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Je voudrais défendre ici l’idée qu'il y a place dans l’enseignement scolaire pour une
grammaire moderne, capable d’évoluer, et que défendre la grammaire comme
discipline d’enseignement n’implique pas nécessairement de promouvoir la
restauration de la grammaire d’autrefois.
La " grammaire scolaire " rassemble un corpus de notions fixé dans les années 1880,
au moment de la mise en place de l’école de la République, et enseigné sans
modification jusqu’en 1970. Cette stabilité de 80 ans a été mise à mal dans les années
1970 par l’introduction de notions et surtout de méthodes d’analyse empruntées aux
écoles linguistiques du XXe siècle, notamment distributionnelle et générativiste. Les
programmes de 96 ont à leur tour été marqués par l’entrée de la linguistique de
l’énonciation et de la grammaire de texte. Ces introductions de notions nouvelles, pas
toujours maîtrisées, ni cohérentes, ont abouti à ce que la linguistique soit par certains
considérée comme responsable de la crise que connaît, entre autres, l’enseignement
de la grammaire. Pourtant la relation entre grammaire et linguistique ne peut se
réduire à une alternative, comme pourrait le suggérer le titre de cette table ronde :
"quel enseignement possible de la langue entre grammaire et linguistique ?"
L’opposition entre les deux disciplines est d’autant plus artificielle qu’à toutes les
époques, la grammaire a emprunté ses concepts et ses méthodes aux sciences du
langage. Ce que l’on appelle la " grammaire scolaire " n’est qu’une formation elle-
même syncrétique mêlant des notions de toutes origines ; au substrat issu de la
grammaire latine, se sont greffés les apports les plus divers : la notion de " mode "
par exemple est un héritage des grammairiens anti-aristotéliciens du Moyen-âge, les
notions de " sujet " et de " proposition " nous viennent de la Grammaire de Port Royal
qui les avait empruntées à la logique, celle de " complément " n’apparaît qu’avec les
encyclopédistes au XVIIIe siècle, quant à la notion de " complément d’objet direct ",
considérée comme un pilier inébranlable de la grammaire " traditionnelle ", elle a été
forgée à la fin du XIXe siècle et n’a été introduite à l’école qu’au début du XXe siècle.
Le savoir grammatical est fort heureusement susceptible d’évoluer, et il n’y a pas lieu
de s’étonner que les mots pour le dire puissent changer, ni que de nouveaux objets de
savoir apparaissent. Le problème est en fait celui du rythme de ces modifications et de
leur cohérence, questions d’ordre plus institutionnel que théorique. Les processus de
décision dans l'institution scolaire reposent sur un jeu complexe d’influences et de
corrections, dans lequel interviennent des comités d’experts, l’inspection générale, la
commission des programmes, les conseillers du ministre, parfois le ministre lui-
même... Ce jeu d'influences conduit parfois à des monstres théoriques, et presque
toujours à des compromis dans lesquels la cohérence peut se perdre. Les programmes
de 96 par exemple se sont constitués autour de la notion de discours. Or l’article
" Discours " de la Grammaire d’aujourd’hui, publiée en 1986, soit dix ans plus tôt,
s’ouvrait déjà sur cette remarque : " Sauf peut-être le terme voisin d’énoncé, il
semble qu’il n’y ait pas de mot plus polysémique dans le champ linguistique " ; et les
auteurs de recenser cinq, voire six acceptions différentes. Outre qu’on peut
s’interroger sur la nécessité qu’il y avait de constituer en clé de voûte des
programmes une notion aussi peu stabilisée, l’examen des " documents
d’accompagnement " montre que les programmes oscillent en permanence entre deux
sens du mot : l’acte de production d’un énoncé (c’est-à-dire l’énonciation), et le
résultat de l’acte de production (c’est-à-dire l’énoncé ou une suite d’énoncés). Or dans
les premiers états de la rédaction de ces programmes, à la place du mot " discours ",
on trouve les mots " énoncé " et " énonciation ". On peut en conclure que la peur du
jargon et la nécessité de trouver un compromis ont conduit à la promotion du mot " le
plus polysémique ", et donc le plus confus à enseigner. Ajoutons qu’au moment où
étaient rédigés ces programmes (95-97), les principaux théoriciens universitaires
avaient abandonné l’expression " forme de discours " (narratif, descriptif, etc.) au
profit de " type de texte " (ou de " prototype ", ou encore de " séquence ", selon J. M.
