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synthèse

Se prémunir contre
l’aveuglement stratégique
Préserver l’organisation de la tendance à ignorer les réalités qui dérangent

C réée en 1968, Intel a connu


une croissance spectaculaire
grâce à un produit phare : la
puce mémoire. En 1985, ce produit
s’était banalisé, et sa rentabilité était en
175 M$ en 1986… Après une année
consacrée à vouloir éviter l’inévitable,
les dirigeants d’Intel ont finalement su
regarder les faits en face, et accepter les
implications d’une réalité douloureuse.
chute libre. Heureusement, Intel réali- Cette histoire illustre un risque ma-
sait à cette époque près de deux tiers jeur qui guette toute entreprise : la ten-
de ses ventes sur un produit dont les dance à ignorer les faits qui dérangent.
marges étaient bien plus solides : les Ce risque est loin d’être théorique : il a
microprocesseurs. Les dirigeants ont causé la quasi-faillite de Ford dans les
donc décidé de sortir du marché des années 40, l’effondrement progressif du
puces mémoires, restaurant ainsi la ren- géant de la distribution Sears à partir des
Didier Avril, série Storytelling tabilité de l’entreprise, avec le succès années 70, la disparition de la presque
que l’on connaît depuis. totalité de l’industrie du pneumatique
Nos sources
Ainsi présentée, l’histoire semble américaine dans les années 80, etc.
Cette synthèse s’appuie en particulier banale. Tout dirigeant sensé n’aurait-il Les auteurs sélectionnés montrent
sur les publications citées ci-dessous pas agi de même ? En réalité, alors que très clairement la réalité et l’omni­
et présentées en dernière page.
toutes les données étaient connues, il présence de ce risque d’aveuglement.
Denial
a fallu près d’un an d’intenses débats Il ressort de leurs écrits plusieurs pistes
Richard S. Tedlow, éd. Portfolio, 2010. avant que l’idée même de sortir du mar- qui méritent d’être explorées pour s’en
ché des puces mémoires ne soit formu- prémunir :
Think Twice
lée. Cette offre était tellement au cœur • Maintenez les équipes en alerte sur
Michael J. Mauboussin, éd. Harvard
Business Press, 2009. de l’histoire et de l’identité d’Intel la propension à occulter les infor-
que toutes les énergies se focalisaient mations désagréables.
sur une unique question : comment • Organisez-vous de façon à rester
reprendre pied sur le marché des puces au contact de la réalité.
mémoires ? Une succession de scéna- • Interrogez-vous régulièrement
rios ont été échafaudés, qui s’appa- sur la validité des hypothèses qui
rentaient à une stratégie du désespoir. fondent votre stratégie.
Pendant ce temps, les profits chutaient • Forcez-vous à examiner votre stra-
à grande vitesse : profit de 200 M$ en tégie avec le regard d’un observa-
1984, bénéfice nul en 1985, perte de teur externe.

1 Un risque permanent
Dans cette synthèse…
2 Maintenir les équipes en alerte
3 Rester en prise sur la réalité
4 S’interroger sur la validité de ses convictions
5 Adopter un regard externe

