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1
Une première version de cet article a été publiée en français dans La Règle d’Abra-
ham 40 (2018), pp.73-86. Je remercie M. Denis Gril pour ses remarques précieuses,
et Wajid Gral pour sa relecture attentive. Je remercie également Stephen Hirtens-
tein pour son soutien. Une traduction anglaise est en cour de préparation pour The
Journal of the Muhyiddin Ibn 'Arabi Society.
2
Azraqī, Akhbār Makka, éd. ʿAbd al-Malik b. Dahīsh, s.l., 2003, p. 532.
pose alors le pied du Patriarche sur une pierre et Abraham se penche
pour lui permettre de lui laver la tête. Ses pieds disparaissent dans la
pierre, qui gardera ses empreintes3. Azraqī (m. ca. 858), un des plus
anciens historiens de la ville de la Mecque, cite également des tradi-
tions selon lesquelles l’emplacement actuel du Maqām Ibrāhīm est
bien ancestral ; ʿUmar ibn al-Khaṭṭāb (reg. 634-644) décida durant
son règne de replacer la pierre à l’endroit où elle se trouve encore
aujourd’hui4. Ce qui implique qu’elle était située ailleurs du vivant du
Prophète : plus près de la Kaaba, suite à un déplacement qui avait eu
lieu au temps de la jāhiliyya. Mais les traditions exégétiques diver-
gent sur cette question. J.M. Kister, dans son article sur la Station
d’Abraham publié dans l’Encyclopédie de l’Islam, relate un avis selon
lequel
ʿUmar s’enquit, après la mort du Prophète, de l’endroit où Abraham
avait placé la pierre. A l’époque du Prophète, elle était en effet contre
le mur de la Kaaba, mais ʿUmar connaissait le désir qu’avait Muḥam-
mad de suivre la sunna d’Abraham, et il remit le maqām à sa place
primitive, celle où Abraham l’avait mis.5
3
Thaʿlabī, al-Kashf wa-l-bayān, 10 vols, éd Abū Muḥammad b. ʿĀshūr, Dār iḥyā li-
turāth al-ʿarabī, Beyrouth, 2002, I, p. 271.
4
Azraqī, Akhbār Makka, pp. 536 et ss.
5
J.M. Kister, « Maḳām Ibrāhīm », Encyclopédie de l’Islam, consulté en ligne
(20/2/2019). Voir également, du même auteur, « Maqām Ibrāhīm. A Stone with an
Inscription », Le Muséon, 84 (1971), pp. 477-91.
nous pas la prendre comme aire de prière ? ». Le Prophète affirme
alors n’avoir reçu aucun d’ordre divin dans ce sens. Avant la fin du
jour, il reçut l’injonction de « prendre la station d’Abraham comme aire
de prière » (Cor. 2, 125).6
6
Thaʿlabī, al-Kashf wa-l-bayān, I, p. 271.
7
Kister, « Maḳām Ibrāhīm ».
8
Kister, « Maḳām Ibrāhīm ».
Aujourd’hui cette pierre est toujours à son emplacement, gardée
dans un reliquaire d’époque tardive.9 Elle fut très tôt vénérée par les
pèlerins, comme en attestent les marques de frottement de mains
qui y étaient déjà bien visibles l’époque des premiers commenta-
teurs, et ce en dépit d’avis juridiques s’y opposant. Les invocations y
sont exaucées, selon certaines traditions. Le mystère qui entoure
cette pierre a toujours soulevé la curiosité et la fascination des fi-
dèles. Al-Fākihī, historien et auteur d’une chronique de la Mecque,
fut présent lors d’une restauration de la pierre, en 256/869-870. Dans
un passage, il affirme avoir vu, sur le dos et les côtés de la pierre, une
inscription mystérieuse, dans un alphabet qu’il n’arrivait pas à dé-
chiffrer, mais qu’il pensait pouvoir être de l’hébreux, ou du ḥimya-
rite (sud-arabique). Il recopia néanmoins le plus fidèlement possible
trois de ces lignes mystérieuses. Avec l’aide d’autres personnages,
Fākihī arrive à traduire le message :
I am God,, there is no deity exept me
a king who is unattaiable
Iṣbāuṭ10
9
La pierre n’a cependant pas toujours occupé cet endroit. Voir les articles de Kister
pour un aperçu détaillé de l’histoire complexe de son emplacement. Il relève aussi
que le gouvernement saoudien a déplacé le maqām pour élargir le parcours de la
circumambulation (op. cit.)
