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remuer ciel et terre

Toulouse, Les Abattoirs - Médiathèque, du 8 novembre 2013 au 8 février 2014


Saint-Yrieix-la-Perche, du 21 février au 14 juin 2014

Commentaires à propos de quelques-unes des publications montrées dans l’exposition.

Ce n’est que l’an dernier (2012) qu’est paru en français dans sa version intégrale le texte de Luke Howard On the Modiications of Clouds, texte par
lequel il pose en 1803 les bases de la classiication des nuages* (Luke Howard Sur les modiications des nuages suivi de Goethe La forme des nuages selon
Howard, édition et traduction par Anouchka Vasak, préface de Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris : Hermann, coll. «Météos», 2012).
Le texte de Luke Howard suscite très vite un intérêt en dehors du milieu scientiique : le peintre Constable et Goethe y font référence. La
singulière permanence de cet intérêt que l’on retrouve chez certains artistes au Royaume-Uni – Thomas A. Clark, Les Coleman, Stuart Mills ou
Simon Cutts, est le point central de cette partie de l’exposition.
A la périphérie et de manière rayonnante il est question de ciels (comme il n’y a pas de fumée sans feu, il n’y a pas de nuages sans ciel), d’avions, de
constellations et de «poésie concrète», de réseau avant l’internet et le «cloud». Ainsi cette partie de l’exposition est divisée en cinq «chapitres» :
Après constable et Goethe (Simon Cutts, Thomas A. Clark, Les Coleman, Stuart Mills, Alec Finlay, Robert Lax) ; Des nuages et des ciels –
pour la contemplation (Jean-Pascal Flavien, Richard Long, Shelagh Wakely, herman de vries, Gilles Richard, Marcel Broodthaers, Philippe Clerc,
Marinus Boezem, Pierre-Lin Renié, Bruce Nauman, Hans-Peter Feldmann, Felix Gonzalez-Torres, Christoph Keller, Peter Hutchinson, Dieter Roth,
Maglione, George Brecht et Robert Filliou) ; Des nuages et des ciels et… des avions (Alighiero e Boetti, Erica Van Horn & Simon Cutts,
Marinus Boezem, Maurizio Nannucci) ; constellations / ciels concrets (Eugen Gomringer, Hansjörg Mayer, Rúna Thorkelsdóttir, Dick Higgins)
; le réseau avant le «cloud» / flux et «fluxus» (Mieko Shiomi, Geoffrey Hendricks,Yoko Ono, George Brecht).
Sur la ligne de partage entre les deux thématiques l’exposition – comme une ligne d’horizon, une publication de Richard Long dont le titre est parfaitement
évocateur A Cloudless Walk, et fait écho à une phrase de Hamish Fulton : «Walks are like Clouds they come and go».

* Cette classiication est encore en usage aujourd’hui (évidemment, depuis, modiiée, précisée – ont notammant été ajoutées les «contrails» ou traînées de condensation
– ces «nuages» qui se forment dans le sillage des avions). La classiication qu’a proposée Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck, un an avant celle de Howard en
1802, n’a rencontré aucun succès sans doute parce que trop «littéraire», dommage ! : les nuages de Lamarck étaient «terminés clairs, terminés obscurs, demi-terminés,
terminés corrodés» ; «en lambeaux-clairs, lambeaux-obscurs, lambeaux demi-terminés, lambeaux renlés» ou encore «de tonnerre ou diablotins».

