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Cyprien Boganda

L’empire du cash
Comment les fonds d’investissement rachètent le
monde
Fabrication numérique : Le vent se lève...

Conception de la couverture : Frédéric Brat/Agence Tyméo

Tous droits réservés


© Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières,
Ivry-sur-Seine, 2022
www.editionsatelier.com
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ISBN : 978-2-7082-5480-0
Sommaire

Introduction. L’art de faire fortune avec l’argent des autres


La tyrannie du cash
Les vrais visages de la finance
Quelques fonds d’investissement emblématiques

Chapitre 1. Aux origines du capital-investissement


Georges Doriot, naissance d’un mythe moderne
Les fantômes de la Seconde Guerre mondiale
Le temps des prédateurs
En France, un développement sur fond de virage idéologique

Chapitre 2. Pillages en bande organisée


« Je travaille à la Kalachnikov »
Chasseurs de dette
« Ils ont réussi à détruire la joie d’aller travailler »
La crise du Covid, une affaire en or ?
Des montages fiscaux très opaques

Chapitre 3. À l’intérieur de la machine


« Je ne pouvais pas continuer à bosser là-dedans... »
« Les patrons, j’en ai virés beaucoup »
La valse des milliards
Au cœur des réseaux de pouvoir
Un patron philanthrope
Un des hommes les plus puissants de la planète

Chapitre 4. Entre les fonds et le monde politique, des relations


incestueuses
Financer des campagnes présidentielles
Emmanuel Macron, meilleur ami des fonds d’investissement ?
Gros salaires contre influence
Un VRP nommé Bill Clinton
« C’est l’homme qui nous a détruits »

Chapitre 5. Les nouvelles frontières de l’empire


Le sport, nouvelle poule aux œufs d’or ?
Un fonds vautour entre dans la danse
Razzia sur le logement
Quand les locataires se rebiffent
Les nouveaux quartiers, cibles de choix
Main basse sur la santé
Les morts de la financiarisation

Chapitre 6. Une pieuvre au cœur de l’économie mondiale


Un empire à 4 400 milliards de dollars
Création de valeur, destruction d’emplois
Les nouveaux créanciers du monde ?
La folie des LBO
Chez Picard, le festin des actionnaires
Le scandale Toys’R’Us
L’ombre des subprimes

Conclusion. Libérer les entreprises de l’influence des fonds


Désintoxiquer l’économie
Financer autrement

Glossaire
Introduction
L’art de faire fortune avec l’argent
des autres

Qu’y a-t-il de commun entre un club de football français, une maison de


retraite perdue dans la campagne américaine et un immeuble de logements
sociaux en plein cœur de Barcelone ? Réponse : tous sont susceptibles de
tomber un jour ou l’autre dans l’escarcelle de fonds d’investissement... si ce
n’est déjà fait. Pour ces mastodontes de la finance, notre monde est un
gigantesque hypermarché à ciel ouvert. Et les entreprises, cliniques, réseaux
de distribution d’eau, biens immobiliers ou aéroports sont autant de
« cibles » à acquérir, d’investissements à faire fructifier, d’« actifs*{1} » à
convertir en source de profit avant de les revendre.
Depuis trente ans, les fonds d’investissement font leur marché à travers la
planète. Leur empire était évalué à 4 400 milliards de dollars en 2020, soit
près de deux fois le PIB français. Pourtant, ces fonds restent inconnus du
grand public et leur fonctionnement semble nimbé de mystère. Comment
gagner énormément d’argent lorsqu’on n’en possède pas soi-même ? En
utilisant celui des autres. Voilà, ramené à sa plus simple expression, le mode
de fonctionnement d’un fonds d’investissement. Comme il n’a pas d’argent,
le fonds va en chercher auprès de riches clients – banques, compagnies
d’assurance, grandes fortunes... – afin de l’investir dans des entreprises,
pour une durée moyenne de cinq ans. Objectif : faire fructifier ces
investissements dans l’intention de revendre ses parts au prix fort. Ensuite,
le fonds distribue à ses clients 80 % des bénéfices réalisés et empoche le
reste.

La tyrannie du cash
Dans l’univers feutré de la finance, on préfère user d’euphémismes plutôt
que de dire la vérité nue. L’activité qui consiste à entrer au capital
d’entreprises non cotées en Bourse dans l’espoir de réaliser une juteuse
plus-value à la revente est désignée sous le terme neutre de « capital-
investissement* », private equity en anglais.
Les acteurs du secteur pratiquent de manière intensive la technique du
« LBO* », pour leverage buy-out, ou rachat par endettement. Nous
définirons précisément cette méthode, mais disons pour résumer qu’il s’agit
d’acquérir une entreprise par le biais d’un emprunt, en espérant que
l’activité de la société rachetée permettra ensuite de dégager suffisamment
de « cash » (liquidités) pour le rembourser. Le risque pour l’entreprise est
évident puisque son endettement augmente dans des proportions parfois
vertigineuses.
Cette obsession pour le cash n’est pas une vue de l’esprit, les
professionnels la revendiquent même avec une franchise décapante. Noël
Goutard ne donnait pas dans la langue de bois. Ce « grand patron » français,
mort en 2020 à l’âge de 89 ans, a régné sur l’équipementier automobile
Valeo pendant treize ans, avant d’intégrer comme associé le fonds
d’investissement LBO France, de 2000 à 2006. Au cours de sa carrière, il a
souvent défendu les « vertus » d’un management à la dure, quitte à
malmener ses équipes{2}. En janvier 2007, dans le cadre d’un séminaire
parisien très justement intitulé « LBO : le management par la tyrannie du
cash », il donnait la marche à suivre pour réaliser un bon investissement{3}.
Les questions que je me pose sont extraordinairement simples : est-ce que je comprends l’industrie
ou le business ? [...] Est-ce qu’il y a un bon management ? [...] Et troisièmement, à coup sûr, est-ce
que ça produit du cash ? [...] Le cash est le dénominateur commun : quand je parle de cash, tout le
monde comprend. [...] Il y a un solde positif ou pas, il y a de l’endettement ou pas, c’est comme le
budget familial : tout le monde comprend. Le cash représente donc effectivement une tyrannie qui est
imposée aux sociétés de gestion par les investisseurs qui attendent du cash en retour. Mais il faut
aussi du fun : pour prendre un peu de plaisir et bien dormir la nuit, il faut faire de la stratégie, il faut
avancer et progresser sans relâche.

Du « cash » et du « fun », donc... Mais pas pour tout le monde. Pour


transformer les entreprises en machines à profits, les fonds n’hésitent pas à
user de méthodes expéditives : licencier des salariés, fermer une usine ou
évincer un patron peu coopératif fait partie de leur arsenal. Par ailleurs,
l’endettement qu’ils génèrent pour racheter une proie est plus qu’une ligne
supplémentaire dans un bilan comptable : c’est un outil politique par lequel
les fonds imposent une discipline de fer à l’entreprise rachetée, alors
sommée d’adapter son management et sa gestion aux nouveaux impératifs
de remboursement.
En France, les entreprises victimes de ces agissements se comptent par
dizaines. Entre 2020 et 2021, pas moins de trois cas emblématiques ont
défrayé la chronique : le dépôt de bilan de Courtepaille (4 000 salariés),
chaîne de restaurants fragilisée par trois LBO* ; la faillite d’Office Depot
(1 500 salariés), entreprise de fournitures de bureau passée sous les griffes
d’un fonds allemand, Aurelius ; et la liquidation de Vivarte, ancien fleuron
du textile français, essoré par une nuée de fonds d’investissement.
Nous reviendrons sur l’histoire de Vivarte, emblématique à plus d’un
titre. Mais ces trois exemples présentent au moins un point commun : à
chaque fois, des entreprises florissantes ont périclité en raison d’un manque
cruel d’investissement pour préparer l’avenir, leurs propriétaires préférant
remonter des dividendes plutôt que de développer l’outil de travail. Prenons
le cas de Courtepaille. Depuis 1961, plusieurs générations de Français ont
poussé les portes de ces restaurants de grillades situés en bordure
d’autoroute, surmontés de toits de chaume. L’ambiance familiale
revendiquée en salle ne dit rien de ce qui s’est joué dans les arrière-
cuisines : depuis 2000 et son acquisition par le fonds d’investissement
Barclays Private Equity France, l’entreprise vit au rythme de ses rachats
successifs, réalisés le plus souvent par endettement. En 2005, elle est cédée
au fonds tricolore ING Parcom, qui la revend à Fondations Capital, puis elle
atterrit entre les mains du Britannique ICG.
À l’été 2020, c’est le dépôt de bilan. La faute à la pandémie de Covid qui
a pesé sur les résultats ? Oui, mais pas seulement. À l’époque, un
syndicaliste nous racontait, sous couvert d’anonymat :
Nous payons le sous-investissement chronique d’un actionnaire qui a maintenant envie de se
débarrasser de nous. Depuis son arrivée, ICG a injecté 5 à 6 millions d’euros par an dans la boîte, soit
l’équivalent de ce que l’État nous versait en CICE (crédit d’impôt compétitivité). Autrement dit, ils
n’ont rien mis de leur poche ! Conséquence du sous-investissement, nous avons pris un retard
dramatique par rapport à nos concurrents... Certains bâtiments, vieux de quarante ans, sont encore
« dans leur jus »{4}.

Un ancien cadre dirigeant de Courtepaille, tout aussi remonté, nous a


confié :
C’était une boîte magnifique, mais elle a été bousillée par les LBO. Prenez l’exemple du fonds ING
Parcom, qui était aux commandes entre 2005 et 2010. À l’époque, l’entreprise marchait très bien, et
ils l’ont revendue [en 2011] à un autre fonds, Fondations Capital, pour 250 millions d’euros. Tout le
monde savait à l’époque que ce montant était délirant. Fondations Capital a dû réendetter la boîte
pour signer le chèque... Il était évident que Courtepaille ne pourrait jamais dégager suffisamment de
bénéfices pour rembourser. Le business plan était irréaliste{5}.

Cinq ans après le rachat, la dette de l’entreprise frôlait les 200 millions
d’euros...
Le sort de Courtepaille s’est joué à la barre d’un tribunal de commerce,
en septembre 2020. L’entreprise a été rachetée par Buffalo Grill, lui-même
aux mains d’un fonds d’investissement britannique, TDR Capital, pour la
modique somme de 17 millions d’euros. Ou comment racheter un de ses
concurrents directs pour une bouchée de pain. Cette bonne affaire a, comme
souvent, sa part sombre : le rachat prévoyait le licenciement de 264
salariés{6}.
En France, chaque année, plus de 200 entreprises subissent un LBO{7}. Il
est évident que tous ces rachats ne conduisent pas à la même déroute que
celle qu’a connue Courtepaille, la plupart de ces entreprises affichent même
de bons résultats. Néanmoins, la « tyrannie du cash » a bel et bien un coût
social. Écoutons ce qu’en disait, en 2007, Noël Goutard :
Très souvent, le LBO se traduit par des restructurations et des licenciements, dans le cadre d’une
meilleure gestion du bilan et du compte d’exploitation, et le personnel et les syndicats souffrent
parfois énormément. [...] Mais, en même temps, comment s’élever contre un système qui se traduit,
in fine, par une bien meilleure gestion des entreprises, par une production de richesses importante,
par un retour sur investissement et des résultats taxables impressionnants{8} ?

Au diable la sensiblerie, donc, puisque l’ensemble de l’économie en


profite... Nous tenterons d’évaluer, dans ce livre, la pertinence de cet
argument commode, chiffres à l’appui.

Les vrais visages de la finance

Au numéro 345 de Park Avenue, l’une des artères les plus huppées de
New York, se dresse un imposant building de verre et d’acier. Ce gratte-ciel
sans charme particulier, semblable à des milliers d’autres, abrite le siège du
plus puissant fonds d’investissement de la planète : Blackstone.
À l’intérieur, un petit groupe d’individus prend des décisions dont les
répercussions se font sentir à l’autre bout du monde, sous la houlette de son
dirigeant, Stephen A. Schwarzman. En un an, ce dernier gagne l’équivalent
de 4 000 années de SMIC, soit 76 millions d’euros de rémunération, hors
dividendes{9}. Le fonds règne sur un océan d’actifs*, comprenant
entreprises, logements, bureaux, participations* dans le secteur du pétrole et
de l’eau, etc.
Blackstone est né en 1985, à l’époque où s’écrit la légende dorée du
private equity*. Le président Ronald Reagan déroule alors sa « révolution
conservatrice » construite à partir d’une poignée d’idées fortes : une foi
quasi religieuse dans les vertus du secteur privé, censé assurer la prospérité
du peuple américain, doublée d’une aversion tout aussi profonde pour les
syndicats et l’État. Durant cette décennie où le « business » est roi, où la
fiscalité et les régulations pesant sur les entreprises fondent comme neige au
soleil, les premiers fonds d’investissement modernes voient le jour. Et
débutent leur ascension. En 2019, l’ensemble des fonds employait environ
9 millions de salariés aux États-Unis, à travers les entreprises qu’ils
contrôlent{10}. En Europe, ce chiffre atteindrait 12,2 millions de personnes,
soit l’équivalent d’un pays comme la Suède{11}.
Leur fringale d’acquisitions n’épargne aucun secteur : PME, immeubles,
maisons, infrastructures, cliniques, clubs de rugby ou de foot, aéroports...
En France, le capital-investissement* se développe durant les années
Mitterrand (1981-1995), sur fond de désengagement de l’État de la sphère
économique. Un groupe a joué – et joue toujours – un rôle efficace dans
cette implantation : France Invest, qui regroupe les poids lourds français du
secteur, mène un lobbying intensif auprès des pouvoirs publics.
L’association cherche également à promouvoir son activité en organisant
régulièrement des déjeuners dans les salons du luxueux Pavillon Gabriel,
dans les jardins des Champs-Élysées, où sont conviées des personnalités
influentes. En 2019, on pouvait par exemple y croiser un ancien directeur
du quotidien Le Monde (Éric Fottorino), un grand dirigeant patronal
(Geoffroy Roux de Bézieux) ou un ex-ministre du Budget (Éric Woerth).
Ces activités se doublent d’une production scientifique qui vise à la fois à
gommer la brutalité sociale dont les fonds peuvent faire preuve, et à mettre
en valeur des retombées économiques largement contestables. Sous le
quinquennat d’Emmanuel Macron, ancien banquier d’affaires acquis à la
cause du private equity, France Invest a bénéficié d’une oreille attentive,
comme nous le verrons dans ce livre.
Au fil des ans, leur poids économique a rendu les fonds incontournables.
Les grands dirigeants de la planète n’hésitent plus à leur dérouler le tapis
rouge, dans l’espoir qu’ils fassent pleuvoir des milliards de dollars sur
l’économie. Mais cette emprise grandissante inquiète aussi. Syndicalistes,
chercheurs ou ONG s’alarment du pouvoir excessif de ces mastodontes,
capables désormais d’influencer le quotidien de millions d’individus : les
fonds peuvent fermer une usine d’un trait de plume, alimenter la flambée
des prix de l’immobilier ou peser sur les politiques fiscales des États. La
multiplication de montages de type LBO* contribue à augmenter
l’endettement des entreprises, dont le niveau atteint des sommets
vertigineux. Surtout, par les techniques qu’ils déploient, par leur propension
à transformer n’importe quelle « cible » en source de profits, les fonds
d’investissement contribuent à accélérer la marchandisation du monde.
En janvier 2012, lors d’un meeting au Bourget, un candidat à la
présidentielle, nommé François Hollande, se lançait dans une tirade passée
depuis à la postérité : « Je vais vous dire qui est mon adversaire, mon
véritable adversaire. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti [...] et
pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. » Lancée
en guise d’attaque, cette tirade est une esquive. Désincarner son ennemi
avant la bataille est un prélude au renoncement : comment lutter
efficacement contre un monstre impalpable ? Comment donner à voir ce
que l’on ne peut même pas nommer ? Pourtant, les agents de la
financiarisation ne sont pas des entités abstraites et « sans visage ». Nous
verrons dans ce livre que les fonds d’investissement sont dirigés par des
individus de chair et de sang, prêts à tout pour accroître leur empire.
L’objectif de cette enquête n’est pas de porter un regard moralisateur sur
les pratiques des fonds, mais bien de comprendre. Il s’agit de faire la
lumière sur les agissements de mastodontes qui aiment à se dépeindre en
sauveurs de l’économie alors que, bien souvent, ils en sont les parasites.
Nous sommes partis à la rencontre de ceux qui opèrent dans ces fonds, pour
cerner leurs motivations et analyser leur idéologie. Nous avons donné la
parole à ceux qui subissent au quotidien les effets de leur emprise – salariés,
syndicalistes, locataires, contribuables... – et qui tentent d’y résister, partout
dans le monde. D’une certaine façon, une partie de notre avenir dépend de
l’issue de ce combat.

Quelques fonds d’investissement emblématiques


Siège Création Dirigeant Actifs* sous gestion
(fin 2020,
en Mds euros){12}
Blackstone New York 1985 Stephen A. 548
Schwarzman
Apollo New York 1990 Marc Rowan 403
KKR New York 1976 S. Nuttall et J. Bae 309
Bain Capital Boston 1984 Stephen Pagliuca 133
Oaktree Los 1995 Jay Wintrob 131
Angeles
Ardian Paris 1996 Dominique 89
Senequier
Tikehau Paris 2004 M. Chabran et 28,5
A. Flamarion
Eurazeo Paris 2001 Virginie Morgon 22
PAI Partners Paris 2002 Michel Paris 14
Chapitre 1
Aux origines du capital-investissement

C’est une histoire qui n’est pas enseignée dans les manuels scolaires. Qui
sait, aujourd’hui, que le pionnier du capital-investissement* était un
Français à la mine soignée, soupçonné d’avoir travaillé avec les nazis
pendant la Seconde Guerre mondiale ? Et que le leveraged buy-out moderne
(LBO*, ou rachat avec effet de levier) a été inventé aux États-Unis, dans les
années 1950, pour racheter une compagnie maritime ? L’origine des fonds
d’investissement est peu étudiée, de même que la manière dont ils ont
conquis une partie de l’économie. Pourtant, ces géants financiers ne sont
pas des créations spontanées du capitalisme, et leurs pratiques n’ont rien de
« naturel » : elles ont été forgées par des individus – hommes d’affaires,
avocats, anciens banquiers –, et se sont épanouies dans un contexte
idéologique particulier, celui du néolibéralisme débridé des années 1980.
Voici comment.

Georges Doriot, naissance d’un mythe moderne

La presse américaine le classe régulièrement parmi les personnalités les


plus influentes de l’histoire des entreprises, au même titre que l’industriel
Henry Ford ou le géant du divertissement Walt Disney{13}. Théoricien du
management, cofondateur de l’Insead (Institut européen d’administration
des affaires), ancien officier de l’armée américaine, Georges F. Doriot est
célébré comme l’un des pères du capital-investissement* ou private equity.
Pourtant il fait figure d’inconnu de ce côté-ci de l’Atlantique.
Doriot voit le jour à Paris le 24 septembre 1899. Son père, ancien
mécanicien chez Peugeot, est un pionnier de l’automobile hexagonale : il
pilote les premières voitures à moteur, à l’époque où faire un Paris-Brest par
la route relève encore de l’épopée. Au contact de son glorieux aîné, le jeune
homme ne tarde pas à se passionner pour les théories de l’organisation du
travail. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, son père lui
conseille de traverser l’Atlantique pour poursuivre ses études aux États-
Unis, laboratoire du management moderne, où Henry Ford a introduit dans
ses usines la douloureuse « révolution » du taylorisme.
Georges Doriot débarque au pays de l’Oncle Sam en 1921, bien décidé à
entrer au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT). Un ami
de son père a glissé dans sa valise une lettre de recommandation auprès
d’Abbott Lawrence Lowell : ce dernier n’a pas grand-chose à voir avec le
MIT, mais il possède une place enviée au sein de l’élite de la côte Est,
puisqu’il dirige l’université d’Harvard depuis 1909. Lowell conseille au
nouvel arrivant d’intégrer son université ; Doriot en ressort un an plus tard
nanti d’un MBA{14} en management et comptabilité industriels.
Après un passage dans le privé, le jeune homme est rappelé par un de ses
anciens professeurs qui recherche des enseignants capables de mêler théorie
et pratique dans leurs cours. Doriot commence alors une longue carrière à
Harvard (1929-1966), en tant que professeur de management industriel, qui
lui vaudra la reconnaissance de ses pairs. En quelques années, sa dégaine de
gentleman à la française – costume soigneusement taillé, pipe au bec et
accent parisien – devient presque aussi célèbre que le contenu de ses cours.
Pour juger de l’empreinte laissée par Doriot dans l’université, il suffit de
lire la biographie dithyrambique que lui consacre Harvard :
En tant que professeur à Harvard Business School pendant quarante ans, Georges Frédéric Doriot a
inspiré et formé plus de dirigeants d’entreprises américaines que n’importe qui d’autre. Au total,
7 000 étudiants en MBA ont suivi ses cours. Nombre d’entre eux, qui ont résisté aux rigueurs de son
enseignement, lui ont su gré par la suite. Certains se sont retrouvés à la tête d’entreprises telles
qu’American Express [moyens de paiement], Cummins Engine [fabrication de moteurs], Ford Motor
Company [automobile] et Levi Strauss [vêtements]{15}.

Les biographies de Doriot citent des témoignages d’anciens élèves, qui


ne lésinent pas sur l’hyperbole. « C’était presque comme connaître
quelqu’un de la trempe de Beethoven ou Einstein », résume l’un d’entre
eux, encore sous le charme{16}.
Le contenu théorique de ses cours, caractérisé par un goût prononcé pour
l’enquête de terrain et l’étude de cas concrets, ne suffit pas à expliquer
l’aura émanant de l’enseignement de Doriot. C’est probablement autant sa
force de persuasion que sa foi inébranlable dans l’esprit d’entreprise qui
participent à la construction du mythe.
Les archives de Harvard regorgent de citations de Doriot, qui
appartiennent au répertoire typique du « self-made-man » à l’américaine,
entre lieux communs et glorification de l’esprit entrepreneurial. En voici un
petit florilège : « Un homme courageux est un homme qui fait quelque
chose de courageux quand personne ne le regarde. » « Vous n’irez nulle part
si vous n’inspirez personne. » « Souvenez-vous toujours que quelqu’un,
quelque part, est en train de fabriquer un produit qui rendra le vôtre
obsolète{17}. »
Mais Doriot n’est pas qu’un théoricien. S’il fait figure aujourd’hui de
pionnier, c’est avant tout pour le rôle qu’il a joué dans le développement du
capital-risque, ou venture-capital en anglais. Cette activité consiste à entrer
au capital de jeunes entreprises prometteuses afin de fournir les liquidités
nécessaires à leur démarrage, dans l’espoir de revendre ensuite ses parts
lorsqu’elles seront devenues profitables. Dans les années 1940, aux États-
Unis, les opérations de ce type restaient marginales, pratiquées
majoritairement par quelques richissimes familles de la côte Est, comme les
Rockefeller.
Fort de ses contacts dans les milieux d’affaires et universitaires, Georges
Doriot crée en 1946 l’American Research and Developement Corporation
(ARD), l’une des toutes premières sociétés de venture-capital privées
modernes. Le Français s’entoure de Ralph Flanders (président de la Réserve
fédérale bancaire de Boston et sénateur républicain), Karl Compton
(scientifique et président du MIT) et Merrill Griswold (financier de
Boston).
Dès le départ, l’ambition des fondateurs est de cibler des entreprises
innovantes, une manière pour eux de se démarquer des sociétés
d’investissement classiques. Leur philosophie est résumée en 1951 dans un
de leurs rapports annuels, avec un mélange d’emphase et de pragmatisme :
« Notre entreprise n’investit pas au sens ordinaire du terme. Elle crée. Elle
prend des risques. Les résultats prennent plus de temps à arriver, ses
opérations sont plus coûteuses mais les profits potentiels sont bien plus
importants{18}. »
Il suffit de quelques mois à ARD pour lever 3,6 millions de dollars
entre 1946 et 1947, en faisant notamment appel à des compagnies
d’assurance, à des universités ou à de riches particuliers. La machine est
lancée : entre 1946 et 1973, l’ARD va financer quelque cent vingt
entreprises triées sur le volet, opérant notamment dans les technologies, la
chimie ou les équipements industriels. Une prise de participation*,
notamment, va assurer sa gloire.
L’histoire ressemble à l’une de ces sagas qui font fantasmer dans les
écoles de commerce. En janvier 1957, ARD reçoit un document de quatre
pages tapées à la machine émanant de Ken Olsen, vétéran de l’US Navy et
ingénieur formé au MIT, et de Harlan Anderson, lui aussi ingénieur. Les
deux compères tiennent une idée potentiellement géniale, mais ils ont toutes
les peines du monde à la financer. Il s’agit de lancer un tout nouveau
modèle d’ordinateurs, à la fois compacts et performants, capables de
concurrencer les machines géantes commercialisées par IBM, alors leader
incontesté du secteur. Flairant le caractère novateur du projet, les patrons
d’ARD investissent 70 000 dollars dans l’entreprise des deux ingénieurs, la
Digital Equipment Corporation (DEC), raflant ainsi 70 % du capital, et y
ajoutent un prêt de 30 000 dollars{19}. Il ne reste plus à Olsen et Anderson
qu’à trouver un lieu pour démarrer l’aventure : ce sera une vieille usine
désaffectée du Massachusetts, datant de la Guerre de Sécession, dans
laquelle ils installeront leurs équipements, fin 1957.
ARD a eu le nez creux. Révolutionnaires, les mini-ordinateurs fabriqués
par DEC partent à l’assaut du marché, jusqu’à concurrencer l’intouchable
IBM. Un peu moins de dix ans plus tard, en 1966, lorsque l’entreprise est
introduite en Bourse, la valeur des actions achetées par Doriot et ses amis
de l’ARD a été multipliée par 500. Cet investissement, probablement l’un
des plus rentables de la décennie, achève de hisser le Français sur un
piédestal.

Les fantômes de la Seconde Guerre mondiale

Si l’on en croit l’historiographie libérale, Doriot appartient au panthéon


du capital-investissement*, dont il incarne la face la plus souriante. Il est le
visionnaire bienveillant qui prend le risque d’investir dans de « jeunes
pousses » prometteuses, l’homme providentiel qui aide les chefs
d’entreprise à donner corps à leurs rêves. « Doriot était le prophète avant
l’heure de la Start-up Nation, le leader d’une croisade sociale et
économique qui a démocratisé le monde très fermé de la finance »,
s’enflamme son biographe officiel, Spencer E. Ante{20}.
En 2006, des révélations fracassantes auraient pu ternir la légende. Elles
sont l’œuvre d’un journaliste d’investigation français, Fabrizio Calvi, et
d’un historien américain spécialiste des crimes nazis, Marc Masurovsky.
Les deux hommes publient une enquête basée sur leur visite aux Archives
nationales américaines (NARA), qui contiennent, selon eux, une dizaine de
cartons concernant Doriot{21}. Ils expliquent comment les services de
renseignement ont fini par découvrir le double jeu du fondateur du capital-
risque durant la Seconde Guerre mondiale. Et ils campent Doriot en
antisémite notoire, ardent défenseur du régime nazi. En 1941, grâce à l’un
de ses anciens élèves d’Harvard membre de l’état-major de l’US Army,
Doriot avait été désigné responsable de l’intendance dans l’armée
américaine – un poste vital en temps de guerre –, avec le grade de colonel.
Doriot avait alors mis ses talents d’organisateur au service de l’effort de
guerre américain, contribuant à plusieurs innovations logistiques
(rationalisation des procédures de ravitaillement, création de matières
plastiques résistantes à l’eau, etc.). Tout cela est connu au moment où Calvi
et Masurovsky publient leur enquête. La suite l’est beaucoup moins. Voici
le résumé qu’en fait Fabrizio Calvi :
Le FBI découvre que Doriot est au centre d’un réseau de sociétés offshores monté avec la banque
Worms & Cie afin de dissimuler, entre autres, l’argent de Pierre Laval, chef du gouvernement de
Vichy [depuis le 18 avril 1942]. Le général William Donovan, directeur de l’OSS [Office of Strategic
Services, ancêtre de la CIA], note en 1942 : « Dans le cadre d’une possible localisation des fonds de
Pierre Laval et de son groupe aux États-Unis, nous avons lancé une enquête, il y a quelques mois, sur
les activités de Georges F. Doriot et des sociétés d’investissement qu’il contrôle. Voici un bref
résumé de cette enquête : Doriot est un citoyen français naturalisé, il réside aux États-Unis depuis
vingt ans. Depuis près de dix ans, il agit dans ce pays et au Canada comme représentant de la firme
Worms & Cie de Paris [...], la principale agence financière du gouvernement allemand en France.
Depuis plus de cinq ans, les principaux dirigeants de la firme et leurs associés se présentent comme
proches des intérêts bancaires et industriels allemands. Plusieurs mois avant l’effondrement de la
France, ils s’employaient activement à prendre le contrôle de firmes industrielles françaises au nom
des Allemands. » Le rapport souligne qu’aucun résident français aux États-Unis ne tient à fréquenter
Doriot en raison de ses « tendances fascistes »{22}.

Le FBI évoque à plusieurs reprises des « fonds appartenant à Pierre


Laval », sans donner plus de détails. Des historiens spécialistes de la
période mentionnent bien l’existence d’un trésor de guerre constitué par le
dignitaire vichyste, composé notamment de 20 millions de francs en
billets{23}. Est-ce de ces fonds dont il est question ? Possible. En attendant,
le major général George Veazey Strong, qui commande le renseignement
militaire américain, enquête sur Doriot. Le 23 octobre 1942, il adresse ses
recommandations à son supérieur :
Doriot est extrêmement intelligent. D’une certaine manière, il est brillant, mais il a la réputation
d’être rusé, peu fiable et définitivement déloyal envers ses employeurs dès lors que ses propres
intérêts sont en cause. Des preuves montrent qu’il est irréductiblement pronazi par son attitude, et
certaines de ses déclarations dans le cadre de diverses enquêtes se sont révélées absolument
mensongères. [...] Dans ces conditions, nous estimons que cette commission doit mettre fin sans délai
à ses activités{24}.

L’état-major approuve, écrit Calvi, mais rien ne se passe. Le 5 juillet


1943, le général Strong rencontre deux agents du FBI, à qui il confie son
dépit, dénonçant un « sabotage » de l’enquête sur Doriot. Un an plus tard, il
affirme avoir la preuve de l’implication de celui-ci dans un réseau nazi
implanté aux États-Unis. Il mentionne l’existence d’un trésor de guerre géré
par le fondateur du capital-risque et « destiné à financer des agents
allemands et des activités subversives ». Pourtant, écrit Calvi, le 24 mars
1943, le secrétaire d’État à la guerre juge qu’il n’est « pas opportun, pour
l’heure d’adopter des mesures drastiques », et l’enquête est définitivement
close quelques mois plus tard. Dans leur livre, Calvi et Masurovsky
émettent l’hypothèse que sa position centrale au sein du dispositif militaire
américain rendait Doriot intouchable : le scandale de son éventuelle
collaboration aurait rejailli sur l’ensemble de l’armée.
En France, l’enquête du journaliste et du chercheur est reprise par
plusieurs titres de presse de premier plan{25}, mais par aucun journal
économique. Pour ne pas abîmer l’idole ? Aux États-Unis, elle reçoit peu
d’écho{26}. Aujourd’hui, le pionnier du capital-risque, mort en 1987, jouit
toujours d’une aura intacte...