10
“ṣeba’ot in Hebrew, as corresponding to al-Ṣamad, “the Eternal”, in Arabic”, Kis-
ter, “Maqām Ibrāhīm”, p. 486.
Le Coran évoque la station d’Abraham dans deux versets. Le premier
est celui dont ʿUmar « occasionna », en quelque sorte, la révélation :
Nous fîmes de la Maison un lieu de rassemblement et d’asile pour les
hommes, leur enjoignant de prendre la station d’Abraham comme
aire de prière. Nous conclûmes un pacte avec Abraham et Ismaël afin
qu’ils purifient ma Maison pour ceux qui y accomplissent les circuits,
y font retraite pieuse, s’y inclinent et s’y prosternent. (Cor. 2, 125)11
11
Traduction de J.-L. Michon. Berque traduit muṣallā par “emplacement de prière”,
A. Penot par “lieu de prière”. On verra par la suite le sens particulier que Ibn ʿArabī
accorde à ce terme.
12
P. Lory, « Abraham », dans Dictionnaire du Coran éd. Mohammed Ali Amir-Moezzi,
Edition Robert Laffont, Paris, 2007, p. 9-14.
13
Traduction de J.-L. Michon.
14
P. Lory, « Abraham ».
présence physique de la trace laissée par le Patriarche a également
pour fonction d’extraire le fidèle en quelque sorte « hors de son
temps historique », afin de l’inscrire dans une autre histoire, cy-
clique, universelle, sacrée. L’aboutissement de la prophétie univer-
selle par la mission de Muḥammad n’implique pour autant aucune
linéarité temporelle, car même la fin imminente n’est dans la pers-
pective coranique que le début d’un nouveau cycle. Chaque pro-
phète, biblique ou non, mentionné par le Coran, a un enseignement
à prodiguer au croyant. Le « monoprophétisme » coranique (terme
péjoratif employé pour souligner le caractère répétitif des vies des
prophètes selon le Coran) cache en réalité des typologies assez diffé-
rentes, et ceci malgré un schéma narratif similaire. Il a déjà été re-
marqué que la figure d’Abraham joue un rôle capital dans la forma-
tion de l’image du Prophète Muḥammad.15 La Station d’Abraham, sa
présence dans l’espace sacré et son rôle dans le rite le plus important
de la religion islamique, nous poussent à envisager la transposition
d’un lieu à une station spirituelle, en vertu de la coïncidence notable
des deux perspectives prophétiques et initiatique dans l’emploi
du terme « maqām ». Les données traditionnelles que nous avons re-
prises à partir des articles de Kister et les remarques précédentes,
complétées à l’occasion par celles que l’on pourra extraire des études
d’André Gilis et de Claude Addas, nous permettent d’interroger la
lecture ésotérique de la Station d’Abraham telle qu’elle apparaît dans
certains commentaires d’auteurs du taṣawwuf. Nous partirons des
sources plus anciennes (Sulamī et Qushayrī), pour finalement nous
arrêter sur une page d’Ibn ʿArabī dans laquelle le Maître reçoit par
voie illuminative le sens profond de cette Station. Ces sources nous
permettent donc d’appréhender la portée initiatique de la Station
d’Abraham, un lieu qui a été vécu par les maîtres comme un support
15
Marie-Thèrese Urvoy, art. « Prophètes » dans Dictionaire du Coran, p. 704.
privilégié de méditation et de participation à la Station spirituelle
incarnée par le Patriarche.