1. Après ConstAble et Goethe

Au milieu des années 1960, s’est constitué au Royaume-Uni, dans le sillage de Ian Hamilton Finlay (1925 - 2006) fondateur de la Wild Hawthorn
Press en 1961, non pas un groupe et encore moins une école mais plus un réseau de poètes-artistes-éditeurs, qui compte Stuart Mills (Tarasque
Press), Simon Cutts (Tarasque Press puis Coracle Press) et Thomas A. Clark (South Street Publications avec Charles Verey, puis Moschatel Press
à partir de 1973).
Le poème qui ouvre le recueil de Simon Cutts line sails est titré «Luke Howard’s Classification of Cloud, 1803».
Thomas A. Clark fait littéralement de la nomenclature des nuages un des poèmes, titré fugue, de son recueil Arrangement in a Blue Jug.
Dans ce chapitre, quatre publications, par leur forme qui mêle poèmes et dessins, sont au plus proche des «études de nuages» : Kinds of Clouds
de Les Coleman, Pails of Weather de Stuart Mills et Simon Cutts et deux de Robert Lax, Clouds et Cloud Over Hill.
Personnalité trop peu connue en France, Robert Lax, poète nord-américain (1915-2000), ami de Ad Reinhardt et de Thomas Merton, est sans
doute le plus singulier et le plus concret des poètes concrets. Robert Lax est l’auteur d’une œuvre littéraire multiple, et ce sont les poèmes
très visuels de prime abord qui retiennent notre attention ici. Ecriture frugale utilisant peu de mots (deux, trois ou quatre), répétés, groupés,
alternés et spacialement distribués dans la page sous forme de lignes verticales. Parfois le mot est scindé en syllabes. La scansion du poème est
dessinée, inscrite dans la page. Il s’agit là non d’un langage poétique mais d’une poésie du langage, proche de la méditation. Aux Etats-Unis, à partir
des années 1950, Robert Lax collabore régulièrement avec Emil Antonucci artiste et éditeur à New York, (d’abord sous le nom de Hand Press,
plus tard sous le nom de Journeyman Books et Journeyman Press), puis au milieu des années 1980 avec Michael Lastnite – Furthermor Press.
En Europe, au début des années 1960, Ian Hamilton Finlay a été le premier à publier les textes de Robert Lax (Poor Hold Tired Horse n° 11, The
Sea Poem)*. Par la suite, Robert Lax sera publié, entre autres, par Stuart Mills (Able Charlie Baker), Simon Cutts, herman de vries (circle, More Scales,
red blue, notebook) ou encore Bernhard Moosbrugger – Pendo Verlag.

* A l’époque, à la suite de rencontres avec les poètes fondateurs de la «poésie concrète» (les frères de Campos, Décio Pignatari et Eugen Gomringer), Ian Hamilton
Finlay est le représentant pour l’Ecosse au «comité international» de ce mouvement littéraire et artistique.

Les trois poèmes, de trois vers, de Distancing Clouds de Stuart Mills, annoncés (en français) en troisième page du livre comme étant «trois papiers
collés», dessinent ciels et nuages. La «fabrique» de ces poèmes est simple : trois références de nuances dans une qualité de papier donnée (vélin
ou vergé). Ces «papiers collés» sont en quelque sorte des poèmes «trouvés» pris dans les échantillons d’un marchand de papiers. Le texte ne
fait pas image, il est image.* Autre livre de Stuart Mills, The Bridlepath is Filled with Clouds (Nottingham : Tarasque Press, 1970). Une découpe de
format carré – un cadrage – pratiqué dans le quart supérieur droit de la première page laisse voir l’image, imprimée en noir et blanc, d’un bout
de nuage dans un bout de ciel. Tourner cette page provoque un basculement. Ce que l’on voit sur la page suivante, ce n’est plus l’image d’un bout
de nuage dans un bout de ciel mais l’image d’un ciel nuageux reflété dans une flaque d’eau au milieu d’une allée cavalière (cette dernière image
est imprimée pleine page). Haut et bas sont révélés d’un geste. Spacialement, en un instant, l’œil du lecteur, en mémoire resté fixé vers le haut
de la première page – vers le ciel, a plongé vers l’image de terre et d’eau mêlée au ciel.

* Voir plus loin Eugen Gomringer au chapitre 4 COnSTellATiOnS / CielS COnCreTS.


