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Thor’Khan & Rahan

LES MUTANTS
La route du Nord

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 1 / 82


Glossaire des noms propres :
THOR’KHAN Elfe vert forestier et archer, moi-même, qui vous conte nos aventures.
RAHAN Humain, parleur aux animaux.
TRANDHUIL Elfe vert, mon cousin.
THYSTONIUS Dieu de la passion de l’affrontement physique et de la valeur, à qui va ma
dévotion.
RA’TOHDAN Manoir hanté au cœur de la forêt aux loups.
ANAXYELLE Baronne (défunte) de Ra’tohdan.
MORLISHAO Empire des terres et des mers, très loin au Sud du Barsaive.
KON’KE Ville de l’Empire Theran au Nord de la forêt hantée
ASHOGRHOYIBB Horreur majeure vaincue au manoir.
VELOCH’RY Horreur majeure.
T’SKRANG Êtres reptiliens « Donneurs de noms ». La plupart des nautoniers sont T’Skrang.
GARYAH Cité minière.
SIBHAYA (sœurs) Deux sœurs tenant une auberge au Nord de Kon’ke.
SHADIELLE Chef des esclavagistes de la mine et nécromancienne.
TANWA Une de nos geôlières.
FLEDKA « Amie » de Shadielle.
RETNETH Chef mineur.
BOLDOGOL Un des mineurs.
HEL’TARI Elfe, ancien mineur
KHAHAFAW Patron de bordel Theran, aussi esclavagiste.

Avertissement :
Les personnages, les lieux et les faits de ce récit étant réels, toute ressemblance avec des individus, lieux
et faits imaginaires ou légendaires, serait purement fortuite.
Les personnages imaginaires ou appartenant à des légendes qui croiraient se reconnaître ici,
me causeraient un grave préjudice et je n’hésiterai point à leur administrer,
par voie de justice si besoin, la preuve de leur inexistence.

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Troisième partie : LES MUTANTS
Moi, Thor’Khan, je suis un Elfe vert, forestier et archer. De
plus je suis nyctalope et je me débrouille aussi assez bien
avec une épée ou une dague.
C’est de mon talent de combattant que je vis en tant que mer-
cenaire.
Ma dévotion va à Thystonius.
Vous pardonnerez mon langage qui, comme pour tout guer-
rier est parfois un peu vert.
Mauvaise habitude attrapée au contact de mon cousin Trand-
huil. Mais étant très diplomate de nature, je m’arrange tou-
jours pour que personne n’en soit indisposé.
Mais c’est très rare , et si je jure ou blasphème, j’ai grand
soin de n’invoquer que des Dieux morts ou oubliés depuis
longtemps qui n’ont plus ni prêtres ni adeptes afin d’être sûr
de n’indisposer oncques qui m’ouïrait.
Au moment où je débute ce récit, avec Rahan, nous jouis-
sions dans la ville de Kon’ke d’un repos bien mérité après les
aventures périlleuses que nous avions vécu au manoir hanté
de Ra’tohdan.
Flambant notre or sans compter, mais dans le luxe, aux jeux, dans les meilleures tavernes et avec
les ribaudes des bordels de luxe réservés au bourgeois, nous menions grande vie.

* * * * *

Le désert s’étendait à perte de vue.


Une vaste étendue bosselée, moutonnante, succession infinie de dunes de sable fuyant dont les
contours festonnaient l’horizon.
Avec Rahan, nous avancions comme des somnambules, les lèvres blanches, la langue sèche, la
peau craquelée.
Nos vêtements, en lambeaux, laissaient entr’apercevoir de grandes plages de chair cloquée, des-
quamée.
Depuis trois jours et deux nuits, nous déambulions dans cet enfer.
Et rien ne laissait présager un changement pour les heures à venir.
De temps à autre, chacun notre tour, nous escaladions une dune qui nous semblait plus haute que
les précédentes et là, perchés sur cette éminence, celui de nous qui avait grimpé observait longue-
ment tout autour de nous, main en visière, sourcils froncés, paupières mi-closes, cherchant des rai-
sons de croire en un avenir meilleur.
Que nenni, point de salut à l’horizon.
Alors, nous redescendions, titubants, ivres de déception et d’amertume, et repartions sans nous
concerter, comme des marionnettes.
Il y avait belle lurette que nous ne parlions plus.
La moindre syllabe nous aurait coûté trop d’énergie.
Le vent de sable, d’abord moelleux, enveloppant, léger comme une caresse, avait insensiblement
forci, jusqu’à prendre l’allure d’une gifle.

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A présent, à chaque bourrasque, nous avions l’impression de recevoir une pelletée de petits cail-
loux en pleine face.
Je n’exsudais plus une goutte de sueur.
Je me sentais desséché comme un vieux cuir oublié au soleil.
À chaque repli du corps, mon épiderme brûlé se fissurait en crevasses douloureuses.
Rahan était à la même fête.
Nous avions perdu la notion du temps, progressions machinalement, nos pieds fouillant le sable
d’une démarche de plus en plus hésitante.
Que faisions-nous ici ?
À l’origine de cette folle errance il y a notre entrevue avec la Gouverneur de Kon’ke.
Je vous ai déjà conté notre aventure au manoir de Ra’tohdan qui nous a amené à lever toutes les malédic-
tions qui y siégeaient et à débarrasser le monde d’une sorcière dangereuse, Lanrorna, ainsi que de son
grimoire maléfique.
Nous avons réussi à quitter le manoir juste avant qu’il ne s’écroule et en avions ramené une cassette de
pièces d’or et bijoux.
Nous rapportions aussi un trophée conquis de haute lutte : le cœur noir arraché à une créature marquée
par l’horreur Ashogrhoyibb.
Au moment de notre départ, les gueux nous croyant responsable de la mort d’une dizaine d’enfants (alors
que ce massacre était entièrement dû aux maléfices d’Ananxyelle de Ra’tohdan) nous auraient occis s’ils
l’avaient pu.
Ayant rejoint la ville de Kon’ke, nous avons décidé d’y mener grande vie avec le pécule ramené.
Quand on est prodigue de son or on est toujours bien reçu et bien considéré.
Mais nous ignorions tout des évènements qui s’étaient déroulés près de manoir après notre départ.
Il y a quelques jours, alors que Rahan et moi étions attablés dans la plus luxueuse auberge de la ville, fré-
quentée seulement par les notables et la haute bourgeoisie, un laquais vêtu d’un uniforme tellement cha-
marré qu’il n’aurait pas dépareillé un amiral de la marine de guerre du Morlishao, nous a respectueuse-
ment invité à le suivre chez le Gouverneur de Kon’ke.
Une luxueuse chaise à porteurs à quatre places tendue d’étoffes coûteuses et portée par six robustes do-
mestiques, trois devant, trois derrière, vêtus d’impeccables uniformes rouge vif nous attendait devant la
porte.
En chemin, Rahan me demanda :
- Que crois-tu que nous veuille le Gouverneur ?
- Sûrement nous proposer un travail. Nous n’avons point caché que nous étions mercenaires et rudes
combattants, et peut-être que d’accord avec le capitaine de la milice il veut nous proposer un poste
d’officier ou d’instructeur.
- C’est vrai que nos finances fondent à grande vitesse et qu’une opportunité de gagner quelque argent se-
rait la bienvenue !

Un laquais nous conduisit dans un salon où le gouverneur nous attendait.


Je pourrais compter sur les doigts d’une seule main combien de fois dans ma vie j’avais vu demeure aussi
luxueuse.
Pour sûr, dans ce genre de chaumière, quand un besoin vous prend, vous n’êtes point enclin à vous tor-
cher dans les rideaux !
Des meubles de bois rare finement ouvragés dont les moulures étaient plaquées à la feuille d’or.
De magnifiques statues de marbre représentant, grandeur nature, pour moitié des guerriers en armes et
pour moitié de magnifiques naïades nues.
Des lustres en or, pourtant pas moins de six lampes à huile, et munis de systèmes de poulies pour les faire
descendre afin de remplir les lampes.
Les mus étaient couverts de soieries peintes et de tapisseries représentant des scènes de chasse, des faits
de guerre, mais aussi de magnifiques jeunes filles dans des attitudes suffisamment éloquentes pour retenir
le regard.

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Aussi bien l’artiste qui les avait réalisées que celui qui les admirait étaient à cent lieues de pouvoir être
accusés de bougrerie !
Le gouverneur nous reçut fort courtoisement.
Après nous avoir priés de nous asseoir dans de confortables fauteuils et nous avoir fait servir de capiteu-
ses liqueurs très parfumées, il est entré dans le vif du sujet :
- Messires, quand vous êtes arrivés dans ma ville, vous vous êtes présentés à la poterne comme des mer-
cenaires arrivant des confins Sud de l’Empire Theran et venant à Kon’ke pour dépenser votre or.
- Monsieur le Gouverneur, tout ce que nous avons déclaré est la vérité !
- Je n’en doute point, personne ne s’est plaint, vous n’êtres point avares de votre or, vous avez gagné
estime et bonne réputation dans tout ce que Kon’ke compte de notable et de commerçants... sans compter
la gent féminine ....
Toutefois vous avez été modestes sur vos exploits et n’avez conté à personne que vous étiez les héros du
hameau de Ra’tohdan et les avez délivré de grandes malédictions !
Rahan et moi nous lançâmes un regard inquiet. Se moquait-il de nous, pour ce que nous savions, les
gueux nous avaient condamné à mort !
Mais notre inquiétude tomba vite quand il nous raconta la suite.
- Vous avez l’air étonnés, Messires, vous ignorez certainement que vos exploits ont redonné courage aux
vilains qui ont entrepris de ré-ouvrir la route vers Kon’ke aux caravanes de marchands.
Ils ont défriché, repoussé les loups, vaincu et capturé les enfants sauvages, si bien que marchands et col-
porteurs peuvent de nouveau parcourir sans péril ce chemin.
Une caravane marchande, pour la première fois depuis des années, est arrivée de là-bas pour venir chez
nous faire du troc.
Les colporteurs ont raconté vos aventures avec force détails !
Vous avez fait écrouler le manoir maudit de Ra’tohdan, ensevelissant de ce fait les hordes de démons qui
l’habitaient.
Vous avez exorcisé la malédiction qui avait rendu les volailles aussi dangereuses que des loups.
Vous avez de même exorcisé le mauvais sort qui empêchait le bois de brûler.
Moult témoins affirment que vous avez emprisonné l’esprit maléfique de la sorcière Ananxyelle de
Ra’tohdan à l’intérieur d’un gigantesque cercueil grâce auquel vous l’avez exilé de notre monde,
l’envoyant dans un gouffre sans fond d’où nul ne pourra la faire revenir.
Onques étaient prêt à jurer vous avoir aperçu, Messire Thor’Khan, par une nuit sombre debout sur les
remparts luttant contre une horde de créatures maléfiques les pourfendant de votre arc magique, lançant
des flèches de foudre sur vos assaillants !
D’autres affirment avoir été témoin d’un épique combat où vous, Messire Rahan, muni de griffes flam-
boyantes de six pieds de long avait taillé en pièces, à la suite d’un épique combat, un géant à tête de bouc
et aux pieds en forme de sabots !
J’ai pensé tout d’abord que ces récits, racontés aux veillées, avaient été amplifiés par chacun, oncques se
prétendant témoin oculaire d’au moins un de vos exploits, et ainsi vous ont fait la réputation de grands
guerriers et de puissants mages, heureusement tournés vers les forces du bien !
Il est possible que les gourdasses de vinasse chaude ainsi que les gobelets de bonne gnôle qui passaient de
main en main n’aient rien fait pour atténuer ces récits, bien au contraire ...
Chacun voulant avoir été témoin d’un combat plus fantastique que les autres ...
Mais j’ai personnellement demandé à rencontrer vos plus ardents admirateurs et ils m’ont juré sur ce
qu’ils avaient de plus sacré avoir été sur place quand vous avez exilé la sorcière dans son cercueil !
Ils m’ont conté avec force détails comment des cris et des coups se faisaient entendre depuis le cercueil,
prouvant sans nul doute que vous y aviez emprisonné l’esprit maudit de cette sorcière d’Ananxyelle de
Ra’tohdan qui se rebellait contre cet exil forcé.
Il y avait bien sûr, dans leur groupe, des contradicteurs qui interrompaient les conteurs pour exprimer leur
désaccord.
En général leurs remarques portaient sur le nombre d’adversaire que vous aviez occis, Messire
Thor’Khan, à chacun des traits de foudre sortant de votre arc ou sur la couleur des flammes qui gainaient

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vos griffes, Messire Rahan, pendant que vous pour-
fendiez un monstre.
Mais jamais sur le fond !
- Monsieur le Gouverneur, répondit Rahan, ces récits
sont fortement exagérés.
Ces paysans nous attribuent une réputation autant
élogieuse qu’imméritée.
- Que nenni ! Vous avez vendu à notre maître alchi-
miste un « cœur noir » d’une valeur de 12 pièces
d’or, ce qui prouve que vous avez vaincu une horreur.
Quel était son nom ?
- Nous avons seulement navré un animal marqué par
Ashogrhoyibb, rajoutais-je.
- « Seulement » vous dites ? Je ne connais personne
pouvant s’enorgueillir d’en avoir fait autant !
Je connais la nature humaine et je me doute que les
récits sont souvent exagérés, mais les faits existent et
on ne peut enjoliver qu’un évènement ayant réelle-
ment eu lieu. Le nierez-vous ?
- Monsieur le Gouverneur, répondis-je, nous ne pou-
vons nier avoir mené de rudes combats dans ce ma-
noir, y avoir maintes fois risqué notre vie, et avoir fi-
nalement délivré le hameau des malédictions de la
sorcière, mais les récits qui vous ont été rapportés
sont fortement enjolivés !
Mais en quoi nos combats dans ce manoir maudit ont-ils une importance céans ?
- J’ai besoin de valeureux guerriers pour une fort périlleuse mission. C’est pourquoi j’ai pensé à vous.
De nombreux voyageurs ont disparu en empruntant la route du Nord !
- Comment disparus ? Demandais-je.
- Nul ne le sait ! Et pas seulement des victimes faciles, mais aussi des hommes d’armes, parfois en grou-
pes de trois ou quatre !
- Comment ont-ils été occis ?
- On ne sait point s’ils sont morts ou prisonniers. On n’a jamais retrouvé ni les corps, ni les chevaux, ni
même la moindre pièce d’équipement. Des pillards auraient pris leur or et abandonné les corps !
- Et votre milice ?
- À plusieurs reprises des hommes d’armes regroupés en ost ont patrouillé cette route sans rien voir, au
point que si un voyageur doit prendre cette route, il n’a aucune autre solution que de se faire accompagner
par une vingtaine de guerriers ... s’il en a les moyens !
- Et qu’attendriez-vous de nous exactement ? Lui demandais-je.
- D’abord comprendre ! Ensuite situer l’ennemi et me ramener suffisamment d’éléments pour que je
puisse lancer la milice sur une cible précise.
Je vais faire apporter une collation et vous laisser vous concerter seuls.
Je reviendrai dans une heure.
Le Gouverneur tira le cordon d’une clochette et aussitôt des serviteurs entèrent, aussi promptement que si
ils attendaient juste derrière la porte.
Pendant qu’ils installaient sur la table divers plateaux de viandes, de fromages et de fruits ainsi que des
cruchons de vinasse, le Gouverneur sortit par une autre porte.
- Qu’en penses-tu Rahan ?
- Tu oublies que nous devons rejoindre Trandhuil, ton cousin, qui est en route pour Barsaive.
- Nous avons largement le temps, de plus, s’il fait une étude approfondie de toutes les tavernes et tous les
bordels sur son chemin, nous arriverons encore avant lui...

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- Tu as certainement raison, de plus le mystère entourant ces disparitions m’attire.
- J’ai moi aussi envie d’un peu d’action, mon arc et mon épée ont soif de sang.
Par Thystonius, je suis en train de m’embourgeoiser ici ! Il me faut du combat !
- Je suis d’accord, le danger ne m’effraye point, et par notre travail d’équipe nous avons vaincu pire !

Nous venions de finir de manger quand le Gouverneur revint.


Après nous être concertés, Rahan et moi, d’un simple regard, je répondis au Gouverneur :
- Cette mission nous plaît, nous avons quelque talent à résoudre les mystères. De plus nous ne serons
point des proies faciles !
- Je n’ai jamais douté que vous accepteriez. Si les renseignements que vous me rapporterez, je n’en doute
point, me permettent de faire intervenir ma milice à coup sûr pour vaincre cet ennemi mystérieux, vous
toucherez cent pièces d’or chacun.
- Et si nous étions en position de vaincre cet ennemi sans besoin de
votre milice ? Demanda Rahan.
- Si vous réussissez cet exploit, si vous m’évitez les frais de faire en-
voyer un ost ainsi que les risques qu’auraient couru mes hommes, je
porterai votre salaire à cinq cent pièces d’or ! … chacun !

Le Gouverneur nous remis à chacun une bourse de dix pièces d’or


pour nos frais de voyage.
- Vous voyez que j’ai confiance dans votre honnêteté.
Au fait, une question, les voyageurs racontent que vous avez quitté le
manoir maudit accompagné d’une vieille alchimiste, pourquoi
l’avez-vous emmenée et qu’est-elle devenue ?
- Nous avions besoin d’elle, expliquai-je, car elle seule était capable
de déchiffrer les grimoires se trouvant au château. Durant notre péri-
ple en bateau, elle a perdu l’équilibre et est tombé à l’eau, en quel-
ques instants de féroces créatures aquatiques l’ont entièrement dévo-
rée.
(Ben, quoi ! C’est la vérité ! Non ?)
- Ça ne m’étonne point, la navigation est très dangereuse et deux ou trois fois par an des nautoniers
T’skrang sont victimes de mésaventures semblables. Pour ma part je n’irai jamais sur l’eau !

Le lendemain, Rahan et moi, équipés pour le voyage, avec armes et provisions, nous avons pris
la route.
Puis il y avait eu une halte dans une drôle d’auberge tenue par deux aimables ribaudes peu farouches.
L’hostellerie des « Sœurs Sibhabya ».
Deux femelles accortes, frôleuses, point belles-belles mais plutôt bien charpentées, saines, la peau blan-
che et parfumée aux huiles essentielles. Deux gaillardes, croqueuses de santé, point bégueules, point
compliquées, qui, l’absence d’autres clients aidant, s’étaient entièrement consacrées à leurs hôtes : nous !
L’adverbe « entièrement » n’ayant jamais trouvé meilleure application.

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Il s’était ensuivi une folle nuit de bacchanale, Rahan et moi changeant moultes fois de cavales, ces derniè-
res, avides de plaisir, n’ayant point la fibre possessive.
Les meilleures choses trouvant toujours leur juste fin, nous étions repartis à l’aube, rompus, le corps cassé
d’une langoureuse fatigue.
A tel point que nous avions fini par nous assoupir en selle.
Jusqu’à ce que, peut-être plus prompt à récupérer, j’émerge brutalement des limbes.
Le cerveau embrumé, je mis un certain temps à réaliser, à réagir.
Par le cul de Déméter ! Pensais-je, que faisons-nous en plein désert ?
J’ai alors secoué Rahan, lequel continuait de dormir, la tête dodelinante, le menton sur la poitrine.
- Qu’est-ce qu’on fait là ? Avait grincé le parleur aux animaux en contemplant la vaste étendue pulvéru-
lente. Où sommes-nous ?
- C’est ce que j’aimerais bien savoir, demandes donc à ton cheval ! C’est dans tes cordes ! Avais-je alors
répliqué en regardant moi aussi longuement autour de moi.

De fait, le matin même, nous avions emprunté un chemin qui traversait une immense zone forestière, un
territoire boisé de plusieurs centaines de lieues que nous aurions dû mettre une bonne semaine à traverser
avant d’aborder une contrée de demi-montagnes constellées de petits lacs.
Et voilà qu’en lieu et place d’une route forestière nous nous découvrîmes en plein désert !
Entendant faire le point, Rahan avait alors essayé d’arrêter sa monture, mais cette dernière, insensible aux
commandements, aux pressions, avait continué d’avancer.
- Maugrebleu des chevaux stupides ! Avait juré le parleur aux animaux en se laissant glisser de sa selle.
Alors, comme s’il n’attendait que cela, le destrier avait lourdement basculé sur le flanc en hennissant,
puis, le corps parcouru de vifs tressaillements, les jambes raides, il s’était vidé par tous les orifices, ré-
pandant dans l’air trop sec une abominable odeur de charogne.
Emporté un peu plus loin par mon ingouvernable monture, je connus le même désagrément, et je ne dus
qu’à un réflexe de toute dernière seconde de ne point être écrasé par la masse de chair, de muscles et d’os
de mon étalon.
- Tu leur as dit quelque chose de vexant pour les mettre dans cet état ? Demandais-je à Rahan.

Bien qu’essayant de plaisanter, l’aspect dramatique de notre situation ne m’échappait point.


En l’espace d’une poignée de secondes, nous nous retrouvions dépourvus de montures, dans un lieu in-
hospitalier.
- Pour sûr, on n’est point en plaisante situation ! Avait alors grincé Rahan. Sans chevaux et perdus dans ce
désert, on est mal partis !
- Tu veux dire qu’on est dans la merde jusqu’aux oreilles !
Les bêtes ont été empoisonnées, avais-je constaté en observant la pupille de mon destrier.
On a dû employer une de ces drogues retard qui commencent par mettre la tête à l’envers avant de fou-
droyer. Regarde nos traces : on allait complètement de travers, avalant dune sur dune.
Jamais destrier sain d’esprit n’aurait emprunté un tel parcours.
Le regard du parleur aux animaux s’était durci.
- Pareil pour nous ! Avait-il craché. C’est point une séance de bête à deux dos, même carabinée, qui
m’aurait fait tomber dans un tel état. Ces deux maudites gueuses nous ont fait avaler une diablerie !
Puis comme cette évidence impliquait fatalement des prolongements, il avait soudain entrepris de se
fouiller à la hâte, en jurant comme un charretier.
- Mortecouille ! Ces goules nous ont drogués pour mieux nous détrousser, tu peux être sûr !
Ah, les charognes !
Mais sa main était bientôt réapparue, porteuse d’une bourse de cuir noir, et sa mine s’était allongée lors-
qu’il avait constaté qu’elle renfermait toujours son précieux chargement.

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Paradoxalement, cette découverte n’avait point enchanté Rahan, loin de là. Homme de bon sens, il n’ai-
mait point trop les raisonnements tordus. Et la situation n’apparaissait point comme spécialement limpide.
- Elles m’ont rien pris, avait-il murmuré, abasourdi, le front ridé par l’incompréhension. Et toi ?

Je fis de même et … incroyable ! Par le braquemart à nageoires de Poseïdon, ma bourse était là ! One
m’avait point dépouillé de mon or moi non plus !
- Pareil pour moi ! Alors, pourquoi elles ont fait ça ? M’étonnais-je. Ça n’a point de sens !
- À première vue, non. Seulement les apparences sont souvent trompeuses ...
- Selon toi, elles auraient voulu nous amener là, simplement ? Demandais-je.
- Point à l’endroit où nous sommes actuellement, mais dans ce désert, certainement. L’idéal, ce serait de
faire demi-tour, de remonter nos traces ... Alors on pourrait leur faire cracher le morceau.

Dubitatif, Rahan avait commencé à tourner en rond en grommelant, tout en notant un tas de détails qui lui
servirent à bien appréhender la situation.
- L’idéal ne tient jamais compte des réalités, avait-il enfin grincé. Revenir en arrière nous demanderait
trop de temps. D’après la position du soleil, on a bien dormi une dizaine d’heures, et on en parcourt de la
distance en dix heures, même sur des chevaux qui vont de travers. Si tu veux mon avis, on a intérêt à
continuer en redressant notre cap, en allant plein Est, ce désert ne doit point s’étendre au-delà de ce qu’on
a déjà franchi. C’est la sagesse, crois-moi. Suffirait d’une légère brise pour effacer nos empreintes;
on aurait bonne mine alors, à plus savoir où se diriger. Y’a rien à faire qu’à continuer.

Me ralliant de bonne grâce à ce discours frappé au coin du bon sens, j’avais entrepris de déharnacher mon
cheval déjà figé par la mort, imité en cela par Rahan.
Puis, sans un mot, chargés comme des mulets, selle sur l’épaule, nous avions mis le cap vers l’Est.
Les prévisions du parleur aux animaux s’étaient rapidement concrétisées.
Un vent s’était levé, d’abord simple zéphyr, caressant, enveloppant, presque rafraîchissant, qui s’était ra-
pidement renforcé pour souffler en rafales tourbillonnantes.
Nous avions alors connu l’enfer.
Sous l’action de la bourrasque, les dunes, molles, mal enracinées, se déplaçaient constamment, modifiant
sans cesse le paysage. D’autres éclataient, littéralement, comme des bulles de savon, avant de se dissou-
dre comme un amas de cendres dispersées par un courant d’air.
- Drôle de désert ! Avais-je estimé durant une accalmie.
- Cet endroit ne me dit rien qui vaille, avait alors déclaré Rahan. Je ne le sens pas.
J’ai maintes fois traversé des déserts, ils ne sont jamais déserts, il y a toujours de la vie ! Je peux, en géné-
ral, entendre les pensées de multitudes de créatures, scorpions, serpents, renards des sables, etc ...
Ici, il y a la mort ! Rien de vivant dans mon champ de perception !
On dirait un désert artificiel, une contrée qu’on a asséchée pour en faire un lieu de mort.
- Ça demanderait très grande sorcellerie ! Très puissante ! Quel sorcier serait assez puissant ?
Et quel intérêt de gaspiller une telle puissance pour assécher un lieu ? Ce serait stupide !
- Dans ton optique, oui, mais chacun juge une situation selon son propre point de vue.
- Mais, qui pourrait faire ça ?
- Un puissant sorcier, un tyranneau, va savoir ...
Quelqu’un qui aurait choisi de s’entourer d’un désert comme d’autres s’entourent de clôtures.
Sur ce, nous repartîmes, profitant de ce que la tempête marquait une pause.
Puis la nuit était venue, froide, presque glaciale. Dans l’impossibilité matérielle de faire du feu, nous
avions pris pitance froide, sur le pouce, mâchonnant de la viande séchée, puis nous étions endormis très
vite de manière à nous réveiller tôt, désireux de parcourir le plus de distance possible, et qui sait, de sortir
de ce désert avant que le soleil soit trop haut dans le ciel.
Mais nous avions eu beau suivre notre plan, rien n’avait marché comme prévu. Sauf nous.

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Nous avions franchi plusieurs lieues, des milliers de dunes, sans jamais rien apercevoir d’autre que les
moutonnements de la vaste étendue sablonneuse.
La réverbération, intense, blessait le regard. Il devenait extrêmement malaisé de définir une quelconque
ligne d’horizon. Au-delà de vingt pas, les vibrations ‘de l’air surchauffé déformaient le paysage, brouil-
lant lignes et couleurs.
La main en visière au-dessus des sourcils, j’avais à plusieurs reprises tenté d’observer les environs, mais
chaque fois mes yeux s’étaient englués dans une brume blanchâtre et mouvante.
Le crépuscule nous avait trouvés épuisés, abattus aussi bien physiquement que moralement.
Le doute et la peur avaient commencé à s’insinuer en nous.
À la nuit, complètement épuisés nous nous sommes effondrés sur le sable brûlant.
- Va falloir se débarrasser du superflu, avais-je estimé, me massant les orteils en grimaçant.
Tu n’enlèves point tes bottes ?
Rahan avait secoué la tête.
- Si je lés retire, je ne pourrai plus les remettre. Mes pieds ont doublé de volume.

Sur ce, le silence s’était installé, chacun hésitant à soulever un problème qui ne manquerait point de se ré-
véler crucial dans les heures à venir.
- Sorcier ou tyranneau, l’homme a su se protéger, avais-je repris railleur.
Le parleur aux animaux avait eu une grimace.
- Tout le monde peut se tromper; n’empêche que ce désert ·n’est point franc du collier !
J’eus eu un haussement d’épaules.
- Un désert est un désert, avais-je soupiré, et si on ne s’en sort point bientôt on va manquer d’eau.
- Va falloir se rationner.
- Et qu’est-ce qu’on fait depuis deux jours ?
J’ai la gorge comme de l’étoupe !
- Tant que tu pourras parler, y’ aura point de péril ! Rétorqua Rahan.

Ne tenant point à me lancer dans une polémique bien pitoyable étant donné les circonstances, j’avais lais-
sé filer.
Allongé dans le sable fin, je m’étais perdu dans la contemplation du ciel criblé d’étoiles. Enfant
d’Earthdawn, et ayant passé plus de temps à manier les armes qu’à fréquenter le scriptorium du Temple
de Thystonius où j’avais été élevé, j’ai toujours eu du mal à accepter certaines réalités, certains concepts,
et les étoiles faisaient partie du lot.
Je les voyais toujours aussi lointaines, aussi menues, aussi immobiles, et ne comprenait rien à
l’enseignement de mes mentors qui affirmaient que tout dans les cieux n’était que mouvance.
Un cavalier qui se rapprochait prenait de l’ampleur, au contraire si il s’éloignait il diminuait à ma vue,
indiscutablement, alors que là, le cloutis stellaire gardait toujours le même aspect.
Selon Rahan, la grande distance des étoiles expliquait le phénomène.
C’était un prétexte fumeux. Éloigné ou pas, un mouvement devait fatalement être perceptible à l’œil, sur-
tout par moi qui ai une excellente vision ! Il devait y avoir d’autres raisons, ou alors tout n’était que bille-
vesées. La tête farcie, le corps cassé par la fatigue, je m’étais endormi sans trouver de réponses satisfai-
santes aux questions qui m’agitaient.
Au petit matin, nous étions repartis, ne nous encombrant que du strict nécessaire, nourriture, armes et
gourdasses d’eau.
Nous fiant toujours au soleil, nous avions poursuivi notre calvaire, penchés en avant, déplaçant notre
poids, nous mettant en constant déséquilibre afin d’être entraînés en avant par la chute de notre corps,
chutant quelquefois, lorsque le vent, insaisissable, changeait soudain de cap pour nous gifler le dos.
Nous progressions depuis six heures déjà, en ce troisième jour, lorsque Rahan, harassé, se laissa tomber
au pied d’une dune.
Machinalement, il déboucha sa gourdasse, la tordit pour en exprimer un dernier filet d’eau, mais sans ré-
sultat, il en avait aspiré l’ultime goutte depuis longtemps.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 10 / 82


Sans rien dire, je me laissai tomber près de lui, lui passai mon outre. Surpris, le parleur aux animaux s’en
empara, la fit sonner à son oreille.
- T’as toujours été raisonnable, soupira-t-il en entendant la douce mélodie de l’eau.
- Tâche d’en laisser, recommandai-je.
- Tu me connais !
- Oui, justement ...
Je levai la tête, les yeux mi-clos. Le soleil était au zénith. Une véritable fournaise. Le ciel, dégagé tous
azimuts, donnait le vertige.
Surprenant mon regard, Rahan secoua longuement la tête.
- Je donnerais cher pour une poignée de nuages, souffla-t-il.
- Tout ton or ?
- Tout ! Et sans hésiter! Il me servirait à quoi, dans la mort ?
J’eus une parodie de ricanement, une espèce de coassement en fait.
- Tu approches de la sagesse !
Rahan haussa les épaules.
- J’approche surtout de la mort, oui. Ce désert n’a point de limite, on ne s’en sortira jamais.
Ces deux maudites femelles nous ont joué un bien sale tour. C’est à nous qu’elles auraient dû faire pren-
dre de la poudre de succession, point à nos destriers !
Ainsi elles auraient hérité de nos bourses et aussi de nos montures.
- Elles devaient avoir leurs raisons ... suggérai-je.
- Quelles raisons ? Dis-moi ce qu’elles peuvent gagner à nous faire bouffer du sable ?
- On le saura en temps utile.
- On ne saura rien, oui. Je refuse de savoir.
D’ailleurs je ne ferai point une aune de plus ! Je reste ici, le cul planté en bas de cette dune et je défie qui-
conque de m’en faire bouger ! Je ...
Je l’interrompis brusquement, lui intimant le silence, l’index en travers des lèvres.
Figé, il tendit l’oreille à son tour.
Habitué aux choses de la nature, il identifia bientôt, lui aussi, le bruit feutré d’une troupe en mouvement.
Nous demeurâmes une bonne poignée de secondes interdits, tendus, suspendus à la rumeur sourde qui
nous parvenait entre deux sautes de vent.
- Ce ne sont point des hommes, déclarai-je bientôt, les foulées sont trop légères, trop rapprochées ...
- Des animaux, souffla Rahan. Je perçois les pensées d’une meute de chiens bien dressés ayant une sorte
de mystérieuse mission en cours d’accomplissement.

Inquiets, immédiatement sur nos gardes, nous nous rabattîmes sur nos armes de prédilection.
Ignorant délibérément mon fidèle arc, je tirai d’un étui intégré à ma botte droite (travail réalisé par un ha-
bile artisan de Kon’ke) une magnifique dague, puissant couteau de chasse et de défense doté d’une lon-
gue, large et forte lame à contre-tranchant incurvé, surmontée d’une garde à double quillon.
Ma première acquisition en arrivant à Kon’ke.
Le parleur aux animaux préféra s’en remettre aux redoutables griffes qu’il fit jaillir de ses mains, en posi-
tion de combat.
À ce moment, les chiens débouchèrent d’entre deux dunes.
C’était une horde d’énormes molosses noirs de la taille d’un veau, aux poils courts, brillants, ruisselant de
sueur.
Ils avançaient’ en rangs serrés, le regard fixe, gueule ouverte sur des crocs de l’ampleur d’un pouce, lan-
gue pendante, le poitrail souillé d’écume.
Comme Rahan s’apprêtait à bondir, griffes en avant, je m’interposai.
- Attends ! Soufflai-je.
- Attendre quoi ? Maugréa Rahan. Que le vent tourne et qu’ils nous reniflent ?
Ils refusent de répondre à mes appels, mais point n’est besoin que le vent tourne, ils connaissent notre po-
sition. Un seul de ces vautres pourrait nous tailler en pièces tous les deux et cette foutue meute en compte

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 11 / 82


au moins deux douzaines !
Gardons l’avantage de l’engagement !
- Puisqu’ils nous ont déjà sentis, pourquoi ne se dirigent-ils point vers nous ? Demandai-je.