16
Sulamī, Ḥaqā’iq al-tafsīr, 2 vols., éd. Sayyid ʿImrān, Beyrouth, Dār al-Kutub al-ʿil-
miyya, 2001, I, p. 64-65.
La station de l’imamat est la saisie du Réel, puis la transmission de
cette compréhension aux êtres créés, en tant que médiateur entre le
Réel et les créatures. Extérieurement, [l’Imām] est avec les créatures,
il ne cesse de transmettre le message ; intérieurement, il contemple
le Réel, la pureté de son état demeure inchangée. Il transmet aux
créatures ce que le Réel lui révèle.17
17
Al-Qushayrī, Latạ̄ʼif al-ishārāt: Tafsīr sụ̄ fī kāmil li-l-Qurʼān al-karīm, 6 vols., éd.
Ibrāhīm Basyūnī, Le Caire, Dār al-kātib al-῾arabī, 1981, I, p. 133. Sands, Kristin Za-
hra, The Subtleties of Allusions, Fons Vitae - Royal Aal al-Bayt Institute for Islamic
Thought, http://www.altafsir.com.
18
Al-Qushayrī, Latạ̄ʼif al-ishārāt, I, p. 135.
Le soufi marocain Ibn ʿAjība (m. 1809) dans son commentaire cora-
nique al-Baḥr al-Madīd effectue une lecture allusive de tout le pas-
sage. Il transpose la station au niveau du microcosme, en citant un
hadith qudsī bien attesté dans la tradition islamique :
[…] Le cœur est la demeure de Dieu. Dieu s’adressa à l’un de Ses Pro-
phète et lui dit : « purifie pour Moi une demeure afin que Je l’habite.
[Le Prophète] répondit : « Seigneur ! Quelle demeure pourrait-elle
jamais Te contenir ? » Il lui répondit : « Ne me contiennent pas ni Ma
terre ni Mes cieux, mais peut Me contenir le cœur de Mon serviteur
croyant ». Lorsque le cœur est purifié des altérités et qu’il est rempli
de lumières, quand les connaissances ésotériques et les mystères
s’installent fermement en lui, il devient un référent (marja’ ) et un
lieu de refuge (malja’ ) pour les serviteurs. Tous ceux qui parviennent
à ce cœur et qui tournent autour de lui sont à l’abri de la colère et de
l’opposition, des pensées sataniques et des mauvaises croyances. Ce-
lui qui y pénètre […] est auprès de Dieu parmi les meilleurs servi-
teurs. La Station d’Abraham - sur lui la Paix ! - est l’immersion totale
dans la source de l’Océan de la contemplation (istighrāq ʿayn baḥr al-
shuhūd ), et l’élévation de toute ambition spirituelle vers le seul Roi,
digne d’adoration. C’est cette Station que les Gnostiques ont prise
comme Kaaba de la prière de leur cœurs et comme terme ultime de
leur aspiration.
19
Ibn ʿAjība, al-Baḥr al-madīd, éd. ʿUmar Aḥmad al-Rāwī, Beyrouth, Dār al-kutub al-
ʿilmiyya, vol. 1, pp. 138-139.
Cette transposition du sens extérieur à une réalité intérieure est
propre également aux commentaires suivants, à propos de Cor. 3, 97.
20
Sulamī, Ḥaqā’iq, I, p. 107 et sq.
21
ʿalāmāt ẓāhira yastadillu bi-hā al-ʿārif ʿalā maʿrūfihi, Sulamī, ibid.
22
maqam Ibrāhīm al-khulla wa man shahada fī-hi maqam ibrāhīm al-khalīl fa-huwa sharīf
wa-man shahada fī-hi maqam al-Ḥaqq fa-huwa ashraf, Sulamī, ibid.
unique. Le maître khorassanien Muḥammad b. ʿAlī al-Tirmidhī re-
vient sur le lien entre khulla et futuwwa, le don de soi :
« La Station d’Abraham est faire don de soi, de ses biens, de ses
propres enfants dans la recherche de l’agrément de son Ami Intime.
