques Bichot, ce sont l’investissement humain dans la génération suivante et l’investissement
financier dans les entreprises qui préparent les ressources — par essence contingentes — qui per-
mettront de payer en leur temps les promesses de retraite faites aujourd’hui. Alors que juridique-
ment, c’est le versement de cotisations pour payer les pensions des générations d’avant qui fonde
l’acquisition de droits dans les régimes. Comme quoi le droit fabrique des chimères que le partage
transforme en pseudoréalités irrévocables.
9. La notion de cotisation patronale est aussi une fiction économique (c’est toujours le salarié qui
la paye, par déduction du budget que l’employeur lui consacre (le salaire « superbrut »), mais cette
fiction juridique alimente utilement la vie sociale.

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Tableau 2 — Les régimes de base et complets intégrés dans le mécanisme


actuel de compensation nationale (chiffres de 2016, en millions d’euros)
Presta- Taux de Autres
Total des Coti-
Total des Total des tions finan- finan-
bénéficiaires sations
cotisants affiliés* légales cement cements
de prestations perçues
servies propre requis**
Régimes de base des salariés
de salariés
Régime général 18 267 874 13 788 754 32 056 628 112 930 77 557 69 % –35 373
Régime des 672 075 1 779 551 2 451 626 5 749 2 714 47 % –3 035
salariés agricoles
18 939 949 15 568 305 34 508 254 118 679 80 271 68 % –38 408
70 % 66 % 68 % 55 % 62 %
Régimes de base des non-salariés
Régime des ex- 488 318 1 139 857 1 628 175 7 576 1 132 15 % –6 444
ploitants agricoles
RSI (SSI en 2019) 2 066 992 2 187 933 4 254 925 7 404 4 268 58 % –3 136
CNAVPL 904 574 336 486 / 1 % 1 241 060 1 447 2 783 192 % +1 336
CNBF (avocats) 65 138 16 067 81 205 150 220 147 % +70
3 525 022 3 680 343 7 205 365 16 577 8 403 51 % –8 174
13 % 16 % 14 % 8% 6%
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Régimes complets fonctions publiques
SRE (Fonction 1 969 141 2 411 464 4 380 605 48 631 13 692 28 % –34 939
publique d’État)
CNRACL (FPT, FPH) 2 225 333 1 022 574 3 247 907 16 402 20 089 122 % +3 687
FSPOEI (ouvriers 28 981 85 919 114 900 1 661 422 25 % –1 239
d’État)
4 223 455 3 519 957 7 743 412 66 694 34 203 51 % –32 491
16 % 15 % 15 % 31 % 26 %
Régime spéciaux complets ouverts
CPRP SNCF 147 769 85 919 233 688 5 252 1 969 37 % –3 283
CPRP RATP 42 434 264 314 306 748 1 087 478 44 % –609
CNIEG (EDF) 143 783 49 601 193 384 4 638 3 410 74 % –1 228
ENIM (Marine) 31 694 112 784 144 478 1 055 114 11 % –941
CRPCEN 49 047 74 535 123 582 812 790 97 % –22
CAVIMAC (cultes) 16 164 45 156 61 320 186 52 28 % –134
Banque de France 11 236 15 442 26 678 463 54 12 % –409
CROP (Opéra) 1 865 1 781 3 646 26 12 46 % –14
CRCF (Comédie 347 405 752 5 2 40 % –3
française)
Cultes Alsace- nd 7 7
Moselle
Port autonome 172 2 019 2 191
de Strasbourg
444 511 651 963 1 096 474 13 524 6 881 51 % –6 643
2% 3% 2% 6% 5%

66
RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

Presta- Taux de Autres


Total des Coti-
Total des Total des tions finan- finan-
bénéficiaires sations
cotisants affiliés* légales cement cements
de prestations perçues
servies propre requis**
Régime
Régimesspéciaux
spéciauxcomplets
completsfermés
fermés
CANSSM (mines) 1 902 272 381 274 283 1496 12 1% –1 484
Seita 13 7 486 7 499 147 1 1% –146
1 915 279 867 281 782 1 643 13 1% –1 630
0,01 % 1,18 % 0,55 % 0,8 % 0%
22 régimes
ou dispositifs : 27 134 852 23 700 435 50 835 287 217 117 129 771 60 % –87 346
total général

*Les poly-affiliations expliquent les totaux obtenus.


**Apports ou versements à la compensation nationale, impôts affectés et dotations budgétaires. Le
signe moins (–) indique un besoin de financement.
CANSSM : Caisse autonome nationale de la Sécurité sociale dans les mines / CAVIMAC : Caisse d’assu-
rance vieillesse, invalidité et maladie des cultes / CPRP : Caisse de prévoyance et de retraite du person-
nel / CRCF : Caisse de retraite de la Comédie française / CROP : Caisse de retraites des personnels de l’Opéra
national de Paris / CRPCEN : Caisse de retraite et de prévoyance des clercs et employés de notaires /
ENIM : Établissement national des invalides de la marine. Autres sigles : voir tableau 1.
N.B. : • Les régimes de base ou complets recensés dans ce tableau (base et complémentaires confon-
dus) sont obligatoires et, de droit explicite ou de fait, pilotés par l’État au titre de leur dépendance
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bénéficiaire (ou contributive) aux autres financements.
• Les régimes complémentaires autonomes, non recensés dans ce tableau, sont placés sous la sur-
veillance (tutelle) de l’État qui protège leur caractère obligatoire, indispensable à la pratique de la répar-
tition, mais ils sont pilotés par leurs partenaires sociaux (monde salarié) ou leurs responsables profes-
sionnels (notamment libéraux). Ils ne peuvent ni faire de dette ni bénéficier de dotations publiques.
Leur taux de financement propre est de 100 % par construction. Et dans la pratique, ils ont en plus accu-
mulé courageusement des réserves de lissage des chocs anticipés (129 milliards d’euros en 2016).
Source : Direction de la sécurité sociale (DSS), réponse parlementaire.