Se prémunir contre l’aveuglement stratégique  manageris ©2010 – n° 192a 1


1 Un risque permanent Comme l’attestent de nombreux satisfaits sont ceux qui sont enclins à
autres exemples, on aurait tort de idéaliser leur conjoint. Et il ne s’agit pas
Dès 1900, A&P s’est imposée comme mettre cet échec sur le compte de la né- seulement de s’illusionner : projeter
le numéro un de la grande distribution gligence ou de l’incompétence. L’igno- sur l’autre un regard positif l’incite de
aux États-Unis. En 1950, son leadership rance des réalités qui dérangent est un fait à agir positivement.
était écrasant : troisième entreprise mécanisme psychologique bien ancré, Rien d’étonnant, ainsi, à ce que la
américaine, ses ventes surpassaient à l’œuvre tant chez les individus que capacité de filtrer sa vision de la réalité
d’un milliard de dollars celles de ses dans les organisations. soit un phénomène si ancré.
deux plus proches concurrents com-
binées. Ses ventes et ses profits ont Savoir sans savoir Une réaction d’évitement
ensuite connu une croissance spectacu-
laire jusqu’en 1958. Puis vint la chute. Un dirigeant débat avec son coach Le mécanisme du déni est provoqué
Aujourd’hui, A&P n’est plus qu’un de ses relations avec son associé et ami par une réaction instinctive destinée à
acteur local du nord de la côte est des de longue date. Avec réticence, il en éviter des émotions négatives, telles que
États-Unis. vient progressivement à admettre qu’il la peur ou la honte. Prenons l’exemple
Ses dirigeants ont-ils pris une déci- est "possible" que celui-ci l’ait escro- du dirigeant qui constate des indices
sion stratégique malheureuse ? L’en- qué. Puis après un assez long silence, il troublants mettant en cause l’honnê-
treprise a-t-elle été confrontée à une énonce calmement que, "d’une certaine teté de son associé et ami. En admettre
innovation concurrentielle imparable ? façon", il le sait en fait déjà depuis long- les conséquences constituerait une
Rien de tout cela. L’explication est à la temps. Mais, ajoute-t-il, "on n’en prend remise en cause très douloureuse, au
fois plus simple et plus surprenante : vraiment conscience qu’une fois qu’on l’a plan personnel comme professionnel.
les dirigeants ont ignoré la nécessité de dit à voix haute". Ainsi, sa réaction réflexe n’est pas de
s’adapter aux évolutions de l’environ- Cette anecdote illustre un phéno- creuser la piste de ces indices, mais de
nement… transformant en vingt ans ce mène bien humain. Nos sens enre- se remémorer toutes les bonnes raisons
leader incontesté en acteur marginal. gistrent de multiples faits et données, de considérer son associé comme loyal.
que nous "connaissons" donc, mais Il écarte ainsi toute nécessité d’investi-
sans toujours pour autant nous formu- gation. Ce mécanisme d’évitement est
La tendance naturelle à ignorer ler explicitement cette connaissance et facilité par l’impossibilité matérielle
les vérités qui dérangent ses implications. Nous pouvons alors d’être attentif à tout ce qui se passe au-
explique de nombreux échecs.
agir sereinement, comme si ces faits tour de soi. La conscience perçoit ainsi
n’avaient pas de réalité, ou que leurs une réalité tronquée, facilement expur-
Pourtant, dès les années 50, les faits conséquences étaient sans importance. gée de certains faits gênants.
étaient là. La croissance était inférieure Les psychologues et les anthropolo- Ce phénomène d’"auto-tromperie" a
à celle des concurrents. Surtout, elle gues voient dans ce phénomène bien d’autant plus de chances de se manifes-
était due à l’ouverture de nouveaux plus qu’une défaillance de la raison. ter que la réalité dérangeante vient bous-
magasins, tandis que les performances Tout d’abord, cela permet de vivre sans culer des convictions ancrées ou l’image
des magasins existants devenaient être en permanence rongé par l’angoisse de soi. C’est pourquoi le risque de déni
médiocres. De plus, le modèle d’A&P ou le remords. Ainsi, une expérience est plus important chez les dirigeants
était fondé sur la diffusion de marques a placé des individus en situation de parvenus à leur poste après une longue
locales de bon rapport qualité/prix, pouvoir tricher à leur insu : des indices carrière interne : remettre en cause des
alors que l’essor de la publicité télé- minimes leur permettaient d’identifier décisions dont on a été partie prenante
visée donnait un poids croissant aux de façon illicite la réponse gagnante est en effet douloureux (figure A).
marques nationales. Mais l’entreprise dans un jeu. Ces personnes obtenaient
avait connu un demi-siècle de réussite de bien meilleurs scores que les autres, Un phénomène accru par
incontestée. Et grâce à un marché en sans même avoir pris conscience des le conformisme de groupe
plein boom, les ventes et les profits bat- indices. Un mécanisme bien pratique
taient record sur record. Pourquoi donc pour concilier ses intérêts avec la pré- Le refus d’admettre la réalité peut
se remettre en cause ? servation de son image morale ! Cette prendre une dimension catastro-
Cette histoire est emblématique aptitude à ignorer des faits désagréables phique en entreprise. En effet, il existe
du risque de déni de la réalité. Toutes se révèle précieuse aussi pour préser- dans toute collectivité une tendance
les informations étaient disponibles. ver les liens sociaux. Ne pas se rendre au conformisme. Au point parfois que
L’entreprise disposait des moyens de compte des petites entorses commises l’importance accordée au consensus
réagir. Pourtant, confortée par son par son entourage évite d’entrer en conduit à faire taire tout avis ou fait qui
image générale de succès, elle a négligé conflit. Et cela souvent pour le bien viendrait à l’encontre de l’opinion domi-
ces signaux et s’est trouvée totalement de tous. Les couples qui durent le plus nante – un phénomène désigné par les
écrasée par ses concurrents. longtemps et ceux qui sont les plus psychologues par le terme de groupthink.

