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TOURS, Université François Rabelais,

La 3ème Séance du Séminaire des 7 séances, 12-07-2019


D’un Autre à l’autre

par Laure Naveau

Voilà,
En l’absence de Pierre Naveau, dont la suite de son commentaire très attendu du texte de Freud « Das
Unbehagen in Der Kultur » est reportée à plus tard, je vais vous présenter autre chose que ce sur quoi je
misais pour converser avec lui aujourd’hui.
J’ai apporté pour notre Séminaire des 7 séances un travail que je viens de produire en Italie, et qui m’est
apparu comme pouvant présentifier une suite à cette « flèche D’Adam et Ève », envoyée par JA Miller dans
son Cours sur « Les divins détails », que nous commentons cette année.
Et si cette flèche n’arrive pas à partir, pour l’instant, - car cela fait deux fois que je l’évoque -, nous savons
toutefois que le couple suivant celui d’Achille et la tortue auquel JA. Miller s’intéresse, c’est le couple
d’Adam et Ève. Il nous faut donc résoudre l’énigme de cet Eros biblique bien surprenant.
Nous en étions restés à Achille courant après sa tortue, à propos duquel JA. Miller se demandait après quoi il
pouvait bien courir, et dont il donnait l’interprétation magistrale que je vous avais commentée : Achille court
après la carapace de la tortue. Il court après cet objet, un détail de la tortue, objet de son désir, qu’il imagine
pouvoir le protéger comme l’aurait fait le bouclier donné par sa mère pour aller à la guerre, géniale
métaphore de cette condition d’amour anaclitique révélée par Freud, sur laquelle nous allons revenir dans les
prochaines séances…
Et de la même façon, Adam et Eve, c’est assez délicieux comment JA.Miller s’en occupe, et s’il passe d’un
couple à l’autre, ce n’est nullement par hasard, puisqu’il a le projet de nous parler de la vie amoureuse et du
rapport sexuel - qui n’existe pas. Mais cette fois, disons qu’il les fait s’incarner un peu plus, et avec cette
métaphore de la flèche entre Adam et Ève, nous annonce que nous sommes en présence du premier coup de
foudre de l’histoire ! Et pourquoi est-ce un coup de foudre ? Pourquoi en donne-t-il cette formule inédite ?
Sa première remarque, qui ne manque pas d’esprit de logique, - nous entrons là dans la logique -, consiste à
placer, cette fois, le premier coup de foudre de l’histoire dans la rubrique des choix d’objets narcissiques.

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C’est limpide : Adam célèbre dans celle que lui a donné Dieu le Père – et peut-être est-ce ça, la foudre,
remarque JAM, c’est peut-être un coup de Dieu le Père ! -, il célèbre la chair de sa chair, ce qu’elle a de
commun avec lui, son petit « air de famille ». C’est dans « Pour introduire le Narcissisme » que Freud
distingue deux choix d’objets distincts : le choix d’objet narcissique où l’on s’aime soi-même dans l’autre -
ce qui est fréquent dans la relation amoureuse -, et le choix d’objet anaclitique, où l’on aime celui ou celle
qui soutient, qui supporte, qui nourrit, celui ou celle sur lequel vous vous appuyez dans la vie.
JAM nous invite à reconnaitre en Ève la première femme, le premier divin détail, celle qui a été envoyée à
Adam par Dieu. Et puisque la Genèse raconte que c’est par l’opération de prélèvement d’une côte sur le
corps d’Adam qu’Ève a été créée par Dieu, il est logique de la situer dans le registre du choix d’objet
narcissique, ce choix du presque même que soi.
L’on peut ainsi constater que les deux grands types de choix d’objet sexuel se répartissent entre celui du
même et celui de l’autre.
Donc, soit le choix du même, soit le choix d’objet anaclitique, choix d’objet nourricier, choix de la mère qui,
pour JA. Miller, est celui qui conditionnerait l’ensemble de la vie amoureuse masculine. Ce qui fait que,
contrairement à ce que l’on croit, l’homosexualité masculine ne serait pas tant l’amour de la mère que
l’amour du même, un amour fondé sur l’image narcissique de soi dans l’autre.
Avec Adam et Ève, Dieu est à l’origine du choix, c’est Dieu-le-Père qui est mis au premier plan de la genèse
de l’amour, ce qui fait qu’en quelque sorte, La Genèse, c’est La Genèse de l’amour grâce à Dieu, grâce au
père, et cet amour divin est le détail qui compte pour entrer dans les divins détails : « C’est un fait que l’on
met Dieu dans l’histoire de l’amour » dit JA. Miller, se référant sans doute à « l’Eros du divin Platon »
mentionné par Freud dans l’ultime préface de ses Trois essais. Ceux qui ont travaillé sur le Séminaire Encore
savent à quel point Lacan s’est intéressé aux mystiques et à la question de Dieu, pour montrer que l’amour
des mystiques est la vraie amour, que la base de l’amour mystique, c’est l’amour pour Dieu. C’est pourquoi
il y a quelque chose de divin dans l’amour et peut-être héritons-nous de cela et nous sentons-nous bien en-
deçà de cet amour divin… Mais est-il certain qu’il faut aimer l’autre comme on aimerait un Dieu? Rien de
moins sûr... Lorsque Freud parle d’Eros et de Thanatos dans son « Malaise dans la civilisation »,
l’optimisme n’est plus de mise, nous y reviendrons j’espère la fois prochaine…
Freud n’y va pas par quatre chemins, lorsqu’il écrit, dès 1905, que le prototype de toute relation amoureuse
est l’enfant tétant le sein de sa mère. Vous voyez que l’on est passé de l’amour divin à l’image qui va servir

