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Commentaires mystiques sur la Station d’Abraham (Maqām Ibrāhīm,

Cor. 2, 125 et 3, 97)

Francesco Chiabotti (INALCO)

La Station d’Abraham dans la tradition islamique


La Station d’Abraham fait référence à une pierre sur laquelle se trou-
vent gravées, selon le récit traditionnel, les empreintes des pieds du
Patriarche.1 Ce rocher, situé dans l’enceinte sacrée de la Kaaba, est
associé aux rites du pèlerinage en islam. Plusieurs récits (qiṣāṣ) se
rapportent aux origines de ces traces miraculeuses. Selon les tradi-
tions récoltées et transmises par les savants musulmans, Abraham
serait monté sur cette pierre pour appeler les hommes au pèleri-
nage2, ou bien encore lors de l’édification de la Kaaba avec son fils
Ismaël. Dans une autre version, Abraham rend visite à son fils, qui
était sorti chasser à l’extérieur du territoire sacré. Il rencontre alors
l’épouse de son fils, qui ne le reconnaît pas. Elle l’accueille malgré
l’état d’indigence dans lequel se trouve sa famille, dans la tradition
de l’hospitalité abrahamique. Le Patriarche demande à cette femme
d’adresser ses salutations à son mari, en lui communiquant qu’il doit
garder « le seuil de sa porte », c’est à dire son épouse. Avant de re-
partir, l’épouse d’Ismaël demande à l’hôte la permission de lui laver
la tête. Abraham ne veut plus descendre de sa monture. La femme

1
Une première version de cet article a été publiée en français dans La Règle d’Abra-
ham 40 (2018), pp.73-86. Je remercie M. Denis Gril pour ses remarques précieuses,
et Wajid Gral pour sa relecture attentive. Je remercie également Stephen Hirtens-
tein pour son soutien. Une traduction anglaise est en cour de préparation pour The
Journal of the Muhyiddin Ibn 'Arabi Society.
2
Azraqī, Akhbār Makka, éd. ʿAbd al-Malik b. Dahīsh, s.l., 2003, p. 532.
pose alors le pied du Patriarche sur une pierre et Abraham se penche
pour lui permettre de lui laver la tête. Ses pieds disparaissent dans la
pierre, qui gardera ses empreintes3. Azraqī (m. ca. 858), un des plus
anciens historiens de la ville de la Mecque, cite également des tradi-
tions selon lesquelles l’emplacement actuel du Maqām Ibrāhīm est
bien ancestral ; ʿUmar ibn al-Khaṭṭāb (reg. 634-644) décida durant
son règne de replacer la pierre à l’endroit où elle se trouve encore
aujourd’hui4. Ce qui implique qu’elle était située ailleurs du vivant du
Prophète : plus près de la Kaaba, suite à un déplacement qui avait eu
lieu au temps de la jāhiliyya. Mais les traditions exégétiques diver-
gent sur cette question. J.M. Kister, dans son article sur la Station
d’Abraham publié dans l’Encyclopédie de l’Islam, relate un avis selon
lequel
ʿUmar s’enquit, après la mort du Prophète, de l’endroit où Abraham
avait placé la pierre. A l’époque du Prophète, elle était en effet contre
le mur de la Kaaba, mais ʿUmar connaissait le désir qu’avait Muḥam-
mad de suivre la sunna d’Abraham, et il remit le maqām à sa place
primitive, celle où Abraham l’avait mis.5

Dans d’autres versions, c’est le Prophète lui-même qui rétablit l’em-


placement primordial du Maqām. La relation du deuxième calife avec
la Station d’Abraham se voit confirmée par d’autres traditions. Selon
les exégètes, ʿUmar passa près du Maqām avec l’Envoyé de Dieu. « Ô
Envoyé de Dieu !, demande ʿUmar, ne s’agit-il pas de la Station
d’Abraham ? » Le Prophète répondit positivement. « Ne devrions-

3
Thaʿlabī, al-Kashf wa-l-bayān, 10 vols, éd Abū Muḥammad b. ʿĀshūr, Dār iḥyā li-
turāth al-ʿarabī, Beyrouth, 2002, I, p. 271.
4
Azraqī, Akhbār Makka, pp. 536 et ss.
5
J.M. Kister, « Maḳām Ibrāhīm », Encyclopédie de l’Islam, consulté en ligne
(20/2/2019). Voir également, du même auteur, « Maqām Ibrāhīm. A Stone with an
Inscription », Le Muséon, 84 (1971), pp. 477-91.
nous pas la prendre comme aire de prière ? ». Le Prophète affirme
alors n’avoir reçu aucun d’ordre divin dans ce sens. Avant la fin du
jour, il reçut l’injonction de « prendre la station d’Abraham comme aire
de prière » (Cor. 2, 125).6

Kister relate l’explication de Ibn al-Jawzī, savant bagdadien du XIIIème


siècle, sur les raisons que poussèrent ʿUmar
« à introduire dans le rituel de l’Islam une pratique empruntée à la
religion d’Abraham (millat Ibrāhīm) malgré le fait que le Prophète lui
avait interdit de citer des passages de la Thora; Ibn al-Jawzī essaie de
l’expliquer en disant qu’Abraham est révéré dans l’Islam en tant
qu’imam, que le Coran incite à suivre ses pas, que son nom est lié à
la Kaaba et que l’empreinte de ses pieds est comme les marques du
maçon; c’est pour cela que ʿUmar a demandé que le maqām fût trans-
formé en lieu de culte. »7

La pierre du Maqām partage avec la pierre noir une origine céleste.