2 manageris ©2010 – n° 192a Se prémunir contre l’aveuglement stratégique


C’est ainsi parfois toute l’équipe diri- La tendance à ignorer les faits qui Cultiver l’humilité
geante, voire toute l’entreprise, qui se dérangent ou à nier leurs implications
masque la réalité. Un ancien dirigeant est si universelle qu’aucune organisa- Des équipes persuadées qu’elles
d’AT&T reconnaît ainsi qu’au début tion n’est à l’abri de découvrir trop tard ne peuvent que réussir ont de fortes
des années  90, l’équipe dirigeante qu’elle court à la catastrophe. chances de sous-réagir à une nouvelle
s’était convaincue que la montée en Pour éviter cela, les experts invitent à menace. Or tout manager connaît l’im-
puissance de l’Internet allait faire long travailler sur quatre grands domaines : portance d’encourager ses équipes, de
feu : la pers­­pective de voir les services • maintenir les équipes en alerte sur les valoriser leur talent et leurs réussites,
téléphoniques ainsi bouleversés était risques d’aveuglement stratégique ; d’insuffler l’espoir ou l’enthousiasme.
simplement impensable. De même, • s’organiser de façon à rester au contact De là à susciter la complaisance ou à
un ancien directeur d’usine d’amiante de la réalité ; masquer les dangers, il n’y a qu’un pas…
raconte à quel point l’ensemble des • se doter de la discipline de tester régu-
équipes, alors même que des cas de lièrement la validité de ses convictions ;
cancers se déclaraient régulièrement, • se forcer à adopter un regard externe Entretenir la lucidité de ses
équipes est aussi important que
se persuadait de l’absence de véritable sur les chances de succès de sa stratégie.
soutenir leur enthousiasme.
danger. Les dirigeants préféraient mini-
miser le problème, plutôt qu’investiguer
la réalité du risque. Sur le terrain, l’atti-
Maintenir les équipes
2
C’est ainsi que les dirigeants de l’in-
tude était très similaire : même lorsque en alerte dustrie du pneumatique américaine
les dirigeants ont reconnu l’existence du ont bercé leurs équipes de paroles ras-
risque, beaucoup de collaborateurs de Le risque d’aveuglement est d’autant surantes face à la menace – pourtant
terrain n’ont suivi les consignes de pro- plus élevé qu’on n’y est pas préparé. majeure – du pneu radial développé par
tection qu’avec mauvaise grâce. Chacun Les dirigeants ont à ce sujet un rôle clé Michelin. Il ne s’agissait que d’une tech-
préférait vivre avec l’idée que la situation de sensibilisation à jouer. nologie européenne, qui ne pourrait
ne présentait pas de véritable menace. réellement convenir au consommateur

FIGURE A L’aveuglement d’Henry Ford


L’histoire d’Henry Ford est emblématique du risque de rester prisonnier d’une vision devenue caduque.

Une vision • La vision : une automobile accessible à tous


• Une idée presque universellement jugée saugrenue à l’époque
défendue envers
• 1899 : première création d’entreprise, première faillite
et contre tout • 1901 : deuxième création d’entreprise, deuxième faillite

• 1903 : troisième création d’entreprise (The Ford Motor Company)


Un succès
• 1920 : Ford produit plus de 60 % des automobiles sur le marché américain ; son plus proche
hors du commun concurrent, General Motors (GM), en produit moins de 15 %

• Au cours des années 20, la population s’enrichit et s’urbanise


Des évolutions • L’automobile devient un objet de plaisir et d’image : un modèle unique à bas prix,
qui rendent cette vision nécessairement noir (la Ford T), ne répond plus aux attentes
obsolète • 1924 : GM introduit la couleur et plusieurs niveaux de gamme
• 1925 : Ford passe de 54 à 45 % de part de marché

• Henry Ford martèle que l’automobile a pour seule fonction d’assurer un déplacement
• Il affirme à tort que les statistiques du marché sont truquées
Une réaction
• Lorsqu’un de ses dirigeants ose l’alerter par écrit du besoin de changer de stratégie,
de déni de la réalité il le met à la porte
• Il maintient sa vision d’un modèle unique au moindre prix (le modèle A remplace le modèle T)

• À partir de 1931, les ventes de GM surpassent celle de Ford… pendant huit décennies !
Un échec douloureux
• À la disparition d’Henry Ford, l’entreprise est proche de la faillite

D’après Denial, Richard S. Tedlow, éd. Portfolio, 2010.