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de modèle, de matrice imaginaire à la valeur de l’amour et nous faire entrer dans la catégorie des objets, ces
objets dits petit a par Lacan, bien consistants et pas du tout divins…
L’objet petit a de Lacan est donc une invention logique qui contrevient à toute religiosité.
Cette consistance de l’objet va nous conduire à ce que j’ai préparé et qui vient tout droit de Milan, où j’ai
donné aux élèves du Champ freudien italien, une introduction au seizième Séminaire de Lacan intitulé
« D’un Autre à l’autre », un séminaire d’une certaine complexité en vérité.
Je me suis donc prise au jeu d’éclaircir quelques grands concepts que Lacan donne dans cet enseignement.
Ce séminaire représente une charnière entre le premier et le dernier enseignement de Lacan, d’abord parce
qu’il est le dernier séminaire hebdomadaire avant d’avoir lieu tous les quinze jours, - ce qui explique son
épaisseur. Et je me suis appuyée sur la boussole qu’en donne JAM dans les leçons de son Cours qui s’intitule
« Illuminations profanes », leçons publiées dans la revue de l’ECF ( 63 et 64).

Le Séminaire XVI date de 1968-1969 et il est pourtant tout à fait d’actualité avec ce qui nous occupe
concernant l’invention de l’objet petit a dans son rapport aux divins détails. Je vais essayer de faire cette
boucle, celle qui passe de l’Eros du divin Platon au sein de la mère, de l’abstraction métaphysique de
l’amour divin au concret de ce que Lacan appelle l’objet a et à l’invention du terme de plus-de-jouir, qu’il
prélève sur le modèle de la plus-value de Karl Marx. En faisant passer l’objet a de l’indicible à la lettre, il
annonce en quelque sorte la question qui est au programme de cette année avec « Les divins détails » :
Quel statut donner à la jouissance?
C’est notre horizon, celui que nous avons situé dans les termes freudiens de Lust, de libido et de
Befriedigung, soit le plaisir, la libido et la satisfaction, la jouissance étant pour l’instant d’un ordre
indéterminé, puisqu’elle concerne tout ce qu’il ya autour de ce fameux objet. Il me semble important de
signaler ici que dans ce Séminaire, Lacan fait une sorte de saut, qu’il effectue un franchissement dans son
enseignement. Mais cette fois, il passe du structuralisme linguistique aux différentes structures de la logique,
de la topologie et des mathématiques, qui ensuite ne quitteront plus ses avancées et ses trouvailles.
Nous sommes donc après Mai 68, à une époque qui a constitué un profond bouleversement dans « le
dispositif institutionnel de l’université », dans le rapport des étudiants avec les professeurs, mais aussi le
rapport des jeunes gens avec leurs parents et plus généralement, avec toute forme d’autorité.

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De ce point de vue, il y a eu en France, en Europe, aux Etats-Unis même, une véritable coupure
épistémologique. Les choses ne seront plus jamais comme avant, un « vieux monde » a été renversé en ce qui
concerne les rapports de savoir et de pouvoir.