Les besoins de financement courant des régimes de base ou complets


assurant l’essentiel de la fonction redistributive du système, sont lisibles
dans le tableau 2. Mais attention, ce besoin peut traduire aussi une sous-
tarification durable des promesses faites.
Remarque : les prestations des régimes complémentaires très fortement
contributifs (Agirc-Arrco et indépendants), ayant une base professionnelle
et un statut d’origine conventionnelle (et non directement légale), s’appa-
rentent en fait au remboursement d’un emprunt forcé.
Il est abusif de les regrouper sans distinction avec les allocations sociales
publiques, comme France Stratégie tente de le faire 10. Elles ne sont pas le
produit du bon-vouloir de l’État. Elles n’ont été incorporées en 1990 dans

10. ALBIS Hippolyte (d’), CUSSET Pierre-Yves et NAVAUX Julien, « Les jeunes sont-ils sacrifiés par la
protection sociale ? », Note d’analyse, n° 37, janvier 2016, France Stratégie. URL : https://www.
strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/note_danalyse_n37_-_12.01_bat.pdf.
Consulté le 19 mars 2019. Largement relayée par la presse, cette note ventile des dépenses de
protection sociale par classes d’âge et montre que les plus de 60 ans perçoivent 17,2 % du PIB (y
compris les 90 milliards d’euros de retraites complémentaires), à comparer aux 6 % perçus par les
moins de 18 ans.

67
© futuribles n° 430 . mai-juin 2019

le périmètre des dépenses publiques sociales (règlement 1401 de l’Union


européenne), au sens du traité de Maastricht, que pour mettre toute la ré-
partition, y compris conventionnelle, à l’abri des directives assurances et de
l’ouverture à la concurrence, incompatible avec son principe (la répartition).
Rien n’est plus compliqué que de simplifier les retraites pour le futur. Car
les effets latents des « couches » du passé ne peuvent être effacés par un
article de loi. Il faut des processus compliqués d’extinction progressive ou
de conversion, respectueux des droits accumulés. Avec beaucoup d’écueils :
le benchmark international est éclairant à ce sujet.
Le différé observé (40 ans en moyenne) propre aux retraites contribu-
tives entre l’« achat » du droit et sa « livraison » (son service) a en outre
alimenté des pratiques massives de sous-tarification, c’est-à-dire d’appel
de cotisations à un niveau sensiblement inférieur à la valeur nécessaire en
répartition pour tenir les engagements constitués au titre de ces mêmes
cotisations 11. Et l’observation montre que ces pratiques ont été très large-
ment le fait des dispositifs ou régimes intégrés directement ou indirecte-
ment (régimes spéciaux) dans le périmètre de l’État (voir tableau  2). Et
qu’à l’inverse les régimes autonomes ont généralement su changer de tra-
jectoire pour garantir leur survie. Le constat est cinglant en la matière.
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Pourquoi ? Parce que les régimes autonomes subissent ou bénéficient
de deux conditions propres :
— Non étatiques, il leur est interdit de se financer à court comme à long
terme par de la dette.
— Professionnels, ils peuvent à ce titre faire appel à un affectio societatis
qui, bien utilisé, se révèle efficace pour faire accepter des décisions néces-
saires mais difficiles. Ce qui n’est plus le cas dès que l’enjeu devient trop
large (national), sans proximité tangible caractérisant un périmètre politi-
quement mobilisable. L’expérience est là pour le démontrer.
Enfin, et à la différence de l’économie d’aujourd’hui, le système consti-
tué par ces régimes ne se déploie, pour ses ressources, que dans le péri-
mètre de l’espace national de souveraineté sociale et fiscale propre à
chaque État-nation. Mais pas pour ses prestations (ses charges), car à la
différence des aides sociales qui exigent une condition de résidence, il doit
les servir aux affiliés retraités non-résidents en France. Ce qui montre bien
que les retraites contributives ne relèvent pas de la même catégorie que
les allocations sociales.
Or la pertinence sociale de cet espace national est désormais mise en
cause par la mondialisation économique et la révolution numérique. Cette

11. En capitalisation, les promesses acquises doivent être provisionnées au sens comptable du
terme. En répartition, un régime responsable les « préfinance » : son bilan actuariel doit raisonna-
blement prouver que ses ressources futures de long terme (cotisations futures + les réserves consti-
tuées pour faire face aux scénarios probables) seront suffisantes pour honorer ses promesses. Car
la lune de miel initiale s’achève avec la maturité.

68
RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

situation expose les retraites à des risques exogènes bien réels (évasion so-
ciale et concurrence déloyale). Ce nouveau risque s’ajoute aux contraintes
démographiques (population active en emploi) et économiques (taux de
croissance) de temps long, classiques et propres à l’espace national.

La nouvelle protection sociale et les retraites :


quels besoins fonctionnels ?
L’Europe et la mondialisation économique appellent non pas à moins de
protection, mais à une protection économique et sociale renouvelée, sou-
cieuse de sécuriser les ménages face aux nouvelles difficultés de la vie (le
pouvoir d’achat en premier, mais aussi le logement, les reconversions, etc.)
et, en même temps, aux nombreuses situations professionnelles originales
nées des changements déjà mentionnés ainsi qu’aux parcours de vie à tra-
vers ces situations.