Le temps des prédateurs

Pour les acteurs du capital-investissement, la figure de Doriot joue un


peu le rôle de « mythe fondateur », sur lequel ils aiment s’appuyer pour
justifier leur utilité sociale – soutenir des entreprises en devenir. Et s’il est
vrai que le rôle économique de l’ancien universitaire est largement
surévalué par ses défenseurs (ce n’est pas la poignée d’investissements
réalisés par Doriot qui ont « démocratisé » le monde de la finance, pour
reprendre les mots de son biographe), il faut lui reconnaître un mérite, celui
d’avoir toujours misé sur le long terme : selon lui, un investissement dans
une entreprise peut se révéler fort lucratif, à condition de laisser à cette
dernière le temps de prendre son envol, de faire ses preuves, sans exiger
qu’elle engrange des milliards tout de suite. Cette patience n’est pas
forcément l’apanage des acteurs du private equity moderne, quand bien
même ils aiment à se réclamer de son héritage. Durant les années 1950-
1960 aux États-Unis, le capital-investissement consiste surtout à investir
dans de jeunes entreprises plus ou moins innovantes et en mal d’argent
frais. C’est l’âge d’or du capital-risque.
Dans la seconde moitié des années 1970, l’arrivée de financiers désireux
avant tout de réaliser des retours sur investissements, rapides et profitables,
modifie sensiblement la nature du secteur. Désormais, il est moins question
de repérer les pépites en devenir que de cibler des entreprises déjà rentables,
en dépensant le moins d’argent possible... Deux sigles résument à eux seuls
cette industrie naissante : LBO et KKR. Le LBO, ou leveraged buy-out
(rachat par effet de levier), est la technique privilégiée par les fonds
modernes pour acquérir leur proie. Et KKR, pour Kohlberg Kravis Roberts
& Co, est probablement le premier fonds de l’histoire à utiliser de manière
« industrielle » cette technique, jusqu’à devenir le mastodonte
internationalisé que l’on connaît{27}.
Quelques précisions s’imposent ici. Le LBO consiste à acquérir une
entreprise avec de l’argent qu’on ne possède pas. Schématiquement, un
groupe d’investisseurs repère une société qu’ils convoitent (la « cible »), la
rachètent en s’endettant auprès d’une banque, tentent d’améliorer sa
rentabilité pour la revendre à un autre propriétaire – en moyenne cinq ans
après – en espérant réaliser une plus-value au passage. C’est ce que l’on
appelle l’effet de levier (leverage), dans la mesure où une faible mise de
départ permet d’empocher de gros bénéfices. L’achat initial est réalisé à
travers une société holding{28}, créée par les investisseurs, laquelle détient la
cible. Lorsque tout fonctionne comme prévu, la dette est remboursée grâce
aux flux de trésorerie générés par l’activité de la cible, qui remontent sous
forme de dividendes à la holding*.
En général, les historiens considèrent que le premier LBO date du
printemps 1955. Il est le fait d’un certain Malcolm McLean, un industriel
américain largement inconnu du grand public malgré son influence dans
l’histoire économique contemporaine : il est l’inventeur des containers. Ces
énormes boîtes de métal bourrées de marchandises, transportées par
bateaux, vont révolutionner le transport maritime. Mais, au printemps 1955,
McLean n’en est encore qu’à ses débuts, même si son business l’a déjà
rendu multimillionnaire. Depuis des mois, il lorgne une grosse compagnie
de paquebots basée dans l’Alabama, Waterman, dont les bateaux voguent
vers l’Europe et l’Asie. C’est une belle entreprise, dépourvue de dettes,
riche de trente-sept navires et de 20 millions de dollars de liquidités. Coût
d’acquisition estimé : 42 millions environ.
McLean n’a aucune envie d’en être de sa poche. Il met alors au point un
montage financier extravagant pour l’époque, qui prévoit que l’industriel
emprunte 42 millions de dollars à la National City Bank (une banque new-
yorkaise), somme avoisinant alors le maximum légal pour un emprunt isolé.
Une fois le deal conclu, les liquidités de la compagnie ainsi que la vente de
ses divers actifs* (un hôtel, une cale sèche...) doivent être utilisés pour
rembourser au plus vite la moitié du crédit. Les hauts responsables de la
banque s’étranglent à la vue d’un tel mécano, et l’opération manque
d’échouer, mais McLean parvient à ses fins{29}. Le voilà propriétaire d’une
compagnie florissante, achetée à crédit, qui ne lui aura coûté que
10 000 dollars... Une performance que lui envierait n’importe quel homme
d’affaires.
Il faudra cependant attendre plus de vingt ans pour que cette pratique
s’institutionnalise. C’est ici qu’entre en scène KKR. Le succès du fonds
d’investissement doit beaucoup à l’un de ses trois fondateurs, Jerome
Kohlberg (1925-2015), consacré « père spirituel » du LBO par la presse
américaine et objet d’un véritable culte. Né à New York, diplômé de deux
des plus prestigieuses universités américaines (il obtient un diplôme de
management à Harvard et un autre de droit à la Columbia University),
Kohlberg fait ses premières armes chez Bear Stearns, une grosse banque
d’investissement. C’est au sein de l’établissement que, dès le milieu des
années 1960, il perfectionne la technique du rachat par effet de levier. Au
départ, Kohlberg démarche en priorité des dirigeants d’entreprises
vieillissants qui cherchent à se délester de leur société. Il rachète leurs
entreprises en empruntant de l’argent, puis les restructure avant de les
revendre quelques années plus tard pour empocher une plus-value. Dans le
meilleur des cas, il parvient à les introduire en Bourse, revend ses actions et
touche le jackpot.
En 1976, Kohlberg quitte Bear Stearns en emmenant avec lui deux
proches collègues, Henry Kravis et George Roberts. C’est la naissance de
KKR. Créé avec un maigre apport de 120 000 dollars de capital, le fonds
d’investissement va connaître une croissance fulgurante. Dans les années
1980, il engloutit 60 milliards de dollars en acquisitions diverses, raflant des
entreprises par dizaines (Duracell, Motel 6, Tropicana, Playtex...), jusqu’à
bâtir un empire industriel employant 400 000 salariés à l’orée des années
1990. Et le tout sans débourser un dollar, ou presque. « Quasiment chaque
centime utilisé pour ces acquisitions fut emprunté, aussi bien aux banques
qu’aux fonds de pension qui devinrent ainsi copropriétaires des entreprises
rachetées, résume le journaliste américain George Anders. Les actionnaires
de KKR n’ont dépensé qu’une proportion dérisoire de leur propre
argent{30}. »
La spectaculaire ascension de KKR se déroule dans un contexte
idéologique et réglementaire favorable, marqué par l’avènement du
néolibéralisme{31} aux États-Unis. Si la présidence de Ronald Reagan (1981-
1989), caractérisée par une foi aveugle dans l’efficacité du secteur privé,
représente un âge d’or pour les rois de Wall Street, les premiers coups de
pouce démarrent un peu avant. Depuis 1974, la loi Erisa (pour Employee
Retirement Income Security Act) empêchait les fonds de pension d’investir
dans des actifs* jugés trop risqués, afin de préserver les intérêts des retraités
américains. Mais les financiers estimaient que cette règle nuisait aux taux
de rendement proposés. Le verrou saute en 1979, et les fonds de pension
commencent à investir des sommes croissantes dans le secteur du private
equity*. Ils en deviennent les premiers bailleurs de fonds, jusqu’à
représenter la moitié des capitaux levés en 1986, très loin devant les autres
investisseurs (riches familles et particuliers, compagnies d’assurance,
fondations...).
L’autre mesure phare date quant à elle de l’ère Reagan. À partir de 1981,
la pression fiscale sur les plus-values réalisées lors des ventes des
entreprises va considérablement diminuer, ce qui constitue, on s’en doute,
une formidable aubaine pour des fonds spécialisés dans l’achat et la revente
de sociétés{32}.
Ce cadre législatif va permettre à KKR et à ses concurrents (Blackstone,
Carlyle, Bain Capital, etc.), tous fondés dans les années 1980, de décoller.
Le succès n’est pas toujours au rendez-vous, mais il peut être spectaculaire.
Prenons, par exemple, le cas de Safeway, une grosse chaîne de
supermarchés américains. En 1986, KKR jette son dévolu sur l’entreprise.
Le rachat coûte plus de 4 milliards de dollars, mais 95 % de la somme a été
empruntée aux banques{33}. Il faut désormais nettoyer l’ardoise. Safeway va
se débarrasser de pans entiers de son activité pour rembourser la dette et
permettre à KKR de réaliser l’un de ses plus beaux coups.
En 1990, le fonds introduit la chaîne de supermarchés en Bourse. Et au
début des années 2000, il cède la totalité de ses actions : en 2005, certains
auteurs estiment que l’investissement aura rapporté à KKR plus de
7 milliards de dollars, soit plus de 50 fois sa mise de départ{34}.
KKR ne se vante jamais du coût social de cette opération, et on
comprend pourquoi. Dès avril 1987, l’une des filiales du groupe, basée à
Dallas, est fermée : 9 000 salariés se retrouvent sur le carreau, malgré une
forte ancienneté. Au total, le LBO* aurait provoqué le licenciement de
63 000 salariés, par l’intermédiaire de restructurations ou de ventes de
magasins. La majorité des licenciés ont été réembauchés par les nouveaux
propriétaires des magasins, mais à des conditions bien moins avantageuses :
beaucoup ont dû se contenter de temps partiels ou de rémunérations
amputées. Certains racontent qu’ils ont perdu la moitié de leur salaire dans
l’opération{35}. Les salariés licenciés vivent quant à eux une descente aux
enfers. James White, un chauffeur de camion avec trente ans d’ancienneté,
est de ceux-là. Un an jour pour jour après son licenciement, il rentre à son
domicile le cœur gros. Il dit à sa femme qu’il l’aime, s’enferme dans la salle
de bains familiale, puis se tire une balle de fusil en pleine tête. « Safeway
était toute sa vie », dira sa compagne{36}.
Qui faut-il incriminer dans cette affaire ? « Nous sommes bien incapables
de diriger une entreprise, nous ne sommes que des financiers{37} », ont
coutume d’expliquer les gérants de KKR avec une feinte modestie. C’est
donc aux chefs d’entreprises rachetées de s’occuper de l’opérationnel... Et
d’assumer les pots cassés.
Le schéma, aussi habile que cynique, est d’une redoutable efficacité.
Lorsqu’il met la main sur une société, le fonds d’investissement autorise les
cadres dirigeants de cette dernière à rafler une grosse quantité d’actions, ce
qui lui permet de lier leur destin à la rentabilité de l’opération : en effet,
plus la société rachetée fait grimper ses bénéfices, plus les cadres dirigeants
voient gonfler le cours de leurs propres actions, et donc, in fine, le montant
de leurs comptes en banque. C’est ce qui explique la facilité déconcertante
avec laquelle ces mêmes dirigeants prennent des décisions radicales (plan
de suppressions de postes, fermeture d’usines ou vente de filiales) qu’ils
n’auraient pas spontanément prises. « Attrapez un homme par sa fiche de
paie, et son cœur et son esprit suivront », résume, non sans brutalité, un
associé de KKR{38}.
Durant les années 1980, la fièvre du LBO s’empare de l’Amérique.
Alimentée par les succès de KKR et de ses concurrents, elle triomphe en
une des magazines et se répand dans les écoles de commerce : une
génération d’étudiants va s’initier aux délices pervers du rachat par
endettement, et se lancer dans la vie active avec des rêves d’enrichissement
plein la tête. L’exemple vient d’en haut. En 1986, Kravis et Roberts,
cofondateurs de KKR, font leur apparition dans le classement Forbes des
plus grosses fortunes américaines. À l’époque, chacun détient 180 millions
de dollars. Leur fortune va quasiment doubler en deux ans, puis atteindre
les 550 millions de dollars fin 1990{39}.
L’enrichissement des patrons du secteur doit être mis en lien avec les
sommes brassées par les LBO. En dix ans, le montant des rachats par
endettement est multiplié par 40 aux États-Unis, atteignant 23 milliards de
dollars en 1988. Mais si cette nouvelle industrie est gourmande en capitaux,
elle ne l’est pas en main-d’œuvre. Le faste avec lequel les dirigeants de
KKR aménagent leurs bureaux, depuis le sol de marbre jusqu’aux peintures
à l’huile ornant les murs, ne doit pas faire oublier le faible nombre de ses
employés : jusque dans les années 1990, le bureau new-yorkais de la firme
ne comptait guère plus qu’une quinzaine de partenaires et associés. Comme
le résume drôlement George Anders, dans les années 1980, un gros coffee-
shop de Manhattan employait plus de personnel que KKR n’en a jamais
salarié au cours de son histoire{40}...

En France, un développement sur fond de virage idéologique

Des effectifs réduits, une technique aussi « simple » qu’efficace et de


gros gains à la clé : l’industrie du private equity* telle qu’elle se développe
aux États-Unis a tout pour plaire à l’étranger. En France, elle prend son
envol au milieu des années 1980, sous l’impulsion des pouvoirs publics et
dans un contexte politique particulier. À l’époque, les thèses keynésiennes
ne font plus recette au sein des élites françaises, converties au libéralisme
triomphant. Cette lame de fond idéologique, partie des sphères patronales
dès le milieu des années 1970, a gagné une fraction croissante de la classe
politique et des intellectuels. La parenthèse ouverte en 1981 par l’arrivée de
François Mitterrand au pouvoir et sa politique volontariste (vague de
nationalisations, hausse du Smic, etc.) est définitivement refermée.
Désormais, l’heure est à la rigueur, et le grand acteur Yves Montand se
charge de défendre sur les plateaux de télévision le ralliement de la gauche
gouvernementale au libéralisme{41}.
La crise des années 1970 a fragilisé le modèle de croissance des Trente
glorieuses, et les dirigeants français cherchent une réponse adaptée à la
nouvelle pensée dominante, qui érige l’inflation en mal absolu. Autrement
dit, il n’est plus question de lancer un vaste programme d’investissement
public ou d’augmenter le pouvoir d’achat des ménages. À la place, les élites
préfèrent venir en aide aux entreprises, en augmentant leurs fonds propres
et en les encourageant à se tourner vers les marchés financiers.
Dans ce cadre, le développement du capital-investissement* devient une
solution logique. Il est intéressant de voir à quel point cet essor se déroule
sous influence américaine : dès la fin des années 1970, les financiers
français ont le regard braqué de l’autre côté de l’Atlantique, fascinés par la
bonne fortune de KKR et des autres. Les sociologues Marlène Benquet et
Théo Bourgeron racontent :
Le voyage aux États-Unis devient à cette période un passage obligé pour les élites financières
françaises, qui y découvrent le capital-investissement. Parallèlement, les investisseurs américains
exportent ces pratiques en ouvrant des sociétés de gestion en France et commencent à envisager
d’investir une part de leurs capitaux dans des structures de gestion françaises à la condition qu’elles
respectent des normes juridiques et financières anglo-saxonnes{42}.

Reste du coup à adapter la législation française à ces pratiques venues


d’ailleurs. En 1984, le LBO fait son entrée dans le droit hexagonal, mais
cette arrivée s’accompagne d’un discours émancipateur : le but affiché n’est
pas de dérouler le tapis rouge à des financiers sans scrupule, mais de
faciliter la reprise des entreprises par des salariés de bonne volonté. Le LBO
devient donc, en France, le RES (pour rachat d’entreprises par les salariés),
introduit dans la Loi sur le développement de l’initiative économique du
9 juillet 1984. Le sociologue Fabien Foureault résume l’état d’esprit qui
règne alors :
Une des réponses des élites françaises [à la crise] est [...] de promouvoir de nouvelles formes de
propriété et de contrôle des entreprises à côté de la propriété publique et familiale – sans pour autant
verser dans l’autogestion et remettre en cause la forme capitaliste de l’économie française. Pour
redresser l’économie et insuffler l’esprit d’entreprise, ces acteurs s’appuient notamment sur la figure
du cadre bloqué dans la réalisation de ses aspirations à la direction des entreprises par les familles
propriétaires et les grands corps de l’État{43}.
Bref, le LBO « à la française » serait avant tout destiné à des cadres
désireux de prendre le contrôle de leur entreprise. En pratique, évidemment,
il n’en a rien été : les cas d’entreprises rachetées par leurs propres salariés
sont restés (et restent encore) minoritaires en France, et le LBO profite
avant tout à des fonds d’investissement.
Ces derniers lancent d’ailleurs leur lobby en 1984 : l’Association
française des investisseurs en capital (Afic, devenu France Invest), dotée de
plusieurs missions : défendre la cause du private equity* auprès des
pouvoirs publics, organiser le secteur sur le sol français et populariser les
fonds d’investissement dans les médias{44}.
La loi de 1984 n’est qu’une étape dans le développement du private
equity dans l’Hexagone. En 1988, le régime de l’intégration fiscale globale
permet d’imputer les charges financières de la holding* sur les bénéfices de
l’entreprise rachetée. Sous cette formulation barbare se cache une réalité
très simple. Lorsqu’un fonds d’investissement s’endette pour rafler une
cible, il le fait par l’intermédiaire d’une holding, comme nous l’avons vu
plus haut. Cette holding doit supporter un certain nombre de frais,
composés essentiellement des coûts d’acquisition et des charges de la dette
(les intérêts à rembourser tous les ans). Le régime fiscal va lui permettre de
déduire ces frais des bénéfices de l’entreprise cible, et donc de diminuer son
taux d’imposition. Autrement dit, le contribuable français subventionne,
sans le savoir, l’essor des fonds d’investissement.
Entre le milieu des années 1990 et la crise des subprimes de 2008{45}, le
secteur du private equity connaît une décennie enchantée, marquée par le
lancement de nombreux fonds. Fait notable, ces structures sont parfois
créées à l’initiative des investisseurs institutionnels* eux-mêmes (grandes
banques et compagnies d’assurance) qui y voient une opportunité de
diversifier leurs portefeuilles d’investissement. En 1996, par exemple, Axa
crée Axa Private Equity (devenu, en 2013, Ardian) ; deux ans plus tard,
BNP lance BNP Private Equity, etc. Le montant des capitaux investis bondit
de 751 millions d’euros en 1995 à 12,6 milliards d’euros en 2007{46}.
Dans le même temps, la France est devenue l’un des terrains de chasse
favoris des fonds anglo-saxons qui viennent y faire leurs emplettes. En
1997, le fonds britannique BC Partners met la main sur un gros blanchisseur
familial, Elis. La même année, c’est Cinven, autre Britannique, qui rafle le
pôle santé de la Générale des eaux (futur Vivendi), dirigée alors par Jean-
Marie Messier.
En 1999, CVC Capital Partners (encore un mastodonte britannique)
rachète au moyen d’un LBO une filiale de Danone, BSN Glasspack
(fabrication d’emballage en verre), pour un montant record d’un milliard
d’euros. Avec pas mal de frictions sociales à la clé : moins de deux ans
après le rachat, l’entreprise annonce la suppression de 880 postes sur 3 000,
au grand dam des syndicats, qui entament un bras de fer avec la
direction{47}.
À l’époque, la férocité des méthodes anglo-saxonnes fait forte impression
sur les dirigeants d’entreprises français, pourtant peu réputés pour leur
sensiblerie. Quand il évoque sa première rencontre avec des envoyés de
KKR, en 1997, le président du pôle santé de l’ancien Vivendi, Daniel Bour,
se souvient : « Ils sont arrivés avec une réputation de démanteleurs
d’entreprises. Ce sont des professionnels intelligents mais brutaux{48}. »
Plusieurs raisons expliquent le pouvoir d’attraction exercé par la France.
La première est d’ordre fiscal : le mécanisme d’exonération mis en place à
la fin des années 1980 permet aux fonds de faire de substantielles
économies d’impôts. Mais la France n’est évidemment pas le seul havre
fiscal à la disposition des financiers... Les autres raisons sont d’ordre
sociologique et économique. Dans les années 1990, 4 000 entreprises de
plus de 10 salariés sont confrontées, tous les ans, à des problèmes de
transmission, parmi lesquelles figurent quelques pépites : ce sont des
sociétés de taille importante, nées après la Seconde Guerre mondiale,
possédant des marques attractives. Rien de plus facile pour un fonds
étranger que de s’emparer d’une cible au moment où elle change de main...
D’autant que les entreprises françaises sont souvent sous-valorisées par
rapport à leurs concurrentes : elles valent peu cher, surtout pour des
monstres financiers prêts à lever des milliards de dollars{49}.
Il ne faudrait pas en conclure, pour autant, que les fonds étrangers sont
les seuls à opérer sur le sol tricolore dans les années 1990-2000. C’est
même le contraire : en réalité, la majorité des acteurs sont français mais, à
la différence de leurs concurrents anglo-saxons, ils agissent bien souvent à
l’abri des regards. Le sociologue Fabien Foureault a passé au crible les
LBO menés en France durant les années 2000-2010. Conclusion : sur 136
fonds d’investissement, 112 sont de nationalité française, 15 de nationalité
anglaise, 7 de nationalité américaine et 2 de nationalité belge. En revanche,
les fonds français ne gèrent que 150 millions d’euros d’actifs* chacun en
moyenne, contre 2,7 milliards pour les Américains{50}.
On a vu dans ce premier chapitre comment l’industrie du private equity
était née aux États-Unis. Intéressons-nous à présent à la manière dont les
fonds d’investissement opèrent dans les entreprises... Et aux dégâts qu’ils
créent.
Chapitre 2
Pillages en bande organisée

Ce matin d’avril 2015, le scandale s’étale en une de la presse française.


Marc Lelandais, naguère PDG du groupe de textile Vivarte (qui regroupe
entre autres La Halle, André, Kookaï ou Naf Naf), est accusé d’avoir
empoché 3 millions d’euros en guise de chèque de départ. En soi,
l’attribution d’un parachute doré équivalent à 170 années de Smic est une
pratique choquante. Elle l’est d’autant plus lorsque le PDG remercié quitte
une entreprise exsangue : quelques jours auparavant, Vivarte a annoncé
publiquement la suppression de 1 600 postes (près d’un dixième des
effectifs), ainsi que la fermeture de 200 magasins. Un carnage.
La mèche a été allumée par Le Parisien{51} qui a révélé l’affaire du
parachute doré, et les flammes de l’incendie ne tardent pas à se propager
jusqu’au sommet de l’État. Interrogé sur RTL, un certain Emmanuel
Macron, alors ministre de l’Économie, tance vertement le PDG :
« Évidemment que c’est choquant, évidemment que c’est une partie de
l’économie de marché dans laquelle nous vivons qui est devenue
incompréhensible, qui crée des inégalités inexplicables et que vous ne
pouvez pas défendre. [...] Dans une entreprise en difficulté, il est indécent
de toucher ces sommes-là. »
Si même Emmanuel Macron en vient à pourfendre les inégalités (du
moins celles qui sont « inexplicables »), c’est que l’heure est grave...
Dans leur enquête sur le parachute doré, les journaux citent des chiffres
internes à Vivarte. Ces documents n’ont pas atterri par magie sur le bureau
des journalistes. Ils ont été envoyés par mail à plusieurs médias français
début avril et leur origine ne fait guère de doute : « Il s’agit
vraisemblablement d’une manipulation des nouveaux actionnaires de
Vivarte, nous confiait, en 2015, l’un des journalistes destinataires, sous
couvert d’anonymat. En gros, l’idée était d’accabler l’ancien PDG du
groupe, pour mieux détourner l’attention des vrais responsables{52}. »
À l’époque, la diversion fonctionne à merveille. La presse concentre ses
efforts sur Marc Lelandais, le patron trop gourmand, laissant dans l’ombre
les propriétaires de Vivarte, ces fonds anglo-saxons aux noms exotiques qui
n’intéressent personne – Oaktree, Alcentra, Babson, Golden Tree. Ce sont
pourtant ces géants de la finance qui font la pluie et le beau temps chez
Vivarte depuis 2004.
Pour comprendre comment les fonds d’investissement peuvent prendre le
contrôle d’une cible et la vider de sa substance, il faut se pencher sur
l’aventure tragique de l’ancien fleuron du textile : plus qu’un exemple
significatif, Vivarte est un cas d’école.

« Je travaille à la Kalachnikov »

Lorsqu’un jeune commerçant alsacien nommé Albert Lévy décide de se


lancer dans le commerce de souliers bon marché, il ignore que son
entreprise incarnera, un siècle plus tard, les ravages de la financiarisation de
l’économie. Nous sommes en 1904. Le fondateur a déjà un concept –
chausser toute la famille à petit prix. Il lui faut un nom. Ce sera André,
choisi pour sa dimension populaire – c’est alors le septième prénom le plus
donné en France. Le slogan, lui, n’arrive qu’en 1932. Il est l’œuvre d’une
jeune entreprise de marketing, Publicis, qui sort de ses cartons une phrase
imprononçable et instantanément culte : « le chausseur sachant chausser ».
L’entreprise part à la conquête du marché durant les Trente Glorieuses.
Avril 2000. André a grandi. Il s’est implanté sur tout le territoire, il a mis
la main sur de nombreuses marques de chaussures et de textile, parmi
lesquelles Minelli et Kookaï, mais il ne dégage pas assez de rentabilité pour
deux actionnaires minoritaires. Ces deux hommes vont initier la
financiarisation du groupe. Il s’agit de Nathaniel Rothschild, héritier de la
grande famille de banquiers, et de Guy Wyser-Pratte, homme d’affaires
américain à la carrure de catcheur.
Avec son CV improbable et son cynisme décomplexé, ce dernier semble
tout droit sorti d’un roman de Paul-Loup Sulitzer, l’inventeur du « western
financier » dans les années 1980. Né en 1940, Wyser-Pratte a combattu
plusieurs années au Viêt-Nam comme officier dans les Marines, et il en est
extrêmement fier : dans son bureau trônent les reliques de ses faits d’armes
– des sabres d’officier, quelques photos jaunies et une vieille affiche de
recrutement. De retour à la vie civile, il prospère dans les affaires, à la tête
d’un fonds redouté des deux côtés de l’Atlantique. Wyser-Pratte jette son
dévolu sur les entreprises insuffisamment rentables à son goût, rentre au
capital en tant qu’actionnaire minoritaire puis fait pression sur la direction
pour qu’elle réoriente sa stratégie et fasse pleuvoir les dividendes.
À voir le pedigree des nouveaux propriétaires d’André, on se doute qu’ils
préfèrent les thérapies de choc au travail d’orfèvre. Le tandem nomme à la
tête du groupe un troisième larron, Georges Plassat, PDG passé par Casino
et Carrefour Espagne, où il a laissé le souvenir d’un homme à poigne qui
ne fait pas de sentiment lorsqu’il s’agit de redresser une entreprise. Sitôt
arrivé aux commandes d’André, renommé Vivarte, Plassat se montre fidèle
à sa réputation. Il ferme une centaine de magasins jugés insuffisamment
rentables, taille dans les coûts, réorganise les filiales de fond en comble.
« Moi, je travaille à la Kalachnikov », confie-t-il un jour en petit comité,
pour décrire ses méthodes de management{53}. Dans un tract, des
syndicalistes n’hésitent pas à le surnommer « Georges le nettoyeur »... On
imagine l’ambiance.
La méthode Plassat est brutale, mais efficace. Flairant la bonne affaire,
un fonds d’investissement français, PAI partners, entre au capital de
l’entreprise en mars 2004, à hauteur de 54 %. Il ne lui faut que deux ans et
demi pour toucher le jackpot. Alors qu’il n’a investi que 474 millions
d’euros lors du rachat, PAI revend sa participation* début 2007 à un autre
fonds d’investissement, le britannique Charterhouse. Montant de la vente :
2,3 milliards d’euros... soit près de cinq fois la mise de départ{54}. C’est la
première fois que le groupe sert de vache à lait à des financiers. C’est aussi
le début de sa descente aux enfers.
Spectaculaire, le redressement de Vivarte se poursuit néanmoins pendant
les années suivantes. Mais le ver est dans le fruit. Le rachat en 2007 par
Charterhouse s’est fait par LBO* (ou rachat par endettement{55}). Et le
business plan bâti à l’époque brille par son caractère fantaisiste, prévoyant
une remontée en flèche des résultats économiques de l’entreprise. La
panique mondiale née de l’effondrement du marché des subprimes aux
États-Unis se charge de doucher l’enthousiasme des dirigeants du groupe.
Sous l’impact de la crise, les ventes diminuent et l’endettement devient
incontrôlable. Pour ne rien arranger, la direction peine à tenir un cap clair
face à la concurrence. Comme de nombreuses entreprises de textile, le
groupe se retrouve menacé par des enseignes écrasant les prix (Primark) ou
pratiquant le renouvellement de collections permanent (H&M, Zara...).
Dans ce contexte, les patrons de Vivarte donnent l’impression de piloter le
navire à l’aveuglette : ils tentent par exemple une brusque montée en
gamme chez La Halle, mais la hausse des prix éloigne les acheteurs
historiques sans convaincre une clientèle plus huppée.

Chasseurs de dette

En 2014, la dette de Vivarte atteint le chiffre faramineux de 2,8 milliards


d’euros. C’est à ce moment que de nouveaux arrivants font leur entrée.
Oaktree, Alcentra, Babson et Golden Tree, les fonds d’investissement
évoqués plus haut, traînent une réputation sulfureuse. Les syndicalistes et
les ONG les affublent du surnom de « fonds vautours* », quand les
professionnels de la finance préfèrent l’appellation plus policée de « fonds
distressed » (comme « distressed debt », la dette décotée d’entreprises en
difficulté).
Ces noms savants masquent une réalité très simple. Les fonds repèrent
une entreprise potentiellement rentable mais dont l’endettement menace le
bon fonctionnement, et rachètent une partie de sa dette à prix cassé auprès
de ses banques. Le grand public n’est évidemment jamais au courant de ces
achats qui se déroulent en toute discrétion sur un marché informel, dit
« secondaire » (par opposition au marché « primaire », sur lequel la dette
est émise par les entreprises). Dans un second temps, les fonds s’invitent à
la table des négociations aux côtés des autres créanciers de l’entreprise.
Objectif : convertir leurs créances en capital (c’est-à-dire abandonner une
partie de leurs créances contre des actions de la société) afin d’en prendre le
contrôle, et revendre leur participation au prix fort quelques années plus
tard.
Le dirigeant d’une importante entreprise française, qui a eu affaire à ces
fonds, raconte de l’intérieur le mécanisme :
J’ai découvert un beau jour que l’une de mes banques avait revendu une partie de la dette de
l’entreprise à un fonds vautours. Le fonds a fini par en détenir un gros tiers, pour un montant
dérisoire. Quand ça commence comme ça, vous savez que vous risquez de perdre le contrôle. En
général, les fonds sautent sur le premier bris de covenant{56} pour exiger le remboursement de
l’intégralité de la dette. Comme ils savent que l’entreprise ne pourra jamais rembourser, ils proposent
de convertir leur dette en capital{57}.

Une fois qu’ils ont pris le contrôle, ils procèdent sans état d’âme,
poursuit le dirigeant avec amertume :
Ce sont des prédateurs qui repèrent l’animal malade en queue de troupeau. Ensuite, ils revendent la
bête à la découpe ou la saignent. Une entreprise a forcément des actifs, que ce soit des marques, ou
des mètres carrés de magasins. Dans le cas de mon entreprise, ils comptaient fermer douze sites et
virer 600 salariés, pour faire grimper l’excédent brut d’exploitation (EBE){58}. Ce sont des mecs qui
ne savent faire qu’une chose : compter. Qui leur revend la dette ? Des banques, bien propres sur elles,
qui préfèrent vendre pas cher plutôt que de tout perdre{59}.

Pour comprendre un peu mieux la stratégie des banques dans ce type


d’opérations, écoutons Roger Koskas. Cet avocat parisien défend les
salariés dans les prétoires depuis près de trente ans ; il s’est souvent frotté
aux fonds d’investissement, qu’il connaît sur le bout des doigts.
Dans le monde de la finance, on entend souvent cet adage célèbre : « Quand vous avez un découvert
de 1 500 euros, vous ne dormez plus. Mais si ce découvert atteint 1,5 milliard, c’est votre banquier
qui ne trouve plus le sommeil ! » Eh bien, c’est ce qui se passe avec les boîtes très endettées : le
banquier finit par se retrouver en fait en position de faiblesse.
Prenons un exemple fictif, volontairement simplifié. Vous êtes une banque, vous avez prêté un
million d’euros à un client qui a acheté un appartement. Problème, le propriétaire en question peine à
rembourser. Vous estimez que l’appartement ne vaut plus que 700 000 euros car le marché de
l’immobilier a dégringolé. Pour récupérer cet argent, vous pouvez expulser le propriétaire et revendre
l’appartement, mais cela va vous prendre du temps, et puis ce n’est pas votre métier, l’immobilier...
Un fonds vautour toque à la porte, qui vous propose de vous racheter le prêt, pour 550 000 euros.
Pourquoi refuser ? Vous ne rentrerez certes pas dans vos fonds, mais l’offre représente un précieux
gain de temps, et au moins vous êtes sûr de toucher quelque chose. Pour les boîtes endettées, cela
fonctionne à peu près comme pour les appartements. Et avec le même cynisme{60}.

Revenons à Vivarte. Pour prendre le contrôle de leur cible, en


octobre 2014, Oaktree, Alcentra, Babson et Golden Tree appliquent leur
méthode favorite. Après avoir racheté de la dette du groupe, ils poussent
l’ensemble des créanciers de Vivarte à négocier une restructuration
financière gigantesque : ce type d’opération, qui peut se dérouler sous
l’égide d’un administrateur judiciaire, consiste à réunir autour d’une table la
direction de l’entreprise et ses créanciers (banques, fonds...), afin de trouver
un moyen de réduire l’endettement.
Par son ampleur inédite en Europe, l’opération défraie la chronique{61}.
En effet, il s’agit de restructurer une montagne de dettes évaluée à
2,8 milliards d’euros. À l’arrivée, l’endettement du groupe se voit ramené à
800 millions. Les fonds vautours* convertissent 1,3 milliard d’euros de
créances en capital de Vivarte, prenant ainsi le contrôle de l’entreprise, et
lui accordent un prêt de 500 millions d’euros.
Marc Lelandais, le patron de Vivarte, aurait touché un « bonus pour
restructuration » d’un million d’euros dans l’opération, selon des fuites dans
la presse{62}. Aussi indécente soit-elle, cette somme n’est qu’une goutte
d’eau dans l’océan d’honoraires perçus par les experts de tout poil qui ont
conseillé les diverses parties en présence pendant l’effacement de dette.
Parmi ces experts figurent notamment des administrateurs judiciaires, la
banque d’affaires Rothschild et le cabinet d’avocat d’affaires Weil Gotshal,
une énorme firme américaine basée à New-York. En 2014, tout ce petit
monde empoche la bagatelle de 43,4 millions d’euros{63}.
Dans les années 1980, un slogan du groupe de textile annonçait
fièrement : « André, tout va bien ». Vingt-cinq ans plus tard, on pourrait
tout aussi bien affirmer que chez Vivarte, « rien ne va plus »... En effet, la
restructuration financière ne suffit pas à tirer le groupe de l’ornière, d’autant
que les nouveaux propriétaires lui ont fait un cadeau empoisonné : les fonds
vautours, en prenant les commandes de Vivarte, lui ont bien accordé un prêt
de 500 millions d’euros, mais à un taux exorbitant de 11 % par an. Ces
nouveaux frais viennent s’ajouter à une dette déjà plombante, fruit du
LBO*. En 2015, par exemple, plus de la moitié de l’excédent brut
d’exploitation de Vivarte a été absorbée en intérêts. Difficile de trouver de
quoi investir dans ces conditions... Dans le même temps, la direction
poursuit son démantèlement en règle, sous prétexte de se recentrer sur son
cœur de métier. Les effectifs passent de 22 000 en 2013 à 16 000 en 2017.
En tout, 550 magasins ferment leurs portes, tandis que les marques Kookaï,
Chevignon, Naf Naf, Pataugas, etc. sont bradées les unes après les autres.
En juin 2021, Patrick Puy, patron du groupe, plante le dernier clou dans le
cercueil : il annonce son intention de céder les deux dernières marques qu’il
détient encore – Caroll et Minelli –, et de placer le groupe en liquidation
judiciaire d’ici la fin de l’année. Vivarte n’est plus.
Cependant, son naufrage n’aura pas fait que des malheureux. S’il y a un
chiffre qui n’a jamais fait les gros titres, c’est celui du pactole touché par les
créanciers (fonds d’investissement et banques) qui ont tiré profit du LBO
débuté en 2007. En sept ans, ces derniers ont perçu un milliard d’euros
d’intérêts, soit 143 millions d’euros par an en moyenne. La liste exhaustive
des créanciers est secrète, mais on retrouve les fonds aux noms exotiques
cités plus haut : Alcentra, Babson, Canyon, Golden Tree, Oaktree, etc. Par
ailleurs, un autre chiffre devrait énerver les contribuables français. En effet,
les intérêts versés par un groupe sous LBO sont déductibles de l’impôt sur
les sociétés{64}. Pour le dire autrement, les Français contribuent ainsi à
« financer » sans le savoir les rachats par endettement. Dans le cas de
Vivarte, le montant du manque à gagner dépasse les 400 millions d’euros
sur sept ans{65}.

« Ils ont réussi à détruire la joie d’aller travailler »

Comment vit-on, au quotidien, dans une entreprise gouvernée par des


fonds vautours ? Jean-Louis Alfred, délégué CFDT de Vivarte, pourrait en
parler pendant des heures. Il fait partie des tout derniers licenciés de la
Halle, l’une des ex-marques phares du groupe de textile, placée en
liquidation judiciaire fin 2020. Et il voue une haine froide aux monstres
financiers qui ont démoli son entreprise brique par brique :
La cerise sur le gâteau, c’est que les actionnaires de la Halle n’ont pas déboursé un centime pour
financer le PSE. L’entreprise étant en liquidation judiciaire, c’est la collectivité qui a payé la casse !
C’est à l’image de ce que nous avons vécu pendant toutes ces années : les fonds n’investissent aucun
moyen dans l’outil de travail lui-même, leur seule stratégie se limite à faire grimper les indicateurs de
rentabilité{66}.