Ébranlé, le parleur aux animaux s’immobilisa, les griffes brandies.


Comme je l’avais pressenti, les chiens nous dépassèrent sans manifester le moindre signe d’hostilité à no-
tre égard.
Progressant machinalement, ils disparurent bientôt dans un nuage de sable, avalés par une dune.
- J’en crois point mes yeux, grommela Rahan. Ce sont pourtant des chiens dressés; tu as vu qu’ils étaient
tous marqués sur la cuisse gauche ?

J’acquiesçai, pensif.
- Des chiens de garde qui ne s’en prennent point aux étrangers, c’est plutôt incompréhensible, c’est vrai...
Puis nous nous tûmes, attentifs, redoutant une feinte des animaux, un retour surprise. Comme rien ne sur-
venait, nous reprîmes nos supputations.
- Ils ne s’intéressent point à nous, j’ai perçu dans leurs pensées le désir de rentrer au bercail, annonça Ra-
han, ils avaient hâte de retrouver leur écuelle, c’est pour ça qu’ils nous ont dédaignés ...
- Logique, approuvai-je. De toute façon, on ferait bien de leur emboîter le pas ; s’ils survivent dans ce dé-
sert, c’est qu’ils savent où trouver eau et pitance.

Le parleur aux animaux eut une grimace.


- Et s’ils étaient ensorcelés, possédés ? Ils avaient une drôle d’allure ...
On a déjà eu affaire à des bestioles ensorcelés, dis-je en pensant aux oies de Ra’tohdan, et ça ne nous a
point empêché de les réduire à merci, il suffit de navrer celui qui les contrôle !
J’eus, malgré tout, un pincement au cœur. S’ils étaient possédés, moi et Rahan allions épuiser nos derniè-
res forces à poursuivre une horde de zombis qui n’ont nul besoin de pitance ou d’eau.
Ce n’était point une perspective très encourageante, mais il ne nous restait aucune autre véritable solution.
- On n’a point grand choix, fis-je au bout d’un moment. Possédés ou pas, ils ont bien un port d’attache.
C’est notre seule chance.

Aiguillonnés par une nouvelle bouffée d’espoir, nous nous ébranlâmes, priant pour que le vent ne forcisse
point trop et n’en vienne point à effacer les contours fragiles des traces imprimées sur le sable.
Marchant bon train, au bout d’une heure nous distinguâmes à nouveau la meute.
Arrêtées, les bêtes se livraient à un curieux manège. Elles fouillaient le sol à grands coups de museau,
comme des porcs truffiers, s’appliquant à déchiqueter ce qu’ils extrayaient d’entre leurs pattes, procédant
avec des claquements de mâchoires furieux.
J’entrevis des radicelles vertes et blanches entre les crocs des animaux.
- Morguienne ! Cracha Rahan, ils détruisent les végétaux ! Voilà à quoi ils sont dressés ! C’est une bri-
gade d’entretien du désert. Maintenant je le ressens clairement dans leurs pensées ! C’est ça leur mission !
- Tu veux dire que...
- En plein ! Ils arrachent la moindre plante dont les germes ont été apportés par le vent !
Ce désert doit rester désert ! C’est ça leur putain de mission !
Je plissai les yeux, incrédule. Je dus cependant reconnaître que Rahan avait raison. Les animaux s’affai-
raient à réduire en charpie les entrelacs de racines qui croissaient en profondeur.
Ce travail accompli, ils levaient la patte pour noyer consciencieusement la zone de germination sous un
flot de pissat.
- L’acidité du pissat brûlera ce qui n’a point été broyé, commenta le parleur aux animaux. L’urine est un
bon germicide. C’est point mal imaginé.

Mais je voyais déjà plus loin.


- Si des plantes germent, c’est qu’il y a de l’eau à proximité ! Lançai-je.

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- Ça devrait, admit le parleur aux animaux. D’ailleurs le sable est parcouru de bandes plus sombres, par
endroits.
- De l’humidité ?
- Certainement. Les résurgences d’une petite oasis, peut-être. Pour savoir, il n’y a qu’à suivre l’une ou
l’autre des stries.
Soudain revigorés, nous nous avançâmes vers les chiens qui ne nous prêtèrent aucune attention. Leur tra-
vail de « nettoyage » achevé, certains reprenaient déjà leur déambulation.
La horde éloignée, j’entrepris de longer l’une des bandes de sable humide.
Il me sembla que le sol, plus sombre, dégageait une formidable bouffée de fraîcheur; mais ce n’était
qu’une illusion, j’en avais encore conscience.
Rahan peinait à l’arrière, rampant à moitié, il piochait le sable fuyant, dos voûté, le souffle court.
La fatigue lui donnant un air hagard. Il ne cessait de se frotter la bouche d’un revers de main machinal, et
ses lèvres desquamées s’étaient mises à saigner, empourprant le sillon de ses commissures.
En tête, je m’efforçais de ne point sortir de la « piste » mais la lumière aveuglante du soleil et la réverbé-
ration me crevaient quasiment les yeux.
Dans cette constante splendeur, les stries grises des résurgences devenaient indiscernables.
Cette course à l’aveuglette dura presque une heure.
Une heure d’enfer durant laquelle Rahan s’affala une bonne demi-douzaine de fois, ne devant qu’à mon
aide de pouvoir se relever et repartir.
Parvenant au sommet d’une dune, je me retournai. Le parleur aux animaux venait encore de caler.
Le corps secoué de tremblements incoercibles, les genoux dans le sable, les deux mains griffant le sable,
la tête dans les bras, vacillant, il s’efforçait de ne point tomber tout à fait, tout en grognant des chapelets
d’insultes et de blasphèmes épouvantables.
Découragé, vidé, j’étais tout prêt à imiter Rahan, à me laisser tomber là et à attendre que mon squelette
soit cuit et recuit par le soleil, ou bien nettoyé par la faune invisible du désert, si toutefois faune il y avait.
Revenant à l’amère réalité, je jetai un long regard autour de moi.
Alors, mon cœur cabriola dans ma poitrine.
Une oasis verdoyante se découpait sur le front bossué des dunes !
Un bouquet de trois palmiers entourant une nappe d’eau incroyablement bleue.
Les chiens se tenaient assis à l’écart, la langue pendante, les flancs encore agités du halètement de la
course.
- On y est ! Exultai-je alors. C’était bien ça ! De l’eau ! Regarde comme c’est beau !
- C’est ... C’est point une blague ? fit Rahan en relevant la tête, les yeux exorbités.
Me laissant glisser jusqu’à lui, je l’aidai à se remettre sur pied puis, l’agrippant comme je pouvait, je le ti-
rai jusqu’au sommet de la dune.
Retrouvant alors un regain de vigueur, le parleur aux animaux se dégagea.
- Arrête un peu de t’appuyer sur moi, râla-t-il.
Un garçon de ton âge et de ta complexion, tu devrais avoir honte !
- Quelle mauvaise foi ! En plus je suis le plus vieux de nous deux! Répondis-je.

Et, sous mon regard ébahi, il se mit à courir vers la nappe miroitante, en clamant :
- Le dernier arrivé porte l’autre jusqu’aux confins de ce désert !

Parvenus ensemble au bord de la mare, nous nous plongeâmes la tête dans l’eau.

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La source était fraîche et pure, et je buis gloutonnement, claquant de la langue comme un fauve qui
s’abreuve.
- C’est point la distinction qui t’étouffe, fit Rahan en me contemplant avec ironie. Tu bois comme un
charretier ! En clappant ! Tu ferais bien de te surveiller si tu veux un jour avoir ta place dans les salons.
- Je bois parce que j’ai soif, répliquai-je, et parce qu’il y a largement de quoi.
Je me suis suffisamment restreint ces dernières heures, point comme certains ...
Ne trouvant rien de bon à rétorquer, le parleur aux animaux s’intéressa ostensiblement à ce qui se passait
autour de lui, tandis qu’insatiable, je continuai à boire.
Lorsque mon estomac fut plein à craquer, j’arrachai mes hardes encroûtées de sueur et me jetai au beau
milieu de la nappe. L’eau m’arrivait presque aux épaules. Son contact sur ma peau fendillée me procura
un immense bien-être.
Moins démonstratif, Rahan se contentait de se bassiner le visage, comme une précieuse.
Je m’ébrouai en faisant voler de grandes gerbes d’éclaboussures argentées.
- Viens donc te tremper ! Tonnai-je à l’adresse de mon compagnon. Regarde-toi : Tu es totalement dés-
hydraté ! Tu vas finir en poudre ! La prochaine bourrasque va t’éparpiller comme un amas de cendres !

Rahan ne releva pas. Toutes ces railleries semblaient loin de ses préoccupations. L’œil en éveil, une ride
soucieuse en travers du front, il fixait la meute des chiens vautrés à l’écart avec circonspection.
Intrigué par son comportement, je me rapprochai du bord.
- Quelque chose de cassé ? M’enquit-je à voix basse et sans presque remuer les lèvres.
- Les chiens, révéla le parleur aux animaux. Tu ne remarques rien ?

Devant mon air étonné, il ajouta aussitôt :


- Ils ruissellent de sueur, ils tirent une langue d’un quart d’aune, et cependant aucun d’entre eux ne cher-
che à boire ...
- Ils ont dû le faire avant notre arrivée, objectai-je.
Le parleur aux animaux haussa les épaules.
- Ils n’auraient point toute cette écume aux babines, insista-t-il, tout à son raisonnement. De plus je lis en
eux leur impatience de rentrer chez eux, d’y retrouver pitance et bonne eau.

Soudain, j’eus froid. Tout à la joie d’avoir découvert un point d’eau, j’avais oublié le contexte, la mani-
gance qui nous avait amenés là.
Rahan avait raison: des bêtes qui continuaient de crever de soif à proximité d’une mare, c’était plutôt irra-
tionnel.
En clair, cela sentait le coup fourré.
Pourtant l’eau, limpide, ne ressemblait en rien à ces bourbiers empoisonnés que l’on trouve fréquemment
dans les déserts ...
Décidé à en avoir le cœur net, je me baissais pour examiner le fond tout en prenant soin de rester assez
près du bord pour avoir pied, car je ne sais point nager, je ne suis point un T’Skrang
Je le découvris ferme, dur même, dépourvu de limon et de toute végétation.
Il y avait juste un mince tapis de sable !
C’était comme le fond d’un bassin de lavoir !
Pris d’un doute bien légitime, j’y promenai les doigts. La texture grumeleuse et grisâtre n’évoquait point
la roche, mais plutôt de la maçonnerie !
Tous sens en alerte, je me déplaçai de quelques pas, fouillant le sable accumulé.
Ma paume heurta soudain le coude d’une grosse canalisation. Cette fois, le doute n’était plus permis !
Renseigné, je remontai à la surface d’un coup de pied.
- C’est une oasis artificielle ! Lançai-je en émergeant. Tout le fond est empierré ! Comme la citerne à eau
de pluie d’un castel !
Rahan se tenait à genoux près d’un des palmiers. D’une de ses griffes tranchantes, il terminait de détacher
un long copeau du tronc brûlant.

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- Les arbres et la végétation sont de plâtre, de bois, d’étoffe peinte et de cuir ! Annonça-t-il lugubrement.
Tout ça n’est qu’un décor. Un leurre pour piéger les naufragés du désert.
- Drôle de piège, commentai-je en regagnant le sable. Décidément, on n’en sort pas !

Ce disant, je faisais allusion à notre dernière aventure, ce manoir hanté où nous avaient failli périr cent
fois à cause de pièges plus sournois les uns que les autres.
- Si les chiens ne touchent point à cette eau, c’est qu’elle est empoisonnée ou droguée, poursuivis-je après
réflexion.
Cette dernière remarque était lourde de conséquences. Nous échangeâmes un bref regard. Nous savions
d’ores et déjà que nous avions donné tête baissée dans un traquenard grand modèle.
Les chiens, eux, nous observaient sans s’émouvoir, fauves tranquilles au pelage souillé.
Inquiet, Rahan avait empoigné son épée d’une main, et ne cessait de faire entrer et sortir les griffes de son
autre main tout en surveillant la ligne d’horizon.
Inquiet moi aussi, après avoir ré-enfilé mes nippes ainsi que ma broigne de gros cuir, une flèche encochée
je surveillais les alentours.
Quelques minutes s’écoulèrent ainsi, chargées d’une extrême tension, puis le parleur aux animaux vacilla
tout à coup, en proie à un brutal accès de vertige.
J’amorçai un mouvement vers lui, afin de lui venir en aide, mais mes jambes se dérobèrent et je tombai
d’un bloc, me plantant les genoux dans le sable.
- C’était de la drogue, grognai-je difficilement, avec l’élocution d’un homme ivre.
- La mare n’est qu’une flaque de soporifique ! Peut-être une potion à base d’aconit, ragea Rahan.
Voilà pourquoi les chiens n’y touchaient point. Nous nous sommes fait posséder !
Grimaçant, il essaya de se redresser. En vain. Il n’était plus en état de commander à ses membres.
Il roula bientôt sur le flanc, se retrouva allongé, le corps lourd, du sable collé sur son visage, fardé d’un
masque tragique.
- Roulés dans la farine. Comme des débutants ! Vociféra-t-il d’une voix pâteuse. Il aurait fallu ...

Le reste de sa phrase s’éparpilla dans le vent.


En fait, il ne servait à rien de se perdre en regrets. Nous avions agi un peu légèrement mais la soif avait
considérablement amoindri nos facultés, endormi notre habituelle vigilance.
D’ailleurs, c’était là les racines du piège. Si Trandhuil avait été là, il se serait écrié :
« Par les enculades d’Hadès, qui peut avoir imaginé piège aussi sournois ! »
Je jetai un long regard autour de moi, m’assis péniblement. Je ne suis point d’une extraordinaire robus-
tesse comparé à Rahan, pourquoi étais-je plus lent à sombrer ?
Cette drogue m’accordait encore un répit mais c’était reculer pour mieux sauter, je ne me faisait point
d’illusions.
Dans le meilleur des cas, je résisterais une poignée de minutes.
En évitant de trop remuer, je m’imposais de respirer très lentement, retardant d’autant l’arrivée du somni-
fère dans mes centres nerveux.
Les chiens, se mirent à japper, à remuer la queue comme s’ils avaient détecté une approche amie.
Je voulus alors ramasser mes armes, mais mes bras demeurèrent inertes. J’étais plus faible qu’un nou-
veau-né et seul mon cerveau conservait encore quelques plages de lucidité.
Rahan avait sombré dans l’inconscience.
La bouche ouverte, les lèvres reliées par un filet de bave, il était allongé sur le dos, fixant le néant.
Un des molosses s’en vint soudain le flairer, poussant sa truffe dans ses aisselles, avec une telle puissance
qu’il releva les bras de l’homme endormi.
Je connus alors un moment d’angoisse. Et si ce chien allait dévorer mon compagnon ?
En temps normal, il ne m’aurait point fallu longtemps pour me jeter sur cette bête et lui trancher la gorge
de ma dague, mais j’étais pour le présent aussi pugnace qu’une feuille morte !
Alors, la mort dans l’âme, je me résolus à attendre, rassemblant toute mon énergie à maintenir mes pau-
pières ouvertes.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 15 / 82


Pour tout arranger, le chien se désintéressa du gisant, regagna la meute.
Devant mes yeux, les lignes se déformaient, ondulaient... Je crus soudain que je rêvais.
Une petite dune bougeait, un morceau se soulevait d’un lent mouvement coulé.
« Par les féroces tringlées de Zeus ! Me dis-je, un tas de sable vivant ! Il bouge ! »
Je voulus m’ébrouer, mais ne remuai point d’un pouce.
Je pensai alors que j’étais tout bonnement en train de perdre la tête, mais la vision persistait, refusant obs-
tinément de se dissoudre sur un clignement de paupières.
Après un dernier soubresaut, dans un tourbillon de sable ...un pan de la dune se souleva !
Je compris alors que j’avais certainement affaire à une fausse dune.
Le camouflage était saisissant !
Même de près, rien ne permettait de distinguer ce leurre des autres monticules avoisinants.
Le panneau ouvert sur le flanc de la dune révéla une ouverture rectangulaire.
Le véhicule avait le volume d’un gros chariot rappelant par ses dimensions les chariots des saltimbanques
qui vont de ville en ville présenter divertissements et spectacles ... et chaparder les bourses des bourgeois.
Assez grand pour y loger une famille, mais entièrement clôt, sans la moindre fenêtre !
Avec un attelage de six magnifiques étalons.
Les chiens l’entourèrent aussitôt en jappant.
Une silhouette apparut dans la découpe du panneau d’accès.
Une femme, sans conteste possible. Grande, musclée, elle était vêtue de cuir noir.
Onques n’a jamais vu une femelle vêtue de la sorte :
Chausses, braies, justaucorps et gants de cuir qui ne laissaient apparaître que la tête.
N’eut été la couleur, ça ressemblait à des vêtements de chasseurs. Chasseurs, pas chasseuses !
La tunique était suffisamment bien ajustée, à tel point qu’il était impossible d’ignorer qu’il s’agissait bien
d’une femme dotée d’une poitrine intéressante.
Pareil pour sas braies ! J’avais rarement vu aussi gros croupion !
Et le cuir était apparemment très souple car il ne semblait point gêner les mouvements.
De longs cheveux d’un blond criard, noués en queue-de-cheval, lui battaient les omoplates.
On la devinait forte, à la limite de l’hypertrophie musculaire, telle un lutteur de cirque.
Mais son visage vulgaire, aux traits grossiers, sa bouche aux lèvres proéminentes, malgré l’incontestable
féminité de ses formes, n’incitait guère à la gaudriole.
- Silence, les chiens ! Hurla-t-elle à la horde déchaînée. Vous montez et vous vous couchez !
Matées, les bêtes courbèrent instantanément l’échine, se préparèrent à investir le véhicule, en file in-
dienne, dans le plus grand silence.
Habituée à être obéie, la femme sauta souplement sur le sable et s’approcha de moi.
Je fermai les yeux, simulant l’inconscience.
- Eh ! Tanwa ! Cria-t-elle, viens voir un peu par ici ! Cette fois, on a décroché le gros lot ! Regarde un peu
ces deux guerriers, ce seront des recrues de choix ! En plus il y a un elfe !
C’est une sacrée belle prise !
J’entrouvris prudemment les paupières. À travers la barrière de mes cils, je vis qu’une seconde femme
venait de rejoindre la première.
Cette dernière avait le crâne complètement rasé, brillant comme la surface d’un lac d’altitude, et un ta-
touage sur la pommette gauche. Elle portait le même costume de cuir moulant que sa compagne.
Un sourire égrillard s’inscrit sur la face osseuse, de la nouvelle venue.
- J’aimerais bien les voir en action, ces deux-là ! Siffla-t-elle.
Ils nous donneront, pour sûr, un spectacle de choix.
- Malheureusement ils ne resteront point longtemps chez nous ...
De plus, ceux qui paraissent les plus forts ne sont point forcément les plus résistants.
Et tu sais comme moi ce qui arrivera s’ils se révèlent trop faibles, on ne nous les prendra pas.
J’ai vu des scribes chenus réussir là où des guerriers bâtis comme des taureaux échouaient !
Vaut mieux les ramener au camp maintenant.
Je m’abandonnai, simulant l’inertie de l’inconscience, ce qui me fut particulièrement aisé.

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Soufflant, ahanant, pestant, les deux femmes me traînèrent jusqu’au véhicule camouflé pour me hisser à
l’intérieur, puis me laissèrent carrément tomber sur le plancher, m’abandonnèrent pour aller chercher Ra-
han en redoublèrent d’efforts et de jurons pour le hisser car il est bien plus lourd que moi. Au bruit je
compris qu’elles ramassaient nos armes éparses et les jetaient dans un coffre sur le flanc du chariot.
« Ben quoi, nous ne sommes point si lourd qu’elles ont presque défailli, surtout en soulevant Rahan ! »
Ma lucidité déclinait rapidement. Je ne tiendrais plus longtemps, à présent.
Je compris que je gisais au milieu des chiens. Je sentais la chaleur de leurs souffles, distinguait encore
leurs halètements.
D’autres silhouettes jonchaient le sol métallique. Des hommes, des Trolls, des Nains en loques, comme
moi, endormis, assommés par le même somnifère, qu’on avait jetés pêle-mêle, comme des gisants ramas-
sés sur un champ de bataille.
« Évidemment, si elles se sont coltiné autant de monde, elles peuvent être essoufflées ! »
Il faisait très sombre et les chiens, énervés par la chaleur, la soif, et le manque d’espace, grondaient en dé-
couvrant leurs crocs.
Rahan roula à son tour sur le plancher de bois et sa tête vint heurter mon genou.
Il y eut un grincement. La porte coulissante se refermait. ! Le noir total !
L’attelage s’ébranla. Étant nyctalope, l’obscurité ne me dérangeait point, mais l’absence de fenêtre
m’empêchait de voir où nous allions.
Je voulus remuer mais je réalisai que j’en étais totalement incapable.
Je ne sentais plus les limites de mon corps.
Mais pourquoi, étais-je encore conscient ?
Murmure confus, les voix des deux femmes ne me parvenaient plus qu’à travers une muraille de coton.
Je compris alors que je n’allais plus tarder à basculer moi aussi dans le néant.
Je fermai les yeux et cessai de lutter.
Je fus réveillé par un choc brutal.
Émergeant péniblement de mon sommeil artificiel, je vis qu’on venait de me jeter du haut du chariot des
sables au centre d’un quadrilatère ceint de murs de pierre de trois pas de haut.
Aussi, à peine avons nous tous été déchargés, comme de vulgaires sacs de farine, que le chariot fila en di-
rection d’un bloc de hangars érigés un peu plus loin, à l’extérieur.
Hébété, je me redressai doucement, le dos scié par les courbatures.
Mes compagnons de misère avaient été pareillement largués.
Ils gémissaient en brassant le sable, soulevant un véritable nuage de poussière.
Un mirador constitué de poutres de bois, d’aspect robuste et bien assemblé, dominait le carré délimité par
les murs.
Une fille jeune, tenant une arbalète rutilante digne d’un vrai guerrier, se tenait nonchalamment accoudée à
la rambarde, elle aussi habillée comme un chasseur.
Repoussant un homme qui s’accrochait à moi en bégayant, je me préoccupai du sort de Rahan.
Le parleur aux animaux s’ébrouait à l’écart.
Le choc de « l’atterrissage » lui avait laissé un gros hématome sur la tempe droite.
Il n’avait point l’air au mieux de sa forme.
- Ça va ? M’inquiétai-je.
- Je suis plutôt sonné, admit Rahan en grimaçant. Qu’est-ce qu’on fait là ?
Qu’est-ce que c’est que ce camp de prisonniers ?
J’eus une moue d’ignorance.
- Tu en sais autant que moi, soufflai-je.
Se fouillant à la hâte, Rahan se figea soudain, l’air perplexe.
- En dehors de mes armes, elles m’ont rien pris, constata-t-il stupéfait en sentant la bourse rouler sous ses
doigts. C’est point normal !

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- Moi aussi j’ai toujours mon or mais plus mes armes, toi il te reste tes griffes !
Elles prennent leur temps, jugeai-je. Ce n’est point bon signe.
- Comment ça ?
- Ça veut dire qu’elles nous tiennent bien, qu’elles ne craignent point qu’on leur échappe. Et il faut aussi
avouer à leur décharge que tu n’as point vraiment l’air d’un nabab !
Le parleur aux animaux jeta un regard furtif alentour.
- Faut que je trouve un coin pour enterrer nos bourses, dit-il. On se débrouillera toujours pour les récupé-
rer plus tard ...
Je le considérai avec réprobation.
- Je ne pense pas que sauver quelques pièces d’or soit notre première priorité !
Le parleur aux animaux se rembrunit.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Il y a que nous ne sommes point fait pour posséder, ce n’est point dans notre nature, quoi que tu dises.
Nous sommes de la race des bouge-toujours, des bouffeurs d’aventures, des pourfendeurs de dragons.
- C’est point incompatible ! Si nous sommes ici c’est à la perspective d’empocher cinq cent pièces d’or !
- Pour sûr, mais regarde-toi, tu te manges le foie à essayer de sauver une misérable bourse alors que la
seule chose qui compte c’est de sauver nos vies !
Moultes opportunités de nous renflouer surviendrons encore.
- C’est vrai que cet or ne m’a point valu beaucoup d’efforts...
- Peut-être mais il t’empêche de réagir sainement. On est dans la merdasse jusqu’aux paupières et toi tu
n’as qu’une préoccupation, mettre tes trois sous de côté !
Ma vie est mon seul bien et c’est point si facile de la préserver.
De plus, on ne va point rester bien longtemps dans ce camp.
- Comment tu sais ça, toi ?
- J’ai surpris une conversation avant de m’endormir. Tout ça a l’air parfaitement organisé. Ici ils vont
faire une sorte de sélection.

Refroidi, le parleur aux animaux observa les lieux avec circonspection.


Des femmes, toutes en tenues de chasseur, mais de cuir noir, évoluaient derrière les murs, probablement
sur un chemin de ronde extérieur, car leurs bustes dépassaient du faîte de ce haut mur.
Comme une fortification de castel, mais à l’envers !
Toutes, sans exception semblaient avoir une carrure et une musculature de lutteurs !
Qui a jamais vu pareilles femelles ?
Certaines étaient armées de vilains fouets à lanières plombées, de gourdins, d’autres d’arcs ou d’arbalètes.
Elles détaillaient les captifs en échangeant de grossières plaisanteries relatives à leurs hypothétiques capa-
cités sexuelles.
- Tenez-vous tranquilles, clama soudain l’une d’elles, gardez vos forces pour l’épreuve de sélection !
Vous en aurez besoin ...

J’eus un grimacement. Cette dernière phrase, sibylline, confirmait ce que j’avais entendu. On nous réser-
vait certainement une mauvaise surprise.
La poussière retombée, j’examinai mes compagnons de géhenne.
Deux douzaines de loqueteux comme moi, couverts de cloques et de crevasses.
J’ai compté quatorze humains, deux trolls et huit nains, plus Rahan et moi. J’étais le seul elfe.
A n’en point douter, tous, nous avions été victimes du même processus d’enrôlement.
Leurs yeux glauques aux pupilles sautillantes en témoignaient.
Nous nous s’observions les uns les autres avec méfiance.
La plupart n’avaient même point encore compris ce qui leur était arrivé.
Je me laissai tomber près de Rahan. Tout cela n’augurait rien de bon.

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Autour de l’enclos, d’autres femmes s’étaient agglutinées, qui devisaient en fumant des petites pipes ou
en vidant des flasques de gnole blanche.
Puissamment charpentées, elles semblaient toutes sorties du même moule. Musclées comme des travail-
leurs de force. Sans leurs silhouettes féminines, on aurait facilement pu les confondre avec des gorilles.
Et ces vêtements de cuir collants ! Quelle hérésie !
Jamais femme honnête ne se montrerait dans une telle tenue !
L’une d’elles, rousse, les cheveux flamboyants taillés en brosse, fendit l’assistance, s’arrêta au ras du
mur. Elle arborait de nombreux bijoux et le lobe de ses oreilles avait été percé en une demi-douzaine de
points afin d’y suspendre autant d’anneaux rutilants.
- Il va falloir durcir le test ! Lança-t-elle à l’adresse de ses compagnes.
La dernière fois, il y a eu trop de sélectionnés qui n’ont point donné satisfaction et j’ai dû subir des re-
marques désagréables du chef de chantier.
Je ne veux point que ça se reproduise. Il nous faut les meilleurs, les plus endurants.
Point question d’attendre qu’ils aient récupéré, ils ne sont .point là pour faire du lard !
Commencez dès maintenant, sans leur donner ni à boire ni à manger, le tri n’en sera que plus significatif !
Elle se détourna, fit quelques pas, puis ajouta, de manière à être entendue des prisonniers :
- Vous achèverez tous ceux qui flancheront !

Un sentiment de stupeur s’abattit sur nous, le clan des captifs.


L’incrédulité puis l’horreur imprima les traits de la plupart d’entre nous.
Je serrai les dents, me demandant ce que l’avenir nous réservait.
Rahan, lui, détaillait l’armement de ces nouvelles guerrières.
L’équipement minimum semblait se composer d’un fouet roulé accroché sur une hanche et d’un couteau
de jet sur l’autre ainsi que d’une épée ou d’un sabre.
Ce n’était point formidable mais dans les circonstances actuelles, c’était bien suffisant.
Environ une sur dix portait un arc ou une arbalète.
Il aurait fallu un ost d’hommes en pleine possession de leurs moyens pour espérer s’en sortir en livrant
combat, et des battants, des gaillards. Des hommes de la trempe de Rahan ou de la mienne pour tout dire.
Et tous les captifs ressemblaient plus à des commerçants ou à des voyageurs qu’à des guerriers.
Et encore, il fallait aussi compter avec notre position en contrebas du mur par rapport à toutes les armes
qui couvrait toute la superficie du quadrilatère, sans angles morts depuis le chemin de ronde.
Un vaste remue-ménage rameuta notre attention.
Le vacarme provenait d’une charrette chargée de différentes pièces de ferraille qu’une demi-douzaine de
geôlières poussait vers l’entrée de l’enclos.
Rahan fronça les sourcils, interdit. Le fardier n’était qu’un immense bric-à-brac, rempli d’éléments
d’armures disposés en vrac.
Il y avait vraiment de tout : des cuirasses, des heaumes, des casques, des gorgerins, des épaulières, des
cubitières, des plastrons, des gantelets, des tassettes, des grèves, bref toute une quincaillerie cabossée,
brûlée par la rouille.
Le chariot roula seul sur son erre, avant de s’immobiliser brutalement, perdant une partie de son charge-
ment qui tomba sur le sol en carillonnant.
Interloqués, les prisonniers firent le cercle, hypnotisés par cet étalage de brocante dont certains d’entre
eux, n’étant point hommes d’armes, ne parvenaient même point à imaginer le mode d’emploi.
La femme qui semblait être le chef se munit d’un porte voix en forme d’entonnoir, en tout point sembla-
ble à ceux qu’utilisaient les maîtres de manœuvre à bord des navires de guerre, et se mit alors à hurler :
- Attention, cracha-elle, il s’agit à présent de vous montrer rapides et débrouillards ! Nous allons vous
faire passer un test, une épreuve que vous ne pourrez surmonter qu’en étant protégés au maximum.
Par souci humanitaire, nous vous laissons dix minutes pour vous équiper ...
Ces maigres informations renforcèrent encore l’incrédulité.
Les détenus s’observèrent, cherchant chez l’autre une réponse à leur propre angoisse.
Rahan et moi échangeâmes un bref regard.

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Trouver un équipement complet dans ce tas de métal cabossé relevait de l’exploit.
Mais cela faisait sûrement parti du « jeu ».
- Allez-y ! Commanda-elle, les premiers seront les mieux servis ! Et ce ne sera point du luxe !
Il y eut une seconde de stupeur générale, puis les prisonniers se ruèrent sur la charrette en une invraisem-
blable cohue.
Je démarrai d’un bond, Rahan dans mon sillage.
La panique se mêlant à l’incompréhension, les hommes se piétinaient pour monter à l’assaut du fardier.
Les plus lents, enragés, se cramponnaient aux loques de ceux qui les avaient précédés pour leur interdire
d’accéder à l’amas de ferraille, ou du moins pour les retarder et uniformiser les chances.
Il s’ensuivit alors une monstrueuse pagaille qui dégénéra en un bien triste pugilat, d’autant plus lamenta-
ble que personne ne savait exactement pourquoi il se battait.
Gesticulants, vociférants, ils se suspendaient aux montants de la charrette en une remuante grappe hu-
maine, tels des chiens se querellant pour la possession d’un os.
De l’autre côté du mur, les femmes hurlaient de rire, le spectacle dépassant leurs plus folles espérances.
Déséquilibré, le chariot finit par donner de la bande avant de se renverser complètement, vomissant son
hétéroclite cargaison dans un effroyable vacarme.
La situation atteignit alors son paroxysme. Les captifs en vinrent carrément aux mains, se disputant cas-
ques et cuirasses à coups de poings et de pieds.
S’habillant de bric et de broc, les membres pris dans des carcans, à demi aveuglés par les fentes trop étroi-
tes des heaumes souvent enfilés en dépit du bon sens, ils titubaient, se heurtaient dans des bruits de tôles
froissées.
Utilisant mon agilité et ma rapidité, je réussis à me glisser jusqu’au tas de ferraille. Mon atout, c’est
qu‘étant guerrier, je savais quoi prendre. Je ne savais point plus que les autres ce qu’on nous réservait
mais je préférait pêcher par excès de prudence, ne point agir à la venvole.
Je piochai rapidement quelques pièces métalliques, me paraissant appropriées, puis les jetai à Rahan avant
de m’accoutrer à mon tour du mieux que je pouvais.
L’opération était malaisée car les lanières des cuirasses étaient ou trop raides ou bien pourries, et usées
jusqu’à la trame. Les casques et les heaumes perdaient leurs rivets et il fallait prendre garde à ne point se
labourer le visage en les enfilant.
En quelques minutes, dans un tumulte indescriptible, Rahan et moi réussîmes néanmoins à nous sangler
dans un habit de fer plus ou moins dépareillé, mais qui offrait l’avantage de couvrir la presque totalité de
notre corps.
Mes mensurations me jouaient des tours.
Aucune de ces armures n’avait été conçue pour un elfe et les différents joints, trop lâches, l’armure trop
ample, ballotant dans tous les sens me pénétraient dans la chair, me meurtrissaient tout en entravant mes
mouvements.
Sous son harnachement rougi par la rouille, Rahan avait l’allure d’un fantôme de guerre émergeant des
entrailles d’un ancien champ de bataille.
Également paré, j’esquissai quelques pas.
L’habit de fer se révélait à la fois trop large et trop lourd, faisant de moi un pantin malhabile.
Si je devais me battre, mon accoutrement serait davantage un handicap qu’une protection efficace.
- Qu’est-ce qu’elles attendent de nous, grondai-je, que nous nous transformions en gladiateurs ?
- Ça m’étonnerait, observa judicieusement le parleur aux animaux plus à son aise. Il n’y avait point d’ar-
mes dans le chariot. A mon avis, elles nous mijotent un autre genre de manigance.
Regarde-les s’esbaudir ...
Au même moment, le porte-voix recommença à hurler.
- Attention, l’épreuve va commencer ! Nous allons lancer au-dessus de l’enclos une petite surprise !