La difficulté consiste à trouver le meilleur arbitrage entre trois principes


(liberté, égalité, solidarité) qui se révèlent antagonistes si l’un est privilé-
gié au détriment des autres 12.
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Brassant presque 14 % du PIB, la retraite obligatoire constitue un do-
maine majeur de ce programme de renouvellement. Quels sont les besoins
pour sauver les promesses déjà prises et garantir celles du futur ?
1) La mise en œuvre par les réglementations des principes généraux
d’égalité redistributive 13 et d’équité contributive 14. La combinaison des deux
ne correspond d’ailleurs pas exactement à la formulation officielle utilisée
pour lancer la réforme : « Un euro cotisé doit donner à tous le même droit
à pension. » Et c’est heureux car il faut de la bonne redistribution, ciblée
et à caractère social (20 % du total aujourd’hui).
2) Une couverture retraite (décrite par le profil des promesses) aux fonc-
tionnalités modernisées en matière d’acquisition de droits, de gestion souple
et équitable des âges, de droits familiaux, de cumul d’activités et de sta-
tuts, d’accidents de la vie, etc.

Quels besoins structurels pour un système universel ?


Un système universel n’est pas un organe universel. Un système assemble
des organes d’une façon cordonnée en vue de produire un résultat com-

12. MASSON André, « Transferts publics et privés entre générations », Futuribles, n° 393, mars-avril
2013, p. 5-29.
13. L’égalité redistristributive veut dire que les droits à pension accordés sans contrepartie de coti-
sation, correspondant donc à des allocations de solidarité sociale, doivent être les mêmes pour des
personnes en situation équivalente, quel que soit le régime d’appartenance.
14. L’équité contributive signifie qu’à cotisation égale, et hors cas relevant d’une redistribution soli-
daire, doit correspondre un droit à pension identique.

69
© futuribles n° 430 . mai-juin 2019

mun. De quoi faut-il disposer au niveau structurel pour être en mesure de


satisfaire les besoins fonctionnels ?

Tout d’abord, il faut une technique de gestion des droits répondant aux
besoins précédents. C’est le cas des « points » tels que déjà utilisés par les
régimes complémentaires, qui permettent en outre de mettre en œuvre,
en tant que de besoin, des dispositions de solidarité redistributives.

Il faut ensuite que cette technique offre des leviers de pilotage straté-
giques et courants, en vue de garantir la pérennité financière du système.
Ce, sans que les actes de pilotage soient ressentis comme des réformes
arbitraires mettant en cause la confiance dans les promesses prises. La
technique des points répond à ce besoin.

Il faut enfin disposer d’un cadre politique et organisationnel de gouver-


nance rendant possibles les prises de décisions courageuses, sans provo-
quer des crises. Comme nous l’avons vu, en ce domaine c’est l’observation
du passé qui éclaire la solution.

Le choix est alors le suivant :


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w Option 1. Un régime unique et intégré (ou complet) :
— Ce régime couvrirait, sous une gouvernance étatique directe (comme celle
du régime général aujourd’hui), la presque totalité des revenus (donc des
besoins) en matière de retraite obligatoire (92 % des assiettes annoncés
par le HCRR), ceci dans la continuité du modèle d’origine des pensions vi-
sant à perpétuer le traitement d’activité (notion de salaire différé).

— Il disposerait d’une réglementation détaillée légale et unique : soit uni-


forme, donc inadaptée à de nombreux cas (indépendants notamment), soit
différenciée, comme récemment envisagée par le HCRR, mais alors au prix
d’une prolifération réglementaire légale et techniquement problématique 15.

— Son pilotage serait inévitablement politico-administratif en raison de la


globalisation de l’enjeu, donc hélas « court-termiste », car totalement in-
féodé aux impératifs financiers de l’État. L’Histoire montre en effet que le
pouvoir ne se partage pas. Aujourd’hui, l’État employeur décide dans les
régimes spéciaux qui sont fondamentalement des régimes d’employeurs.
La tutelle, donc aussi l’État, décide dans les caisses de Sécurité sociale.

15. Attention : dans un régime par points, le régime ne doit pas vendre des points et des assiettes
« à la carte ». Car la contrepartie du droit créé par l’attribution d’un point n’est pas seulement la
cotisation versée (le prix d’achat), mais aussi la garantie de pérennité de l’assiette ayant donné
lieu à cotisation. Pendant trop longtemps, des régimes par points ont par aveuglement accepté
des taux dérogatoires et des rachats offrant des effets d’aubaine. Ils y ont heureusement mis fin.
Il ne faudrait pas recommencer en profilant sur mesure (par tranches) le régime unique aux spé-
cificités de chaque profession.

70
RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

P OURQUOI DI STI NG UER MAÎ TRISE D’OUVRAG E


ET MA ÎTRISE D’Œ UVRE  ?