Et la loi d’airain du court-termisme fait des ravages à tous les étages de


l’entreprise.
Quand tu cours après la rentabilité, tu tires tout vers le bas. Tu remets un coup de peinture ici ou là,
mais tu ne rénoves pas les magasins, tu maintiens simplement l’outil à flot, pour pouvoir le vendre un
jour. Tu mets de moins en moins de monde dans les boutiques, tu accentues la flexibilité avec du
temps partiel et des CDD en pagaille. Chez Vivarte, nous sommes passés de 22 000 salariés à la
grande époque à 3 500 en 2021...

Pour le syndicaliste, l’avenir se dessine en pointillé, même s’il refuse de


céder au misérabilisme :
J’ai 55 ans, et trois ans de chômage devant moi. Que voulez-vous que je fasse ? En tant que délégué
syndical, j’ai été de toutes les luttes menées par les salariés du groupe, y compris les plus
médiatisées : il suffit à n’importe quel employeur de taper mon nom dans Google, et je suis grillé.
Mais je ne suis pas le plus à plaindre. Ma maison est payée, je n’ai pas de crédit sur le dos...
J’arriverai toujours à me débrouiller.

La descente aux enfers racontée par Jean-Louis Alfred est loin d’être une
trajectoire isolée. Il existe peu d’études documentant les effets délétères de
la financiarisation sur le quotidien des salariés. Dans un article académique,
la chercheuse en sciences de gestion, Isabelle Chambost, offre un condensé
saisissant de ses propres enquêtes. Tous les représentants syndicaux qu’elle
a rencontrés travaillaient dans des entreprises contrôlées par des fonds de
capital-investissement*. La plupart dénoncent les mêmes effets pervers :
obsession pour la rentabilité financière, éclatement des collectifs de travail,
dégradation de l’activité syndicale.
Pour nombre de représentants des salariés, l’entreprise sous LBO devient le chaînon d’une
mécanique financière qui lui serait totalement exogène. Les conséquences et les traductions des
montages financiers ressenties dans le quotidien sont nombreuses : raccourcissement des horizons de
gestion, perte de l’autonomie décisionnelle, éloignement des directions. [...] Les objectifs de
performance deviennent des leitmotivs, énoncés parfois en termes de « culture du résultat », dont les
représentants du personnel ont parfois des difficultés à saisir les tenants et les aboutissants{67}.

La hausse de l’EBE, indicateur financier vedette, devient l’unique


boussole de l’entreprise, et cette obsession malmène les collectifs de travail
par tous les changements induits : coupes claires dans les effectifs,
indexation des salaires sur la performance, compétition accrue entre les
équipes. « On a une carotte importante, d’environ un mois de salaire si on
atteint les objectifs, assure un syndicaliste d’une société d’informatique, cité
par Isabelle Chambost. Le jeu est désormais d’envoyer un mail à minuit à
son boss. Cela crée aussi de l’individualisme, du chacun pour soi. »
Dans les entreprises enchaînant les LBO*, la financiarisation dégrade les
conditions de travail jusqu’à peser sur le moral des troupes. « Ils ont réussi
à détruire, à gommer la joie de venir travailler, lâche un syndicaliste
écœuré, cité dans l’étude. On est vraiment pris dans un système de
production. On est devenu des numéros. Par ailleurs, il demeure de fortes
interrogations sur l’avenir. On est déjà au troisième LBO avec un
endettement croissant. On se demande jusqu’où cela va aller. »
En règle générale, les fonds d’investissement ne sont pas des acharnés de
la transparence. Dans les entreprises qu’ils gèrent, les syndicalistes ont
toutes les peines du monde à se procurer des informations basiques
concernant les perspectives financières ou même, plus simplement,
l’identité de leurs actionnaires. Combien apprennent par la presse des
arbitrages pourtant cruciaux pour leur avenir ? L’éloignement des centres de
décisions n’arrange rien. Le dialogue social, déjà compliqué en temps
normal, s’apparente à un chemin de croix lorsque les orientations
stratégiques de l’entreprise se décident dans un bureau vitré, à des milliers
de kilomètres des sites de production. « Avant, celui qu’on avait en face, s’il
ne lâchait pas le pognon, on savait que c’était lui qui ne voulait pas le
lâcher », explique très prosaïquement le délégué syndical central d’un
groupe de composant électrique, cité par Chambost.
La chercheuse résume dans son article : « Si la financiarisation n’a
évidemment pas créé le conflit entre le capital et le travail, elle contribue à
accélérer les tendances déstabilisantes déjà à l’œuvre, radicalisant les
positions au point de les rendre inconciliables. Les opinions et les
impressions recueillies auprès des représentants du personnel laissent
transparaître les effets délétères de la financiarisation que les chiffres, et en
particulier les données comptables et financières, ne parviendront jamais à
saisir. »

La crise du Covid, une affaire en or ?

Personne ne sait combien d’entreprises connaîtront le sort de Vivarte


dans les années à venir. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les fonds
vautours se portent à merveille. Au printemps 2020, alors que la pandémie
de Covid déferle sur la planète et que les économies vacillent sous la
violence du choc, ils affûtent leurs armes pour la suite. Un média spécialisé
écrit alors :
Le sondage réalisé par Intertrust au début du mois de mai auprès des fonds américains, européens et
asiatiques, ne laisse pas de place au doute. 92 % des gérants jugent que l’activité distressed va
augmenter dans la foulée de la pandémie et 83 % estiment que les fonds associés à cette stratégie
vont rencontrer la plus forte demande des Limited Partners [investisseurs]{68}.

Et l’article de préciser que KKR et Apollo, géants américains du secteur,


ont fait provision de munitions en ce printemps 2020 : le premier a levé
4 milliards de dollars en seulement huit semaines (un record), et le second
1,75 milliard.
Cette puissance de feu doit leur servir à prendre les commandes
d’entreprises surendettées malmenées par la crise, grâce à la technique
décrite plus haut. Et la France n’est pas épargnée. Un professionnel
parisien, qui travaille aux côtés des fonds vautours, raconte :
Entre mars 2020 et début 2021, la période a été extrêmement active. Beaucoup de très gros dossiers
ont atterri sur la table des fonds, sous l’impact de la crise : ce sont des entreprises nécessitant des
restructurations financières, dont les fonds ont pris le contrôle après avoir racheté leur dette sur le
marché secondaire. Pour l’essentiel, il s’agit d’entreprises très endettées, mais avec un potentiel de
rebond : une fois que le problème de la dette sera réglé, les actions reprendront de la valeur. Et les
fonds pourront revendre leurs titres à un bon prix{69}.

Notre professionnel cite quelques exemples emblématiques : Europcar


(location de voitures), Solocal (publicité), Pierre et Vacances (résidences de
vacances), Technicolor (vidéos), Vallourec (pétrole).
Intéressons-nous à l’une de ces prises de contrôle. Contrairement à
Vivarte, le nom de Vallourec ne fait pas partie du quotidien des Français. Ce
mastodonte de l’industrie hexagonale a prospéré dans les tubes sans
soudure à destination de l’industrie pétrolière. Pour le dire sommairement,
il fabrique d’immenses tuyaux capables d’aspirer l’or noir aux quatre coins
de la planète, dans les sous-sols ou au fond des océans. Durant les années
2000, Vallourec se lance dans une stratégie d’investissements tous azimuts,
essentiellement aux États-Unis et au Brésil, qui ne fait que creuser son
endettement. La crise pétrolière des années 2014-2016 n’arrange rien, et la
dette du groupe s’envole pour atteindre 3,5 milliards d’euros début 2021.
C’est à la faveur de cette crise que les fonds vautours entrent en scène :
Apollo (le géant américain cité plus haut), secondé par un discret fonds
britannique, SVP Global, rafle une partie de la dette de Vallourec à prix
cassé, auprès des banques créancières du groupe. Au moment de la
restructuration financière, commencée en février 2021 pour sauver le
groupe de la catastrophe, les fonds convertissent donc une partie de cette
dette en actions sonnantes et trébuchantes, ce qui leur permet de devenir
actionnaires majoritaires. Selon certaines sources, le 1,3 milliard d’euros
qu’ils ont transformé en capital ne leur aurait coûté « que » 700 000 euros à
l’achat.
Grâce à la restructuration, l’endettement de Vallourec fond de moitié.
Quelques semaines auparavant, en novembre 2020, la direction annonce la
suppression d’un millier d’emplois dans le monde, dont 350 en France.
Question : qui a présidé à cette purge massive ? S’agissait-il d’une décision
prise par la direction de Vallourec pour rendre la mariée plus présentable
aux yeux des fonds ? Ou bien d’une exigence clairement formulée par ces
derniers avant toute négociation concernant la réduction de la dette ?
S’il est difficile de répondre avec certitude, un élément ne fait pas débat :
dans le cas de Vallourec comme dans d’autres du même type, les intérêts
des fonds vautours n’entrent pas en contradiction avec ceux des dirigeants
de l’entreprise. Ils se rejoignent même plus qu’on ne le croit. En épluchant
les documents publiés par Vallourec{70} au sujet de la rémunération annuelle
de ses dirigeants, on s’aperçoit que leurs émoluments sont divisés en trois
parties. Prenons le cas du directeur financier. Il touche tout d’abord un
salaire fixe, d’un montant de 420 000 euros en 2018, qui s’accompagne
d’une part variable (environ 239 000 euros cette année-là), soit un total de
659 000 euros.
À cette somme confortable s’ajoute un troisième volet, versé en actions
gratuites, dites « actions de performance ». Dans le cas de Vallourec, elles
sont conditionnées au respect de différents critères, prétendument objectifs :
la croissance du taux de marge brut d’exploitation de Vallourec... et la
« réduction des coûts des années 2019, 2020 et 2021 ». Autrement dit, s’il
veut toucher le gros lot, le directeur financier (comme d’autres dirigeants) a
tout intérêt à ce que la restructuration soit la plus massive possible. On
imagine donc que la décision de supprimer un millier de postes dans le
monde n’a pas dû être trop douloureuse à prendre.
Les syndicats craignent d’ailleurs que ce ne soit qu’un début. Personne
ne connaît la nature exacte de la stratégie des nouveaux propriétaires de
Vallourec, mais les élus du personnel ne se font guère d’illusion. Guillaume
Wolf, délégué syndical central CFDT, ironise :
Les fonds ne sont pas des philanthropes désireux de développer l’industrie française. Ce sont des
financiers, soucieux de faire fructifier leur investissement avant de sortir de l’entreprise. Avant cela,
ils peuvent soumettre le groupe à une cure d’austérité ou le vendre à la découpe. Nous avons
beaucoup de craintes quant à l’avenir des sites européens, moins rentables pour les actionnaires que
les usines brésiliennes ou chinoises{71}.

Autrement dit, les salariés des sites concernés ont sûrement des soucis à
se faire...
Les fonds d’investissement, quant à eux, ne risquent pas grand-chose. La
restructuration bouclée en juillet 2021 leur a même permis de réaliser une
affaire juteuse, passée sous les radars médiatiques. Toute la dette des
créanciers n’a pas été convertie en capital. Le reliquat, soit environ un
milliard d’euros, a été transformé en nouvelles obligations émises
par l’entreprise, au taux exorbitant de 8,5 % d’intérêt par an (huit fois plus
qu’une assurance vie). Autrement dit, il suffit à un des fonds de détenir, par
exemple, 100 millions d’euros de ces nouvelles obligations pour encaisser
tous les ans un chèque de 8,5 millions d’euros. Le tout sans avoir à
débourser un centime supplémentaire...
Dans cette affaire, l’attitude du gouvernement interroge. Après tout, il
s’agit ni plus ni moins de la prise de contrôle par des financiers anglo-
saxons d’une entreprise employant 19 000 salariés, alors même
qu’Emmanuel Macron célèbre les vertus de la « souveraineté industrielle »
face aux caméras, au nom d’un « monde d’après » qui tarde à advenir. Dans
le dossier Vallourec, l’Élysée avait une occasion rêvée de joindre le geste à
la parole, comme le souligne un représentant syndical :
Avant la restructuration, l’État détenait 15 % du capital de Vallourec. Autant dire qu’il avait les
moyens de bloquer l’opération. Au contraire, il a laissé la porte ouverte à Apollo, tout en acceptant de
voir sa participation réduite à la portion congrue. Et si jamais nous faisons face à un coup dur dans
les mois à venir, il aura beau jeu de nous répondre : « mon bon Monsieur, nous ne pesons plus rien,
que pouvons-nous faire ? »{72}

Cette complaisance n’a rien d’étonnant, au vu de la stratégie industrielle


adoptée par l’État depuis des années. Lorsqu’une entreprise se retrouve au
bord du gouffre, les gouvernements préfèrent laisser à d’autres le soin de la
racheter pour éviter la faillite, même si cette solution n’offre qu’un répit de
courte durée. « En période de crise, les fonds comme Apollo jouent sur du
velours, résume un avocat parisien spécialisé en droit social. Ils savent que
l’État ne veut plus mettre lui-même les mains dans le cambouis. Ils peuvent
faire leur marché comme ils l’entendent, sans trop se soucier des pots
cassés{73}. »

Des montages fiscaux très opaques

Les fonds jouissent donc d’une paix royale, même lorsqu’ils déploient
des méthodes flirtant avec les limites de la légalité. On retrouve le nom
d’Apollo dans une autre affaire sulfureuse. Géant industriel français,
Verallia produit des emballages de verre pour les boissons et les produits
alimentaires (bières, boissons gazeuses, vins, etc.). En 2015, il est revendu
par Saint-Gobain au fonds Apollo qui l’introduit en Bourse en 2019. Une
opération relativement courante qui aurait pu ne jamais attirer l’attention.
Mais, à l’été 2020, l’entreprise annonce 130 suppressions de postes en
France, dont 80 sur le seul site de Cognac, alors même que Verallia se porte
comme un charme. Un petit groupe de responsables politiques, experts et
avocats{74} commencent alors à mettre leur nez dans les affaires du fonds, et
ils ne tardent pas à mettre au jour un écheveau opaque de sociétés offshore,
dont l’objectif ne fait aucun doute : s’assurer que le « cash » généré par
Verallia échappe, au moins en partie, au fisc français. En langage châtié, on
appelle cela de l’« optimisation fiscale ».
Un exemple ? L’introduction en Bourse de Verallia a été réalisée par une
holding* détenue indirectement par le fonds Apollo et installée au
Luxembourg, HPH. En 2019, ladite HPH a réalisé un bénéfice mirobolant
de 2,7 milliards d’euros, grâce au fruit de la mise en Bourse. La loi
luxembourgeoise faisant bien les choses, la holding n’a payé qu’un peu plus
de 202 000 euros d’impôt sur cette somme... Soit un taux d’imposition
ridicule de 0,007 %{75}.
Ce n’est pas fini. Maxime Renahy est un ancien financier passé par
l’univers feutré des paradis fiscaux. Au milieu des années 2000, il a fait ses
armes dans l’île de Jersey, où il a pu observer de très près les circuits du
blanchiment de l’argent sale et de l’évasion fiscale, avant de tout plaquer
pour mettre son expertise au service des syndicats.
En décortiquant les comptes de Verallia et d’Apollo, il s’est rendu
compte que les circuits financiers ne s’arrêtaient pas au Luxembourg.
En janvier 2020, un transfert astronomique de plus de 559 millions d’euros est effectué depuis la
filiale luxembourgeoise HPH vers celle qui la possède aux îles Caïmans, AP VIII Horizon Holdings
L.P., elle-même créée par le fonds d’investissement Apollo. Depuis février 2020, les îles Caïmans
sont pourtant l’une des dix-sept juridictions classées sur la liste noire des paradis fiscaux de l’Union
européenne{76}.

Quelques jours après la publication de cet article, Maxime Renahy reçoit


un étrange coup de fil. Il raconte :
C’était un inspecteur de la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI). Placé
sous l’autorité du ministère de l’Économie, ce service est chargé de contrôler l’impôt des grandes
entreprises et de leurs filiales. Nous sommes restés deux heures au téléphone. Il m’a dit qu’il
comptait déclencher deux enquêtes fiscales sur Verallia, mais que le montage luxembourgeois était
tellement complexe qu’il voulait savoir si je pouvais l’aider à y voir plus clair. Il avait l’air
fermement décidé à récupérer l’argent. Je lui ai répondu que je l’aiderais avec grand plaisir{77}.

Pourtant, il n’a jamais plus entendu parler de l’inspecteur par la suite...


« Il a dû se faire taper sur les doigts, avance Maxime Renahy. Je suis
quasiment sûr que le politique a repris la main derrière. »
La présence d’une entité d’Apollo dans les îles Caïman ne surprend
nullement les connaisseurs. Philippe R. est expert aux comptes depuis le
début des années 1980 et travaille pour différents clients, privés ou publics
(entreprises, actionnaires et justice française) :
Cela fait quarante ans que les fonds d’investissement américains sont domiciliés dans les paradis
fiscaux comme les îles Caïman. Les raisons de la mansuétude du fisc américain sont simples : faute
d’un véritable système de sécurité sociale, ce sont les fonds de pension qui financent les retraites aux
États-Unis. Et où ces fonds de pension placent-ils leur argent ? Dans des fonds de capital-
investissement, entre autres. Or, si l’on imposait une fiscalité normale à ces derniers, ils seraient tout
bonnement incapables de garantir des rendements suffisants à leurs clients{78}...

Apollo n’a pas souhaité répondre à nos questions.


Chapitre 3
À l’intérieur de la machine

Leurs bureaux sont situés dans les quartiers d’affaire des grandes
capitales, à Paris, Londres ou New-York. Mais cette visibilité est tout sauf
un gage de transparence : les dirigeants de fonds d’investissement préfèrent
le secret des tractations à la lumière des médias, et ils ne parlent pas
volontiers de leur profession. Rares sont les salariés, même ceux qui ont
quitté le secteur, à vouloir s’exprimer. Le plus souvent, leurs témoignages
se limitent à des banalités, où ils se félicitent de soutenir l’« économie
réelle » et d’apporter une aide précieuse à des entrepreneurs en mal
d’argent. Comment fonctionnent, de l’intérieur, les géants du private
equity* ? Quel est le profil de leurs dirigeants ? Par quels mécanismes
d’accumulation construisent-ils leur immense fortune ?

« Je ne pouvais pas continuer à bosser là-dedans... »

Baptiste a fini par jeter l’éponge. Entré plein d’enthousiasme, au milieu


des années 2000, dans un gros fonds de private equity français, il en est
reparti neuf ans plus tard, écœuré par ce qu’il avait vu. Et par ce qu’il avait
été contraint de faire. Nous avons longuement échangé avec lui dans un
café parisien, une matinée d’automne. Même s’il a quitté l’industrie du
capital-investissement*, il tient à garder l’anonymat.
Je suis arrivé un peu au pire moment. L’euphorie financière des années 2000 était retombée et on
était à la veille du krach des subprimes, l’une des pires crises de l’histoire du capitalisme. Nous
entrions au capital des boîtes en utilisant principalement la technique du LBO* (rachat par
endettement). On ciblait des PME de plusieurs dizaines de millions d’euros. Le fonctionnement du
private equity ? C’est très simple : tu lèves des fonds auprès de riches clients – compagnies
d’assurance, banques, particuliers... –, tu les investis dans des entreprises, tu revends tes parts pour
servir une belle plus-value à ces mêmes clients, ce qui t’aide à soigner ta réputation afin de chercher
d’autres fonds{79}.
Contrairement à nombre de ses anciens collègues, Baptiste n’est pas sorti
d’une prestigieuse école de commerce, comme HEC (École des hautes
études commerciales) ou l’Essec (École supérieure des sciences
économiques et commerciales), mais d’une formation d’ingénieurs.
Pour prétendre aux plus hautes fonctions dans cette industrie, il ne suffit pas d’avoir une bonne
formation académique. Il te faut des contacts, être « du sérail ». C’est un univers un peu incestueux,
où évoluent des gens issus de milieux favorisés. Beaucoup d’ex-HEC, de profils commerciaux,
quelques ingénieurs. L’ascension est lente, tu ne peux pas espérer devenir associé de la société de
gestion [c’est-à-dire actionnaire] avant 45 ans.

Dans un monde tout entier gouverné par les lois de la performance


financière, où les clients s’attendent à bénéficier de taux de rendements à
deux chiffres, le climat social est souvent éprouvant. Et les « juniors », les
nouveaux embauchés, se voient contraints de faire leurs preuves à vitesse
accélérée s’ils veulent gravir les échelons. Ou tout simplement rester dans
le bateau.
C’est un environnement très violent. Il faut bien comprendre que c’est un boulot d’ego avant tout, où
chacun se concentre sur son deal et où le collectif ne joue pas un grand rôle. Plus exactement, je
dirais que si la victoire peut être collective, l’échec, lui, est toujours individuel. Quand tu te plantes
sur un investissement, une fois, deux fois, trois fois, tu finis par être mis de côté.

La finance est un ogre généreux : en contrepartie de cette implacable


pression à la réussite qu’elle impose à ses salariés, elle leur offre des
rémunérations très supérieures à la moyenne. Après cinq ans dans un fonds,
un bon élément peut espérer gagner facilement 100 000 à 150 000 euros de
salaire annuel. Si Baptiste n’avait pas fini par claquer la porte, il gagnerait
environ 200 000 euros par an aujourd’hui. Soit environ 7 fois le salaire
moyen d’un salarié français selon l’Insee...
Mais l’argent ne peut pas tout. Un compte en banque bien garni met
certainement son propriétaire à l’abri du besoin, mais pas des cas de
conscience. Baptiste se sent rapidement en décalage avec son milieu et les
rapports sociaux particuliers qui le structurent. Lorsqu’un fonds entre au
capital d’une entreprise, il lui apporte de l’argent, ce qui le place dans une
position de pouvoir : en tant qu’actionnaire majoritaire, il peut faire la pluie
et le beau temps dans l’entreprise.
Structurellement, tu es dans un rapport de domination. Tu détiens du capital. Si tu veux dégager le
dirigeant de la boîte parce que tu penses qu’il ne fait pas l’affaire, tu peux le révoquer ad nutum [sans
motif], du jour au lendemain.
Un pouvoir coercitif, donc, mis au service d’un unique objectif : dégager
le plus de cash possible.
Il faut être honnête. La création de valeur financière est la seule boussole des fonds. Une fois que tu
es actionnaire de la boîte, tu vas tout faire pour que l’EBITDA{80} augmente et mobiliser le moins
d’argent possible pour faire tourner la boutique. Le vrai moteur dans ce métier, ce n’est pas l’intérêt
social de l’entreprise mais la création de profit à court terme, qui va te permettre de revendre la boîte
plus chère à la fin. Cela passe par la diminution des coûts, la croissance externe [rachat d’autres
entreprises], le lancement de nouveaux produits...

Et il ne faut pas parler à Baptiste de responsabilité sociale des entreprises


(RSE){81}, ce concept « tarte à la crème » en vogue dans les milieux
économiques depuis une bonne dizaine d’années :
Ce type de termes est très à la mode dans les fonds, il laisse à penser que le respect des conditions de
travail ou du climat ferait partie de nos préoccupations majeures quand nous investissons. En réalité,
c’est surtout un moyen de valoriser encore davantage l’entreprise, en collant aux attentes de la société
qui évoluent. La RSE est devenue un aspect marketing fondamental, une manière de rester « à la
page », de ne pas décrocher par rapport aux concurrents. Le grand public en a besoin, les clients qui
nous prêtent de l’argent aussi. Mais les fonds ne sont pas là pour faire le bien. Leur idéologie, c’est
de gagner de l’argent. C’est pareil pour ce qui est des « fonds à impact », supposés investir dans des
entreprises bénéfiques pour la société.

Et cette « idéologie » peut faire des ravages. Les montagnes


d’endettement bâties à coup de LBO* durant les années fastes finissent
souvent par se transformer en plomb lorsque la crise survient. En 2008, le
choc des subprimes se propage à l’ensemble de l’économie mondiale. Les
grands médias se concentrent sur ses dégâts les plus médiatisés (banques au
bord de la faillite, marchés financiers déboussolés, etc.), mais certaines
pièces du puzzle s’écroulent sans faire de bruit. À commencer par les PME
dans lesquelles Baptiste a investi l’argent du fonds :
Les entreprises que je suivais étaient encore très rentables. Je garde le souvenir d’une grosse PME,
une belle boîte qui parvenait à dégager près de 15 % de marge d’EBITDA [c’est-à-dire que son
EBITDA représentait 15 % de son chiffre d’affaires], ce qui est énorme. Mais la dette que nous
avions mise pour la racheter est devenue ingérable avec la crise. Les fonds sont très réticents à
remettre de l’argent au pot quand ça va mal. Alors, pendant quelque temps, tu essaies de tirer sur la
corde au maximum. Et puis ça explose. Quatre-vingts personnes ont été licenciées, pour réduire les
coûts et éviter le naufrage. En vain.

Il marque une courte pause.


On aurait pu éviter ces licenciements. J’y ai participé, même si j’étais junior à l’époque. J’ai encore
du mal à digérer ça... J’aurais aimé réagir avec plus de courage, dire aux autres que je n’étais pas
d’accord. Quitte à prendre le risque de me faire dégager. En réalité, quel que soit ton boulot ou tes
responsabilités, tu peux toujours t’opposer à une décision injuste.

Chez Baptiste, ces licenciements et, plus généralement, les années


suivant la crise de 2008, jouent le rôle de révélateur. Mais le cheminement
est long : les réflexes patiemment acquis ne s’oublient pas en quelques
heures, les schémas mentaux résistent longtemps avant de céder.
On est biberonnés dans les écoles de commerce aux théories libérales, sur l’homo economicus roi{82},
la loi du marché, la concurrence pure et parfaite. Ça ne t’aide pas à sortir du cadre et à te poser des
questions. En plus, tu es bien payé, pourquoi se mettre martel en tête ? Du coup, la question de
l’impact social de notre boulot ne faisait pas partie des discussions entre collègues. Ou alors sur un
ton mi-amusé mi-gêné : « Vous êtes sûrs que c’est éthique ce qu’on fait ? » On avait entendu dire
qu’il y avait des débats dans la société autour des effets des LBO. Mais ça n’allait pas plus loin.

Baptiste, lui, va « plus loin ». Il s’interroge, dévore les livres d’analyse


sortis dans la foulée de la crise des subprimes, inscrit son désarroi intime
dans un cadre plus global. Et finit par négocier son départ, convaincu qu’il
« ne pouvait pas continuer à bosser là-dedans ».
Je ne suis pas le seul. Je connais pas mal de personnes qui ont vécu des histoires brutales avec les
fonds et qui ont préféré claquer la porte. Mais en général, leur analyse n’est pas systémique pour
autant. Ce sont surtout des discours un peu convenus : « L’argent rend con, il fait de nos dirigeants
des divas. Et puis, de toute façon, pour faire ce boulot, il faut pouvoir tuer père et mère. »

« Les patrons, j’en ai virés beaucoup »

Baptiste a donc choisi de quitter le secteur et de se reconvertir. Mais il est


évident que sa trajectoire n’est pas commune : l’écrasante majorité des
personnes travaillant dans le private equity* que nous avons rencontrées
nous ont confié leur fierté d’appartenir à ce milieu. Plutôt que de se
concentrer sur les effets de la financiarisation de l’économie, ils préfèrent
mettre en avant l’excitation ressentie lors d’un bon deal et l’utilité supposée
de leur activité. Écoutons Dominique Gaillard, pilier du private equity
français depuis trente ans, à la fois cofondateur du fonds Ardian et ancien
président de France Invest, principal lobby du secteur{83}:
Ce que j’aime dans ce job, c’est sa variété. Vous passez d’une entreprise qui fait de la béarnaise à une
boîte qui vend des vêtements, puis à une autre spécialisée dans les pompes à essence. Et, à chaque
fois, vous devez étudier le dossier, comprendre les points faibles et les points forts de l’entreprise que
vous rachetez. Le plus grand plaisir, c’est lorsque la réalité vous prouve que vous aviez raison, que la
stratégie mise en place pour créer plus de valeur s’est révélée payante.

Avant de conclure : « Nous jouons un vrai rôle pour améliorer


l’écosystème économique français, pour développer des PME, en faire des
leaders sur leur segment. »
Les plans de suppressions d’emplois, les faillites ? Peu de dirigeants de
fonds acceptent de répondre sans ciller à cette question. L’un d’entre eux,
autre figure éminente du secteur, s’y risque cependant :
Il faut être courageux. Lorsque vous commencez un deal, vous êtes charmant, vous tâchez d’être
sympathique avec tout le monde : le chef d’entreprise, le banquier, les représentants du personnel...
Mais parfois, les dossiers tournent mal. Dans ma carrière, j’ai viré pas mal de patrons. Pourquoi ?
Parce qu’ils n’osaient pas prendre les décisions qui s’imposent en cas de restructuration. Ou parce
qu’ils perdaient la « niaque », qu’ils n’arrivaient plus à suivre les avancées technologiques de leur
secteur.

Et le même d’avouer :
Lorsque nous n’avons pas le choix, oui, nous poussons le chef d’entreprise à annoncer un plan de
licenciements, ou des fermetures d’usines. Dans ce cas-là, il ne faut pas mollir. Bien sûr, l’aspect
humain est important. Mais quand vous devez prendre une décision dure, il ne faut pas y regarder à
deux fois : le pire est de laisser la situation se dégrader.

Cette détermination sans faille peut choquer. Elle constitue pourtant le


moteur le plus puissant du private equity, celui qui fait tourner cette
formidable machine à cash qu’est devenu le secteur en une vingtaine
d’années. L’économiste Ludovic Phalippou, enseignant à la prestigieuse
université d’Oxford, en est l’un des meilleurs spécialistes. Selon ses calculs,
les grands fonds d’investissement dégagent près de 20 % de taux de
rendement par an, ce qui est considérable{84}:
Les fonds parviennent à générer énormément de cash dans les entreprises qu’ils détiennent.
Pourquoi ? Parce qu’ils sont obsédés par ça. Les multinationales prennent du temps pour déterminer
leurs stratégies et changer de cap, leurs directions ne sont pas forcément focalisées sur la valeur
comptable des entreprises. Les dirigeants de fonds, si. Dans le private equity, vous vous dites :
« Nous avons trois ans pour gagner le plus d’argent possible, donc laissons tomber les discussions
de salon. Et débrouillons-nous pour faire grimper la valeur de l’entreprise »{85}.

La valse des milliards


En quelques décennies, l’essor des fonds d’investissement a créé une
nouvelle élite, sûre de son bon droit, persuadée d’agir pour le bien de
l’économie, alors même que plusieurs travaux remettent en cause ce
postulat commode{86}. Cette élite a d’autant plus intérêt à préserver son
activité qu’elle lui est extrêmement profitable. Peu de dirigeants de fonds
exhibent leur bulletin de salaire. Les sommes sont pourtant colossales. Pour
le comprendre, il faut garder à l’esprit que la rémunération d’un gérant se
divise en trois parts inégales : le salaire fixe, les « management fees » (frais
de gestion) et le « carried interest ».
Les management fees, qui représentent en moyenne 2 % du total de
l’argent levé auprès des clients (ou souscripteurs), servent à financer tous
les coûts engendrés par l’activité. Ludovic Phalippou explique :
Les management fees, en réalité, rapportent peu aux managers, car cet argent couvre de nombreux
frais : loyers, salaires des membres du fonds... Surtout, il va rémunérer tous les professionnels
extérieurs indispensables aux transactions. Quand vous mettez un milliard d’euros sur la table pour
racheter une entreprise, vous ne le faites pas à la légère. Vous épluchez toutes les données, depuis
l’état du toit de l’usine jusqu’au climat social au sein de la boîte, en passant par les relations avec les
fournisseurs. Il faut aussi sécuriser la dimension juridique. Ce travail titanesque nécessite
d’embaucher une armée de banquiers, d’avocats d’affaires, de comptables... autant de professionnels
payés, en moyenne, 1 000 euros de l’heure. Sur une transaction à un milliard d’euros, il faut compter
environ 20 millions d’euros en frais{87}.

Passons au « carried interest », terme difficilement traduisible en français


(« intérêt chargé »). Pour un dirigeant de fonds, c’est bien plus qu’une ligne
sur sa fiche de paie : c’est la vraie poule aux œufs d’or, le jackpot qui
justifie tout le travail effectué. Il s’agit d’un pourcentage prélevé sur les
plus-values réalisées par le fonds, au moment où il revend ses
participations*. Le versement du carried interest est toutefois conditionné
au respect des objectifs promis aux clients : le fonds doit dégager un taux de
rendement suffisant – en général de l’ordre de 7 % par an – pour pouvoir y
prétendre. Ce taux minimum est appelé « hurdle rate ». Le carried interest
représente environ 20 % des plus-values réalisées, ce qui peut signifier une
somme rondelette lorsque les plus-values en question se comptent en
milliards de dollars.
Le concept de carried interest est primordial pour comprendre le
fonctionnement des fonds : en indexant la rémunération de leurs dirigeants
sur le taux de rentabilité des entreprises rachetées, il explique leur obsession
pour le cash.
Les sommes en jeu sont gigantesques. En France, il est très difficile
d’avoir accès à ces montants : de nombreux fonds d’investissement ne
déposent pas leurs comptes annuels ; lorsqu’ils le font, les rémunérations
n’y figurent pas. Aux États-Unis, en revanche, une (certaine) transparence
est de mise. En décortiquant les comptes d’Oaktree, le géant américain
qu’on a déjà croisé dans le dossier Vivarte (cf. chapitre 2), on peut se faire
une idée des montants en jeu outre-Atlantique. Pour la seule année 2018,
Bruce A. Karsh, président du fonds, a perçu 11,3 millions de dollars de
carried interest, ce qui constitue la quasi-totalité de sa rémunération
annuelle (12,2 millions de dollars).
Karsh n’est pourtant pas le mieux loti. Lorsque l’on s’intéresse au
sommet de la pyramide, c’est-à-dire aux fonds les plus puissants de la
planète, les sommes dépassent l’entendement. Stephen A. Schwarzman,
président fondateur de Blackstone, a ainsi engrangé 610,5 millions de
dollars de rémunération en 2020, en intégrant les dividendes, qui
constituent la plus grosse partie de son enveloppe{88}.
Cela fait de lui le deuxième dirigeant le mieux payé des États-Unis,
uniquement devancé par Elon Musk, fondateur de Tesla (automobile){89}.
En comparaison, nos patrons français feraient presque figure de gagne-
petit : la même année, Bernard Charlès, président de Dassault Systèmes et
dirigeant le mieux payé de l’Hexagone, a empoché 20 millions d’euros{90},
ce qui représente tout de même près de 11 000 années de Smic... mais c’est
toujours 30 fois moins que Schwarzman.
Même dans le milieu de la finance, pourtant habitué aux salaires
confortables, ces sommes font des envieux. Un excellent connaisseur du
secteur nous a confié, avec un brin d’ironie :
Le private equity est sûrement la dernière industrie au monde où vous pouvez devenir milliardaire en
gérant l’argent des autres. Rien d’anormal à ce que cela suscite des vocations{91}.