Il faut bien imaginer que Lacan est à cette époque l’un des grands intellectuels français qui passionne
l’intelligentsia. Et même s’il a une certaine affection pour ces étudiants qui se révoltent, même s’il est proche
d’eux, il n’est pas un révolutionnaire pour autant au sens où les étudiants d’alors l’entendaient. Il a pu ainsi
leur dire que la révolution n’est pas ce qu’ils croient, mais implique que les choses reviennent toujours à la
même place, sur le modèle (circulaire ou elliptique) de la révolution céleste. Pour Lacan, la révolution, c’est
ce qui tourne en rond. Il leur a même lancé, l’année suivante, cette prophétie : « Vous voulez un Maître, vous
l’aurez ! » Et c’est sans doute pourquoi, dans ce Séminaire XVI, il invite ses auditeurs à revenir à la rigueur
et au sérieux qui sont, pour lui, les valeurs propres de l’action de la structure comme de celle de la logique.
Ces considérations situent le Séminaire dans son époque, 1968-1969, et je vous propose de lui donner
maintenant sa place parmi les autres, dans l’enseignement de Lacan.
Une indication de JAM dans son cours de 2005-2006 « Illuminations profanes » va nous servir de point
d’appui pour cette entreprise : c’est celle où il qualifie ce Séminaire d’atelier, comme on parle de l’atelier
d’un peintre, de la bottega de lo pintore. Il indique que le Séminaire XVI est « l’atelier de construction du
Séminaire XVII », que c’est là où Lacan construit ses concepts, avant de construire ses 4 discours, qui seront
fondés sur 4 places, et qui comporteront 4 termes. Lacan invite donc à repérer les choses du point de vue de
la structure et de celui de la place, puis du point de vue des places topologiques.
Le séminaire XVI doit donc être conçu comme l’atelier de la fabrique de ces 4 discours, il est une sorte
d’entreprise de logicisation, en particulier de la logicisation de l’objet a, avant que celui-ci ne devienne un
des 4 éléments des discours. Lacan l’appellera dans le séminaire XVII le plus-de-jouir, c’est-à-dire qu’il en
fera un plus.
Pour donner un premier point de repère, posons que Lacan va ici opposer le grand Autre et le petit autre
selon un binaire logique et non plus selon le binaire devenu classique symbolique/imaginaire avec lequel, au
tout début de son enseignement, il les opposait ; on se souvient que c’est aussi selon ce binaire
symbolique/imaginaire qu’il a différencié le sujet du Moi.

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Dans le séminaire XVI, et c’est le point crucial, Lacan oppose A et petit a selon les catégories logiques de la
consistance et de l’inconsistance : l’opération de modification effectuée par Lacan revient alors à faire passer
le grand Autre du côté de l’inconsistance, cependant que le petit a, à notre étonnement, acquiert une
consistance logique. Et cette opération a deux conséquences : d’une part, Lacan propose d’écrire l’Autre
avec un grand A sous la forme de A barré (il l’avait déjà, écrit avec un grand A barré mais ce n’était pas
l’inconsistance mais l’incomplétude qui était en cause) ; d’autre part, l’objet a, dès lors qu’il est devenu une
consistance logique et non plus seulement un sein, ni non plus un autre objet de l’angoisse, comme dans le
séminaire X, un objet corporel, il fait passer cet objet corporel à cette valeur logique de l’objet a, qui lui
permettra ensuite de l’insérer dans chacun des 4 discours, là où l’objet corporel de l’angoisse ne pouvait pas
être inséré dans aucun discours.
Donc l’objet a fonctionnera dans le discours de l’analyste comme occupant la place d’agent de ce discours.
Le deuxième point de repère qui nous est proposé par JAM dans son Cours est celui qui resitue ce Séminaire
comme faisant la paire avec le séminaire suivant, celui de « L’envers de la psychanalyse » qui joue en
quelque sorte le rôle d’un pôle d’attraction, tandis que JAM fait remarquer que les deux précédents
séminaires, « La Logique du fantasme » et « L’Acte psychanalytique », ont formé une autre paire, un autre
ensemble. Indication précieuse, on est en 1968, et c’est en octobre 1967 que J. Lacan avait inscrit sa
« Proposition sur le psychanalyste de l’Ecole », celle qui détermine l’épreuve de la Passe : Lacan a donné la
Passe à ses élèves, il en a été à l’époque extrêmement déçu des résultats, jusqu’à ce que JAM arrive sur son
beau destrier, et remette d’une façon extrêmement puissante La Passe comme agent de notre École. Nous
avons même pris l’habitude, aux journées de l’École, d’entendre les témoignages des nouveaux AE nommés
et ça fonctionne comme des boussoles pour les analyses et les analysants. Les AE sont maintenant en
position de faire avancer la clinique, la théorie et aussi la politique de l’École, ce que Lacan demandait aux
AE : être responsables du progrès de l’École, plutôt que ne parler que d’eux-mêmes, ce qui est un peu le
piège, car l’AE n’existe pas si il n’y a pas d’École. Et donc, est-ce que l’on se présente juste avec son petit
bénéfice dans la poche, ou est-ce qu’on utilise ce bénéfice pour l’Ecole et pour la suite des générations
d’analystes, et pour la suite de l’existence de la psychanalyse ?
La nomination d’Analyste de l’École n’est pas la fin de quelque chose mais le début, Et quand vous êtes
nommé AE, ça ne fait que commencer...