Ibn ʿUmar, fils du calife et important transmetteur de traditions pro-
phétiques, atteste avoir entendu le Prophète dire que la pierre noire
et la celle de la station sont en réalité deux rubis (yāqūt ) du Paradis
dont Dieu a retenu la lumière, lumière qui aurait autrement illuminé
tout ce qui existe « entre l’Orient et l’Occident ». Kister relève égale-
ment des traditions qui établissent un lien supplémentaire entre les
empreintes de la pierre et le Prophète Muḥammad : l’empreinte des
pieds d’Abraham avait exactement la même dimension que celle des
pieds du Prophète.8

6
Thaʿlabī, al-Kashf wa-l-bayān, I, p. 271.
7
Kister, « Maḳām Ibrāhīm ».
8
Kister, « Maḳām Ibrāhīm ».
Aujourd’hui cette pierre est toujours à son emplacement, gardée
dans un reliquaire d’époque tardive.9 Elle fut très tôt vénérée par les
pèlerins, comme en attestent les marques de frottement de mains
qui y étaient déjà bien visibles l’époque des premiers commenta-
teurs, et ce en dépit d’avis juridiques s’y opposant. Les invocations y
sont exaucées, selon certaines traditions. Le mystère qui entoure
cette pierre a toujours soulevé la curiosité et la fascination des fi-
dèles. Al-Fākihī, historien et auteur d’une chronique de la Mecque,
fut présent lors d’une restauration de la pierre, en 256/869-870. Dans
un passage, il affirme avoir vu, sur le dos et les côtés de la pierre, une
inscription mystérieuse, dans un alphabet qu’il n’arrivait pas à dé-
chiffrer, mais qu’il pensait pouvoir être de l’hébreux, ou du ḥimya-
rite (sud-arabique). Il recopia néanmoins le plus fidèlement possible
trois de ces lignes mystérieuses. Avec l’aide d’autres personnages,
Fākihī arrive à traduire le message :
I am God,, there is no deity exept me
a king who is unattaiable
Iṣbāuṭ10

La partie cachée de la pierre contient donc un message sur l’unicité


divine. Ce sera plus tard le rôle des maîtres soufis de dévoiler certains
des autres sens cachés, tout autant universels et métaphysiques, que
la pierre recèle en son sein.

La Station d’Abraham dans le Coran

9
La pierre n’a cependant pas toujours occupé cet endroit. Voir les articles de Kister
pour un aperçu détaillé de l’histoire complexe de son emplacement. Il relève aussi
que le gouvernement saoudien a déplacé le maqām pour élargir le parcours de la
circumambulation (op. cit.)
10
“ṣeba’ot in Hebrew, as corresponding to al-Ṣamad, “the Eternal”, in Arabic”, Kis-
ter, “Maqām Ibrāhīm”, p. 486.
Le Coran évoque la station d’Abraham dans deux versets. Le premier
est celui dont ʿUmar « occasionna », en quelque sorte, la révélation :
Nous fîmes de la Maison un lieu de rassemblement et d’asile pour les
hommes, leur enjoignant de prendre la station d’Abraham comme
aire de prière. Nous conclûmes un pacte avec Abraham et Ismaël afin
qu’ils purifient ma Maison pour ceux qui y accomplissent les circuits,
y font retraite pieuse, s’y inclinent et s’y prosternent. (Cor. 2, 125)11

Ce verset fait partie du récit de l’édification du sanctuaire de la Kaaba


par Abraham et Ismaël. Comme le remarque Pierre Lory, cette édifi-
cation est « intimement liée aux rites du pèlerinage, ainsi que le sug-
gèrent les versets 95 à 97, sourate 3 »12. Les versets en question re-
viennent sur la Station d’Abraham :
Dis : “Dieu a dit vrai. Suivez donc la religion d’Abraham, un pur
croyant. Il n’était pas du nombre des associateurs”. / En vérité, le
premier temple qui ait été établi pour les hommes est celui de Bakka :
un lieu béni et une direction pour les mondes. / Il s’y trouve des
signes évidents, [dont] la station d’Abraham. Quiconque y pénètre
est en sécurité. Et c’est un devoir envers Dieu, pour tous les hommes
qui en ont les moyens, de faire le pèlerinage à la Maison sacrée. Pour
ce qui est du mécréant, Dieu n’a nul besoin des mondes créés. (Cor.,
3, 95-97)13