Celui qui n’abandonne pas ce que Abraham a abandonné, soi-même,
ses biens et ses enfants, son voyage sera en vain et échouera. »23
Le verset continue en évoquant la sécurité garantie par ce lieu. Pour
Nūrī, « celui dont le cœur est pénétré par l’emprise de la contempla-
tion est en sécurité des attaques de son âme et des suggestions sata-
niques »24. Cette lecture, on l’a déjà vu avec Ḥallāj, ne signifie pas un
dépassement formel des rites et des prescriptions religieuses. Le dé-
passement survient au niveau de la ḥaqīqa : « Al-Wāsiṭī a dit : Celui
qui y pénètre en respectant les conditions imposée par la réalité es-
sentielle sera en sécurité contre les désirs de son âme »25. Ibn ʿAṭā’
insiste pour sa part sur le sens propre de la protection accordée di-
rectement par Dieu :
Celui qui y pénètre est à l’abri de Son châtiment, Dieu est maître dans
cette vie de la rétribution et du châtiment : sa rétribution est l’état
de plénitude totale, et son châtiment est l’épreuve. La plénitude est
quand Il prend totalement en charge ton affaire, et le châtiment est
quand il t’abandonne à toi même.26
23
Maqām Ibrāhīm badhl al-nafs wa-l-māl wa-l-walad fī riḍā khalīlihi, fa-man naẓara ilā l-
maqām wa-lam yatakhalla mimmā takhallā min-hu Ibrāhīm min al-nafs wa-l-māl wa-l-
walad, fa-safaru-hu qad baṭāla wa-khābat riḥlatu-hu, Sulamī, ibid.
24
man dakhala qalba-hu sulṭān al-iṭṭilāʿ kanā āminan min hawājis nafsi-hi wa-sawāsis al-
Shayṭān, Sulamī, ibid.
25
qāla al-Waṣitī : man dakhala-hu ʿalā sharṭ al-ḥaqīqa kāna āminan min ruʿūnāt nafsi-hi,
Sulamī, ibid.
26
man dakhala-hu kāna āminan min ʿiqābi-hi wa-li-llāhi fī al-dunyā thawāb wa-ʿiqāb, fa-
thawābu-hu al-ʿāfiya wa-ʿiqābu-hu al-balā’, fa-l-ʿāfiyā an yatawallā ʿalayka amraka, wa-l-
ʿuqūba an yukilluka ilā nafsika, Sulamī, ibid.
Une série de commentaires se focalisent sur le cœur comme lieu
symbolique d’une telle « mise à l’abri ». Rappelons que la phrase
arabe man dakhala-hu (celui qui y pénètre) peut être comprise de
deux façons : celui qui pénètre dans la mosquée sacrée ou celui qui
pénètre dans la Station. Or, les commentateurs ont retenu les deux
sens mais donnent une préférence au premier, plus logique : la Sta-
tion d’Abraham n’a pas d’entrée physique, malgré sa spatialité et sa
visibilité à l’intérieur du périmètre sacré du Haram. Mais les maîtres
soufis n’éclaircissent point cette ambiguïté grammaticale, qui con-
fère à l’interprétation symbolique du cœur des significations supplé-
mentaires. Selon l’Imam Jaʿfar al-Ṣādiq « Celui dont le cœur est pé-
nétré par la foi est à l’abri de la mécréance ». En une autre occasion
il dit encore : « Quiconque y pénètre selon l’attribut par lequel y ont
pénétré les prophètes, les Saints, les Purs, sera en sécurité de Son
châtiment comme ils en ont été mis à l’abri ». Pour Wāsiṭī « quand la
foi s’installe dans le cœur de l’homme, il est en sécurité contre les
désirs de son âme ».27
27
Sulamī, ibid.
– Qu’est-ce que tu as fait ?
– Je me suis purifié, je me suis sacralisé, j’ai prié une prière de
deux inclinaisons28 et j’ai prononcé la talbiya.
– As-tu formulé l’intention d’accomplir le pèlerinage ?
– Oui.