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Donc, grâce à JAM, les choses ont été remises sur leurs rails, la politique de l’École est maintenant au même
niveau que la clinique et l’épistémé.
Et donc, dans le temps de la Passe, et dans ce premier couple que forment les séminaires 14 et 15,
l’objet petit a est mis en valeur comme l’un des deux termes de la structure du fantasme (S barré
poinçon petit a). J.A.Miller donne comme boussole de lecture de ces deux séminaires, le fantasme,
où l’objet petit a est mis en fonction comme un objet de l’autre et il fonctionne dans le fantasme en
rapport au sujet divisé : le sujet construit son fantasme en relation à un objet a qui est toujours un
objet de l’autre ( d’abord sein, fèces, phallus, puis le regard et la voix).
Ce que montre alors la passe, c’est une sorte d’échange des places, comme au jeu d’échecs, un
roque, une sorte de « troc » entre l’objet petit (a) et le (-phi) de la castration : (a) / (-phi). Le sujet,
en effet, franchit en quelque sorte la barrière de son fantasme, pour assumer sa castration. Dans ce
Séminaire XVI, comme le titre l’indique, il est moins question du fantasme, c’est-à-dire du rapport
du sujet S barré et de l’objet (a), que des relations entre le grand Autre - et son inconsistance (au
sens de la logique) - et l’objet petit a, auquel est donc donné par Lacan une consistance logique.
Mais jamais Lacan n’a écrit un mathème (grand A poinçon petit a).
Pourtant, dans le Séminaire X sur l’angoisse, Lacan avait mis l’accent sur une sorte de biologie de
l’objet a, dans la mesure où il avait, en fait, donné à l’objet a les quatre valeurs orale, anale,
scopique et vocale, qui concernent le rapport au corps.
Ne peut-on alors envisager que nous sommes ainsi passés d’une biologie lacanienne à une
topologie lacanienne ? Les 4 discours seraient alors annonciateurs de la topologie des nœuds et en
particulier, du nœud borroméen.
(Schéma)

J.-A. M. mentionne que cette opération de transformation entre A et a pourrait se traduire comme
opération mettant en jeu les rapports entre le savoir et la jouissance.
Qui sait, Qui ne sait pas ? Qui jouit, Qui ne jouit pas ? Qui est en proie à la passion de l’ignorance ?
Qui renonce à jouir ? Qui veut jouir ? Qui veut savoir ? Etc.