Lory remarque également que certains versets qui annoncent le pè-


lerinage abrahamique prennent une dimension « cosmique »14. La

11
Traduction de J.-L. Michon. Berque traduit muṣallā par “emplacement de prière”,
A. Penot par “lieu de prière”. On verra par la suite le sens particulier que Ibn ʿArabī
accorde à ce terme.
12
P. Lory, « Abraham », dans Dictionnaire du Coran éd. Mohammed Ali Amir-Moezzi,
Edition Robert Laffont, Paris, 2007, p. 9-14.
13
Traduction de J.-L. Michon.
14
P. Lory, « Abraham ».
présence physique de la trace laissée par le Patriarche a également
pour fonction d’extraire le fidèle en quelque sorte « hors de son
temps historique », afin de l’inscrire dans une autre histoire, cy-
clique, universelle, sacrée. L’aboutissement de la prophétie univer-
selle par la mission de Muḥammad n’implique pour autant aucune
linéarité temporelle, car même la fin imminente n’est dans la pers-
pective coranique que le début d’un nouveau cycle. Chaque pro-
phète, biblique ou non, mentionné par le Coran, a un enseignement
à prodiguer au croyant. Le « monoprophétisme » coranique (terme
péjoratif employé pour souligner le caractère répétitif des vies des
prophètes selon le Coran) cache en réalité des typologies assez diffé-
rentes, et ceci malgré un schéma narratif similaire. Il a déjà été re-
marqué que la figure d’Abraham joue un rôle capital dans la forma-
tion de l’image du Prophète Muḥammad.15 La Station d’Abraham, sa
présence dans l’espace sacré et son rôle dans le rite le plus important
de la religion islamique, nous poussent à envisager la transposition
d’un lieu à une station spirituelle, en vertu de la coïncidence notable
des deux perspectives prophétiques et initiatique dans l’emploi
du terme « maqām ». Les données traditionnelles que nous avons re-
prises à partir des articles de Kister et les remarques précédentes,
complétées à l’occasion par celles que l’on pourra extraire des études
d’André Gilis et de Claude Addas, nous permettent d’interroger la
lecture ésotérique de la Station d’Abraham telle qu’elle apparaît dans
certains commentaires d’auteurs du taṣawwuf. Nous partirons des
sources plus anciennes (Sulamī et Qushayrī), pour finalement nous
arrêter sur une page d’Ibn ʿArabī dans laquelle le Maître reçoit par
voie illuminative le sens profond de cette Station. Ces sources nous
permettent donc d’appréhender la portée initiatique de la Station
d’Abraham, un lieu qui a été vécu par les maîtres comme un support

15
Marie-Thèrese Urvoy, art. « Prophètes » dans Dictionaire du Coran, p. 704.
privilégié de méditation et de participation à la Station spirituelle
incarnée par le Patriarche.

Commentaires sur 2, 125


Abū ʿAbd al-Raḥmānal-Sulamī dans ses « Réalités supérieures de
l’exégèse » (Ḥaqā’iq al-tafsīr ) cite les paroles des premiers maîtres
dont l’œuvre fur transmise principalement oralement, souvent à
partir de notes rédigées par leurs disciples. Le premier point qui in-
terpelle le maître concerne la nature de la protection accordée aux
visiteurs du Territoire Sacré, plus spécifiquement aux pèlerins de la
Maison de Dieu : Nous fîmes de la Maison un lieu de rassemblement et
d’asile pour les hommes. L’Imam Jaʿfar al-Ṣādiq, figure centrale des
deux formes de spiritualité sunnite et chiite, interprète ce verset
comme une allégorie du Prophète Muḥammad : « La Maison ici est
Muḥammad, paix et bénédiction soient sur lui !, car celui qui croit en
lui et porte foi en sa mission prophétique pénètre dans les aires de la
protection et du Dépôt Sacré »16. Dans cette parole, l’Imam Jaʿfar ex-
ploite la richesse sémantique de la racine du terme amn, asile, de la-
quelle dérivent également les terme « foi » (imān ) et « Dépôt Sacré »
(amāna ). Qushayrī (m. 1072), disciple de Sulamī, décrit sur un ton ly-
rique la réalité de cette « trace » laissée par les pieds du Patriarche.
Dans son commentaire du verset précédent, Qushayrī met en avant
d’abord le sens supérieur de l’imamat accordé à Abraham : « Je vais
faire de toi un modèle pour les hommes » (Cor. 2, 124). Le véritable imam
est - nous dit Qushayrī - celui qui doit être imité, raison pour la-
quelle le Coran insiste sur le modèle abrahamique. Prendre la Station
d’Abraham comme lieu de prière est une confirmation de notre re-
connaissance d’Abraham en tant que modèle et guide. Il explique :

16
Sulamī, Ḥaqā’iq al-tafsīr, 2 vols., éd. Sayyid ʿImrān, Beyrouth, Dār al-Kutub al-ʿil-
miyya, 2001, I, p. 64-65.
La station de l’imamat est la saisie du Réel, puis la transmission de
cette compréhension aux êtres créés, en tant que médiateur entre le
Réel et les créatures. Extérieurement, [l’Imām] est avec les créatures,
il ne cesse de transmettre le message ; intérieurement, il contemple
le Réel, la pureté de son état demeure inchangée. Il transmet aux
créatures ce que le Réel lui révèle.17

On verra dans le passage d’Ibn ʿArabī la portée de cette association


entre Station d’Abraham et fonction initiatique de transmission
d’une science provenant directement de Dieu, car Qushayrī ne limite
nullement cette fonction aux seuls prophètes, ni aux détenteurs de
la loi exotérique. Elle est surtout le privilège des Saints, ces guides
dont il est question ici. Qushayrī continue avec une réflexion sur le
sens de la Station d’Abraham : « Un serviteur qui leva pour Dieu un
pied, pour l’édification (qiyāma ), Dieu l’honora jusqu’à la fin des
temps en faisant de la trace de son pied une direction pour l’en-
semble des musulmans ».18 Cette formulation pourrait étonner, le
Maqām n’étant pas une qibla au sens d’orientation rituelle de la
prière. Le Coran (3, 96) définit effectivement la Station « Direction
pour les mondes ». Toutefois, le maître envisage ici un sens plus ab-
solu, point de convergence de tous ceux qui reconnaissent la véri-
table Station d’Abraham, comprise ici comme la réunion de la servi-
tude parfaite et de la verticalité (qiyāma ).