C’est la puissance publique qui est en et parfois même des véritables échecs
charge des biens communs ainsi que observés. Pensons notamment à cer-
de faire fonctionner la société selon tains grands projets informatiques de
les principes républicains, notamment l’administration.
en fournissant des services échappant
Les raisons de ce constat se trouvent
aux lois du marché.
dans le principe même de la gouver-
Dans ces domaines, la responsabilité nance par les textes, par les structures
de l’État en matière de maîtrise d’ou- administratives en silos, par le poids
vrage (MOA) est le plus souvent irré- des corporations qui s’approprient des
cusable. Mais en matière de maîtrise territoires, mais fondamentalement par
d’œuvre (MOE), c’est-à-dire de produc- une absence fréquente de séparation
tion opérationnelle, l’État français a nette entre les responsabilités de MOA
historiquement développé dans de et celles de MOE responsable au sein
nombreux domaines des structures du monde administratif. Et dans ce cas,
administratives dédiées assurant di- bien connu, c’est la MOE qui prend le
rectement la production des services pouvoir en colonisant la MOA. Il fau-
publics, et ceci bien au-delà de ses drait donc que le principe du code des
attributions purement régaliennes. marchés publics, qui interdit sous
peine de sanction pénale tout lien
Ces structures fonctionnent dans le
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d’intérêt entre MOA et MOE en cas de
cadre d’une gouvernance de type admi-
recours à des prestataires extérieurs,
nistratif, relevant de réglementations
s’applique aussi à l’intérieur des struc-
mais aussi des cultures en vigueur dans
tures administratives verticales.
la sphère publique. Et malheureuse-
ment, le constat peut être fait de la fré-
quence de l’inefficience opérationnelle J.-C.A.

w Option 2. Un système cohérent mais stratégiquement diversifié


dans ses outils
— Ce système organiserait la coexistence de l’universalité de la couverture,
de l’application de ses règles fondamentales, notamment en matière de
solidarité, de contraintes de service rendu (interopérabilité tous régimes),
avec la diversité évolutive des besoins, et aussi avec la gestion des legs
historiques.
— Il unirait, par de fortes obligations systémiques de fonctionnalités et de
résultats, les opérateurs (régimes), qui sont au plus près des réalités et des
sources de légitimité qu’ils doivent et peuvent mettre en œuvre pour la
prise de décisions difficiles.
— Il serait pilotable (avec des paramètres de pilotage courants et un cadre
stratégique défini) et effectivement piloté dans le cadre d’une gouvernance
distinguant, en matière de retraite comme dans tous les autres domaines
des affaires publiques, une répartition explicite des responsabilités entre
la maîtrise d’ouvrage (finalités, délégation de capacités, cahier des charges)
et la maîtrise d’œuvre (pilotage et production) (voir encadré) :

71
© futuribles n° 430 . mai-juin 2019

• L’État s’appuierait, en tant que maître d’ouvrage général (tuteur), res-


ponsable des finalités, sur les références et capacités des acteurs sociaux
ayant montré leur aptitude à piloter leurs engagements, mais aussi à conduire
par négociation et si nécessaire, des processus de rapprochement et de
conversion, quand ils sont réellement en situation de responsabilité 16.
• Les régimes maîtres d’œuvre s’appuierait, pour leur part et pour prendre
leurs décisions, sur les socialisations concrètes, incarnées dans des struc-
tures reconnaissables et de proximité sociale politiquement mobilisables.
Non, même dans le monde du salariat, le paritarisme de négociation et de
gestion n’a pas échoué, bien au contraire, quand la responsabilité est claire
(exemple de l’Agirc-Arrco 17 et des régimes de prévoyance professionnels).

Les annonces du Haut Commissariat à la réforme


des retraites
Le Haut Commissariat à la réforme des retraites a animé fin 2018 une
vaste consultation-concertation avec tous les acteurs concernés (42 régimes)
et toutes les bonnes volontés. Bonne pratique.
Le document introductif de la consultation 18 et celui de sa restitution
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forment une remarquable synthèse des problématiques fonctionnelles de
la retraite, organisée en 11 thèmes ouverts aux contributions. Mais cette
consultation a privilégié un point de vue résolument consumériste (le pro-
duit « retraite » individuel vu par ses bénéficiaires-consommateurs, indé-
pendamment de toute considération de production industrielle). C’est presque
une étude de marché. Les enjeux industriels de production pérenne des
pensions ne sont pas réellement évoqués.
Ceci a fait naître une inquiétude. Car comme déjà noté, le calage en
amont de l’architecture globale du futur système sur l’option 1, décrite pré-
cédemment, conduit à l’absorption des régimes complémentaires (auto-
nomes et responsables) des salariés du privé et des indépendants, qui, à
la différence des dispositifs mal pilotés par l’État, disposent aujourd’hui de
150 milliards d’euros  19 de réserves durement constituées en garantie de
leurs promesses. Bel effet d’aubaine !
Le HCRR annonce maintenant que des dispositions particulières multiples
en matière de taux et d’assiettes seront introduites en tant que de besoin
dans le régime unique, pour tenir compte des réalités. Mais cette évolution

16. C’est notamment pourquoi, dans de nombreux pays, les retraites publiques ont été basculées
dans de vrais régimes externes bénéficiant de cotisations salariales et d’employeurs, permettant
d’établir des bilans actuariels, et non plus de dotations budgétaires d’équilibre.
17. Voir CHAPERON Pierre, « Sur l’unification des régimes de retraite. Les enseignements de l’expé-
rience Agirc-Arrco », Futuribles, n° 424, mai-juin 2018, p. 69-82 (NDLR).
18. Voir le site Internet https://participez.reforme-retraite.gouv.fr/
19. En comptant la RAFP (Retraite additionnelle de la Fonction publique), fonds de pension public
totalement provisionné, qui est « avalé » lui aussi avec ses provisions.