L’économiste Ludovic Phalippou ajoute, en écho :


Quand vous entrez dans une classe de MBA aujourd’hui, et que vous demandez à la cantonade qui
veut devenir trader, vous allez voir une main se lever. Consultant ? Disons, trois mains levées.
Banquier d’affaires ? Un peu plus. Si vous demandez aux élèves quels sont ceux qui veulent entrer
dans le private equity, les trois quarts des mains vont se lever. C’est bien plus qu’il y a quinze ans...
Cet engouement s’explique à la fois par les rémunérations pratiquées, mais aussi par l’intérêt de cette
profession, par rapport aux autres métiers de la finance : lorsque vous êtes employé dans un fonds
d’investissement, vous achetez des entreprises, vous élaborez des stratégies de développement...
C’est stimulant intellectuellement{92}.
Ludovic Phalippou a tenté de mettre en lumière les dynamiques
d’enrichissement des dirigeants de fonds. Les résultats de ses travaux,
publiés dans un article de recherche, sont édifiants{93}. Entre 2006 et 2015,
les fonds américains auraient engrangé 230 milliards de dollars de carried
interest selon les estimations de l’universitaire, qui s’appuie sur les
performances financières du secteur. Il cite l’exemple des sommes
encaissées par Blackstone, grâce à ce qui est considéré comme le LBO* le
plus rentable de l’histoire. En juin 2007, juste avant la crise des subprimes,
le géant américain dépense 6,4 milliards de dollars pour mettre la main sur
les hôtels Hilton, parmi les plus prestigieux du monde. Leur introduction en
Bourse, en janvier 2014, rapporte 20 milliards de dollars au fonds
d’investissement. Selon les estimations de Phalippou, 2,6 milliards auraient
atterri dans les poches des associés de Blackstone, sous forme de carried
interest.
Le chercheur ne s’arrête pas là. Il montre que les gains considérables
réalisés par le secteur du private equity* profitent à une infime minorité
d’acteurs, pour l’essentiel les dirigeants des fonds d’investissement. Les
États-Unis de 2005 comptaient seulement trois milliardaires ayant fait
fortune grâce aux LBO : Henry Kravis et George Roberts (les dirigeants de
KKR dont nous avons parlé précédemment), ainsi qu’Alec Gores, dirigeant
fondateur du fonds Gores Group. Quinze ans plus tard, les États-Unis
comptaient vingt-deux heureux élus, parmi lesquels les dirigeants de
Blackstone, d’Apollo, de KKR, etc.
Cette hyperconcentration des richesses ne s’observe pas seulement au
pays de l’Oncle Sam. Une étude réalisée en 2020 par des spécialistes de la
fiscalité montre qu’en Angleterre environ 2 milliards de livres sont versés
en carried interest tous les ans, à seulement... 2 000 contribuables
britanniques{94}. Soit un million de livres par personne.
Bien souvent, les fortunes des dirigeants de fonds se sont constituées
grâce à la complaisance des pouvoirs publics. En Angleterre comme aux
États-Unis, de généreuses niches fiscales ont été négociées directement
avec les gouvernements dans les années 1980, période faste pour le private
equity. Objectif ? Faire passer le carried interest pour un revenu issu du
capital (au même titre que les actions ou les obligations) et non du travail
(salaire). Aux États-Unis, par exemple, cela permet aux dirigeants de fonds
d’être imposés à hauteur de 20 % environ sur leur carried interest, contre
près du double s’il s’était agi d’un salaire Depuis plusieurs années, cette
inégalité de traitement alimente les controverses, le plus souvent en période
électorale. Les opposants à la niche fiscale mettent régulièrement en avant
l’injustice d’un tel système et son coût pour le contribuable. Ainsi le
candidat Joe Biden s’est-il engagé, pendant sa campagne de 2020, à doubler
le taux de prélèvement. Depuis son arrivée à la Maison Blanche, il a
réaffirmé à plusieurs reprises son intention d’aller jusqu’au bout, au grand
dam des principaux intéressés{95}...

Au cœur des réseaux de pouvoir

En trente ans, la nouvelle élite du private equity* ne s’est pas contentée


de s’enrichir. En France comme aux États-Unis, elle s’est installée au cœur
de l’oligarchie, mettant à profit ses relations privilégiées avec les
responsables politiques et les décideurs économiques pour accroître son
influence. Spécialiste des élites financières, le sociologue Paul Lagneau-
Ymonet se dit étonné par la rapidité avec laquelle les gérants de fonds
hexagonaux sont passés d’une place relativement marginale dans le
landerneau parisien, à une position beaucoup plus centrale :
En trois décennies, le capital-investissement a opéré une synthèse entre deux fractions des élites
françaises, que l’on a longtemps présentées comme antagonistes : le capitalisme familial d’une part,
et celui des hauts fonctionnaires, énarques ou ingénieurs, de l’autre. Regardez la trajectoire des
associés des grands fonds français, vous constaterez qu’il s’agit très souvent de la réunion de ces
deux fractions. Typiquement, vous y trouverez un ancien du ministère de l’Industrie, passé par une
grande école (formation d’ingénieurs ou autres) en compagnie d’un associé qui aura fait ses armes
dans de grosses boîtes familiales ou qui sera lui-même héritier d’une grande famille française. Le
premier dispose d’une connaissance technique et de contacts parmi les investisseurs institutionnels de
type compagnies d’assurance, le second du carnet d’adresses nécessaire pour capter l’argent de
fortunes familiales. Pour avoir le panorama complet, ajoutez-y une troisième personne, formée au
métier de l’audit ou de la comptabilité, qui tient les cordons de la bourse{96}.

Le conseil de surveillance d’Eurazeo, fonds d’investissement lancé en


2001 qui détient près de 23 milliards d’euros d’actifs* sous gestion vingt
ans plus tard, offre un spectaculaire échantillon de l’oligarchie à la
française. Parmi les quatorze membres composant le conseil en 2021, on
trouve :
– cinq anciens banquiers d’affaires (Michel David-Weill, ancien dirigeant
de la banque Lazard ; Georges Pauget, ex-patron du Crédit lyonnais ;
Patrick Sayer, ancien associé de Lazard ; Bruno Roger, également ex-
dirigeant de Lazard, et Vivianne Akriche, passée par Goldman Sachs) ;
– trois anciens hauts fonctionnaires (Françoise Mercadal-Delasalles,
passée par le ministère des Finances ; Amélie Oudéa-Castera, ex-auditrice à
la Cour des comptes ; et Stéphane Pallez, ancienne de la Direction générale
du Trésor) ;
– deux héritiers de la haute bourgeoisie (Olivier Merveilleux du Vignaux
et Victoire de Margerie) ;
– un grand patron (Jean-Charles Decaux, membre du directoire de
JCDecaux) ;
– un comptable de haut vol (Christophe Aubut) ;
– enfin, un milliardaire italo-américain ayant fait carrière dans le private
equity (Robert Agostinelli, invité à la fameuse soirée du Fouquet’s du 6 mai
2007, qui célébrait l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la
République).
Ce microcosme raffole des dîners mondains, mais fuit la lumière des
projecteurs. En France, les grands dirigeants de fonds d’investissement font
preuve d’une discrétion de violette. Il faut éplucher le classement des
grandes fortunes professionnelles, réalisé tous les ans par le magazine
Challenges, pour s’apercevoir que l’Hexagone compte au moins une demi-
douzaine de millionnaires du private equity : Bruno Rousset (dirigeant du
fonds Evolem, 750 millions d’euros de fortune professionnelle), Mathieu
Chabran et Antoine Flamarion (fonds Tikehau, 675 millions d’euros),
Michel David-Weill (fonds Eurazeo, 665 millions d’euros), Walter Butler
(Butler industrie, 600 millions d’euros) et Maurice Tchenio (fonds Apax,
375 millions d’euros){97}. Il n’est pas question de faire la biographie
détaillée de tous ces personnages, mais de relever quelques éléments
saillants. La plupart sont des membres éminents de l’establishment : sortis
des plus prestigieuses écoles – HEC, Ena, Sciences Po... –, ils ont souvent
démarré leur carrière dans la finance internationale avant de se tourner vers
le private equity, et ils arpentent volontiers les allées du pouvoir. Pourtant,
ils prennent grand soin de ne jamais défrayer la chronique.

Un patron philanthrope
Prenons l’exemple de Maurice Tchenio, sorte de « parrain » du capital-
investissement*, né en 1943. C’est probablement l’un des tout premiers
hommes d’affaires européens à avoir compris le potentiel de développement
du secteur. En 1972, lorsque le jeune homme à peine trentenaire se lance
dans les affaires, il a déjà plusieurs cordes à son arc : diplômé en France
d’HEC (promotion 1965) et aux États-Unis d’Harvard Business School
(1970), il dispose d’un carnet d’adresses bien rempli et d’une solide
connaissance du marché américain. Avec un de ses anciens camarades
d’Harvard, le britannique Ronald Cohen, il décide de créer le fonds
d’investissement Apax Partners, avec pour ambition de réaliser des
opérations de fusions-acquisitions entre la France et les États-Unis.
À l’époque, le private equity en est encore à ses balbutiements, mais le
grand décollage des années 1980-1990{98} prouvera aux deux hommes
d’affaires qu’ils ont misé sur le bon cheval.
Depuis sa création, Apax Partners a investi dans de nombreuses
entreprises, dont certaines très connues des Français – l’opticien Alain
Afflelou, le parfumeur Sephora, ou la marque Aigle –, sans jamais faire de
vagues... Ou presque. Le seul accroc dans ce CV immaculé se produit en
octobre 2009, lorsque la presse s’intéresse aux méthodes pas toujours
tendres du fonds d’investissement. L’histoire est rocambolesque. En 2006,
Apax a pris les commandes de l’entreprise Morgan, célèbre marque de prêt-
à-porter. Les choses n’avancent pas assez vite pour le fonds, qui voudrait
revendre l’entreprise rapidement en dégageant une plus-value. Morgan a
déjà sous-traité une partie de sa production en Tunisie, pour des raisons
évidentes de coûts de fabrication. Mais le fonds juge les économies
insuffisantes : il décide de rompre brutalement ses relations avec le sous-
traitant et ses 800 salariés, pour transférer la production dans un pays où la
main-d’œuvre est encore plus économique (et moins bien traitée), la Chine.
Les Tunisiens, qui travaillent avec Morgan depuis près de dix ans, ne
l’entendent pas de cette oreille. Dénonçant une rupture contractuelle
abusive, ils prennent langue avec un avocat français, Jacques Boedels, qui
entame un bras de fer juridique{99}.
Boedels propose à la direction d’Apax de régler la situation à Paris,
devant un tribunal arbitral, une instance privée qui permet de trancher
certains litiges sans passer par un juge. Le verdict tombe le 30 juillet 2009 :
Apax est condamné à verser 10 millions d’euros au sous-traitant tunisien.
Mais cela ne marque pas la fin de l’affaire pour autant, comme le raconte
l’avocat des plaignants, plus de dix ans après :
Apax avait le plus grand mépris pour ces Tunisiens qui avaient osé le défier, lui, le puissant fonds
d’investissement français. Comme il refusait de verser les dommages imposés par le jugement, je suis
allé m’adresser directement au président du Tribunal de commerce de Paris, à qui j’ai raconté toute
l’histoire. Le président était atterré. Il a décroché son téléphone, et a expliqué au dirigeant d’Apax
qu’il était incompréhensible pour une entreprise de cette taille de s’asseoir sur une sentence arbitrale.
C’est un des rares cas où le droit permet au tribunal de commerce de prononcer la faillite du
récalcitrant. Apax a fini par céder. Il n’avait pas d’autre solution{100}.

En dehors de cette affaire qui a défrayé la chronique durant quelques


semaines, Tchenio fait peu parler de lui. Selon certaines sources{101}, il
aurait appartenu au « Premier cercle », ce club de riches donateurs
anonymes – hommes d’affaires pour la plupart –, qui ont financé la
campagne victorieuse de Nicolas Sarkozy en 2007. Est-ce en guise de
remerciement que le même Sarkozy, une fois élu, décore le patron d’Apax
de la légion d’honneur, le 21 mars 2008 ? Impossible à dire, même si on
connaît la propension du président libéral à accrocher des médailles au
veston de ses généreux donateurs...
Voilà donc Tchenio riche, reconnu et décoré. Pour cocher toutes les cases
de l’entrepreneur à succès moderne, il lui restait à se lancer dans la
philanthropie, à l’image des milliardaires américains Bill Gates ou Warren
Buffet. C’est chose faite en 2010, lorsqu’il crée la fondation AlphaOmega,
destinée à accompagner des associations françaises spécialisées dans
l’éducation des enfants défavorisés (comme Coup de pouce, l’Afev,
Entreprendre pour apprendre, etc.). Investir dans l’éducation donc, mais pas
n’importe comment. Tchenio veut diffuser en France les valeurs de la
« Venture Philanthropy », c’est-à-dire appliquer les méthodes du private
equity au secteur caritatif. C’est encore lui qui en parle le mieux :
La Venture Philanthropy part du principe qu’une association fonctionne comme une entreprise. Pour
qu’une association se développe, il faut qu’elle soit structurée comme une entreprise, avec une équipe
de direction solide, une vision stratégique, un plan de croissance, et les équipes, les outils
performants pour le déployer. [...] Nous affirmons que la meilleure façon de résoudre les problèmes
sociaux à grande échelle, c’est de doter les acteurs sociaux les plus impactants de structures pour
apporter leur solution sociale au plus grand nombre{102}.

Financée par de riches hommes d’affaires (dont Alain Afflelou),


AlphaOmega ne s’intéresse donc pas aux petites structures de quartier mais
aux associations ayant déjà pignon sur rue, dotée d’au moins un million
d’euros de budget et qui accompagnent plus de 10 000 jeunes. En bon
spécialiste du private equity, Tchenio s’entoure de professionnels du
chiffre : la directrice générale d’AlphaOmega est une ancienne de chez
Goldman Sachs, Elisabeth Elkrief. Par ailleurs, pour aider les associations à
acquérir la culture d’entreprise qui leur permettra de « changer d’échelle »,
la fondation met à leur disposition des experts issus des plus grands
cabinets de consulting internationaux – Ernst & Young, Mazars, Boston
Consulting Group (BCG), etc.
L’engagement de l’homme d’affaires s’appuie sur une conviction
idéologique forte, répandue chez les tenants du capitalisme philanthropique,
selon laquelle la générosité du secteur privé viendrait combler les failles
d’un État-Providence à bout de souffle :
Aujourd’hui, les Gilets jaunes réclament plus de justice sociale, mais les finances publiques sont
gelées et notre taux d’imposition est déjà l’un des plus élevés d’Europe. Il existe en revanche une
énorme marge de progression dans l’efficacité de la dépense publique. Le monde associatif est
financé à 80 % par de l’argent public. Les fonds privés ne pourront jamais remplacer les fonds
publics. Mais en concentrant nos investissements sur la structuration des associations, nous leur
permettons d’optimiser leur fonctionnement pour toucher un plus grand nombre de bénéficiaires. Par
effets induits, la Venture Philanthropy est un facteur d’optimisation de la dépense publique{103}.

À quoi bon augmenter les impôts, lorsque l’on peut compter sur
l’altruisme avisé de nos hommes d’affaires pour faire régner la « justice
sociale »...

Un des hommes les plus puissants de la planète

Si les gérants de fonds français brillent par leur discrétion, il en va tout


autrement de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, certains grands
noms du private equity n’hésitent pas à frayer avec les stars de la jet set. Le
plus emblématique d’entre eux est Stephen A. Schwarzman, dirigeant
fondateur de Blackstone. Né en 1947, régulièrement classé parmi les
hommes les plus puissants de la planète{104}, il incarne presque à lui seul
l’exubérance tape-à-l’œil de Wall Street.
Une scène permet de prendre la (dé)mesure du personnage. En
février 2007, pour son soixantième anniversaire, l’homme d’affaires décide
d’organiser une soirée. Comme il déteste faire les choses à moitié, il loue un
bâtiment entier sur Park Avenue (une avenue huppée de New-York), fait
accrocher un immense portrait de lui-même dans la salle de réception, et
convie un parterre de célébrités aussi diverses que Donald Trump, futur
président américain, Lloyd Craig Blankfein, dirigeant de Goldman Sachs,
ou Tina Brown, grande prêtresse de la presse magazine américaine. Pour
assurer l’ambiance musicale, il invite Rod Stewart, chanteur de rock
britannique dont les prestations coûtent au bas mot un million de dollars.
Six mois plus tard, la crise des subprimes plonge le monde dans le chaos. Et
la soirée du milliardaire, où de grands noms de la finance se régalent de
homard et de champagne hors de prix, apparaît rétrospectivement comme le
symbole d’une élite trop occupée à festoyer pour s’intéresser au désastre
qu’elle est sur le point de créer{105}...
Du haut de ses 33 milliards de dollars de fortune personnelle,
Schwarzman a largement les moyens de financer ses excentricités.
D’ailleurs, chez lui, tout est excessif. Son ambition comme son train de vie.
Il habite un appartement de 2 000 mètres carrés en plein cœur de
Manhattan, décoré de toiles de grands maîtres et doté d’équipements
invraisemblables (dont pas moins de douze salles de bains).
La liste des différentes positions qu’il occupe au sein de l’establishment
américain donne le vertige. En plus d’être conseiller de l’Atlantic Council,
un des think tanks les plus influents des États-Unis, spécialisé en politique
internationale, il est membre du Business Roundtable, un redoutable lobby
rassemblant des dirigeants de grandes entreprises américaines (comme
Amazon ou Apple) désireux de faire pression sur les législations. Il occupe
également des postes au sein de plusieurs institutions culturelles
prestigieuses, telles que la New York Public Library (réseau de
bibliothèques publiques) ou le John F. Kennedy Center for the performing
Arts (salle de spectacles). Il est, enfin, membre des Skulls and Bones,
société secrète regroupant des anciens étudiants de l’université de Yale, qui
compte dans ses rangs de nombreuses personnalités influentes, dont
l’ancien président George W. Bush.
En réalité, le parcours de Schwarzman ressemble à celui de nombreuses
« stars » du private equity : études brillantes, début de carrière dans la
finance, appât du gain. Mais s’il est devenu le plus riche d’entre tous, c’est
qu’il a tout fait mieux que les autres. Après un passage par Yale, puis
Harvard, le jeune homme se retrouve propulsé chez Lehman Brothers, la
célèbre banque d’affaires qui disparaîtra des décennies plus tard dans les
cendres de la crise des subprimes. Il fait ses armes dans la division fusions
et acquisitions, l’une des activités les plus profitables de la finance :
banquiers, avocats et consultants divers conseillent les grandes entreprises
lorsqu’elles rachètent ou cèdent des filiales, ou lorsqu’elles fusionnent entre
elles. Avec, chaque fois, de généreuses commissions à la clé. Schwarzman
excelle, mais se sent très vite à l’étroit.
Avec un ancien de Lehman Brothers, Peter Peterson, il lance Blackstone
en 1985. Les 400 000 dollars qui permettent de créer la société proviennent
des comptes en banques déjà bien garnis des deux fondateurs. Dès le départ,
leur feuille de route tient en une phrase : gagner beaucoup d’argent en
engageant le moins de ressources possible. Ils se positionnent sur deux
créneaux extrêmement porteurs, le conseil en fusions-acquisitions, un
métier qu’ils connaissent par cœur, et les investissements en LBO*, activité
poussée par des vents favorables en cette décennie 1980. Ils mettent à profit
leur énorme carnet d’adresses, ainsi que la réputation de Lehman Brothers
dans les milieux d’affaires. Leur flair infaillible fait le reste, associé à une
absence totale de scrupules : « C’est la guerre que je veux, non une série
d’escarmouches, assène Schwarzman en guise de profession de foi. Je
pense toujours à ce qui peut tuer l’autre enchérisseur{106} ».
Un mantra efficace. En 2021, Blackstone gérait près de 700 milliards de
dollars d’actifs* à travers la planète, en restant fidèle à la stratégie de
diversification qui a fait son succès : au-delà du private equity, le fonds
s’est positionné sur l’immobilier, les infrastructures, la dette privée, etc.
L’entrée en Bourse de Blackstone, en juin 2007, permet à Stephen A.
Schwarzman de consolider un peu plus sa fortune. Riche à milliards, il peut
désormais mettre son argent au service de ses lubies. Mais l’homme
d’affaires ne se contente pas d’organiser des soirées d’anniversaire, il fait de
la politique. Conservateur acharné, il n’hésite pas à prendre position dans le
débat public, quitte à faire bondir les commentateurs. En 2010, alors que le
président Barack Obama fait part de son désir de réformer la niche fiscale
dont profitent les dirigeants du private equity, Schwarzman sort le bazooka :
la politique fiscale du président démocrate, dit-il, s’apparente à « l’invasion
de la Pologne par Hitler en 1939{107} ».
À défaut de se présenter aux élections, le milliardaire soutient
financièrement le camp des Républicains (à droite de l’échiquier politique
américain), auquel il est très lié. En 2016, par exemple, il signe un chèque
de près de 5 millions de dollars pour aider son parti favori. Très proche de
Donald Trump, il le conseille tout au long de son mandat. À l’hiver 2016,
alors que l’ancien magnat de l’immobilier vient tout juste d’être élu à la tête
du pays, c’est lui qui prend la tête d’un petit groupe de dirigeants
d’entreprise influents, le Strategic and Policy Forum, chargé d’épauler le
nouveau président en matière de politique économique.
Les relations privilégiées de Schwarzman avec la Maison Blanche lui
ouvrent de nombreuses portes durant la présidence Trump, en lui offrant un
accès direct aux grands dirigeants de la planète. Un exemple ? Il y a fort à
parier que la décision, annoncée par l’Arabie saoudite au printemps 2017,
d’investir 20 milliards de dollars dans Blackstone, soit liée à la proximité du
milliardaire avec le président républicain{108}. Blackstone entend investir
cette manne dans les réseaux d’infrastructure américains (routes,
aéroports...). Dans cette affaire, tout le monde est gagnant : l’Arabie
saoudite, toujours soucieuse de s’affranchir de sa dépendance à l’or noir,
poursuit sa stratégie de diversification économique. Donald Trump, qui a
promis à ses électeurs un gigantesque plan d’investissement dans les
infrastructures durant son mandat, fait financer sa politique de grands
travaux par de l’argent frais. Et Stephen A. Schwarzman, patron de
Blackstone, consolide un empire déjà considérable.
Chapitre 4
Entre les fonds et le monde politique,
des relations incestueuses

Comme on l’a vu au chapitre précédent, certains patrons de fonds ne se


contentent pas de jongler avec leurs milliards : ils fréquentent assidûment
les réseaux de pouvoir, prennent parti, interviennent dans le débat public ;
bref, ils font de la politique.
Pour autant, il ne faudrait pas limiter l’immixtion de ce secteur dans la
vie de la cité à une poignée d’engagements personnels. Au cours des
dernières décennies, les fonds ont pris une part de plus en plus active dans
la politique des États, au point qu’ils exercent désormais une influence non
négligeable dans l’arène électorale.

Financer des campagnes présidentielles

Le cas américain, encore une fois, offre un passionnant terrain d’étude :


la multiplication des scandales politiques ou industriels des dernières
décennies, depuis le Watergate (1974) jusqu’à l’affaire Enron (2001), a
impliqué des changements législatifs pour garantir désormais une certaine
transparence au jeu électoral. Les campagnes présidentielles américaines
engloutissent des sommes considérables (11 milliards de dollars par
exemple, pour celle de 2020, tous candidats confondus), mais l’origine de
ces fonds est bien plus facile à retracer qu’en France. Chez nous, il est
impossible de connaître les sommes mobilisées par les dirigeants du CAC
40 pour soutenir Emmanuel Macron ou François Fillon lors de la
présidentielle de 2017. Aux États-Unis, en revanche, ce genre
d’informations est rendu public car les candidats ont l’obligation de
divulguer la liste de leurs donateurs à la Commission électorale fédérale
(FEC). Autrement dit, on sait comment votent les milliardaires... Ce qui n’a
rien d’anecdotique puisqu’ils sont les plus gros bailleurs de fonds des
prétendants à la présidence, devant les petits contributeurs individuels,
l’autofinancement, les PAC (comités d’action politiques), etc.
Prenons le cas de la campagne américaine de 2020. Les données
publiques compulsées par le média Forbes indiquent que les milliardaires
de la finance ont été les plus gros investisseurs{109}. Et, parmi eux, les
dirigeants de fonds d’investissement tiennent le haut du pavé. Avec
48 millions de dollars de dons, Stephen A. Schwarzman, emblématique
dirigeant de Blackstone et républicain convaincu, talonne le dirigeant de
hedge fund* Tom Steyer, plus gros donateur. On retrouve aussi Bruce
Karsh, fondateur d’Oaktree (1,2 million de dollars de dons), Steve Feinberg,
dirigeant du fonds vautour* Cerberus Capital Management
(715 600 dollars), ou encore William E. Conway, dirigeant de Carlyle
(250 000 dollars). Si l’on regarde tous secteurs confondus (finance, médias,
industrie, etc.), on se rend compte que le patron de Blackstone est le
cinquième plus gros bailleur de fonds de la dernière campagne américaine...
Élargissons à présent la focale. Les données publiques permettent de
savoir comment l’industrie du capital-investissement* finance la vie
politique américaine depuis quatre décennies. Au total, les fonds ont
déboursé plus de 700 millions de dollars entre 2000 et 2020, pour soutenir à
la fois les candidats aux présidentielles et les membres du Congrès
(sénateurs et représentants){110}. C’est près de deux fois plus que ce que les
grandes banques d’affaires américaines comme Bank of America ou
J. P. Morgan ont versé sur la même période, malgré le poids de ces
dernières dans l’économie du pays.
Les sommes en jeu ont pratiquement été multipliées par dix sur les dix
dernières années, passant d’environ 24 millions à 220 millions de dollars
par an, ce qui tend à prouver que les fonds cherchent à gagner en influence
politique à mesure que grandit leur poids économique. « C’est une sorte de
cercle vertueux si l’on se place de leur point de vue, explique le sociologue
Fabien Foureault. Plus ils croissent, plus ils disposent de ressources
destinées à financer la vie politique ; et plus ils financent cette dernière,
plus ils peuvent mettre en place des règles législatives qui leur sont
favorables, ce qui les aide à grossir davantage{111}. »
D’où cette question évidente : pour qui votent les fonds ? On pourrait
penser qu’ils ont tendance à soutenir massivement le camp républicain,
pour ses prises de positions très « pro business ». La réalité est plus
nuancée. En trente ans, 52 % des sommes versées ont atterri dans les caisses
du camp républicain, contre 48 % pour le camp démocrate{112}. Un écart
guère flagrant, à mettre probablement sur le compte du pragmatisme des
fonds... Leur obsession est bien sûr de peser sur le futur pouvoir politique,
afin de se prémunir contre toute évolution législative qui contraindrait leur
business ou, à l’inverse, d’influencer les législateurs pour qu’ils écrivent
des lois en leur faveur. Mieux vaut donc ne pas insulter l’avenir, en se
mettant à dos le futur vainqueur de la présidentielle.
Certains fonds n’hésitent pas à donner aux deux camps à la fois : en
2008, par exemple, le géant Blackstone a déboursé 815 000 dollars pour
soutenir les Républicains et 810 000 dollars pour financer le camp
démocrate, pourtant emmené par un Barack Obama caricaturé en dangereux
« socialiste » par ses plus farouches opposants. Les convictions n’excluent
pas une bonne dose de prudence politique.
Une autre explication tient peut-être aussi à la relative homogénéité
idéologique du champ politique américain : rares sont les candidats à la
présidentielle qui partent en croisade contre la finance ou remettent en
cause les sacro-saintes lois du marché...
Certaines années détonnent malgré tout. Lors de la présidentielle de
2012, les fonds ont attribué 43,4 millions d’euros au camp républicain,
contre seulement 16 « petits » millions au camp démocrate. Ce traitement
de faveur s’explique à l’évidence par la personnalité du candidat
républicain de l’époque, Mitt Romney, pilier du capital-investissement*
américain (cf. infra). Cette année-là, les fonds n’ont pas hésité à soutenir
l’un des « leurs ».
À l’inverse, ces mêmes fonds ont fait le choix d’appuyer Joe Biden lors
de l’élection de 2020 : pour la première fois dans l’histoire récente, les
géants de la finance ont soutenu sans ambiguïté le camp démocrate, en lui
allouant 60 millions de dollars, contre seulement 40 aux Républicains. Dans
le détail, le candidat Biden a reçu près de 4 millions de dollars des fonds
d’investissement, soit cinq fois plus que Donald Trump.
Pourtant, on ne peut pas dire que la présidence de ce dernier (2017-2021)
a été marquée par une franche hostilité à l’égard des fonds
d’investissement. Au cours de son mandat Donald Trump a su remercier ses
soutiens de campagne en leur proposant divers strapontins. Steve Feinberg,
le patron du fonds américain Cerberus qui a financé l’élection du
milliardaire à hauteur de plus d’un million de dollars, s’est vu offrir un
siège (non rémunéré) au sein du très discret President’s Foreign Intelligence
Advisory Board (ou Conseil consultatif du renseignement étranger pour le
président). Ce comité, placé directement sous l’autorité du chef de l’État, a
pour mission de lui fournir des analyses sur le travail effectué par le monde
du renseignement, un univers que Trump a toujours regardé avec
méfiance{113}. La nomination de Feinberg n’est pas sans lien avec certaines
de ses activités : son fonds d’investissement, Cerberus, détenait à l’époque
DynCorp, une grosse société militaire privée basée en Virginie, qui travaille
pour le gouvernement américain.
Au-delà des nominations, le secteur du capital-investissement doit
également à l’administration Trump quelques jolis « cadeaux ». En
juin 2020, une loi sur mesure lui offre un accès direct au gigantesque
marché de l’épargne retraite américain. Désormais, les travailleurs qui, en
vue de leurs vieux jours, placent une partie de leur salaire en Bourse à
travers le fameux « 401K » (un outil d’épargne retraite), peuvent investir
dans les fonds de private equity*. Une aubaine pour les fonds en question,
puisque ce marché pèse quelque 6 000 milliards de dollars aux États-Unis.
Les lobbyistes du secteur n’ont pas manqué de saluer cette bonne nouvelle,
tandis que les plus critiques pointaient les risques pesant sur les clients peu
expérimentés (frais élevés, opacité, investissements potentiellement
risqués).
Malgré ces gages d’amitié, les fonds n’ont pas hésité à abandonner
Donald Trump en rase campagne en 2020. Une preuve, là encore, de leur
pragmatisme décomplexé. Les hommes d’affaires détestent plus que tout
l’instabilité, et la gouvernance erratique du magnat de l’immobilier, capable
de déclencher des guerres commerciales en quelques tweets, donnait des
sueurs froides aux financiers. « En fait, ils ont joué la carte de la
tranquillité, résume Oliver Gottschalg, spécialiste mondialement reconnu
des fonds. Le discours dominant à Wall-Street, à la fin de la présidence
Trump, était en gros : “mieux vaut un leader à la Biden, qui n’est pas `pro
business’ mais qui n’a rien d’un socialiste non plus, plutôt qu’un Trump,
dont on ne peut jamais anticiper les décisions”. Pour prospérer, le private
equity a besoin de planifier. Et pour cela, il doit savoir où va
l’administration au pouvoir{114}. »

Emmanuel Macron, meilleur ami des fonds d’investissement ?


Aux États-Unis, les sommes allouées par les fonds au lobbying ont
progressé elles aussi. Anecdotiques durant les années 1990 et le début des
années 2000, elles ont augmenté depuis 2007, atteignant 17 millions de
dollars en 2020. Quelque 200 lobbyistes sont mobilisés par le private
equity, dont les intérêts sont représentés par le puissant « American
investment council ».
Et en France ? Là encore, il ne faut pas espérer la même transparence,
même si on imagine que les sommes en jeu sont bien moins importantes.
Dans l’Hexagone, le principal lobby des fonds d’investissement est France
Invest, anciennement baptisé AFIC (Association française des investisseurs
en capital). Créé en 1984, il compte près de 400 membres en 2021. Doté
d’un budget de fonctionnement de 5 millions d’euros par an, il n’a certes
pas encore l’influence de la Fédération française bancaire (FBF) ou de la
Fédération française des assurances (FFA), mais il dispose d’entrées dans la
plupart des lieux de pouvoir français. Simon Ruchaud, qui œuvre pour
France Invest, résume à sa manière la mission du lobby des fonds
d’investissement :
Nous sommes là pour faire entendre la voix du capital-investissement, pour promouvoir cette
industrie auprès du grand public. Et expliquer qu’entre le « Loup de Wall-Street »{115} et nous, il y a
un monde ! Nous rendons des services à la société, notre objectif n’est pas seulement de gagner de
l’argent{116}.

Simon Ruchaud explique aussi que l’un des principaux objectifs de


France Invest est de se débrouiller « pour que nos positions soient
entendues lors des prises de décisions politiques ». Rien d’anormal pour un
lobby. Mais c’est évidemment, de toutes les missions de l’association, celle
qui fait couler le plus d’encre et suscite le plus de fantasmes. Dominique
Gaillard, ancien président de France Invest, l’admet :
Le vote du Budget de l’État est toujours une période décisive pour nous. Nous passons notre temps
entre Bercy [siège du ministère de l’Économie] et Matignon, en allant même parfois jusqu’à l’Élysée,
pour proposer des amendements dans les projets de Loi de finances. Notre souci est toujours
d’améliorer l’environnement législatif pour nous permettre d’être encore plus contributeurs au
dynamisme de l’économie française{117}.

Au cours de notre enquête, plusieurs spécialistes du secteur nous ont


confié que France Invest avait joué un rôle clé dans l’élaboration d’une des
mesures emblématiques du quinquennat d’Emmanuel Macron, la « flat
tax ». Pour mémoire, cette réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2018
visait à diminuer la fiscalité pesant sur les revenus du capital (dividendes et
plus-values), en instaurant un prélèvement à taux unique de 30 %. Très vite,
la flat tax est devenue, avec la transformation de l’impôt sur la fortune
(ISF), le symbole de la politique pro-riches du président. Et la bête noire de
tous ses opposants. Quel rôle a joué France Invest ? Réponse, tout en
nuances, de son ancien président :
En réalité, c’est difficile à dire. Dans le cadre de la présidentielle de 2017, nous avions réalisé un
livre blanc à destination des candidats, qui formulait notamment cette proposition de flat tax. Mais
comme pour la suppression de l’ISF, nous n’étions pas les seuls en France à la soutenir ! [La
proposition fait consensus dans le monde de la finance]. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que nous
avons rencontré plusieurs fois Emmanuel Macron, lorsqu’il était secrétaire général adjoint à l’Élysée
[entre mai 2012 et juillet 2014], puis lors de son passage à Bercy [il a été ministre de l’Économie
entre août 2014 et août 2016]. Autrement dit, nos positions lui étaient familières. Globalement, il voit
très favorablement notre rôle dans l’écosystème. Nous avons, je l’espère, modestement contribué à
ses engagements en faveur de la « start-up Nation ».