Se prémunir contre l’aveuglement stratégique  manageris ©2010 – n° 192a 3


américain… Des cinq entreprises qui Au niveau individuel, le meilleur Rester en prise
3
dominaient le marché depuis cinquante signal d’alerte est la perception d’un
ans en 1970, une seule survivait encore sentiment de malaise. Si vous vous sur-
sur la réalité
à la fin des années 80. L’industrie a été prenez de façon répétée à enclencher Avec le recul, certains échecs pa-
victime moins d’une nouvelle tech- automatiquement un raisonnement raissent aberrants. Lorsqu’EMI a inven-
nologie que de l’extraordinaire inertie rassurant après avoir été confronté té le scanner médical, l’entreprise s’est
d’entreprises sûres de leur invincibi- à des faits troublants, réfléchissez-y à trouvée leader d’un marché en pleine
lité ! deux fois : ne les évacuez-vous pas un explosion : tous les hôpitaux voulaient
Il est donc essentiel de rappeler peu trop rapidement ? s’équiper. Ce magnifique succès a été
constamment la nécessité d’être vigilant. Au niveau collectif, plusieurs indices suivi d’un effondrement brusque. EMI
Soutenir la fierté et l’enthousiasme doivent éveiller l’attention (figure B). a dû céder sa division médicale après
de ses équipes ne doit pas se faire au On retiendra en particulier tout ce deux années de lourdes pertes dues à
détriment de la lucidité. On peut se qui va à l’encontre d’une circulation un excès de capacité. Comment ses diri-
montrer fier des accomplissements fluide et transparente de l’information, geants ont-ils pu ignorer que le marché
tout en soulignant ce qu’on aurait dû en particulier entre les managers de arrivait à saturation, alors qu’il suffisait
faire autrement. On peut mobiliser sur terrain et la direction générale. Cha- de recenser les hôpitaux qu’il restait à
l’avenir tout en attirant l’attention sur cun se tient-il sur ses gardes avant de équiper ?
les défis à relever. Bill Gates affirme dire ce qu’il pense ? Le niveau d’éner-
ainsi que Microsoft est en permanence gie est-il plus élevé à la sortie qu’au
à deux ou trois années de la catastrophe. cours des réunions – les participants Faute d’efforts délibérés, les
Une bonne façon de souligner que osant alors parler de ce qui ne s’est pas dirigeants ont toutes les chances
d’avoir une vision lénifiante
ce qui fait le succès d’aujourd’hui ne dit ? La conviction d’être à l’abri du de la réalité.
suffira pas pour réussir demain. danger est un second signal fort : par
exemple, parle-t-on des concurrents
Alerter sur les signes avec condescendance ? Enfin, la façon Mais si de tels échecs paraissent aber-
avant-coureurs de réagir à des déconvenues est à sur- rants, ce n’est qu’avec le recul. Car dans
veiller. Le réflexe est-il d’expliquer les le feu de l’action, la situation semble
Lorsque le déni s’installe, s’y opposer difficultés par des forces externes hors toute autre. Au quotidien, les dirigeants
demande une énergie considérable. En de son contrôle – et de s’éviter ainsi d’EMI étaient confrontés à un carnet
revanche, on peut agir efficacement à toute remise en cause ? de commandes au plus haut, à des
titre préventif, en sensibilisant aux symp- clients furieux d’apprendre le décalage
tômes d’une attitude propice au déni. d’une livraison attendue, à des usines

FIGURE B Des signaux d’alerte


Plusieurs indices doivent alerter sur l’existence d’un risque élevé d’aveuglement :

Indices d’une culture Indices d’un comportement


propice à ignorer les faits qui dérangent d’évitement des faits qui dérangent

Les symptômes suivants doivent alerter non pas Les symptômes suivants doivent conduire les équipes à se
nécessairement sur un déni avéré, mais sur le risque élevé demander si elles ne sont pas en train d’éviter de regarder
d’y succomber si une menace surgit : la réalité en face :
• Chacun veille à rester dans les limites de ce qu’il est autorisé • Certains problèmes bien connus sont tabous
d’exprimer • Certains concurrents, produits de substitution ou technologies
• Ceux qui soulèvent des objections à la politique officielle émergentes sont régulièrement tournés en dérision
sont accusés de nuire au jeu collectif • Les difficultés sont attribuées à des forces qui sont
• Le niveau d’énergie est plus élevé à la sortie des réunions hors du champ de contrôle de l’entreprise
que pendant les réunions : on se parle alors de ce qui ne • Les dirigeants se mettent à micro-manager.
s’est pas dit ouvertement Comme le fait remarquer une dirigeante du cabinet PDI,
• Les managers de terrain prétendent adhérer à la stratégie la manifestation ultime du déni consiste à se focaliser sur
mais sont foncièrement en désaccord ce qu’on peut contrôler… afin de détourner son attention
• L’énergie est focalisée sur des jeux de pouvoir internes, des sujets trop inquiétants ou douloureux.
et non sur la réussite collective
• L’entreprise se sent invulnérable

D’après Denial, Richard S. Tedlow, éd. Portfolio, 2010


et Facing Up to Denial, Walter Kiechel III, Fortune, 18 oct. 1993.