– As-tu par cette intention annulé toute autre intention con-
traire à celle-ci, et ceci depuis que tu as été créé ?
– Non.
– Alors tu n’as pas formulé l’intention du pèlerinage. As-tu
ôté tes vêtements ordinaires ?
– Oui.
– T’es-tu dépouillé de tout acte que tu as fait ?
– Non.
– Tu n’as pas abandonné tes vêtements ordinaires. T’es-tu
purifié ?
– Oui.
– As-tu effacé de ton être tout défaut (ʿilla) par la purifica-
tion ?
– Non […]
– As-tu prié une prière de deux prosternations [à l’emplace-
ment de la Station] ?
– Oui.
– En te tenant debout devant Dieu, que Sa majesté soit célé-
brée, et en restant ainsi dans ce lieu, as-tu réalisé ton but ?
– Non.
– Tu n’as pas prié. […]29
Ces commentaires découlent tous d’une transposition symbolique
du lieu visible à une réalité intérieure. C’est le sens des reproches de
28
Cette prière est accomplie derrière la Station d’Abraham et fait partie des rites
du petit et du grand pèlerinage.
29
Sulamī, op. cit.
Shiblī à son disciple, qui, bien qu’ayant accompli un rite formelle-
ment irréprochable, avait manqué d’en saisir la dimension invisible,
initiatique. Les propos recueillis par Sulamī ou les interprétations de
Qushayrī ont ouvert une voie à l’exégèse ésotérique de la Station
d’Abraham. Le paragraphe suivant est consacré aux pages qu’Ibn
ʿArabī nous a laissé sur le véritable sens de cette Station.
30
F. Chiabotti, “Abraham dans le soufisme médiéval”, La Règle d’Abraham nº 38, Gau-
thier Pierozak Éditeur, 2016.
prières quotidiennes, qui se terminent par un cycle impair (witr ),
lors du ṭawāf, l’impair précède le pair.31 Mais c’est dans un autre pas-
sage que la Station d’Abraham est dévoilée à Ibn ʿArabī . Le passage
se situe dans l’exégèse ésotérique des rites du pèlerinage (al-fasl al-
awwal fī l-maʿārif ). Au cours d’une vision, un esprit du Plérome Su-
prême annonce au Maître la réalisation de la Station. Cette vision a
significativement lieu près du Maqâm physique. Le passage succède
à une interprétation de la Prière d’Abraham et d’un hadith énigma-
tique dans lequel le Prophète se serait définit soi-même – mais de
façon indirecte - khalīl. Il serait souhaitable de revenir sur cette page
consacrée à la réalité muhammadienne chez Ibn ʿArabī, mais nous
nous contenterons à présent de rapporter que, suite à ce passage sur
la prière sur le Prophète, un événement (spirituel, wāqiʿa) dans l’état
de sommeil eut lieu. La vision a été partiellement traduite par Claude
Addas dans La quête du souffre rouge :
Sache que, tandis que j’étais en train d’écrire ces lignes, près du
maqām Ibrāhīm, et sa Station correspond à la Parole du Très-Haut « et
Abraham le très fidèle / wa Ibrāhīm alladhī waffā » (Cor. 53, 37), le som-
meil me gagna et j’entendis un esprit d’entre les esprits du Plérôme
Suprême me déclarer, de la part de Dieu : « Pénètre dans le maqām
Ibrāhīm » - maqām qui consistait pour lui à être très compatissant
(humble, awwāh ) et clément (ḥalīm ) ; puis il me récita le verset
« certes Abraham est compatissant et clément (Cor, 9, 114) / inna Ibrāhīma
la-awwāhun ḥalīmun ). Je compris alors que Dieu allait nécessairement
me donner la force qui accompagne la clémence car on ne peut faire
preuve de clémence, qu’à l’égard de celui qu’on domine. Je sus aussi
que Dieu allait forcement m’éprouver par des calomnies que profé-
raient à mon encontre des gens envers lesquels – bien que j’eusse le
pouvoir sur eux – je devrais me montrer clément, et que je serais
31
Voir Charles-Andrés Gilis, La doctrine initiatique du Pèlerinage, éd. de l’Œuvre, p. 171
et sq.