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Et là, monté à l’intérieur d’un gigantesque cerceau de fer d’au moins deux pas de diamètre pouvant
s’orienter dans tous les sens grâce à un ingénieux système de pivots et de manivelles se trouvait un mi-
roir ! Un miroir ! Un accessoire de bourgeoises de qualité ou bien de ribaudes de bordel !
J’en avais déjà vu dans les chambres de nobles dames qui les utilisaient pour se coiffer et se parer de leurs
fars ou pour ordonner leurs rubans et dentelles. Mais aussi dans des bordels de bon genre !
Mais jamais d’aussi grand.
Bien sûr ce sont des femmes, mais elles n’ont ni maquillage ni rubans ni dentelles, et même si ... nul be-
soin d’un si grand miroir !
Et mal fait en plus ! Il n’était point droit, mais creux, comme s’il il avait été ramolli au feu et déformé en
appuyant dessus une gigantesque boule ! Par les couilles poilues de Dionysos, l’artisan qui a crée ce mi-
roir point droit devait en tenir une belle !
- Un miroir creux ? Dis-je à Rahan. As-tu déjà vu ça ?
- Non mais j’ai aperçu mon reflet dedans et il est tout déformé et à l’envers.
Pour sûr qu’au-dessus du lit dans une chambre de bordel ça pourrait être amusant !
N’eut été le tragique de notre situation, cette boutade, en d’autres lieux, nous aurait fait rire aux éclats.
Devant le masque ahuri affiché par la quasi totalité des captifs, la voix précisa :
- Il s’agit d’un miroir spécialement ouvragé pour concentrer la lumière et la chaleur du soleil en un seul
point. C’est le même principe que l’entonnoir qui sert à remplir un flacon de vinasse !

Le renseignement, loin d’apaiser les craintes, jeta le trouble et l’incrédulité parmi l’assistance.
Rahan et moi n’étions point les moins ébaubis. Nous avions connu nombreuses situations insolites, mais
jamais rien d’approchant.
- Qu’est-ce que c’est encore que cette diablerie ? S’inquiéta le parleur aux animaux, les yeux plissés.
- Le seul point positif, dis-je à Rahan, c’est que maintenant nous avons résolu le mystère des disparitions
de voyageurs, et si nous pouvons ramener cette informations à Kon’ke nous aurons gagné deux cent piè-
ces d’or et le Gouverneur pourra dépêcher un ost de miliciens sus à ces femelles !

En fait, pour qui nous connaissait bien, il était facile de lire sur nos visages que la curiosité l’emportait sur
le tourment.
- Ce miroir, donc, poursuivit la voix, s’orientera n’importe où dans l’arène, tout le temps qu’il nous plaira.
À vous de vous remuer au maximum pour éviter le contact de son reflet.
Ce test déterminera votre endurance en même temps que vos réflexes, deux qualités que nous jugeons in-
dispensables à vos activités futures ...
Attention : ceux qui auraient la mauvaise idée de vouloir s’enterrer dans le sable seraient immédiatement
abattus ! Voilà, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Bonne chance ! ...
Deux geôlières s’approchèrent du miroir et commencèrent à tourner de petits volants de bronze faisant
partie de son support.
Tel quel, l’engin ne dégageait aucun caractère critique. Aussi fus-je tenté de me débarrasser de mon pe-
sant harnois. Si je devais bondir, cabrioler, autant mettre toutes les chances de mon côté.
Une brève manipulation fit orienter le miroir vers le soleil.
Je clignai des yeux. Le soleil avait juste passé le cap du zénith mais restait cependant très virulent. Au
chemin parcouru par l’astre, j’en déduisis que nous avions finalement peu dormi.
La drogue déversée dans l’oasis était puissante mais ses effets se révélaient de courte durée. À en juger
par le déroulement des opérations, tout était basé sur la rapidité d’exécution, chez ces maudites femelles.
Les réglages du miroir se traduisirent au niveau du sol par une tache mobile d’une blancheur aveuglante,
laquelle glissait lentement en épousant les reliefs du terrain, papillon mutin.
Quand elle passait sur une brindille, celle-ci s’enflammait prestement, mais personne autour de moi ne
semblait l’avoir remarqué !

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Oubliant mes bonnes manières je me mis à jurer :
- Par les flatulences enflammées de Pyros, Rahan, qu’est-ce que c’est ?
- Justecul ! Je ne comprends pas bien cette manigance d’alchimiste, me répondit Rahan, mais, m’est avis
qu’il vaut mieux éviter d’être touché par ce reflet diabolique !

Nous n’avions qu’à nous écarter sur son passage, en faisant seulement un pas de côté.
C’était on ne peut plus facile, le « reflet » se déplaçant mollement selon un trajet prévisible.
Un prisonnier se mit à danser autour de ce drôle de feu follet en riant grassement, bientôt imité par d’au-
tres. Inconscients du péril !
Agacé, Rahan haussa les épaules, faisant grincer son habit de fer.
Puis, posément, il marcha jusqu’à la charrette et arracha l’une des planches branlantes des montants.
Alors, muni de ce morceau de bois, il courut à la poursuite de la tache lumineuse, de manière à ce que la
planche se trouve en plein dans la trajectoire du faisceau lumineux renvoyé par le miroir.
A peine le point blanc eut-il touché le bout de volige que celui-ci s’enflamma, se transformant instanta-
nément en torche crépitante.
Un murmure atterré courut alors dans les rangs des captifs. Enfin, ils avaient compris !
Rahan eut un mouvement de recul puis il balança le brandon dans le sable.
- Tu as vu ? Siffla-t-il en me rejoignant. Cette saloperie développe autant de chaleur qu’une forge en
pleine action ! Vaudra mieux éviter de se trouver sous le feu de cette drôle de sorcellerie, tu peux me
croire ! Voilà pourquoi on nous a donné des armures; mais à mon avis, ce sera loin d’être suffisant.
La gorge serrée, je déglutis péniblement.
Heureusement que je n’avais point mis mes projets de rejeter mon armure à exécution. Sans protection, je
me serais exposé aux plus vifs déboires !
Il me semblait déjà que le « reflet » se déplaçait plus vite.
Sa marche s’accompagnait à présent d’un léger zig-zag.
Maintenant, la tache incandescente filait sur le sable avec la vélocité d’une souris qui détale pourchassée
par une meute de chats miaulant.
Par moments, aux endroits où le sol s’éclaircissait, on avait du mal à la distinguer.
Un mouvement de panique s’empara des prisonniers. Des sauts désordonnés fragmentèrent notre groupe
qui s’éparpilla comme une volée de moineaux.
Soudain, le point lumineux toucha l’un des fuyards en pleine cuirasse. L’attouchement ne fut qu’éphé-
mère mais l’homme poussa un cri en se rejetant violemment en arrière.
Perdant l’équilibre, il bascula et roula au sol dans un abominable bruit de ferraille.
- Bordel ! Hurla-t-il, c’est ... c’est comme un jet de flammes ! Un véritable jet de flammes !
- Attention, prévint Rahan, tout ça n’est qu’amusette. La danse va bientôt commencer. Si tu veux mon
avis, on n’a encore rien vu ! Cet engin n’a point vraiment commencé à fonctionner ...

Je levai le nez.
Le parleur aux animaux était dans le vrai. Le disque éblouissant né du miroir voletait à présent à droite à
gauche, décrivant de folles arabesques, comme une abeille prise de folie.
Il devenait désormais impossible d’anticiper sa trajectoire.
Puis la splendeur arriva sur moi.
À la même seconde, j’eus l’impression qu’une goutte de plomb fondu transperçait mon casque.
Hurlant, je me rejetai de côté. Le point blanc venait de seulement frôler mon heaume !
- Et ce n’était rien qu’une caresse ! Me lança Rahan.

J’étouffai un juron. La brûlure subsistait au sommet de mon crâne comme une cloque vive soulevée par
une goutte d’huile bouillante.
Dans l’enclos, l’atmosphère n’était plus à la rigolade. Les prisonniers avaient parfaitement assimilé la rè-
gle du jeu. Tête en l’air, ils essayaient de prévoir le trajet du miroir, de deviner ses soudains revirements,
sautillant lourdement, grotesquement, lorsqu’ils pensaient se trouver sur l’infernale trajectoire.

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Ils finissaient invariablement par se heurter de plein fouet et s’affalaient alors dans un fatras de ferraille.
Et c’était précisément à cet instant que le papillon lumineux passait sur eux, leur arrachant des cris de
douleur, dégageant une odeur de viande brûlée ...
Comme les autres, j’étais à l’ouvrage. La respiration sifflante, j’étouffais littéralement sous mon heaume,
avais l’impression que l’air n’arrivait plus jusqu’à moi. La sueur ruisselait sur tout mon corps, réveillant
des blessures point cicatrisées.
Il faut dire que ma vie de salon de ces derniers jours, où mes seules activités étaient constituées de joutes
avec d’accortes ribaudes, ne me prédisposait point à ce genre d’acrobaties.
De plus, la soif desséchait ma gorge.
J’aurais bien voulu m’inquiéter du sort de Rahan mais les circonstances gommaient tout sentiment al-
truiste. La moindre seconde d’inattention pouvait avoir des conséquences dramatiques.
Vigilant, je fus cependant à nouveau étrillé par le faisceau de chaleur. Une intense brûlure courut en dia-
gonale sur ma cubitière gauche avant de toucher mon gantelet. Ce fut comme un couperet chauffé au
rouge. Je ne pus que gémir et gesticuler pesamment.
J’avais la sensation d’être enfermé dans un chaudron de sorcière !
Je cours très vite, plus vite qu’un humain ou un nain, je suis vif et agile, mais le heaume, trop grand, mal
fixé sur ma tête, s’était mis à brinquebaler, déplaçant les découpes de vision, ce qui me conduisait une
fois sur deux à me mouvoir en aveugle.
Par moment je n’y voyais plus du tout, encore moins que si je m’étais trouvé dans le trou du cul d’un dra-
gon où, là dedans, ma nyctalopie aurait pu m’aider.
Courant en plein pot au noir, je heurtai à plusieurs reprises d’autres prisonniers, culbutai avec eux dans un
horrible désordre accompagné du bruit de la ferraille malmenée.
Le temps que je regroupe mes idées et me relève, la tache de feu me sabrai les reins, me faisant hurler.
Alors, les éclats de rire des geôlières résonnaient sous mon casque, attisant ma rage.
Un jour il faudra que ces bougresses me rendent raison !
Sans oublier les sœurs Sibhabya !
Ces deux là, par la touffe de Déméter, malgré mon grand respect pour les femmes, je jure bien que je les
ferai périr étouffées en leur enfonçant mon fifre à moustache au fond de la gorge !
Le « reflet » courait à présent si vite qu’il était impossible d’en cerner les contours.
Sa trajectoire ne cessait de se compliquer, enchaînant boucles et contre-boucles à un rythme ahurissant.
Soudain, à trois pas de moi, un homme trébucha, tomba sur les mains. Le choc fit sauter son casque, révé-
lant une chevelure grise collée par la sueur.
Avant qu’il ait eu le temps d’esquisser le moindre geste de protection, le sinistre papillon de lumière blan-
che se posa au sommet de son crâne.
Horrifié, je vis distinctement la chevelure du malheureux roussir puis s’enflammer dans un grésillement
gras.
L’homme hurla comme une bête éventrée par un épieu. Une couronne de feu pétillant encerclait son front,
mangeait ses tempes, partait à l’assaut de sa nuque.
- Dans le sable ! Lui criai-je. Plonge-toi la tête dans le sable !
Mais l’autre n’entendait rien. Il n’était plus perméable aux choses de ce monde. Fou de douleur, il se rele-
va et se mit à courir en tous sens, attisant encore l’incendie qui lui ravageait la tête.
Lorsqu’il tomba, enfin, son cuir chevelu n’était plus qu’une calotte goudronneuse, une crête éclatée d’où
émergeait la masse cervicale blanchie, cuite à la vapeur.
Il n’en fallut point davantage pour semer la panique dans les rangs des prisonniers.
Les plus déboussolés se ruèrent sur les murs d’enceinte, avec l’intention évidente de tenter de les escala-
der pour s’échapper; d’autres s’accroupirent et commencèrent à creuser le sable pour s’y enfouir.
Une volée de traits d’arbalète sanctionna ces folles tentatives et les « tricheurs » s’écroulèrent, leur habit
de fer transpercés par les puissantes arbalètes.
Pour parachever le tout, la charrette renversée s’enflamma à son tour, dégageant une fumée âcre, suffo-
cante qui ajouta encore à notre handicap.
Aux abois, je ne savais plus si je devais courir ou demeurer sur place.

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À quoi bon s’agiter, pour quel avenir ?
L’armure pesait comme un âne mort sur mes épaules. Mes vêtements, mes loques en fait, avaient roussi,
d’énormes cloques parsemaient mon corps, mes chevilles.
Je n’étais plus qu’une plaie vive, avais l’impression d’être dans un four à pain.
Je haletais, suffoquais, mon cœur cognait comme un battant de cloche dans ma poitrine palpitante.
À ce stade, un combat se déroulait dans ma tête. Fallait-il lever le pied, et attendre l’inéluctable, comme
ce malheureux à la cervelle recuite, ou bien continuer vaille que vaille, tout en sachant pertinemment que
ceci n’était qu’une étape en direction d’un but dont j’ignorais tout, sinon qu’il n’était point prometteur de
jours filés d’or et de soie ?
Mais …. Bordel de tous les Dieux ! Qu’est-ce donc que ces pensées défaitistes dignes d’une pucelle !
Moi, tourner le cul au danger ? Moi abandonner ?
« Ô Thystonius, grand guerrier ! Donnes-moi la force d’être digne de l’enseignement que tu m’as permis
de recevoir dans Ton Temple ! Aides-moi à ne point faiblir devant le péril ! »
Alentour, les autres prisonniers, qui étaient loin d’avoir ma science du combat, ma vitesse, mon agilité, ne
se déplaçaient plus qu’à quatre pattes, ou en rampant, misérables larves humaines, se contentant de se tor-
dre de douleur lorsque le point de chaleur venait à les toucher.
Au grand dam des femelles que ce manque de combativité mettait en rage et qui encourageaient les cap-
tifs à un peu plus de pugnacité, leur promettant mille morts s’ils ne se réveillaient pas, paroles en l’air,
menaces vaines qui ne trouvaient aucun écho parmi les victimes de ce jeu dément.
Étrillé par ces propos révoltants, je relevai la tête. J’avais connu d’autres épreuves, d’autres tourments,
sans jamais mettre les pouces. Jusqu’à lors, je n’avais eu qu’une devise : Faire face !
Un disciple de Thystonius ne recule point devant le danger !
Quelles que soient les circonstances, le rapport de force. Je n’avais point une âme de capitulard.
La dérobade n’était point dans mon caractère.
Mes maîtres d’arme, au Temple de Thystonius, m’avaient appris à être d’une autre trempe, à ne point
sombrer sans aller jusqu’aux frontières de mes possibilités. Tant pis si la mort est au bout.
Momentanément requinqué, je retrouvai un soudain bien-être, un revif de lucidité.
Me sortir de ce guêpier, c’était bien, mais il fallait, si possible, m’en tirer sans trop de dégâts afin
d’affronter l’avenir sans handicap majeur.
Bien que déclinant, le soleil donnait toujours avec autant de vigueur. Ses rayons, concentrés par ce diabo-
lique équipement, avaient l’efficacité d’une coulée de métal fondu.
Personne n’aurait été étonné de voir le sinistre point blanc vitrifier le sable ou fondre les armures.
Chaque attouchement, même furtif, prenait la dimension d’un trait de feu.
Les casques, les cuirasses, toute la quincaillerie dont nous étions affublés, chauffée par les contacts répé-
tés, avait presque perdu sa fonction protectrice, Toute la ferraille puisée dans le fardier se faisait marmite
ou chaudron.
Épuisés, liquéfiés par la peur, nous ne nous appartenions plus.
Nous avions perdu tout sens commun, voguions dans un univers mouvant, aux confins de la folie, toutes
notions diluées, mêlant errements et réalités.
Certains, l’esprit délabré, voyaient le « reflet » là où il n’était pas, et hurlaient comme des damnés alors
qu’ils n’avions même point été touchés ou approchés.
Provoqués par une infernale alchimie, leurs corps se couvraient alors d’affreuses plaies vésiculeuses, par-
tout là où ils croyaient avoir été atteints.
Les moins éprouvés parvenaient encore à sautiller lourdement, prisonniers de carapaces qui pesaient telles
des enclumes sur leurs épaules meurtries et brûlées.
La torture dura encore et encore.
À ce stade, le temps semblait figé, les minutes prenaient des allures d’éternité.
Puis, le miroir cessa soudain de bouger et s’orienta doucement vers le sol, à l’extérieur du mur, mettant
fin à la terrible épreuve.
Un râle de soulagement parcourut le rang des suppliciés.
Je suis encore vivant ! Thystonius m’as-tu aidé ? Est-ce toi qui m’a rendu courage et vaillance ?

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Je ne le saurai jamais, mais si c’est le cas, sois-en grandement remercié !
J’arrachai mon casque. J’étouffais et dégageais une affreuse odeur de gibier grillé.
Autour de moi, la plupart des hommes se laissaient tomber au hasard, en gémissant.
D’autres se déharnachaient, découvrant de vilaines brûlures goudronneuses qui avaient foré leur chair en
autant de cratères sanguinolents.
Je me libérai à mon tour. Mes vêtements fumaient. Bien que parsemé de cloques gorgées d’eau, je ne
souffrais point de blessures trop graves.
Attaché à ma survivance, je me rendis tout à coup compte que je ne m’étais à aucun moment préoccupé
du sort de Rahan. Immédiatement inquiet, je le cherchai du regard.
Mes craintes s’apaisèrent lorsque je l’aperçus point très loin de moi, achevant de s’extraire de sa coquille
d’acier. Il avait les cheveux roussis sur tout un côté de la tête.
- Ça va ? Demandai-je en me portant à sa hauteur.
- J’ai cru que je fricassais au fond d’une marmite ! Éructa le parleur aux animaux, à part ça tout va bien !
T’as point l’air bien frais non plus ...
- J’ai déjà été mieux, reconnus-je. Mais le principal c’est que nous soyons encore en état.
Ce disant, il jeta un long regard autour de lui et ne put retenir une grimace :
Beaucoup ne se relèveraient pas.
La porte de l’enclos coulissa, laissant le passage à la femme rousse et à ses acolytes.
Les geôlières parcoururent les rangs des blessés, forçant çà et là un homme à se retourner d’un coup de
botte dans le ventre ou dans les reins, selon.
Parfois, l’une des filles s’agenouillait, arrachait le casque d’un gisant et faisait la moue.
- Hors service ! Annonçait-elle avec détachement.
- Qu’on l’achève ! Commandait alors la femme rousse.
La moitié des captifs n’était plus en état de se mouvoir, donc condamnée.
Les rescapés étaient bien évidemment les plus robustes du lot, ceux qui avaient su conserver assez de vi-
talité pour bouger sans cesse et prévoir les évolutions du feu destructeur.
Ceux qui avaient eu de la chance, aussi.
Sur les quatorze humais, six se sont relevés, les deux trolls ont survécus et seulement trois des six nains
étaient encore vivants. Plus Rahan et moi.
La rouquine s’arrêta devant moi et me déshabilla des yeux.
- Belle pièce ! Siffla-t-elle. Un elfe, rapide, agile, celui-là, il faudra se le faire payer au plus cher, ça com-
pensera les pertes ...

J’eus un pincement au cœur. Le sort s’amusait avec moi comme le chat jouait avec la souris avant de me
porter un ultime coup de crocs. Je n’étais qu’un instrument dans les mains du Destin. Moi qui avais fait le
serment de rester libre ma vie durant, venais de tomber dans l’ornière de l’esclavage.
Tout entier tourné sur moi-même, je n’avais point mesuré les tenants et aboutissants de la situation.
Soudain confronté à l’amère réalité, je sentais monter en moi un terrible sentiment de rage.
Un vrai guerrier ne peut servir qu’un seul maître et ce maître c’est lui même.
Savoir quand il faut se battre et quand il faut renoncer c’est le véritable art de la guerre.
Un regard en biais de Rahan me tempéra. Ce n’était ni le moment ni le lieu de se distinguer.
Personne ne nous viendrait en aide, nous étions faibles comme des nouveau-nés, et la fille du mirador ne
serait point longue à nous faire cribler de flèches.
Conscient de ces différents paramètres, je rengainai ma colère, baissai la tête.
La visite se poursuivit sans heurts, les chasseuses poursuivant imperturbablement leur cruel inventaire.
- Tu t’attendais à quoi ? Ricana Rahan lorsque la chiourme fut éloignée. À ce qu’on nous laisse filer sur
une poignée de main ?

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 25 / 82


J’eus un haussement d’épaules.
- Bien sûr que non ! J’imagine bien qu’on ne nous avait point ramassés pour passer le temps, mais il y a
des mots que je ne peux point entendre sans regimber. Je ne puis point envisager d’être réduit en escla-
vage ! Plutôt mourir en me battant en bon disciple de Thystonius !
Je ne supporte point d’être considéré comme une simple denrée, martelai-je, farouche. Elles vont avoir du
mal à me garder. À la première occasion, nous filons !
- C’est bien aussi mon intention. Je n’ai point l’intention de m’attarder ici !

Un sifflement mit fin à notre échange, attirant notre attention sur la rouquine, la chef-chasseuse, qui avait
de nouveau entonné son porte-voix.
- À présent, vous allez grimper dans le chariot qui va s’arrêter à l’entrée du camp, hurla-t-elle.
Lorsque vous serez à l’intérieur, on vous distribuera de quoi boire et manger, ainsi qu’un onguent apai-
sant et cicatrisant. Avancez en colonne et ne cherchez point à vous échapper, les chiens vous rattrape-
raient sur le champ. Ils sont aussi dressés pour tuer !
Nous obéîmes en grommelant.
Un gros chariot bâché, attelé à deux zébus, venait d’apparaître au seuil de l’enclos.
Nous nous y hissâmes péniblement les uns après les autres.
Rahan et moi, nous tassâmes sur l’un des bancs de bois latéraux.
Une grosse fille blonde, toujours en tenue de chasseuse, toujours gaillarde comme un lutteur, nous fit pas-
ser des gourdasses d’eau fraîche et des miches de pain.
Nul n’éprouva le besoin de parler. Un concert de déglutissements, de mastications consciencieuses s’ins-
talla, pitoyable trêve entre deux vagues de tourment.
Une terrine pleine d’un baume grumeleux de couleur grisâtre circula également, chacun y piochant selon
l’ampleur de ses besoins.
Mes plaies recouvertes de cette curieuse médecine, je m’appliquai à manger toute ma ration, bien que je
n’eus point grand faim, dans le seul but d’entretenir mon organisme.
La fille descendit et monta à bord d’un autre chariot, plus petit, qui prit la tête du convoi.
Notre chariot s’ébranla et le suivit.
- On ne nous surveille même pas, observa l’un des prisonniers, un Troll, en soulignant l’absence de geô-
lières. On pourrait peut-être tenter quelque chose ? Qu’est-ce qui nous empêche de sauter de ce chariot ?
Rahan lui jeta un regard au vitriol.
- Et pour aller où ? Fit-il, cinglant.
Y’a que du sable partout, à perte de vue. Remarque bien, personne ne te retient, tu peux risquer ta chance
... Cependant, à ta place, je réfléchirais à deux fois avant de me lancer dans une telle cavale.
- Et pourquoi ça ?
- J’ai eu le temps de voir qu’on embarquait trois ou quatre chiens dans le chariot des chasseuses.
Tu sais comment elles pratiquent ces bêtes-là quand on les lâche aux trousses d’un fuyard ?
Devant la mine interrogative de son interlocuteur, le parleur aux animaux poursuivit :
- J’ai le don de parler aux animaux, et j’ai eu quelques échanges avec ces molosses. On leur a appris à ne
point abîmer la marchandise. Alors, quand ils t’ont rattrapé, ils commencent par te tourner autour, puis ils
s’en prennent à tes couilles. T’imagines leurs mâchoires propres à broyer un morceau de chêne se refer-
mant sur tes joyeuses ? Note bien que dans un premier temps, ils serrent point trop, se contentent de te
bloquer. Y’a que si tu fais mine de bouger qu’ils accentuent leur pression. Un mouvement qui leur plaît
point et t’as plus que de la mousseline en guise de roustons. Avoue que ça demande réflexion, non ?
- Mais qui peut être assez cruel pour dresser des chiens de cette façon !
- Qui ? Mais ces foutues femelles qui portent braies comme des hommes ! C’est évident ! Un eunuque et
un aussi bon, même meilleur, travailleur qu’un homme entier, tout le monde sait cela !
Un murmure approbatif parcourut la faible assistance.
Douché, le candidat à l’évasion grogna et se recroquevilla sur son banc.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 26 / 82


À travers une déchirure de la bâche, je pouvais entrevoir le paysage.
Rapidement, mon attention fut attirée par une tache sombre au loin. Cela ressemblait à un amoncellement
de rochers moussus.
Et derrière je crus apercevoir l’étendue bleue de la mer !
Derrière et plus bas, car cet ensemble de masures semblait occuper tout le plateau du haut d’une falaise
dominant la mer.
Pour être si près de la mer, c’est que nous étions à l’Est de notre route d’origine, très à l’Est !
Nous suivions une route en lacets, tracée dans ce désert, qui en pente douce, nous emmenait sur ce plateau
rocheux.
Un frisson me parcourut l’épine. Il ne fallait point se faire d’illusions, ce chariot nous emmenait tout droit
en enfer, car si on nous avait sélectionnés si impitoyablement c’est que d’autres épreuves encore plus re-
doutables nous attendaient là-bas !
Une demi-heure s’écoula, morne, seulement rythmée par d’incessants cahotements avant que je puisse en-
fin détailler à loisir ce qui occupait ce plateau rocheux niché au centre d’un désert artificiel, dont mes
compagnons et moi-même avions été les victimes.
La route se dirigeait vers le haut d’une sorte de falaise lugubre et accidentée, dont le côté Est donnait sur
la mer et les flancs Nord et Sud, tout aussi escarpés tombaient sur le désert.
Du côté Ouest arrivait notre route, se faufilant entre d’énormes blocs de roche dont l’accès devait être fa-
cile à garder.
Brusquement la route finissait devant un gigantesque relief rocheux percé d’un tunnel dans lequel les cha-
riots s’engagèrent. Un cirque au milieu des rochers !
Une grille retomba derrière les chariots, fermant le passage. On entrait dans un autre univers.
Autour de nous, c’était un amas de blocs noirâtres, probablement d’origine volcanique.
Un cirque rocheux au sommet d’un promontoire rocheux d’au moins trois cent pas de haut !
Des piliers de bois avaient été enfoncés au cœur de la masse pierreuse, soutenant des miradors occupés
par des femmes, dans la même tenue de chasse noire, pareillement armés de redoutables arbalètes.
Perchées sur leurs longues échasses de bois, ces casemates ressemblaient à d’étranges oiseaux pétrifiés.
Bien que disposées de façon anarchique, elles n’en dispensaient point moins une formidable impression
de puissance et d’efficacité.
Je ne m’y trompai point. Ce plateau était une véritable forteresse naturelle. Un endroit d’où il serait diffi-
cile de s’échapper. Ces tours de surveillance couvraient, pour sûr, l’intérieur, mais aussi l’extérieur de ce
drôle de camp, au cas où un fol assaillant aurait tenté d’escalader les falaises !
Le plateau était très accidenté. Il me semblait évident que nous étions sur un volcan éteint et que ce cirque
rocheux était la trace de l’ancien cratère partiellement comblé par les siècles.
Des sortes de mini-montagnes de plus de cinq pas de haut en émergeaient ça et là.
L’ensemble occupait une surface considérable parsemée de baraques de rondins de bois et de quelques
unes en maçonnerie.
Il semblait que ce regroupement de cabanes soit beaucoup plus important que le hameau de Ra’tohdan,
sept à huit fois plus.
Notre chariot roula jusqu’au centre du cirque et s’immobilisa au pied d’un mirador.
- Descendez ! Ordonna alors une solide gardienne, armée d’une lourde flamberge d’au moins cinq pieds,
en écartant un pan de la bâche ...
Obéissant, je sautai et tombai à pieds joints dans une flaque.
Ici, l’humidité était à son point culminant, allait même jusqu’à faire frissonner.
Des baraquements de boue séchée et de paille s’étageaient au long du flanc de gigantesques masses ro-
cheuses, des versants de lave solidifiée.
La plupart de ces cahutes étaient littéralement bouffées par la pourriture et l’humidité.
Une sorte de piste plongeait directement dans la gueule d’une vaste caverne tapissée d’algues d’eau
douce.
Il montait de cette ouverture béante un relent de marée et de vase quasi insupportable.

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Des gardiennes toujours vêtues de braies et vestes de chasseur en cuir noir, allaient et venaient, houspil-
lant des prisonniers hagards, pauvres hères aux paupières clignotantes, aux bras squelettiques et aux jam-
bes encroûtées de boue qui poussaient de petits chariots.
- Ça m’a tout l’air d’être une exploitation minière, grogna Rahan. Mais je me demande bien ce qu’on peut
tirer du cœur de cette espèce de grosse pierre ponce ?
Je fronçai les sourcils. Moi non plus ne comprenais pas.
Tout, autour de nous était mêmement dévoré par la lèpre de l’humidité.
Au sol, des chapelets de bulles faisaient sporadiquement frémir la surface des flaques.
Rahan renifla bruyamment.
- Gaz empoisonnés, à forte dose il est sûrement malsain et peut-être même mortel.
Si tu veux mon avis, faudra éviter de respirer à pleins poumons, si on veut durer.
J’ai déjà connu des endroits plus attirants.
Je levai la tête, examinai le ciel.
C’était comme une sorte de couvercle bleu azur qui fermait le haut du cirque.
L’inclinaison des parois et leur aspect raviné confirmaient ma première impression, que nous nous trou-
vions dans un volcan éteint.
- Ça va point être facile de se tirer d’ici, commenta le parleur aux animaux.
Faudrait qu’il nous pousse une sacrée paire d’ailes, et encore !
J’approuvai machinalement. Je décortiquai le décor, cherchant une hypothétique faille.
Le long de la piste empruntée par les chariots des mineurs pour entrer dans la grotte stagnaient des mares
d’eau grasse aux reflets huileux à la surface desquelles crevaient des bulles et dansaient les flammes de
minuscules feux follets.
Je me demandai quelle pourriture pouvait bien fermenter au fond des galeries. Une chose était sûre ce-
pendant, les résurgences qui sinuaient dans les crevasses de la roche semblaient loin d’être potables !
Le cirque volcanique était comme le point de régurgitation d’un gigantesque égout.
Sans noircir le tableau, on pouvait pressentir sans difficulté qu’une horrible soupe bouillonnait dans le la-
byrinthe des tunnels d’exploitation.
Les ouvriers attelés aux chariots avaient la peau livide, les lèvres cyanosées et les pupilles injectées de
sang. Leur chair, flasque, paraissait suspendue à leurs os, et ils avançaient, péniblement, cassés en deux
par des quintes d’une toux aiguë.
Trois gardiennes surgirent soudain de la gueule béante du tunnel. Elles tenaient en laisse de curieux ani-
maux dont la morphologie n’était point sans évoquer celle du crocodile.
Il s’agissait d’un genre de gros lézard à la peau rose et verte, en fait de larges écailles molles d’une demie
main de large, aux gros yeux globuleux sur une tête ronde et aux pattes palmées, mais beaucoup plus lon-
gues que celles du crocodile.
Ils progressaient en se dandinant sur leurs longes pattes incurvées, pliées en angle, si bien qu’ils avaient le
ventre à un demi pied du sol, lançant leurs têtes en l’air à chaque instant, comme des fauves prudents s’en
remettant à leur flair.
Leurs mâchoires s’ornaient de crocs puissants et chacun de leurs doigts de longues griffes recourbées.
À l’estime, on pouvait dire qu’ils ne mesuraient environ un peu plus que la taille d’un homme adulte.
Pour l’heure, éblouis, ils chaloupaient en plissant d’épaisses paupières palpitantes. Il était facile de voir
que leurs narines, obliques, étaient conçues pour s’obturer hermétiquement durant la plongée.
Restaient à déterminer leurs fonctions précises au sein de cet univers esclavagiste.
Je ne pus réprimer un frisson. Je n’avais jamais beaucoup apprécié la simple vue des crocodiles.
C’était physique. Je me tournai vers Rahan :
- C’est quoi ces putains de bestioles !
- Jamais vu ! J’ai essayé de communiquer avec eux. On dirait que leur esprit a été vidé ! Aucun souvenir,
aucun sentiment à part une haine effroyable pour les hommes. Pour les hommes seulement, pas pour les
femmes !