17
Al-Qushayrī, Latạ̄ʼif al-ishārāt: Tafsīr sụ̄ fī kāmil li-l-Qurʼān al-karīm, 6 vols., éd.
Ibrāhīm Basyūnī, Le Caire, Dār al-kātib al-῾arabī, 1981, I, p. 133. Sands, Kristin Za-
hra, The Subtleties of Allusions, Fons Vitae - Royal Aal al-Bayt Institute for Islamic
Thought, http://www.altafsir.com.
18
Al-Qushayrī, Latạ̄ʼif al-ishārāt, I, p. 135.
Le soufi marocain Ibn ʿAjība (m. 1809) dans son commentaire cora-
nique al-Baḥr al-Madīd effectue une lecture allusive de tout le pas-
sage. Il transpose la station au niveau du microcosme, en citant un
hadith qudsī bien attesté dans la tradition islamique :
[…] Le cœur est la demeure de Dieu. Dieu s’adressa à l’un de Ses Pro-
phète et lui dit : « purifie pour Moi une demeure afin que Je l’habite.
[Le Prophète] répondit : « Seigneur ! Quelle demeure pourrait-elle
jamais Te contenir ? » Il lui répondit : « Ne me contiennent pas ni Ma
terre ni Mes cieux, mais peut Me contenir le cœur de Mon serviteur
croyant ». Lorsque le cœur est purifié des altérités et qu’il est rempli
de lumières, quand les connaissances ésotériques et les mystères
s’installent fermement en lui, il devient un référent (marja’ ) et un
lieu de refuge (malja’ ) pour les serviteurs. Tous ceux qui parviennent
à ce cœur et qui tournent autour de lui sont à l’abri de la colère et de
l’opposition, des pensées sataniques et des mauvaises croyances. Ce-
lui qui y pénètre […] est auprès de Dieu parmi les meilleurs servi-
teurs. La Station d’Abraham - sur lui la Paix ! - est l’immersion totale
dans la source de l’Océan de la contemplation (istighrāq ʿayn baḥr al-
shuhūd ), et l’élévation de toute ambition spirituelle vers le seul Roi,
digne d’adoration. C’est cette Station que les Gnostiques ont prise
comme Kaaba de la prière de leur cœurs et comme terme ultime de
leur aspiration.

Leurs formulations sont différentes mais unique est Ta beauté


c’est à elle que tous font allusion !

Dieu a pris l’engagement de la part de Ses Prophète et de Ses Purs


qu’ils purifient leur cœur de toute altérité, qu’ils refusent toute im-
pureté, tout autre que Lui, afin que [le cœur] soit prêt pour les tour-
nées rituelles des touches mystiques et des lumières […]19

19
Ibn ʿAjība, al-Baḥr al-madīd, éd. ʿUmar Aḥmad al-Rāwī, Beyrouth, Dār al-kutub al-
ʿilmiyya, vol. 1, pp. 138-139.
Cette transposition du sens extérieur à une réalité intérieure est
propre également aux commentaires suivants, à propos de Cor. 3, 97.

Commentaires sur Cor. 3, 97


Dis : “Dieu a dit vrai. Suivez donc la religion d’Abraham, un pur
croyant. Il n’était pas du nombre des associateurs”. / En vérité, le
premier temple qui ait été établi pour les hommes est celui de Bakka
: un lieu béni et une direction pour les mondes. / Il s’y trouve des
signes évidents, [dont] la station d’Abraham. Quiconque y pénètre
est en sécurité. Et c’est un devoir envers Dieu, pour tous les hommes
qui en ont les moyens, de faire le pèlerinage à la Maison sacrée. Pour
ce qui est du mécréant, Dieu n’a nul besoin des mondes créés... (Cor.
3, 95-97)

La deuxième mention de la Station d’Abraham est le verset 97 de la


troisième sourate. Le verset qui le précède indique que la Kaaba fut
la « première demeure » à avoir été instituée pour les hommes. La
Mecque est nommée Bakka et le verset affirme sa fonction cosmique
de direction « pour les mondes ». Le Maqām Ibrāhīm est défini comme
« un signe évident » (fīhi āyāt bayyināt maqām Ibrāhīm ). Pénétrer dans
ce lieu béni, en l’occurrence la Station d’Abraham (mais selon les
commentateurs le pronom peut se référer également à l’ensemble du
temple), implique une mise en sécurité (man dakhala-hu kāna āmi-
nan ), selon les sens de la racine alif-mīm-nūn que nous avons déjà pré-
sentés. Sulamī cite d’abord une parole d’Ḥallāj selon lequel il existe
deux sortes d’impositions légales (taklīf ) : d’abord une imposition qui
procède des causes intermédiaires (taklīf ʿan al-wasā’it ). La connais-
sance de cette imposition ne provient pas aux hommes directement
de Dieu, duquel ils demeurent séparés, tant qu’ils ne s’élèvent pas au-
dessus de la forme médiatrice. La deuxième forme d’imposition est
celle qui procède directement des réalités spirituelles (taklīf ʿan al-
ḥaqā’iq ), qui provient directement de Lui et y retourne. Or, la Maison
Sacrée appartient à la première catégorie. Ḥallāj affirme que
tant que tu restes réuni à elle tu seras coupé de Lui, mais quand tu te
seras séparé d’elle au niveau de la réalité essentielle (ḥaqīqatan ), tu
seras réuni à Celui qui l’a purifiée et qui l’a instituée. Attache-toi ex-
térieurement (kun mutarassiman ) à la Demeure et réalise [intérieure-
ment] Celui qui l’a établie !20