4 manageris ©2010 – n° 192a Se prémunir contre l’aveuglement stratégique


se battant pour accroître la cadence de pour l’alerter sur les dangers que cou- altermondialistes, débattre avec des
production, à des commerciaux aler- rait l’entreprise. Il a été mis à la porte ! lycéens, etc. Certaines entreprises ont
tant sur le danger de laisser la place à de À la même époque, les dirigeants de mis en place un comité consultatif
nouveaux entrants… Comment, dans DuPont ont réagi bien différemment constitué de hauts potentiels, d’une
ces conditions, ne pas être focalisé sur face à une contestation interne sur la moyenne d’âge de 20 ans inférieure à
la conquête du marché ? façon de gérer leur diversification. celle du comité exécutif, dont le rôle
Un important facteur de risque tient Ils ont mandaté un comité de travail, est de passer en revue les projets stra-
à ce que l’entourage des dirigeants leur dont les conclusions leur ont forte- tégiques et de présenter directement
véhicule une vision souvent biaisée de ment déplu. Exprimant clairement leur leurs conclusions au comité exécutif.
la réalité. Tout d’abord, cette vision est désaccord, ils ont missionné un autre De façon plus classique, mais tout aussi
influencée par les intérêts individuels. groupe pour reprendre les travaux, mais utile, des dirigeants organisent des dé-
Or des ruptures dans l’environnement sans blâmer personne. Ce second co- jeuners avec des salariés ou managers
sont facilement vécues comme inquié- mité est arrivé aux mêmes conclusions. de terrain, vont visiter leurs magasins et
tantes par ceux qui occupent des postes D’abord rejetées, ces conclusions ont fi- des magasins concurrents, rencontrent
de responsabilité : et si ces ruptures re- nalement été expérimentées, puis mises des clients et des non-clients, etc. Au-
mettaient en cause leur légitimité ? De en œuvre avec succès, donnant lieu au tant d’occasions de mettre à l’épreuve
plus, alerter sur de possibles menaces premier groupe américain organisé par sa vision de l’environnement et d’iden-
est inconfortable : celui qui s’y risque produit. Cette réussite tient largement tifier des signes invitant à s’interroger.
est vite accusé de s’égarer sur de faux à l’attitude des dirigeants, qui ont su
problèmes, de se poser en critique, encourager chacun à s’exprimer fran- 4 S’interroger sur la
voire de nuire à la dynamique collec- chement, quitte à être contredits.
tive. Imaginez le courage nécessaire à Les dirigeants peuvent aussi mon- validité de ses convictions
un cadre dirigeant d’EMI pour inter- trer l’exemple dans leur façon de
rompre les débats sur l’accélération s’exprimer : soulever les difficultés de Nos croyances conditionnent for-
des délais de livraison… et inviter ses façon franche et directe, prendre le tement tant nos décisions que notre
collègues à se préparer à une possible risque d’affirmer clairement leur opi- perception du monde. Faire l’effort de
chute des ventes ! nion même si elle va à l’encontre de la prendre régulièrement du recul sur la
Deux garde-fous permettent de limi- sagesse admise, etc. validité de ses croyances est ainsi parti-
ter les risques d’aveuglement liés à ce culièrement salutaire.
phénomène : Aller au contact direct
de la réalité Prendre en compte le facteur
Encourager le parler vrai chance
Pour élargir sa vision au-delà de ce
Les dirigeants doivent tout faire pour que véhicule son entourage habituel, il Pour disposer de points de repères
que chacun se sente libre de s’exprimer faut se créer des occasions de prendre face à la complexité de notre environ-
– et en particulier favoriser l’expres- contact avec la réalité par d’autres ca- nement, nous nous dotons de mul-
sion des idées dissidentes. Un contre- naux. L’article The Quest for Resilience tiples théories. Par exemple : sur la fin
exemple nous est donné par Henry invite ainsi à se confronter en direct d’année, la priorité doit être donnée
Ford. L’un des dirigeants, membre de au changement : visiter un laboratoire aux efforts de vente. Ou encore : seul
sa famille, a osé lui adresser une note de nanotechnologie, dîner avec des un candidat issu de la filière scientifique

FIGURE C Un antidote à l’aveuglement


Nos convictions influencent fortement notre perception de l’environnement. Or nombre d’entre elles se révèlent moins fondées que nous
le croyons. C’est particulièrement le cas de celles que nous voyons à l’origine de nos réussites : leur rôle dans ces succès est souvent bien
moins décisif que nous l’imaginons.
La formule qui suit, énoncée par Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux sur la prise de décision, peut aider
à éviter le piège de convictions erronées trop ancrées :

Réussite Un certain talent De la chance

Grande réussite Un certain talent Beaucoup de chance

D’après Think Twice, Michael J. Mauboussin, éd. Harvard Business Press, 2009.