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 28 / 82


Ouvrant une porte qui pivota dans d’affreux grincements, une grosse femme, portant la même tenue de
chasseuse que les autres, s’encadra dans le chambranle de l’une des casemates délabrées. Elle avait le
crâne et les sourcils entièrement rasés. Un colifichet de bois, de fer et de bronze, curieusement ouvragé, à
moitié enfoncé dans un étui de cuir, pendait sur son ventre, à hauteur de nombril.
Elle s’avança alors sans rien dire, détaillant les nouveaux arrivants à la manière d’un maquignon évaluant
un troupeau. Ses yeux noirs, noyés dans la graisse, avaient la chaleur d’un nœud de serpent.
Elle s’arrêta à quelques pas de notre groupe, mit ses poings sur ses hanches.
- Bienvenue dans la cité minière de Garyah ! Clama-t-elle. J’espère que vous ne nous tiendrez point ri-
gueur de la manière dont on vous a recrutés. La bonne main-d’œuvre est rare dans le coin et on est bien
obligés d’employer des méthodes coercitives.
Vous avez aimé mon petit jeu de miroir ? Ce n’est pas moi qui l’ai inventé mais un docte alchimiste
nommé Nicolas Flamel que j’ai un jour capturé. Il était savant et habile mais aucune endurance ...
Il n’a point résisté longtemps à sa propre invention avant de périr carbonisé ... Une petite nature !
Vous, puisque vous êtes ici, c’est que vous avez résisté. Si vous vous révélez de bons éléments, vous
n’aurez point à vous plaindre. On vous chouchoutera et, au prochain arrivage, on vous libérera avec un
petit pécule. Seulement, ici, il faut travailler, vous n’êtes point là pour faire du gras. Dites-vous que c’est
juste une question de temps, prenez votre mal en patience, et tout ira bien.
Dans le cas contraire, il vous en cuira.
Nous n’aimons point beaucoup les fouteurs de merde, à Garyah.
Je m’appelle Shadielle et rien ne se décide et ne se fait sans moi, tâchez de vous en souvenir.
Si vous faites l’affaire, vous serez bien nourris et vous pourrez même vous payer une partie de jambes en
l’air de temps à autre. Mes filles sont toujours partantes pour un coup de queue et il y a certainement par-
mi vous des gaillards que ce genre d’extra ne rebutera pas.
Bon, à présent que nous sommes tombés d’accord, on va vous montrer vos quartiers et vous expliquer ce
que vous aurez à faire. Donnez-vous à fond et tout ira pour le mieux !
Sur ces derniers conseils en forme de menace elle tourna les talons, puis brusquement se retourna :
- J’allais oublier, vous avez remarqué que je ne porte ni épée, ni arc, mais je ne suis point sans défense !

Ce disant elle empoigna le colifichet suspendu sur


son ventre et en dirigea la sorte de tube double et
évasé qui le prolongeait vers le mur de bois d’un
baraquement situé à plus de dix pas.
Puis son index se crispa sur une petite tige de mé-
tal située en dessous.
Un bruit de tonnerre, accompagné d’un nuage de
fumée âcre, s’éleva qui sema la terreur parmi nos
compagnons d’infortune.
En même temps, un trou aux bords déchiquetés de
la taille d’une tête de troll était apparu dans le mur
de bois !
- J’ai fait réaliser cet artefact par le même habile
artisan alchimiste, Nicolas Flamel. Ça s’appelle
un « tromblon », celui-là même qui a inventé mon
miroir à griller les faibles et les récalcitrants dont il a été le premier à en subir l’effet.
De ce fait je suis certaine que jamais oncques n’en possédera de semblable.
Rahan et moi nous lançâmes un regard consterné. Nous avions reconnu l’odeur ! Nous connaissions les
effets de cette diabolique « poudre noire » dont la recette avait été inventée par les alchimiste d’un loin-
tain territoire de l’Est ... Mais jamais, au grand jamais nous n’aurions pu imaginer que quelqu’un pousse-
rait la félonie au point d’en faire une arme ! Une arme de lâche !

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 29 / 82


Il est dans ma nature de généralement traiter les femmes avec respect !
Mais cette femelle-là, à mes yeux, ne méritait point plus de respect qu’un serpent, et serait traitée comme
tel si l’occasion m’en était donnée !
« Ô Thystonius, toi qui enseigne le combat dans l’honneur ! Comment as-tu pu laisser telle aberration se
produire ? M’est avis que tu devrais moins fréquenter les bordels et les tavernes et plus t’intéresser aux
choses de notre monde ! »
Après sa bruyante démonstration, faisant semblant de ne point remarquer la panique qu’elle avait semée
parmi nous, elle rajouta :
- Et mes « tritons », dit-elle en désignant ses parodies de crocodiles, ne feraient qu’une bouchée de vous !

Puis elle s’éloigna d’une démarche éléphantine.


Prestement, nous fûmes poussés vers le plus vaste des baraquements. C’était un hangar bouffé par
l’humidité, à tel point que des pans entiers de façade étaient prêts à tomber en poussière.
Là, une horrible matrone au front tatoué, toujours habillée en cuir, nous distribua des vêtements neufs.
Des culottes et des tuniques de drap ainsi que des braies et des vestes en toile traitée avec une sorte de cire
afin de les rendre imperméables, ainsi que des casques de cuir et quelques outils de mineur. Il y avait aus-
si des bottes de toile imperméabilisée à la cire.
- Et n’oubliez point de prendre chacun une couverture, brailla la mégère en désignant un amas de ballots
rangés en vrac sur une table branlante tout près de la sortie. Il n’y a qu’un monte-charge dans toute la
mine et on ne va point l’user à vous remonter tous les jours ! Faudra apprendre à dormir en bas, mes petits
loups ...
J’espère que vous n’avez point peur dans le noir !
Alors, ravie de son trait d’esprit, elle éclata d’un rire tonitruant qui dévoila sa mâchoire supérieure éden-
tée et fit tressauter son triple menton.
- Allez ! Gronda-t-elle, changez-vous, qu’est-ce que vous attendez ? Foutez-moi toutes ces loques à la
poubelle ! Et n’ayez point peur de vous mettre à poil, je ne vais point vous bouffer la quéquette; c’est
point dans mes habitudes, si vous voyez ce que je veux dire ...
Imitant les autres, Rahan et moi enfilâmes nos sous-vêtements de drap ainsi que les braies et vestes de
toile cirée épaisse et rêche, froide, qui frottait désagréablement sur nos blessures.
- Rahan, demandai-je, qu’est ce qu’un « monte-charge » ?
- Pour ce que j’en sais, on nome ainsi un maçon qui transporte les matériaux, par exemple pour construire
une toiture, en montant avec une échelle ! Mais, n’ayant vu ni maçon, ni échelle, ni toiture en construc-
tion, elle a dû parler d’autre chose ! Me répondit Rahan.
La séance d’habillage se poursuivit en silence.
Profitant que les prisonniers se vêtaient machinalement, assommés par ce qui leur arrivait, intrigués aussi
au tréfonds d’eux-mêmes par le fait que nul ne leur ait soufflé mot de ce qu’ils auraient à extraire, Rahan
et moi réussîmes à cacher nos bourses pleines d’or dans nos nouveaux vêtements
Le parleur aux animaux n’était point le moins troublé.
- Elles n’ont fouillé personne, tu y comprends quelque chose, toi ? Grommela-t-il en glissant subreptice-
ment sa bourse dans sa culotte.
- Ce ne sont point des détrousseuses, répondis-je, elles ont juste besoin de main-d’œuvre ...
- Je me demande bien ce qu’elles peuvent tirer de cette drôle de montagne, émit-il, pensif.
Une chose est sûre en tout cas : c’est qu’on va patauger dans la flotte nuit et jour.
Va falloir s’armer de patience, le temps de bien repérer les lieux, les coutumes de la chiourme, de se faire
une idée. Alors on pourra échafauder un plan d’évasion à peu près valable.
- Elles ont parlé de nous libérer à l’arrivée du prochain contingent, observai-je d’un ton neutre.
- Faut point rêver, grinça Rahan. T’as vu la dégaine des pauvres types attachés aux chariots ?
Des morts-vivants ! Les galeries doivent être de véritables réservoirs de gaz empoisonnés.
Sûr et certain que les gars doivent tomber comme des mouches. C’est pour ça qu’il leur faut sans cesse
capturer de nouveaux ouvriers ! Pour remplacer ceux qui meurent !

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Sur cette sinistre considération, nous quittâmes le hangar. Jetant un dernier regard sur la conformation du
cirque, nous vîmes les tritons sauter de roche en roche, comme des chèvres sauvages.
Leurs griffes enfoncées dans la pierre criblée de bulles, ils observaient les prisonniers, la gorge palpitante,
les yeux désagréablement fixes. De temps à autre, l’un d’eux « soufflait » une langue fourchue d’un bon
pas de long, gobant un insecte invisible, ou bien « crachant » comme des chats dans notre direction.
- On dirait qu’ils ne nous aiment point beaucoup, chuchotai-je.
- C’est de la haine pure, j’entends leurs pensées aussi clairement que s’ils parlaient, confirma Rahan.
- Qu’ils se rassurent, c’est réciproque, fis-je. Je me demande s’ils sont dangereux ?
- Méfie-t-en comme de la peste, me renseigna un des anciens prisonniers en se mêlant à notre conversa-
tion. J’ai déjà vu ces bestiaux à l’œuvre et je peux te dire qu’il vaut mieux les éviter !
D’abord parce que ce sont des carnassiers, et ensuite parce qu’ils sont capables de se déplacer très vite, et
cela en n’importe quel terrain. En général, ils ne fuient point et auraient plutôt tendance à charger et à
s’accrocher avec force à ce qu’ils rencontrent. Après, pour les détacher, c’est quasi impossible. J’ai un
ami qui y a laissé une jambe ! Laissé sans soin il a mis trois jours à mourir …
Sur ces tristes précisions, les geôlières donnèrent de la voix, canalisant le flot des captifs.
- Tout le monde dans la grande galerie, commanda l’une d’elles.
Il est temps que vous vous mettiez dans le bain !
Notre pitoyable troupe s’ébranla en traînant les pieds et s’engagea dans la caverne.
Le sol et les parois étaient recouverts d’une pellicule gluante et spongieuse. La lumière, chichement dis-
tribuée par des torches faiblardes fixées aux étais, balisait très approximativement le parcours, laissant des
tronçons entiers de galerie dans l’obscurité la plus totale.
Étant nyctalope, une fois mes yeux habitués, je n’étais point gêné, mais ce n’était point le cas de mes
compagnons.
Les clapotis et les ruissellements, amplifiés par la voûte, donnaient l’impression qu’une cascade souter-
raine bouillonnait au cœur de l’amas rocheux.
La muraille avait l’aspect d’une énorme éponge. Des milliards de trous et de canaux la transperçaient.
Je vis sur le côté de la galerie un étonnant équipage composé de huit dromadaires attelés à un curieux ap-
pareil composé d’un demi chariot duquel partait quatre grosses chaînes tendues vers le fond de la caverne.
Au bout de deux ou trois centaine de pas, nous fûmes poussés sur une sorte de plate-forme branlante et
vétuste suspendue par des chaînes pas ses quatre coins au dessus d’un insondable gouffre.
Cet équipement fait de méchantes planches plus ou moins disjointes, tanguant sous nos pieds à la moindre
secousse étant maintenu en l’air seulement par les chaînes, qui après être passées par un appareillage de
poulies étaient rassemblées en un unique faisceau jusqu’au curieux attelage de huit dromadaires que
j’avais vu à quelques centaines de pas d’ici !
C’est donc cela que ces maudites femelles appellent un monte-charge ! Il suffit de faire reculer les dro-
madaires pour faire descendre ce méchant plancher de bois, et les faire avancer pour nous faire remonter !
Bien qu’ingénieuse, cette machine, trop vétuste, ne m’inspirait point confiance !
- Rahan, leur monte charge n’est point un maçon, mais une machine à dromadaire !
- Tu as bu de la gnôle et ne m’en a point offert ? Rétorqua Rahan.
Évidemment, les dromadaires se trouvant dans une zone obscure il ne les avait point vu.
Je dus lui expliquer, à lui et à tous les autres, le fonctionnement de cette curieuse machine, car étant le
seul elfe, il semblait que je sois le seul nyctalope du groupe.
Le fait d’apprendre qu’il y avait plusieurs centaines de pas de longueur de chaînes n’a, pour sûr, point été
le détail le plus rassurant de mon exposé !

Subitement, la machine descendit en cahotant, ses angles raclant les parois du puits grossièrement taillé,
dans des hurlements aigus de poulies endommagées par la touffeur qui baignait l’endroit.
Deux bonnes centaines de pas plus bas, selon ma seule estimation de la distance parcourue (la descente
ayant lieu dans le noir), nous débouchâmes de ce puits à l’intérieur d’un tunnel horizontal et la plateforme
toucha le sol sans ménagement, nous jetant les uns contre les autres.
Nous devions, pour sûr, être plus bas que le niveau du désert.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 31 / 82


- Allez, dehors ! Crachèrent les gardiennes en nous caressant les côtes à coups de fouets.
Vous êtes arrivés !
Et, sitôt que nous fûmes tous descendus, elles tirèrent une solide grille de fer, condamnant l’accès au puits
de remontée en ricanant comme des hyènes.
Je reniflai précautionneusement l’air raréfié qui stagnait en ces lieux. L’endroit sentait la moisissure.
Nous étions dans un tunnel ruisselant d’eau et presque entièrement tapissé de plantes aquatiques s’étirant
en filaments gluants tout au long des parois.
Quelques torches, de place en place, délivraient une parcimonieuse clarté jaunâtre.
Au bout d’une douzaine de pas, nous arrivâmes au seuil d’une gigantesque caverne hérissée de concré-
tions calcaires. Des aiguilles vitreuses, stalactites et stalagmites, perçaient le sol et le plafond comme au-
tant de crocs gigantesques, donnant l’impression de pénétrer dans la gueule d’un monstrueux animal.
Au centre de la bulle de pierre s’étalait un lac agité de remous.
Des tentes avaient été dressées tout autour du plan d’eau, formant un sinistre camp.
Des hommes en guenilles s’y entassaient, hâves, maigres, arborant des barbes et des chevelures de pri-
sonniers oubliés.
Un vieillard, un humain au poil blanc, sortit d’une tente et s’avança à notre rencontre.
Il était grand, chauve comme un genou mais portait une longue barbe où l’humidité avait commencé à
développer tout un réseau de lichens grisâtres.
- Salut, dit-il sans emphase, d’une voix rauque. Je suis Retneth, le chef de ce chantier. N’allez point vous
mettre de fausses idées dans la tête, c’est un titre ronflant mais en fait je suis comme vous, prisonnier.
Avant toute chose, je vais tout de suite vous expliquer de quoi il retourne car j’imagine que vous vous po-
sez moultes questions. Je sais ce que c’est, je suis passé par là.
De la main, il désigna le décor environnant.
- Cette pièce d’eau, au centre de la caverne, communique avec la mer par un compliqué réseau de caver-
nes sous-marines.
Il n’y a point d’autre accès à cette grotte que le puits par lequel vous êtes descendus depuis le haut plateau
de la falaise qui nous surplombe.
- Et quel sera notre boulot ? Lança Rahan, que les circonlocutions du chef de camp agaçaient.
- Chaque chose en son temps, mon, gars, répondit l’autre. Pour l’instant, c’est moi qui parle. Et tu ferais
mieux de m’écouter. On est point dans une mine de charbon, ici ! On n’est point là pour gratter les cail-
loux à la pioche. Il y en a qui s’en chargent, dans d’autres galeries, mais c’est point notre lot. Et si tu
n’écoutes point bien ce que je dis, tu risques fort d’y laisser ta peau. Et c’est valable pour vous tous !
- Qu’est-ce qu’il y a de spécial ici ? Interrogeai-je, impatient.
- Tout ! Ricana le vieux Retneth. D’abord, l’eau est empoisonnée, elle ne contient point d’oxygène mais
un gaz extrêmement dangereux. Ensuite, il se passe des phénomènes bizarres dans les profondeurs de la
terre, qu’on ne connaît nulle part ailleurs, tels qu’ébullitions, turbulences, jets de gaz ... Et puis ...
- Oui ? Grogna Rahan.
- Il y a des animaux, des bestioles qu’il vaut mieux éviter comme les « poissons-vessies » par exemple. Il
y a aussi les Tritons, ces espèces de gros lézards que vous avez dû voir en surface ...
Les captifs s’entreregardèrent, effarés.
- Et qu’est-ce qu’on est censés faire, dans ce coin de paradis ? M’inquiétais-je.
- Ramasser des perles, répondit le vieux Retneth.

Pas bien sûr d’avoir compris, Je plissai les yeux.


- Tu ne voudrais pas répéter ? Demandais-je.
- Il s’agit en effet de ramasser des perles, confirma le chef de chantier sans malice aucune.

Devant l’incrédulité générale, il ajouta aussi- tôt :


- Vous énervez pas, les gars, je ne vous raconte point de blagues.
Je schématise, mais en gros, c’est ça. Cette étrange montagne, un ancien volcan, est fissuré et creusés
d’innombrables cavités, comme une éponge.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 32 / 82


Je suis sûr que ce maudit caillou est plus composé de vide que de vraie roche.
La plus grande partie étant sous l’eau, presque toutes ces grottes sont remplies d’eau, soit partiellement,
soit totalement.
Et les nombreuses fissurent laissent de temps à autre échapper des jets d’un curieux gaz dans l’eau.
À cause de ce gaz, l’eau est empoisonnée et des bestioles marines, totalement improbables partout ailleurs
dans le monde, se sont développés ici.
Que savez-vous des perles ? Demanda-il à la cantonade.
- Ce sont de petites boules de grande beauté et fort coûteuses qu’on voit parfois montées en colliers au
cou des reines et des Princesses des contrées très prospères. On en voit aussi montées sur une bague au
doigt de certains notables très riches, répondit un des prisonniers.
- Mais d’où viennent-elles ? Demanda Retneth.
Au bout de plusieurs secondes de silence général, Rahan se décida :
- Certains pêcheurs en trouvent parfois dans des sortes de coquillages : Les huîtres. Oncques racontent
que certains T’Skrang parmi les plus gaillards arrivent parfois à en arracher des fonds des mers, au péril
de leur vie.
- Oui, c’est à peu près ça, dit Retneth, en réalité il faut ouvrir les huîtres avec une dague. Dans moins de
un sur cent de ces coquillages ils trouvent une perle.
Ça explique leur rareté et leur prix exorbitant.
Ce gaz a modifié ces coquillages présents dans les grottes de sorte que maintenant ils ont tous des perles
et les « crachent » sur le fond telles des poules qui pondent, avant d’en fabriquer de nouvelles, presque
tous les jours.
Vous allez devoir plonger et cueillir le plus possible de ces perles !
L’incrédulité se mua en colère et un grondement de mécontentement monta des rangs.
Retneth leva la main, apaisant.
- Je vous dis la vérité, affirma-t-il, vous devrez ramasser ces perles, très délicatement, en prenant bien
soin de ne pas les briser.
- C’est une histoire de fou, intervint Rahan, tu nous prends vraiment pour des cons ! Une perle est difficile
à briser.
- Je comprends que ça vous étonne mais c’est pourtant ce que vous aurez à faire. Au contact de cette eau,
empoisonnée, ces perles pondues par ces huîtres modifiées ont peu de consistance et sont comme des bul-
les de savon, presque souples, ductiles; il est alors possible de les manipuler si on a la main légère.
Le parleur aux animaux eut un ricanement.
- On a tous des doigts de fées, c’est pourquoi on nous a sélectionnés, dit-il. Et ces maudites perles, on en
ferait quoi ?
- Vous les mettrez sur des claies, comme des pommes vertes où elles durciront à l’air libre, répondit Ret-
neth sans se démonter. Sur ce que vous aurez remonté, on ne « sauvera » qu’un dixième, le plus gros de la
récolte éclatera à coup sûr, mais le reste ...
- Le reste ? Aboyais-je.
Le regard terne du chef de chantier s’illumina.
- Le reste s’épaissira doucement, confia-t-il, jusqu’à devenir vitreux puis nacré. Vous les verrez alors dur-
cir de jour en jour. Au bout d’un certain temps, une bonne semaine, elles se seront complètement calcifié
et auront donné naissance à devinez quoi ? Des vrais perles ! Bien dures, nacrées, parfaites !
Parfaitement ! Des perles énormes ! Un véritable trésor !
- Par Chorrolis ! Rugit Rahan. Tu veux dire que ce gaz qui s’échappe du noyau de cette foutue grosse
éponge aurait modifié les huîtres, qui auraient alors la propriété de ...
- En réalité, tout ceci est dû à certaines pratiques nécromanciennes de Shadielle, dont je ne sais rien !
Peut-être qu’avant son arrivée cette eau était normale, mais il se dit que par un mystérieux accord avec
une « horreur » majeure, Shadielle aurait créé cet enfer.
Après avoir traversé l’eau et l’oxygène de l’air, les perles molles se minéralisent et se transforment en
vraies perles ! Énormes !... Et les garces qui vous ont amenés ici en font commerce !

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 33 / 82


- Des perles ! Murmura Rahan effaré par cette fantastique révélation. Des perles faites à partir d’un gaz
respiré puis pété par des coquillages !
- C’est ça même, approuva Retneth. Et elles sont largement aussi pures que les perles fines fabriquées par
les huîtres normales. Et comme les nôtres sont souvent plus grosses, elles se négocient bien plus cher !
Les yeux dans le vague, le parleur aux animaux tirait déjà des plans sur la comète. La notion des profits
ne le quittait jamais, même dans les moments les plus critiques.
Plus réaliste, je revins à la charge.
- Il va falloir plonger, si j’ai bien compris, fis-je observer, mais tu nous as dit toi-même que l’eau était
empoisonnée ... De plus on n’est pas des T’Skrang, je sais à peine patauger quand il y a pied ! De plus, on
n’est point capables de tenir notre souffle assez longtemps pour explorer de profondes cavernes.

Le vieux Retneth secoua négativement la tête.


- Pas de problème, non. Vous plongerez à poil.
Comme je fronçais les sourcils, il expliqua :
- T’inquiète pas, fils, on a un truc. Une astuce qui nous immunise contre les poisons dilués dans l’eau ...
À ce stade, il eut un rire hoquetant.
- C’est mieux que tout ce qu’on a pu inventer jusque-là, tu verras ! Avec ça, tu deviendras véritablement
amphibie comme une grenouille !
Sceptique, je ne pus retenir une grimace. Le vieux ne m’inspirait qu’une confiance limitée.
Qu’il l’avoue ou pas, il occupait une position privilégiée dans cet univers de contrainte. Et on n’arrivait
pas là sans une âme de mouton. Ce type devait aimer magouiller, nager en eaux troubles. S’il servait ces
maudites femelles, c’est qu’il avait choisi son camp. La situation ne pouvait souffrir de demi-mesures.
Pas à long terme. Il faudrait donc se méfier de lui.
- Venez par là, fit le chef de chantier en s’adressant cette fois au groupe entier. Et ne vous laissez pas im-
pressionner par ce que vous allez voir: c’est spectaculaire mais sans danger.
Je sentis mon estomac se nouer, je n’aimais guère ce genre de précautions oratoires.
Rahan, lui, avait semble-t-il perdu toute prudence.
Cette histoire de perles énormes lui avait chamboulé l’esprit.
Suivant notre guide, nous nous approchâmes à sa suite d’un feu de braises. Un homme était là, en chemise
rayée de bleu, assis sur une caisse de bois, occupé à se faire rôtir une brochette d’une viande blanchâtre.
Retneth lui tapa sur l’épaule.
- Boldogol, dit-il, fais-nous un peu voir ton « équipement » !
Certainement coutumier du fait, le dénommé Boldogol se redressa, un sourire au coin des lèvres. Il avait
l’air d’un farceur qui prépare une bonne blague. Plutôt replet, le visage empâté, les pommettes couvertes
de couperose, il ressemblait plus à un bon vivant qu’à un travailleur de force.
Je le rangeai instantanément dans la caste des privilégiés. De lui aussi, il faudrait se méfier.
Tournant le dos au groupe, l’homme saisit le bas de sa chemise et la fit passer par-dessus sa tête.
Les yeux de l’assistance s’exorbitèrent. J’eus un haut-le-corps.
Sur le dos dénudé de Boldogol, juste entre les omoplates, se tenait blottie une masse gélatineuse de la
taille de deux poings réunis. C’était transparent, parcouru de vaisseaux bleuâtres. De par la consistance,
cela ressemblait à une méduse. Côté aspect, cela évoquait plutôt la pieuvre. Une douzaine de tentacules
avaient foré des trous de part et d’autre de sa colonne vertébrale, s’enfonçant dans l’organisme de Boldo-
gol, comme des serpents vivants où pulsaient de mystérieux liquides.
Un murmure d’horreur s’éleva.
- Quelle saloperie ! Éructa Rahan soudain sorti de sa torpeur. C’est... C’est vivant ?
- Bien sûr ! Ricana Retneth ravi. C’est une sorte de mollusque qu’on trouve dans les différents tunnels et
à qui Shadielle fait subir ses manigances secrètes.
Son enracinement est indolore. Il agit directement sur le sang de l’homme qu’il a « colonisé », y pompant
tous les poisons. La nature est bien faite qui crée ses propres remèdes. C’est un filtre vivant qui résout
tous les problèmes de la plongée.
Avec lui, on peut rester des heures sous l’eau sans besoin de respirer.

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Il absorbe le gaz carbonique du sang et le transforme en oxygène, il se goinfre des substances vénéneuses
de l’eau et les neutralise. C’est un véritable ange gardien. Grâce à lui, il est possible de sauter dans la
soupe toxique des galeries comme on piquerait une tête dans une baignoire !
Nous les appelons des « symbiotes ».

Pas plus convaincu que le reste du groupe, le parleur aux animaux ne put masquer sa répulsion.
- Il a tout de même une sale gueule, pour un ange gardien ! Marmonna-t-il. Personnellement, j’aurais plu-
tôt envie de l’écraser d’un bon coup de talon !

Le chef de chantier se rembrunit.


- T’avises jamais à ça ! Se fâcha-t-il.
Les symbiotes sont trop précieux pour qu’on se permette de les tuer !
Sans eux, on crèverait rien qu’en trempant un orteil dans ce maudit potage.
Fourre-toi bien ça dans le crâne et oublie tes réticences de puceau !
Cette bête n’est pas plus dégoûtante qu’une grosse verrue et elle rend des tas de services !
Me rapprochant, je réprimai un frisson de dégoût en détaillant la boule gélatineuse qui palpitait entre les
omoplates de Boldogol. Cela ressemblait vraiment à une pieuvre translucide. Un réseau de vaisseaux em-
plissait le corps de l’animal d’une géographie fibreuse aux couleurs changeantes. Il était difficile d’imagi-
ner que la survivance des prisonniers passe par « l’emploi » d’une chose aussi épouvantable.
- Et on peut s’en débarrasser ? M’enquis-je, le cœur au bord des lèvres.
- Bien sûr, assura Retneth. Ces bêtes meurent tous les six mois. Elles se ratatinent et tombent d’elles-
mêmes comme un fruit trop mûr. Ne panique pas, ce ne sont pas des sangsues ni des vampires, bien au
contraire. Elles vont t’aider, pas te bouffer.

La leçon de chose terminée, Boldogol rabattit sa chemise, hilare, content de l’effet produit.
- Allez, venez, à présent ! Ordonna Retneth, on a assez perdu de temps. Va falloir vous mettre au travail
au plus vite, sinon le quota ne sera pas atteint !
Pas très enthousiaste, la petite troupe s’ébranla.
Suivant le mouvement, J’écartai à mon tour d’un revers de bras l’un des pans de toile masquant l’ouver-
ture de l’espèce de tente marabout.
De grandes fleurs d’humidité marbraient les parois du chapiteau. Le nitre et la moisissure avaient enlevé
toute couleur aux bâches.
Des bocaux et des aquariums de différentes tailles étaient alignés sur des étagères.
Des pieuvres translucides y palpitaient tranquillement, agitant spasmodiquement leurs tentacules.
Elles étaient si pâles, si diaphanes, qu’elles donnaient l’impression d’être en train de se dissoudre.
- Tout le monde torse nu ! Commanda Retneth.
Et n’ayez pas peur, ça ne vous fera pas de mal. Vous ne sentirez pratiquement rien. A l’instant où ils tou-
cheront votre peau, les symbiotes vous inoculeront un venin anesthésiant et vous aurez un dos de marbre.
Arrêtez de tirer des gueules pareilles, c’est le prix à payer pour survivre dans la mine, avouez que c’est
pas bien cher ?
- Ça marche aussi sur les elfes ? Lui demandais-je.
- Nous avons nombre d’humains, de nains, de trolls sur qui ça fonctionne bien. Les elfes sont assez rares
mais nous en avons eu un, nommé Hel’tari, il y a quelques mois et je n’ai pas souvenance du moindre
problème.
- Et si on refuse ? Objecta l’un des captifs, un troll de carrure impressionnante, le même qui avait émis
des velléités d’évasion dans le chariot.

Le vieux Retneth haussa les épaules.


- Ce n’est pas de mon ressort, souffla-t-il. Les bonnes femmes viendront te chercher et elles te colleront
une flèche dans le bide avant de te balancer aux tritons. Pour l’exemple. Il se peut même qu’elles fassent
l’économie d’un projectile et te jettent tout vivant à leurs satanées bestioles.

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- Les Tritons ? C’est quoi ?
- C’est comme ça qu’on appelle ces espèces de crocodiles à longues pattes.
Allez, ça suffit maintenant: mettez-vous en colonne et fermez les yeux, c’est souverain contre la trouille !
Personne ne bougeait, tous paralysés de peur.
« Oh Thystonius, mon maître ! Tu sais bien que je ne connais point la peur, que j’ai toujours affronté
l’ennemi sans faillir ni reculer ! Mais ces manigances de nécromancie m’effrayent ! »
À quoi sert de retarder ? Quoi que nous fassions, nous n’y échapperions pas, alors autant y aller.
Un adepte de Thystonius ne recule pas devant le danger.
Je me portai donc en avant, prenant la tête de la file.
Ce n’était point le moment de se faire remarquer. Il fallait au contraire s’intégrer afin de passer inaperçu.
Il n’est point bien facile de s’évader quand on a toujours l’œil sur vous.
Rahan le comprit bien qui me colla aux chausses.
Toujours sceptique, le même contestataire reprit soudain la parole.
- Rien ne nous prouve que tout ce que tu racontes soit vrai, attaqua-t-il.
L’eau n’est peut-être même pas empoisonnée, et ces saloperies gélatineuses si ça se trouve ne sont rien
d’autre qu’un moyen de nous asservir ...
- Tu veux une preuve, c’est ça ? Rugit le vieux, à bout de patience.
Comme l’autre acquiesçait de la tête, le chef de chantier fit un geste de la main. Deux mineurs sautèrent
alors sur le récalcitrant et le ceinturèrent avant de le traîner à l’extérieur.
- Regardez bien ! Conseilla Retneth lorsque nous fûmes au bord d’un trou d’eau. Il voulait une preuve, il
va l’avoir ! Que ça vous serve de leçon !
Aussitôt, le réfractaire fut balancé dans l’espèce de mare où il commença par se débattre, soulevant des
gerbes d’éclaboussures, avant de pousser un hurlement étranglé, comme s’il était victime d’un agresseur
invisible.
Le visage cyanosé, les lèvres bleues, puis noires, la bouche grande ouverte, il tenta alors de se hisser au
sec. Parvenu, à la suite d’efforts surhumains, à prendre pied sur la berge, il s’y tint une seconde en équili-
bre avant de repartir en arrière, bras et jambes à la dérive, les yeux révulsés.
Mort !
Littéralement foudroyé !
- Voilà! Conclut alors Retneth. Vous êtes convaincus ou il vous faut un nouveau test ? L’eau regorge de
poisons qui s’attaquent directement au système nerveux. Mais si l’un d’entre vous veut une contre-
expertise, c’est maintenant !
Personne ? Bon, eh bien, il va falloir s’activer et mettre les bouchées doubles, à cause de cet imbécile, il
manque un plongeur à présent !
Douchés, consternés, les hommes rentrèrent sous le chapiteau, la tête basse, les épaules voûtées.
Déjà, deux mineurs préposés aux « pieuvres » avaient ouvert des bocaux. Armés de longues pinces en
bois, ils avaient attrapé quelques-unes des bestioles qui grouillaient sur la table, dans un grand bac émaillé
blanc, comme des boules de gelée vivante pourvues de flagelles.
- Tourne-toi ! Aboyèrent-ils mon adresse (je m’étais de nouveau porté en tête de colonne, le parleur aux
animaux sur mes talons).
La rage au cœur, je m’exécutai, présentant mon dos aux assistants. D’une seule détente, j’aurais pu leur
échapper, mais ça n’aurait servi à rien. Il fallait voir plus loin. Ne pas céder à une simple réaction épider-
mique. Se battre, se rendre maître du terrain même ne résoudrait rien. Le salut se trouvait à la surface,
deux cent pas plus haut. Hors de portée. Il faudrait s’intéresser au monte-charge, c’était la seule solution.