Dans cette citation, Ḥallāj n’invite en aucun cas l’aspirant à un aban-


don des formes et des rites. Le passage de la réalité extérieure, for-
melle, qui concerne tant le lieu que le rite, à la réalité divine qui ha-
bite ce même lieu et vers laquelle le rite doit conduire, est à réaliser
au niveau de la réalité essentielle, supra-formelle, la ḥaqīqa. Le Coran
affirme explicitement que la Demeure Sacré contient des « signes évi-
dents », qui indiquent nécessairement autre chose que leur support
manifesté. La Station d’Abraham est le premier de ces signes à être
mentionné. Un maître cité par Sulamī, Muḥammad ibn al-Faḍl, a dit :
« Des signes évidents par lesquels le connaissant peut remonter
jusqu’à l’objet de sa connaissance »21. Pour Shiblī le passage de la ré-
alité physique à la signification universelle de la station s’opère par
la vision de Dieu. Cette vision est synonyme de la véritable khulla :
« la Station d’Abraham est l’amitié intime (khulla ). Celui qui con-
temple, dans le maqām, la station d’Abraham, l’Ami intime (al-khalīl ),
est certes noble, mais plus noble est celui qui y voit la Station du
Réel »22. Le sous-entendu de cette affirmation est que, étant donnée
la réciprocité du lien d’amitié, Abraham est ami intime de Dieu tant que
celui-ci demeure ami intime d’Abraham. L’amitié intime (khulla ) est

20
Sulamī, Ḥaqā’iq, I, p. 107 et sq.
21
ʿalāmāt ẓāhira yastadillu bi-hā al-ʿārif ʿalā maʿrūfihi, Sulamī, ibid.
22
maqam Ibrāhīm al-khulla wa man shahada fī-hi maqam ibrāhīm al-khalīl fa-huwa sharīf
wa-man shahada fī-hi maqam al-Ḥaqq fa-huwa ashraf, Sulamī, ibid.
unique. Le maître khorassanien Muḥammad b. ʿAlī al-Tirmidhī re-
vient sur le lien entre khulla et futuwwa, le don de soi :
« La Station d’Abraham est faire don de soi, de ses biens, de ses
propres enfants dans la recherche de l’agrément de son Ami Intime.
Celui qui n’abandonne pas ce que Abraham a abandonné, soi-même,
ses biens et ses enfants, son voyage sera en vain et échouera. »23
Le verset continue en évoquant la sécurité garantie par ce lieu. Pour
Nūrī, « celui dont le cœur est pénétré par l’emprise de la contempla-
tion est en sécurité des attaques de son âme et des suggestions sata-
niques »24. Cette lecture, on l’a déjà vu avec Ḥallāj, ne signifie pas un
dépassement formel des rites et des prescriptions religieuses. Le dé-
passement survient au niveau de la ḥaqīqa : « Al-Wāsiṭī a dit : Celui
qui y pénètre en respectant les conditions imposée par la réalité es-
sentielle sera en sécurité contre les désirs de son âme »25. Ibn ʿAṭā’
insiste pour sa part sur le sens propre de la protection accordée di-
rectement par Dieu :
Celui qui y pénètre est à l’abri de Son châtiment, Dieu est maître dans
cette vie de la rétribution et du châtiment : sa rétribution est l’état
de plénitude totale, et son châtiment est l’épreuve. La plénitude est
quand Il prend totalement en charge ton affaire, et le châtiment est
quand il t’abandonne à toi même.26

23
Maqām Ibrāhīm badhl al-nafs wa-l-māl wa-l-walad fī riḍā khalīlihi, fa-man naẓara ilā l-
maqām wa-lam yatakhalla mimmā takhallā min-hu Ibrāhīm min al-nafs wa-l-māl wa-l-
walad, fa-safaru-hu qad baṭāla wa-khābat riḥlatu-hu, Sulamī, ibid.
24
man dakhala qalba-hu sulṭān al-iṭṭilāʿ kanā āminan min hawājis nafsi-hi wa-sawāsis al-
Shayṭān, Sulamī, ibid.
25
qāla al-Waṣitī : man dakhala-hu ʿalā sharṭ al-ḥaqīqa kāna āminan min ruʿūnāt nafsi-hi,
Sulamī, ibid.
26
man dakhala-hu kāna āminan min ʿiqābi-hi wa-li-llāhi fī al-dunyā thawāb wa-ʿiqāb, fa-
thawābu-hu al-ʿāfiya wa-ʿiqābu-hu al-balā’, fa-l-ʿāfiyā an yatawallā ʿalayka amraka, wa-l-
ʿuqūba an yukilluka ilā nafsika, Sulamī, ibid.
Une série de commentaires se focalisent sur le cœur comme lieu
symbolique d’une telle « mise à l’abri ». Rappelons que la phrase
arabe man dakhala-hu (celui qui y pénètre) peut être comprise de
deux façons : celui qui pénètre dans la mosquée sacrée ou celui qui
pénètre dans la Station. Or, les commentateurs ont retenu les deux
sens mais donnent une préférence au premier, plus logique : la Sta-
tion d’Abraham n’a pas d’entrée physique, malgré sa spatialité et sa
visibilité à l’intérieur du périmètre sacré du Haram. Mais les maîtres
soufis n’éclaircissent point cette ambiguïté grammaticale, qui con-
fère à l’interprétation symbolique du cœur des significations supplé-
mentaires. Selon l’Imam Jaʿfar al-Ṣādiq « Celui dont le cœur est pé-
nétré par la foi est à l’abri de la mécréance ». En une autre occasion
il dit encore : « Quiconque y pénètre selon l’attribut par lequel y ont
pénétré les prophètes, les Saints, les Purs, sera en sécurité de Son
châtiment comme ils en ont été mis à l’abri ». Pour Wāsiṭī « quand la
foi s’installe dans le cœur de l’homme, il est en sécurité contre les
désirs de son âme ».27

Sulamī reprend la parole pour rappeler que « le pèlerinage comporte


des sens symboliques (ishārāt ) ». Il relate un long dialogue entre
Shiblī et un disciple qui vient voir le maître à son retour du pèleri-
nage. Shiblī interroge alors le disciple sur les rites qu’il a accomplis.
Pour chaque phase du pèlerinage, le maître veut savoir si le disciple
a réalisé la dimension supérieure de l’acte formel. Ce dialogue est
très long et mériterait d’être traduit en entier. Nous nous contente-
rons de montrer le passage initial, et le sens que Shiblī accorde à la
Station d’Abraham :
– As-tu accompli le pèlerinage ?
– Oui.