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Autant de questions qui se posent et qui peuvent se révéler brûlantes au début, dans le cours et à la
fin d’une analyse. Cette nouvelle « politique » du savoir et de la jouissance est en débat non plus au
niveau du sujet divisé, comme dans le fantasme, mais au niveau du lien social, c’est-à-dire, dans le
rapport à l’Autre.
À ce niveau, l’on s’aperçoit, par exemple, que celui qui sait l’emporte sur celui qui domine sans
savoir. Je fais ici mention de la grande référence de Lacan, celle du maître et de l’esclave de la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel. L’analysant gagne toujours, s’il veut savoir, mais pour cela il
lui faut vaincre son horreur de savoir, sa passion de l’ignorance, qui le pousse à se détourner de
l’inconscient.
Je me souviens ainsi qu’en 1995, pendant les grandes grèves qui ont bloqué Paris, je me rendais à
pieds, 4 fois par semaine, du nord au sud de Paris, à mes séances d’analyse. J’avais très envie de
savoir, rien ne m’aurait arrêtée en quelque sorte.
C’est d’une autre « lutte des classes » qu’il s’agit ici, c’est plutôt de la lutte qu’entretient l’analysant
avec son inconscient : « Qu’est ce qu’il me cache, celui là ? Qu’est ce qu’il sait que je ne sais pas ?
Qu’est ce qu’il ne sait pas que je voudrais, moi, savoir ? L’inconscient sait ce qu’on ne sait pas.
C’est ce que font entendre les témoignages de Passe : c’est au cœur du transfert avec l’analyste que
l’on vainc cette horreur de savoir et cette passion de l’ignorance, comme a pu répéter Lacan. C’est
parce que l’analyste est là, qu’il vous tire avec son fil du savoir inconscient, nous disant « je suis là,
je t’attends et tu vas gagner, c’est toi, en me parlant de toi, qui vas gagner, ce n’est pas moi, ce n’est
pas une lutte des classes entre l’analyste et l’analysant… »
La chose étonnante, c’est que cette nouvelle « lutte des classes » se déroule en fait au sein même de
l’expérience d’une analyse, c’est-à-dire dans le rapport que l’analysant entretient avec son
inconscient et par conséquent, comme le font entendre avec plus ou moins de bonheur les
témoignages de passe, au cœur du transfert avec son analyste. L’on saisit alors la raison pour
laquelle Lacan a, du même coup, qualifié l’analyste de « sujet supposé savoir ».
Mais ici, dans le Séminaire XVI, Lacan passe de la priorité donnée à l’époque au terme de pouvoir,
à celle dès lors donnée au terme de savoir. Un tel changement tient compte du rapport fondamental
que le savoir noue avec la jouissance plutôt qu’avec la vérité, comme il l’avait déjà indiqué, en

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1960, dans son texte des Écrits, « Subversion du sujet et dialectique du désir » qui reste sa
référence.
Lacan accorde en effet, désormais, une prévalence au fait de jouir ou de ne pas jouir d’un savoir,
plutôt qu’au fait d’avoir à décider si le contenu de tel ou tel savoir est vrai ou faux. Il en viendra
d’ailleurs à parler de « la vérité menteuse ».
Dans son grand texte des Écrits, Lacan, se référait à la dialectique hégélienne de La
Phénoménologie de l’Esprit, c’est-à-dire aux rapports, nécessairement opposés et contradictoires,
du maître et de l’esclave, en ces termes qui annonçaient déjà le passage de la vérité au savoir :
« … la vérité (selon la phénoménologie de Hegel) est en résorption constante dans ce qu’elle a de
perturbant, n’étant en elle-même que ce qui manque à la réalisation du savoir » (Écrits, p. 797).

Lacan souligne ici, d’une façon qui n’appartient qu’à lui seul, que selon cette phénoménologie, le
savoir ne peut apprendre qu’il le sait – ce qu’il sait – qu’à « faire agir son ignorance » (p. 798).
Ce qui, selon Lacan lisant et commentant Hegel, est « moteur » dans l’action d’apprendre c’est, par
la même occasion, l’action de ce qu’il y a comme ignorance dans le savoir.
À retenir, par conséquent, de ces « dits » de Lacan qui apparaît ici comme un authentique
dialecticien, le fait que seul un moins (-) peut créer un plus (+), que seulement d’un manque peut
surgir un « en-plus ». Une telle dialectique, précise Lacan, est, non pas divergente, mais
convergente. Je cite (toujours p. 798) :
« Cette dialectique est convergente et va à la conjoncture définie comme savoir absolu. »
Qu’est-ce qui est ici en cause ? Le sujet ! Dans « la conjoncture définie (par Hegel) comme savoir
absolu », le sujet qui est alors en cause est un sujet, écrit Lacan, « achevé », « parfait ». Qu’est-ce
que Lacan entend par là ? Que le sujet, qui est alors en cause, est un sujet identique à lui-même.
C’est, dit-il exactement, « un sujet achevé dans son identité à lui-même » ( p.798).
Si la lettre grand S désigne, dans ce cas, le sujet en question, dire que le sujet de la philosophie est
identique à lui-même, cela peut alors s’écrire : S = S. S’écrit, par là même, en effet, une identité.
Une telle identité du sujet à lui-même, qui est atteinte dans la conjoncture décrite comme étant celle
du savoir absolu, renvoie, dans la phénoménologie hégélienne à ce qui est appelé Selbstbewusstsein,
c’est-à-dire à la « conscience de soi » (en fait, si l’on s’en tient au mot à mot, à « l’être conscient de