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garantira la rigueur requise. Or les psy- résultats obtenus comparativement au sur les raisons de la coûteuse campagne
chologues ont montré que la plupart de marché. Cela semble logique : la réussite promotionnelle d’automne sur le pro-
nos théories sont bien moins fondées ne reflète-t-elle pas le talent ? En réalité, duit phare de l’entreprise, la soupe de
que nous ne le croyons. ces résultats tiennent autant à la chance tomates.
Nous avons en effet tendance à ex- qu’à un talent supérieur (figure D). Ain- L’équipe en place n’a pu donner d’ex-
trapoler beaucoup trop facilement. Les si, un exercice salutaire, au moment de plications autres que : nous avons tou-
ventes ont connu un pic en décembre tirer des conclusions d’un succès, est de jours fait ainsi. Après enquête, il est ap-
des deux années passées ? Nous en se poser la question : "avec quel degré paru que cette pratique remontait aux
concluons que "décembre est un bon de certitude aurait-on pu faire en sorte années… 1910. Il s’agissait à l’époque
mois", et tournons nos efforts vers le d’échouer ?" Cela peut aider à relativi- d’écouler les stocks constitués suite à la
commercial lorsque décembre ap- ser, par exemple, le talent démontré par récolte de l’été – un besoin totalement
proche. Les ventes se révèlent bonnes, un choix d’investissement en bourse, la caduc depuis que l’entreprise dispose
et la conviction est acquise qu’il existe fiabilité de ses intuitions de recrutement, de tomates tout au long de l’année !
une forte saisonnalité de marché en ou encore la validité scientifique de son Programmer régulièrement le pas-
décembre… Et si le mois de décembre modèle de fixation de prix. sage en revue des convictions qui
suivant se révèle moyen, notre ré- fondent sa stratégie est ainsi un exercice
flexe sera de trouver une explication Être attentif aux conditions hautement bénéfique (figure E).
conjoncturelle, et non de remettre en de validité
cause notre théorie. Adopter un regard
5
Un second risque à garder à l’esprit
tient aux conditions de validité de ses externe
Le déni de réalité résulte souvent convictions. "Les produits japonais
d’une confiance excessive en sa
sont trop bas de gamme pour constituer Les échecs qui découlent de l’aveu-
vision du monde.
une menace" a été une conviction très glement sont toujours surprenants :
valide… pendant un certain temps ! Ce les observateurs se disent qu’il "aurait
Pour éviter de nous faire piéger, une risque est accru par notre propension à suffi" de prendre un peu de recul pour
bonne habitude consiste à garder à être plus attentifs aux informations qui voir la situation dans son ensemble et
l’esprit l’importance du facteur chance confirment nos convictions qu’à celles parer à la catastrophe.
(figure C). Telle cause a produit tel résul- qui viendraient les remettre en cause. Or prendre du recul est précisé-
tat ? Méfiez-vous : à quel point ce résul- Avec pour conséquence de rester ancré ment ce qui est difficile, d’autant plus
tat a-t-il vraiment été déterminé par cette sur des convictions pourtant devenues que nous avons tendance à surestimer
cause ? Par exemple, les investisseurs obsolètes. Lorsque David Johnson a notre capacité à maîtriser la situation.
institutionnels ont tendance à chan- pris la direction de Campbell Soup Une grande discipline est donc indis-
ger de gestionnaires de fonds selon les Company, en 1990, il s’est interrogé pensable pour y parvenir.

FIGURE D Confondre chance et talent


Le tableau qui suit compare les performances de sociétés de gestion d’investissements avant et après la décision de leur client – fonds de
pension, fondations, etc. – de leur accorder ou de leur retirer un mandat de gestion. L’échantillon comporte plusieurs milliers de décisions
sur la période 1993 à 2003.
On constate que ces clients institutionnels accordent un poids excessif au résultat pour évaluer le talent de leurs gestionnaires.

Performances du gestionnaire Performances du gestionnaire


sur les 2 ans avant la décision sur les 3 ans après la décision

Moins 2,06 % Décision de mettre fin Plus 3,30 %


par rapport au marché au mandat par rapport au marché

Plus 1,88 %
Plus 7,04 % Décision de confier
par rapport au marché
par rapport au marché un mandat

D’après The Selection and Termination of Investment Management Firms by Plan Sponsors,
Amit Goyal et Sunil Wahal, The Journal of Finance, Vol. 63, n° 4, 2008, cité dans Think Twice,
Michael J. Mauboussin, éd. Harvard Business Press, 2009.