27
Sulamī, ibid.
– Qu’est-ce que tu as fait ?
– Je me suis purifié, je me suis sacralisé, j’ai prié une prière de
deux inclinaisons28 et j’ai prononcé la talbiya.
– As-tu formulé l’intention d’accomplir le pèlerinage ?
– Oui.
– As-tu par cette intention annulé toute autre intention con-
traire à celle-ci, et ceci depuis que tu as été créé ?
– Non.
– Alors tu n’as pas formulé l’intention du pèlerinage. As-tu
ôté tes vêtements ordinaires ?
– Oui.
– T’es-tu dépouillé de tout acte que tu as fait ?
– Non.
– Tu n’as pas abandonné tes vêtements ordinaires. T’es-tu
purifié ?
– Oui.
– As-tu effacé de ton être tout défaut (ʿilla) par la purifica-
tion ?
– Non […]
– As-tu prié une prière de deux prosternations [à l’emplace-
ment de la Station] ?
– Oui.
– En te tenant debout devant Dieu, que Sa majesté soit célé-
brée, et en restant ainsi dans ce lieu, as-tu réalisé ton but ?
– Non.
– Tu n’as pas prié. […]29
Ces commentaires découlent tous d’une transposition symbolique
du lieu visible à une réalité intérieure. C’est le sens des reproches de
28
Cette prière est accomplie derrière la Station d’Abraham et fait partie des rites
du petit et du grand pèlerinage.
29
Sulamī, op. cit.
Shiblī à son disciple, qui, bien qu’ayant accompli un rite formelle-
ment irréprochable, avait manqué d’en saisir la dimension invisible,
initiatique. Les propos recueillis par Sulamī ou les interprétations de
Qushayrī ont ouvert une voie à l’exégèse ésotérique de la Station
d’Abraham. Le paragraphe suivant est consacré aux pages qu’Ibn
ʿArabī nous a laissé sur le véritable sens de cette Station.

La Station d’Abraham selon Ibn ʿArabī.


Il est malaisé d’isoler l’œuvre du Maître Suprême (al-Shaykh al-Ak-
bar) dans un paragraphe à part. Son œuvre est en réalité en conti-
nuité avec celle des autorités des premiers siècles, autorités qu’il cite
régulièrement dans ses pages. Mais en même temps l’originalité in-
déniable de certains aspects de son œuvre exige souvent un traite-
ment spécifique. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne la
transposition symbolique. Si les premiers maîtres laissaient entre-
voir derrière le voile de leurs sentences mystiques la profondeur de
la réalisation de la Station d’Abraham, ce voile, chez Ibn ʿArabī, se
déchire. Le Maître nous relate non seulement ce qui lui a été com-
muniqué de la réalité ultime de la station d’Abraham, mais fait éga-
lement état de sa propre investiture à la station de l’Amitié Intime
(khulla ). Dans une publication précédente, nous avions déjà traduit
un passage des Futūḥāt sur le sens de cette station pour le maître an-
dalou.30 Charles-André Gilis, dans son étude sur la dimension initia-
tique des rites du pèlerinage en Islam, avait attiré l’attention sur l’un
des aspects ésotériques de la Station d’Abraham chez Ibn ʿArabī : la
relation entre le chiffre impair des révolutions rituelles (des multiple
de sept) et le nombre pair (deux) des cycles de prières accomplies
près de la Station. Ibn ʿArabī remarque que contrairement aux

30
F. Chiabotti, “Abraham dans le soufisme médiéval”, La Règle d’Abraham nº 38, Gau-
thier Pierozak Éditeur, 2016.
prières quotidiennes, qui se terminent par un cycle impair (witr ),
lors du ṭawāf, l’impair précède le pair.31 Mais c’est dans un autre pas-
sage que la Station d’Abraham est dévoilée à Ibn ʿArabī . Le passage
se situe dans l’exégèse ésotérique des rites du pèlerinage (al-fasl al-
awwal fī l-maʿārif ). Au cours d’une vision, un esprit du Plérome Su-
prême annonce au Maître la réalisation de la Station. Cette vision a
significativement lieu près du Maqâm physique. Le passage succède
à une interprétation de la Prière d’Abraham et d’un hadith énigma-
tique dans lequel le Prophète se serait définit soi-même – mais de
façon indirecte - khalīl. Il serait souhaitable de revenir sur cette page
consacrée à la réalité muhammadienne chez Ibn ʿArabī, mais nous
nous contenterons à présent de rapporter que, suite à ce passage sur
la prière sur le Prophète, un événement (spirituel, wāqiʿa) dans l’état
de sommeil eut lieu. La vision a été partiellement traduite par Claude
Addas dans La quête du souffre rouge :
Sache que, tandis que j’étais en train d’écrire ces lignes, près du
maqām Ibrāhīm, et sa Station correspond à la Parole du Très-Haut « et
Abraham le très fidèle / wa Ibrāhīm alladhī waffā » (Cor. 53, 37), le som-
meil me gagna et j’entendis un esprit d’entre les esprits du Plérôme
Suprême me déclarer, de la part de Dieu : « Pénètre dans le maqām
Ibrāhīm » - maqām qui consistait pour lui à être très compatissant
(humble, awwāh ) et clément (ḥalīm ) ; puis il me récita le verset
« certes Abraham est compatissant et clément (Cor, 9, 114) / inna Ibrāhīma
la-awwāhun ḥalīmun ). Je compris alors que Dieu allait nécessairement
me donner la force qui accompagne la clémence car on ne peut faire
preuve de clémence, qu’à l’égard de celui qu’on domine. Je sus aussi
que Dieu allait forcement m’éprouver par des calomnies que profé-
raient à mon encontre des gens envers lesquels – bien que j’eusse le
pouvoir sur eux – je devrais me montrer clément, et que je serais