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soi ») (cf. p. 798). Lacan est ici plus Kojèvien qu’Hégélien. Or, à cet égard, un écart s’est creusé
entre la philosophie, en particulier la philosophie hégélienne, et la science.
Ainsi Lacan peut-il mentionner qu’il se réfère à la fois au « sujet absolu » de la philosophie et au
« sujet aboli » de la science (Écrits, p. 798). C’est pourquoi il parle alors de ce qu’il appelle « notre
double référence », à la philosophie et à la science. Pour se faire une idée précise de la manière dont
Lacan distingue le sujet dit « absolu » de la philosophie et le sujet dit « aboli » de la science, il est
indispensable de se rapporter à cet autre texte des Écrits, le dernier, qui a pour titre « La science et
la vérité » Ce texte, qui date de 1965 (trois ans seulement avant notre Séminaire) et qui correspond
à la leçon d’introduction du Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », conduit Lacan à
soutenir un paradoxe.
Certes, Lacan a affirmé, de longue date, que la psychanalyse a supposé, pour exister, la naissance
préalable de la science. L’hypothèse de la découverte de l’inconscient et de l’invention de la
psychanalyse par Freud est en effet « la ligne d’expérience que sanctionne le sujet de la science »
(Écrits, p. 857). Aussi, pour Freud, la science est-elle toujours restée un idéal pour la psychanalyse.

Mais il y a une distance qui demeure entre « le malheur de la conscience » tel qu’il est abordé par
Hegel (le malheur ayant pour cause les multiples contradictions dans lesquelles ladite
« conscience » se débat) et « le malaise dans la civilisation » tel qu’il a été saisi par Freud comme
résultant de la domination du « moi » par un « surmoi » sévère, féroce et cruel, un surmoi jouissant
de faire surgir, au plus profond du « moi », un douloureux sentiment de culpabilité.

Alors que, pour Hegel, le sujet, dès l’origine, et cela jusqu’au bout, sait ce qu’il veut – telle est la
ruse de la raison – pour Freud, à l’opposé, la structure qu’il tend à articuler est celle d’un «  je ne
sais pas » fondamental qui est celle de l’inconscient. L’exemple freudien majeur est celui du rêve
du père mort, celui « qui ne savait pas qu’il était mort ».
Il y a une dialectique du désir, selon Freud lui-même, qui module le rapport du sujet au désir en tant
que désir de l’Autre. Le graphe du désir, construit par Lacan et sur lequel il revient dans le chapitre
V de son Séminaire XVI, intitulé par JA Miller « Je suis ce que Je est », a été fait pour montrer
d’abord que c’est de l’Autre que le sujet reçoit le message qu’il émet. Et nous trouvons dans son

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texte des Écrits, les fameuses grandes formules de Lacan, qu’il ne faut pas oublier si l’on ne veut
point s’égarer parmi ses nouveaux développements théoriques (j’en ai retenu 8) :

- L’inconscient est le discours de l’Autre.


- Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre.
- Qui suis-je ? Je suis à la place de la jouissance, dont j’ai la charge.
- Dans le fantasme, le sujet se fait l’instrument de la jouissance de l’Autre.
- La vraie fonction du père est d’unir un désir à la Loi.
- L’analyste, il lui faut savoir préserver sa non-maîtrise, sa nécessaire imperfection, sa
nescience quant à chaque sujet venant à lui en analyse (Écrits, p. 824).
- Le névrosé se figure que l’Autre demande sa castration.
- Et cette fin du texte, énigmatique et capitale : « La castration veut dire qu’il faut que la
jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du
désir » (Écrits, p. 827) (Formule qui peut être lue comme une énième interprétation, par
Lacan, du « Wo Es war, soll Ich werden » freudien…)

À partir de ces aphorismes majeurs de Lacan, nous pourrons cerner de plus près ce qu’il en est de ce
« franchissement » dans son enseignement.
Et pour revenir à notre Séminaire, ce qu’il y a ici à démontrer, c’est qu’en définitive, c’est d’un côté
une politique de la jouissance qui peut dès lors être mise en lumière dans le champ de la
psychanalyse, et d’un autre côté, l’éthique de la psychanalyse (l’on se souvient que la règle
paradoxale en a été ainsi énoncée par Lacan : « La seule chose dont on puisse se sentir coupable,
dans la perspective psychanalytique, est d’avoir cédé sur son désir »). Cette éthique peut avoir une
fonction de « révélation » dans le champ de la politique, ici conçu dans le sens où il s’agirait du
service des personnes et des biens. Car dans le champ de la politique, où il est essentiellement
question de guerres ou de négociations, ne s’agit-il pas surtout de céder, soi-même, ou de faire
céder un autre, dans la mesure où, le plus souvent, l’enjeu est de dominer, en particulier de dominer
un rival quel qu’il soit ?