6 manageris ©2010 – n° 192a Se prémunir contre l’aveuglement stratégique


Revenir aux lois de marché Un garde-fou contre ce phénomène Gordon Moore, co-fondateur d’Intel.
consiste à se forcer à une perception Après un moment de silence, il se
Les psychologues ont établi que l’être externe, neutre et détachée, de sa situa- tourne vers ce dernier et lui dit : "Et
humain a une forte tendance à s’illu- tion. Une bonne approche pour cela est si nous étions mis à la porte et qu’un
sionner sur son aptitude à maîtriser la de se doter de référentiels de marché. nouveau dirigeant soit recruté, que fe-
situation grâce à un talent supérieur à Votre offre innovante, unique sur le rait-il ?" La réponse a fusé : "Il sortirait
la moyenne. Il en résulte que les déci- marché, vous a valu depuis deux ans un immédiatement du marché des puces
deurs tendent à ignorer les grandes taux de croissance et des marges hors mémoires". Ce fut pour eux une révé-
lois impersonnelles qui s’appliquent du commun ? Au moment d’évaluer le lation. La solution était évidente. Mais
à leur situation : le taux de succès retour sur investissement de votre pro- sortir du marché à l’origine de leur exis-
moyen d’une acquisition, la courbe de jet d’expansion, collectez des données tence même était trop douloureux pour
saturation d’un marché, etc. Ils agissent de marché sur des situations passées avoir été envisagé. Adopter un moment
comme si ces moyennes ne les concer- similaires : vitesse d’apparition d’offres un regard externe leur a finalement per-
naient pas, et se persuadent que la réus- concurrentes, évolution des prix et mis de reconnaître ce qu’ils "savaient
site naîtra de leur prise en main de la des marges, courbe de la demande… sans savoir".
Une estimation fondée sur de telles
références sera probablement moins
Évaluer ses choix avec le attrayante que vos hypothèses sponta-
détachement d’un observateur
externe peut provoquer une
nées, mais vraisemblablement bien plus Le risque d’aveuglement est loin
prise de recul salutaire. proche de la réalité ! d’être réservé aux personnalités arro-
gantes. Si le sentiment d’invincibilité
Adopter une posture y rend particulièrement vulnérable, ce
situation. C’est ainsi que les dirigeants de détachement n’est pas le seul facteur qui nous expose
d’EMI se sont appliqués à optimiser à ignorer à nos dépens une réalité qui
le marketing et la production de leurs Au-delà des techniques d’analyse, nous menace. Cette prise de conscience
scanners, pensant ainsi renouer avec la posture adoptée est fondamentale. ainsi qu’une certaine discipline peuvent
la croissance. Ce faisant, ils ont omis Andy Grove, président d’Intel, relate faire beaucoup pour nous éviter des
de prendre en compte le contexte dans une anecdote frappante à ce sujet. surprises désagréables.
lequel s’inscrivaient leurs efforts : un Un jour de 1985, après une année de
marché qui arrivait à saturation. Et ils réflexion intense sur la façon de sortir
se sont trompés de combat. de la crise, il débattait du sujet avec

FIGURE E Nos convictions stratégiques restent-elles valides ?


Toute stratégie repose sur des hypothèses. Or ces hypothèses sont souvent vécues comme des convictions, que l’on a tendance à tenir
pour acquises. S’interroger régulièrement sur les risques de vieillissement de sa stratégie évite de se laisser piéger par des évolutions
qu’on n’aurait pas prises en compte.

Notre stratégie risque-t-elle • Disposons-nous d’avantages concurrentiels réellement uniques ?


de se banaliser ? • Nous démarquons-nous de la moyenne du secteur de façon notable sur certains points ?

Risque-t-elle d’être supplantée par • Quelles évolutions de l’environnement pourraient mettre en danger notre stratégie ?
une stratégie plus performante ? • De nouveaux business models apparaissent-ils sur notre secteur ?

Risque-t-elle d’arriver en fin • Notre marché arrive-t-il à saturation ?


de course ? • Certains indicateurs de performance ont-ils une tendance négative ?

• Nos marges pourraient-elles être mises en danger si nos clients devenaient plus vigilants ?
Risque-t-on de laisser les clients • Le pouvoir de négociation de nos clients pourrait-il se renforcer ?
capter toute la valeur créée ? • Bénéficions-nous de nos gains de productivité, ou sommes-nous contraints d’en faire
bénéficier nos clients ?

D’après The Quest for Resilience, Gary Hamel, Liisa Välikangas, Harvard Business Review, septembre 2003.

Se prémunir contre l’aveuglement stratégique  manageris ©2010 – n° 192a 7


POUR EN SAVOIR PLUS

Notre sélection
Pour retrouver les meilleures idées sur ce sujet, nous vous recommandons les publications
suivantes : Pour aller plus loin
Denial
Pour approfondir ce sujet :
Richard S. Tedlow, éd. Portfolio, 2010.