On se doute bien qu’entre l’ancien banquier d’affaires et le lobby des


fonds d’investissement, le courant est passé très vite. La lune de miel a
démarré avant la présidentielle. En mai 2016, celui qui n’est encore qu’un
ambitieux ministre de l’Économie est reçu par France Invest, dans une
ambiance chaleureuse. « Êtes-vous un ami de la finance ? » demande,
goguenard, l’un des participants à Emmanuel Macron. Qui répond du tac au
tac : « Il n’y a pas de réussite économique sans finance. Il ne s’agit pas
d’être l’ami ou l’ennemi de la finance, mais j’essaye d’être lucide. » Et le
ministre de se lancer dans un vibrant hommage au capital-risque,
indispensable à « l’économie de l’innovation », avant de conclure : « La
taxation actuelle ne favorise pas la prise de risque dans le capital, donc je
pense qu’il faut la modifier{118}. » À bon entendeur...
Au cours du quinquennat d’Emmanuel Macron, les fonds
d’investissement n’ont pas eu trop de mal à se faire entendre. France Invest
a joué un rôle déterminant dans l’élaboration d’une loi adoptée en décembre
2018 à l’abri des radars médiatiques. Il s’agit de mettre en place une niche
fiscale favorable aux fonds, qui s’adresse aux propriétaires d’entreprise.
Lorsqu’ils décident de vendre leur société, ces derniers doivent s’acquitter
d’un impôt sur la plus-value dégagée au moment de la cession. Mais un
mécanisme dit d’« apport-cession » leur permet désormais de bénéficier
d’un report d’imposition, voire, dans certaines conditions, d’une
exonération pure et simple. Il leur faut pour cela réinvestir 60 % du montant
gagné au moment de la vente dans un véhicule de capital-investissement,
pour une durée de cinq ans minimum. Pour le contribuable, c’est une bonne
manière d’alléger sa feuille d’impôts ; pour les fonds d’investissement, c’est
une opportunité de récolter de l’argent frais.
Le quinquennat d’Emmanuel Macron a également aidé les fonds à
s’approcher d’une vraie caverne d’Ali Baba : l’épargne des Français. Pour
le private equity*, l’enjeu est crucial. Les contribuables investissent en effet
chaque année une fortune dans des contrats d’assurance-vie. Pour preuve,
les encours (montants investis) atteignaient 1 800 milliards d’euros en 2020.
Il existe deux types de contrats : les fonds en euros et les unités de compte.
Les premiers sont gérés par les assureurs et sont composés majoritairement
d’obligations d’État. C’est un placement sans risque mais très peu rentable,
à plus forte raison dans un monde de taux d’intérêt faibles. Les unités
de compte, à l’inverse, permettent d’investir sur les marchés financiers. Le
rendement est bien plus important, mais le risque aussi, puisque l’épargnant
s’expose à voir tout son argent partir en fumée. C’est bien sur ce type de
supports que lorgnent les fonds depuis des années.
Un décret publié le 15 novembre 2019 exauce (en partie) leurs souhaits.
Désormais, les épargnants peuvent investir dans des fonds professionnels de
capital-investissement (FPCI), instruments de prédilection du private equity.
Avec néanmoins un verrou de taille : en règle générale, ces placements sont
réservés à des épargnants capables d’investir au moins 100 000 euros...
Les défenseurs du private equity ne comptent pas s’arrêter en si bon
chemin, comme le résume Dominique Gaillard :
Nous voulons démocratiser l’accès au capital-investissement, prouver aux gens que ce n’est pas un
investissement réservé aux grosses fortunes. Il faut que, demain, la veuve de Carpentras{119}, plutôt
que d’investir toute son épargne dans un fonds en euros, en mette une partie dans le private equity.

Gros salaires contre influence

Les relations étroites entre private equity et politique ne se limitent pas


au lobbying. Il arrive que les élus de la République passent de l’autre côté
de la barrière, en entamant une nouvelle vie dans les fonds
d’investissement, une fois leur première carrière terminée. François Fillon,
Fleur Pellerin, Nathalie Kosciusko-Morizet, Alain Madelin, Renaud
Dutreil... Ces reconversions se font en règle générale selon une logique
d’intérêts bien compris : pour les anciens ministres, c’est la garantie d’une
rémunération sans commune mesure avec celle qu’ils ont connue durant
leur précédente carrière ; pour les fonds, c’est l’assurance d’avoir accès aux
carnets d’adresses bien garnis de leurs nouvelles recrues. Il ne faut pas
croire, en effet, que les responsables politiques qui se retrouvent bombardés
à des postes prestigieux dans des fonds d’investissement vont s’occuper de
montages financiers sophistiqués ou éplucher des comptes d’entreprises : la
plupart du temps, c’est pour leur réseau qu’ils sont embauchés à prix d’or.
Simon Ruchaud, membre de France Invest, le décrypte ainsi :
L’un des enjeux majeurs de notre industrie est d’atteindre une taille critique. Cela passe par une
capacité à se développer à l’étranger. Et, souvent, intégrer dans son équipe une personnalité politique
de premier plan permet d’avoir accès à certains réseaux, absolument nécessaires lorsque vous avez ce
type d’ambitions{120}.

Le parcours de François Fillon illustre parfaitement le phénomène.


Candidat malheureux à la présidentielle, embourbé dans une affaire
d’emplois fictifs présumés, l’ancien Premier ministre ne tarde pas à
rebondir dans le privé. En septembre 2017, à peine cinq mois après son
échec aux élections, le voilà nommé associé de Tikehau Capital. Ce fonds
tricolore totalement inconnu du grand public s’est pourtant taillé une place
de choix dans le marché. Fondé en 2004 par deux anciens banquiers,
Antoine Flamarion et Mathieu Chabran, Tikehau a connu une ascension
spectaculaire en quelques années, ouvrant des bureaux aux quatre coins du
monde et diversifiant ses investissements (immobilier, entreprises non
cotées, dette privée, etc.). L’objectif affiché par ses fondateurs ? Créer un
« Blackstone à la française », tout simplement. En 2021, le fonds gérait plus
de 30 milliards d’euros d’actifs*{121}.
Cette réussite permet au fonds de garantir un niveau de rémunération
confortable à ses associés : l’ancien Premier ministre aurait touché
300 000 euros de salaire annuel au sein de Tikehau, sans compter la
participation aux bénéfices{122}. Un montant tout à fait crédible, au vu de ce
qui se pratique en général dans cette industrie. Pour un homme qu’on
donnait fini en 2017, et qui n’a jamais craché sur l’argent facile, c’est une
belle opportunité...
Lorsqu’on interroge les dirigeants du fonds sur ce qui les a intéressés
chez François Fillon, voilà ce qu’ils répondent : « Son expérience
internationale [...] et sa connaissance aiguë des problématiques
économiques françaises et européennes constituent des atouts majeurs pour
accompagner le développement de la société de gestion et
d’investissement{123} ».
Une formule bien vague, qui ne dit pas grand-chose de la réalité des
missions confiées à François Fillon. Nous avons questionné plusieurs
acteurs du private equity en France. Tous mettent en avant le carnet
d’adresses à l’international de l’ancien Premier ministre :
Il dispose d’un énorme réseau dans les pays de l’Est, notamment en Russie, où il connaît
personnellement le président Vladimir Poutine. Quand vous cherchez à investir en Russie, le fait de
pouvoir parler directement à son dirigeant est un atout considérable, qui vous permet de récupérer des
contrats. C’est pour ça que Tikehau a fait appel à l’ancien Premier ministre{124}.

Ou encore :
Fillon n’a pas été embauché pour s’occuper de dossiers mais pour ouvrir son carnet d’adresses,
élargir le champ d’action des investisseurs. Je sais qu’il a accompagné Antoine Flamarion lors de
plusieurs voyages au Japon{125}.

Les liens d’amitié entre François Fillon et son « cher Vladimir » sont
réels, de même qu’une certaine proximité idéologique{126}. Quant aux
voyages au pays du Soleil levant dont parle notre second interlocuteur, il se
peut qu’ils aient porté leurs fruits : en 2019, Tikehau a ouvert un bureau à
Tokyo, puis conclu un important deal avec T & D Insurance Group, grosse
compagnie d’assurance nippone qui lui ouvre l’accès au marché des fonds
de pension japonais.
L’entregent de l’ancien candidat présidentiel ne s’arrête pas là. Dans un
livre étonnant, voué à la gloire de François Fillon, le journaliste Tugdual
Denis raconte :
[L’ancien Premier ministre] aide au développement de Tikehau, il détient la clé pour accéder à ceux
qui gèrent les fonds souverains. Il permet, quand l’équipe [du fonds d’investissement] va à
Singapour, de lui faire partager la loge du Premier ministre lors du Grand Prix de Formule 1. Il a
facilité l’intégration à l’International advisory board [conseil international consultatif] de Tikehau de
l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta, ainsi que d’une ancienne conseillère de Barack
Obama, Avril Haines. Tikehau utilise parfois François Fillon en vedette américaine ; en marge de la
signature d’un deal, il peut se livrer à une conférence sur les enjeux macroéconomiques ou
géopolitiques{127}.

Finalement, les affaires auront raison de la participation de François


Fillon à Tikehau : après sa condamnation, en juin 2020, à cinq ans de prison
dont deux ans ferme dans l’affaire des emplois fictifs de sa femme Pénélope
(il a fait appel depuis), l’ex-Premier ministre décide de quitter ses fonctions
au sein du fonds.
Ces « pantouflages », ou passages dans le privé, de responsables
politiques n’ont rien d’illégal en France. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne
sont pas choquants : voir des élus de la Nation utiliser pour leur propre
compte (en banque) une influence acquise du temps de leur vie publique
pose des problèmes éthiques. Pour certains d’entre eux, la politique n’est
plus qu’une étape comme une autre dans leur carrière personnelle ; par
ailleurs, ce type de pratique est la porte ouverte aux conflits d’intérêts. Voici
ce qu’en disait Sylvain Laurens, sociologue des élites, lors de son audition
devant le Sénat à l’été 2018 :
[...] il ne serait pas complètement inutile que le législateur se penche sur la façon dont certaines
choses aujourd’hui totalement légales en droit français posent néanmoins certains problèmes
éthiques. Est-il normal par exemple qu’un ancien ministre des Finances comme Alain Madelin puisse
monter un fonds d’investissement (appelé Latour Capital) avec comme co-actionnaire l’énarque
Cédric Bannel auparavant en charge à la direction générale du Trésor des prises de participations et
privatisations, un fonds dont la holding* est située en Belgique pour des raisons évidentes de
défiscalisation et que ce fonds opère des LBO (leverage buy-out) sur Proxyserve, une ancienne filiale
de la Compagnie Générale des eaux justement privatisée en 1998 ? Encore une fois rien d’illégal là-
dedans en l’état de nos réglementations. On y voit néanmoins comment la connaissance du
fonctionnement intime de l’État et de ses anciens services publics peut être mise au service
d’opérations financières à des fins d’enrichissement personnel{128}.

Il arrive néanmoins que certains pantouflages suscitent la polémique,


comme celui de Fleur Pellerin. Après avoir multiplié les maroquins
ministériels sous le quinquennat de François Hollande (ministre déléguée
aux PME, à l’Innovation et à l’Économie numérique ; puis secrétaire d’État
chargée du Commerce extérieur ; et enfin ministre de la Culture et de la
Communication), la brillante énarque lance son propre fonds
d’investissement, à l’été 2016. Baptisé Korelya, ce dernier ne tarde pas à
récolter 200 millions d’euros auprès de Naver Corp, géant de l’Internet
coréen, sorte de Google local. Certains soupçonnent que ce joli coup
financier est lié à la carrière politique de Fleur Pellerin. Explication.
Le 9 juin 2016, l’ancienne ministre saisit la Haute autorité pour la
transparence de la vie publique (HATVP) pour l’informer de sa volonté de
lancer son fonds d’investissement, comme la procédure l’exige. Un mois
plus tard, la HATVP rend son verdict{129}. Pour résumer, la création du fonds
ne lui semble pas poser problème, à condition de respecter un certain
nombre de règles. Ainsi, Fleur Pellerin « ne peut, jusqu’au [....] 11 février
2019, exercer une activité rémunérée dans une société dont elle a assuré le
contrôle ou la surveillance pendant ses fonctions ministérielles successives
ou avec laquelle elle a conclu des contrats, ou à l’égard de laquelle elle a
proposé à l’autorité compétente de prendre des décisions ou formulé un avis
sur de telles décisions{130} ».
Et c’est là tout le problème. En effet, il ressort de l’enquête menée
ensuite par la Haute autorité que Fleur Pellerin a, du temps où elle était
ministre de la Culture, noué des relations avec la société coréenne Naver
Corp, celle-là même qui a doté son fonds d’investissement. Le 4 novembre
2015, elle signe une lettre d’intention avec Naver Corp, au nom du
gouvernement français, afin de diffuser les événements prévus dans le cadre
de l’Année de la France en Corée sur une chaîne du géant coréen. Une
convention de partenariat est établie ensuite le 17 mars 2016, alors qu’elle
n’est plus ministre.
Le 3 avril 2018, la Haute autorité écrit donc à l’ancienne ministre pour la
sommer de s’expliquer sur la nature des relations nouées avec l’entreprise
coréenne. Fleur Pellerin y répond un mois plus tard : selon elle, elle n’a
absolument rien à se reprocher, dans la mesure où « la lettre d’intention ne
présente en aucune façon le caractère d’un contrat » qu’elle aurait « conclu
avec une entreprise ». Par ailleurs, elle assure n’avoir « pas été associée à la
préparation » de ladite lettre, qu’elle s’est contentée de parapher...
Pas convaincue par l’argumentation, et estimant que l’ancienne ministre a
« méconnu les réserves émises » en 2016, la HATVP décide de passer à la
vitesse supérieure. Le 21 novembre 2018, elle saisit le Parquet national
financier (PNF) qui ouvre une enquête préliminaire deux mois plus tard,
confiée à la Brigade de la répression de la délinquance économique. Le
dossier, sans doute jugé non prioritaire, s’enlise ensuite dans les méandres
de la machinerie judiciaire. Il faut attendre le 28 juin 2021 pour que l’affaire
soit classée sans suite par le même PNF, « les actes d’enquête » n’ayant
« pas permis de caractériser l’infraction » de prise illégale d’intérêts. Fin de
l’affaire.
Est-ce pour autant la fin des polémiques ? Le cas de Fleur Pellerin
(comme ceux des autres ministres passés dans le privé cités plus haut)
montre à quel point le système français est permissif en matière de mélange
des genres. Il n’y a qu’à jeter un œil, par exemple, aux recommandations
émises par la HATVP à l’ancienne ministre de la Culture au moment où elle
se lance dans sa nouvelle activité, dont certaines prêtent à sourire. On lit par
exemple : « Mme Pellerin ne devra pas se prévaloir, dans le cadre de son
activité professionnelle, de sa qualité d’ancienne ministre. Cette réserve
implique notamment qu’elle ne mentionne pas cette qualité dans les
documents publics de présentation de la SAS “Korelya consulting” ».
Étrange recommandation. Même si elle ne le mentionne pas officiellement,
on a du mal à imaginer comment ses interlocuteurs pourraient passer à côté
d’un tel CV, accessible du reste en un clic sur Internet...
Les « pantouflages » à la française continueront de susciter des
interrogations légitimes. Mais, en matière de consanguinité des élites,
l’exemple américain franchit un cap supplémentaire.

Un VRP nommé Bill Clinton

Aux États-Unis, berceau du private equity*, les allers-retours entre


business et politique sont monnaie courante. Disposant d’un pouvoir
d’attraction sans commune mesure avec leurs concurrents français, du fait
de leur force de frappe financière, les fonds d’investissement attirent dans
leurs filets de très gros poissons. Y compris d’anciens présidents. Il faudrait
un annuaire entier pour dresser la liste de tous les ex-responsables
politiques passés du côté des fonds, aussi nous limiterons-nous à un bref
échantillon.
Bill Clinton, ancien président des États-Unis (1993-2001), intègre le
fonds The Yucaipa Companies, fondé par un proche, le milliardaire
californien Ronald Burkle. Il en est le conseiller entre 2002 et 2009. Dan
Quayle, vice-président à l’époque de George Bush père (1989-1993), dirige
ensuite le fonds Cerberus Capital Management, aux côtés de John W. Snow,
ancien secrétaire au Trésor (l’équivalent du ministre des Finances français).
Evan Bayh, ancien sénateur démocrate de l’Indiana, est recruté par le fonds
Apollo en tant que conseiller senior dès 2011. Rudolph Giuliani, médiatique
ancien maire de New-York connu (entre autres) pour ses positions
sécuritaires, atterrit en 2002 dans les bureaux du fonds new-yorkais Leeds
Equity Partners. Ce fonds a lui-même servi de point de chute à Colin
Powell, ancien secrétaire d’État (2001-2005), très impliqué dans
l’intervention de l’armée américaine en Afghanistan au lendemain de
l’attaque du 11 septembre 2001. Timothy Geithner, secrétaire au Trésor du
temps de Barack Obama (2009-2013), prend les rênes du fonds Warburg
Pincus. David Petraeus, ancien directeur de la CIA (2011-2012), est
président depuis 2013 du fonds KKR.
Cette « transhumance » spectaculaire doit beaucoup aux rémunérations
offertes par le private equity à ses recrues de luxe. À titre d’exemple, Evan
Bayh, l’ancien sénateur démocrate de l’Indiana, a perçu 2 millions de
dollars de revenu entre 2015 et 2016, grâce à son poste de conseiller
d’Apollo{131}. L’ancien président Bill Clinton, qui multiplie les contrats
lucratifs depuis son départ de la Maison blanche, a amassé un joli pactole
grâce au private equity. En six ans, son rôle de conseiller trois étoiles pour
le fonds Yucaipa lui aurait rapporté 15,3 millions de dollars{132}. Son amitié
avec le milliardaire Ronald Burkle, dirigeant du fonds qui s’est enrichi en
exploitant des chaînes de supermarchés, n’est un mystère pour personne.
Les deux hommes se rencontrent en 1992 à Los Angeles, peu de temps
après les six jours d’émeutes qui ont embrasé la ville{133}. Clinton est alors
en pleine campagne pour la présidentielle. Il sillonne les rues avec son
équipe, passant au milieu des carcasses de voitures noircies et des
commerces dévastés. Selon la légende, le futur président serait tombé en
arrêt devant les devantures des magasins appartenant à Burkle – des
magasins intacts, contrairement à ceux de ses concurrents. Ses conseillers
lui ayant glissé que la « mansuétude » des manifestants était liée à
l’exemplarité avec laquelle le propriétaire traitait ses employés, Clinton
demande à le rencontrer. Les deux hommes sympathisent lors d’un trajet en
voiture. Le coup de foudre est tel que Burkle, alors républicain convaincu,
accepte de soutenir le candidat démocrate.
Par la suite, l’homme d’affaires fera fortune grâce au private equity*, et
mettra une partie de son argent au service de son nouvel ami en finançant
ses campagnes présidentielles à coup de millions de dollars. Lorsque le
président se retrouve empêtré dans plusieurs affaires (dont le
« Monicagate »), c’est lui qui l’aide à payer ses frais d’avocats.
L’embauche de Clinton par Burkle en 2002 est au moins autant une
affaire de gros sous que d’amitié. Le doute subsiste cependant quant à la
réalité des missions confiées à l’ancien président : le démocrate n’a
quasiment rien investi dans Yucaipa, et il n’a aucun rôle attitré dans la
gestion de l’argent levé par le fonds. L’ancien homme d’État et Ron Burkle
ont parcouru la planète à bord du Boeing 757 privé de l’homme d’affaires,
et on imagine que Clinton a pu faire profiter le milliardaire de son carnet
d’adresses hors norme. Mais personne ne peut citer de deal conclu grâce à
cet entregent... Peut-être Burkle a-t-il estimé que l’aura d’un ancien
président des États-Unis valait bien 15 millions de dollars ?
Quoi qu’il en soit, Bill Clinton préfère prendre ses distances avec
Yucaipa à partir de 2007, au moment où sa femme Hillary se déclare
candidate à la présidence, afin d’éviter les soupçons de conflits d’intérêts.
La rupture est consommée en 2009.

« C’est l’homme qui nous a détruits »

Si le passage dans le private equity ne portera pas atteinte à la popularité


de l’ancien président, il en va tout autrement pour Mitt Romney. Aucun
homme politique américain n’a à ce point lié son destin à celui des fonds
d’investissement. En 1984, cet ancien missionnaire mormon, avocat tout
droit sorti d’Harvard et conservateur acharné, cofonde Bain Capital qui
devient par la suite un monstre financier grâce aux rachats par effets de
levier{134}. Il quitte définitivement la firme en 2002. L’aventure fera sa
fortune – évaluée à 250 millions de dollars en 2012 –, mais marquera au fer
rouge son parcours politique.
En 2011, Romney se lance dans la primaire républicaine, préalable
indispensable pour concourir à l’élection présidentielle de l’année suivante.
Ses adversaires politiques vont alors concentrer leurs critiques sur son
parcours de « cost-killer », enrichi grâce aux LBO*. Avec un angle
d’attaque aussi limpide qu’efficace : l’homme d’affaires à succès a édifié
son empire sur le dos des salariés américains.
En janvier 2012, un documentaire de 28 minutes baptisé Mitt Romney:
The King of Bain: And The Man Who Wants To Be The President (« Le Roi
de Bain ») sort sur Internet, pulvérisant les efforts entrepris par Romney
pour polir son image d’entrepreneur modèle. C’est un pamphlet réalisé par
des opposants de son propre camp, produit selon les canons hollywoodiens.
Le film alterne les images de l’opulence de Romney – sa villa face à
l’Océan pacifique – et les témoignages de ses victimes supposées. « J’ai
l’impression que c’est l’homme qui nous a détruits », assène face caméra
une salariée licenciée. « Ça fait tellement mal de devoir quitter sa maison à
cause d’un homme qui en possède quinze », dit une autre, ruinée.
Pourtant, depuis le début de la campagne, les équipes de Romney ont
tenté de riposter. En réalité, son bilan social au sein de Bain Capital est
largement positif, expliquent-ils, chiffres à l’appui. Le nombre d’emplois
créés par le candidat lorsqu’il officiait au sein du fonds grimpe de manière
spectaculaire au cours de la campagne : de « plusieurs dizaines de
milliers », on passe à « 100 000 », un chiffre rond que Romney lui-même
martèle sur les estrades. Las. Les « fact-checkers » (vérificateurs de faits)
de la presse américaine, qui se sont tous emparés du sujet, concluent
généralement... que le chiffre est totalement invérifiable{135}. En revanche,
ils rappellent la longue liste des restructurations engagées par des
entreprises rachetées par Bain Capital : 385 postes supprimés chez
American Pad & Paper (produits de bureaux), 1 900 chez Dade
International (technologies médicales), 2 100 licenciements chez DDI Corp
(logistique), 2 500 suppressions d’emplois chez Clear Channel
Communications (audiovisuel), etc. Reste qu’il est extrêmement compliqué
de déterminer le rôle exact joué par Romney dans cette casse sociale : dans
certains cas, il n’était plus en poste au moment où les licenciements ont été
annoncés...
Nul ne sait si ces polémiques auront coûté au Républicain son élection.
Le 6 novembre 2012, il est battu par le président sortant, Barack Obama.
Néanmoins, au-delà de la querelle de chiffres, le débat autour de Bain
Capital aura eu le mérite de braquer les projecteurs sur les méthodes du
private equity. Et de faire sortir quelques-uns de ses dirigeants du bois.
Lassé par les polémiques liées au vrai-faux bilan social de Romney, un
ancien haut cadre de Bain Capital qui a travaillé pendant neuf ans aux côtés
du financier mormon finit par lâcher à des journalistes : « Je n’ai jamais
pensé que mon job consistait à créer des emplois. L’objectif principal du
private equity est de créer de la richesse pour ses investisseurs{136}. » Voilà
qui est dit.
Chapitre 5
Les nouvelles frontières de l’empire

L’eau a coulé sous les ponts depuis la création des premiers fonds de
LBO* au milieu des années 1970. À l’époque, d’anciens banquiers
d’affaires fascinés par l’effet de levier découvrent que, comme au poker, on
peut gagner gros en misant peu. Quarante ans après, les règles du jeu restent
identiques, mais les fonds d’investissement ont poussé les murs du casino :
désormais, ils ne parient plus uniquement sur des entreprises, mais
convoitent aussi clubs de foot, cliniques, biens immobiliers ou réseaux de
distribution d’eau. Bref, tout ce qui s’achète et se vend. Pour prendre la
mesure de la diversité de l’empire des fonds d’investissement, il suffit de
jeter un œil aux portefeuilles d’actifs* qu’ils détiennent. Celui de
Blackstone est sans contexte le plus équilibré : 32 % de ses actifs
concernent le private equity et l’énergie (gaz, eau...) ; 30 %, l’immobilier ;
25 %, le crédit (prêts accordés aux entreprises) et 13 % les activités de
hedge fund* (investissements spéculatifs){137}.
Mais en s’aventurant dans des contrées parfois inexplorées, les fonds
d’investissement y importent leurs techniques de gestion et leurs objectifs
de rentabilité. Ils contribuent à accélérer la marchandisation du monde, avec
des conséquences parfois dramatiques, pour les citoyens et les usagers.

Le sport, nouvelle poule aux œufs d’or ?

En Nouvelle-Zélande, on ne plaisante pas avec le ballon ovale. Les All


Blacks, l’équipe du pays, constituent un patrimoine culturel auquel on ne
s’attaque pas impunément. Aussi, lorsqu’en mars 2021 les dirigeants du
rugby néo-zélandais prennent la décision de céder une partie du capital de
l’organisation gérant les droits commerciaux de l’équipe nationale à un
fonds d’investissement américain, certains All Blacks voient rouge. Dans
une lettre saignante adressée aux responsables de leur fédération, plusieurs
stars de l’équipe montent au créneau, emmenées par leur capitaine, Sam
Cane. Vendre une partie de l’équipe à Silver Lake, géant américain du
private equity détenant 88 milliards de dollars d’actifs*, reviendrait selon
eux à brader un siècle d’histoire de leur sport :
Les joueurs néo-zélandais jouent pour eux-mêmes, pour leurs familles et leur pays, avec une
détermination exigée par notre histoire et notre héritage. Les fans comprennent cette détermination et
savent que, d’une certaine manière, c’est l’essence de l’identité néo-zélandaise qui se joue ici. Voilà
ce que, en réalité, (les dirigeants) sont en train de vendre et ce que Silver Lake est en train
d’acheter{138}.

Le fonds met 230 millions d’euros sur la table pour rafler 12,5 % des
droits commerciaux rattachés à l’équipe, ce qui lui permettrait de négocier
des accords dans le monde entier pour vendre des droits de télévision et des
produits dérivés. Les joueurs s’inquiètent : quelles seront les contreparties
d’un tel engagement ? Exigera-t-on des All Blacks qu’ils courent la planète
pour multiplier les matchs d’exhibition ? N’y a-t-il pas un risque
d’appropriation culturelle, par une firme capitaliste anglo-saxonne, de
valeurs ancestrales ? Du côté des instances dirigeantes du rugby, on invoque
plus classiquement la nécessité de renflouer les caisses, structurellement
déficitaires et encore asséchées par la pandémie de Covid.
Les ressorts de cette polémique en disent long sur les investissements du
private equity dans le sport. L’attrait des fonds pour le rugby est
relativement nouveau, mais il en va tout autrement pour le football
professionnel, sport business par excellence. Les premières conquêtes
remontent aux années 1990, lorsqu’une poignée de fonds commencent à
racheter des clubs en pagaille, avec pour objectif de monétiser tout ce qu’ils
peuvent (marketing, produits dérivés...), avant de revendre au plus offrant et
de réaliser, si possible, une grosse plus-value. Le fonds britannique ENIC
(English national investment company) ouvre la voie. En 1999, son
dirigeant, Daniel Levy, exposait ses ambitions sans fausse pudeur :
Notre idée est de posséder un club, et un seul, dans chaque championnat professionnel européen.
Notre savoir-faire repose sur le football anglais qui est, de loin, le football le mieux organisé au
monde en ce qui concerne le marketing et la création de revenus supplémentaires. La plupart des
clubs en Europe, aujourd’hui, n’ont pour seules ressources que les droits télévisés et les entrées au
guichet. Ce que nous proposons aux équipes que nous rachetons est d’appliquer, chez elles, les
recettes qui ont fait le succès du football anglais. En Grèce, en France, partout en Europe, les gens
doivent avoir conscience que le football a changé et qu’il faut désormais le considérer comme un
business{139}.
Une pincée de patriotisme et une bonne dose de mercantilisme. Pour la
vision sportive, on repassera...
Depuis plusieurs années, la France est l’un des terrains de jeux favoris
des fonds d’investissement. Voici une liste non exhaustive des clubs dans
lesquels ils sont entrés, à un moment ou un autre : Girondins de Bordeaux
(King Street), Olympique lyonnais (IDG Capital), Paris Saint-Germain
(Colony Capital), LOSC Lille (Elliott Management), SM Caen (Oaktree),
Toulouse FC (Redbird Capital), Canet RFC (Athlon CIF), etc.
Il serait évidemment absurde de rendre les fonds d’investissement
responsables de la financiarisation du foot professionnel, gouverné par
l’argent roi depuis des années. Néanmoins, leur arrivée en force marque
peut-être une nouvelle ère dans l’histoire des clubs{140}. Dans les années
1930, ces derniers évoluaient sous la houlette de grandes entreprises
françaises, comme Casino (propriétaire du club de Saint-Étienne) ou
Peugeot (propriétaire de Sochaux). Les années 1980 voient l’arrivée
d’homme d’affaires, comme Bernard Tapie (Olympique de Marseille), Jean-
Michel Aulas (Olympique lyonnais) ou Louis Nicollin (Montpellier). La
décennie suivante est marquée par l’entrée en lice de grands groupes de
médias (Canal + au PSG) et de milliardaires (François Pinault à Rennes).
Les années 2010-2020 seront-elles celles des fonds d’investissement ?
Pour l’essentiel, deux facteurs expliquent l’engouement actuel des géants
financiers pour les clubs de foot : la perspective de réaliser une plus-value à
la revente, d’une part ; et un contexte économique particulier, de l’autre.
« Les fonds savent qu’ils trouveront toujours, demain, des acteurs prêts à
débourser de grosses sommes pour leur racheter les clubs, souligne Jérémie
Bastien, économiste du sport. Je pense notamment à ces investisseurs moins
intéressés par la rentabilité directe que par des gains en termes d’image, à
l’instar du Qatar avec le PSG{141}. »
Le Paris Saint-Germain est bien le meilleur exemple de ce qu’un club
peut susciter comme convoitise. Au printemps 2011, le fonds souverain
qatari rachète le PSG au fonds d’investissement américain, Colony Capital.
Depuis, il a englouti plus d’1,3 milliard d’euros en rachats de joueurs aussi
flamboyants qu’hors de prix (Kylian Mbappé, Neymar, etc.). Il faut dire
que, pour le Qatar, le sport est la pierre angulaire d’une politique de soft
power destinée à redorer une image de marque passablement écornée par le
reste de ses agissements (violation des droits de l’homme, financement
supposé du terrorisme, désastre écologique et humain de la Coupe du
monde de foot 2022, etc.). Il est évident que l’exemple parisien est un cas
extrême. Néanmoins, les fonds d’investissements font le pari qu’à l’avenir
il y aura toujours de plus en plus d’investisseurs – États, milliardaires, etc. –
prêts à signer des chèques astronomiques pour acquérir des clubs de foot.
L’autre facteur expliquant cet engouement est plus conjoncturel. En sport
comme ailleurs, la logique des fonds d’investissement tient en une phrase :
racheter à bas prix, revendre plus cher. Et en ce moment, le prix des clubs
européens navigue justement en basses eaux. Avec la crise liée au Covid,
leur valeur totale aurait chuté de 15 % en 2020{142}. Par ailleurs, les clubs
européens ont un besoin urgent de cash, encore accentué par l’effondrement
des recettes liées à la pandémie : selon certaines estimations, les vingt
principaux clubs européens auraient perdu 2 milliards d’euros pour la
saison 2020-2021 en droits télévisés et en tickets invendus. Et quelque 360
clubs nécessiteraient au moins 6 milliards d’euros d’argent frais sur deux
ans, sous forme d’endettement ou de recapitalisation{143}.