lourdement affligé, car Dieu a dit halīm, en employant la forme in-
tensive. Par ailleurs, Abraham a été qualifié de awwāh, mot si s’ap-
plique proprement à celui qui soupire beaucoup en raison de ce qu’il
constate de la majesté divine et de son impuissance à rendre gloire à
cette Majesté ; l’être contingent en effet est incapable d’exalter et de
glorifier la Majesté divine comme Elle le mérite !32
Cette vision continue sur trois pages dans l’édition imprimée des
Futūḥāt.33 Ibn ʿArabī explique que prendre la Station d’Abraham
comme aire de prière (muṣallā ) signifie l’élire comme lieu d’invocation
(mawḍiʿ al-duʿā ) :
Nous espérons pouvoir recevoir une part de l’amitié intime, tout
comme cette communauté a bénéficié d’une large part du degré de
perfection et de scellement, d’élévation diffuse dans les choses, ainsi
que cela lui fût annoncé.
32
Claude Addas, Ibn ʿArabī ou la Quête du soufre rouge, éd. Gallimard, 1989, p. 155.
33
Ibn ʿArabī, Futuḥāt, éd. Dār Ṣādir, vol. 2, pp. 399-401.
Parole « Mon Seigneur est sur une Voie droite / inna rabbī ʿalā ṣirāt
mustaqīm (Cor. 11, 56).
wa min maqāmihi ʿalayhi al-salām : Il était un ḥanīf, se penchant
(mā’ilan) de Dieu vers Dieu dans chacun de ses états, dans la contem-
plation et la vision directe, se dirigeant de lui vers Dieu selon l’ordre
qu’il en reçut. […]
Wa-min maqāmihi ʿalayhi al-salām : l’intégrité (al-ṣalāḥ ), qui est, pour
nous, la plus noble des Stations auxquelles le serviteur peut parvenir
et par laquelle il peut se qualifier dans cette vie et dans la suivante.
L’intégrité est une qualité que Dieu accorde à ceux d’entre Son Élite
qu’Il a ainsi qualifié. C’est une qualité que tout Prophète et Envoyé
demande d’obtenir. Nous la goutâmes par une connaissance sublime
que nous avons héritée des Prophètes et que n’avons retrouvée dans
aucune autre personne. L’intégrité est une qualité angélique et spi-
rituelle, à propos de laquelle l’Envoyé de Dieu – Paix et Bénédiction
sur lui ! – a dit : « Quand le serviteur, dans la récitation de la station
assise de la prière (tashahhud ), dit ‘al-salām ʿalaynā wa-ʿalā ʿibād Allāh
al-ṣālihīn’ (que la paix soit sur nous et sur les intègres serviteurs de
Dieu), cette [prière] touche tout serviteur intègre de Dieu, dans le
ciel et sur terre. »34
Wa-min maqām Ibrāhīm : Dieu lui accorda sa récompense déjà dans
cette vie, selon la parole « Certes, ma récompense appartient à Dieu »
(Cor. 11, 29), récompense qui est propre à chaque prophète. Il s’agit
de la récompense pour avoir transmis le message. Abraham fut ré-
compensé en étant sauvé du feu que Dieu rendit « fraîcheur et sû-
reté ». J’espère de la part de Dieu qu’il transforme le statut de toute
opposition ou désobéissance qui ont pu se manifester de moi en sta-
tut du feu d’Abraham lorsqu’il fut jeté dedans : providence divine et
non action humaine car « [Nous avons choisi Abraham en ce monde ] et,
dans l'autre, il sera parmi les justes » (Cor. 2, 130)
34
Le ṣalāḥ est le contraire du fasād, la corruption. La forme ṣāliḥ est un participe
actif, et signifie littéralement « celui qui répare ce qui est corrompu ».