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Mais Lacan, parvenu en ce point structural, fait alors un saut, au moyen de la logique
aristotélicienne : Là où l’Autre manquait, là où un manque structural le caractérisait, que le
fantasme faisait exister, l’Autre barré signifie ici, non plus son incomplétude, mais son
inconsistance. Cela entraîne comme conséquence qu’il n’y a plus de consistance à donner à une
vérité qui résiderait dans l’Autre comme lieu de la vérité, mais que la seule consistance à prendre en
considération, en dehors de tout renvoi à aucune vérité, résiderait dans l’objet, cet objet petit a qui,
lui, en plus d’être un prélèvement corporel - comme il l’était dans le Séminaire sur l’Angoisse -, a
maintenant acquis de son côté une consistance logique.
Celle-ci – cette consistance étant d’ordre logique – permet à Lacan de donner une forme, et une
valeur, à la jouissance (jouissance qui, bien que Loi du désir, restera jusqu’au bout de l’ordre de
l’indicible, ne l’oublions pas). L’objet a devient alors, en effet, un objet évaluable en tant que plus -
de-jouir. L’on comprend peut-être un peu mieux, du coup, en quoi, face à l’inconsistance de l’Autre
et au regard de cette antinomie entre l’Autre et la jouissance à quoi renvoie cette inconsistance,
c’est la consistance de l’objet a qui va alors donner au sujet, divisé, lui-même évanouissant, une
substance, une étoffe, quelque chose de concret évoquant paradoxalement, la matière. Lacan va
appeler ce nouveau sujet : le parlêtre.
Et le dit « parlêtre », c’est en effet le sujet, ainsi étoffé de « la substance jouissante » elle-même
insérée dans la parole. L’on entend ici que Lacan est passé de quelque chose d’abstrait à quelque
chose de concret, au moyen de cette consistance donnée à l’objet a.
Mais, pour faire ce pas décisif vers la logique, pour soutenir ces notions de consistance et
d’inconsistance, renvoyant à la dissymétrie entre l’objet petit a et le grand Autre, Lacan convoque
de nombreux savants. La liste est longue, donnée à la fin du Séminaire dans « l’index des noms
propres », et j’en ai isolé quatre principaux :
*Kurt Gödel, et son théorème d’incomplétude, qui soutient la démonstration de Lacan pour d’abord
décompléter l’Autre, puis le rendre inconsistant.
*Pascal et son Pari sur la vie, afin d’évaluer la catégorie de la jouissance relativement à celle de
l’infini, dans la perspective choisie par Lacan qui est celle de la théorie des jeux.
*Fibonacci et la suite des nombres, pour fonder une limite, la limite de la jouissance, en référence à
la catégorie freudienne de la répétition, qui est répétition du 1. On trouve en annexe du Séminaire

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l’éclairage apporté par Luc Miller à cette référence de Lacan (qui est son grand-père). À lire à la
lettre mathématique donc…
*Enfin, référence faite une quinzaine de fois, au Capital de Karl Marx et à la notion économique
marxiste de plus-value, pour arriver à produire, à extraire et à fonder en logique, la formule
lacanienne du plus-de-jouir comme équivalent de l’objet a.
Mais Lacan ne fait pas ici que de la théorie.
Il s’arrête aussi longuement sur la clinique, il reprend les grandes catégories cliniques de l’hystérie,
de l’obsession et de la perversion en les déclinant selon l’axe des modes de jouissance du sujet,
rapportés à ce qui constitue son objet électif. Les névroses sont ainsi posées en termes de réponses
aux impossibilités que rencontrent les êtres sexués. Les sujets analysants sont alors non seulement
considérés en tant souffrant d’un symptôme, mais surtout comme s’interrogeant, par ce biais, sur le
rapport entre le savoir et la jouissance contenus dans ce symptôme.
Notre collègue Catherine Bonningue, l’éditrice à l’époque des Cours de J.-A. Miller, a produit de
ces Cours une présentation détaillée dans la Revue de la Cause freudienne. Elle y a rappelé
notamment que c’est grâce à cette approche logique et mathématique nouvelle que peut se
démontrer la formule lacanienne fondamentale selon laquelle « Il n’y a pas de rapport sexuel ».
Cette formule qui nomme le lien de la jouissance auto-érotique à la jouissance qui, elle, en
revanche, s’oriente vers un partenaire sexuel, indique une aporie logique : il n’y a pas de rapport
sexuel qui puisse se mettre en écriture.
Le fantasme est alors décrit comme un obstacle. Il est l’obstacle qui empêche l’harmonie sexuelle
entre les hommes et les femmes, puisqu’il écrit, certes, un rapport, mais un rapport entre un sujet et
un objet. Il est aussi – notation importante du point de vue de la clinique – ce qui fait écran à
l’inconsistance de l’Autre, à la « prise de conscience » (dirait Hegel), et à l’acceptation, de ce que
l’Autre n’existe pas, de qu’il manque et de ce que, logiquement parlant, il est donc inconsistant,
c’est-à-dire, en soi, radicalement contradictoire.
C’est une telle « inconsistance » qui, pour le dire vite, donne la raison du trauma.
Et pour essayer de vous traduire la chose en termes cliniques, depuis la Passe, je dirai que c’est ce
rapport à un Autre que l’on croit, et que l’on « construit », comme étant consistant dans le fantasme,
qui peut infinitiser la stagnation dans une analyse. Le franchissement, c’est un franchissement de