72
RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

annule la raison d’être de la destruction des régimes autonomes actuels et,


comme vu précédemment, est problématique au regard d’un bon usage de
la technique des points. Sauf à ce que la vraie raison soit d’une autre nature.
Intégré aux finances publiques (dans la loi de finances), donnant à toutes
les pensions le statut de « prestations sociales publiques », donc à la main
du pouvoir central, ce pseudorégime unique serait une méga-administration
placée sous la gouvernance directe de l’État, comme aujourd’hui le régime
général de base des salariés (celui de la CNAVTS, Caisse nationale d’assu-
rance vieillesse des travailleurs salariés).

Trois objectifs latents derrière le dévoiement d’un bon


principe
Lancée au nom de principes excellents mais très généraux et loin d’être
exclusifs, la réforme pourrait viser en fait trois objectifs latents :
1) Permettre à l’État de passer la « patate chaude » de la bosse du papy-
boom des retraites de la fonction publique, et des régimes spéciaux, du
secteur public au secteur privé (salariés et indépendants).
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Avec la réduction souhaitable de l’emploi public, cette opération est jus-
tifiée en ce qui concerne l’impact de la démographie de l’emploi qui doit
être mutualisée sur la base la plus large (donc emploi public plus emploi
privé et activités indépendantes), mais uniquement pour les droits équi-
valents et cotisés.
Or, ce qui pose problèmes avec les pensions publiques au sens large, ce
n’est pas tant leur niveau — comparable à celui du secteur privé — que leur
contributivité historique limitée (de l’ordre de 50 %), au contraire des pen-
sions de retraite non publiques (voir tableau 2 supra). D’où le projet de
transformer dans les faits les cotisations en impôts ou quasi-impôts, et les
pensions en allocations sociales, pour ne plus avoir de compte à rendre
aux cotisants sur l’usage de leurs cotisations.
2) Permettre à l’État de mettre la main sur les 120 milliards d’euros des
réserves de lissage anticipé du choc du papy-boom, douloureusement
constituées sur des bases professionnelles élargies par les assurés des ré-
gimes autonomes complémentaires des salariés (Agirc-Arrco) et des indé-
pendants (professions libérales en premier lieu).
Mais ce ne sera qu’un effet comptable, déshabillant Pierre au profit de
Paul par report d’une facture, sans rien régler sur le fond, tout en détruisant
des structures civiles autonomes qui ont prouvé qu’elles savaient pratiquer
un pilotage de long terme plus responsable que celui de l’État.
3) Réaliser enfin le rêve latent de la haute administration formant en
France l’« État profond » : un mégarégime unifié et uniforme à sa main.

73
© futuribles n° 430 . mai-juin 2019

Le fiasco du RSI (Régime social des indépendants), dû à une erreur concep-


tuelle (assimiler le revenu des travailleurs indépendants à des salaires)
donne un avant-goût du résultat.

Alors que faire ?


w Unifier le système et non les régimes
La comparaison internationale est éclairante  : une unification du sys-
tème autour de bons principes techniques, économiques et redistributifs est
indispensable pour garantir sa soutenabilité et donc son efficience sociale.
Et pour obliger tous ses acteurs à coopérer dans le cadre d’une interopéra-
bilité complète en termes de gestion des affiliés et de leurs droits.

Mais face à la diversité des besoins et des souhaits au-delà d’un niveau
de base, déjà bien connu avec le plafond de la Sécurité sociale, priver la
France d’une complémentarité de leviers décentralisés et responsables pour
parvenir à cette unité, ainsi que pour piloter promesses et contributions
dans les contingences futures, serait un choix en contradiction avec son his-
toire et avec les meilleurs exemples dans le reste du monde développé.
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D’autant qu’avec les mises en réseau numérique, il n’est plus démon-
trable qu’une unification dans une entité unique « retraite de France » pro-
curerait des économies de gestion notables.

Prenons le cas des travailleurs indépendants. Pour eux, la notion de re-


tenue à la source (précompte) des cotisations par l’employeur est inappli-
cable. Obtenir au jour le jour leur consentement à cotiser sur leurs revenus
d’activité, économiquement non comparables aux salaires des salariés,
requiert l’existence d’équipes gestionnaires spécialisées et ayant une
bonne proximité avec les professions auxquelles elles sont dédiées. Les
bons taux de recouvrement observés dans les régimes de professions libé-
rales montrent l’exemple. A contrario, le fiasco du RSI illustre les risques
de la question.

Aujourd’hui, le besoin n’est plus celui d’un méga-État jacobin absorbant


dans son orbite, ses statuts et son management politico-administratif,
toutes les activités d’intérêt général. L’expérience de l’Histoire a tranché.
Le management des opérations de production de services par la produc-
tion de textes (activité qui est la spécialité de l’administration) ne marche
pas. Dans aucun pays.

Le « tour de passe-passe » comptable de court terme qu’une unification


dans un seul régime permettrait de faire (voir ci-dessus) sera payé cher
quand il faudra piloter politiquement les adaptations futures. Car aujour-
d’hui, nul ne peut plus prédire l’environnement de ce futur à 10, 20 ou
30 ans.