2. Des nuAGes et Des Ciels – pour lA ContemplAtion

Les ciels sont hésitants, entre calme plat – bleu uni et agitation (turbulences, nous y viendrons avec les avions…).
Ciel lumineux dans une page de Richard Long parue dans le journal «Eindhoven Dagblad» du 7 décembre 1996. Le texte A Cloudless Walk apparaît
en blanc dans un aplat bleu.
herman et susanne de vries ont fait paraître en 2013 die wolken / the clouds portfolio de petit format composé de six planches, photographies
d’un ciel changeant prises à dix secondes d’intervalle. herman et susanne de vries soulignent l’absence de caractère fixe et stable de toute chose.
On peut citer ici quelques lignes de la fin du Soûtra du Diamant, texte important de la littérature bouddhique, cher à de vries :
«Comme les étoiles, les mouches volantes ou la flamme d’une lampe, / Comme une illusion magique, une goutte de rosée ou une bulle, /
Comme un rêve, un éclair ou un nuage : / ainsi devrait-on voir tous les phénomènes conditionnés.»*
(Déjà en 1975 herman de vries dans le portfolio – niggenkopf – serie – (bern : artists press) montrait dans une suite de huit photographies prises
à cinq secondes d’intervalle, la disparition d’un léger nuage dans un ciel uniformément bleu au-dessus du Niggenkopf, un sommet des Alpes
autrichiennes.)

* Soûtra du Diamant et autres soûtras de la Voie médiane, traductions du tibétain par Phillipe Cornu [et] du chinois et du sanskrit par Patrick Carré, [Paris], Librairie
Arthème Fayard, coll. «Trésors du bouddhisme», 2001.

Nous parlerons plus loin des «spatial poems» de Mieko Shiomi mais j’aimerais signaler en relation avec – niggenkopf – serie – le ilm de 1966 Disappearing
Music for Face «flux film #4» : un plan fixe montre en gros plan une bouche souriante (celle de Yoko Ono). Peu à peu, les lèvres se fermant, le sourire
s’efface.*

* Filmé par Peter Moore Disappearing Music for Face est, à l’origine, une performance Mieko Shiomi. Un flipbook (qui malheureusement ne redonne pas la densité dramatique
du film) réalisé à partir de photogrammes du film a été édité en 1966 par George Maciunas.Voir http://home.utah.edu/~klm6/3905/ff4_DisMusicforFace.html

Packed Space de Marinus Boezem, artiste néerlandais né en 1934, est un portfolio de dix-sept planches imprimées en sérigraphie sur acétate
transparent, rangées dans une boîte en métal (Neuchâtel : Editions Media, 1978. 50 ex. numérotés, datés et signés). Singulière publication que
l’on ne sait comment montrer, – déployée planche à planche ou laissée en planches superposées. Sur chacune des planches on voit la même
portion de ciel nuageux photographiée toutes les trente minutes entre 9 h et 17 h. La mouvance des nuages s’accroche à la transparence du ciel
d’acétate. A l’inverse, dans la profondeur des planches empilées, plus de ciel mais un chaos de nébulosités.
Dans plusieurs numéros de sa revue OX, Philippe Clerc, de façon assez proche, donne à voir ses photographies des ciels de Dieppe, images
imprimées en photocopie sur papier calque, le plus souvent en noir et blanc. Dans l’épaisseur des pages et dans le passage de l’une à l’autre dans
le temps de la lecture, les nuées se forment et se reforment.
Autre ciel maritime, celui de la «marine» qui est l’élément central du livre de Marcel Broodthaers A Voyage on the North Sea (Londres : Petersburg
Press, 1974). A certaines pages, le ciel du tableau est donné à voir en détails – gros plans au plus près de la matière picturale.
Autre «ciel» et autre matière picturale dans l A Air de Bruce Nauman*. l A Air est une mince plaquette agrafée, d’un assez grand format,
imprimée sur papier brillant, constituée de dix images photographiques en couleur, faussement monochromes. Ces images ne donnent aucune
information quant à leur origine, seul le titre sous forme d’acronyme fournit une indication, peut-être trompeuse, au lecteur : «Los Angeles Air».
Des photographies préexistent-elles à ces «images» imprimées ? ou sommes-nous devant une simple et pure matière imprimée ? Au début des
années 1960, de nouvelles techniques de multiplication du texte et/ou de l’image à savoir la photocopie et l’offset quadrichromie (qui permet,
plus que toute autre, la reproduction d’images photographiques) sont en plein essor. Très vite, les artistes vont s’en emparer. Bruce Nauman avec
lA Air utilise parfaitement les qualités et les possibilités qu’offre l’impression en offset, tout comme dans une publication précédente : Clear Sky**.
«Avec Clear Sky, c’était une façon d’avoir un livre fait de pages colorées – images du ciel. J’aime l’idée que l’on puisse regarder dans une image
du ciel, mais ce n’est qu’une page ; on ne regarde pas vraiment dans quelque chose – on regarde une page à plat. En écho à Clear Sky, lA Air
contenait la même idée mais utilisait plutôt des couleurs "polluées".» (Bruce Nauman in : Christopher Cordes Talking with Bruce Nauman in :
Robert C. Morgan Bruce Nauman, The Johns Hopkins University Press, Baltimore-Londres, 2002, page 300).***