Un fonds vautour entre dans la danse

Cela tombe bien, les fonds regorgent de liquidités. Lorsqu’ils débarquent


au capital des clubs, ils utilisent principalement deux leviers : la prise de
participation* directe, et l’arme du prêt. Cette dernière peut s’avérer
redoutable, comme en témoignent les mésaventures du club de Lille. Tout
commence en 2017 lorsqu’un homme d’affaires nommé Gérard Lopez
s’intéresse au LOSC, détenu alors par Michel Seydoux. Auparavant, Lopez
a tenté de faire fortune dans la Formule 1, mais l’aventure a tourné court :
l’écurie Lotus dont il avait pris les commandes a terminé sa course dans le
décor, plantée par son endettement et son incapacité à payer les salaires
de ses pilotes. Lopez a bien l’intention de se refaire dans le football, mais
sans casser sa tirelire. Pour mettre la main sur le club lillois, il décide donc
de réaliser un rachat par endettement (LBO*).
Grave erreur. Son créancier n’est autre que le fonds Elliott Management,
dont le business-model se rapproche fortement de celui des fonds vautours*
décrits dans le chapitre 2, à un détail près : l’Américain Elliott ne se
contente pas de faire les poches aux entreprises, il s’attaque également aux
États. Voici comment cela fonctionne. Lorsque les gouvernements veulent
se financer sur les marchés financiers, ils vendent des obligations (titres de
dette) sur le marché « primaire », à des investisseurs institutionnels*
(banques, compagnies d’assurance, etc.). Ensuite, ces derniers peuvent
décider de revendre leurs titres sur un marché dit « secondaire », qui est un
peu l’équivalent du marché de l’occasion pour les voitures. C’est à ce
moment qu’interviennent les fonds vautours. Ils rachètent des titres d’État
en difficulté pour une bouchée de pain car leur valeur a baissé. Ensuite, ils
attendent la restructuration de la dette. S’ils estiment les conditions
défavorables, ils refusent la restructuration et attaquent l’État en justice afin
d’obtenir le remboursement de la valeur nominale des obligations (le prix
auquel elles ont été émises sur le marché primaire).
L’Argentine en sait quelque chose. Prise à la gorge par le poids de sa
dette, elle décide de se délester de son fardeau à deux reprises, en 2005 puis
en 2010, en négociant avec ses créanciers (investisseurs institutionnels*
pour la plupart) afin qu’ils tirent un trait sur une partie des sommes dues.
Au final, 90 % d’entre eux acceptent, mais pas Elliott, qui exige que le pays
rembourse la totalité de l’ardoise. S’ensuit une interminable guérilla
judiciaire, qui ne s’achève qu’en mars 2016, lorsque le gouvernement
argentin, de guerre lasse, finit par lâcher 2,3 milliards de dollars au fonds
américain{144}.
Autant dire qu’en se tournant vers Elliott, Gérard Lopez a signé un pacte
avec le diable. Au total, le fonds américain aurait accepté de lui prêter
225 millions d’euros, mais à des taux d’intérêt exorbitants, estimés à 15 %
par certaines sources{145}. Incapable de dégager suffisamment de cash pour
rembourser sa dette, plombé par la crise du Covid, le LOSC se retrouve au
bord de la faillite. Et en décembre 2020 Elliott somme le dirigeant
d’abandonner son fauteuil séance tenante et de revendre le club à un autre
fonds, Merlyn Partners, qui sera en mesure de rembourser la dette. C’est
ainsi que se règle, de nos jours, le sort des clubs de football...
Bien sûr, tous les prêts consentis par les fonds d’investissement ne virent
pas au cauchemar. Mais leur logique même pousse à la fuite en avant dans
la financiarisation, comme l’analyse Pierre Rondeau, économiste du sport :
Les fonds prennent moins de risques en finançant les clubs qu’en devenant propriétaires. Une fois
qu’ils ont prêté, le plus souvent à des taux très élevés, ils n’ont plus qu’à regarder tomber l’argent
tous les ans sous forme d’intérêts, sans se mêler de la gestion des clubs. En 2021, l’Inter Milan
[grand club italien] a obtenu un crédit de 275 millions d’euros auprès du fonds d’investissement
américain Oaktree{146}, à un taux d’intérêt probablement supérieur à 9 % ! Que font les clubs,
ensuite, pour rembourser l’argent ? Bien souvent, du trading de joueurs{147}.
L’expression peut sonner bizarrement aux oreilles du profane : dans le
foot business, on spécule sur les individus de la même manière que les
traders parient sur une tonne de blé ou de maïs. Le trading de joueurs
consiste à recruter de jeunes footballeurs pour une somme modique, dans le
seul but de les former pour les « revendre » au prix fort quelques années
plus tard. Avec le risque de faire passer la dimension sportive au second
plan : comment bâtir une équipe digne de ce nom sur le long terme lorsque
les meilleurs joueurs ont vocation à être vendus aux plus offrants ? Pierre
Rondeau résume :
L’irruption des fonds d’investissement est inquiétante, dans ce sens qu’elle accélère les tendances
court-termistes déjà à l’œuvre depuis plusieurs années dans le football. Auparavant, lorsqu’ils étaient
moins soumis aux logiques financières, les clubs pouvaient prendre le temps de former des joueurs,
de construire une équipe et d’inventer une identité collective. Mais lorsque vous avez pour obligation
de dégager des liquidités pour payer vos traites ou rémunérer des actionnaires, vous ne pouvez plus
prendre ce temps. Regardez l’exemple du LOSC qui se sépare de quasiment tous ses bons joueurs ;
prenez l’Inter Milan qui va brader tout son effectif pour dégager une plus-value{148}...

C’est dire à quel point il est urgent de freiner l’irrésistible ascension des
fonds d’investissement, nouveau fer de lance de la financiarisation du foot
(et du sport en général). D’une certaine façon, l’Allemagne a anticipé la
situation avant tout le monde, grâce à la loi dite du « 50+1. » Depuis 1998,
cette règle stipule qu’aucun investisseur privé ne peut détenir plus de 49 %
des parts d’un club de foot, que ce soit en ligue 1 ou en ligue 2. Pour
Jérémie Bastien, économiste du sport, ce type de législations, aussi
imparfaite soit-elle, peut servir de point d’appui :
Il faut contrôler davantage l’actionnariat des clubs, en limitant l’entrée des fonds de capital-
investissement et, plus globalement, de tous les actionnaires posant problème. Les rachats par effets
de levier, par exemple, mettent à mal l’économie du football, en creusant l’endettement des clubs qui
doivent consacrer de plus en plus de leurs ressources à rembourser les prêts. La règle allemande du
50+1 devrait être, a minima, étendue au niveau européen{149}.

Razzia sur le logement

Poursuivons notre exploration des nouveaux terrains de jeu du private


equity*, et intéressons-nous à la manière dont ils ont envahi le marché de
l’immobilier. Leilani Farha est probablement l’une des meilleures
spécialistes au monde du sujet. Cette brillante avocate canadienne est
devenue, en 2014, rapporteuse spéciale de l’Organisation des nations unies
(Onu) sur le droit à un logement convenable. Lorsqu’elle prend ses
fonctions, elle ne se doute pas un instant qu’elle deviendra, quelques années
plus tard, l’une des bêtes noires du géant Blackstone... Elle raconte :
En réalité, tout est parti d’un chiffre. Un chiffre tellement énorme que j’ai eu du mal à le croire la
première fois que je l’ai lu : à l’époque, la valeur totale des actifs immobiliers dans le monde
atteignait 217 000 milliards de dollars ! J’ai essayé de mettre en rapport ce chiffre considérable avec
la réalité que j’avais observée au cours de mes voyages. Comment expliquer que des gens dorment
dans la rue, alors que le marché de l’immobilier génère autant d’argent{150} ?

Bien décidée à « suivre l’argent », l’avocate prend peu à peu conscience


de l’influence grandissante des fonds d’investissement et des dangers qu’ils
représentent pour le droit au logement, le thème de sa mission. Pour
comprendre par quels mécanismes ils ont mis le pied dans la porte, elle
remonte aux origines. C’est-à-dire, aux lendemains de la crise des
subprimes. À partir de 2001, une gigantesque bulle immobilière s’est mise
à gonfler aux États-Unis, alimentée par la politique de faibles taux d’intérêt
pratiquée par la Banque centrale américaine (Fed) et par un outil à hauts
risques, les subprimes. Il s’agit de prêts immobiliers à taux variable,
accordés à des ménages modestes et gagés par une hypothèque sur les biens
achetés : autrement dit, au cas où l’emprunteur ne peut plus honorer ses
traites, le créancier revend la maison pour rentrer dans ses frais. Tout
fonctionne pour le mieux, jusqu’au moment où les prix de l’immobilier se
retournent et que les taux d’intérêt commencent à grimper. La bulle éclate à
l’été 2007 : des millions d’Américains incapables de payer leur prêt se
retrouvent jetés à la rue, après la saisie de leur maison. Leilani Farha
poursuit :
C’est à ce moment que les fonds d’investissement ont commencé à faire massivement irruption sur le
marché immobilier. Les banques étaient au bord de la faillite, avec des comptes bourrés de créances
pourries [les prêts hypothécaires]. Les fonds sont arrivés en leur disant : « Ne vous en faites pas, nous
allons vous racheter ces portefeuilles encombrants, mais à 30 ou 35 % de leur valeur. » Ces prêts
étant gagés sur des maisons, les fonds ont aussi mis la main sur des milliers de logements à un prix
dérisoire{151}...

En quelques années, on assiste à l’un des plus gros transferts d’actifs*


immobiliers de l’histoire récente. Le tout avec la bénédiction du
gouvernement américain. En effet, dès septembre 2008, ce dernier décide
de nationaliser Fannie Mae ainsi que Freddie Mac, les deux organismes de
crédit géants alors au bord de la faillite qui détenaient ou garantissaient à
eux-seuls 60 % de l’ensemble des prêts immobiliers sur le marché
américain. Sous la houlette des autorités américaines, les deux organismes
ont commencé à vendre aux enchères les portefeuilles de prêts
hypothécaires, à ceux qui avaient les moyens de les acheter... Les fonds
d’investissement ne se sont pas fait prier. Entre 2010 et 2016, plus de
100 000 prêts d’une valeur totale de 18 milliards de dollars ont été ainsi
cédés, pour l’essentiel à des financiers (private equity, hedge funds*,
banques){152}.
Leilani Farha raconte la suite :
Une bonne partie des logements rachetés par les fonds ont été transformés en locations. Et des
dizaines de milliers de propriétaires sont ainsi devenus locataires, à leur corps défendant. Les fonds
ont fait quelques travaux de rénovation, et ils en ont profité pour augmenter les loyers dans des
proportions considérables{153}.

En 2012, Blackstone commence à faire ses emplettes sur le marché


immobilier dévasté par la crise des subprimes, à travers une entreprise
nommée Invitation Homes{154}. Il dépense 100 millions de dollars par
semaine pour racheter à la chaîne des maisons qui, pour la plupart, avaient
été vendues aux enchères après avoir été saisies. Par la suite, d’autres
géants du private equity lui ont emboîté le pas, à l’instar du fonds vautour*
Cerberus Capital Management. En 2020, ce dernier détenait 24 200 maisons
individuelles (« single-family rentals ») aux États-Unis, ce qui en fait le
troisième plus gros propriétaire du marché...

Quand les locataires se rebiffent

Comment vivent les locataires après être passés dans le giron des fonds
d’investissement ? Mal, visiblement. En 2018, trois ONG américaines
publient une enquête fouillée{155} sur les pratiques des géants du private
equity, qui pointe de nombreux effets pervers : hausse annuelle vertigineuse
des loyers (souvent deux fois supérieure à la moyenne dans la même zone),
augmentation du nombre d’expulsions, frais exorbitants, etc. La faute, selon
les auteurs, aux taux de rendements exigés par les fonds. Maricella Castillo,
mère de deux enfants, raconte le calvaire qu’elle a vécu, avant de fuir son
logement, détenu par un fonds d’investissement :
À
Mon mari est un ancien soldat, désormais invalide. À son retour de l’armée, nous avons emménagé à
Sacramento (Californie), où nous avions grandi. Aucune famille ne devrait vivre ce que nous avons
enduré pendant cette période. En moins de trois ans, notre loyer a grimpé de 400 dollars, pour
atteindre 1 600 dollars par mois : impossible de nourrir ma famille à ce prix-là. Nous avons dû faire
face à de nombreux problèmes de maintenance. Nos tuyaux fuyaient, notre four est resté en panne
durant un an et demi. J’aime cuisiner : comment voulez-vous que je fasse à manger à ma famille avec
un four en panne ? Quant à notre clôture, elle était dans un tel état que je n’osais même pas faire
jouer mes enfants dans la cour ! Notre douche était en train de pourrir faute de ventilation{156}...

Ce type de témoignages, on peut les lire un peu partout dans le monde –


États-Unis, Irlande, Espagne... –, dans tous les pays où des locataires
comme Maricella se débattent face aux géants du capital-investissement*. Il
arrive que la colère déborde. En février 2015, une mobilisation
internationale voit le jour, à l’initiative de la PAH (« Plataforma de
afectados por la hipoteca », plateforme espagnole contre les expulsions),
pour s’opposer à la brutalité des fonds d’investissement. Des manifestations
ont lieu simultanément à Barcelone, à New York et San Francisco,
rassemblant des locataires inquiets et en colère contre Blackstone. Ce n’est
pas un hasard si le mouvement est né en Espagne : à l’époque, la firme de
Stephen A. Schwarzman a racheté 42 000 crédits hypothécaires dans le
pays, et les habitants redoutent flambée des loyers et expulsions. Les
manifestants ont toutes les raisons d’être inquiets : le pays a subi de plein
fouet l’éclatement de la bulle immobilière dans la foulée de la crise des
subprimes, et des dizaines de milliers d’habitants se sont retrouvés expulsés
de chez eux, après la saisie de leur logement.
Depuis 2015, la fronde contre Blackstone (et, plus généralement, la
financiarisation du logement) n’est pas retombée. La presse espagnole se
fait régulièrement l’écho d’habitants excédés d’avoir vu leur loyer grimper
de 80 % en un mois dans le cadre d’un renouvellement de bail{157}.
Blackstone est devenu le plus gros propriétaire de logements du pays, du
haut de ses 40 000 appartements. Cette position lui permet d’intervenir dans
le débat national. Début 2021, Podemos, le parti de gauche radicale membre
de la coalition au pouvoir, propose d’obliger les grands propriétaires privés
à consacrer 30 % de leur parc locatif au logement social, afin de répondre à
la crise du logement qui frappe le pays (l’Espagne ne compte que 2,5 % de
logements sociaux). Impensable pour Blackstone qui lui oppose une
cinglante fin de non-recevoir{158} : le logement social, explique-t-il en
substance, est l’affaire de l’État, pas du secteur privé. Fermez le ban ! Ce
qui marque dans cette affaire, c’est évidemment moins le contenu de la
réponse que la position centrale occupée par la firme américaine...
Au cours de son mandat à l’Onu (2014-2020), Leilani Farha a mené une
bataille inlassable contre les géants du private equity, sillonnant la planète,
multipliant les rapports sur les effets de la financiarisation du logement{159}
et envoyant des courriers aux firmes elles-mêmes. Le 22 mars 2019, elle
écrit une lettre à Stephen A. Schwarzman, fondateur de Blackstone, dans
laquelle elle multiplie les accusations à l’encontre du fonds. Elle lui
reproche (entre autres) de soumettre ses locataires à des hausses de loyers
largement supérieures à la moyenne, de multiplier les expulsions (10 % de
ses occupants seraient concernés, dans certaines zones des États-Unis), et
de dépenser des millions de dollars en lobbying pour contrer des
propositions de loi encadrant les loyers. Piqués au vif, les responsables du
fonds répondent au courrier trois jours plus tard, vantant le taux de
satisfaction élevé des locataires d’Invitation Homes et le confort offert par
ses maisons. Ils assurent également qu’une « vaste majorité » des mauvais
payeurs échappent généralement à l’expulsion, après avoir travaillé avec la
firme pour « se remettre dans les rails », sans donner de chiffres cependant.

Les nouveaux quartiers, cibles de choix

Et la France dans tout ça ? Elle n’est pas épargnée par la financiarisation


du logement, loin de là, mais, pour l’instant, ce sont surtout les fonds
spécialisés dans l’immobilier qui sont à la manœuvre, davantage que les
mastodontes généralistes comme Blackstone. Les drames sociaux décrits
plus haut – expulsions, flambée brutale des loyers – ont moins cours en
France, probablement parce que la loi y protège davantage les locataires.
Antoine Guironnet est un chercheur spécialisé dans la financiarisation du
capitalisme urbain :
Le financement de l’immobilier par les marchés financiers n’est pas une nouveauté : depuis le
xixe siècle, des compagnies d’assurance et des sociétés immobilières d’émanation bancaire
possédaient des parcs de logements dans les grandes villes françaises. Mais, pendant longtemps, ceux
qu’on appelle aujourd’hui « investisseurs institutionnels* » agissaient en « bon père de famille »,
c’est-à-dire qu’ils considéraient l’immobilier avant tout comme un refuge contre l’inflation. Leur
approche a radicalement changé depuis les années 1980-1990 : l’heure est désormais à la gestion
« active », et les investisseurs travaillent à la création de valeur. Comment ? En réalisant des travaux
pour justifier des augmentations de loyer, ou en réduisant le nombre de locataires dans un même
immeuble de bureau pour optimiser les coûts de gestion{160}.

Les acteurs de cette financiarisation sont souvent des sociétés de gestion


spécialisées dans l’immobilier (Atream, Corum, Perial) ou des groupes
cotés (Unibail). Mais les géants du private equity ne dédaignent pas le
marché hexagonal. Leur cible préférée ? Les nouveaux quartiers mêlant
bureaux et logements qui fleurissent comme des champignons dans les
grandes villes françaises, sur fond de gentrification. Paris et sa périphérie
constituent un inépuisable vivier d’opportunités pour des acteurs en quête
de rendement, qui misent à la fois sur la croissance démographique de la
petite couronne et les investissements en transport public de type Grand
Paris Express{161}.
C’est ainsi que Blackstone a acheté deux immeubles de bureaux situés
dans le futur quartier Chapelle International, un vaste projet
d’aménagement urbain dans le 18e arrondissement de Paris, comprenant 900
logements, 31 000 mètres carrés de bureaux, une école, des commerces, etc.
Le fonds tricolore LBO France a acheté quant à lui plusieurs hectares
de terrain à Bagneux (Hauts-de-Seine), au sein du nouveau quartier des
Mathurins (300 000 mètres carrés de logements, bureaux, résidence
étudiante, etc.). Des investissements qui obéissent à des stratégies
différentes, pour Antoine Guironnet :
LBO France arrive très en amont, en achetant directement les terrains, et en s’adjoignant les services
de promoteurs car ce n’est pas leur métier que de transformer ces terrains en bâtiments, moyennant
autorisations administratives, etc. Ce type d’opération relève généralement d’une logique
opportuniste : grosse prise de risque pour grosse rentabilité visée, principalement sous forme de plus-
value, lorsqu’ils auront revendu le terrain.
À l’inverse, Blackstone arrive sur une opération déjà construite (par Bouygues), sans doute pour
chercher une plus-value mais surtout du rendement courant, à travers des loyers récurrents. Au
passage, il opère une sorte de socialisation des risques, puisque les nouveaux réseaux de transports en
commun, qui vont faire augmenter la valeur des terrains, sont réalisés en partie sur fonds
publics{162}...

Main basse sur la santé

Après le sport et l’immobilier, achevons ce tour d’horizon par un


domaine ô combien essentiel : la santé. Intéressons-nous à l’Hexagone. Au
milieu des années 2000, les géants de la finance brillaient par leur
discrétion. Dix ans plus tard, c’est une tout autre affaire : les fonds
d’investissement ont colonisé des pans entiers du secteur, raflant cliniques
privées et laboratoires de biologie médicale, et imprimant leur marque dans
la gestion des établissements. Cette mainmise s’est accompagnée d’un vaste
mouvement de concentration : en à peine dix ans, le nombre de cliniques
privées a chuté de 15 % en France, passant de 572 en 2009 à 491 en 2018.
Désormais, quelque 40 % de l’ensemble des établissements sont contrôlés
par trois groupes seulement, Ramsay Générale de Santé, Vivalto Santé et
Elsan{163}.
Ce dernier se retrouve aux avant-postes du mouvement de
financiarisation. Poids lourd de la santé hexagonal, avec 2,2 millions de
patients par an et 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, Elsan est devenu
le repaire des fonds de private equity : au sein de son capital, on trouve
deux géants américains, KKR (le pionnier du LBO*) et CVC Capital
Partners, ainsi que les Français Ardian et Merieux Equity Partners. En
juillet 2020, c’est KKR qui est devenu l’actionnaire de référence, mais
d’autres pointures du capital-investissement s’étaient également mises sur
les rangs, tels le Français PAI Partners ou le Canadien Brookfield Asset
Management.
Qu’est-ce qui fait ainsi courir les fonds d’investissement ? Une
spécificité bien française, honnie par certains et défendue par beaucoup : la
Sécurité sociale. En effet, dans notre pays, c’est « la Sécu » qui finance une
bonne partie des dépenses de santé réalisées par les usagers. En 2019, par
exemple, elle a financé près de 80 % des quelque 200 milliards d’euros de
soins et biens médicaux du pays (soins hospitaliers publics et privés,
médicaments, transports sanitaires, etc.). Autrement dit, une très large partie
du chiffre d’affaires des cliniques privées est directement financée par le
contribuable, à travers les cotisations sociales. Certes, les tarifs des actes
de santé sont fixés par la Sécu, ce qui interdit aux propriétaires de cliniques
de briguer des taux de rentabilité mirobolants. Mais le soutien de la
puissance publique leur apporte une visibilité presque unique au monde : la
stabilité de leur chiffre d’affaires est garantie d’année en année, préservée
des aléas de la conjoncture économique. Un rêve pour beaucoup
d’investisseurs.
Cette rente a le don d’agacer Loïc Le Noc, secrétaire fédéral CFDT
Santé-Sociaux :
Les fonds profitent éhontément de la situation. Ils ne prennent aucun risque car, en définitive, le
payeur s’appelle Sécurité sociale ! Ce sont bien les salariés et les chômeurs de ce pays qui les
enrichissent... Ce filet de sécurité leur permet d’imposer aux cliniques leur vision du monde, qui est
celle de la finance. Leur objectif est de réaliser des économies à tous les étages, pour diminuer la
masse salariale. Ils arrivent dans les établissements en vous expliquant que vous avez trop d’aides-
soignantes et trop d’infirmières. Bien sûr, ce ne sont pas les pontes de Wall Street qui imposent leurs
vues directement aux salariés, mais des gens nommés par eux, pour diriger les cliniques avec le
regard braqué sur la comptabilité{164}.

Anne-Laure Affani est infirmière et déléguée CGT. Elle travaille dans un


des établissements du groupe Elsan, la polyclinique Saint-Roch, à
Montpellier, depuis treize ans. Elle a pu voir très concrètement les
évolutions induites par l’irruption des fonds :
Depuis leur arrivée, il y a une dizaine d’années, tout a changé. Désormais, tout doit être optimisé
pour diminuer les coûts : achats de fournitures, stocks de médicaments ou de matériel, etc. Résultat
des courses, au quotidien, on a l’impression qu’il nous manque toujours quelque chose : un jour ce
sont des compresses, le lendemain des sparadraps... L’organisation du travail aussi a changé.
Traditionnellement, nous travaillons en binôme, avec une infirmière et une aide-soignante. En
principe, chaque binôme doit s’occuper d’un secteur de douze patients. Un beau jour, les fonds ont
décrété qu’un binôme pour quinze, c’était largement suffisant ! Nous avons dit qu’il en était hors de
question. Nous avons protesté, organisé des débrayages, et la direction a fini par reculer. Mais ils ont
malgré tout supprimé des postes... Les conditions de travail s’en ressentent{165}.

Nous avons recueilli plusieurs témoignages de ce genre. Tous laissent à


penser que les efforts de « rationalisation » (ou d’« austérité », selon le
point de vue que l’on adopte) entrepris par les fonds ont pesé sur le
quotidien des soignants. Un responsable syndical, qui préfère l’anonymat
pour éviter des représailles de son employeur, confie :
Avec l’arrivée des fonds, nous sommes entrés dans l’ère de la clinique-usine, où le patient est
transformé en client. Pendant des années, nos établissements étaient dirigés par des chirurgiens qui
connaissaient le métier. Du jour au lendemain, nous sommes tombés aux mains de requins de la
finance, qui rognent sur tout. Et qui gèrent des cliniques comme ils dirigeraient des grandes
surfaces{166}.

On pourra rétorquer d’abord que cette dégradation des conditions de


travail n’est pas l’apanage du secteur lucratif, et que les soignants de
l’hôpital public, confrontés depuis plusieurs années aux méthodes de
management issues du secteur privé, souffrent de maux similaires : cela
montre tout simplement que la violence gestionnaire produit des dégâts
partout, et que les fonds d’investissement, pour le coup, n’ont rien
inventé{167}.
On pourra invoquer, ensuite, que des témoignages isolés n’ont jamais
suffi à brosser une réalité sociale, ce qui est tout aussi juste. Mais les
données internes semblent confirmer le malaise exprimé par les
syndicalistes, sans toutefois apporter toutes les réponses. En 2019, un grand
cabinet américain spécialisé en management a réalisé une enquête pour le
compte d’Elsan, afin de mesurer « l’état d’esprit » régnant au sein des
équipes. Quelque 22 000 salariés ont été interrogés en ligne – soit la quasi-
totalité des effectifs –, durant près d’un mois, avec un taux de réponses
élevé de 47 %. Les résultats ne sont pas flatteurs{168}. Le rapport fait état
d’un « manque de confiance, mais aussi d’un sentiment de manque
d’attention » généralisé, puisque 50 % des salariés interrogés estiment que
la « clinique ne se préoccupe pas et ne prend pas soin d’eux ». Une majorité
se plaint également d’une « charge de travail élevée. » Par ailleurs, l’étude
met en avant « le sentiment d’un manque d’accompagnement à tous les
niveaux. Par la clinique, qui ne fournit pas toutes les bonnes conditions
matérielles de travail. Par le manager direct, qui n’accompagne pas ses
équipes ». Enfin, les « salariés sont peu nombreux à penser disposer
d’opportunités de carrière, sentiment qui pèse sur l’engagement. Alors que
le niveau de responsabilisation est plutôt bon, il règne aussi le sentiment de
ne pas pouvoir voir ses idées prises en compte ».
L’étude réalisée par le cabinet américain ne fait que quantifier un malaise
sans en dévoiler les ressorts profonds : il aurait fallu poser bien d’autres
questions aux salariés sondés, en leur demandant par exemple s’ils ont le
sentiment d’une dégradation au cours des dernières années, et, dans le cas
d’une réponse positive, à quoi (ou à qui) ils l’attribuent. Mais ce type
d’interrogations n’entrait pas, on s’en doute, dans le cadre de la mission
confiée par le groupe au cabinet, destinée pour l’essentiel à mesurer le
« niveau d’engagement » des équipes, plus que leur bien-être au travail.
Nous avons interrogé la direction d’Elsan, qui nous a répondu qu’elle
avait mis en œuvre diverses mesures depuis 2019 pour améliorer le
quotidien de ses salariés, parmi lesquelles « la prévention de risques
professionnels (achat de matériel, démarche RPS [prévention des risques
pychosociaux], etc.) », « des actions pour réduire les troubles musculo-
squelettiques – achat de matériel adapté », la formation de 840 managers à
la Qualité de vie au travail (QVT), etc. Selon elle, ces actions commencent
à porter leurs fruits puisqu’une nouvelle étude d’engagement montrerait des
résultats encourageants en 2021. Nous nous sommes procuré cette étude,
qui dresse un panorama plus nuancé : l’amélioration est réelle sur certains
aspects (organisation du travail, avantages sociaux...), mais il reste des
points préoccupants : « une majorité des collaborateurs ne pensent pas que
le groupe se préoccupe et prend soin de ses salariés », note l’étude, qui
constate également que « les salariés sont nombreux à penser que la charge
de travail n’est pas raisonnable{169} ».

Les morts de la financiarisation

En France, il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux s’intéressant


à l’impact des fonds d’investissement sur la santé des patients. Pour
comprendre quelles peuvent être les conséquences sanitaires de leur mode
de gestion, il faut donc traverser l’Atlantique. Aux États-Unis, les données
existent. Et elles font froid dans le dos. En matière de financiarisation de
l’économie, le pays de l’Oncle Sam a comme toujours une longueur
d’avance : les investissements du private equity* dans le secteur de la santé
y ont explosé en deux décennies, passant d’à peine 5 milliards de dollars en
l’an 2000 à plus de 100 milliards en 2018. Hôpitaux, maisons de retraite, et
même cabinets de médecin, plus rien n’échappe à la boulimie des fonds.
En février 2021, quatre économistes ont cherché à mesurer le coût
humain de cette frénésie, en se concentrant sur le secteur des « nursing
homes » (maisons de retraite médicalisées, équivalentes à nos Ehpad), très
prisé par les fonds d’investissement et par le secteur privé lucratif en
général. Leurs premiers résultats, publiés par le National Bureau of
Economic Research (NBER), un prestigieux organisme de recherche
américain, sont explosifs{170}. Leur base de données intègre quelque 18 000
établissements, dont près de 1 700 détenus par des fonds de private equity,
qui ont accueilli 7,4 millions de patients pendant douze ans. Parmi les
fonds, on retrouve quelques mastodontes bien connus comme The Carlyle
Group ou Oaktree (encore lui). Pour évaluer le coût humain de leurs
méthodes de gestion, les chercheurs ont compilé des données fournies par
l’équivalent américain de l’Assurance maladie – les programmes Medicaid
et Medicare – concernant l’état de santé de millions de patients. Résultats :
le fait d’être accueilli par un établissement détenu par un fonds, plutôt que
par un établissement classique, augmente de 10 % son taux de mortalité. Ce
dernier s’entend comme un taux de mortalité de court-terme, c’est-à-dire
que le décès est survenu pendant le séjour, ou dans les 90 jours suivant la
sortie du patient. Pour les chercheurs, ce sont donc 20 150 personnes qui
auraient perdu la vie, en douze ans, du fait des méthodes de gestion utilisées
par les fonds.
Le constat est effrayant. Pour tenter de l’expliquer, les chercheurs mettent
tout d’abord en lumière le sous-effectif chronique des établissements
concernés, dû aux économies de bouts de chandelle exigées par les géants
du private equity : le nombre d’heures consacrées à des tâches pourtant
essentielles (hygiène, interactions sociales avec les patients, etc.) chute,
faute de bras disponibles. Seconde piste d’explication, la probabilité de se
voir administrer des médicaments antipsychotiques est 50 % supérieure
lorsque l’on se rend dans un établissement détenu par les fonds, alors même
que leur dangerosité est de plus en plus reconnue pour les personnes âgées,
soulignent les chercheurs. Ces deux motifs, en réalité, se recoupent : c’est
probablement parce qu’ils n’ont plus les moyens humains suffisants pour
s’occuper des patients que les personnels les assomment de médicaments...
L’un des auteurs de l’étude livre une conclusion prudente, dont la retenue
tranche avec la brutalité du constat chiffré : « Il est probable que les firmes
de private equity soient plus intéressées par les bénéfices que par le sort des
patients{171}. » Si les données avancées sont exactes, c’est un doux
euphémisme...
Chapitre 6
Une pieuvre au cœur de l’économie
mondiale

En novembre 2004, le journal The Economist, bible des élites anglo-


saxonnes, consacrait sa une aux fonds d’investissement. En couverture, le
dessin d’un homme en costume-cravate, confortablement assis sur un trône
fait de billets de banques, orné d’un titre provocateur : « Les nouveaux rois
du capitalisme ». À l’intérieur du dossier, un éditorial{172} retraçait
brièvement l’histoire des fonds depuis leur origine jusqu’à leur ascension
irrésistible, pour constater à quel point ils avaient atteint une place centrale
au sein du capitalisme. Restait à savoir, s’interrogeait l’article, s’ils
pourraient durablement maintenir cette emprise...
Près de vingt ans plus tard, la réponse coule de source : les géants du
capital-investissement* ont fait plus que consolider leurs positions, ils ont
encore repoussé les frontières de leur royaume, jusqu’à concurrencer les
banques traditionnelles et détrôner la Bourse. Mais, comme toute
hégémonie, celle-ci a un coût. Et ce sont les entreprises et les salariés qui,
souvent, paient la facture.

Un empire à 4 400 milliards de dollars

Pour évaluer le poids économique des fonds de capital-investissement, la


méthode la plus simple consiste à chiffrer le montant total des actifs*
(entreprises, biens immobiliers, infrastructures, créances...) qu’ils
détiennent à travers la planète. Les statistiques donnent le tournis : en
seulement dix ans, les fonds ont multiplié par 2,6 l’ensemble de leurs actifs,
de 1 700 milliards de dollars en 2010 à plus de 4 400 milliards en 2020.
Selon certaines projections « optimistes », la courbe pourrait poursuivre sa
progression exponentielle dans les années à venir, jusqu’à dépasser
9 000 milliards de dollars en 2025{173}.
Cette ascension s’inscrit dans un environnement ultra-favorable, né de la
crise des subprimes. En effet, pour tenter de relancer l’économie dans la
foulée de la déflagration de 2008, les grandes banques centrales (Fed aux
États-Unis, Banque centrale européenne en Europe, etc.) ont racheté en
masse des titres de dette publique, afin de faire chuter les taux d’intérêt
auxquels empruntent les États. Cette politique dite d’« assouplissement
quantitatif » a eu deux conséquences : un déversement de liquidités sans
précédent dans l’économie mondiale (pour acquérir les titres, les banques
centrales créent de l’argent), et un effondrement des taux d’intérêt.
Autrement dit, les grands investisseurs comme les banques ou les
compagnies d’assurance se sont retrouvés avec des liquidités plein leurs
coffres, mais ils ont découvert un monde où leurs placements traditionnels
(obligations d’État) rapportaient de moins en moins d’argent, du fait de la
chute des taux.
Rien d’étonnant à ce qu’ils aient alors regardé le secteur du private
equity* comme un eldorado : les fonds sont toujours en quête d’argent et ils
garantissent des taux de rentabilité à deux chiffres à leurs clients.
Quelles sont les conséquences économiques de cette ruée vers le capital-
investissement ? Comment la diffusion d’une technique telle que le LBO*
pèse sur le tissu industriel d’un pays ? Pour essayer de répondre à ces
questions, prenons le cas de la France. Sans surprise, les lobbyistes du
private equity nous brossent un tableau idyllique de la situation, où les
emplois fleurissent sous la houlette bienveillante des fonds
d’investissement. France Invest mandate régulièrement des cabinets d’audit
pour réaliser des études valorisant le bilan économique de ses membres : en
2012, par exemple, les fonds auraient créé 80 000 emplois net dans
l’Hexagone, alors même que le secteur marchand dans son ensemble en
détruisait 100 000{174}. « Les entreprises accompagnées par les acteurs
français du capital-investissement continuent non seulement à générer de
l’emploi, mais de façon croissante, année après année », pavoise France
Invest à cette occasion{175}.
Plus généralement, les défenseurs des fonds s’abritent derrière un
raisonnement théorique, supposé légitimer les LBO : loin de plomber les
entreprises, la dette jouerait au contraire un puissant rôle disciplinaire, en
modifiant le comportement des dirigeants. Ces derniers y regarderaient à
deux fois avant de prendre la moindre décision, optimisant leur gestion de
manière à limiter les gaspillages afin de rembourser la dette. Dans ce
schéma, le patron « panier percé » devient un entrepreneur économe,
uniquement concentré sur les performances de sa société{176}.