74
RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

w Trouver le chemin pour parachever l’unification du système


L’unification fonctionnelle (les caractéristiques socio-économiques des
droits et pensions de base) et l’intégration « industrielle » de tous les ré-
gimes subsistants dans une interopérabilité réelle, déjà bien engagées,
doivent et peuvent être poursuivies sous l’autorité d’une maîtrise d’ou-
vrage étatique. Notons qu’avec le GIP (groupement d’intérêt public) Info
retraite, créé en 2004 et devenu le GIP Union retraite, un gros travail a déjà
été accompli.
Dans un premier temps de convergence, toutes les prestations relevant
de la solidarité et de l’égalité redistributive (et non de droits contributifs),
ce qui représente environ 20 % du total des prestations, pourraient être
transférées à un « régime transversal de solidarité » unique (RTS), auquel
les régimes de gestion seraient adossés, à ce seul titre. Il serait alimenté
par les financements fiscaux existants. Ce RTS, techniquement géré par la
CNAVTS qui alimente déjà largement en données tous les autres régimes
en matière de gestion des personnes et des carrières, constituerait la
colonne vertébrale du système 20.
Ensuite, il s’agirait d’universaliser le régime général de base (CNAV),
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converti aux points et applicable à tous sous le plafond de la Sécurité
sociale, qui reste à un niveau modéré (deux fois le salaire médian ou le
revenu moyen), en cohérence avec ce qui précède, pour ne pas déséquilibrer
les régimes complémentaires existants. La fonction publique d’État et la
CNRACL (Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales)
y transfèreraient par adossement leurs activités intégrables  21. L’horrible
mécanisme de compensation nationale entre les régimes de base perdait
enfin sa raison d’être.
Enfin, les régimes complémentaires autonomes et catégoriels subsistants
(salariés du privé, fonctions publiques pour la part non intégrée dans le ré-
gime de base unifié, Mutualité sociale agricole, indépendants, etc.), presque
tous déjà convertis aux points, seraient engagés dans un processus de conver-
gence progressive en termes de rendement technique, avec une obliga-
tion de résultat, mais chacun choisissant son chemin avec ses partenaires
professionnels en fonction de sa situation propre 22.
Tout ceci se ferait sous réserve d’un impératif de soutenabilité propre
démontrée actuariellement, ou sinon de rapprochement négocié ; et sous

20. DELARUE Antoine, «  La retraite de demain : pour une réforme systémique  », La Retraite de
demain / La Synthèse on line, 24 novembre 2017. URL : http://www.lasyntheseonline.fr/idees/
fiscal_et_social/la_retraite_de_demain_pour_une_reforme_systemique,31,6478.html. Consulté le
20 mars 2019.
21. Technique bien rodée avec l’adossement des régimes spéciaux — IEG (industries électriques et
gazières), etc.
22. C’est comme cela que dans les années 1990, l’Arcco a fait converger les régimes très hétéro-
gènes la constituant vers un vrai régime unique, lui-même unifiable aujourd’hui avec l’Agirc ; ce
sans drame politique et syndical.

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la surveillance de l’État, tuteur vigilant mais non opérateur, qui confère aux
régimes les compétences leur permettant d’accomplir leur mission.

Derniers points
Dans un ouvrage récent 23, Jacques de Larosière, ancien gouverneur de
la Banque de France, ancien directeur général du Fonds monétaire inter-
national et soutien du président de la République, met en garde  : «  La
priorité est de rétablir l’équilibre global du système, plutôt que de concen-
trer l’effort sur la recherche d’une solution unificatrice qui, par la force des
choses, sera extrêmement complexe à réaliser. En effet, s’attaquer à 40
régimes spéciaux ne peut que susciter une diversité et une intensité de
revendications et d’oppositions à la mesure de la complexité du système :
pratiquement tout le monde sera mécontent.  » Et promettre que cette
réforme « ne fera pas de perdant » oblige alors à tout aligner sur le haut,
donc à aggraver le coût global 24.
Portées par un consensus établi en leur sein, les 11 caisses de retraite
des professions libérales ont su, en 2004, unifier totalement leur régime de
retraite de base (qui au passage est un contributeur financier notable au
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mécanisme national de compensation démographique mentionné plus
haut, et qui lie déjà, mais mal, les différents régimes de base), en rem-
plaçant la technique des annuités — qui est encore utilisée aujourd’hui par
le régime général (CNAVTS) et les pensions publiques  —, par celle des
points, et en instaurant un mécanisme interne de redistribution dans le bon
sens (des gros revenus vers les petites pensions). Cette opération com-
plexe, pilotée par les caisses concernées, qui a porté sur plus d’un million
d’affiliés, avec une conversion des droits acquis anciens en nouveaux
points, s’est faite sans à-coups ni drame ; un exemple.
]
] ]

Il serait dommage que la réforme des retraites débouche sur une ré-
gression structurelle, en décalage avec les stratégies des partenaires euro-
péens de la France les plus efficaces (maintien de deux niveaux de retraite
obligatoire : une base publique et des complémentaires professionnelles
autonomes et responsables). D’autant que cette division du travail est poli-
tiquement efficace. Qu’aurait-on vu et entendu si les décisions courageuses,
en avance sur celles du gouvernement, prises en 2015 par les partenaires
sociaux responsables de l’Agirc-Arrco, portant notamment sur l’âge de dé-
part en retraite et concernant 18 millions de cotisants, avaient été prises
par le gouvernement ?

23. LAROSIÈRE Jacques (de), Les 10 Préjugés qui nous mènent au désastre économique et finan-
cier, Paris : Odile Jacob, 2018.
24. L’annonce de son cadrage structurel par le HCRR a, semble-t-il, déjà initié des effets pervers
dans le pilotage de régimes autonomes engagés dans de difficile plans de rétablissement straté-
gique (constitution de réserves).