* New York : Multiples, 1970. l A Air était inclus dans la boîte Artists & Photographs qui contenait également des publications ou autres contributions imprimées
de – entre autres – Dennis Oppenheim, Edward Ruscha, Jan Dibbets, Sol LeWitt…

** Clear Sky, Leo Castelli Gallery, New York, 1968. Clear Sky est du même format que l A Air et contient le même nombre d’images (mais dans des nuances de bleu).

*** Clear Sky was a way to have a book that only had colored pages—pictures of the sky. I like the idea that you are looking into an image of the sky, but it is just a page;
you are not really looking into anything—you are looking at a flat page. L A Air was the same idea, but it was also a response to Clear Sky using polluted colors instead.
Bruce Nauman utilise l’expression «polluted colors» et ne parle pas de couleurs de «pollution» – qui serait atmosphérique au-dessus de Los Angeles – comme
on peut le lire dans certains articles critiques.
3. Des nuAGes et Des Ciels et… Des Avions, vite.
(Pour la contemplation ? «Dimanche à Orly…» chantait Gilbert Bécaud au beau milieu des «Trente glorieuses»)

Belle tautologie dans une carte postale de Maurizio Nannucci légendée Image du ciel : un avion tire une banderole sur laquelle est inscrit «Image
du ciel» (action réalisée par l’artiste pour la biennale de Venise en 1978).
Marinus Boezem inscrit son nom de manière nuageuse dans les photographies de «Signer le ciel au-dessus du port d’Amsterdam par un avion 1969» /
Projet pour la 6e Biennale de Paris 29 sept. – 2 nov. 1969. (En 1947,Yves Klein signait le ciel de Nice d’une autre façon...). D’autres avions sillonnent
d’autres ciels : ceux des puzzles d’Alighiero e Boetti Cieli ad alta quota (publié en 1993 par le Museum in Progress - Hans Ulrich Obrist et produit
par la compagnie aérienne «Austrian Airlines») ; ceux d’Erica Van Horn & Simon Cutts dans Airmail Envelope Interiors (Ballybeg : Coracle, 2002),
nichés à l’intérieur d’enveloppes postales de type «par avion».