Création de valeur, destruction d’emplois

Las, tout le monde ne partage pas cet optimisme. En 2014, deux


chercheurs ont tenté de mesurer, pour la première fois, l’impact des LBO
sur les faillites d’entreprises françaises. Leur travail prend complètement à
rebours le discours des professionnels du private equity{177}. L’étude est
construite à partir d’un échantillon de 626 opérations de LBO menées sur le
sol français entre 2000 et 2007. Les chercheurs ont comparé le nombre de
faillites survenues au sein de cet échantillon avec un groupe « contrôle »,
composé d’entreprises équivalentes (en termes de secteur d’activité, de
taille, de rentabilité, etc.), qui n’ont pas connu de LBO. Ce groupe
« contrôle » joue évidemment un rôle décisif : en comparant la situation des
entreprises sous LBO avec celles de ce groupe, cela permet de se faire une
idée de ce qui se serait produit si elles n’étaient pas tombées dans
l’escarcelle des fonds d’investissement.
La conclusion est sans appel : le taux de faillite des entreprises sous LBO
est « significativement plus élevé » que celui d’entreprises comparables
n’ayant pas fait l’objet d’un rachat par endettement. Plus précisément, le
taux de faillite annuel trois ans après le rachat, est 2,7 fois plus élevé que
dans le groupe « contrôle »... Autrement dit, écrivent les deux chercheurs, le
risque induit par la dette n’est pas compensé par l’amélioration supposée de
la gestion de l’entreprise une fois qu’elle est passée dans le giron d’un
fonds.
De nombreuses études universitaires ont été menées aux États-Unis pour
évaluer les effets des LBO sur la situation des entreprises. Dans un pays où
les gérants de fonds empochent des milliards de dollars, la question de
savoir si leur activité profite ou non à l’emploi prend tout son sens : il est
toujours plus difficile de justifier une rémunération exorbitante lorsqu’elle a
été acquise au prix de fermetures d’usines et de carrières brisées.
En 2013, six économistes de renom essaient de clouer le bec aux
détracteurs du private equity. Leur étude{178} s’appuie sur un vaste
échantillon de 3 200 entreprises américaines sous LBO, détenant 150 000
établissements, qu’ils comparent à un groupe « contrôle », entre 1980
et 2005. Conclusion : deux ans après le rachat, le niveau d’emploi dans les
établissements sous LBO est inférieur de 3 % à ce qu’il est dans le groupe
« contrôle » ; et de 6 % cinq ans après. Par ailleurs, les directions
d’entreprises sous LBO ferment les usines jugées insuffisamment
productives de manière « plus agressive » que leurs concurrentes, notent les
économistes. Mais les auteurs s’empressent de relativiser ces résultats : en
effet, la casse sociale est contrebalancée par la rapidité avec laquelle les
directions sous LBO créent et rachètent de nouveaux établissements, en
embauchant de nouveaux salariés. À l’arrivée, il y a bien une perte nette
d’emplois par rapport aux entreprises qui n’ont pas été rachetées par les
fonds, mais « de 1 % seulement », se félicitent les auteurs.
Il y a deux façons d’apprécier ce résultat. D’un point de vue strictement
libéral, on peut se réjouir du dynamisme économique affiché par les fonds.
Mais si l’on se place du point de vue des salariés qui ont perdu leur emploi
au cours de ce processus de « destruction créatrice », la pilule doit être bien
plus amère...
En 2019, une autre étude{179} publiée par la prestigieuse université de
Harvard s’attarde (entre autres) sur deux effets peu documentés des LBO :
l’impact sur les niveaux de rémunérations et les cadences de travail.
À partir d’un énorme échantillon de 6 000 rachats par endettement, réalisés
sur le sol américain entre 1980 et 2013, les économistes arrivent à des
conclusions spectaculaires. Tout d’abord, ils observent que la productivité
des salariés sous LBO augmente nettement plus vite que dans les
entreprises qui n’ont pas fait l’objet d’un rachat : en seulement deux ans, le
différentiel est de 8 %. Dans le même temps, la rémunération globale des
travailleurs sous LBO diminue de 1,7 %. Pour essayer d’expliquer ces
résultats, les chercheurs mettent en avant les méthodes utilisées par les
géants du private equity pour rentabiliser leurs cibles. Certaines sont
particulièrement expéditives, à l’image du rachat en 1987 par Berkshire
Partners d’une grosse compagnie de chemin de fer opérant dans la région
des Grands Lacs. À toute vapeur, le fonds sabre dans les effectifs et les
salaires, divisant par deux le nombre d’employés par train et réduisant les
rémunérations de 15 %. Cette gestion à la hache se double d’un
management plus strict et d’un investissement dans les technologies de
l’information.
Autre exemple, plus récent. En 2005, un consortium de fonds
d’investissement met la main sur le loueur de voitures Hertz, pour un
montant astronomique de 15 milliards de dollars. En huit ans, les effectifs
baissent de 3,5 % et le chiffre d’affaires bondit de 25 %, d’où un
accroissement phénoménal de la productivité. Cette fois encore, les fonds
ont suivi sans mollir une feuille de route drastique : réduction des frais
généraux, rationalisation des investissements, et introduction du lean
management, cette organisation du travail redoutablement efficace, née
dans les usines Toyota au cours des années 1970, qui repose, entre autres,
sur la chasse aux temps morts et aux gestes superflus. Les actionnaires
adorent, les spécialistes de santé au travail un peu moins{180}.
Ces études, pas plus que les précédentes, ne closent le débat autour du
private equity. Les opposants et les défenseurs de cette industrie continuent
de s’écharper à grands coups de statistiques, rendant difficile tout jugement
pour le non-initié. Mieux vaut s’armer un peu avant de se lancer dans la
jungle des études comparatives, rappelle l’économiste Nicolas Bédu, auteur
d’une thèse sur les LBO :
Vous voulez connaître le secret de la plupart des études citées par le private equity ? Les créations
d’emplois revendiquées se font principalement par de la croissance externe [c’est-à-dire par rachat
d’entreprises]. En clair, une entreprise sous LBO va en acquérir une autre, augmentant
mécaniquement ses effectifs. Mais en règle générale, les fusions-acquisitions se traduisent par des
suppressions de postes « doublons ». Prenons un exemple concret. Une boîte de 500 salariés en
rachète une autre, qui emploie le même nombre de travailleurs ; après restructuration, la nouvelle
entité ne compte plus que 800 employés. Les gérants du private equity vont alors se vanter d’avoir
créé 300 postes supplémentaires... alors qu’ils en ont détruit 200{181}.

Au fond, les dégâts sociaux induits par les LBO (restructurations, dépôts
de bilan...) sont le prix à payer pour obtenir de tels niveaux de rendements.
Lorsqu’un riche investisseur confie son argent à un géant du private equity,
il s’attend à bénéficier d’un taux de rentabilité défiant toute concurrence,
sans trop se soucier des pots cassés.
Cette quête sans fin de profitabilité peut porter atteinte à la santé de
l’entreprise rachetée parce qu’elle subordonne le moindre investissement à
la loi du court-termisme, mais aussi parce que la culture financière des
fonds peut déstabiliser des PME fonctionnant selon un mode de
gouvernance plus « familial ». Bien sûr, tous les LBO ne se concluent pas
en déconfiture. Mais, en règle générale, les dépôts de bilan s’expliquent par
trois types de raisons, selon Jean-Étienne Palard, chercheur en sciences de
gestion :
Les faillites peuvent être liées au fait que l’entreprise cible n’avait pas le potentiel espéré. Elles
peuvent aussi s’expliquer par un effet de levier [endettement] trop important, qui fragilise
l’entreprise. C’était le cas pour Vivarte, par exemple{182}. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les
problèmes de personnes. Lorsqu’un fonds d’investissement entre au capital d’une entreprise, il n’est
pas rare de voir de nombreux managers quitter le navire car ils ne se retrouvent plus dans la nouvelle
gouvernance de la société. Cela entraîne des pertes de compétences parfois considérables{183}.

Les nouveaux créanciers du monde ?

La dette, pour les fonds d’investissement, est bien plus qu’un simple
instrument de gestion. C’est une arme qui leur permet d’instaurer une
discipline de fer au sein des entreprises qu’ils rachètent. Cette arme leur
permet également d’étendre leur influence au cœur du capitalisme, jusqu’à
concurrencer deux de ses institutions les plus incontournables : la Bourse et
les banques elles-mêmes.
Commençons par la Bourse. Pendant des décennies, ce temple de
l’économie de marché faisait figure de terre promise pour de très
nombreuses entreprises – du moins pour leurs propriétaires – qui jouaient
des coudes pour pouvoir y entrer. Ce n’est plus le cas. En France comme
aux États-Unis, le nombre d’entreprises cotées a fondu comme neige au
soleil, tandis que le nombre de sociétés détenues par des fonds grimpait en
flèche. Au pays de l’Oncle Sam, par exemple, on comptait 8 000 entreprises
sous LBO en 2017, soit deux fois plus qu’en 2006. Dans le même temps, le
nombre de sociétés cotées en Bourse a chuté de 16 %, à seulement
4 300{184}. Même tableau en France où le nombre d’entreprises cotées a lui
aussi chuté d’au moins 15 %. À l’inverse, le private equity finance
désormais davantage les entreprises que la Bourse : en cinq ans, le secteur
aurait injecté 65 milliards d’euros dans des entreprises françaises, contre
seulement 15 milliards pour la Bourse{185}.
Plusieurs raisons expliquent ce grand mouvement de bascule. Les jeunes
entreprises hésitent de plus en plus à entrer au CAC 40 ou à Wall-Street,
échaudées par l’instabilité des marchés financiers et par les coûts
nécessaires aux introductions en Bourse. Elles préfèrent se tourner vers les
fonds d’investissement, dont les poches regorgent de cash. Par ailleurs, le
rêve du jeune entrepreneur ambitieux n’est plus d’atteindre la taille
suffisante pour entrer en Bourse, mais plutôt de se faire racheter à prix d’or
par une grosse entreprise...
Ce basculement exacerbe les rêves de grandeur des fonds
d’investissement. Une fois par an, le gratin du private equity se donne
rendez-vous dans l’un des hôtels les plus luxueux de Berlin,
l’InterContinental, pour un sommet baptisé SuperReturn. Investisseurs,
gérants de fonds et analystes y viennent pour étoffer leur carnet d’adresses
et échanger sur leur vision de l’avenir. En février 2019, la grand-messe du
secteur a tourné au numéro d’autocélébration{186}. « Nous sommes en train
de remplacer les marchés de capitaux », s’est félicité l’un des participants,
comme pour entériner le changement de pouvoir en cours au sein du
capitalisme...
Les fonds pourraient bien ne pas s’arrêter là. Non contents de
concurrencer la Bourse, ils s’attaquent désormais à la toute-puissance des
grandes banques pour s’asseoir eux aussi à la table des créanciers du
monde. Depuis plusieurs années, les établissements bancaires prêtent de
moins en moins aux entreprises, mettant en avant des contraintes
réglementaires instaurées aux lendemains du krach de 2007-2008 : dans la
foulée de la crise des subprimes, le Comité de Bâle, réunissant autorités de
supervision bancaire et banques centrales, a cherché à accroître la solidité
des banques, dans l’objectif revendiqué d’éviter une nouvelle déflagration
mondiale. Ainsi, les accords dits de Bâle 3, signés en 2010, obligent ces
dernières à augmenter leurs niveaux de fonds propres – l’ensemble de leurs
ressources – par rapport à la totalité de leurs prêts. C’est ce qu’on appelle le
ratio de solvabilité. Devant ces nouvelles règles, les banques ont préféré
réduire le volume de leurs prêts aux entreprises, laissant le champ libre aux
acteurs pratiquant le « shadow banking » (ou finance de l’ombre).
Contrairement aux établissements bancaires, ces acteurs ne sont pas soumis
aux contraintes réglementaires de type Bâle 3, et peuvent prêter aux
entreprises comme ils l’entendent.
Les grands fonds d’investissement s’en donnent à cœur joie, prêtant à des
taux d’intérêt juteux. Blackstone, Apollo et les autres lèvent ainsi des
milliards de dollars de fonds de dette privée, pour financer, essentiellement,
deux types d’opérations : LBO (rachats par endettement) et croissance
externe (rachats d’entreprises par une société désirant grossir).
En mars 2019, par exemple, Blackstone propose ses services à un autre
fonds, l’Américain Advent, qui cherche alors à financer le rachat par
endettement d’une grosse filiale appartenant à un géant de la chimie
allemand, Evonik. Pour mettre la main sur cette filiale qui fabrique le bien
connu Plexiglas, Advent doit débourser 3 milliards d’euros. Blackstone
propose de lui prêter la moitié de la somme, soit la bagatelle d’1,5 milliard.
Un record historique pour un fonds. Si l’offre du mastodonte de Stephen A.
Schwarzman est acceptée, cela signifie qu’il coiffe au poteau des banques
aussi prestigieuses que Goldman Sachs ou Barclays, elles aussi dans la
boucle pour financer le LBO. Mais, finalement, Advent décline la
proposition. Selon les initiés, ce refus serait lié au taux d’intérêt pratiqué
par Blackstone, deux fois plus élevé que celui des banques{187}. Le fonds de
Stephen A. Schwarzman s’est montré trop gourmand pour emporter le
morceau...
Mais ce revers n’inverse pas la tendance observée depuis plusieurs
années. D’ailleurs, un mois avant la proposition de Blackstone, un autre
géant américain du nom d’Ares avait fourni un prêt d’un milliard de livres à
un groupe de télécoms britannique, Daisy. Et l’un des concurrents directs de
Blackstone, Apollo, que l’on a déjà croisé dans ce livre{188}, n’hésite pas à
défier les banques d’affaires sur leur terrain : en 2020, les activités de crédit
du fonds d’investissement représentaient 200 milliards de dollars au total –
dix fois plus que douze ans plus tôt –, répartis dans des secteurs aussi variés
que les prêts aux entreprises, les crédits hypothécaires ou les prêts
immobiliers.
Il est évidemment trop tôt pour tirer des conclusions définitives. Même si
les patrons du private equity nourrissent des rêves de toute-puissance,
légitimés par la rapidité de leur ascension, il leur reste du chemin à
parcourir pour devenir les nouveaux banquiers de la planète. Mais si cet
avènement devait avoir lieu, il va de soi qu’il marquerait un tournant dans
l’histoire du capitalisme moderne, irrigué par les banques depuis au moins
deux siècles...
En attendant cette hypothétique passation de pouvoir, Blackstone se paye
le luxe de damer le pion aux établissements bancaires cotés en Bourse :
début mars 2020, la valeur totale de ses actions atteignait 69,2 milliards de
dollars, contre 69 milliards « seulement » pour Goldman Sachs et
65 milliards pour Morgan Stanley. Ou comment une firme née dans les
années 1980, employant à peine 3 000 salariés dans le monde, a fini par
égaler – du moins sur le terrain boursier – des banques d’affaires
centenaires.
La folie des LBO

Cette course à l’échalote n’est pas sans conséquences sur l’économie


mondiale. Alimentée par les milliards de dollars injectés par les fonds et les
grandes banques, la bulle des LBO* a gonflé jusqu’à atteindre des
proportions inquiétantes. En dix ans, le volume des rachats par endettement
dans le monde a plus que doublé, passant de 250 milliards de dollars en
2010 à près de 600 milliards en 2020. Cette année-là, plus de
3 000 entreprises ont été raflées, malgré l’épidémie de Covid qui déferlait
sur la planète{189}. Dans le même temps, les sommes déboursées pour ces
rachats affolent tous les compteurs. Les institutions bancaires comme la
Banque centrale européenne (BCE) considèrent que lorsque l’on acquiert
une entreprise par endettement, il vaut mieux ne pas s’endetter au-delà de
six fois l’EBITDA{190} de l’entreprise rachetée... ce qui est déjà conséquent.
Au-delà de ce seuil, estiment les institutions, on entre dans une zone à
risques. Mais les acheteurs n’ont que faire de ces mises en garde. En 2020,
en Europe, 60 % des opérations de LBO ont franchi la barre fatidique. Aux
États-Unis, la proportion grimpe à 80 %{191}.
Les acteurs du secteur se rassurent en expliquant que tant que les taux
d’intérêt restent au niveau du plancher, c’est-à-dire que la dette ne coûte
pratiquement rien à l’emprunteur, il n’y a pas lieu de s’alarmer. Mais il n’est
pas dit que les grandes banques centrales continuent d’abreuver les marchés
en liquidités ad vitam aeternam. Par ailleurs, même sans parler de
resserrement des vannes du crédit, le moindre trou d’air économique peut
provoquer des faillites retentissantes, comme l’explique l’économiste
Nicolas Bédu :
Dans certaines entreprises, la situation peut devenir explosive. Lorsque l’activité économique
diminue, les entreprises très endettées voient leurs capacités de remboursement mises à mal. Et, pour
renégocier son emprunt, il n’existe que deux possibilités : soit vous réclamez un allongement des
échéances, et alors le coût de l’emprunt augmente ; soit vous demandez aux banques de revoir à la
baisse leurs taux d’intérêt. Et je ne vois pas pourquoi elles y consentiraient, au vu des niveaux
extrêmement bas pratiqués en ce moment. Sauf à accepter de baisser leurs marges... Bien sûr, elles
n’ont pas intérêt à voir l’entreprise devenir insolvable et peuvent faire un effort. Mais cela ne
fonctionne que si quelques entreprises se trouvent en difficulté. Ce type d’effort ne peut pas être
généralisé{192}.

La mise à l’arrêt d’une partie de l’économie mondiale en 2020, sur fond


de Covid, n’a pas entraîné le tsunami de faillites redouté : en Europe
comme aux États-Unis, les plans de soutien massifs accordés aux
entreprises par les pouvoirs publics, ainsi que le maintien de taux d’intérêt
historiquement bas ont permis d’amortir le choc. Néanmoins, l’arrivée de la
pandémie a donné des sueurs froides aux observateurs américains qui
regardaient les LBO sombrer les uns après les autres. En juin 2020, par
exemple, un des journalistes économiques vedettes de CNN écrivait : « J.
Crew [prêt à porter], Neiman Marcus [détaillants de luxe], Hertz [location
de voitures], et Chuck E. Cheese [restaurants] ont deux choses en commun :
tous ces groupes ont accumulé des dettes écrasantes lors de rachats par
endettement. Et tous ont déposé le bilan durant la pandémie{193}. » Avec une
énorme casse sociale à la clé : Hertz, par exemple, a licencié 20 000
salariés, soit la moitié de ses effectifs mondiaux.
L’article cite un haut responsable de l’agence américaine de notation
Moody’s, qui enfonce le clou : « Les entreprises sous LBO sont les plus
vulnérables à tout type de ralentissement économique, qu’il s’agisse d’une
pandémie ou d’une récession classique. L’utilisation de hauts niveaux de
dette fait partie de leur business model{194}. »

Chez Picard, le festin des actionnaires

Mais d’autres facteurs contribuent à fragiliser les entreprises rachetées, à


commencer par les pratiques des fonds eux-mêmes. L’une des plus
controversées se nomme « dividend recap » (pour « dividend
recapitalization »). Il s’agit de réendetter une entreprise déjà sous LBO,
dans le but de servir un généreux dividende au fonds propriétaire. Cette
technique, qui s’apparente à de la prédation pure, peut comporter de gros
risques, comme le pointe la très sérieuse revue Agefi, média français
d’actualité financière qu’on ne peut pas suspecter de gauchisme. « Ces
opérations conduisent parfois à précipiter les sociétés sous LBO en défaut
[c’est-à-dire en faillite] », s’inquiétait ainsi une avocate spécialisée en
restructuration, citée par la revue en 2015{195}.
La course aux « dividend recap » n’a pas ralenti depuis cette mise en
garde. Pour le seul mois de septembre 2020, ces opérations ont généré
8,6 milliards de dollars de dette privée supplémentaire aux États-Unis, soit
un quart de l’ensemble des dettes levées au même moment. Il ne faut pas
croire que ces excès ne s’observent qu’outre-Atlantique. L’Hexagone n’est
pas épargné. Peu de gens le savent, mais Picard, marque de surgelés
préférée des Français, vit sous la coupe de fonds d’investissement depuis
vingt ans. Des fonds particulièrement gloutons. En avril 2021, les
actionnaires de l’enseigne, dont l’Anglais Lion Capital (majoritaire),
annoncent leur intention de lancer un emprunt d’1,71 milliard d’euros.
Cette manne colossale doit servir à leur verser 276 millions d’euros de
dividendes. Les actionnaires finiront par enclencher la marche arrière
quelques jours plus tard, conscients peut-être que l’énormité du montant
rendait la chose difficilement acceptable{196}... Mais cela n’a pas toujours été
le cas. En février 2015, Lion Capital n’a pas hésité à augmenter la dette de
Picard de 88 %, afin d’empocher 602 millions de dividendes. Dubitative,
l’agence de notation Fitch a dégradé dans la foulée la dette de l’entreprise,
signe de la dangerosité de l’opération de « dividend recap »{197}.
Au sein de l’entreprise, ce festin des actionnaires est resté sur l’estomac
de beaucoup de salariés, et n’a pas contribué à apaiser le climat social.
David Bacchi, responsable de magasin et délégué syndical national CGT, ne
mâche pas ses mots :
Ces fonds ne s’intéressent pas à la vie de l’entreprise, ils s’enrichissent sur notre dos, comme des
parasites. En 2021, le groupe a réalisé 1,7 milliard d’euros de chiffre d’affaires, en augmentation de
12 %. Et ils nous ont proposé 1,1 % de hausse des salaires lors des NAO [négociations annuelles
obligatoires]{198} !

Cette « préférence pour les dividendes », caractéristique du modèle


Picard, a des conséquences très concrètes sur le quotidien des équipes,
explique le syndicaliste :
Les effectifs sont réduits au strict minimum, avec en moyenne 3,2 salariés seulement par magasin. Je
vous laisse imaginer ce que ça représente comme charge de travail, quand on sait la pénibilité de nos
tâches : je soulève en moyenne 3,5 tonnes de marchandises par semaine, entre le déchargement des
cartons et le remplissage de rayons, avec tous les problèmes de dos que cela engendre. Le LBO ne
permet ni l’investissement ni les embauches. Il faut constamment utiliser le cash dégagé par
l’entreprise pour rembourser cette dette qui croît d’année en année. Et verser d’énormes dividendes.
Tout cela aboutit à un turn-over incroyable : tous les ans, 5 000 salariés, soit un cinquième de
l’effectif complet, sont renouvelés ! Un DRH m’a avoué un jour que cette situation arrangeait la
direction : des salariés avec peu d’ancienneté ont peu de prétentions salariales{199}...

En dépit de conditions de travail éprouvantes, les conflits sociaux


éclatent rarement dans l’entreprise. David Bacchi a sa petite idée pour
expliquer cette quiétude apparente :
Organiser un mouvement social ici est très délicat, car il est difficile de fédérer des effectifs aussi
éclatés, soumis à un gros turn-over. Par ailleurs, la direction nous met constamment en concurrence.
Il y a par exemple ces challenges organisés entre magasins, qui vous permettent de gagner des bons
d’achat si vous êtes plus performants que le voisin. C’est à qui vendra le plus de bouteilles de
champagne... Tout cela nuit à la cohésion générale{200}.

Le scandale Toys’R’Us

Le LBO porte en lui-même les germes de ses excès : lorsque l’appétit des
fonds se nourrit d’argent magique, issu d’un endettement sans fin, à quoi
riment les appels à la modération ? Une autre affaire illustre la folie du
système. Il n’est pas question cette fois-ci de « dividend recap », mais d’une
pratique consistant pour les actionnaires à prélever des bonus exorbitants,
alors même qu’ils savent l’entreprise en route pour le dépôt de bilan.
Précisons que cette technique n’est pas l’apanage des fonds
d’investissement, mais que ces derniers s’y sont illustrés plus d’une fois.
Tout le monde connaît Toys’R’Us, la célèbre marque de jouets
américains, fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sur une
intuition de son créateur, Charles Lazarus (1923-2018). À l’époque, ce
dernier en est persuadé, les années 1950 seront celles des enfants. Son
enseigne voit le jour en 1957, avec son fameux « R » retourné qu’il a écrit
ainsi pour donner l’impression que c’est un enfant qui l’a dessiné. Dans
l’Amérique du baby-boom, aiguillonnée par les promesses de la société de
consommation et une confiance sans faille dans l’avenir, la marque créée
par Lazarus voit sa popularité s’envoler. Soixante ans plus tard, le
changement d’ambiance est brutal. Nous sommes en septembre 2017, le
fondateur vit ses derniers instants et Toys’R’Us dépose le bilan, plongeant
64 000 salariés dans l’angoisse. Au total, la moitié d’entre eux finiront
licenciés...
Cette déconfiture tient en bonne partie aux errances stratégiques de la
direction, prise de vitesse par le virage Internet et la concurrence des géants
de la grande distribution, mais pas seulement. En 2005, un trio de fonds
d’investissement – Bain Capital, KKR et Vornado – a mis la main sur
l’enseigne. Coût total de l’acquisition : 6,6 milliards de dollars. Fidèles à
leur habitude, les fonds n’ont déboursé qu’une fraction de la somme,
empruntant 5,3 milliards par le biais d’un LBO. Voilà donc l’entreprise
entravée par une dette géante, qu’elle devra rembourser à raison de
400 millions de dollars par an. Nul doute que ce fardeau a contribué à
fragiliser le géant du jouet.
Ce n’est pas tout. Quelque temps après la faillite de 2017, de nombreux
créanciers de l’enseigne se regroupent au sein d’une fiducie, le TRU
Creditor Litigation Trust, avec la ferme intention de récupérer une partie de
leur argent envolé. Après de longs mois d’enquête, ils déposent une plainte
devant la Cour suprême de l’État de New-York, le 12 mars 2020. Dans ce
document de 111 pages, ils tirent à boulets rouges sur ceux qu’ils tiennent
pour responsables du naufrage, à savoir un petit groupe de dirigeants, pour
la plupart liés aux fonds d’investissement{201}. À partir de 2014, écrivent-ils,
l’enseigne est aux mains de six administrateurs : deux d’entre eux sont
employés par Bain, deux par KKR et les deux derniers par Vornado. Le
1er juin 2015, les administrateurs nomment un de leurs proches, David
Brandon, PDG de l’entreprise.
Les plaignants sont formels : selon eux, tous ces dirigeants auraient
manqué à leurs devoirs. Depuis le LBO de 2005, les fonds propriétaires
exigeaient de l’enseigne de jouets qu’elle leur verse de généreux « frais de
conseil ». Chaque année, les six administrateurs de Toys’R’Us décidaient
sans sourciller de reconduire les enveloppes. Dans la mesure où ils étaient
directement employés par les fonds, on imagine qu’ils avaient tout intérêt à
garder le robinet ouvert.
Problème : selon les plaignants, ces frais sont doublement injustifiés.
D’abord, parce qu’ils ne correspondent à aucun travail réellement effectué
par les fonds ; ensuite, parce qu’ils représentent des sommes rondelettes,
alors même que l’entreprise navigue déjà dans le rouge. Entre 2014 et 2017,
près de 18 millions de dollars auraient ainsi atterri dans les caisses des
fonds par ce biais.
Les plaignants accusent également le PDG de s’être bricolé une
rémunération sur mesure, sans rapport avec les prix du marché. En
avril 2017, alors que l’entreprise se dirige tout droit vers l’abîme, sa
principale préoccupation semble être d’octroyer, à lui comme aux hauts
dirigeants de Toys’R’Us, le plus gros bonus possible (75 % de leur salaire
de base, selon la plainte). Ainsi, trois jours avant le dépôt de bilan, il aurait
fait virer sur leurs comptes bancaires la totalité des bonus, soit 16 millions
de dollars. Et le tout aurait été validé, là encore sans l’ombre d’une
hésitation, par les administrateurs nommés par les fonds d’investissement.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le procès, censé ouvrir le
er
1 novembre 2021, ne s’est pas encore tenu.
L’ombre des subprimes

On a vu à quel point la folie des LBO pouvait alimenter les prédations en


tout genre. Reste à aborder une question épineuse, celle des dangers
systémiques liés à cette bulle. Autrement dit, le château de cartes va-t-il
finir par s’écrouler, entraînant dans sa chute des millions de salariés ? Tous
les économistes interrogés au cours de cette enquête nous ont confié leur
aversion pour les prophéties : jouer les Madame Irma n’est pas dans leur
habitude, et il est de toute façon périlleux, en économie comme ailleurs, de
se lancer dans l’art de la prospective. Ils se contentent donc de dresser de
prudents parallèles avec des crises passées. Ainsi, pour l’économiste
Nicolas Bédu, la bulle des LBO ressemble à celle des subprimes pour deux
raisons : dans les deux cas, il s’agit d’une croissance alimentée
artificiellement par de la dette ; dans les deux cas, les risques sont
disséminés à travers la planète par le biais de la « titrisation ».
Ce mot a fait irruption dans le débat à la faveur de la déflagration de
2007-2008, à l’époque où le grand public découvre, médusé, les folles
acrobaties de la finance. Dans ce cas de figure, la titrisation permettait aux
banques américaines de se débarrasser des crédits hypothécaires à risque
(ou subprimes) dont elles ne voulaient plus. Pour ce faire, elles créaient des
structures ad hoc, appelées SPV (special purpose vehicle), chargées de
transformer les prêts en obligations et de les revendre à des acheteurs –
banques, fonds d’investissement, fonds de pension, etc. Au passage, ces
prêts de mauvaise qualité étaient mélangés à d’autres titres de créances,
puis ficelés dans une sorte de « paquet » baptisé CDO (collateralized debt
obligation). Les CDO sont donc des produits complexes, notoirement
opaques, regroupant plusieurs tranches de créances, de plus ou moins bonne
qualité, échangés sur les marchés financiers.
Pour les banques, l’avantage de l’opération était évident : en effet, sortir
de leur bilan des créances à risque permet à la fois de limiter leur exposition
aux pertes et de pouvoir continuer à prêter de l’argent, puisque cela
améliore mécaniquement leur ratio de solvabilité. Revers de la médaille, ce
grand ménage dissémine les risques dans l’ensemble de l’économie. En
2007-2008, le délicat édifice a volé en éclat : le marché immobilier
américain, auquel étaient adossés les produits titrisés, s’est effondré, et
l’onde de choc s’est propagée à l’ensemble de la finance, sapant la
confiance des différents acteurs.
Le capitalisme financier déploie une créativité sans limite. Au moment
du krach des subprimes, le grand public a découvert que l’on pouvait titriser
des prêts immobiliers. En réalité, on peut titriser à peu près n’importe quoi,
y compris des prêts aux entreprises endettées... C’est que l’on appelle le
marché des CLO (collateralized loan obligation). Fonctionnant selon les
mêmes principes que celui des CDO, il connaît une progression délirante
depuis plusieurs années, jusqu’à frôler les 1 000 milliards de dollars en
circulation à l’été 2021. Une bonne partie de ces prêts sont liés à des rachats
à effet de levier (LBO), le sport favori des fonds d’investissement. Ces CLO
sont divisés en plusieurs tranches, en fonction des risques représentés et de
leurs niveaux de rendement (taux d’intérêt). Les plus dangereuses, adossées
à des prêts à hauts risques, garantissent évidemment des rendements plus
importants. Les fonds d’investissement en sont très friands. Un analyste
financier résume la situation avec ironie : « Les CLO, c’est un peu les
merguez de la finance. Tout le monde en veut, mais personne ne veut savoir
ce qu’il y a dedans ! »
Depuis quelques années, les autorités financières surveillent comme le
lait sur le feu le marché des CLO et des dettes à effet de levier en général.
Et régulièrement, au détour d’un rapport, en quelques phrases pesées au
trébuchet, elles mettent en garde. « Même si les CLO ont généralement
réalisé de bonnes performances au cours des dernières décennies, leur
récente croissance rapide et les taux élevés de l’effet de levier intégré
doivent inciter les régulateurs à rester attentifs aux risques qu’ils font peser
sur la stabilité financière », lit-on par exemple, en avril 2018, sous la plume
de la Banque de France{202}.
« La croissance rapide du financement à effet de levier et des CLO
présente des points communs avec le développement des prêts
hypothécaires à risque et des CDO aux États-Unis pendant la période
précédant la grande crise financière », pointe de son côté la Banque des
règlements internationaux à l’automne 2019{203}.
Le Conseil de stabilité financière (CSF), organisme mondial chargé de
surveiller le système financier, identifie quant à lui plusieurs facteurs
suggérant que les « vulnérabilités du marché des CLO se sont accrues »
depuis la crise de 2007-2008 : la hausse des ratios d’endettement, qui
pourrait « augmenter les taux de faillites et diminuer les taux de
recouvrement pour les prêts à effet de levier », et la venue d’acteurs non
bancaires (comme les fonds d’investissement) qui « accroît la complexité et
l’opacité » des opérations menées. Par conséquent, « ces marchés
pourraient être plus vulnérables à des chocs macroéconomiques que par le
passé », conclut le CSF{204}.
Bref, les météorologues voient les nuages s’amonceler à l’horizon, mais
ne se risquent pas encore à prédire l’arrivée de l’orage...
Une chose qui ne fait pas débat, en tout cas, c’est que l’endettement des
entreprises dans le monde a atteint des niveaux stratosphériques, et que les
fonds de LBO y ont bel et bien contribué. En 2020, l’ardoise globale
représentait 13 500 milliards de dollars. L’économiste Dany Lang déplore
que le débat se concentre presque exclusivement sur l’endettement public,
pour de basses raisons idéologiques :
Les modèles économiques mainstream ne s’intéressent pas à la dette privée. Ils se concentrent sur la
dette publique, dont le remboursement sert à justifier des politiques de régression sociale. Il y a
pourtant une différence fondamentale entre la dette publique et la dette privée : lorsque la première
arrive à échéance, les États ont la possibilité de la renouveler. C’est lié au fait que l’État,
contrairement au ménage ou aux entreprises, ne meurt pas. En revanche, la dette privée doit être
remboursée. Et en France, par exemple, elle atteint 150 % du PIB. Ce n’est clairement pas
soutenable{205}.
Conclusion
Libérer les entreprises de
l’influence des fonds

« Qui paie ses dettes s’enrichit », dit un fameux adage. Depuis trente ans,
les dirigeants des grands fonds d’investissement s’emploient à démontrer
qu’il est tout aussi possible de s’enrichir en endettant les autres. Le LBO* a
permis l’émergence d’une nouvelle élite financière. Mais, en prenant le
pouvoir par la dette, ces gérants ne se contentent pas de soigner leur compte
en banque : ils modifient en profondeur la gestion des entreprises, soumises
au bon vouloir d’actionnaires insatiables. Loin d’être des créations
spontanées, ces techniques de prédation s’inscrivent dans un cadre
conceptuel, échafaudé dans les années 1970 aux États-Unis, qui leur tient
lieu de légitimité scientifique.
Jean-Étienne Palard, docteur en sciences de gestion résume :
Les grandes idées financières viennent souvent des universitaires. En l’occurrence, les travaux de
Michael Jensen [professeur d’économie financière, né en 1939] et William Meckling [professeur de
management, mort en 1998] ont eu une influence majeure sur le monde des affaires. Leur « théorie
de l’agence », définie et approfondie dans plusieurs articles au cours des années 1970 et 1980, fournit
une justification aux opérations de LBO. Selon leur approche, la dette n’est pas seulement un
instrument de financement mais un outil de contrôle des dirigeants : en endettant les boîtes, on oblige
ces derniers à prendre des décisions qui vont dans le sens des actionnaires. La dette devient un outil
politique, facilitant la confiscation de la valeur créée par un tout petit nombre d’individus{206}.