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RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

Reprenons pour conclure un adage africain, aujourd’hui d’actualité en


France, cité par l’écrivain et actuaire ivoirien Ahmadou Kourouma 25 : Mory
Diabaté, griot de l’Almamy Samory, empereur du pays mandingue, disait
« Au pays où la justice se rend à l’ombre des grands arbres, le roi qui coupe
les branches tiendra ses assises au soleil. » ■

25. KOUROUMA Ahmadou, Monnè, outrages et défis, Paris : Seuil, 1990.

VERS UNE ÉTATISATI ON COMPLÈTE DU SY STÈME DE RETRA ITE  ?

En France, le Haut Commissaire à la ré- Surtout, elle signifie l’étatisation quasi


forme des retraites (HCRR) Jean-Paul complète du système de retraite, pla-
Delevoye doit achever courant mai çant la France dans une situation ex-
une longue série de consultations des ceptionnelle en Europe.
partenaires sociaux, doublée d’«  ate-
Seule l’Italie, qui a fusionné une cin-
liers citoyens », avant de présenter, en
quantaine de régimes de base, se
principe à la rentrée 2019, un projet de
trouve aujourd’hui dans ce cas. Partout
loi. De nombreux sujets ont été ainsi
ailleurs, un ou plusieurs régimes de
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abordés : calcul en points ou en comptes base laissent une place plus ou moins
notionnels, réversions, droits non contri- importante à des régimes complémen-
butifs, pilotage, etc. Il est toutefois un taires professionnels dont le dévelop-
aspect essentiel qui échappe à toute pement est souhaité par l’Union euro-
discussion, celui du champ du futur ré- péenne. Aux Pays-Bas, le régime de
gime « universel » en gestation. Jean- base est complété par environ 300
Paul Delevoye a en effet annoncé d’em- fonds de pension, le plus souvent pari-
blée que celui-ci absorberait les 42 taires, qui versent près de la moitié du
régimes de base et complémentaires total des pensions. En Suède, quatre
existants, et couvrirait la totalité des régimes complémentaires de branche
rémunérations des salariés du secteur (fonctionnaires, agents des collecti-
public et de 99 % des salariés du sec- vités locales, cols blancs, cols bleus)
teur privé. Il doit être financé par une couvrent la presque totalité des sala-
cotisation de 28 % assise sur les reve- riés et versent un quart du total des
nus professionnels jusqu’à trois fois le pensions. En Allemagne, tous les agents
plafond actuel de la Sécurité sociale du secteur public bénéficient d’un ré-
(121 572 euros par an en 2019), à la- gime complémentaire et il en va de
quelle s’ajoute une cotisation non pro- même dans de nombreuses entre-
ductrice de droits assise sur les rému- prises du secteur privé.
nérations dépassant ce montant.
Certes, la réforme envisagée en France
Cette présentation peut laisser penser n’interdira pas en droit la création de
que la priorité consiste à réformer les régimes complémentaires à base pro-
régimes du secteur public tout en les fessionnelle. Mais, en absorbant l’es-
fusionnant avec ceux du privé dont sentiel des ressources disponibles, elle
l’équilibre démographique est moins les empêchera de fait de se dévelop-
dégradé et qui disposent de réserves, per, comme le montre l’exemple ita-
très limitées à l’échelle d’un système lien. Les réformes italiennes ont été
de retraite qui doit être géré sur la accompagnées par la création, en 1995,
longue durée, mais pas nécessairement d’un cadre légal destiné à encourager
à court terme. le développement de régimes com-

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© futuribles n° 430 . mai-juin 2019

plémentaires paritaires ou gérés par des des salariés et que certaines catégo-
assureurs. Vingt ans après, leur rôle ries de salariés du public, tels les mili-
demeure marginal faute de ressources taires, pourraient cotiser à un taux plus
disponibles. élevé pour financer des âges précoces
de retraite. La formule « un même euro
Elle ne signifiera pas non plus la dis-
de cotisation doit donner les mêmes
parition immédiate des structures
droits à retraite pour tous  » implique
actuelles de gestion. Il serait contre-
un même rendement des cotisations
productif, pour ne pas dire technique-
pour tous, mais pas un même niveau
ment impossible, de supprimer immé-
de cotisation pour tous.
diatement les caisses existantes. Les
précédentes réformes ont organisé en Mais le fait d’envisager de telles dif-
douceur des coopérations très réussies férences ne change rien à l’étatisa-
entre elles. L’information des actifs sur tion du système. Dans le domaine des
leurs droits en constitue un exemple. retraites trois modes de gestion co-
Pour les salariés du privé, il sera pro- existent actuellement :
chainement possible de faire une seule
—  Les régimes spéciaux, qui servent
demande pour obtenir leurs pensions
28 % du total des pensions, constituent
de base et complémentaire. Un « Re-
des régimes d’employeurs à prestations
gistre général des carrières uniques »,
définies. C’est le cas des fonctionnaires
en cours de constitution, permettra
de l’État pour lesquels n’existe qu’un
demain aux caisses d’accéder à toutes
service des retraites et dont le droit à
les informations sans avoir à les de-
pension est inscrit au « Grand Livre de
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mander à leurs assurés chacune de
la dette publique » depuis Napoléon III.
leur côté. Les inconvénients de la diver-
Bien que disposant de caisses de re-
sité des organismes en termes d’infor-
traite et de conseils plus ou moins pa-
mation et de coûts de gestion vont en
ritaires, les régimes des agents des
diminuant. Fusionner les structures
collectivités locales, des cheminots, des
existantes du jour au lendemain pour
gaziers et électriciens, n’en diffèrent
mettre en place un nouveau système
pas vraiment. Le droit à pension est fixé
paraît totalement impossible. La « cata-
par le statut, sans lien avec les res-
strophe industrielle », selon les termes
sources, et les conseils d’administration
de la Cour des comptes, de la création
n’ont ni responsabilité ni réel pouvoir
du Régime social des indépendants à
en matière d’équilibre financier.
partir de quatre structures préexistantes
constitue un avertissement. — Les régimes de base des salariés du
privé et des indépendants, régime gé-
Autre facteur de différenciation entre
néral, Mutualité sociale agricole, arti-
les régimes actuels, les écarts considé-
sans et commerçants, professions libé-
rables de charges et de taux de cotisa-
rales, qui représentent 44 % du total
tion entre les régimes du secteur public
des pensions, dépendent du pouvoir
où les charges et les taux de cotisation
exécutif et du Parlement, qui vote
(ou leurs équivalents) sont très élevés
chaque année une loi de financement
et, à l’autre bout, les indépendants dont
de la Sécurité sociale. Leurs conseils
les ressources très variables sont glo-
d’administration n’ont pas non plus de
balement faibles, et les charges et co-
pouvoirs réels.
tisations peu élevées. Entre les deux
se situe le bloc des salariés du secteur —  Les régimes complémentaires des
privé dont le taux de cotisation cor- salariés du secteur privé et des indé-
respond à peu de chose près aux 28 % pendants fonctionnent en cotisations
annoncés par le Haut Commissaire. définies et versent 29 % des pensions.
Celui-ci a très rapidement considéré que Ils sont gérés paritairement pour les
les taux (et les droits) des indépen- salariés, leurs règles et leur finance-
dants demeureraient inférieurs à ceux ment étant fixés par négociation entre