Wa-min maqām Ibrāhīm ayḍān : la loyauté (wafā ), car « et Abraham le
très loyal / wa Ibrāhīm alladhī waffā » (Cor. 53, 37), et j’espère être moi-
même l’un de « ceux qui observent fidèlement le pacte de Dieu et ne
violent pas Son alliance / ceux qui lient ce que Dieu a ordonné de
lier, qui redoutent leur Seigneur et craignent que leur compte ne soit
pas mauvais » (Cor, 13, 20-21). C’est ce vers quoi je guide les gens et
éduque mes Compagnons à jamais.[…] Je ne laisse personne qui a pris
un engagement avec Dieu et qui m’écoute, le rompre, quel qu’il soit,
qu’il implique peu ou prou du bien. Et je ne le laisse pas abandonner
cet engagement en vertu d’une excuse (rukhṣa) qui puisse laisser ap-
paraître qu’il absoudrait le péché qu’il y a en cette rupture. Il faut
donc malgré cela qu’il accomplisse son engagement vis à vis de Dieu
sans le rompre, en vue de la complétion et du parachèvement de
cette station suprême. Quand l’âme s’accoutume à rompre l’engage-
ment et y trouve un certain plaisir jamais rien de bien ne sortira
d’elle !
Tout ceci fait partie de la Station d’Abraham que Dieu nous a or-
donné de prendre comme Aire de prière, wa-ttakhidhū maqām ibrāhīm
musallā, c’est à dire comme lieu d’invocation […] afin d’obtenir l’en-
semble de ces Stations auxquelles Abraham l’Ami Intime est par-
venu, ainsi que nous l’avons constaté (qarrarnā ).
Au cours de cette évènement spirituel (wāqiʿa ) il me fut également
transmis :
« Dis à tes compagnons : ‘Mettez à profit mon être avant mon dé-
part !’ (istaghnimū wujūdī min qabl riḥlatī ). Je mis cela en vers et je
l’inclus dans ces paroles que je dis à mon réveil :
Un discours me fut adressé depuis mon désir
Pour que je prononce ces paroles aux gens de ma voie (millatī)
‘Mettez à profit mon être avant mon départ !’
Pour que je voie de mes propres yeux celui qui est mon orientation, et celui
qui dans mon être, également, est ma raison d’être (ʿillatī)
Et qu’Il me tendit sa dextre (la pierre noire) pour que je lui appose un bai-
ser,
Ibn ʿArabī termine son chapitre sur le pèlerinage par une série de
traditions prophétiques, interprétées selon leur dimension symbo-
lique. Il revient encore une fois sur le sens de la Station, pour livrer
un dernier enseignement, par lequel nous terminerons cette contri-
bution modeste, dans l’attente de pouvoir revenir sur les sources
islamiques ésotériques qui restituent à la figure d’Abraham toute son
universalité :
La trente-quatrième tradition au sujet de la prière derrière la Station
Abū Dāwūd a rapporté de la part de ʿAbd Allāh ibn Abī Awfā que l’En-
voyé de Dieu – paix et bénédiction sur lui – accomplit le petit pèleri-
nage, il accomplit les sept révolutions rituelles et pria derrière la Sta-
tion. En nous ordonnant de prendre la Station d’Abraham comme
aire de prière – nous en avons déjà donné le sens symbolique (iʿtibār
), Dieu nous demande de la positionner devant nous et de la contem-
pler, afin de ne pas l’oublier dans l’état de prière, de façon à ce que
sa vision nous fasse demander à Dieu l’obtention de cette Station, si
nous n’y avons pas encore pénétré. Et si notre « état » (ḥāl) s’y trouve,
sa vision doit nous rappeler de demander à Dieu qu’elle soit pour
nous perpétuelle et que nous y demeurions en permanence. Dans les
deux cas, il nous incombe de rester derrière elle, de façon à ne pas
être comme ceux qui l’ont placée derrière eux, sans qu’elle ne puisse
leur servir de rappel du fait qu’ils sont privés de sa vision.35
35
Ibn ʿArabī, Futūḥāt, vol. 2, p. 433.