Cet ouvrage est consacré au déni de réalité et aux catastrophes qu’il • Les pièges du succès
entraîne. Sa quasi-totalité consiste en des études de cas, extrêmement (Synthèse Manageris n° 191a)
Reconnaître et éviter les écueils
détaillées. Sept chapitres portent chacun sur un cas d’échec consécutif au
du succès.
déni, choisi dans l’histoire des grandes entreprises américaines, depuis Ford
dans les années 20 jusqu’à la bulle Internet. Trois autres présentent des • Développer son intuition du risque
situations inverses, emblématiques du courage de faire face à la réalité : (Synthèse Manageris n° 178b)
Améliorer l’aptitude de l’organisation
DuPont, Intel et Johnson & Johnson avec l’affaire du Tylenol. Un chapitre de
à détecter précocement les risques.
conclusion propose huit enseignements à garder à l’esprit, qui soulignent
en particulier l’importance de créer les conditions permettant aux porteurs de mauvaises • Anticiper le prochain retournement
nouvelles d’être entendus. de marché
(Synthèse Manageris n° 160b)
Le lecteur pressé pourra trouver fastidieux de passer en revue de multiples études de
Comment ne pas se laisser aveugler
cas approfondies, conduisant in fine à quelques conclusions d’apparence simple. Nous lui par le succès ?
conseillons alors de démarrer par le chapitre deux, qui constitue l’introduction théorique après
une mise en bouche illustrée par le cas de Ford en chapitre un, puis de passer directement au • Connaître ses modèles mentaux
(Synthèse Manageris n° 130b)
chapitre de conclusion. Il pourra alors selon son inspiration prendre le temps d’approfondir
Savoir faire évoluer sa vision du monde
sa lecture au moyen de deux ou trois cas, qui ont pour mérite de rendre très concrète une pour améliorer sa créativité et sa
menace dont on peut facilement se dire qu’elle concerne avant tout les autres… capacité d’adaptation.

Think Twice
Michael J. Mauboussin, éd. Harvard Business Press, 2009.

Cet ouvrage est consacré aux pièges cognitifs de la prise de décision : lorsque notre intuition
nous conduit à des conclusions totalement erronées. Il comporte en particulier de nombreuses
mises en garde contre plusieurs phénomènes qui nous empêchent de voir la réalité telle
qu’elle est. L’ouvrage est structuré en huit chapitres, qui alertent chacun sur une nature de
risque : s’illusionner sur sa capacité de faire mieux que la moyenne, extrapoler abusivement
le passé pour prédire l’avenir, voir la réalité au travers du filtre de son environnement
proche, etc.
L’ouvrage se démarque par une remarquable combinaison d’utilité pratique et de richesse
des résultats de recherche présentés. Chaque chapitre, conçu pour être lu indépendamment,
réussit en quinze pages à la fois à nous étonner, à nous convaincre et à nous outiller
pratiquement pour devenir un meilleur décideur. Pour approfondir le thème abordé dans
MANAGERIS
cette synthèse, nous vous conseillons en priorité les chapitres 1, 4, 6 et 8.
28, rue des Petites Écuries
75010 Paris
Tél. : 01 53 24 39 39
Et aussi… Fax : 01 53 24 39 30
Nous nous sommes aussi appuyés sur les sources suivantes : E-mail : info@manageris.com
www.manageris.com

• On the Psychology of Self-Deception, David Shapiro, Social Research, automne 1996.


Les mécanismes psychologiques de l’évitement des réalités dérangeantes. Abonnement à Manageris (1 an)

• Denial Makes the World Go Round, Benedict Carey, The New York Times, 20 novembre 2007. Classique 690 € HT
Un examen du mécanisme de déni chez les individus… et de ses avantages ! (22 synthèses "papier")

• Boom and Bust Behavior, Michael Shayne Gary, Giovanni Dosi, Dan Lovallo, 2007. Executive 850 € HT
(accessible sur http://ssrn.com) (22 synthèses "papier + web")
Pourquoi les dirigeants se font-ils régulièrement piéger lorsque la croissance s’effondre, Gold (accès à la base complète 1 850 € HT
alors même que le phénomène était prévisible ? des synthèses)
• The Quest for Resilience, Gary Hamel, Liisa Välikangas, Harvard Business Review, septembre 2003.
Éviter de se laisser dépasser par les évolutions de l’environnement. Ventes au numéro
• What Abestos Taught Me About Managing Risk, Bill Sells, Harvard Business Review, mars 1994.
Une rétrospective, vue de l’intérieur, de la catastrophe de l’amiante. Abonnés Non abonnés
Synthèse 33 € HT 66 € HT
• Facing Up to Denial, Walter Kiechel III, Fortune, 18 octobre 1993.
Un court article sur les dégâts du déni des réalités dans le monde des affaires. Numéro 66 € HT 132 € HT
Droits de diffusion et tarifs groupés :
nous consulter.

8 manageris ©2010 – n° 192a Se prémunir contre l’aveuglement stratégique

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