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cette construction, qui oriente ensuite l’analyse vers le réel. Jusqu’au moment où l’analysant peut,
comme le dit Lacan dans ce même texte de référence, « Subversion du sujet et dialectique du
désir », prendre la faute sur Je, sur le « Je » de sa propre jouissance, sur le « Je » de son « Je
jouis ».
C’est ainsi que je suis tombée par le plus grand des hasards sur un texte d’un collègue, dans le
Scilicet du Congrès de l’AMP de 2008 sur « Les objets a dans l’expérience analytique », en
cherchant la rubrique S(A barré). Il se trouve que ce collègue termine son article sur ma passe, après
avoir fait une remarque sur la forme symptomatique de l’amour pour le père chez certaines
analysantes. Je vous lis la phrase, elle est de Herbert Waschberger :
« Dans le cas d’une analyse menée à son terme, la passante, au moment même où lui apparut que
l’objet voix était sa mise, du même mouvement congédia l’Autre, le renvoyant à sa foncière
inexistence. » (Fin de citation) C’est une lecture simple, mais claire de la chose, même si je ne suis
pas sûre que le verbe « congédier » soit ici le mot juste : j’aurais préféré celui de « s’alléger »,
s’alléger de l’Autre et de sa consistance, que l’on ne congédie pas tout à fait, si l’on s’inscrit dans le
lien social!
Pour conclure alors sur cette rapide excursion dans le monde de la logique lacanienne, je dirai que
Lacan, en fin de compte, y oppose décidément la philosophie à la psychanalyse en affirmant ceci,
que le destin du sujet n’est pas tant de penser, que d’avoir un inconscient.
Car du fait qu’il parle, le sujet lacanien ne pense pas mais il est un sujet effacé, barré, par son
rapport à la langue, à ce qui ne peut se dire tout, et qui est l’indicible de sa jouissance.
C’est pourquoi Lacan évoque dès sa première leçon « un discours sans parole » comme étant
« l’essence de la théorie psychanalytique », formule qu’il prend soin d’écrire au tableau comme un
programme, qui définit le discours psychanalytique et anticipe la construction des quatre discours...
Dans son « Introduction », la première leçon du 13 novembre 1968 (il y a donc plus de 50 ans !), il

prévoit, tel un oracle, l’absolutisation du marché que Marx avait esquissée, 100 ans avant…

Et, dans le même élan, il rappelle à son auditoire quelle est la fonction marxiste de la plus-value
pour parvenir, à la fin des fins, à situer de la manière qui convient l’objet petit a en tant que plus-de-
jouir dans la subjectivité humaine.

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C’est ce plus-de-jouir là qui fait souffrir et en même temps, c’est avec ce plus-de-jouir là qu’il nous
faut savoir vivre, parce que la jouissance, c’est la vie.
C’est pourquoi il la fait équivaloir au langage : la parole c’est la vie, quand on prétend s’arrêter de
parler, on soutient une position fantasmatique qui vise à s’effacer de la vie.
Et ce n’est pas ce que la psychanalyse promeut, ni ce dont elle fait promesse.
Je vous remercie,
Et vous donne rendez-vous pour notre prochaine rencontre au Séminaire des 7 séances, à TOURS.

Laure Naveau

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