4. ConstellAtions / Ciels ConCrets

«[…] élever enin une page à la puissance du ciel étoilé» (Paul Valéry à propos de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard).*
Le mouvement international de poésie expérimentale nommé «poésie concrète» ressemble à une constellation agrégeant œuvres et personnalités
fort différentes : des précurseurs des années 1950 que sont les frères Haroldo et Augusto de Campos, Décio Pignatari, Eugen Gomringer, Öyvind
Fahlström, aux artistes du groupe de Stuttgart.
En 1952 à São Paulo, Haroldo de Campos, Augusto de Campos et Décio Pignatari fondent le groupe «Noigrandes». De l’autre côté de
l’Atlantique, en Suisse, Eugen Gomringer publie à Berne en 1953 konstellationen. La même année Öyvind Fahlström publie en Suède son Manifest
för konkret poesie. Les uns et les autres œuvrent dans le domaine de la poésie expérimentale sans se connaître. En 1955 à Ulm, la rencontre entre
Eugen Gomringer (où il est secrétaire de Max Bill à la Hochschule für Gestaltung) et Décio Pignatari ouvre la voie à des échanges réciproques
et marque l’émergence du mouvement qui prend le nom de «poésie concrète», dénomination retenue par Gomringer et les membres du groupe
Noigrandes pour désigner leurs œuvres respectives.
The Book of Hours and Constellations de Gomringer, édité en 1968 par Something Else Press (Dick Higgins), avec une préface de Jerome Rothenberg,
ouvre sur 27 textes, 27 «Constellations». Dans sa préface, Eugen Gomringer précise ce qu’il entend par «constellation».
de toutes les structures poétiques basées sur le mot, la constellation est la plus simple. Les groupes de mots sont arrangés comme s’ils étaient des amas d’étoiles.
la constellation est un système mais aussi un terrain de jeux aux limites définies. le poète les définit toutes. il dessine le terrain de jeu comme un champ de
tensions et induit son fonctionnement potentiel. le lecteur, le lecteur nouveau, accepte cet esprit du jeu, et joue.
avec chaque constellation quelque chose de neuf advient au monde.
chaque constellation n’est pas un poème sur, elle est en elle-même une entité réelle.
la constellation est un défi, c’est aussi une invitation.
(traduction de l’anglais : d. m.)
A Stuttgart, au milieu des années 1960, la maison d’édition de Hansjörg Mayer devient un des lieux fédérateurs pour la poésie concrète où il publie
notamment la revue futura (29 numéros entre 1965 et 1968) qui joue pleinement son rôle d’«organe de diffusion». Dans les œuvres de Hansjörg
Mayer qualifié de «typoet» par Haroldo de Campos, on peut voir, dans le surgissement des lettres de l’alphabet dans le blanc des pages, se former
des sortes d’amas stellaires. Ces mélanges de lettres forment aussi, parfois, comme de lourds et noirs «nuages».
Autre publication «concrète», celle de Rúna Thorkelsdóttir Chasing The Rainbow qui fait naître – dans une superposition de mots appelant ses
couleurs – l’image d’un arc-en-ciel.
Imprimés sur papier bleu azur les textes de Dick Higgins dans some clouds for asriel sont de bien nuageuses constellations qui empruntent à la poésie
concrète. Dick Higgins (1938-1998), fondateur de la maison d’édition Something Else Press en 1963, œuvre, comme certains autres artistes à l’époque
– Emmett Williams ou Jackson Mac Low pour ne citer qu’eux – au croisement (ou aux marges) de la poésie concrète et du mouvement «Fluxus».

* Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est souvent cité à propos de la «poésie concrète». Gomringer lui-même, de manière légitime (sur le fond plus que sur la
forme, en ce sens il a raison), met en exergue de sa préface à The Book of Hours and Constellations un «extrait» de ce long poème : rien n’AurA eu lieu / eXCePTé / PeuT-êTre
/ une COnSTellATiOn. Mais dans la plupart des cas, la référence à Stéphane Mallarmé, sur le fond et sur la forme, m’a toujours semblé être en porte-à-faux, pas très à
propos – voire abusive.

5. le réseAu AvAnt le «ClouD» / flux et «fluxus»


Between Earth and Sky : (In knowing one, one will know the other). Geoffrey Hendricks*
* Titre du catalogue de l’exposition de l’artiste au Confederation Centre Art Gallery de Charlottetown en 2003.