J’éprouvai soudain une impression d’humidité entre les omoplates, un contact cuisant, puis plus rien.
Mon dos avait pris de la consistance, je le sentais durcir, me devenir étranger. Comme s’il était de pierre.
C’est à peine si je ressentais une vague démangeaison. Une sensation de tressaillement interne.
J’eus tout à coup un éblouissement, crus que des étincelles couraient tout au long de mes nerfs.
Mais ce fut bref, passager. Je dus alors lutter contre l’envie qui me tenaillait de jeter la main par-dessus
mon épaule pour toucher la ... chose.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 36 / 82


Retneth le devina qui vint à la rescousse.
- Laisse-la bien « prendre », intervint-il. Et attends un peu avant de te rhabiller. Donnez-lui un coup à
boire, ça le requinquera ! C’est valable pour vous tous !
Je dégageai, cédant la place à Rahan. Je ne souffrais pas vraiment, éprouvais juste une curieuse impres-
sion de gêne. Comme si on chevauchait ma nuque. Un gnome ou un démon.
Je secouai rageusement la tête et m’emparai machinalement du gobelet de gnôle qu’on me tendait.
Derrière moi, cette curieuse opération prenait son rythme de croisière.
Rahan me rejoignit bientôt.
- C’est un drôle de boulet qu’on nous a collé là, grogna-t-il. Un boulet vivant et pas bien ragoûtant. Tu
bois pas ta ration ?
- Si-fait que je vais la boire, je temps que la boule que j’ai dans la gorge se dissipe ! Tu crois qu’on pourra
vraiment s’en débarrasser ? Demandais-je anxieusement. Quel aspect ça a, sur mon dos ?
- J’aime autant pas regarder, dit le parleur aux animaux, n’oublie pas que j’ai le même colis que toi. Pour
le reste, j’ai pas d’idée précise. Ce que je sais, c’est qu’il vaudra mieux se méfier de Retneth, ce type-là ne
me revient pas. Il travaille pour les femelles de cuir. D’ailleurs tu as dû remarquer comme moi :
Il ne porte pas de symbiote, lui !
J’eus une moue dubitative.
- Il n’est plus très jeune; il ne doit plus pouvoir plonger ...
- Mmmouais, marmonna Rahan, admettons.
En attendant, on a intérêt à ouvrir l’œil et ne rien laisser passer. Rien !
De plus, je rajoute cette maugrebleue de manigance qu’on nous fait subir sur la note que les sœurs Sibha-
bya auront, n’en doutons point, à nous payer un jour.
- Entièrement d’accord, je te jure bien que, sitôt sorti d’ici, je saurai le leur faire payer. Que Thystonius
lui-même, me châtre sauvagement avec un sabre émoussé et rouillé si je manque à ma promesse !

S’évader d’un tel bagne n’allait pas se révéler des plus facile. Il y avait le monte-charge, les tritons, les
grilles, les gardiennes, les miradors, cela faisait beaucoup pour une poignée d’hommes perdus dans le
ventre d’une caverne aux allures d’égout pollué.
- Alors, triompha le chef de chantier en s’adressant à l’assistance, vous voyez que c’était pas bien terri-
ble ! Dans deux jours, vous n’y penserez même plus. Et puis, avec le travail qui vous attend, vous n’aurez
pas le temps de vous payer des états d’âme !

Sur ce, il éclata d’un rire caquetant qui me donna une envie folle de lui tordre le cou.
Malgré la fatigue qui me brisait le corps, Je dormis plutôt mal cette nuit-là.
L’atmosphère lourde, poisseuse, de la caverne m’oppressait. Les gouttes d’humidité, tombant de la voûte,
claquaient sur les toiles moisies des tentes comme de la grenaille sur la peau d’un tambour.
Il faisait froid, un froid pénétrant, insidieux qui gelait jusqu’à la moelle des os.
Certains varechs, luminescents, auréolaient les contours des roches d’une lumière fantasmagorique.
Dans le silence épais du campement endormi, les bruits d’eau prenaient une ampleur inquiétante, finis-
saient par rouler et gronder aux oreilles comme mille torrents déchaînés.
La mine semblait ne plus être constituée que d’un entrelacs d’énormes canalisations. Pour un peu on se
serait cru dans les tripes d’un monstrueux dragon, bercé par les gargouillis de son inextricable boyasse.
De plus, de peur d’écraser la boule gélatineuse du symbiote, Je n’osais pas m’étendre sur le dos.
Des crampes vrillaient mes membres et à plusieurs reprises j’eus des contractions tétaniques qui firent
claquer mes mâchoires.
Je me reposais par petites touches, de manière chaotique, émergeant brutalement d’un cauchemar pour
tomber dans une plus sordide réalité.
Enfin, au petit matin, la voix éraillée de Retneth me réveilla et je m’assis, la tête lourde d’une migraine
d’insomnie.
Près de moi, Rahan étouffait un bâillement.
Les yeux gonflés, la peau blafarde, il n’avait pas l’air non plus au mieux de sa forme.

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D’autres captifs toussaient à fendre l’âme, le corps secoué de convulsions qui les cassaient en deux, tandis
que d’autres allumaient leur première pipe de la journée, le tabac faisant partie d’une dotation spéciale
fournie la veille, avec le repas du soir, attribution de denrées telles que tabac donc, sous différentes for-
mes, de tablettes de sel, des sucreries, des baumes, de la graisse de castor, des plantes à mâcher, de la
gnole, bref tout un assortiment destiné à adoucir la condition des prisonniers.
Un mineur déposa une bassine de soupe fumante sur un cageot de bois vermoulu où les hommes furent
invités à plonger leur bol.
- Aujourd’hui, vous allez plonger pour la première fois, expliqua le chef de chantier. Pas la peine de vous
ensevelir de conseils, de directives, vous n’aurez qu’à observer les anciens et reproduire leurs gestes, c’est
tout simple. Cueillez-les délicatement, caressez-les comme si vous vouliez les apprivoiser, et tout se pas-
sera bien. Ne choisissez pas les plus grosses, ce sont celles qui éclatent le plus facilement. Méfiez-vous
des animaux en général, et des poissons-vessie en particulier. Ne cherchez pas l’affrontement...
Il poursuivit ainsi un petit moment puis ordonna aux hommes de se dévêtir et de gagner le plan d’eau.
Le « lac » intérieur était comme une tache d’encre au centre de la grande salle souterraine. D’inquiétants
remous l’agitaient. On aurait dit un chaudron en ébullition.
- Et comment on va se déplacer, là-dedans ? Objecta Rahan en grimaçant. On n’a pas de torches, on ne
verra rien dans ce merdier ! C’est de la nuit liquide, cette flotte !
Retneth prit un air entendu.
- Dès que vous serez dans l’eau, touchez les algues qui tapissent les rocs; votre chaleur suffira à les rendre
luminescentes, dit-il avec condescendance. Vous y verrez alors comme en plein jour. Je vous ai déjà dit
que la nature était bien faite, que tout était prévu.
Sur ces mots, il porta à ses lèvres un petit sifflet et lança un long trille aigu qui se répercuta de parois en
parois. À ce signal, les mineurs se jetèrent à l’eau. Ils étaient nus, pour la plupart le corps enduit de
graisse, et tenaient à la main un filet de mailles de faible envergure.
Je reçus à mon tour un sac en tout point semblable et je sautai dans le lac noir après un bref regard à Ra-
han, qui me suivit dans l’eau.
L’eau était visqueuse, d’une densité anormale. Elle se révélait curieusement épaisse, et j’eus tout de suite
l’impression de me déplacer au cœur d’un sirop juste fluide s’opposant à toute pénétration.
« Par le connil puant de Déméter » aurait juréTrandhuil, il était incroyable de penser que ce bouillon de
sorcière était en réalité de la simple eau de mer entrant par les fissures et modifiée par les gaz diaboliques,
sortis des entrailles de la terre, ensorcelées par Shadielle.
Brassant cette mélasse avec toute la vigueur dont j’étais capable, je m’enfonçais doucement.
Je ne ressentais aucune gêne physiologique. Mes tempes bourdonnaient quelque peu et il y avait un goût
de fer très prononcé sur ma langue, mais à part ces menus embarras, tout allait bien.
Comme l’avait annoncé Retneth, le symbiote se chargeait de neutraliser les poissons qui infestaient la
mare. De plus je ne ressentais aucun besoin de respirer.
En habitués, les premiers plongeurs s’étaient empressés de caresser les buissons d’algues couronnant les
roches et une douce lumière bleuâtre commençait à sourdre des fonds vasards.
Je me laissai porter par un courant tiède, presque doux. Je me sentais bien, n’éprouvais aucun besoin de
remonter respirer à la surface.
« Ô Thystonius, grand guerrier, permets-moi de mourir les armes à la main au terme d’un glorieux com-
bat, mais à l’air libre ! Pas perdu dans ces profondeurs glauques ! »

Malgré la résistance du flot, les nageurs de Retneth évoluaient avec une rare souplesse, alors que je me
faisait l’effet d’un ivrogne tombé dans la marre aux cochons.
Je ramais péniblement, ne progressant qu’avec lenteur.
Maintenant, le fond était presque entièrement illuminé, et le phénomène de luminescence gagnait les
buissons d’algues les uns après les autres. Encore une nouvelle sorcellerie !
Le paysage de roche volcanique était partout semblable. Les multiples ouvertures trouant les parois se
prolongeaient en tunnels dont certains avaient été étayés par des échafaudages constitués de longs bam-
bous et de tiges de fer, créant un véritable labyrinthe.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 38 / 82


Je réalisai soudain que j’étais à présent immergé depuis cinq bonnes minutes et que mes poumons ne
donnaient aucun signe d’asphyxie.
Des courants aux températures variées traversaient l’univers liquide.
Je me laissai porter par une dérive froide qui m’aspirait à la suite des autres plongeurs.
Le mouvement était sensible, mais il descendait, c’était indiscutable.
Puis les eaux se firent tumultueuses, bouillonnantes.

Tout à coup, dans la lueur irréelle des algues, j’aperçus les premières perles.
Elles s’étalaient en chapelets argentés autour de ces curieux coquillages qui n’avaient avec les rares co-
quilles d’huître que j’avais pu voir dans ma vie qu’une très lointaine ressemblance.
D’instinct, je tendis la main pour essayer de les saisir, mais j’avais été trop brutal et les perles éclatèrent
contre ma paume dans un chatouillis agaçant.
Déconfit, je me stabilisais dans le tunnel et observais les autres nageurs. Ils procédaient avec une infinie
douceur, poussant dans leur filet les grosses grappes grouillantes semblables à du raisin de cristal.
Je m’évertuai alors à les imiter. Après plusieurs tentatives infructueuses, je réussis à remplir mon sac de
mailles d’un butin bouillonnant et fragile.
Boldogol passa près de moi et, du menton et de la main, il me fit signe de remonter doucement.
Je me plaçai dans son sillage et, les yeux rivés sur le paquet de perles accroché à mon poignet, j’entamai
ma manœuvre de retour à l’air libre.
Au fur et à mesure de mon ascension, mon cœur se serrait. Les perles allaient fatalement éclater il ne
pouvait en être autrement. C’était juste une question de secondes. Cette pêche ne ressemblait à rien, ça ne
pouvait pas marcher !
Contre toute attente, rien ne se produisit et, lorsque j’émergeai à la surface du lac, la grappe brillante pen-
dait toujours au bout de ma main.

Les mains sur les hanches, le vieux Retneth me considéra avec bienveillance.
- Parfait ! Parfait ! Approuva-t-il. Maintenant, tu vas apprendre à les étaler. Ensuite, il faudra replonger
encore, la journée est encore jeune.
Un peu abasourdi par tout ce que je découvrais, j’emboîtai le pas à Boldogol. Mes poumons sifflaient un
peu et j’avais mal aux tympans, mais dans l’état actuel des choses, c’était le cadet de mes soucis. Pour
l’heure, fasciné, je ne pouvais détacher mon regard des billes luisantes toujours prisonnières du filet.
A l’air libre, on se rendait mieux compte de la consistance étrange de l’eau des tunnels.
Boldogol entra dans une casemate accotée à la rocaille où s’alignaient d’interminables rangées de claies.
Des milliers de perles avaient été répandues sur les différentes étagères et il était visible que nombre d’en-
tre elles avaient entamé leur processus de transformation.
Elles avaient perdu leur belle transparence pour devenir vitreuses, opaques. Aucune ne brillait encore
d’un éclat nacré et, en les voyant ainsi, on ne pouvait s’empêcher de les comparer à des milliers d’yeux de
poissons morts disposés là pour on ne sait quelle sinistre cérémonie.
- Ici, nous sommes dans le « mûrissoir », ne traîne pas ! Conseilla Boldogol. Vide ton filet en douceur,
sans à-coups. La grappe ne doit pas se fragmenter en touchant la claie, sinon c’est foutu, tout explosera !
Hochant la tête, je me mis en devoir d’obéir.
Seulement j’eus beau couler mes gestes, l’agglomération se disloqua et les perles éclatèrent une à une
dans une suite d’onomatopées grasses qui amenèrent la consternation sur mon visage.
Ma déconfiture était si grande qu’elle provoqua un véritable fou rire chez Boldogol et Retneth qui venait
de nous rejoindre.
- Fais pas cette tête d’enterrement, fit le chef de chantier, ça t’arrivera encore. C’est un coup de main à
prendre. C’est déjà bien beau que tu aies pu remonter ton filet plein aussi vite, il y en a qui mettent des
jours et des jours avant d’y parvenir.
De ce côté-là, tu sembles plutôt doué. Le reste viendra avec la pratique. Mais restes pas planté là, tu vas te
refroidir ! Plonge encore trois ou quatre fois et ça ira bien pour une première séance.
Ici, il faut se ménager si on veut durer !

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 39 / 82


Dans la semaine qui suivit, Je passais treize ou quatorze heures par jour dans l’eau.
En fait, je perdis très vite la notion du temps.
Dans la caverne, l’absence d’alternance diurne-nocturne amenait insensiblement à ne plus vivre que dans
un présent perpétuel, où chaque heure ressemblait à celle qui viendrait.
Au début, j’avais fait des efforts pour ne pas perdre pied, comptant les repas, les périodes de sommeil que
nous appelions improprement « nuits », mais je m’étais rapidement rendu compte que la colonie vivait
bien trop repliée sur elle-même, selon ses propres règles, ses propres besoins, et que tout ce que j’avais
engrangé en surface ne tenait plus.
Enfoncés dans ce caillou volcanique, nous vivaient à notre rythme, c’est-à-dire dire concentrés sur la du-
rée des plongées, sortant du sommeil pour nous jeter à l’eau, et quittant l’eau pour manger et nous réfu-
gier dans le sommeil.
A ce petit jeu, il se produisit fatalement un décalage et le temps se dilua en une sinistre grisaille.
Maintenant, je pouvais rester immergé de plus en plus longtemps.
Je me laissais couler, emporter par les courants bouillonnants, effleurant au passage les buissons d’algues
bleuâtres qui me saluaient d’une lumière rassurante.
Parvenu au fond, à proximité des pseudo-huîtres, je capturais les perles à pleines poignées, gonflais mon
filet en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire.
Une sorte de symbiose était né entre moi et les drôles de billes.
Elles se laissaient caresser par moi, déformées quelquefois sans jamais exploser.
Et moi, j’aimais me jeter au beau milieu d’une grappe, sentir l’impalpable matière rouler le long de mon
corps en milliers d’attouchements qui me faisaient frissonner délicieusement.
Ce n’était plus une pêche mais presque un acte d’amour.
Sur les claies du « mûrissoir », les billes vitreuses se couvraient lentement de nacre.
Parfois, sans que l’on sache pourquoi, sans que l’on puisse le prévoir, quelques-unes éclataient dans une
onomatopée molle, ne laissant derrière elles que fine poussière brillante.
Au huitième jour donc, alors que nous prenions notre repas assis sur un rocher tout près du lac, à l’écart
des autres, Rahan se frappa le genou du poing.
- Il se passe quelque chose, gronda-t-il, tout ça n’est pas normal ! Nous sommes là depuis au moins un
siècle et nous n’avons pas encore échafaudé le moindre plan d’évasion ! Je suis bien sûr que tu n’as même
pas pensé à l’extérieur, à ce qui existe au-delà de cette caverne du diable ! Je me trompe ?

Occupé à avaler une bouillie de maïs sucrée à la mélasse, je suspendis mes gestes, levai un sourcil, étonné
par la justesse de cette réflexion.
Le parleur aux animaux avait raison. Lui d’ordinaire si remuant, si avide d’espace, de liberté, menait en
quelque sorte la vie d’un prisonnier modèle.
Le premier soir, actif, l’esprit en ébullition, Rahan et moi fait le tour du camp, surveillant les autres et les
hommes, cherchant à surprendre d’autres impatiences, des œillades complices.
En vain. Des clans s’étaient immédiatement formés, d’abord entre les nouveaux et les anciens, puis chez
nos compagnons, entre les nains, les humains et les trolls ... regrettable scission dont les fondements ne
reposaient sur rien de tangible.
Comme il était difficile de rameuter les individus, d’aviver les consciences, surtout en présence de Ret-
neth, espèce de garde chiourme certainement inféodé aux chasseuses en cuir, j’avais prudemment décidé
d’attendre, d’attendre qu’une opportunité se présente.
Cependant, sur notre lancée, dans la même nuit, nous étions était allé rôder près de ce que l’on pouvait
considérer à première vue comme la seule issue possible : le monte-charge.
Là, nous n’avions pas tardé à déchanter.
Un couloir de trente pas partait horizontalement.
La grille en interdisant l’accès n’avait même pas été verrouillée.
Au bout, rien qu’un tunnel rectangulaire partant verticalement, taillé dans la rocaille, dont les parois iné-
gales se perdaient dans les ténèbres, débouchant deux ou trois centaines de pas plus haut à la surface.
Aucun câble ne pendouillait, pas de contrepoids ...

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 40 / 82


Le monte-charge était en haut, c’est sûrement pour ça que la grille n’était pas verrouillée.

- Rien à faire de ce côté là, avait soudain murmuré une voix près de moi nous faisant sursauter.
Un elfe s’était glissé à nos côtés, sans que nous ne l’entendions. Un garçon jeune, sensiblement du même
âge que moi, un peu plus petit que moi mais aussi mince. Il avait de longs cheveux noirs tirés en arrière,
maintenus en queue de cheval par une ligature. Son visage était neutre, figé, ses traits ne sortaient pas du
commun. Son regard, par contre, retenait l’attention. Il avait ce qu’on appelle les yeux vairons. C’est-à-
dire de couleurs différentes. Le gauche vert et l’autre bleu pour ce qui le concernait.
Comme je restais bouche bée, doublement surpris, l’autre poursuivit, désignant la cage du monte-charge
du menton.
- Les câbles et tout le système de levage sont en haut, expliqua-t-il, ça évite les tentations. De toute façon,
il y a toujours quelqu’un là-haut, par sécurité.
Je m’appelle Hel’tari, je suis le seul elfe à part toi dans ces cavernes. Je suis arrivé ici il y a trois mois,
pour autant que je puisse l’estimer, et il y a quelques jours j’ai réussi à me cacher.
Depuis je me nourris de champignons.
Je suis torturé jour et nuit par l’envie de replonger et je ne sais pas si je pourrai résister encore longtemps.
Je sais que si j’y retourne je suis fichu ...
Fort de ces informations, nous avions à nouveau contemplé le conduit sombre. Ses dimensions interdi-
saient toutes formes d’escalades sommaires. Jamais personne ne parviendrait à le vaincre sans matériel.
Le plus dur serait d’opérer sans bruit. Dans l’état actuel des choses, c’était une tâche irréalisable.
Ou alors il faudrait que tout le monde s’y mette.
Curieux, Je m’apprêtais à bombarder Hel’tari, l’elfe aux yeux vairons, de questions mais ce dernier avait
disparu. Il était parti comme il était venu, nous laissant abasourdi, nous demandant si nous n’avions pas
été victime d’une hallucination.
Et depuis ce fameux soir, nous avions de nouveau plongé et replongé, nous appliquant à cueillir le plus
grand nombre de perles au lieu de nous creuser les méninges à élaborer un plan d’évasion.
Tout cela ne nous ressemblait guère.

Revenant au présent, je répondis à Rahan :


- Tu as raison, je ne sais point ce qui m’arrive mais j’ai la tête vide. Il me semble que tout ce qui existe en
dehors de cette grotte est secondaire ... Je ne pense plus qu’à ...
- Qu’à plonger ! Me coupa le parleur aux animaux. Je le sais parce que c’est aussi ce que je ressens. Lors-
que je glisse tout au long des tunnels, je me sens heureux comme je ne l’ai jamais été. Je voudrais que ça
ne finisse jamais. La nuit même, il m’arrive de me réveiller impatient de me rejeter dans cette mare tout
empestouillée, tu te rends compte ? Et pourtant je n’ai jamais été un fanatique de la natation !
Les seules fois de ma vie où je me suis plongé dans l’eau, c’était celle d’une baignoire fumante avec une
aimable ribaude me savonnant le dos ... et d’autres choses.
Mon regard se troubla car je ressentais la même chose.
- L’eau, rêvais-je, c’est vrai qu’on n’a plus envie d’en sortir. C’est comme un vertige, je voudrais descen-
dre de plus en plus bas ...
Et pourtant, jusqu’ici, j’ai toujours eu les mêmes rapports que toi avec l’eau ... baignoire ... ribaudes ...
Rahan cracha sur le sol.
- Nous sommes drogués, intoxiqués par les symbiotes si tu veux mon avis, victimes d’une puissante sor-
cellerie, dit-il d’une voix sourde, envoûtés ! Il n’y a pas d’autres explications. Ces maudites bestioles sont
en train de nous communiquer leurs goûts aquatiques ! Ou bien on nous a lancé un charme !

Je reposai ma cuillère pleine de bouillie rosâtre et fixai mes yeux sur Rahan.
- Je suis sûr que c’est ça, renchérit Rahan. Nous subissons l’influence de ces saloperies gluantes. Elles
nous préservent peut-être des poisons mais elles prennent peu à peu le contrôle de notre cerveau. Cela fait
le jeu de nos geôlières. Tu réalises que nous sommes presque contents de notre sort, et que la seule chose
qui nous importe réellement c’est de nager ?

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Comme j’approuvais, Rahan continua d’enfoncer le clou.
- Si ça devait durer, nous n’arriverions jamais à nous échapper, reprit-il, pour la bonne raison que nous
n’en éprouverions plus le besoin. Avec un tel système, plus de clefs, de serrures, de chiens de garde !
Nous sommes nos propres geôliers !
Frappé par cette évidence, Je repoussai ma gamelle. Subitement, je n’avais plus faim.
J’avais bien conscience que l’attrait exercé par le milieu liquide et les souterrains inondés était chaque
jour plus fort, mais je ne voyais comment y remédier.
La solution la plus radicale passait par le déracinement des symbiotes épurateurs mais cela ne résoudrait
rien dans l’immédiat car nous n’avions aucune porte de sortie à emprunter, pas même un embryon de
plan.
Et jamais Retneth ne nous laisserait faire.
D’un autre côté, si nous attendions trop longtemps ...
Je sentis un frisson glacé me parcourir l’échine. Jamais je n’avais été confronté à un tel piège.
- Si nous attendons, dis-je à Rahan, crois-tu que nous allons peu à peu glisser dans un enfermement men-
tal, gommer l’extérieur, nos racines ?
- C’est fort possible, fit le parleur aux animaux, tu as vu les autres ? Ils travaillent comme des forcenés.
Plongent, remontent leur plein de perles, replongent, remontent, et ainsi de suite ... Ce sont de véritables
zombis. Tu as essayé de parler avec eux, de leur tirer un mot ? Rien ! Ils ne te répondent pas ! Ils savent
même plus grogner ! À se demander s’ils t’entendent, s’ils te voient. Ils sont devenus muets comme des
poissons, si tu vois ce que je veux dire. Et pendant l’heure des repas ils se tortillent comme des vers, de
manière à toujours garder un œil sur le lac, comme s’ils craignaient qu’il s’assèche brusquement.
- C’est vrai, entérinais-je, je ne les ai jamais entendus parler de femmes ou de sexe, comme ça se passe
dans toutes les prisons. On dirait que leur esprit est entièrement occupé par autre chose de plus important.
- Par l’eau ! Assura Rahan. Les symbiotes doivent souffrir lorsqu’elles restent trop longtemps au sec,
alors elles injectent dans l’esprit de leur porteur un désir permanent de l’élément liquide. Il va falloir se
montrer vigilants, faire un effort de tous les instants pour rester conscients.
Sinon, nous ne sortirons jamais de cette caverne !
J’acquiesçai machinalement, sans me bercer d’illusions, inquiet au tréfonds de moi-même.
J’avais peur que toutes ces bonnes résolutions ne se dissolvent au contact de l’eau.
Mes craintes se justifièrent car plusieurs jours s’écoulèrent sans que Rahan et moi n’évoquions une nou-
velle fois le problème.
Nos longues errances aquatiques agissaient à la manière d’un véritable lavage de cerveau.
Dès que je brassais l’eau sirupeuse des tunnels, j’oubliai mon passé de guerrier, mon existence de liberté,
toutes les péripéties qui m’avaient amené jusqu’ici.
Je n’étais plus rien d’autre qu’une conscience ténue, ne réfléchissais plus, n’existais dorénavant qu’en
fonction des multiples sensations qui m’assaillaient, soit : le chaud, le froid, le lisse, le rugueux, la force
des courants ... et les perles !
Mon esprit se rétrécissait, les mots s’effaçaient. Par opposition, ma perception tactile se développait à
l’extrême, ainsi que mon sens du goût.
Il devait en être certainement de même en ce qui concernait Rahan, mais nous ne nous épanchions guère.
Nous nous contentions d’aller et venir, de nous asseoir côte à côte durant les repas, de partager la même
tente, mais sans plus nous extérioriser, même pour les choses du quotidien.
Parfois, au cours de mes plongées, je croisais des poissons. Des animaux noirs et plats, aux longues na-
geoires effilées. Ils ne se révélaient pas peureux, se laissaient approcher et toucher sans manifester la
moindre velléité de fuite.
Quêter les perles était une entreprise hasardeuse. Les huîtres ne « pondaient » jamais au même endroit.
Les gisements s’épuisaient très vite pour renaître aussitôt ailleurs, obéissant à l’on ne savait quelle mysté-
rieuse circulation.
Au milieu de ce qui devait correspondre à la seconde semaine de notre captivité, nageant de conserve
avec Rahan, nous rencontrâmes notre premier poisson-vessie.

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Nous avions soigneusement été mis en garde contre ce genre de surprise, mais notre cerveau engourdi mit
plusieurs secondes à réaliser.
Par chance, le spécimen qui nous coupait la route était de moindre volume. Nous perdîmes cependant de
précieux moments à l’observer stupidement, les yeux écarquillés, cherchant dans notre mémoire ankylo-
sée ce qu’on nous avait dit au sujet de cet animal.
Pendant ce temps, le poisson-vessie, qui avait à peu près la taille d’une grosse pomme, commença à se
gaver de sphères argentées. Il nous bouffait nos perles cet emmanché !
Tel une hyène affamée, il broutait gloutonnement les grappes bruissantes. Soumis à un tel régime, son
corps ne tarda pas à se distendre, à enfler démesurément, évoquant pour moi les bajoues gonflées à cra-
quer d’aliments de certains rongeurs prévoyants.
Très rapidement, se gonflant du gaz contenu dans les perles, il atteignit le volume d’un gros melon, puis
de deux... Sa peau, dilatée, étirée au maximum, était devenue transparente, laissant deviner ses organes.
Lorsqu’il fut tendu à se déchirer, il s’éloigna des perles et glissa doucement vers nous.
Rahan posa alors la main sur mon épaule, me tirant de ma torpeur, et me fit comprendre d’un mouvement
arrière de la tête que nous devions nous mettre à l’abri.
Le poisson-vessie était en effet capable de régurgiter le gaz absorbé avec la puissance de dix arbalètes.
C’était du moins ce qu’avait affirmé Retneth et nous n’avions aucune raison de mettre sa parole en doute.
L’animal dilatait soudain sa bouche et crachait alors une seule et unique perle, énorme, qui fendait l’eau
avec la force meurtrière d’une grosse pierre lancée par un onagre de siège.
Le projectile gazeux éclatait en heurtant sa cible, et l’onde de choc résultant de cet impact avait généra-
lement pour effet de provoquer de graves traumatismes internes dans l’organisme de la victime.
Le chef de chantier avait entre autres mentionné plusieurs cas de fractures du crâne; des éclatements de la
rate, du foie, des poumons; des dislocations de la colonne vertébrale, bref, tout un assortiment de joyeuse-
tés qu’il valait mieux éviter sous peine de ne plus jamais faire de vent avec ses narines.
Sa proie flottait à la dérive, inconsciente, le poisson-vessie se jetait alors sur elle et se mettait en devoir de
l’achever en lui suçant le sang jusqu’à la dernière goutte.
- C’est une immonde sangsue explosive ! Avait résumé Retneth lors de l’un de ses explications.
Méfiez-vous-en comme de la peste, et plus encore ! Il en existe même de très gros dont la perle peut vola-
tiliser les parois d’un tunnel ! Une fois, j’ai vu un type se faire aplatir par un de ces boulets d’air compri-
mé. Je vous dis pas à quoi il ressemblait ! C’était comme s’il avait tenté d’arrêter un troupeau de zébus
rien qu’avec ses mains nues !

Recouvrant tout à coup ma lucidité, Je me secouais et virai sur le flanc. Moins vite que je ne l’aurais ce-
pendant voulu, le liquide épais des tunnels n’autorisant pas de déplacements rapides.
Rahan, lui, avait choisi de nager au ras des profondeurs, s’évertuant à soulever un nuage de vase qui mas-
querait notre fuite; mais ses mouvements désordonnés n’épargnaient pas les algues qui, aussitôt, ga-
gnaient en luminosité.
Hésitant, le poisson-vessie attendait d’être à bonne portée pour tirer sa salve.

Les moines de Thystonius ne m’ayant pas entraîné à filer sans combattre, je cherchai une arme du regard
mais mes yeux n’accrochèrent que des pierres disséminées sur les fonds vasards, projectiles dérisoires
dans les circonstances actuelles.
La mort aux trousses, nous nagions de toute la vitesse dont nous étions capables mais la tache ronde et
boursouflée du redoutable prédateur ne quittait pas notre sillage.
Donnant de brusques coups de queue, jouant de ses courtes nageoires, ce poiscaille démoniaque sautillait
sans cesse, changeant de ligne, essayant de trouver la trajectoire idéale, celle qui lui permettrait de nous
mettre à mal tous les deux à la fois.
En fait, il jouait un peu avec nous, conscient de son terrible pouvoir destructeur.
En d’autres lieux, en d’autre temps Rahan lui aurait parlé, l’aurait déjà dissuadé de nous attaquer !
Par les nichons flasques d’Héra (désolé, j’ai encore juré comme Trandhuil), fallait-il que nos cerveaux
soient embrumés par cette sorcellerie !

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Au moment où je me jetais dans un tunnel adjacent, le poisson cracha sa perle sous pression.
L’eau vibra et bourdonna tandis que la masse d’air comprimé filait vers nous.
Me rejetant en arrière d’un violent coup de reins, à la désespéré, je vis passer la sphère brillante à
une main de ma poitrine, fulgurante, trait d’argent, véritable coup d’épée dans un univers de gou-
dron.
Comme une flèche rapide, la bulle s’écrasa contre la paroi de la galerie, se volatilisant dans un
grondement sourd.
Un formidable remous s’ensuivit, terrible maelstrom qui me projeta sur une roche. Plus que le
choc, ce fut la brutale compression qui provoqua les plus grands dégâts.
J’eus soudain l’impression qu’un mur invisible me heurtait de plein fouet. Pris entre les mâchoi-
res d’un gigantesque étau, je crus que mes tympans éclataient. Ma vue se brouilla.
Accompagnant l’onde de choc, un fantastique souffle ramona le tunnel comme une cheminée ho-
rizontale, décollant vase et autres sédiments, arrachant du même coup toutes les algues, les rédui-
sant en bouillie, plongeant l’endroit dans un noir absolu.
« Par les poils du cul d’Héphaïstos ! Je vais me trouver emmuré ! »
Ma nyctalopie ne m’était d’aucune aide car ce sont les particules en suspension qui bouchaient
la visibilité.
Paniqué, sonné, je n’eus d’autre recours que de me laisser porter par le flot de débris.
Dans la brume vaseuse, je devinai plus que je n’aperçus Rahan. Le parleur aux animaux dérivait
entre deux eaux, sur le dos, inconscient.
Au passage, je le happai par un bras, l’entraînant avec moi.
Il était important de filer au plus vite le plus loin possible.
Déjà, le poisson-vessie avalait goulûment de nouveaux chapelets de billes de gaz, en prévision
d’une salve mieux ajustée.
Nageant d’un seul bras, remorquant Rahan dont le poids mort me tirait irrémédiablement vers le
fond, je connaissais des moments difficiles.
Sans arme adéquate, il était inutile d’essayer d’affronter le poisson-vessie.
Autant tenter de bloquer avec la main le tir d’une baliste !
« Ô Thystonius, grand guerrier ! Tu sais que je n’ai jamais reculé devant l’ennemi, que j’ai tou-
jours affronté le danger l’arme à la main, mais à poil, sans armes, empêtré dans ce bouillon de
sorcière, que puis-je faire ? »
Me déplaçant dans un véritable pot au noir, je nageais le mieux possible, persuadé que d’une se-
conde à l’autre la bulle d’air comprimé viendrait s’installer entre mes omoplates, me débarras-
sant à jamais de mon fâcheux symbiote, mais me disloquant du même coup la colonne verté-
brale, faisant éclater mon cœur et mes poumons.
La nuit de vase m’enveloppait d’un film poisseux, ajoutant à mon angoisse.
Progressant à l’aveuglette, je donnais de temps à autre de la tête, du bras, ou de l’épaule contre
le relief anarchique, y laissant une poignée, de cheveux, quelques lambeaux de peau.