31
Voir Charles-Andrés Gilis, La doctrine initiatique du Pèlerinage, éd. de l’Œuvre, p. 171
et sq.
lourdement affligé, car Dieu a dit halīm, en employant la forme in-
tensive. Par ailleurs, Abraham a été qualifié de awwāh, mot si s’ap-
plique proprement à celui qui soupire beaucoup en raison de ce qu’il
constate de la majesté divine et de son impuissance à rendre gloire à
cette Majesté ; l’être contingent en effet est incapable d’exalter et de
glorifier la Majesté divine comme Elle le mérite !32

Cette vision continue sur trois pages dans l’édition imprimée des
Futūḥāt.33 Ibn ʿArabī explique que prendre la Station d’Abraham
comme aire de prière (muṣallā ) signifie l’élire comme lieu d’invocation
(mawḍiʿ al-duʿā ) :
Nous espérons pouvoir recevoir une part de l’amitié intime, tout
comme cette communauté a bénéficié d’une large part du degré de
perfection et de scellement, d’élévation diffuse dans les choses, ainsi
que cela lui fût annoncé.

Le texte continue avec des indications précises sur la Station d’Abra-


ham. Chaque passage est introduit par la formule « wa min maqām
Ibrāhīm aydān / La Station d’Abraham implique également que… ».
Voici certaines des réalités évoquées par le maître comme faisant
partie de la Station spirituelle d’Abraham :
[Abraham] fut une communauté à lui seul, humble envers Dieu
(qānit ), hanīf, il ne faisait pas partie des polythéistes, reconnaissant
pour les bienfaits qu’il reçut, Dieu l’élit et le guida sur une Voie
Droite. […]
Wa-min maqām Ibrāhīm aydān : il reçut l’argument suprême à l’en-
contre de son peuple, l’attestation de l’unité divine, il fut reconnais-
sant pour les bienfaits qu’il reçut, Dieu l’élit, et il devint le Choisi
(mujtabā ), il le guida sur la Voie du Seigneur, […] c’est le sens de Sa

32
Claude Addas, Ibn ʿArabī ou la Quête du soufre rouge, éd. Gallimard, 1989, p. 155.
33
Ibn ʿArabī, Futuḥāt, éd. Dār Ṣādir, vol. 2, pp. 399-401.
Parole « Mon Seigneur est sur une Voie droite / inna rabbī ʿalā ṣirāt
mustaqīm (Cor. 11, 56).
wa min maqāmihi ʿalayhi al-salām : Il était un ḥanīf, se penchant
(mā’ilan) de Dieu vers Dieu dans chacun de ses états, dans la contem-
plation et la vision directe, se dirigeant de lui vers Dieu selon l’ordre
qu’il en reçut. […]
Wa-min maqāmihi ʿalayhi al-salām : l’intégrité (al-ṣalāḥ ), qui est, pour
nous, la plus noble des Stations auxquelles le serviteur peut parvenir
et par laquelle il peut se qualifier dans cette vie et dans la suivante.
L’intégrité est une qualité que Dieu accorde à ceux d’entre Son Élite
qu’Il a ainsi qualifié. C’est une qualité que tout Prophète et Envoyé
demande d’obtenir. Nous la goutâmes par une connaissance sublime
que nous avons héritée des Prophètes et que n’avons retrouvée dans
aucune autre personne. L’intégrité est une qualité angélique et spi-
rituelle, à propos de laquelle l’Envoyé de Dieu – Paix et Bénédiction
sur lui ! – a dit : « Quand le serviteur, dans la récitation de la station
assise de la prière (tashahhud ), dit ‘al-salām ʿalaynā wa-ʿalā ʿibād Allāh
al-ṣālihīn’ (que la paix soit sur nous et sur les intègres serviteurs de
Dieu), cette [prière] touche tout serviteur intègre de Dieu, dans le
ciel et sur terre. »34
Wa-min maqām Ibrāhīm : Dieu lui accorda sa récompense déjà dans
cette vie, selon la parole « Certes, ma récompense appartient à Dieu »
(Cor. 11, 29), récompense qui est propre à chaque prophète. Il s’agit
de la récompense pour avoir transmis le message. Abraham fut ré-
compensé en étant sauvé du feu que Dieu rendit « fraîcheur et sû-
reté ». J’espère de la part de Dieu qu’il transforme le statut de toute
opposition ou désobéissance qui ont pu se manifester de moi en sta-
tut du feu d’Abraham lorsqu’il fut jeté dedans : providence divine et
non action humaine car « [Nous avons choisi Abraham en ce monde ] et,
dans l'autre, il sera parmi les justes » (Cor. 2, 130)