Selon la théorie de l’agence{207}, la dette est la meilleure manière pour


inciter les dirigeants d’entreprises à investir avec parcimonie – puisque
leurs marges de manœuvre sont réduites par les échéances du
remboursement et le spectre d’une faillite éventuelle. Lorsque tout va bien,
tout le monde y trouve son compte : les fonds d’investissement réalisent
des plus-values en revendant les entreprises ; et les patrons, dont une partie
de la rémunération est souvent indexée sur les performances de ces
dernières, voient leur salaire s’envoler{208}. Mais on a vu dans ce livre que la
réalité ne se plie pas forcément à ce cercle « vertueux ». À trop charger la
barque, il arrive que les fonds conduisent les entreprises au naufrage. Par
ailleurs, même dans celles qui affichent des résultats mirobolants, les
salariés sont malmenés par les impératifs de rentabilité.

Désintoxiquer l’économie

Lorsque d’aventure ils se dressent sur la route de ces géants mondialisés,


les travailleurs ont l’impression d’affronter des chars d’assaut avec des
lance-pierres. Ils se heurtent à des mastodontes dotés d’une force de frappe
considérable et de connexions étroites avec le monde politique. Ce qui ne
veut pas dire que ce dernier est toujours sourd à leur combat : les élus
montent, eux aussi, au front. Aux États-Unis, les dégâts causés par la
financiarisation de l’économie – car c’est bien de cela qu’il s’agit – ont fait
une irruption fracassante dans la dernière campagne présidentielle. Plus
exactement lors de la bataille des primaires.
Avocate spécialiste en droit commercial, universitaire et sénatrice, la
candidate Elizabeth Warren est l’une des figures les plus en vue de l’aile
gauche du parti démocrate. En juillet 2019, elle se fend d’une tribune
assassine qui dénonce la mainmise du private equity* sur l’économie
américaine :
Pendant des décennies, Washington a fonctionné selon une règle simple : ce qui est bon pour Wall
Street est censé être bon pour l’économie. [...] Le problème de cette règle, c’est qu’elle est fausse. La
part des profits de Wall Street dans l’ensemble des profits des entreprises a crû de 10 à 25 %, mais le
peuple américain a connu pendant ce temps-là des années de stagnation salariale et de croissance
économique atone{209}.

Il faut donc désintoxiquer l’économie américaine de sa dépendance à la


finance, estime la candidate, qui indique un chemin possible : « Nous
devrions commencer par l’industrie du private equity. [...] Trop souvent, les
[fonds d’investissement] agissent comme des vampires, qui saignent les
entreprises à blanc et s’enrichissent même lorsqu’elles succombent. » Dans
son article, Elizabeth Warren propose une série de mesures destinées à
encadrer drastiquement les activités des fonds d’investissement : faire payer
aux fonds la dette des entreprises qu’ils rachètent ; les obliger à financer
certains avantages sociaux des salariés (comme les retraites) ; limiter le
niveau de dividendes qu’ils peuvent se verser ; supprimer ou limiter
fortement les différentes niches fiscales dont ils bénéficient (déduction
d’impôts sur les LBO, traitement de faveur pour le carried interest), etc.
En France, chercheurs et élus phosphorent également sur le sujet. Le
sociologue Fabien Foureault, grand spécialiste du private equity, préconise
un éventail de ripostes graduées :
Pour commencer, il faudrait accroître la transparence des fonds, et modifier le mode de rémunération
de leurs employés et dirigeants : aujourd’hui, cette rémunération est indexée en bonne partie sur le
montant des plus-values réalisées lors de la revente des entreprises qu’ils contrôlent. À la place, il
faudrait lier leur rémunération aux performances de long terme des entreprises rachetées{210}...

Cette mesure simple ne suffirait évidemment pas à limiter l’influence des


géants de la finance. Le sociologue plaide aussi pour que l’on « dégonfle »
les bulles créées par les LBO, en imposant aux fonds des seuils
d’endettement à ne pas dépasser : en gros, l’idée serait de fixer des ratios
réellement contraignants, c’est-à-dire un montant de dette rapporté aux
fonds propres ou au résultat d’exploitation de l’entreprise.
Dans la classe politique, on envisage des mesures plus radicales : dans
son programme présidentiel de 2017, Jean-Luc Mélenchon (France
insoumise) préconise de réserver les LBO aux seules reprises d’entreprises
par leurs salariés, afin d’empêcher « quelques actionnaires de faire main
basse sur les entreprises{211} ».

Financer autrement

Lorsque l’on interroge la logique des fonds d’investissement, leurs


dirigeants se retranchent derrière l’argument de leur utilité sociale
supposée : « Nous employons peut-être des méthodes qui vous semblent
expéditives, disent-ils en substance, mais nous jouons un rôle clé dans
l’économie : nous contribuons au financement des entreprises. »
Il est difficile de leur donner tort sur un point : dans une économie
marchande, sans accès au crédit, point de salut ! D’où la nécessité de
financer l’économie autrement, en court-circuitant les investisseurs
classiques (banques privées, fonds d’investissement, etc.) et leurs logiques
court-termistes. Depuis des années, différentes organisations – partis,
syndicats, associations – telles la CGT, le PCF, la France insoumise ou
Attac plaident pour la création d’un pôle public bancaire. Sa constitution et
les modalités de son fonctionnement sont débattues, mais ses promoteurs se
rejoignent sur deux points : l’indispensable contrôle citoyen d’un tel pôle
(par des représentants des salariés, des collectivités, des entrepreneurs, etc.),
et l’allocation de crédits selon des critères précis (développement des
emplois et du tissu industriel, respect de l’environnement, etc.).
Un autre outil pourrait compléter cet arsenal. Aujourd’hui, de
nombreuses entreprises en difficulté sont rachetées pour une bouchée de
pain à la barre des tribunaux de commerce, par des fonds d’investissement
qui les restructurent, pour les revendre plus cher. Le coût social de ce type
d’opérations, menées par des acteurs guidés par des impératifs de
rentabilité, peut être terrible{212}. Pour éviter que les sauvetages tournent au
jeu de massacre, le député communiste Sébastien Jumel propose, en
octobre 2019, la création d’un fonds de retournement public-privé, abondé
par l’État, les entreprises privées et le secteur bancaire :
Ce fonds pourrait utilement se différencier des fonds privés comme les fonds de LBO, qui suivent
une logique purement spéculative. S’il était décidé de créer un tel fonds, il faudrait réfléchir à définir
des horizons temporels de rentabilité beaucoup plus longs et plus adaptés à la situation des
entreprises en difficulté{213}.

On le voit, les propositions ne manquent pas. Mais il reste à les inscrire


dans le débat public, et à inciter le plus grand nombre à se les approprier :
sans inversion du rapport de forces, même les meilleures idées restent
d’aimables incantations. En 2006, un collectif français regroupant
syndicalistes (CGT, CFE-CGC, CFDT, etc.) et chercheurs, baptisé
« Collectif LBO », a tenté de faire avancer les choses. L’objectif était à la
fois de venir en aide aux salariés confrontés dans leurs entreprises aux
fonds d’investissement, tout en portant des propositions dans le champ
politique. En mars 2007, en pleine campagne présidentielle, le collectif écrit
au candidat Nicolas Sarkozy pour le sensibiliser sur la question... Sans
nourrir trop d’illusion. Le futur président répond cependant dans une
lettre{214}, quelques jours plus tard. Il se dit très attaché au développement
d’un « capitalisme plus industriel que financier », se montre ouvert à ce
qu’une « réflexion s’engage pour limiter les dérives de la technique dite du
LBO », et termine par ces mots : « Si je suis élu, je serai heureux de
poursuivre ce débat avec vous ». Deux mois plus tard, le candidat de droite
entre triomphalement à l’Élysée... Le débat promis n’a jamais eu lieu.
Glossaire

Actif financier : titre ou contrat généralement négociable sur un marché financier. Des actions ou des
obligations, par exemple, sont des actifs financiers.
Capital-investissement (private equity en anglais) : activité consistant à prendre des participations
(c’est-à-dire acheter des actions) dans des entreprises généralement non cotées en Bourse. Il
peut s’agir de financer le démarrage d’une entreprise (capital-risque, ou venture capital) ; son
développement (capital-développement) ou son retournement (capital-retournement), c’est-à-
dire le redressement d’une société en difficulté.
Fonds vautour : surnom péjoratif donné à un fonds d’investissement spécialisé dans le rachat à bas
coût de dettes émises par des entreprises en difficultés, avec pour objectif de prendre le contrôle
de l’entreprise en convertissant ensuite sa dette en actions. Ces dettes à bas prix sont dites
« décotées » (distressed debt). Les plus gros fonds d’investissement de la planète ont souvent
des départements spécialisés dans le distressed.
Hedge fund : fonds d’investissement dit « alternatif », moins régulé qu’un fonds classique, qui va
chercher des rendements très importants par des méthodes de spéculation boursière risquées.
Holding : société ayant pour vocation de détenir des parts d’autres sociétés afin d’en assurer la
direction et le contrôle.
Investisseurs institutionnels : parfois baptisés « zinzins » dans le langage populaire, il s’agit
d’organismes collectant l’épargne des particuliers, pour les placer sur les marchés. Ces
investisseurs peuvent confier leur argent aux fonds de capital-investissement, dans le but de
faire fructifier leur épargne. Parmi les « zinzins », on compte notamment les fonds de pension,
collectant l’épargne des futurs retraités.
LBO (leverage buy-out) ou rachat par endettement : acquisition d’une entreprise par le biais d’un
emprunt. Le but étant que l’activité de la société rachetée permettra ensuite de dégager
suffisamment de « cash » (liquidités) pour le rembourser.
Private equity : voir Capital-investissement.
{1} Tous les termes suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire, p. 171.
{2} Lire par exemple : Annie Kahn, « Quand les patrons vantaient les bienfaits du management par le
stress », Le Monde.fr, 21 octobre 2009, ou Cyril Azouvi, « Stress : jusqu’où un chef peut-il mettre la
pression ? », Capital.fr, 27 mars 2008.
{3} « LBO : le management par la tyrannie du cash », compte rendu rédigé par Pascal Lefebvre,
séminaire organisé le 12 janvier 2007 par Les amis de l’École de Paris du management, p. 11.
{4} Entretien réalisé en août 2020.
{5} Entretien réalisé en février 2021.
{6} Chiffre cité par le tribunal de commerce d’Évry, dans sa décision du 25 septembre 2020 [en
ligne].
{7} Xavier Demarle, « La France du LBO a maintenu son rang cette année », Les Échos.fr,
16 décembre 2019.
{8} « LBO : le management par la tyrannie du cash », op. cit., p. 6
{9} Chibuike Oguh, « Blackstone CEO Schwartzman took home $610.5 million in 2020 », Reuters, 1er
mars 2021.
{10} Lorenna Buck, Kanchan Samtani, Sara Kuller, Vinay Shandal et Russell Kellner, « How private
equity can catch up on diversity », BCG, 3 juin 2021.
{11} « Private equity at work », rapport publié par Invest Europe en mai 2021 [en ligne].
{12} Sources : communiqués de presse, rapports annuels.
{13} Le groupe audiovisuel public PBS, par exemple, l’intègre dans sa liste des « innovateurs qui ont
fait l’Amérique » : « They made America » [en ligne].
{14} Master of business administration : diplôme très prisé des dirigeants d’entreprise et des cadres
supérieurs, comprenant un enseignement en management, marketing, finance, etc.
{15} « Harvard Business School’s Baker Library receives papers of professor Georges Doriot »,
article publié sur le site de Harvard (www.hbs.edu), le 23 avril 2012 [traduction par l’auteur].
{16} Spencer E. Ante, Creative Capital. Georges Doriot and the Birth of Venture Capital, Harvard
Business Press, 2008 [traduction par l’auteur].
{17} « Harvard Business School’s Baker Library receives papers of professor Georges Doriot », op.
cit. [traduction par l’auteur].
{18} David H. Hsu et Martin Kenney, « Organizing venture capital: the rise and demise of American
research & development corporation, 1946-1973 », Industrial and Corporate Change, 2005.
{19} Spencer E. Ante, op. cit.
{20} Spencer E. Ante, op. cit. [traduction par l’auteur].
{21} Fabrizio Calvi et Marc J. Masurovsky, Le Festin du Reich. Le Pillage de la France occupée
1940-1945, Paris, Fayard, 2006.
{22} Fabrizio Calvi, « Les secrets des grands espions : l’“Alchimiste”, collabo et businessman », Le
Point, 19 décembre 2015.
{23} Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration. Sigmaringen, 1944-1945, Paris, Éditions
Complexe, 1984.
{24} Fabrizio Calvi, art. cit.
{25} Lire notamment l’entretien de Fabrizio Calvi, « Le chiffre total du pillage de la France est sans
doute plus proche des 1 200 milliards d’euros d’aujourd’hui », par Adrien de Tricornot, dans Le
Monde.fr du 21 mai 2014.
{26} Paul Camacho, agent du Fisc américain pendant vingt-cinq ans et spécialiste du blanchiment
d’argent, évoque les troubles activités de Doriot au détour d’un article historique publié le 1er
septembre 2019 dans la revue spécialisée Acams Today: « The birth of Ofac and the rise of global
sanctions ».
{27} En février 2021, KKR gérait 252 milliards de dollars d’actifs dans le monde, selon les
informations publiées par le fonds.
{28} Société ayant pour vocation de détenir des parts d’autres sociétés afin d’en assurer la direction et
le contrôle.
{29} Marc Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde, Paris, Max Milo, 2011.
Toutes les données concernant le LBO réalisé par McLean sont empruntées à cet ouvrage de
référence.
{30} George Anders, Merchants of Debt : KKR and the Mortgaging of Americain Business, Hopkins,
Beard Books, 2002, p. 7 [traduction par l’auteur]. Les informations concernant les débuts de KKR
sont tirées de cet ouvrage.
{31} Terme polysémique qui renvoie notamment au renouvellement théorique du libéralisme à la fin
des années 1970, sous l’impulsion d’économistes comme Milton Friedman. Politiquement, le
néolibéralisme est incarné par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher en Grande-
Bretagne, qui mettent en œuvre ses grands principes – recul de l’État, lutte contre l’inflation, baisse
de la fiscalité pesant sur les plus riches, dérégulation financière, etc. Cette doctrine cherche à
délégitimer les théories de John Maynard Keynes, économiste britannique prônant au contraire une
intervention des pouvoirs publics dans la sphère économique.
{32} Sur l’histoire américaine du capital-investissement, lire notamment l’article de l’économiste
Bernard Paulré, « Le capital-risque aux États-Unis, 1959-2001 », 2003 [en ligne].
{33} Steve Coll, « Henry Kravis turns buyouts into empire worth billions », The Washington Post,
4 décembre 1988.
{34} Lire, notamment, George Anders, op. cit.
{35} Lire la remarquable enquête de Susan C. Faludi, « A buyout’s bitter fallout », Tampa Bay Times,
6 juillet 2006.
{36} Ibid. [traduction par l’auteur].
{37} George Anders, op. cit, p. 11.
{38} Ibid., p. 12.
{39} Ibid.
{40} Ibid., p. 9.
{41} Yves Montand participe, le 22 février 1982, à l’émission « Vive la crise », sur Antenne 2. Ce
moment charnière de l’histoire de France, qu’il n’est pas question de développer ici, a été analysé par
de nombreux chercheurs et journalistes. Lire notamment François Denord, Le Néo-libéralisme à la
française. Histoire d’une idéologie politique, Marseille, Agone, coll. « Éléments », 2016, et Mathias
Bernard, Les Années Mitterrand. Du changement socialiste au tournant libéral, Paris, Belin, 2015.
{42} Marlène Benquet et Théo Bourgeron, « Accumuler le capital. Sociohistoire du capital-
investissement en France, 1982-2017 », Actes de la recherche en sciences sociales, « Économie
politique de la financiarisation », no 229, 2019, p. 46-71.
{43} Fabien Foureault, « L’organisation de la financiarisation. Structure et développement du champ
des fonds d’investissement en France », Revue française de sociologie, Presses de Sciences Po, vol.
59, 2018, p. 37-69.
{44} Le rôle et les missions de ce lobby sont décrits dans le chapitre 4.
{45} Sur la crise des subprimes, lire p. 121 du présent ouvrage.
{46} Marlène Benquet et Théo Bourgeron, art. cit.
{47} Marie-Annick Depagneux, « BSN Glasspack : la cour d’appel annule le plan social », Les Échos,
12 octobre 2001.
{48} Franck Dedieu et Géraldine Meignan, « Ainsi font, font, font les fonds d’investissement »,
L’Expansion, 1er septembre 2005.
{49} Jacques Barraux, « Entreprise familiale : la prochaine étape », Les Échos, 27 février 1997.
{50} Fabien Foureault, op. cit.
{51} « Le jackpot de l’ex-PDG de la Halle », Le Parisien, 9 avril 2015. Marc Lelandais a toujours
démenti le chiffre.
{52} Entretien réalisé en mai 2015.
{53} « Georges Plassat, l’homme du grand défi », Reuters, 30 janvier 2012.
{54} Tous les chiffres cités dans les paragraphes concernant Vivarte sont issus de rapports d’expertise
confidentiels sur les comptes de l’entreprise, réalisés entre 2004 et 2015 et consultés par l’auteur.
{55} Cf. chapitre 1 et glossaire.
{56} Un covenant est une clause insérée dans un contrat entre créancier et débiteur. Lorsque le
débiteur ne respecte pas ses engagements (bris de covenant), le créancier peut exiger le
remboursement total de l’emprunt.
{57} Entretien réalisé en mai 2015.
{58} Indicateur financier permettant de mesurer la capacité d’une entreprise à dégager de la rentabilité
grâce à sa seule activité. Une entreprise avec un EBE négatif n’est pas rentable.
{59} Entretien réalisé en mai 2015.
{60} Entretien réalisé en décembre 2020.
{61} Lire, notamment, « Vivarte a bouclé la restructuration de sa dette », AFP, 29 octobre 2014.
{62} « Le jackpot de l’ex-PDG de la Halle », Le Parisien, 9 avril 2015.
{63} Chiffre issu de rapports d’expertise confidentiels sur les comptes de l’entreprise, réalisés entre
2004 et 2015.
{64} Cf. chapitre 1.
{65} Chiffre issu de rapports d’expertise confidentiels sur les comptes de l’entreprise, réalisés entre
2004 et 2015.
{66} Entretien réalisé en mars 2021 (pour cette citation et les suivantes).
{67} Cette citation et les suivantes sont tirées de : Isabelle Chambost, « De la finance au travail. Sur
les traces des dispositifs de financiarisation », La nouvelle revue du travail, 30 octobre 2013.
{68} Anne-Laure Peytavin, « Private equity : la ruée vers l’investissement distressed »,
Wansquare.com, 25 juin 2020.
{69} Entretien réalisé en août 2021.
{70} Information relative aux rémunérations 2018-2019 du directoire, document daté du 22 février
2009, publié sur Vallourec.com [en ligne].
{71} Entretien réalisé en février 2021.
{72} Entretien réalisé en mars 2021.
{73} Entretien réalisé en mars 2021.
{74} Il s’agit notamment de Fabien Roussel, député PCF ; Maxime Renahy, enquêteur ; et Eva Joly,
avocate.
{75} Expertise confidentielle datée du 4 février 2021, réalisée par un expert aux comptes, en
possession de l’auteur.
{76} Maxime Renahy, « Verallia licencie mais envoie pourtant des centaines de millions d’euros dans
les paradis fiscaux », Le Média, 9 septembre 2020.
{77} Entretien réalisé en février 2021.
{78} Ibid.
{79} Entretien réalisé en octobre 2020 pour cette citation et les suivantes.
{80} Earning before interest, taxes, depreciation and amortization. Indicateur anglo-saxon proche de
l’excédent brut d’exploitation qui sert à mesurer la capacité d’une entreprise à dégager des profits
grâce à sa seule activité, indépendamment de sa politique de financement.
{81} Ensemble de bonnes pratiques en matière sociale et environnementale, au caractère faiblement
contraignant car reposant très largement sur la bonne volonté des entreprises.
{82} Concept clé dans l’économie néoclassique (libérale), selon lequel un individu obéit toujours à
des logiques rationnelles, visant à maximiser son profit.
{83} Entretien réalisé en juin 2021.
{84} Pour simplifier, un taux de rendement de 20 % signifie que lorsque l’on investit 100 euros, on
récupère 120 euros l’année suivante. Bien sûr, cela ne signifie pas que les clients des fonds
d’investissement empocheront la totalité de ces 120 euros, les fonds prélevant de confortables frais
sur les bénéfices, comme on va le voir plus loin.
{85} Entretien réalisé en mai 2021.
{86} Cf. chapitre 6.
{87} Ibid.
{88} Chibuike Oguh, « Blackstone CEO Schwarzman took home $610.5 million in 2020 », Reuters,
1er mars 2021.
{89} Anders Melin, « Elon Musk’s outrageous moonshot award catches on across America »,
Bloomberg, 4 août 2021.
{90} Fanny Guinochet, « Les salaires des patrons des grandes entreprises ont diminué de 14 % en
2020 », FranceInfo, 12 novembre 2021.
{91} Entretien réalisé en mars 2021.
{92} Ibid.
{93} Ludovic Phalippou, « An inconvenient fact : private equity returns & the billionaire factory »,
University of Oxford, Said Business School, working paper publié le 10 juin 2020.
{94} Adam Corlett, Arun Advani et Andy Summers, « Who gains ? The importance of accounting for
capital gains », Resolution fondation, mai 2020.
{95} Andrew Ross Sorkin, « Private equity’s favorite tax break may be in danger », New York Times,
23 avril 2021.
{96} Entretien réalisé en mai 2021.
{97} Chiffres tirés du classement Challenges des 500 plus grandes fortunes françaises, pour l’année
2020.
{98} Cf. chapitre 1.
{99} Renaud Lecadre, « Des Tunisiens sapent la délocalisation de Morgan », Libération, 13 octobre
2009.
{100} Entretien réalisé en juillet 2021.
{101} Sophie Coignard et Romain Gubert, L’oligarchie des incapables, Paris, Albin Michel, 2012,
chapitre 22.
{102} Lukas Huberty, « Quel que soit votre domaine d’expertise professionnelle, vous pouvez avoir
un impact social déterminant », Kipthinking.com, 22 septembre 2019.
{103} Ibid.
{104} Lire notamment le classement établi par Forbes en 2018 des « 75 personnalités les plus
puissantes du monde ».
{105} Bess Levin, « Populist hero Stephen Schwarzman’s birthday blowout included fireworks,
acrobats, and live camels », Vanity Fair, 13 février 2017.
{106} Andrew Clark, « The Guardian profil : Stephen Schwarzman », The Guardian, 15 juin 2007
[traduction par l’auteur].
{107} Jonathan Alter, « Schwarzman: “It’s a war” between Obama, Wall St. », Newsweek, 15 août
2010.
{108} Jessica Silver-Greenberg, Ben Protess et Michael Corkery, « The benefits of standing by the
President », The New York Times, 19 août 2017.
{109} Outil numérique disponible à l’adresse : https://www.forbes.com/trump-biden-2020-election-
donations [en ligne].
{110} Calculs effectués par l’auteur, à partir de la base de données de l’ONG Center for Responsive
Politics, disponible à l’adresse opensecrets.org [en ligne].
{111} Entretien réalisé en avril 2021.
{112} Calculs effectués par l’auteur, à partir de la base de données de l’ONG Center for Responsive
Politics, disponible à l’adresse opensecrets.org [en ligne].
{113} Sur les relations extrêmement tendues entre Trump et le renseignement américain, lire
notamment : Gilles Paris, « Donald Trump s’en prend à ses services de renseignement », Le Monde,
31 janvier 2019.
{114} Entretien réalisé en mai 2021.
{115} Référence à un film de Martin Scorsese (2013) qui raconte l’ascension et la chute d’un
flamboyant courtier en Bourse, interprété par Leonardo DiCaprio.
{116} Entretien réalisé en mai 2021.
{117} Entretien réalisé en juin 2021.
{118} Aroun Benhaddou, « Emmanuel Macron replace la finance au cœur de la politique », Les Échos,
19 mai 2016.
{119} Expression désignant l’épargnant.e lambda.
{120} Entretien réalisé en mai 2021.
{121} Communiqué de presse du 29 juillet 2021.
{122} Sylvain Deshayes, « La nouvelle vie dorée de François Fillon chez Tikehau capital », Capital,
3 novembre 2017.
{123} Communiqué de presse du 22 août 2017.
{124} Entretien réalisé en juin 2021.
{125} Entretien réalisé en juillet 2021.
{126} Lire notamment : Benoit Vitkine, « Poutine et Fillon, une amitié géopolitique », Le Monde,
22 novembre 2016.
{127} Tugdual Denis, La vérité sur le mystère Fillon, Paris, Plon, 2020.
{128} Audition du 20 juin 2018, disponible sur le site du Sénat à l’adresse :
http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180618/ce_hautefonctionpublique.html#toc5 [en
ligne].
{129} « Délibération no 2018-178 du 21 novembre 2018 portant rapport spécial relatif à la situation de
Madame Fleur Pellerin », disponible sur le site de la HATVP. Toutes les informations contenues dans
les paragraphes suivants sont issues de ce document.
{130} Dans le cas contraire, l’ancienne ministre prend le risque d’être poursuivie pour prise illégale
d’intérêts, passible de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 200 000 euros (Article 432-13
du Code pénal).
{131} Seung Min Kim et Maggie Severns, « Bayh net worth soared since leaving Senate »,
Politico.com, 10 octobre 2016.
{132} Mike McIntire, « Clintons made $109 million in last 8 years », The New York Times, 5 avril
2008.
{133} Le 29 avril 1992, l’acquittement de quatre policiers accusés d’avoir passé à tabac un jeune Noir,
Rodney King, déchaîne la colère de la population, excédée par le racisme et les inégalités sociales.
100 000 personnes descendent dans les rues. La situation finit par dégénérer.
{134} Bain Capital détenait 130 milliards de dollars d’actifs dans le monde en 2021.
{135} Glenn Kessler, « Mitt Romney and 100 000 jobs: an untenable figure », The Washington Post,
10 janvier 2012.
{136} Tom Hamburger, Melanie Mason et Matea Gold, « A closer look at Mitt Romney’s job creation
record », Los Angeles Times, 22 juin 2012.
{137} Rapport annuel de Blackstone, publié le 27 janvier 2021.
{138} Liam Napier et Elliott Smith, « Rugby: Top All Blacks block $465 million deal in explosive
letter to New Zealand Rugby », NZ Herald, 26 mars 2021 [traduction par l’auteur].
{139} Frédéric Potet, « Propriétaire de quatre clubs, ENIC est la première holding du football
professionnel », Le Monde, 14 avril 1999.
{140} « Focus sur les fonds d’investissement à l’heure du rachat probable de Toulouse », L’Équipe,
28 mai 2020.
{141} Entretien réalisé en mai 2021.
{142} Xavier Martinage, « Football : la valeur des clubs s’effondre, les Français tirent leur épingle du
jeu », Capital, 30 mai 2021.
{143} Christophe Palierse, « PSG, Manchester United, Barça : la saison noire des cadors du foot »,
Les Échos, 1er février 2021.
{144} Ce bras de fer a été abondamment décrit dans la presse française. Lire, notamment : Isabelle
Couet, « Argentine : les fonds “vautours” raflent la mise », Les Échos, 3 mars 2016.
{145} Yves Adaken, « LOSC : derrière l’éviction de Gérard Lopez, la valse opaque des millions »,
Mediacités, 8 janvier 2021.
{146} Nous avons déjà croisé ce fonds, qui s’est tristement illustré dans sa gestion du dossier Vivarte,
dans le chapitre 2.
{147} Entretien réalisé en mai 2021.
{148} Ibid.
{149} Ibid.
{150} Entretien réalisé en août 2021.
{151} Ibid.
{152} « Report to the Commissioner on Post Sale Reporting FHA Single Family Loan Sale
Program », publié en octobre 2016 par le ministère américain du Logement.
{153} Entretien réalisé en août 2021.
{154} Blackstone a depuis placé l’entreprise en Bourse et s’est délesté de toutes ses actions, fin 2019.
{155} « Wall Street Landlords turn American Dream into a Nightmare », rapport réalisé par ACCE
Institute, Americans for Financial Reform et Public Advocates, publié en janvier 2018 [traduction par
l’auteur].
{156} Ibid.
{157} Lire, notamment : Antonio Ponce, « Las quejas contra el fondo Blackstone crecen en la
periferia de Madrid », El País, 18 septembre 2019.
{158} José Luis Aranda, « Blackstone recuerda a Podemos que el alquiler social “es responsabilidad
de las Administraciones Públicas” », El País, 2 février 2021.
{159} Lire, notamment, « Rapport de la Rapporteuse spéciale du logement convenable en tant
qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant ainsi que sur le droit à la non-discrimination à cet
égard », 18 janvier 2017.
{160} Entretien réalisé en juillet 2021.
{161} Vaste projet de réseau de transport public, impliquant la création de quatre lignes de métro
autour de Paris et l’extension de lignes existantes.
{162} Entretien réalisé en juillet 2021.
{163} Philippe Guezenec, « Assiste-t-on à la fin de la consolidation des cliniques privées
françaises ? », Les Échos, 20 mars 2020. Nota bene : Les chiffres cités ici concernent les
établissements privés à but lucratif de soins de courte durée ou pluridisciplinaires. Le secteur de la
santé privé à but lucratif comprend d’autres structures : cliniques psychiatriques, établissements de
réadaptation, etc.
{164} Entretien réalisé en septembre 2021.
{165} Entretien réalisé en septembre 2021.
{166} Entretien réalisé en juillet 2021.
{167} Sur la contamination de l’hôpital par les normes du « new public management », lire
notamment : Jean-Paul Domin, « La réforme de l’hôpital public. Un management sans
ménagement », La Vie des Idées, 5 avril 2016.
{168} Étude réalisée par le cabinet Korn Ferry, présentée en janvier 2020 au sein du groupe Elsan, en
possession de l’auteur.
{169} Étude présentée en juin 2021 au sein d’Elsan, en possession de l’auteur.
{170} Atul Gupta, Sabrina T. Howell, Constantine Yannelis, Abhinav Gupta, « Does private equity
investment in healthcare benefit patients ? Evidence from nursing homes », working paper publié en
février 2021 par le NBER.
{171} Aine Doris, « When private equity takes over nursing homes, mortality rates jump », Chicago
Booth Review, 18 mai 2021 [traduction par l’auteur].
{172} Matthew Bishop, « The new kings of capitalism », The Economist, 27 novembre 2004.
{173} Étude réalisée par Preqin, société de recherche spécialisée dans le private equity, publiée en
novembre 2020.
{174} Christine Lejoux, « Les fonds de capital-investissement créent de l’emploi. Mais si ! », La
Tribune, 11 décembre 2013.
{175} Ibid.
{176} Lire, par exemple : Nicolas Bédu, « les LBO, un cas d’école de gouvernance actionnariale »,
Alternatives économiques, 14 octobre 2018.
{177} Nicolas Bédu et Jean-Étienne Palard, « L’impact des LBO sur la défaillance des entreprises. Le
cas des cibles françaises (2000-2010) », Finance Contrôle Stratégie, 17 février 2014.
{178} Steven J. Davis, John C. Haltiwanger, Kyle Handley, Ron S. Jarmin, Josh Lerner et Javier
Miranda, « Private equity, jobs and productivity », American economic review, septembre 2013.
{179} Steven J. Davis, John C. Haltiwanger, Kyle Handley, Ben Lipsius, Josh Lerner et Javier
Miranda, « The economic effects of private equity buyouts », Harvard Business School, 7 octobre
2019.
{180} En 2018, l’INRS, institut français spécialiste de santé et sécurité au travail, publie une analyse
du lean management dans laquelle il met en garde contre de possibles effets pervers : perte
d’autonomie décisionnelle des salariés, intensification du travail, baisse des temps de récupération,
etc.
{181} Entretien réalisé en novembre 2020.
{182} Cf. chapitre 2.
{183} Entretien réalisé en mai 2021.
{184} Anne Drif, « Le private equity mondial prêt à détrôner la Bourse », Les Échos, 1er mars 2019.
{185} Roland Laskine, « La Bourse confrontée à la concurrence des fonds privés », Le Figaro,
11 octobre 2019.
{186} Anne Drif, art. cit.
{187} Anne-Laure Peytavin, « Quand le private equity concurrence Wall Street », Wansquare.com,
13 mars 2019.
{188} Cf. chapitre 2.
{189} Chiffres tirés du Global private equity report 2021 de Bain Capital.
{190} Voir note 2, p. 66.
{191} Anne Drif, « La surchauffe gagne le private equity mondial », Les Échos, 1er mars 2020.
{192} Entretien réalisé en novembre 2020.
{193} Matt Egan, « Risky deals boomed during the bull market. Now some are blowing up », CNN
Business, 29 juin 2020 [traduction par l’auteur].
{194} Ibid.
{195} Sophie Rolland, « “Dividend recap”, attention aux excès ! », L’Agefi hebdo, 2 avril 2015.
{196} « Picard jette un froid sur le marché », Option Finance, 23 avril 2021.
{197} Olivier Pinaud, « Picard Surgelés sert un festin à Lion Capital », L’Agefi, 6 février 2015.
{198} Entretien réalisé en août 2021.
{199} Ibid.
{200} Ibid.
{201} Document accessible à l’adresse https://www.dovel.com/wp-content/uploads/2020/03/tru-
complaint.pdf [en ligne].
{202} « La finance hors banque, tendance et enjeux », Revue de la stabilité financière, avril 2018.
{203} Sirio Aramonte et Fernando Avalos, « Structured finance then and now : a comparison of CDOs
and CLOs », BIS Quarterly review, septembre 2019 [traduction par l’auteur].
{204} « Vulnerabilities associated with leveraged loans and collateralised loan obligations », FSB,
10 décembre 2019 [traduction par l’auteur].
{205} Entretien réalisé en juillet 2021.
{206} Entretien réalisé en mai 2021.
{207} Pour résumer, la théorie de l’agence postule que l’entreprise est un réseau de contrats entre des
individus défendant des intérêts possiblement contradictoires (l’actionnaire et le dirigeant, par
exemple).
{208} Cf. chapitre 1 (KKR) et 2 (Verallia).
{209} Elizabeth Warren, « End Wall Street’s stranglehold on our economy », Medium.com, 18 juillet
2019 [traduction par l’auteur].
{210} Entretien réalisé en février 2021.
{211} « L’avenir en commun », programme de la France insoumise de 2017, p. 50.
{212} Cyprien Boganda, Le business des faillites, Paris, La Découverte, 2015.
{213} Sébastien Jumel, « Créer un label pour les fonds de retournement responsables », avis présenté
au nom de la commission des affaires économiques sur le projet de loi de finances pour 2020
(no 2272), 10 octobre 2019.
{214} Courrier en possession de l’auteur.

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