Soudain, alors que je commençais vraiment à m’affoler, la paroi supérieure se déroba au-dessus
de moi et j’émergeai presque aussitôt à l’air libre, au centre d’une petite caverne.
Cette caverne abritait une poche d’air. Si on peut appeler « air » ce truc nauséabond !
M’agrippant à un rocher, je tirai Rahan sur la berge, entre des colonnes de stalagmites.
La vase s’était transformée en un limon visqueux qui faisait de la rive une véritable patinoire.
Ahanant, je calai tant bien que mal le corps de mon compagnon entre deux piliers vitreux avant
de me hisser moi-même hors de l’eau.
Il n’était que temps.
Fendant la surface de la mare dans un sillage blanchâtre, le projectile du poisson-vessie s’en vint
éclater à la lisière du flot, soulevant un geyser de tourbe et d’éclaboussures.
L’onde de choc fut telle qu’une série de stalactites se détachèrent, dont l’une vint se ficher à une
main de la tête de Rahan, comme une lance.

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Inquiet, je fixai douloureusement la voûte.
Allait-elle se lézarder, s’effondrer à son tour, se refermant sur nous comme l’énorme mâchoire
d’un gigantesque monstre ?
Mais les remous s’apaisèrent et le calme revint, me laissant pantelant. Le souffle court, je com-
mençai par me masser longuement les tempes. Mes tympans, blessés par la première explosion,
me donnaient l’impression d’avoir des bouchons d’étoupe dans les oreilles.
Furieux, le poisson-vessie fit deux fois le tour du bassin naturel avant de s’enfoncer à nouveau
dans le labyrinthe des tunnels, à la recherche de proies moins rétives.
Essuyant machinalement le sang qui sourdait de mon cuir chevelu arraché, regardant mes doigts
rougis sans les voir, je récupérai doucement avant de ramper vers Rahan.
Ce n’était point chose facile car la vase, particulièrement glissante, avait tendance à me faire
glisser à reculons, à me rejeter à l’eau.
Parvenant enfin près de mon compagnon, je l’examinai à la lueur d’une sourde lumière bleutée
qui tombait de lichens, moisissures et autres champignons luminescents qui tapissaient les pa-
rois de la grotte.
Mais, bien que cette luminosité soit très faible, elle était suffisante pour qu’un elfe y voie aussi
bien qu’au grand soleil.
Le parleur aux animaux avait le visage grisâtre et il saignait du nez.
Affolé, je le fis rouler sur le flanc et cherchai son pouls. Il battait régulièrement. Cela ne me ras-
sura point pour autant. Rahan avait sans aucun doute encaissé l’onde de choc de plein fouet.
Peut-être, dans ces conditions, souffrait-il d’une fracture du crâne ?
Quelques minutes s’écoulèrent, qui me parurent autant de siècles avant que le parleur aux ani-
maux ne consente enfin à remuer. Dans la foulée, il eut quelques velléités de vomissements, ne
cracha en définitive que des caillots d’algues effilochées.
- Où sommes-nous ? Hoqueta-t-il bientôt en se redressant sur un coude et en décortiquant le dé-
cor alentour.
- Dans une poche d’air, expliquai-je. On va attendre que le poisson-vessie se soit suffisamment
éloigné avant de se remettre à l’eau. Comment tu te sens ?

Le parleur aux animaux réprima un bâillement.


- Aussi bien que si j’avais été piétiné par une colonie de zébus à huit pattes, grogna-t-il. En de-
hors de ça, je me sens plutôt d’attaque.
- Le temps que tu récupères, je vais me faire une idée des lieux, je fis en me redressant.
Attends-moi ici !
- Je risque point de m’envoler, râla-t-il.
Complètement rassuré sur l’état de mon équipier, je m’éloignai prudemment...
La petite caverne m’intriguait et ravivait soudain en moi des espoirs d’évasion. À bien y réflé-
chir, l’agression de ce poisson-vessie pouvait être considérée comme une bénédiction.
Elle avait agi comme un exorcisme contre mon attirance pour l’eau, me dérouillant l’esprit, me
tirant de la torpeur maladive qui me privait d’initiative.
De nouveau lucide, conscient que cet état de grâce ne durerait certainement point, je commençai
d’explorer l’endroit le cœur battant.
Peut-être allais-je découvrir une galerie directement reliée au désert ?
Une porte de sortie naturelle dont tout le monde ignorait l’existence ?
Pourquoi pas ? Tout était possible dans cet univers extravagant.
Me déplaçant maladroitement, fébrile, j’entrepris de louvoyer entre 1es dents de ca1caire.
L’étrange flore s’illuminait sur mon passage.
Je découvris bientôt que la caverne était comme le carrefour d’une multitude de galeries étroi-
tes, de boyaux dans lesquels on ne pouvait progresser qu’à genoux.

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Ça me faisait penser à une légende que j’avais lue, il y a de nombreuses années, sur un très
vieux manuscrit poussiéreux et à demi moisi, d’où je tire les noms des Dieux me servant à dé-
fouler mes humeurs. Il provenant de la Grande Bibliothèque de Throal.
Cette légende décrivait un endroit ressemblant fort à celui où je me trouvais, qui aurait été cons-
truit par un certain Dédale pour y enfermer le Minotaure, monstre mi-homme, mi taureau.
Allais-je avoir à combattre un tel monstre ?
Et voilà ! Je me mets à craindre les monstres de légende ! Je résonne encore comme pucelle qui
aurait ses émois ! C’est sûrement à cause de cette ambiance glauque !
De plus ce monstre aurait été, d’après cette légende, tué par un guerrier nommé Thésée !
Donc, puisqu’il est mort, je ne risque point de rencontrer ce monstre mi-homme, mi taureau.
Au moment où j’allais me baisser pour explorer un nouveau boyau, j’aperçus une empreinte
dans la vase.
Point de panique, ça ne ressemblait point à un sabot de taureau, mais plutôt à un pied palmé dont
les doigts étaient pourvus de larges griffes. Très rassurant, par les couilles d’Hélios ! Tout
compte fait j’aurai préféré le taureau !
Instantanément en alerte, je me figeai, mes yeux fouillant l’obscurité des tunnels avoisinants.
Le souffle suspendu, au bout de quelques secondes, je repérai une ombre sinueuse qui ondulait
entre les colonnes coniques.
L’animal, car il s’agissait sans conteste d’un animal, avançait vers moi tout en dispensant des re-
flets de cuir mouillé. Il mesurait environ deux pas de long et, dans la semi-pénombre, ses pupilles
luisaient d’une phosphorescence verdâtre. Un « triton » !
On m’avait prévenu qu’ils se nourrissaient de chair humaine !
Pris de court, je reculai doucement.
Point pour fuir ; ô grand Thystonius ! Mais pour m’armer. Car cette fois, il me fallait une arme,
je ne m’en tirerais point autrement. L’esprit heureusement avivé (et peut-être aussi inspiré par
Thystonius), je trouvai tout de suite la solution en songeant à la stalactite qui, une poignée de mi-
nutes plus tôt, avait failli éclater la tête de Rahan.
Décrivant une courbe, afin de rallonger la distance à parcourir, multipliant ainsi les obstacles
pour ralentir au maximum la marche de ce nouvel ennemi, je rejoignis bientôt l’endroit où nous
avions abordé.
Là, d’un coup de reins nerveux, utilisant toute le force dont j’étais capable, j’extirpai l’aiguille de
calcaire de sa gangue de boue.
~ Qu’est-ce que tu fabriques encore ? Interrogea le parleur aux animaux, toujours allongé et ten-
tant de récupérer ses forces, en surprenant mon manège.
- Ne bouge point, chuchotai-je, il y a là une bête qui nous observe à quelques coudées de là.
Un triton, une sorte de lézard long de deux pas. Il faut absolument que je le plante avant qu’il se
décide à nous bondir dessus ...
- Et si on replongeait plutôt ? Proposa le parleur aux animaux en regardant par-dessus son épaule.
- Parce que tu crois qu’il ne sait point nager ? Ricanais-je.
La lance de pierre bien en main, je l’assurai contre mon torse, prêt à foncer. Je savais que je n’au-
rais droit qu’à une seule tentative, que mon premier coup devrait obligatoirement toucher au but
et se révéler mortel.
L’animal ne bougeait plus. Ses yeux dessinaient deux flammes vertes sur le fond des ténèbres.
Sa queue fouetta soudain la vase avec un bruit de succion. Il semblait s’énerver.
Je levai lentement le bras, l’aiguille de pierre dardée.
D’un seul bond, choisissant mon terrain, je fus à deux pas de la bête. C’était un grand triton, de la
même espèce géante que ceux utilisés comme chiens de garde par les femelles de cuir.
Il avait la gueule béante, ouverte sur des dents de sabre, et haletait. Sa gorge à écailles fines,
presque transparente, palpitait spasmodiquement, trahissant sa nervosité.
Estimant être à bonne portée, je le visai, bandai mes muscles ...

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 46 / 82


À la seconde même où mon bras allait se détendre, le reptile leva une patte tremblante et chevro-
ta, d’une voix atrocement déformée :
- Attends ... Ne ... Ne m’occis point ...
Je me pétrifiai, l’épieu à la main.
D’abord, je crus avoir été victime d’une hallucination. Il ne pouvait en être autrement.
Mais l’animal réitéra son geste de supplique. L’horrible bouche hérissée de crocs géants se
contracta au prix d’un effort douloureux et éructa encore une fois :
- Ne ... me ... tue point ... Je ... t’ex ... pliquerai... pluus ... taaard
Abasourdi, je laissai retomber mon bras, abandonnant la lance de pierre qui s’enfonça dans la
tourbe. Puis je me passai la main sur le visage, en proie à un début de vertige.
L’animal mit ce répit à profit pour faire demi-tour et se glisser dans une galerie annexe se per-
dant dans les ténèbres.
Inquiet, ·Rahan accourut en titubant.
- Qu’est-ce qui se passe ? S’affola-t-il en m’examinant de la tête aux pieds.
Bon sang, tu es pâle comme la mort !
- C’est le triton, balbutiai-je. Il ... Il m’a parlé ... Il m’a demandé de ne point le tuer.
Rahan fronça les sourcils, jeta un long coup d’œil autour de lui.
- Quel triton? Finit-il par demander.
- Il était là ! M’énervai-je en désignant l’espace qui s’étendait devant nous.
Il y a encore ses traces !
- En admettant qu’il y ait eu ici un quelconque animal, de là à ce qu’il t’adresse la parole, sur-
tout pour te demander de ne point le tuer, il y a une marge, avoue ?
N’oublies pas que c’est moi le parleur aux animaux, et moi, je n’ai rien entendu !
- Je sais que ça peut paraître dément, j’en suis moi-même encore tout ébaubi, mais c’est pourtant
l’entière vérité ! Pourquoi j’irais te raconter des .billevesées ? Quel avantage j’en tirerais ?

Le parleur aux animaux eut une moue embarrassée.


- Je vois point bien, justement, fit-il en se grattant la tête, perplexe.
Il n’est point possible que tu sois capable de discuter avec des lézards !
- Je n’ai point discuté avec lui, c’est lui seul qui m’a parlé !
Rahan haussa les épaules.
- Tu joues sur les mots !
Mortifié, je fis demi-tour, marchai vers le minuscule plan d’eau.
- Eh ! Où tu vas ? s’écria le parleur aux animaux.
- Je rentre puisque tu ne veux point m’écouter.
- Tu es bien chatouilleux !
- Je n’aime point qu’on mette ma parole en doute !
Le parleur aux animaux plissa les yeux.
- Un triton qui parle, ça se discute, non ? Surtout si c’est à toi qu’il parle...
Je lui jetai un regard au vitriol.
- Et si on t’avait raconté tout ce qui se passe ici, ces foutues perles molles qui se métamorpho-
sent en perles de la plus belle eau, ces espèces de pieuvres qu’on nous a collées dans le dos pour
nous permettre de respirer dans cette merdasse noire, tu l’aurais cru ?
- Je dois dire que non, avoua Rahan piteusement.
- Et pourtant c’est vrai ! Martelai-je. Alors si tu veux mon avis, tu aurais intérêt à t’éclater
l’esprit car on n’a peut-être point fini d’en voir, des choses inconcevables. N’oublie point que ce
bloc de pierre qui nous abrite toi et moi est certainement sorti des entrailles de la terre comme
un volcan, et que nous ignorons tout ce qui se passe dans ses profondeurs ! Ni en quoi les mani-
gances nécromanciennes de la grande salope l’ont modifié !
- Tu as raison, déclara tout à coup Rahlan. Ça me coûte de l’admettre mais tu as raison.
- J’ai vu un triton et il m’a parlé, insistai-je.

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- C’est bien possible, après tout, reconnut le parleur aux animaux.
- Et tu vois une explication à ça ?
Le regard transparent de Rahan se voila.
- Peut-être, fit-il doucement. C’est point bien logique mais on patauge point dans le raisonnable.
- Tu penses à quoi ?
- Ce symbiote, qui nous fait ressembler à des en dromadaires, il nous adapte bien à l’élément
aquatique, non ?
- C’est vérifié.
- Alors pourquoi ne nous permettrait-il point de comprendre le langage de certains animaux ?
Je fis la moue. Le raisonnement me semblait plutôt tiré par les cheveux, mais je n’étais point
capable d’en imaginer un autre.
Et puis la conjoncture laissait la porte ouverte à toutes les suppositions.
- Tu n’as point l’air bien convaincu, observa mon équipier, mais moi je trouve l’hypothèse tout
à fait vraisemblable. Si tu peux respirer et nager comme un poisson, pourquoi ne parlerais-tu
point comme un poisson ?
- Mais les poissons ne parlent point ! M’emportais-je.
- C’est vrai, convint Rahan un instant démonté, mais qui te dit qu’ils n’entendent rien ?
- Je n’ai jamais soutenu que les poissons n’entendaient rien, qu’est-ce que c’est que ces histoi-
res ? Et c’est à un triton que j’ai eu affaire, point à un poisson.
Le parleur aux animaux plissa le front.
- Tu m’embrouilles avec tes interruptions, se fâcha-t-il. Ce que j’ai voulu dire c’est qu’avec ce
colis dans le dos on était peut-être devenu réceptif au langage animalier, c’est tout. Et puis
d’abord comment tu peux affirmer que les poissons ne parlent point ?
D’un geste de la main, Je mis fin à la discussion.
- Restons-en là, fis-je, apaisant.
Essayons plutôt de rejoindre le camp ! Ils doivent commencer à s’inquiéter.
- Tu parles, ils doivent se ronger les sangs, ricana le parleur aux animaux. Ils s’en foutent oui !
Et c’est point moi qui pourrais leur donner tort ! Pour ce que le monde est intéressant ! Des in-
grats, nous sommes entourés d’ingrats ! Et je n’échappe point à la règle ! On se met en quatre
pour les autres, on fait semblant de les croire, et eux ils ne se gênent point pour vous faire com-
prendre que vous n’avez que de la fumée dans la tête ! C’est ça, plonge, puisque tu es allergique
à la vérité ! Même point fichu de m’attendre, de s’inquiéter de mon état !
Un jour, je me laisserai mourir, et tu pourras toujours me supplier, je ne reviendrai point sur ma
décision, ou alors il faudra que tu pleures des larmes de sang !

Alors, ayant suffisamment épanché sa bile, il plongea à son tour et ne tarda point à me rattraper.
Bien que n’ayant pas répondu, sa tirade m’inquiétait fort. Ce n’est point le Rahan que je
connaissais... Par les pets puants d’Éole (Et vlan ! encore des jurons … il faudra que je me
contrôle mieux), ce maudit symbiote était en train de transformer son cerveau en estron fumant !
Qu’en était-il du mien ?
Je nageais prudemment, cherchant à détecter la présence possible du terrible poisson-vessie.
Le danger écarté, nous rejoignîmes bientôt le tunnel central.
Chemin faisant, j’enregistrai un certain nombre de repères qui me permettraient le cas échéant
de retrouver cette grotte avec la poche d’air.
Le retour fut pénible car nous étions exténués.
Lorsque nous émergeâmes au centre du lac, le vieux Retneth nous insulta car nous ne ramenions
point notre quota de perles.
Rompu, j’allais m’étendre à l’écart, ne prêtant aucune attention aux récriminations du chef de
chantier qui ne s’inquiétait même point de ce qui nous était arrivé.
En fait, j’étais un peu froissé de constater que Rahan n’accordait que peu d’intérêt à l’épisode
du triton parleur, sinon pour goguenarder.

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Mais je ne pouvais point lui en vouloir, car à présent que l’incident s’éloignait dans le temps,
moi-même venais à douter de l’avoir vécu.
La semaine s’écoula dans la plus parfaite routIne.
Repris par le rythme monotone des activités du camp, moi et Rahan avions recommencé à plon-
ger, passant le plus clair de nos journées dans l’eau, à traquer ces putains de perles.
Nous n’avions plus rencontré de poissons-vessies et vivions à nouveau dans un univers coton-
neux, presque comme dans un rêve.
Un matin pourtant, le chef de chantier·annonça à la cantonade qu’on nous accordait exception-
nellement un jour de repos.
A cette nouvelle, le dénommé Boldogol ricana ouvertement.
- Attention, les gars, lança-t-il narquois, on va avoir de la visite ! Les femelles vont venir cher-
cher les perles matures et elles ne manqueront point de se choisir quelques étalons !

Il ne mentait point.
Une heure plus tard, le monte-charge fit entendre un concert de grincements de poulies tandis
que la cabine descendait doucement du puits creusé dans la voûte de la caverne.
Une dizaine de femmes armées jusqu’aux dents se tenaient debout, bien campées sur le plateau.
Toujours avec leurs tenues de chasseur en cuir.
La fille au crâne rasé, Shadielle, celle qui commandait l’exploitation, était du nombre. Son
tromblon la main !
- Tiens, constata encore Boldogol, la sorcière de grande patronne en personne !
Va falloir assurer, les mecs ! Elle est venue faire son plein de chair fraîche. Gare à celui qui ne
se montrera point à la hauteur !
Le monte-charge s’immobilisa dans un grondement sourd et, instantanément, le peloton des gar-
diennes prit position de manière à couvrir de leurs armes toute l’étendue de l’immense caverne.
Sans adresser le plus petit regard aux prisonniers, Shadielle, accompagnée de Retneth, se rendit
dans le mûrissoir. Le vieillard faisait montre d’une répugnante obséquiosité.
Il s’écoula bien une demi-heure avant que le couple réapparaisse.
Lorsque Shadielle ressortit, elle tenait à la main un sac de cuir rebondi qui contenait les perles ar-
rivées à maturité. Une véritable fortune.
En regagnant l’ascenseur, la grosse femme laissa ses yeux noirs glisser sur le rang des captifs
avec une gourmandise non dissimulée. Au moment de prendre pied sur la plate-forme, elle chu-
chota quelques mots à l’une des geôlières.
Celle-ci s’avança vers les hommes alignés et en désigna une demi-douzaine du bout de son ar-
balète et les poussant sur le côté.
- Toi, toi, toi, disait-elle en remontant la colonne des plongeurs.
J’étais du nombre, mais je m’y attendais. En fait presque tous les prisonniers de la dernière four-
née. Mais pas Rahan. Peut-être étions-nous, à leurs yeux, encore « consommables » ?
- Sur la plate-forme, vite ! Ordonna la gardienne, et mettez les mains sur la tête !
Obéissant, je m’intégrai au groupe des élus, passai devant Rahan, lequel ne m’accorda aucune
attention particulière. Point qu’il éprouvât un quelconque sentiment de jalousie pour ne point
avoir été distingué mais, repris par le quotidien, il avait de nouveau perdu contact avec la réalité.
D’ailleurs depuis l’épisode du poisson-vessie, nous n’avions point échangé dix mots.
Bousculé au propre comme au figuré, je pris pied sur le plateau branlant
Puis le monte-charge décolla en couinant.
Mal conçu, manquant de rigidité, d’armatures, il se mit à pencher légèrement sur bâbord, désé-
quilibrant ses passagers.
Au fur et à mesure qu’on s’élevait à l’intérieur du puits, l’obscurité se dilua pour faire place à
une clarté artificielle née de rampes de lampes à huile que l’on n’allumait que dans les grandes
occasions, c’est-à-dire lors des descentes de Shadielle.

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Lorsque le monte-charge affleura au niveau du sol, et qu’il fallut quitter la cabine, j’eus un mou-
vement de recul. Je dus baisser la tête et fermer à demi les paupières, ébloui jusqu’à la douleur
par la lumière dansante.
La température aussi me parut insupportable, et quand j’émergeai à l’extérieur, sous le vent du
désert environnant, j’eus un terrible haut-le-corps.
Le monde qui m’entourait me sembla affreusement sec, desséché, aride.
Hostile.
La chaleur courait sur ma peau comme une haleine enflammée, comme le jet cuisant d’un trait
de vapeur. L’éclat du jour conjugué à la splendeur du soleil m’enfonçait deux aiguilles chauf-
fées à blanc jusqu’au fond des orbites, me faisant gémir.
Les autres prisonniers semblaient, eux aussi, pareillement incommodés.
Je titubais, hagard.
Le monde de la surface n’était plus qu’une immense chaudière, un vaste creuset qui me racor-
nissait les chairs et asséchait mes muqueuses.
J’eus un vertige en me rappelant que quelques jours plus tôt, en arrivant à la mine, j’avais trouvé
l’enceinte du cirque rocheux terriblement humide !
Fortement ébranlé, je me demandais comment j’avais pu si vite passer d’un extrême à l’autre?
Était-ce encore un méfait à attribuer au symbiote ?
Un rapide coup d’œil alentour me permit de vérifier que mes compagnons de captivité subis-
saient les mêmes avanies. Cela ne me consola point pour autant.
Peu sensibles à nos tourments, les gardiennes nous caressèrent les côtes à coups du plat de leurs
épées, nous poussant en direction d’une bâtisse aux murs de pierre.
- Allez, pressez-vous ! Commandèrent-elles.
On n’a point le temps de rêvasser ! Va falloir sérieusement vous décrasser; vous puez la vase,
vous ressemblez à des noyés !

La porte coulissa et nous pénétrâmes dans une salle ressemblant aux bains publics des grandes
villes. Des savons noirs et des brosses à poils durs avaient été disposés près de la grande vasque.
Dans un premier temps, j’entrepris de me nettoyer avec un réel plaisir.
Cependant, j’éprouvais très vite une inexplicable sensation de malaise. L’eau me semblait acide
en regard de celle du lac noir. Peut-être tout simplement parce qu’elle provenait d’une source
« normale », pure, et non des profondeurs empoisonnées des tunnels ?
C’était un argument déraisonnable, particulièrement aberrant même, mais je n’avais plus l’ana-
lyse très logique.
Je cessais bientôt de me brosser car ma poitrine rougissait désagréablement et je me sentais par-
couru de démangeaisons intolérables.
- Séchez-vous ! Et enfilez des vêtements propres, il y en a là ! Commanda une surveillante en
manœuvrant une sorte d’écluse afin de vider le bassin. À côté, vous trouverez des chambres;
installez-vous chacun dans une pièce et attendez qu’on vienne vous utiliser !

Indifférents, avec les autres captifs, nous piétinâmes tout au long d’un long couloir bien éclairé
par des lampes à huile et recouvert de tapis.
Tout se déroulait dans le silence le plus absolu, chacun vivant étrangement replié sur lui-même.
Les regards étaient transparents, comme hallucinés, ne se fixaient jamais plus d’une seconde,
comme s’il n’y avait rien à voir, à reconnaître.
L’esprit enregistrait mais l’information ne passait pas. Tout se réduisait à un simple constat.
Nous savions tous comment ces femelles allaient nous « utiliser », mais rien à voir avec la
joyeuse ambiance d’une troupe de soldats se dirigeant vers le bordel de la ville.
Nous aurions dû être excités, volubiles, faire des réflexions grivoises, nous vanter par avance de
nos futures performances...
Non. Rien ! On s’en foutait totalement ! Moi comme les autres !

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Étais-je le seul à me faire ces réflexions ?
Les rapports de cause à effet n’avaient plus cours. Nous vivions un présent perpétuel où le
concept de l’idée avait été chassé au profit de la seule sensation.
Je n’échappais point à la règle. Le phénomène s’était même considérablement amplifié depuis
mon arrivée en surface. Moi non plus ne recherchais point le contact. Incapable de concentra-
tion, je posais mes yeux sur mes compagnons sans les voir, les considérant comme des entités.
Déjà, en bas, les échanges n’existaient pratiquement plus, en dehors de formules toutes faites, de
banalités, manger, boire, plonger.
Là, c’était encore pire.
La conscience s’était comme rétrécie. Seule la notion d’instinct subsistait.
Alors que j’aurai dû être joyeux à la perspective de culbuter une aimable ribaude … mais non,
j’avais hâte que ce soit fini pour pouvoir retrouver la marre.
Suivant le mouvement, J’entrai dans une espèce de cagibi qui n’avait de chambre que le nom.
L’endroit faisait à peine quatre pas de large sur deux pas de côté.
Les murs avaient été recouverts de panneaux de bois perforé et le sol de terre battue tapissé de
fourrures dont les contours rebiquaient.
De la nourriture et un pichet de vinasse attendaient disposés sur un plateau posé sur une grosse
pierre servant de table.
Dans un coin, sur une méchante table de bois, trônait un nécessaire de toilette : Un broc et une
cuvette, comme dans les bordels de qualité moyenne, qui jurait avec l’aspect vétuste de là pièce.
Les dimensions de mon nouveau domaine prises, Je s’assis machinalement sur la couche, puis je
m’appliquai à manger. Je n’avais point vraiment faim mais l’étoile de lucidité qui me restait en-
core m’exhortait à ne point refuser bonne pitance.
Je devais à tout prix alimenter mon organisme, me tenir prêt, paré à toute éventualité.
Cela m’avait déjà été salutaire en d’autres circonstances. C’est ainsi que j’avais toujours pu faire
face aux périls que j’avais rencontrés au cours de ma longue vie de guerrier.
Je me restaurai donc, mâchant, déglutissant sans y penser, sans percevoir la saveur de ce que
j’avalais, sans me flatter le palais. Je bus de la même façon, incapable de savoir si c’était une in-
fâme piquette ou une vinasse de grande qualité.
Ma pitance expédiée, la porte pivota doucement sur ses gonds, laissant le passage à Shadielle.
Elle n’avait pas son tromblon ni aucune autre arme. Certainement pour m’éviter la tentation de vouloir
m’en emparer. De plus je suis certain qu’une ou deux de ces diablesses devait se trouver dans le couloir,
arbalète bandée au cas où l’un de nous essayerait de s’échapper.
Elle m’observa un moment avant de pénétrer dans la pièce, laissant la porte ouverte derrière
elle, comme pour me provoquer.
- Alors beau gosse ! Lança-t-elle en se rapprochant du matelas. Tu te sens d’attaque ?
Tu as repris des forces ?
Puis, sans attendre de réponse, elle commença à se déshabiller. Elle était maintenant entièrement
nue, bien moins grosse qu’on aurait pu le supposer.
Comme son crâne et ses sourcils, son pubis était soigneusement rasé, épilé, peut-être. Elle ne
devait point supporter le poil...
Elle avait des cuisses énormes, mais sans cellulite, un fessier plat, un torse rond, sans taille, avec
des seins qui ressemblaient plus à des pectoraux de lutteur qu’à des pommes d’amour.
On lui aurait accroché une paire de balloches et ce qui va avec, qu’on aurait dit un homme.
En la détaillant, je ne pus réprimer un frisson.
Loin de la heurter, cette manifestation mit la directrice de l’exploitation en joie.
- Je t’inspire point beaucoup, ricana-t-elle en se grattant les flancs, rassure-toi, tu n’es point
vraiment mon type non plus ! Mais les elfes sont tellement rares ici que je n’ai point pu y résis-
ter. Mais déshabille-toi tout de même ...
Je fit glisser l’espèce de culotte en toile qui me servait de sous-vêtement, la jetai près de la
grosse pierre qui faisait office de table.

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- Faut avouer que t’es plutôt bien monté, apprécia Shadielle.
À cet instant précis, une ribaude aux allures de pucelle franchit la porte.
Vêtue d’une longue chemise violette, elle repoussa le battant et s’avança vers le matelas d’une
démarche lascive.
- C’est Fledka, annonça Shadielle en désignant la nouvelle venue. On est inséparables !
De près, Fledka perdait de sa juvénilité. Elle était jeune, certes, mais pubère depuis longtemps.
Son visage était attrayant, sans défauts majeurs, sa bouche ramassée comme une cerise.
Sans rien dire, elle entreprit de se déshabiller à son tour. En un tournemain, la chemise chut à
ses pieds sans faire plus de bruit qu’une plume tombant sur l’eau.
- Comment tu la trouves ? S’inquiéta Shadielle en se rapprochant d’elle. Tu as vu le délié de son
cou, la chute de ses reins, et le modelé de ses seins ? Et son cul ? Tu as vu son cul ? C’est point
une pouffiasse à fesses graisseuses ?
J’ai pensé qu’elle attiserait assez tes ardeurs pour que j’en profite aussi !

* * * * *

Je pense avoir fait ce qu’elles attendaient de moi. Comme en dormant, sans joie ni passion.
Donc il n’y a rien à raconter.
Et puis d’autres ont défilé après, puis d’autres ... Combien ? Qu’est ce que ça peut foutre ?
Qui aurait pu croire que je culbuterai autant de ribaudes en même temps sans éprouver le be-
soin de le chanter et de m’en vanter ? Ma meilleure partie de cul depuis bien longtemps, et je
ne ressens aucun joie, aucune masculine fierté, je m’en fous totalement !
Resté seul, Je n’eus guère le temps de m’interroger sur mon manque d’enthousiasme.
Roulant sur le flanc, je réalisai soudain que je m’étais endormi profondément au terme de ma
dernière joute amoureuse. Non pas joute amoureuse, plutôt : saillie !
Curieux, je me levai sans bruit et m’approchai du battant de manière à pouvoir épier et écouter
les geôlières sans être vu.
Nues, ou simplement vêtues d’une tunique largement ouverte, elles se tenaient adossées aux
cloisons, nonchalantes, lascives, pour la plupart encore humides de sueur, des mèches de che-
veux collées à leurs joues.
En d’autres temps ce spectacle m’aurait émoustillé au plus haut point !
Mais là ... je ne ressentais qu’indifférence ...
La fumée baignait le couloir d’un brouillard bleuâtre à couper au couteau.
- C’est sûr que c’est dommage, murmura l’une des filles, il y avait de beaux spécimens dans le
lot ... Il y a bien longtemps qu’on n’en avait point eu de pareils ... Je pense à cet elfe, en particu-
lier ... Et les trolls ? Inoubliables ... Moi je me suis payé un nain monté comme un Orc …
Une autre, complètement nue celle-là, haussa les épaules, faisant tressauter une triste poitrine.
- On n’y peut rien, lâcha-t-elle, c’est leur destin.
Quand le processus est en marche, rien ne peut l’entraver. Les plus robustes résistent plus long-
temps, c’est tout. Il faut bien que le travail se fasse ...
« Notre destin ... processus en marche ... rien ne peut l’entraver …» De quoi parlaient-elles ?
Puis la porte du baraquement s’ouvrit, laissant le passage à Shadielle, de nouveau affublée de sa
maudite arme de lâches, et les conversations s’interrompirent.
- Allez, assez bavassé ! Jeta la sorcière.
La récréation est terminée; il va être temps de les faire redescendre !

Aussitôt, les filles s’égaillèrent.