34
Le ṣalāḥ est le contraire du fasād, la corruption. La forme ṣāliḥ est un participe
actif, et signifie littéralement « celui qui répare ce qui est corrompu ».
Wa-min maqām Ibrāhīm ayḍān : la loyauté (wafā ), car « et Abraham le
très loyal / wa Ibrāhīm alladhī waffā » (Cor. 53, 37), et j’espère être moi-
même l’un de « ceux qui observent fidèlement le pacte de Dieu et ne
violent pas Son alliance / ceux qui lient ce que Dieu a ordonné de
lier, qui redoutent leur Seigneur et craignent que leur compte ne soit
pas mauvais » (Cor, 13, 20-21). C’est ce vers quoi je guide les gens et
éduque mes Compagnons à jamais.[…] Je ne laisse personne qui a pris
un engagement avec Dieu et qui m’écoute, le rompre, quel qu’il soit,
qu’il implique peu ou prou du bien. Et je ne le laisse pas abandonner
cet engagement en vertu d’une excuse (rukhṣa) qui puisse laisser ap-
paraître qu’il absoudrait le péché qu’il y a en cette rupture. Il faut
donc malgré cela qu’il accomplisse son engagement vis à vis de Dieu
sans le rompre, en vue de la complétion et du parachèvement de
cette station suprême. Quand l’âme s’accoutume à rompre l’engage-
ment et y trouve un certain plaisir jamais rien de bien ne sortira
d’elle !
Tout ceci fait partie de la Station d’Abraham que Dieu nous a or-
donné de prendre comme Aire de prière, wa-ttakhidhū maqām ibrāhīm
musallā, c’est à dire comme lieu d’invocation […] afin d’obtenir l’en-
semble de ces Stations auxquelles Abraham l’Ami Intime est par-
venu, ainsi que nous l’avons constaté (qarrarnā ).
Au cours de cette évènement spirituel (wāqiʿa ) il me fut également
transmis :
« Dis à tes compagnons : ‘Mettez à profit mon être avant mon dé-
part !’ (istaghnimū wujūdī min qabl riḥlatī ). Je mis cela en vers et je
l’inclus dans ces paroles que je dis à mon réveil :
Un discours me fut adressé depuis mon désir
Pour que je prononce ces paroles aux gens de ma voie (millatī)
‘Mettez à profit mon être avant mon départ !’

Pour que je voie de mes propres yeux celui qui est mon orientation, et celui
qui dans mon être, également, est ma raison d’être (ʿillatī)

Car je suis pauvre (faqīr) pour subvenir à mon indigence


L’amour est ma station, et l’amitié intime est mon état

Il est Lui-même mon Être et la connaissance est ma robe d’honneur

J’ai rappelé l’essence de mon âme lorsqu’elle s’est détournée du souvenir de


ce qui lui était venu et de ce qui lui appartient en propre.

Et lorsqu’Il S’est manifesté lors de la levée des croissants (ahilla)

Jusqu’à la vision de mon être derrière mon léger voile

Et qu’Il me tendit sa dextre (la pierre noire) pour que je lui appose un bai-
ser,

Je ne vis alors d’autre que moi car Il est mon tout.

La structure de la vision est donc très articulée : une vision à l’état de


sommeil, reçue de la part d’un être céleste, à l’intérieur de laquelle
une voix lui transmet une indication initiatique particulière adressée
à ses disciples, et que le maître met en vers poétiques. Dans la suite,
Ibn ʿArabī dit avoir reçu de nombreuses indications au sujet de la
proximité divine. Il explique aussi pourquoi il a décidé de relater
cette vision : pour respecter l’enseignement prophétique de suivre
les instructions venant de Dieu par l’entremise d’un rêve, car le rêve
et la réalité imaginale (ḥaḍrat al-khayāl ) ont une autorité que le Pro-
phète a su respecter. Il conclut en citant un verset : « Quant à la grâce
de Ton Seigneur, diffuse-la ! ». Or, pour Ibn ʿArabī, la plus immense
des grâces est la conformité au Livre et à l’enseignement prophé-
tique (muwāfaqa li-l-kitāb wa-l-sunna ).

Ibn ʿArabī termine son chapitre sur le pèlerinage par une série de
traditions prophétiques, interprétées selon leur dimension symbo-
lique. Il revient encore une fois sur le sens de la Station, pour livrer
un dernier enseignement, par lequel nous terminerons cette contri-
bution modeste, dans l’attente de pouvoir revenir sur les sources
islamiques ésotériques qui restituent à la figure d’Abraham toute son
universalité :
La trente-quatrième tradition au sujet de la prière derrière la Station

Abū Dāwūd a rapporté de la part de ʿAbd Allāh ibn Abī Awfā que l’En-
voyé de Dieu – paix et bénédiction sur lui – accomplit le petit pèleri-
nage, il accomplit les sept révolutions rituelles et pria derrière la Sta-
tion. En nous ordonnant de prendre la Station d’Abraham comme
aire de prière – nous en avons déjà donné le sens symbolique (iʿtibār
), Dieu nous demande de la positionner devant nous et de la contem-
pler, afin de ne pas l’oublier dans l’état de prière, de façon à ce que
sa vision nous fasse demander à Dieu l’obtention de cette Station, si
nous n’y avons pas encore pénétré. Et si notre « état » (ḥāl) s’y trouve,
sa vision doit nous rappeler de demander à Dieu qu’elle soit pour
nous perpétuelle et que nous y demeurions en permanence. Dans les
deux cas, il nous incombe de rester derrière elle, de façon à ne pas
être comme ceux qui l’ont placée derrière eux, sans qu’elle ne puisse
leur servir de rappel du fait qu’ils sont privés de sa vision.35

35
Ibn ʿArabī, Futūḥāt, vol. 2, p. 433.

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