Au début des années 1960 l’idée de l’internet et du World Wide Web en est à ses balbutiements (on sait, de cette idée, ce qu’il en est aujourd’hui).
Dans le même temps des réseaux d’artistes – bien réels – se sont constitués, le plus marquant reste le mouvement «Fluxus» que fédère George
Maciunas. Dans ses œuvres qu’elle nomme «spatial poems» Mieko Shiomi, née en 1938 à Okayama, porte haut l’idée du réseau. Œuvres collectives
– inscrites dans le temps et l’espace – ses «spatial poems» prennent dans leur réalisation inale des formes diverses, toujours imprimées. Celles
présentées dans l’exposition prennent la forme d’un atlas dessiné par Maciunas (spacial [sic] poem n° 2 – a fluxatlas, 1966) et d’un calendrier
(spatial poem n° 3 – a fluxcalender, 1968). Certaines des invitations à participer à ses «spatial poems» sont envoyées par l’artiste, tapées à la
machine ou imprimées sur de légers (et nuageux) papiers.
Né en 1931 à Littleton (New Hampshire – USA), Geoffrey Hendricks participe au mouvement Fluxus depuis le milieu des années 1960. Son
œuvre est peuplée de nuages (peintures, dessins, objets, ilms, installations et performances). Il se nomme lui-même «cloudsmith» que l’on pourrait
traduire, bien mal, par forgeron-fabricant-inventeur de nuages.Trois des publications de l’artiste sont présentes dans l’exposition : Sky Anatomy ; Short
Notice Event: International Sky Event, simple feuille de papier dont le texte imprimé invite à partager le ciel le jour du solstice d’été 1971 ; et Pocket
Storm publication météorique faite de feuilles de papier froissées puis remises à plat.
Yoko Ono est née en 1933 à Tokyo. Sa biographie la plus récente porte très justement le titre Yoko Ono: Collector of Skies (Nell Beram et Carolyn
Boriss-Krimsky, Amulet Books, New York, 2013.) Le ciel est le sujet ou la source de nombre de ses œuvres, deux œuvres importantes de 1966 en
témoignent : Sky Machine, un distributeur automatique qui dispense des cartes sur lesquelles est écrit le mot «sky» et TV Sky une vidéo en circuit
fermé diffusant l’image du ciel.
A Hole To See The Sky Through – 1971 est une simple carte de carton blanc, percée en son centre d’un trou – pour voir le ciel. Projet de 1964, édité
en tant que carte postale par Klaus Staeck au milieu des années 1980 (Heidelberg : Edition Staeck – Originalgrafik / Künstlerserie nr. 14 001) A
Hole To See The Sky Through a été diffusé une première fois en 1971 servant de bon de commande pour une nouvelle édition du livre Grapefruit
parue chez Simon & Schuster à New York. A l’époque la carte a été insérée dans la pochette du double 33 tours Fly (Yoko Ono & Plastic Ono
Band. With Joe Jones Tone Deaf Music Co.).
D’un sobre format carré, Grapefruit, paraît pour la première fois en 1964, édité par l’artiste, à 500 exemplaires, à Tokyo sous le nom d’éditeur «Wunternaum
Press»).* Yoko Ono choisit pour titre le nom «Grapefruit» [pamplemousse] en raison de l’idée d’hybridation qu’il contient, entre orange et citron.
Grapefruit regroupe un grand nombre de «Event Scores», classés par thème (Peinture, poésie, film, danse, «event» [fait-événement-action]…).
Les «Event Scores» sont de bref énoncés écrits – parfois sybillins et ouverts à toute interprétation (s’agissant de ceux de George Brecht comme
nous le verrons plus loin), sortes d’instructions ou de propositions qui peuvent être réalisées – ou non, de façon simple, par l’artiste ou par une
quelconque personne : partitions musicales, partitions pour la danse ou le film, réalisation de constructions diverses, ou encore situations du
quotidien mises comme en exergue. Pour Yoko Ono, souvent, ses «Event Scores» relèvent de la vie même, de l’intime, sans idée de «spectacle»
ou de représentation : Collecting Piece / Collect sounds in your mind that / you have overheard through the week. / Repeat them in your mind in different /
orders one afternoon. / 1963 autumn)**

* De nombreuses éditions augmentées, ont été publiées à partir de 1970 (voir http://www.a-i-u.net/biblio_grapefruit.html). Les éditions présentées dans l’exposition
sont celles de Simon & Schuster et de Sphere Books, Londres, 1971.