Profitant du tumulte, je me reculai précipitamment et me rallongeai sur le matelas, feignant le
sommeil, la tête pétillante de ce que je venais de surprendre. Comment fallait-il interpréter cette
étrange conversation ? Les geôlières semblaient regretter une mystérieuse et inéluctable catas-
trophe que je ne parvenais point à imaginer.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 52 / 82


Shadielle entra soudain dans ma chambre et, faisant pivoter un panneau mural mobile quasi in-
visible, elle découvrit une fenêtre rayée d’énormes barreaux.
Le soleil éclaboussa alors la pièce, y pénétrant comme un paquet de mer dans la coque avariée
d’un navire. J’eus alors un inexplicable mouvement de recul. Il me semblait que toute cette lu-
mière aveuglante me voulait du mal, qu’elle allait cloquer ma peau comme la caresse d’un tison
enflammé. Je m’assis d’un bond, les mains crispées sur les draps. Ma réaction me stupéfia moi-
même. Une abominable sensation de malaise s’était emparée de moi.
Un intense dégoût me retournait l’estomac. Le ciel bleu me paraissait obscène, et le désert aussi
hospitalier qu’un tas de chaux vive.
Le paysage entier se dressait contre moi, se mobilisait pour me tourmenter.
- Allez, debout ! Intima Shadielle en me considérant avec un petit sourire. Toutes mes filles sont
contentes de toi mais je crois que tu n’as point très envie de t’attarder. Je me trompe ?
Sa bouche s’était tordue, se plissant de manière caustique. Il était évident qu’elle n’ignorait rien
des tourments qui m’assaillaient.
Cherchant à me soustraire à la morsure du soleil, je roulai au bas du matelas et courus jusqu’au
nécessaire de toilette pour me rafraîchir.
L’eau quoique me semblant acide, m’apporta un soulagement passager.
- On s’habitue vite au monde d’en bas, n’est-ce pas ? Ricana Shadielle.
Je suis sûre que tu as hâte d’y retourner ...
Troublé, j’évitai cependant de répondre.
- L’eau est plus douce dans la caverne, soliloqua la directrice de l’exploitation, et puis il y a la
pénombre, l’obscurité ... Tout est trop dur pour toi ici, hein ? L’eau pure, la lumière, la chaleur,
tout t’agresse, t’irrite ... Tu es comme un écorché vif pris dans un vent de sel. Tu t’imagines traver-
sant le désert, peinant sous le soleil ?

Sur ces images, elle éclata de rire. Cette garce avait raison: je ne me voyais point du tout errer en-
tre les dunes dans le souffle torride des vents de sable
À cette évocation, tout mon être se hérissait, une main d’acier me broyait le cœur et je n’avais plus
qu’un désir : rejoindre Rahan dans les profondeurs de ce volcan noyé.
Momentanément calmé, je commençai à me rhabiller sous les yeux moqueurs de Shadielle.
J’haussai les épaules mais la conscience de ma vulnérabilité m’écrasait. J’étais devenu fragile,
anormalement sensible aux agressions corporelles liées à la chaleur et à la sécheresse. ‘
- Je te raccompagne jusqu’au seuil de ton nouveau domaine, se moqua encore Shadielle lorsque je
fus prêt. C’est le moins que je puisse faire après le bon moment que tu m’as fait passer.
La petite Fledka aussi est contente de toi. C’est rare, elle est difficile !

Nous sortîmes de la casemate et j’eus l’impression de pénétrer dans une étuve.


Le soleil avait décliné mais ses rayons donnaient encore sérieusement mal.
Dans la cour, deux tritons tenus en laisse par une fille obèse eurent un élan vers moi.
La gardienne dut déployer toute sa force pour casser net leur bond.
Rageurs, les monstrueux animaux griffèrent le sable en claquant des mâchoires.
Devant mon air effaré, la directrice de l’exploitation éclata d’un rire strident.
- Comme tu peux t’en rendre compte, ils détestent les mâles ! Glapit-elle. Et plus particulièrement
les beaux gars dans ton genre. En réalité, je crois qu’ils sont tout simplement jaloux !
C’est drôle, non ? Des lézards améliorés se permettant une scène de ménage !
Moi je trouve que c’est à mourir de rire ...
Comme nous parvenions à l’entrée de la galerie centrale, Shadielle m’abandonna à une autre geô-
lière armée d’un sabre et d’une dague.
- À la prochaine, mon tout beau, gloussa la sorcière. Travaille bien, cueille-nous beaucoup de jolies
perles ·et tu pourras revenir nous faire gueuler ... si tu es encore utilisable et si tu supportes tou-
jours la lumière, bien sûr !

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J’aurais voulu accoucher d’une réponse cinglante mais je restai pitoyablement muet, impatient de
quitter ce monde affreusement desséché.
Le tunnel m’avala et je fus instantanément soulagé.
Les autres prisonniers étaient déjà là, qui attendaient le regard vide.
À peine les eus-je rejoints que la cabine s’enfonça dans le puits d’obscurité.
Dès que la nuit m’enveloppa, j’éprouvais un intense bien-être. Ce sentiment viscéral m’épouvanta.
Étais-je en train de me muer en une créature des ténèbres ? La vie souterraine allait-elle faire de
moi un malade ne supportant plus ni clarté ni soleil ? Cette éventualité me glaça.
Le monte-charge immobilisé, je descendis et suivis mes compagnons de misère.
Nous n’avions point l’air, et de loin, d’hommes venant de passer une nuit de joyeuses galipettes
avec une bande d’aimables ribaudes !
Une atmosphère de désœuvrement planait sur le camp.
Allongés, vautrés ça et là, les hommes entonnaient des flacons de gnôle, glissant doucement
dans une ivresse morose. Personne ne nous interpella pour nous demander de raconter nos fras-
ques avec un grand luxe de détails croustillants.
On eût dit que cela ne les avait jamais intéressés, qu’ils étaient au-dessus de ça.
J’éprouvai un pincement désagréable à l’estomac. Dans n’importe quel bagne, on nous aurait
sauté dessus, avide d’informations scabreuses, obscènes. Là, rien de tel. Chacun restait à sa
place, enfermé dans son isolement. C’est tout juste si on levait la tête sur notre passage.
Mal à l’aise, je cherchai Rahan.
Ne le trouvant point dans note tente, je me dirigeai instinctivement vers le lac.
Il ne me fallut point plus de deux minutes pour découvrir le parleur aux animaux.
Presque nu, recroquevillé en position fœtale, il dormait dans un trou d’eau !
Une méchante flaque !
Plus irrité qu’effrayé, je le secouai violemment jusqu’à ce qu’il s’éveille en sursaut.
- Ah ! C’est toi, bâilla-t-il en me reconnaissant. Tu es déjà revenu ?
- Bon sang ! M’emportais-je. Tu as perdu la tête, ou quoi ?
Qu’est-ce que tu fais vautré dans la vase ?
Tu ne pouvais point dormir dans ta couverture, ou sur un hamac ?

Se redressant à demi, le parleur aux animaux fronça les sourcils, examina son environnement,
puis son corps souillé de boue. Il paraissait au moins aussi surpris que moi.
- Morguienne ! jura-t-il, qu’est-ce que c’est que ce chabanais ? Je ne me rappelle même point
être venu jusqu’ici ! C’est une blague, ou quoi ? En tout cas je ne la trouve point bien plaisante.
Tu as des jeux bien singuliers.
Le saisissant par le bras, je l’aidai à sortir de sa flaque d’eau.
- Il se passe des choses bizarres, murmurais-je en soutenant le parleur aux animaux qui titubait
comme un homme ivre. Quand j’étais là-haut, j’ai éprouvé de drôles de sensations ...
- Tu peux point parler comme tout le monde, dire que ça t’a fait du bien de tirer un coup ? C’est
de ton âge, après tout !
- Il s’agit bien de ça ! M’énervai-je.
Rahan me jeta un regard surpris.
- Quoi d’autre ?
- Une espèce de dégoût pour l’espace, pour le désert, pour le soleil, et même pour l’au pure ...
Je n’avais qu’une idée, qu’un désir : Revenir ici et plonger, nager dans les tunnels, et nager en-
core, et toujours ...

Rahan hocha longuement la tête.


- Ça ne m’étonne qu’à moitié, grogna-t-il. Tout à l’heure, quand les filles t’ont désigné, j’ai res-
senti comme une espèce de soulagement. J’étais heureux de ne point quitter la caverne.
Un queutard de ma trempe ! Moi qui suis d’ordinaire prêt à enfiler tout ce qui se présente !

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- Ce n’est point tout, coupais-je, à l’extérieur tout m’a semblé horriblement sec.
Et puis j’ai surpris une étrange conversation, pleine de sous-entendus bizarres ...
- C’est le symbiote ! Décréta le parleur aux animaux. Tu ne veux point le croire mais c’est par lui
que tout arrive ! Il nous adapte à cette vie de grenouilles ! Il nous bouffe notre personnalité, fait
de nous des espèces de zombis ! Encore un peu et nous serons comme tous les autres.
Regarde-les : des gisants, voilà ce qu’ils sont devenus ! Ils ne pensent plus qu’à se saouler dans
la pénombre ! Plus nous attendrons, et plus nous dépendrons de ce répugnant mollusque !
- Il n’y a guère de solution envisageable pour l’instant, le tempérais-je. Arriver jusque là-haut
n’est point des plus faciles. Et quand bien même on y parviendrait, rien ne serait joué pour autant
car l’endroit fourmille de gardiennes et tout le terrain est couvert par les arbalètes.
Et il faudra aussi compter avec les tritons, deux d’entre eux ont bien failli me dévorer ...
- C’est que t’avais peut-être point été très poli avec eux, gloussa le parleur aux animaux.
- Comment ça ?
- Je ne sais point moi ... Peut-être bien qu’ils t’ont dit « bonjour » et que t’as point répondu, ça les
aura froissés !

Je haussai les épaules, agacé. Puis, sans nous concerter, nous nous dirigeâmes vers la tente réfec-
toire et nous fîmes servir deux énormes chopes de bière.
- Puisque le monte-charge est hissé par des dromadaires, pourrais-tu leur parler depuis le bas afin
qu’ils nous remontent ? Demandais-je à Rahan.
- J’y ai déjà pensé, mais je suis trop affaibli par ce putain de symbiote pour « parler » à cette dis-
tance, de plus ils sont certainement entravés ou parqués ailleurs, quand on n’a pas besoin d’eux.

La pause ne fut bientôt plus qu’un souvenir. Dès le lendemain, heureux, moi et Rahan plongèrent
avec délice dans le lac gluant pour parcourir le labyrinthe inondé des différentes galeries dans le
but de collecter les perles.
Tout à notre travail, nous oubliâmes vite nos tracas. Rien ne comptait plus pour nous que le foi-
sonnement des billes cristallines répandues autour des pseudo-huîtres.
Nous éprouvions de véritables frissons voluptueux en nous frottant aux grappes fragiles, toujours
prêtes à éclater en constellations éparses.
Quelques jours plus tard, rompant la torpide harmonie, il y eut un accident.
L’un des plongeurs localisa en effet un gisement dont les perles avaient une étrange couleur
bleuâtre. Séduit, il imagina d’en collecter un plein filet, pensant ainsi s’attirer les faveurs de Ret-
neth et ses geôlières.
Malheureusement, lorsqu’il revint à la surface, son butin, ne supportant sans doute point la bru-
tale décompression, éclata entre ses mains avec un bruit terrifiant.
Cela ne serait resté qu’un incident sans intérêt si l’homme, ayant inhalé le gaz bleu ainsi libéré,
n’avait subitement été atteint de déformations corporelles aussi spectaculaires que repoussantes.
Quelques heures après l’explosion des bulles, son ventre se gonfla comme celui d’un poisson-vessie
avant de se déchirer dans un épouvantable jaillissement d’organes.
- C’est la première fois que ça se produit, balbutia le chef de chantier. Que personne ne touche plus
à ces perles bleu surtout ! C’est de la mort pétillante, rien d’autre !

Anéantis, les plongeurs s’écartèrent instinctivement du cadavre déchiqueté. Une odeur de charogne
avait envahi l’atmosphère.
- C’est peut-être ces bulles bleues qui ont donné naissance aux poissons-vessies, observa Rahan.
Pour notre malheur, nous n’avons point un organisme aussi extensible que le leur.
Faudrait avoir un corps de mollusque pour supporter ça !
- Vous avez vu ça ? Hoqueta Boldogol. Si un seul d’entre nous gobe une de ces foutues bulles
bleues, voilà ce qui lui arrivera en remontant à la surface !

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- Ça suffit ! Tonna le vieux Retneth. On ne va point passer la journée là-dessus. C’est rien d’autre
qu’un accident comme il pourrait en survenir n’importe où !
Vous n’allez point vous compisser de trouille pour un incident isolé !

Étrillé, Boldogol baissa les yeux et se tut. Tout le monde savait néanmoins qu’il avait énoncé une
vérité imparable et que les tunnels recélaient désormais un péril de plus.
- Allons ! Lança le directeur de chantier avec une bonhomie factice. Quelques bulles colorées ne
vont tout de même point faire de nous des couilles molles ?
Notant l’emploi d’un pronom qui englobait également celui qui tenait le discours, je ne pus me re-
tenir de contre-attaquer.
- Tu comptes te remettre à la plongée ? Soulignais-je.
Livide, Retneth me jeta dans un premier temps un regard vipérin, puis, conscient d’évoluer sur le fil
du rasoir, mon objection étant finalement le reflet de l’opinion générale, il baissa pavillon, trouva
même un argument de dernière minute.
- Nous sommes tous logés à la même enseigne, quoi que vous en pensiez, dit-il. Le fait de ne point
plonger ne met point à l’abri du danger.
Tout à l’heure, demain peut-être, une de ces fissures qui laissent échapper un gaz mortel peut se
produire hors de l’eau, n’importe où autour de nous, et j’y serai automatiquement soumis, comme
vous tous. Et je ne fais point dans mes chausses pour autant !

Retournée par cet argument fumeux, l’assistance approuva et le travail ne tarda point à reprendre.
L’attirance exercée sur l’esprit des plongeurs par le milieu liquide était si intense qu’ils en oubliè-
rent rapidement le nouveau péril ou bien le minimisèrent.
Alors que j’opérais seul, je vis à deux reprises, au détour d’un tunnel, grouiller les redoutables
bulles bleuâtres. Je m’en détournai prestement, les regardant monter puis se dissoudre dans la
mélasse. Je me fis la réflexion qu’il fallait peut-être chercher là la raison de l’impureté de l’eau.
Une autre fois, tapi derrière une roche, j’assistais au défilé d’une interminable procession de
poissons-vessies. Les animaux avançaient en colonne, majestueusement, comme s’ils partici-
paient à un rite secret.
Je me gardai bien de bouger. Il y avait là assez de poissons-vessies pour me réduire en charpie
et concasser tout mon squelette !
Puis la curieuse théorie de poiscaille s’engouffra dans une faille étroite et disparut. On aurait dit
un ost rentrant à sa base.
Je n’eus point le loisir de m’interroger longuement sur les mœurs de ces dangereux monstres
aquatiques car l’état de Rahan empira brusquement de façon alarmante.
La nuit, le parleur aux animaux quittait sa couche en état de transe somnambulique et se rendait
sur la rive du lac pour se pelotonner dans un trou d’eau.
Vigilant, j’allais chaque fois le chercher et le ramenais à notre tente sans même parvenir à lui
faire reprendre conscience.
Un soir, alors que je hissais Rahan dans un hamac après avoir été le repêcher comme à l’accou-
tumée dans une flaque boueuse, j’aperçut quelque chose entre ses orteils. Je crus d’abord à un
caillot de vase, à un fragment d’algue, mais je dus bien vite déchanter.
Une sueur glacée me couvrit instantanément le corps.
Une membrane ténue unissait tous les orteils du parleur aux animaux ...
J’eus l’impression qu’une main d’acier m’émiettait le cœur.
Rahan avait les pieds palmés. Il était en train de muer !
Assommé, pris de vertiges, Je courus me plonger la tête dans un bac d’eau potable, puis, lorsque
je fus de nouveau en état, je commençai à réfléchir. Sous le choc psychologique, j’avais recou-
vré un peu de lucidité. Cette fois, je ne pouvais plus nier la réalité. Les symbiotes étaient bien
responsables de ce qu’il nous arrivait, poursuivant leur œuvre d’assimilation, adaptant chaque
jour un peu plus les hommes à leur nouvel environnement...

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Suffoquant de rage, je faillis aller chercher un couteau pour arracher l’ignoble mollusque enra-
ciné entre les épaules de Rahan; mais je réalisai très vite que ce n’était sûrement point là la
bonne solution.
Si je libérais Rahan de son espèce de méduse, encore fallait-il que j’y parvienne, Retneth donne-
rait des ordres pour qu’on lui en implante une autre dès le lendemain. C’était sans espoir.
De plus, sans l’assistance de l’animal, l’eau des tunnels se changerait instantanément en un véri-
table bouillon de culture. Il fallait impérativement trouver autre chose tant que je n’aurais point
mis sur pied un plan d’évasion valable.
D’un autre côté, je m’en rendais compte, sortir de ce guêpier était aussi impossible. Pour des tas
de raisons. D’abord parce que rejoindre la surface relevait de l’exploit. Il aurait fallu escalader à
mains nues la cheminée du monte-charge, et c’était une tâche insurmontable.
Et en admettant qu’on y parvienne, sans arme, nous n’irions point loin.
L’idéal aurait été une révolte organisée, un mouvement de groupe, mais le camp n’était qu’un
ramassis d’individualités.
Bref, l’avenir s’annonçait mal. Jamais je n’avais connu pareille situation.
Soudain pris d’un doute, je m’examinai à mon tour fébrilement; mais mon corps, on ne sait
pourquoi, sans doute plus résistant, ne présentait encore aucun signe de métamorphose.
Rasséréné, je respirai plus librement, songeant toutefois avec un rien d’angoisse que c’était juste
une question de temps.
Fort de cette dernière constatation, je décidais de réagir pendant qu’il me restait encore un peu
de sens commun. Plus tard, lorsque j’en arriverais au même stade que Rahan, il ne subsisterait
plus aucun espoir d’échapper au sort effroyable que nous réservait la mine.
C’est alors que je me souvins du triton rencontré dans la poche d’air, l’animal qui m’avait parlé.
Je n’avais point vraiment oublié l’incident mais l’avait classé à mon insu dans un tiroir de ma
mémoire, attendant le moment propice à mon exploitation.
Jugeant que l’heure était venue, après avoir tiré Rahan au sec sans le sortir de sa torpeur, je
m’assurai que le campement était bien plongé dans le sommeil.
Ce que j’allais tenter était particulièrement hasardeux mais dans l’état actuel des choses, je n’en-
trevoyais aucune autre porte de sortie. Je savais que je devais immédiatement mettre à profit la
lucidité tout éphémère dont je jouissais présentement. Plus tard, je risquais de retomber dans
l’une de ces longues crises de torpeur mentale qui avaient rapidement poussé Rahan vers le
somnambulisme. Me laissant glisser sur cette pente, je me ferais le complice de ma propre des-
truction. J’oublierais le danger représenté par le symbiote chevauchant ma colonne vertébrale,
serais peu à peu repris par la vie animale et automatique qui était mienne chaque jour : Plonger,
cueillir les billes cristallines, jouir du contact de l’eau ...
Thystonius soit remercié de m’avoir permis cet instant de lucidité qui me permet de rassembler
mon courage.
Pour l’instant quelque chose d’inconnu dans ma constitution m’avait préservé des affres de la
mutation, mais il ne fallait point trop jouer avec la chance.
Comme tout le monde dormait dans la grotte, je décidai de me mettre à l’eau. Étant nyctalope,
je n’aurais même pas besoin d’effleurer les algues pour obtenir la lumière nécessaire à ma pro-
gression, donc je passerai inaperçu.
Je me laissais doucement glisser dans le liquide épais, gagnai précautionneusement le centre du
lac, veillant à ne produire aucun clapotis car la voûte avait tendance à amplifier les bruits.
Là, je me laissais carrément couler. Dès que je touchai le fond je pris quelques instants de repos.
Maintenant, il me fallait retrouver la poche d’air où j’avais rencontré cet étrange triton parleur.
Dans le labyrinthe des galeries inondées, cela n’avait rien d’évident.
Je me souvenais avoir pris des repères, mais parviendrais-je à les reconnaître ?
Je m’élançai à l’horizontale, battant des pieds, brassant le liquide des tunnels.
En définitive, j’avais sous-estimé mes capacités. Je progressais avec souplesse et fermeté, identi-
fiant une à une les indications dont j’avais balisé ma piste lors de mon précédent passage.

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Versant dans l’excès, soudain trop confiant, je m’égarai à deux reprises, dus rebrousser chemin
et demeurai hésitant à un carrefour sous-marin.
Heureusement, je reconnus la paroi endommagée par l’attaque du poisson-vessie et me coulai
dans le boyau menant à la poche d’air.
Je ne tardai point à faire surface au milieu de là mare, sous la voûte basse hérissée d’aiguilles
calcaires où nous avions échoué après l’attaque du poisson-vessie.
Cette fois, je ne me pressai point pour sortir de l’eau. Décomposant mes mouvements, je me his-
sai au sec, m’appliquant à donner de moi une image rassurante.
J’avançais alors dans la sourde lumière bleutée, d’un pas lent, les mains ostensiblement levées à
hauteur d’épaules, paumes ouvertes.
Des bruits de succion me parvinrent alors.
Quelqu’un ou quelque chose marchait, se traînait dans la boue.
Je connus alors un moment de panique. J’étais totalement désarmé, vulnérable.
Si j’avais commis une erreur d’appréciation, je serais mort dans moins d’une minute.
Une ombre longiligne se déforma soudain sur le sol et le triton apparut entre les rochers, avec sa
tête reptilienne et ses pupilles scintillant telles des flammes vertes.
Je l’identifiai instantanément. Une intense émotion me submergea et j’eus du mal à réprimer le
tremblement que je sentais monter en moi. « Ô grand Thystonius ! Ce n’est pas après être allé si
loin que je vais me compisser comme jouvencelle ! ». Je me ressaisis et raffermis ma position.
- Enfin, c’est toi, éructa le triton d’une voix atrocement rauque.
J’ai cru que tu ne reviendrais jamais ...
L’émotion se changea en vertige. Un frisson me courut tout au long de l’épine dorsale.
Ainsi, je n’avais point rêvé.
- Je n’étais plus sûr de rien, tout se brouillait dans mon esprit, avouais-je. Il a fallu du temps ...
Mais je crois que j’ai compris, à présent. .. Rahan, mon ami, il se transforme ...
- Et toi ? Coassa le reptilien géant.
- Point encore. Du moins il n’y a rien d’apparent...
- C’est parce que tu es un elfe, ton organisme est différent, il résiste mieux. C’est à cause de no-
tre grande longévité, mais ça viendra, tôt ou tard ...
- Je sais, fis-je. C’est à cause du ... « symbiote », non ?
Le triton hocha longuement la tête.
- Oui, gargouilla-t-il. Je suis resté longtemps caché
de tous et ai pu surprendre nombreuses conversa-
tions entre nos gardiennes. Avant d’être ici, j’étais
alchimiste et guérisseur, sans me vanter, le meil-
leur de ma ville, ce qui m’a mieux armé pour faire
des déductions, des suppositions, des recoupe-
ments, etc...
Voici l’histoire telle que je l’ai reconstituée :
Shadielle est une grande nécromancienne entière-
ment au service, ou sous la domination, c’est pa-
reil, d’une « horreur » majeure que je n’ai pas
identifié avec certitude, quoique je sois presque
sûr qu’il s’agisse de la redoutable Veloch'ry, maî-
tresse des mutations et autres transformations.
Le très vieux volcan éteint dans lequel nous som-
mes a été peu a peu creusé par le mer entrée par
des fissures jusqu’à être composé de plus de
« trous », galeries et grottes, que de roche dure. Et
ceci jusqu’à très profond sous le niveau de la mer.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 58 / 82


Il faut commencer par le début :
Shadielle, seule ou inspirée par ce qui la possède a découvert ce volcan et a dû remarquer que du
gaz venant des profondeurs de la terre s’échappait parcimonieusement de moultes fissures. Du
gaz, puant le soufre peut-être, mais du gaz normal pour un volcan.
Puis avec ses manigances de nécromancienne elle a ensorcelé les lieux de sorte que les gaz de-
viennent le poison que tu connais. Des animaux marins ont été modifiés par ce gaz diabolique :
Les pseudo-huîtres qui pondent ces perles molles qui durcissent à l’air, et surtout ces pseudo-
pieuvres. Je pense que les poissons-vessies sont un « loupé » qu’elle n’avait pas désiré.
La bête qu’on t’a greffée dans le dos a été « traitée » par Shadielle. C’est en réalité une pseudo
pieuvre, puisement ensorcelée, qui infiltre peu à peu ses tentacules à l’intérieur de ta moelle épi-
nière. Une fois branchée sur cette colonne primordiale, elle peut intervenir directement sur le
cerveau et commander à ton organisme ...
En clair, cela signifie qu’elle a la possibilité de modifier insensiblement ta tripaille interne, tous
tes organes, les adaptant comme elle le jugera bon, en fonction de son milieu naturel...

J’acquiesçais machinalement du chef. Je subodorais bien quelque chose de ce genre mais face à
l’inconcevable réalité, je perdais pied.
- Elle change les hommes en ... en ...
- En tritons, gargouilla la bête humaine. C’est bien ça. C’est la forme qui convient le mieux au
schéma corporel humain. Tous les tritons que tu rencontreras dans les galeries ou à l’extérieur
sont d’anciens captifs, comme toi, victimes de la métamorphose.
- Même ceux que les gardiennes tiennent en laisse ?
- Tous !
- Mais pourtant, ils ne parlent point ...
Le triton claqua fortement des mâchoires.
Sa gorge se contractait avec effort, comme sous l’empire d’une indicible souffrance.
- Je suis une exception, hoqueta-t-il. Je ne sais point à quoi ça tient mais j’ai changé de forme en
sauvegardant la faculté de parole ainsi que mon esprit. Et maintenant que je te vois, j’ai une hy-
pothèse : C’est parce que je suis un elfe moi aussi ! Notre plus grande longévité que la plupart
des autres « Donneurs de Noms » est peut-être ce qui nous donne une meilleure résistance à cette
sorcellerie, qui retarde les transformations.... Il se pourrait que les nains et les obsidiens, eux aus-
si résistent plus longtemps que les humains, mais je n’ai aucun moyen de le vérifier.
Ce n’est toutefois que temporaire, j’ai de plus en plus de mal à former les mots ...
D’ici quelque temps, je serai comme les autres, muet à jamais ...
Puis les souvenirs de mon existence humaine s’effaceront les uns après les autres et je deviendrai
réellement un animal, dans tous les sens du terme ... complétement décervelé …
- Pourquoi fait-elle ça ?
- J’ai cru comprendre que Shadielle était en train de constituer une armée de monstres, les tritons,
au service de l’horreur qui la contrôle, Veloch'ry.
Dès qu’ils seraient assez nombreux, ils partiraont à la conquête du monde.
Les perles constitueront le trésor de guerre dont toute armée en marche a besoin pour assurer son
intendance et ... recruter de nouvelles recrues ... On trouve partout des guerriers sans scrupule !
- Et quand elles capturent des femmes ?
- La plupart du temps Shadielle réussit à les convaincre de rejoindre ses rangs. Sinon elles ser-
vent de pitance aux tritons.
- Existe-t-il un remède contre le symbiote ? Bégayai-je tout en ayant conscience du caractère
égoïste de ma question, ou bien mon ami est-il condamné ?
- Rien n’est perdu tant que la mutation n’a point atteint sa phase critique, tant que le squelette n’a
point subi de modifications, rauqua le monstre.
Il suffit d’arracher le symbiote de la chair, quand c’est encore possible, qu’il ne s’est point litté-
ralement soudé à la colonne vertébrale entraînant une évolution irréversible ... Mais il faut faire

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attention, dans ce monde où la moindre flaque d’eau est empoisonnée, ton ami ne survivrait point
trois jours sans l’aide du mollusque épurateur ...
Il faudrait qu’il ne plonge plus, et cela Retneth ne le permettrait jamais.
- Il est au courant, pour les mutations ?
- Évidemment. Les gardiennes aussi. Mais ça ne dérange personne, au contraire. En modifiant le
comportement des captifs, les symbiotes leur ôtent toute agressivité, .les empêchent d’élaborer
des plans d’évasion.
C’est une véritable bénédiction pour elles.

Je ne pus que souscrire à cette dernière affirmation. Moi-même n’avais jusqu’ici jamais été assez
velléitaire pour tenter quoi que ce soit. Cette démarche, qui m’avait amené jusque-là, c’était en
quelque sorte ma première initiative. Et peut-être la dernière ?
- Combien de temps dure la métamorphose ? M’inquiétais-je.
- Lorsqu’elle se déclenche réellement, un homme peut se changer en animal en l’espace de qua-
rante-huit heures. Mais ça peut varier.
En général, le processus final s’engage lors d’une plongée : poussé par l’instinct, le nageur ne
remonte alors plus, mais s’enfonce au contraire dans les tunnels pour nicher dans une poche
d’air, comme celle-ci. Pour ceux qui restent, le plongeur a été victime d’un poisson-vessie.
C’est une explication toute trouvée.
- Rahan, mon ami, en est au stade des crises de somnambulisme, insistais-je, et ses orteils sont en
train de se palmer; de combien de temps dispose-t-il encore ?
Le triton émit un gargouillis.
- Aucune idée. C’est variable, on ne peut point dire qu’il y ait de règles absolues, cela dépend
des individus. Je n’ai point pu faire d’étude approfondie. Mais à partir d’un certain degré, la mé-
tamorphose ne peut plus être stoppée. Même en arrachant le symbiote.
Lorsque la sorcellerie est trop ancrée, rien ne peut plus contrarier le processus.
- Tu ... Tu es sûr ? Articulais-je péniblement.
- Certain, dit sourdement la bête. J’ai moi-même tenté de sauver d’autres mutants avec mes pro-
pres moyens, en dévorant leur « symbiote ».
Viens voir le résultat !
Il fit volte-face, fouettant la boue de sa longue queue écailleuse et se mit à progresser d’une dé-
marche zigzagante entre les stalagmites. Ses griffes puissantes crissaient sur le calcaire.
Je le suivis jusque devant une niche basse de plafond où je dus m’introduire à plat ventre. Une
fois mes yeux habitués à l’obscurité, je ne distinguai tout d’abord que des formes recroquevil-
lées aux allures de momies, avant de m’apercevoir qu’il s’agissait en fait d’hommes, de nains et
de trolls prostrés, en partie enlisés dans la vase.
Certains bougeaient de manière convulsive et tous présentaient des signes évidents de mutations
à différents stades d’avancement.
La plupart d’entre eux avaient commencé à se transformer au niveau des membres inférieurs,
d’autres, cependant, avaient déjà subi d’affreuses déformations crâniennes.
Leur peau avait changé de texture, se desquamant en copeaux translucides; des crocs acérés leur
sortaient de la bouche.
- Tu vois, coassa la bête humaine, ils sont dans une espèce de coma.
Leurs souvenirs sont en train de se dissoudre progressivement, gommant leur identité.
Lorsqu’ils s’éveilleront, ils ne se rappelleront plus rien de leur vie antérieure.

Je sentis un grand froid me pénétrer. Je m’imaginai Rahan dans ce réduit boueux, me fit menta-
lement la promesse de l’occire plutôt que’ de l’abandonner à un si sinistre sort.
Dans la foulée, j’évoquai mon propre sort, guère plus enviable, me demandant si j’aurais le cou-
rage de me supprimer, moi qui avait toujours su faire face.
Je me secouai, chassant ces pensées pessimistes.

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L’instant n’était point encore venu de se soumettre.
Il y avait certainement des mesures à prendre, Perdu pour perdu ...
- Mais toi, objectais-je, pourquoi as-tu conservé toutes tes facultés ? C’est vraiment parce que tu
es un elfe ?
- Je pense que les elfes sont l’exception qui confirme la règle, feula le mutant, mais ça ne durera
pas. Je sais que je perds peu à peu la mémoire. Cela s’aggrave chaque jour un peu plus. Dès que
je m’endors, un pan de mon passé s’envole, J’essaye de faire le point chaque matin et ce n’est
point brillant. Je suis incapable de remonter plus de deux années en arrière. C’est comme un gri-
gnotement, un effritement. Mon cerveau se vide, redevient vierge en quelque sorte; bientôt ce
sera celui d’un animal sauvage ... et je me prendrai à détester les hommes parce qu’ils éveille-
ront en moi un inexplicable regret, de la jalousie, une nostalgie cuisante liée à une existence à
jamais révolue et dont je ne conserverai aucun souvenir ...