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RÉFORME DES RETRAITES : ENJEUX ET DÉRIVES

les organisations syndicales et patro- greffe paritaire artificielle n’a pas pris
nales —  les «  partenaires sociaux  », et l’on a assisté à un retour à l’étati-
qui sont pleinement responsables et sation du système.
dont les décisions en matière d’équi-
Le pouvoir peut se négocier entre or-
libre financier ont été saluées par la
ganisations patronales et syndicales.
Cour des comptes. Les régimes com-
C’est ce qui a fait le succès de l’Agirc et
plémentaires des indépendants sont
de l’Arrco. Les grandes décisions sont
gérés par leurs organisations profes-
négociées. Elles concernent au pre-
sionnelles. Certaines de ces professions
mier chef l’équilibre financier des ré-
ont dû prendre des mesures très rigou-
gimes, les droits attribués et le finan-
reuses pour maintenir l’équilibre de leur
cement, mais aussi l’action sociale, la
régime. De plus, reposant sur des bases
gestion administrative et technique,
étroites, elles ont eu la sagesse d’ac-
les coûts de fonctionnement.
cumuler des réserves les rapprochant
d’un fonctionnement en capitalisation. Le pouvoir peut également être assu-
mé par les organisations profession-
Le HCRR doit aborder avec les parte- nelles, comme le montre la gestion
naires sociaux la question du pilotage par les indépendants de leurs retraites
et de la gouvernance du futur régime. complémentaires avec l’adoption dans
Il envisage la création d’un établisse- certains cas de mesures extrêmement
ment public qui décidera de tout, fi- courageuses. Mais, déjà, la perspective
nancement, informatique, gestion, les d’une fusion dans un vaste ensemble
régimes absorbés étant réduits au rôle national fait douter les intéressés du
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d’exécutants. Nul ne doute de la créa- bien-fondé des mesures prises.
tion d’un conseil associant partenaires
sociaux, personnalités qualifiées, repré- La création d’un régime universel de
sentants de l’État, voire des retraités. retraite englobant la quasi-totalité des
Il n’est pas douteux non plus que ce régimes de retraite existants concen-
conseil n’aura aucun pouvoir réel, trera inévitablement l’ensemble des
comme les actuels conseils des caisses pouvoirs dans les mains de l’État. La
nationales de sécurité sociale. Au mieux, gestion sera technocratique. Et toutes
il pourra influencer à la marge l’action les responsabilités, les enjeux et les
sociale et la gestion administrative. tensions pèseront sur le pouvoir poli-
tique. Il n’est pas sûr que les assurés-
L’histoire montre que le pouvoir ne citoyens y gagnent. Le projet qui se
se partage pas. dessine s’inscrit dans la tendance fran-
La mise en place de la Sécurité sociale çaise à l’étatisme, dont le revers est la
en 1945 a voulu instaurer une gestion déresponsabilisation des corps sociaux,
démocratique, avec des conseils com- leurs attentes irréalistes et parfois leur
posés d’administrateurs élus princi- révolte. Une vraie réforme ne consis-
palement par les assurés, conseils en terait-elle pas, à contre-courant de
principe souverains, mais en pratique cette pente, à établir un régime de
soumis à la tutelle de l’administration. base national relevant légitimement de
Les difficultés financières ont conduit l’État, complété par les régimes propres
les pouvoirs publics à remplacer, en aux professions, y compris dans le sec-
1967, les conseils élus par des conseils teur public où ils existent déjà, jouent
paritaires désignés par les organisa- un rôle marginal mais pourraient
tions patronales et syndicales. Les prendre de l’importance. Ceci éviterait
conseils des caisses nationales de- de mettre tous les œufs dans le même
vaient proposer si nécessaire des me- panier et de se lancer dans une ré-
sures d’équilibre et c’est seulement en forme longue, risquée et probablement
cas de carence que les pouvoirs pu- coûteuse.
blics pouvaient intervenir. Mais cette Arnauld d’Yvoire

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