** «It is not a get “togetherness” as most happenings are, but a dealing with oneself.»
Yoko Ono, To the Wesleyan People in : Grapefruit, Sphere Books, Londres, 1971.
Et plus loin dans le même texte : […] A sunset can go on for days. You can eat up all the clouds in the sky. You can assemble a painting with a person in the North
Pole over a phone, like playing chess. The painting method derives from as far back as the time of the Second World War when we had no food to eat, and my
brother and I exchanged menus in the air.»

Dans l’exposition, Grapefruit est ouvert à la page Cloud Piece, «score» qui aurait inspiré à John Lennon sa fameuse composition Imagine (1971) :

Cloud Piece
Imagine the clouds dripping.
Dig a hole in your garden to
put them in.

1963 Spring

Plus loin dans le livre on trouve un autre «score» qui mêle dessins et texte :

Count
Count the clouds
Name them

Dans un entretien assez récent (2010) avec Stephen J. Gertz ,Yoko Ono signale l’influence du «Haiku» sur l’écriture de ses «scores» («I think it is
the influence I received from the form of Haiku». Voir http://imaginepeace.com/archives/10850). Le Haiku est – pour simplifier à l’extrême – une
forme poétique brève exprimée en trois «vers» (le mot n’est pas vraiment approprié) qui apparaît au Japon au 15e siècle puis s’affirme au siècle
suivant à travers l’œuvre de l’un de ses maîtres, Bashô Matsuo (1644-1694).
Il paraît important de donner ici quelques exemples de cette forme poétique (extraits de Quelle chaleur ! Haikus d’été, poèmes traduits du japonais
par Cheng Wing fun et Hervé Collet, Millemont : Moundarren, 1990). Les deux premiers pour rappeler la thématique de l’exposition, les deux
suivants qui me semblent être au plus près de ce que sous-tend l’idée de l’«event».

sur un arbre mort sur le chemin de Shinano


une cigale chante le poids des montagnes
les nuages se rassemblent quelle chaleur !

Buson (1715-1783) Issa (1763-1827)


le son de la cloche un être humain
quand il quitte la cloche une mouche
fraîcheur ! dans un salon spacieux

Buson Issa

Publié par George Maciunas en 1962 (Fluxus Editions, Wiesbaden et New York), Water-Yam de George Brecht se présente sous la forme d’une
boîte qui rassemble, en vrac, un certain nombre de cartes de formats différents, plutôt petits (une cinquantaine pour la première édition et 102
pour la dernière en date)*. D’un côté (et quelquefois des deux) de ces cartes que fait circuler George Brecht entre 1959 et 1965 figurent, sous
forme de texte, des partitions de performances musicales ou d’«events».
Dans un entretien avec Irmeline Lebeer, George Brecht qui comme d’autres artistes fluxus (Dick Higgins ou Allan Kaprow qu’il y rencontre), a suivi
le cours de musique expérimentale que donne John Cage à la New School for Social Research de New York, parle assez longuement de Water-Yam**.
[…] j’ai donc essayé de développer les idées que j’avais eues dans le cours de Cage et c’est à partir de là que sont nés les events.
[…] I.L. – Le lecteur est invité à réaliser lui-même les événements ou les objets, soit en imagination, soit en réalité ?
G. B. – Je ne suis pas sûr d’avoir jamais invité quelqu’un à penser ou à faire quelque chose.
I.L. – Le mot “inviter” vous semble trop fort ? Vous ne demandez rien ?
G. B. – C’est cela. Je ne demande rien. Je voudrais laisser à tout le monde le maximun de liberté. Certaines propositions ont été réalisées par moi, d’autres
non : si le spectateur préfère l’objet à l’idée, il choisira. Il pourra le réaliser lui-même.Tout est ouvert. […]
Plus loin dans l’entretien, George Brecht fait part de son intérêt pour la pensée orientale et pour Daisetz Teitaro Suzuki (1870 - 1966). Plusieurs
cartes de Water-Yam évoquent l’aspect fugace et transitoire de la réalité des choses :

WATER coming from / staying / going to


THREE AQUEOUS EVENTS ice / water / steam
SMOKE (where it seems to come from) / (where it seems to go)

Cela nous ramène au nuage de – niggenkopf – serie – et à herman de vries lui aussi lecteur de Suzuki.