Adam), qui se prête mieux au relevé des marques formelles. Du coup, les nouveaux
programmes de collège se sont trouvés dans la situation de promouvoir une
terminologie qu’aucun chercheur n’employait plus…
La recherche du compromis - qui n’est pas en soi scandaleuse si l’on ne perd pas de
vue la cohérence - est peut-être aussi à l’origine d’une tendance générale des
réformes, qui procèdent par accumulation, par ajout plutôt que par choix. Les
programmes de collège de 1995-96, par exemple, sans doute désireux d’éviter le
traumatisme de 1975, n’ont proposé aucun changement dans l’enseignement de la
syntaxe, ni dans la définition des classes et des fonctions (il y aurait pourtant encore
beaucoup à faire), ils ont choisi d’ouvrir l'enseignement de la langue aux apports de la
linguistique des années 70-80 : grammaire de l’énonciation, grammaire de texte,
analyse de discours. Sans véritablement modifier la progression des acquisitions, ils
ont ainsi ajouté de nouveaux contenus à l’enseignement de la grammaire ; la place de
la grammaire de phrase en collège s’est trouvée réduite par le simple fait de
l’augmentation des notions à enseigner, et ce au moment même où l’on supprimait le
cours de grammaire et où l’on réduisait les horaires de français.
Pour les mêmes raisons, il est à craindre que le retour aux catégories " sémantiques "
revendiqué par le rapport Bentolila contre les " dérives formalistes ", à l’image de la
réhabilitation du complément d’attribution ou du retour de la question comment ?,
fasse peu progresser l’exigence de rigueur. Là encore, la question paraît mal
engagée : l’usage des critères formels (déplacement, substitution, possibilités de
transformation, construction directe ou indirecte, etc.) n’a pas pour but de supprimer
les catégories sémantiques (les notions d’agent, de cause, de temps, de lieu, etc. sont
des catégories nécessaires), il vise à éviter de mêler indistinctement dans l’analyse
grammaticale les critères de classement formels aux critères sémantiques. Un
exemple simple : les élèves étudient la conséquence, catégorie sémantique, comme
un type de complément circonstanciel (ou de subordonnée), opposable alors aux
compléments d’objet. Or dans une phrase comme Cette théorie a provoqué des
catastrophes, le " complément d’objet " constitue sémantiquement la conséquence, et
le " sujet " y est la cause… Il serait bien plus cohérent de distinguer clairement dans
l’analyse le niveau syntaxique (sujet, complément d’objet, complément essentiel,
facultatif, direct/indirect…), qui définit les fonctions en termes formels, du niveau
sémantique qui est compatible avec divers types de fonctions : la cause peut être
exprimée certes par un complément circonstanciel mais aussi par le sujet, ou même le
complément d’objet (ex. : La catastrophe résulte de cette théorie)… Un enseignement
grammatical qui apprendrait aux élèves à distinguer rigoureusement les différents
niveaux de la réflexion sur la langue (syntaxique/sémantique/énonciatif…), au lieu de
les confondre dans la pratique et dans la terminologie (voir à ce propos les ouvrages
de Claude Hagège), ferait un grand pas vers cette exigence de rationalité, nécessaire
à la survie de l’enseignement grammatical, et qui demeure la seule alternative à
l’argument d’autorité (" C’est ainsi qu’il faut dire parce que c’est ainsi que mes maîtres
me l’ont appris. "). Comme on le voit, il reste encore un long chemin à parcourir.
Ajoutons pour finir que la grammaire doit être défendue, moins pour sa " petite
musique " - chère à E. Orsenna mais trop souvent synonyme de nostalgie -, que parce
qu’elle est, avec les mathématiques, la discipline scolaire qui donne le plus tôt accès à
l'abstraction ; ce qui fait d’elle la discipline la plus directement préparatoire à la
philosophie. Par elle, l’élève apprend à classer des objets de pensée, il découvre des
catégories aussi abstraites que celles de sujet , de complément, ou de cause, qui lui
donnent, au même titre que les mathématiques, des moyens pour concevoir les
relations, des outils pour ensuite penser d’autres systèmes – outils que seule une
réflexion systématique suivie d’exercices répétés permettront de maîtriser, comme le
rappelle à juste titre le rapport Bentolila. En lui apprenant à exercer ses capacités
d’abstraction sur ses propres mots, la grammaire permet à l’élève de prendre à l’égard
de cet objet à la fois si familier et si impalpable, le langage, la distance nécessaire à
l’exercice de la pensée critique et au développement de la conscience de soi.
Éric Pellet, Université Paris XII.
8 septembre 2007