* Quatre éditions successives verront ensuite le jour : une première complétée en 1964 (Fluxus, New York), une deuxième à l’initiative de Ben Vautier en 1972
(Editions Daniel Templon, Paris, 100 exemplaires numérotés et signés), une troisième non datée (Parrot Impressions, Surbiton, UK) et une quatrième en 1986
(Editions Lebeer-Hossmann, Bruxelles / Hamburg, édition augmentée et non limitée).

** Entretien initialement paru en 1973 dans le n° 39 de «Chroniques de l’Art Vivant» et repris dans : Irmeline Lebeer, L’art ? C’est une meilleure idée ! Entretiens 1972-
1984, Editions Jacqueline Chambon, coll. «Critiques d’art», Paris, 1997.

5’. revenons sur terre


Walks are like Clouds they come and go. Hamish Fulton*
* Texte en quatrième de couverture du catalogue HAMISH FULTON, Valence : Musée de Valence, 1996.

L’histoire du «livre d’artiste» doit beaucoup à deux artistes britanniques, Richard Long (né en 1945 à Bristol) et Hamish Fulton (né en 1946 à
Londres), figures majeures du «Land Art». Les publications de l’un et de l’autre témoignent de leurs marches, ici ou là à la surface du globe, de
manières diverses, textuelle et/ou photographique. On remarquera, dans plusieurs de leurs livres, l’importance donnée à cet au-dessus de la ligne
d’horizon qu’est le ciel, et particulièrement dans le considérable Hamish Fulton un des premiers livres de Hamish Fulton, publié par Franco Toselli
à Milan en 1974. Livre d’un ample format (un mètre de large ouvert) dont les photographies «légendées» sont, dans leur mise en page, au plus
près des œuvres murales de l’artiste dans lesquelles il associe image et texte.
Il est intéressant de noter la réponse de Hamish Fulton à une question posée par Seth Siegelaub et publiée dans le hors-série n° 17 du magazine
Art Press,* : Comment l’art produit à la fin des années 60, aux Etats-Unis et en Europe, exposé et connu sous les noms d’art mininal, arte povera, process
art, anti-form, land art et art conceptuel, parmi d’autres, a été intégré – ou non – dans le courant dominant de l’art, au cours de ces vingt dernières années ?
Hamish Fulton répond par un haiku du poète Ryokan :
Forme, couleur, nom, dessin, / Eux aussi appartiennent à ce monde fugitif / Et il faudrait y renoncer

* Art Press hors-série n° 17 Le contexte de l’art / L’art du contexte. 69/96, avant-gardes et fin de siècle, 1996, page 53. Cette publication, aboutissement d’un projet
entamé en 1990 par Seth Siegelaub, Marion et Roswitha Fricke, est une compilation des réponses des artistes (encore vivants) ayant participé à cinq expositions
organisées durant l’année 1969 : «March 69», «When Attitudes become Form», «Op Lasse Schroeven», «Prospect 69» et «Konzeption / Conception». Sollicités
par courrier, ils avaient à répondre à trois questions : la première déjà mentionnée suivie de Plus globalement, comment la production, la diffusion et la consommation
de l’art ont changé depuis 1969 ? et de Comment les artistes se situaient eux-mêmes dans ce contexte ?
[…] il nous a été très difficile d’obtenir des réponses quelles qu’elles soient : apparemment, beaucoup ne tenaient pas à répondre. Nous avions l’impression que ce genre
de questions de nature sociale ne les intéressait pas vraiment, ou ne leur paraissait pas pertinent ; ou alors, ils étaient en plein travail, et leur temps était trop précieux pour
consacrer une heure ou deux à une réponse. Seth Siegelaub dans son introduction Notes sur «Le contexte de l’art / L’art du contexte».

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