Consterné, je me souvins du comportement des tritons en surface; ils collaient parfaitement au


profil décrit par mon drôle d’interlocuteur.
Anéanti, je laissai courir mon regard sur les caricatures humaines qui m’entouraient.
Ces êtres hybrides, mi-hommes mi-tritons, seraient sous peu ses ennemis.
Le triton s’étant rapproché de moi, mon attention fut soudain attirée par ses yeux. À cause de la
brillance de ses pupilles je n’avais pas encore remarqué qu’ils étaient vairons ! Vert et bleu.
- Hel’tari ! M’écriais-je.
- Eh oui, tu m’as reconnu, on s’est déjà rencontré près de l’ascenseur ! Tu ne peux pas savoir le
bien que tu me fais en m’appelant par mon nom ! Je pensais que plus jamais personne ne le fe-
rait ! Peut-être ma dernière joie en ce monde, c’est toi qui me l’apportes !
Un sanglot me déchira la gorge. Ce monstre était, j’en avait maintenant la preuve, l’elfe qui
m’avait parlé un soir, peu après mon arrivée, lorsque, encore bien conscient, j’avais fait le tour
de la caverne dans l’espoir de déceler une faille dans le système carcéral.
Il m’avait gentiment révélé qu’il valait mieux ne point trop compter sur le monte-charge, toute
sa machinerie étant extérieure, impossible à exploiter.
Ensuite, il s’était fondu dans l’obscurité et moi, asservi et dominé par le symbiote, n’avais plus
cherché à renouer le contact; je l’avais bien aperçu de temps à autre, fugitivement, sans plus.
J’avais encore en mémoire sa silhouette nerveuse et son regard si particulier, sa chevelure noire,
ses étranges yeux vairons ...
Écrasé par ce que je venais de mettre à jour, je restai un moment pétrifié. J’étais pour la pre-
mière fois vraiment confronté au terrible phénomène.
Bien sûr, il y avait Rahan, mais ce dernier ne connaissait pour l’heure que les prémices de la
métamorphose. Il n’y avait rien de comparable avec le spectacle dément qui s’offrait à moi.
Allais-je, moi aussi, subir ce sort épouvantable ?
- Le temps est le pire ennemi, poursuivit Hel’tari, c’est pour cela qu’il faut agir vite ...
Je lui jetai un regard surpris.
- De quelle façon ?
- Cette mine, éructa-t-il, tu dois savoir qu’il s agit en fait d un volcan surgi au milieu du sable et
éteint depuis longtemps ? Puis sous la force des gaz sortant des profondeurs de la terre, des fissures
se sont produites permettant à la mer de s’y engouffrer ?
- C’est ce que Retneth a affirmé.
- Ce qu’il faudrait, poursuivit Hel’tari, c’est le faire exploser, le fendre de manière à ce que toute
l’eau contenue dans ses flancs se perde dans l’épaisseur du désert. Sans eau, il n’y aurait plus
d’huîtres, plus de perles ... Les tritons mouraient et les symbiotes se dessécheraient.
Mes yeux s’illuminèrent.
- Et sans perles, plus de plongées, complétais-je le souffle court.
- C’est ça ! Il faut fêler cet espèce d’aquarium naturel, le vider avant que des centaines de pauvres
types se transforment en gargouilles.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 61 / 82


Un fol espoir s’empara de moi, aussitôt tempéré par la triste réalité.
- Mais pour y parvenir, il faudrait la force de cent dragons ! Ou bien les forces cumulées de tous
les magiciens d’Earthdawn !
- Pas obligatoirement, grogna Hel’tari, il y a peut-être un autre moyen ...
- Lequel ?
Hel’tari rampa en direction d’une faille.
- Si tu peux me suivre, je te montrerai coassa-t-il. Mais en échange je te demande de me jurer sur
ce que tu as de plus sacré d’accéder à une requête, un grand service pour moi, pas grand-chose
pour un guerrier comme toi.
- Si c’est si important pour toi, je jure d’accéder à ta requête dans la mesure de mes moyens, que
Thystonius me foudroie si je faillis à mon serment !
- Alors suis-moi !
Je le vis alors s’enfoncer dans le mince boyau, éventrant une épaisse couche de vase.
J’hésitai une seconde avant de me lancer sur ses traces, le cœur battant.
L’étroit couloir, dépourvu de toute végétation, était plongé dans quasi obscurité, ce qui bien sûr ne
nous dérangeait point, car ayant été elfe, je suppose qu’Hel’tari avait gardé sa capacité d’y voir
dans le noir, et la faible lueur ambiante étais suffisante pour cela.
À moins que tous les tritons ne soient nyctalopes. Quelle importance ?
Suivant les parois qui nous enserraient de toute part, accompagnés par le bruit de tourbe déplacée
provoqué par mon curieux guide, je n’eus d’autres recours que de suivre Hel’tari. L’eau inondait à
demi certains coudes du boyau, transformant alors le passage en autant de siphons naturels.
Cette progression difficile me sembla durer des siècles.
Puis, alors que je commençais à me sentir gagner par une sourde angoisse, le boyau s’élargit et les
sons produits par la reptation se doublèrent d’un écho, dénonçant la proximité d’une salle de
grande envergure.
- Nous y sommes, souffla alors le mutant. Suis-moi sans faire de bruit.
Au bout d’une minute, une vague lueur verdâtre provenant des buissons d’algues s’éleva, dispen-
sant une maigre clarté.
Nous étions dans une caverne vaste comme une cathédrale. Tellement vaste que je me pris à penser
que l’ensemble de cette montagne maudite n’était qu’une cloche bâtie au dessus de cette caverne.
Une poche d’air y était, là aussi, emprisonnée. Le clapotis de l’eau, en heurtant les roches du ri-
vage, prenait une sonorité métallique.
Je distinguais les contours d’énormes colonnes calcaires.
Stalagmites et stalactites avalent fini par se rejoindre.
Pour sûr ce sont ces piliers qui soutiennent la montagne !
Le triton revint en pataugeant pesamment.
- C’est la plus grande salle du de ce volcan, gronda-t-il d’un organe éraillé, personne n’en connaît
l’existence. Onques n’est jamais venu ici.
Maintenant ouvre les yeux et regarde bien ce qui flotte au centre du plan d’eau ... Écarquillant les
yeux, je discernai peu à peu une forme renflée de l’ampleur de plusieurs très gros chariots.
C’était rond, ou plutôt ovoïde. Cela ressemblait à un énorme ballon flottant. C’était... Un colossal
poisson-vessie !
J’eus un terrible sursaut. Le poisson-vessie qui flottait tranquillement à cinquante pas de moi avait
presque le volume de trois dragons !
- Tu ne rêves pas, feula son guide, c’est bien un poisson-vessie...
- Mais c’est un véritable géant ! Hoquetai-je.
- On pourrait le croire, objecta le triton, mais en fait il est tout ce qu’il y a de plus normal.
Ce sont ceux que tu rencontres d’habitude qui sont des nains ...
Ils ne grossissent point car ils n’ont ni assez de gaz, ni assez d’espace.

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Comme je demeurais abasourdi, incrédule, Hel’tari poursuivit :
- Ce poisson-vessie a trouvé assez d’espace dans cette immense grotte. Je suppose qu’il y avait ici,
quand il est arrivé, une très grosse fissure l’alimentant en gaz en abondance. Donc il a grossi !
- L’atmosphère ne doit point être assez riche, aujourd’hui, plus assez tonique pour son organisme,
siffla le triton. L’absence de gaz doit être pour quelque chose dans son sommeil.
Je n’ai trouvé aucun jet de bulles pénétrant dans cette salle. C’est à présent une sorte de sanctuaire
préservé des infiltrations.
À présent, cette salle est complètement isolée et on peut raisonnablement en déduire que ce pois-
son-vessie dormira tant qu’aucune émanation ne viendra réactiver son organisme... .
- Mais si cela se produisait ? Émis-je soudain regonflé d’espoir.
Le triton eut un hoquet qui pouvait passer pour un éclat de rire.
- Tu as certainement pu constater par toi-même les ravages exercés par un seul de ces minuscules
poissons-vessies. Imagine à présent le cataclysme que provoquerait ce monstre crachant une gigan-
tesque bulle de gaz concentré !
Je me fendis d’un sourire.
- Le piliers se rompraient, la montagne s’écroulerait, la caverne éclaterait...
- Le volcan entier éclaterait ! Rectifia Hel’tari. Il se fendrait en deux, comme une noix ! Si nous
arrivons à réveiller ce titan, nous pourrons détruite la mine sans avoir besoin ni de dragons ni de
mages ! Cette eau empoisonnée se perdrait dans le sable, l’eau de mer, la vraie, s’engouffrerait
et laverait toute cette sorcellerie ! C’est ce secret que je voulais te transmettre tant qu’il me res-
tait une parcelle d’humanité ... Maintenant, ma mémoire peut s’effacer, j’ai rempli mon rôle, j’ai
passé le relais. Mais ne tarde pas, le temps t’est compté.
À toi de trouver comment réveiller ce monstre !
Fais vite ! Profite du temps qui te reste, de tes dernières lueurs d’intelligence, tu n’es point au
bout de tes peines ! Après il sera trop tard, tu ne te rendras même plus compte de ta dégénéres-
cence. Bonne chance ! Tu risque évidement d’y laisser la vie, ainsi que celles de tes compa-
gnons, mais cela te fait-il peur ?
- Un de mes mentors, au monastère de Thystonius, m’a un jour dit qu’il valait mieux mourir de-
bout comme un guerrier que vivre à genoux comme un esclave.
Tu m’aideras ? Fis-je, nous ne serons point trop de deux.
- Non, feula Hel’tari. Bientôt, je ne serai plus qu’un reptile.
Alors je te haïrai et tenterai de te dévorer ! Maintenant à toi de tenir ta promesse... Occis-moi !
- Comment ! T’occire ? Comme ça ? Je ne pourrai jamais ! Me défendis-je.
- Si, tu as promis ! En me tuant, tu abrégeras ma souffrance ...
Tu m’éviteras de sentir venir la déchéance qui va me retirer ma dernière parcelle d’humanité...
Je n’ai plus rien à attendre de la vie.
De plus, si tu ne le fais pas maintenant, tu devras le faire pour revenir ici car je serai devenu un
gardien féroce prêt à t’occire et tu me navreras alors sans hésiter et tu auras raison !
Évites moi la déchéance, permets moi de partir en ayant encore un peu d’humanité !
Je vais te tourner le dos, fais vite ! Martela Hel’tari.
Je m’emparai d’une aiguille de roche sur le sol et regardais Hel’tari.
En plus il a raison, dans une heure ou un jour, je serai obligé de le tuer pour me défendre, mais
ce serait un combat loyal, ses mâchoires contre ma stalactite !
Le faire maintenant c’est un assassinat ! Mais il le veut et j’ai promis !
Thystonius, pourras-tu me pardonner de tuer par derrière un adversaire, un ami, sans défense ?
Si tu admets que c’est pour le salut de ce qu’il lui reste d’humanité alors tu comprendras !
******
Et voilà ... Je lui ai perforé la nuque d’un seul coup ... J’ai fait vite ... Il n’a pas eu le temps de
souffrir ... Du moins j’espère ...
Adieu Hel’tari ! Je portai son corps dans une anfractuosité et déplaçai à grand mal un rocher de-
vant. Le travail n’a point été pas facile.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 63 / 82


Je m’attardai une minute encore, contemplant avec un étonnement mêlé d’espoir la formidable
masse qui flottait au centre de la grande salle.
Puis je remontai rapidement le boyau d’accès en sens inverse pour enfin arriver dans la petite
poche d’air dont la faible luminosité verdâtre était presque aveuglante.
Il ne me fallut point une demi-heure pour regagner le camp.
La caverne entière baignait dans une douce somnolence. Apparemment, personne n’avait re-
marqué ma petite fugue. C’était préférable ... Le contraire n’aurait point été catastrophique, mais
Il m’aurait fallu m’expliquer, trouver des prétextes, mentir, prêter le flan à la suspicion.
Ce n’était guère le moment !
La tête bourdonnante d’idées, je me glissai silencieusement entre les tentes. L’image de
l’énorme poisson-vessie assoupi ne me quittait plus. Hel’tari avait mille fois raison, ce monstre
en hibernation était comme une dague dans le cœur du volcan, il suffisait de l’enfoncer.
Tiré de sa torpeur, ne retrouvant plus ses aises, se découvrant bloqué tous azimuts, il chercherait
probablement à élargir son horizon; et, pour ce faire, n’aurait d’autre recours que de cracher un
fantastique projectile d’air comprimé qui ébranlerait la montagne entièrement, provoquant un
séisme déterminant.
Évidemment, l’opération n’était point sans risques car il était difficile d’imaginer les prolongements
du phénomène, mais la situation exigeait des mesures drastiques.

Une fois de plus, Rahan avait déserté sa couche. Il ne me fallut point bien longtemps pour le retrou-
ver. Il dormait à l’écart, recoquillé dans une flaque d’eau. En le cherchant, je tombais sur un autre
captif, assoupi dans les mêmes conditions. Je reconnus le type qui nous avait mis en garde contre
les tritons, un homme de notre « promotion ». Le processus de métamorphose ne traînait point et
frappait sans distinction cette nouvelle victime qui plus petite, plus râblée que Rahan, était tout de
même dotée d’une bonne constitution.
Je me secouais. Raison de plus pour se presser !
Chargeant le parleur aux animaux sur mon épaule, je l’emmenai vers le monte-charge, là où on ne
risquait point de nous entendre.
Là, je perdis du temps à le tirer de son coma avant de lui raconter ce que je venais d’apprendre.
Peine perdue, il ne me fallut qu’une minute pour réaliser qu’il ne m’écoutait point.
Le parleur aux animaux me contemplait d’un air hagard de somnambule.
Ses yeux semblaient refléter la lumière, comme ceux des animaux nocturnes, et j’eus la désagréable
impression que leur pupille se rétrécissait, s’allongeant verticalement.
Frissonnant, je dus lutter contre une fugitive sensation de dégoût.
Heureusement, Rahan finit par sortir de sa nuit.

Alors, calmement, dans un long chuchotement, je répétai une nouvelle fois mon histoire, éveillant
de temps à autre la conscience gelée de mon interlocuteur.
Dès le lendemain matin, j’entrepris de passer à l’action.
Fébrile, j’avais passé le reste de la nuit à réfléchir, sachant que le temps nous était doublement
compté. D’abord par ce que Rahan s’enfonçait doucement mais inexorablement dans une prostra-
tion qui ne s’achèverait qu’avec sa complète mutation; et que moi, de mon côté, étais guetté par le
même insidieux fléau.
Le problème était à la fois simple et compliqué.
Il s’agissait d’amener assez du gaz empoisonné jusqu’à la salle où hibernait le monstrueux poisson-
vessie afin de le sortir de son coma; seulement il y avait pas mal de distance entre notre lieu de
« pêche » habituel et la grande salle où stationnait le titanesque monstre aquatique.
Et dans mon cas, point question d’atermoyer, de jouer les assemble-nuages. Il me fallait absolument
trouver une solution, conclure.
Le caractère urgent de la situation m’avait transcendé :

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 64 / 82


J’avais quelques éléments de réflexion :
- À un moment donné il y avait assez de gaz pour permettre à ce putain de poisson de grossir.
- Le gaz avait cessé d’arriver, provoquant le sommeil du monstre.
- La source souterraine n’était pas tarie puisque ce gaz était présent partout ailleurs.
Et j’en avais rapidement déduit que si il y avait eu du gaz et qu’il n’y en avait plus, c’est que
l’arrivée était bouchée.
Par expérience nous savions reconnaître les fissures par où le gaz empoisonné arrivait.
« Par les nichons d’Artémis ! Il suffit de retrouver la fissure et la déboucher ! »
Ce point acquis, le plus dur était de passer au stade de la réalisation. D’abord trouver des outils.
À force de me creuser les méninges, J’avais pensé aux échafaudages qui étayaient quelques gale-
ries réputées dangereuses.
Généralement constitué de solides bambous, mais parfois de barres de fer.
Ces barres servaient aussi de main-courante aux plongeurs, leur permettant de se stabiliser et de
progresser sans avoir à lutter de façon permanente contre certains courants pernicieux.
J’avait songé qu’il serait relativement facile de démonter quelques barres çà et là dans des coins
différents, afin de ne point attirer I’attention. De plus une barre à chacun nous suffirait, mais il fal-
lait en prévoir plus au ces où nous les tordions ou les perdions.
Le lendemain matin donc, je m’attelai à la tâche, suivi de Rahan, prenant garde toutefois de ne
point être aperçu des autres plongeurs.
Le parleur aux animaux agissait comme un pantin, répétant mes gestes avec lenteur.
Il apparaissait comme évident que son cerveau luttait avec difficulté contre la métamorphose.
Lui expliquer les tenants et aboutissants m’avait demandé beaucoup de patience pour un bien piè-
tre résultat. Parfois, il restait immobile les bras en croix, flottant entre deux eaux au milieu d’un
tunnel comme un pantin porté par le flot, et je devais alors le tirer à moi et le secouer pour le ra-
mener à un semblant de réalité.
Comme reconnecté il reprenait alors son comportement de timide imitateur, calquant sa conduite
sur la mienne, mais il ne tardait point à déraper et tout recommençait.
Tout au long du premier jour, nous réussîmes ainsi à récupérer une demi-douzaine de barres que
nous enfouîmes dans la vase.
Travaillant seul, j’aurais sûrement abattu le double de labeur, mais je préférais garder Rahan à
mes côtés, ne tenant point à le voir disparaître dans l’entrelacs des galeries et se perdre dans une
introuvable anfractuosité où il attendrait sa complète mutation.
Afin de ne point éveiller la suspicion de Retneth, nous remontions de temps à autre nos filets
pleins de bulles argentées, arguant de la naissance dans certains coins de gisements de gaz bleu,
autant pour expliquer notre pêche médiocre que pour tenir éloignés les autres plongeurs.
Sous des dehors d’impassibilité, j’étais rongé par l’inquiétude.
J’avais peur que l’état de Rahan n’empire très vite. Or il était impossible de le délivrer du sym-
biote tant que les tunnels seraient inondés. Agir autrement, ç’aurait été se découvrir et condamner
le parleur aux animaux à périr empoisonné dès qu’il poserait le pied dans une flaque d’eau.
Les jours qui suivirent furent très éprouvants, tant pour les nerfs que le physique.
Coincé, obnubilé par le facteur temps, je ne savais plus très bien où j’en étais.
J’avais surtout l’impression de piétiner.
Trouver la bonne fissure et la dégager n’était point aussi facile que je l’aurai cru, de plus Rahan
ayant besoin de lumière, dans la faible clarté glauque produite par les algues, il n’était point effi-
cace. Comme les travaux de recherche traînaient en longueur, je dus bientôt me résoudre à me re-
lever la nuit pour travailler seul. Débarrassé de la présence plutôt encombrante de Rahan, je pou-
vais dès lors mettre les bouchées doubles.
Je passais ainsi la moitié de mes nuits dans les tunnels, opérant dans un brouillard de tourbe qui me
permettait tout juste d’apercevoir mes mains.

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Je rentrais le plus souvent à l’aube, du moins à ce qui correspondait à notre aurore, au bord de
l’épuisement, et m’abattais sur ma paillasse sans plus me soucier de l’absence de Rahan, que son
sommeil somnambulique dirigeait vers les rives du lac noir, et dormais une heure ou deux d’un repos
fiévreux.
Travaillant d’arrache-pied, je parvins -enfin- à trouver la bonne fissure et, à coups de barre
de fer, à entamer suffisamment le bouchon de sable et de petits cailloux pour obtenir
un filet de bulles.
Épuisé je pris la direction du retour pour rejoindre la poche d’air où j’avais rencontré, et oc-
cis, ce pauvre Hel’tari, ami que je n’oublierai jamais.
Mais, lorsque j’émergeai au milieu de la mare, je me retrouvai nez à nez avec un triton écumant de
rage, claquant des mâchoires comme un fauve affamé, les yeux lançant des éclairs.
« Par les poils du cul d’Athéna ! J’avais bien besoin de ça ! (Si je m’en sort, je fais le serment de ne
plus jamais jurer, je vais bientôt ressembler à Trandhuil) »
Le triton griffait la vase à grands coups de griffes et fouettait les concrétions calcaires de sa puis-
sante queue; il grondait, feulait, les naseaux ronflants.
Désemparé, je me laissais retomber dans l’eau. Je n’avais aucune envie d’affronter le reptile.
Non par peur, mais parce que je ne pouvais oublier Hel’tari qui avait été un elfe, et que celui-ci avait
été un « donneur de nom » lui aussi.
Pour toutes ces raisons, je tentai donc de prendre pied plus loin afin de contourner mon belliqueux
adversaire. Mais l’autre ne l’entendait point de cette oreille. Fendant les fonds vasards, Il fut bientôt
à ma hauteur et, se propulsant des quatre pattes, il percuta l’eau comme une bombe et arriva sur moi
comme une torpille.
L’évitant de justesse d’un fabuleux coup de reins, je regagnai prestement la rive. Si je ne pouvais me
soustraire à l’affrontement, je préférais choisir mon terrain. Me hissant au sec, je parcourus vivement
l’endroit du regard à la recherche d’une arme de circonstance.
Je se souvenais de la stalactite détachée de la voûte lors de l’ultime baroud du poisson-vessie, vérita-
ble lance de pierre, que j’avais laissée choir de surprise lors de ma prise de ‘contact avec Hel’tari,
lorsque celui-ci m’avait demandé de ne point le tuer.
Cassé en deux, jetant de fréquents coups d’œil en arrière, je fouillai le sol limoneux d’une main fé-
brile. Mes doigts se refermèrent sur la lance de calcaire au moment où le triton jaillissait de la
mare dans un ruissellement huileux.
Nous restâmes un moment figés, face à face, chacun sur notre position, le reptile jaugeant la si-
tuation, moi hésitant encore à me lancer dans le combat.
Seulement je n’avais aucune possibilité de me dérober.
Ma sauvegarde et celle de Rahan dépendaient de l’issue de l’affrontement. De plus, je ne suis
point pucelle à me compisser au moindre danger ! Je n’ai jamais failli à l’honneur, Thystonius
m’en est témoin.
L’aiguille de pierre bien en main, j’attendis, muscles bandés.
La bête dodelina longuement de la tête comme si elle tentait de définir le meilleur angle d’atta-
que, puis elle bondit soudain, gueule grande ouverte en poussant un affreux hurlement.
Ne bougeant point d’un millimètre, me fendant pour mieux porter mon coup, je lui plantai le
dard entre les yeux, crevant la voûte ossuaire l’éventrant d’un mouvement de levier.
Tétanisé, le monstre poussa un gémissement presque humain, dans lequel je crus identifier un
ultime remerciement, avant de s’abattre dans une gerbe d’éclaboussures.
L’estomac noué, point bien fier de moi, je scrutai les alentours, l’épieu de rocaille toujours dar-
dé prêt à repousser tout nouvel adversaire.
Mais aucun autre animal ne vint à ma rencontre.
Marchant jusqu’à la niche de pierre, je m’assurai de la présence des anciens plongeurs en cours
de mutation. Ils achevaient leur métamorphose et, bien que pour la plupart ils fussent encore
pour moitié humain certains s’étaient aux trois-quarts entre-dévorés.

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Ils grognèrent en m’apercevant mais sans plus.
La mutation leur pompait beaucoup trop d’énergie pour qu’ils songent vraiment à attaquer.
Écœuré, je secouai longuement la tête.
Homme ou bête, rien ne changeait : il fallait toujours se battre.
La survivance ne connaissait point d’autres impératifs.
Revenant à mes problèmes, je m’empressai de rentrer au campement.
Après avoir péniblement réveillé Rahan, puis l’avoir convaincu de me suivre, je le poussai, le ti-
rai, le secouai jusqu’à l’amener dans la grande caverne du poisson-vessie pour avoir son avis.
Subitement Rahan semble reprendre un peu de sa lucidité.
Je lui montrai le faisceau de gaz empoisonné que j’avais contribué à dégager.
Rien ne prouvait que ce poisson colossal se réveillerait jamais.
Intrigué, Rahan entreprit de nager doucement vers la masse sombre du titan, tout juste éclairée
par la sourde lumière verte de la salle. Je le suivais et observais ce qu’il allait faire.
Parvenu à une main du titan, nous nous arrêtâmes, étourdis, nous rendant compte que j’avais
mésestimé ses dimensions; de près, il ressemblait à une véritable citadelle. Haut de deux étages,
large du triple, long de plus de trente pas, il était véritablement gigantesque.
Je ne me s souvenais point avoir jamais vu une telle ampleur chez un animal.
Circonspects, nous le contournâmes sans hâte, évitant de créer le moindre remous, le plus petit
plissement d’eau. Paradoxal, puisque justement il fallait le réveiller !
Brusquement Rahan plaqua ses mains sur le monstre et sembla très concentré.
Rien ne bougeait autour du monstre. L’eau restait lisse, stagnante, ne trahissant aucune activité de
l’organisme de l’immense monstre aquatique.
L’inquiétude l’emportant sur la peur, je me rapprochai, moi aussi, du titan à le toucher, puis le
touchai. Ses écailles, hérissées de pointes longues d’un demi-pas, dures, effilées, ne dispensaient
aucune forme de chaleur. Je ne m’attendais point à les découvrir bouillantes, sachant pertinem-
ment que le colosse était un animal à sang froid, mais je ne pus m’empêcher d’en ressentir de la
déception.
M’enhardissant, je cherchai à m’immiscer de la main entre les facettes de cette authentique ar-
mure naturelle, voulant aller voir plus avant, en quête d’une tiédeur rassurante.
Là encore, rien ne répondit à mon attente.
Ma manœuvre eut par contre un prolongement imprévu puisqu’elle déboucha sur le déracinement
d’une des lames osseuses qui flotta bientôt entre deux eaux comme un simple morceau de bois.
Déconcerté, à la limite de la consternation car cette chute pouvait très bien être liée à la mort du
géant, je rattrapais l’élément de carapace, manquant me blesser car les bords, diaphanes, se révé-
laient extrêmement tranchants, et les espèces de dents, acérées comme une dague et aussi solides
que le glaive le mieux trempé.
Jugeant que cette écaille pourrait, le cas échéant, faire une arme très acceptable, je décidai de la
ramener avec moi au camp. En attendant, je testai d’autres écailles, lesquelles résistèrent tout à
fait à mes sollicitations, ce qui me rasséréna quelque peu. Les hommes perdaient régulièrement
leurs cheveux, pourquoi les poissons ne perdraient-ils point leurs écailles ?
Mes doctes réflexions furent interrompues par Rahan :
- Je capte ses pensées, elles sont rudimentaires mais je peux communiquer. Le gaz le ramène à la
vie, mais il ne bougera point d’ici, il s’y trouve trop à son aise.
- Mais c’est catastrophique ! Tout ce travail pour rien ?
- Attends, Thor’Khan, je n’ai pas dit mon dernier mot.
Je suis capable de le persuader de vouloir sortir en agissant sur ses bas instincts, en lui faisant mi-
roiter de véritables festins hors de cette caverne.
Nous avions tout mis en œuvre pour le tirer de son sommeil léthargique mais il nous semblait à
présent préférable de nous trouver loin de là au moment du réveil. La bouche du monstre me fas-
cinait. Tournée vers le haut, elle n’avait point moins de cinq pas d’envergure. Lorsqu’on connais-
sait les capacités de distension du monstre, on ne pouvait s’empêcher d’en tirer les conséquences.

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S’il sortait de son apathie, l’animal tirerait un projectile aux effets dévastateurs, c’était sûr et cer-
tain, seulement en émergerait-il ? C’était là le point crucial.
Je cherchais un signe qui me permettrait de répondre par l’affirmative, en fus pour mes frais.
- Si tu fais ça, Rahan, de combien de temps disposerons-nous pour sortir ?
- Bof, une heure ou une semaine car même si je lui insuffle l’idée de sortir, il attendra pour le faire
d’avoir récupéré assez de force. Et oncques ne peut savoir de combien de gaz il a encore besoin.
- Alors vas-y.
- C’est je que je me suis échiné à faire ces dernières minutes, car je ne suis point sûr d’avoir en-
core assez de lucidité pour le faire dans seulement une heure !
Et je peux t’assurer qu’il a compris le massage.
- Tu es sûr ?
- Bordel de merde ! Toi tu prétends parler avec les tritons, et moi, le « parleur aux animaux » tu
me mets en doute quand j’affirme avoir parlé à ce monstre ?
- Ne t’énerve pas ! Foutons plutôt le camp au plus vite !

N’ayant plus rien à faire dans la vaste .salle, nous battîmes alors en retraite.
Et de plus, maintenant j’avais une arme !
Désormais, le piège était en place; il n’y avait plus qu’à attendre le bon vouloir du poisson !
Le reste était du domaine de la chance et du hasard.
Nous rejoignîmes la grotte avec la poche d’air essayant de ne point regarder la dépouille du triton
au crâne éclaté qui reposait à jamais figée dans la vase. Ce n’est pas par plaisir que je l’ai navré,
j’étais obligé. Il y a quelques jours ça ne m’aurait point tourmenté, mais maintenant que je sais
qu’il s’agissait d’un captif comme moi, qu’il n’était point responsable de son état ....
C’était différent ...
Le camp nous accueillit bientôt, paisible, assoupi. Recru de fatigue, nous nous roulâmes frileuse-
ment dans nos couvertures. Je remarquais que Rahan n’était point parti se lover dans une flaque.
Notre action lui aurait-elle rendu partiellement ses esprits ?
Ressentant soudain une vive douleur au niveau des pieds, je m’extirpai prestement de ma méchante
couverture.
Dans ma précipitation de me coucher, j’avais accroché une écharde d’un des montant de bois de la
structure de la tente.
Ce n’était point la première fois que cela se produisait mais jamais je ne m’étais blessé comme
maintenant, au point de saigner.
Agacé, contrarié, je ramenai mon pied gauche à moi, cherchant à cerner les limites de la plaie.
Un frisson d épouvante me parcourut alors l’échine.
Non point que ma blessure fût grave, car je n’étais point pucelle à m’affoler à la vue du sang,
même du mien ! Il s agissait en fait d un simple bobo. Une déchirure en fait.
L’épine de bois avait arraché une partie de la fine membrane translucide qui avait commencé à me
relier les orteils !
Une main d’acier se referma sur mon cœur. Je me métamorphosais ! Assommé, incrédule, je restai
un bon moment incapable de réactions, à contempler mon pied presque palmé.
Hébété, je tirai à moi mon autre pied, l’inspectai, eus une grimace : la même membrane fibreuse
reliait mes orteils droits. Si j’avais eu besoin d’une confirmation, je l’aurais trouvée là !
Traumatisé par le terrible constat, je demeurais figé, la tête vide, incapable de coordonner mes
idées, obnubilé par une seule pensée qui me résonnait dans le crâne, pulsante, intermittente comme
un flux se brisant contre une digue: « je mute, je mute, je mute ... »
Puis insensiblement, une forme de clarté me revint qui me fit entrevoir les prolongements de mon
mal et je ne pus retenir un sanglot. « Je suis un guerrier ! Je n’ai pont peur de la mort ! À chaque
combat je sais que je peux être blessé, même gravement, mais si j’accepte comme possible de per-
dre un bras ou une jambe ou même d’être navré dans un combat, l’arme à la main, il m’est insup-
portable de me voir me changer en crocodile sans pouvoir me défendre ! »

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 68 / 82


Des images défilèrent, effrayantes, implacables, comme autant de jalons délimitant mon funeste
destin, finir dans la peau d’un triton !
Je me vis tout d’abord inconscient, comme Rahan, à la merci d’un instinct qui ferait de moi un vé-
ritable pantin, mi-homme mi-animal, assoiffée d’humidité, au point de ne plus m’appartenir et de
me réveiller dans une flaque d’eau.
Ensuite je me souvins de ce que j’avais découvert dans l’espèce de niche sous-marine, ces caricatu-
res d’hommes en pleine métamorphose qui s’étaient entre-dévorés.
Et, enfin le stade final, l’homme retourné à la bête, comme Hel’tari, ce courageux triton qui avait
repoussé le mal jusqu’à ce qu’il ait pu me passer le relais, me donner la clef de la liberté et avait
préféré mourir avant de sombrer définitivement dans la barbarie.
Paradoxalement, ces terrifiantes pensées me secouèrent, me revigorèrent.
Je devais me reprendre, ne serait-ce que pour faire honneur à la mémoire d’Hel’tari.
Je savais au tréfonds de moi-même que le processus était inéluctable, que je serais également frap-
pé à plus ou moins long terme, mais la vue des premiers symptômes du phénomène me causait un
choc difficile à encaisser. « Thystonius ! Aides-moi à combattre ces putains de femelles ! »
Je me rappelais que Hel’tari m’avait dit que c’était réversible tant que le squelette ne s’était pas
modifié, mais comment pouvait-il en être sûr ? D’où tenait-il sa connaissance de tout ce qui se
passe ici ? Est-ce que les quatre mots qu’il a pu ouïr des soudardes qui nous gardent peuvent être
suffisant pour déduire tout ça ? Nous n’avons pas eu le temps d’en discuter. Mais il était alchi-
miste, donc probablement un peu mage ... donc peut-être même clairvoyant ? Je n’ai jamais connu
d’elfe alchimiste, mage ou même guérisseur, mais ça ne veut pas dire que ça n’existe pas !
Ma faculté de raisonnement me revint et je commençai à réfléchir intensément.
Dans un premier temps, j’avais décidé d’attendre qu’il se passe quelque chose.
Le poisson recevait du gaz. Rahan lui avait donné la motivation de briser les parois de son im-
mense grotte. Et si c’était insuffisant ? Et si ça fonctionne, combien de temps faudra-t-il ?
Dans quel état serions-nous dans une dizaine d’heures ? Qui sait si je serais encore en état de rai-
sonner, de prendre des décisions ? Le temps m’était compté.
Le mieux c’est d’agrandir encore l’arrivée de gaz. Mes barres de fer ont dû rester sur place.
Il fallait agir vite.
Sans plus perdre un instant, je regagnai le lac noir. Avant de plonger, je m’arrêtai à hauteur de Ra-
han qui dormait, dos rond, genoux repliés, dans une flaque qui le recouvrait presque entièrement.
Voici ce qu’il adviendrait de moi si je tardais trop.
C’était maintenant ou jamais. Conscient de jouer notre avenir, et peut-être celui du monde, je me
coulai doucement dans le liquide sirupeux.

* * * * *

Nerveux, je portai pour la énième fois ma cuillère à la bouche sans parvenir à en avaler le contenu.
Rien à faire. J’étais incapable d’absorber quoi que ce soit.
Je reposai machinalement mon écuelle remplie à ras bord de la bouillie de farine de maïs point plus
mauvaise qu’à l’ordinaire, et promenai mon regard farouche sur mes compagnons de géhenne.
C’était le moment de la pause. La mi-journée en quelque sorte. Le camp connaissait l’atmosphère
des fins de repas. Une douce euphorie baignait l’endroit, que Retneth secouerait de deux ou trois
coups de gueule le moment venu, exhortant les hommes à reprendre le travail.
Pour l’heure, le chef de chantier mangeait tranquillement, entouré d’un groupe de familiers, tou-
jours les mêmes, qui discutaient bruyamment et riaient trop fort à cause de la gnôle.
Pilier de ce clan de zélateurs, Boldogol accrocha mon regard et je crus y déceler une once d’ironie.
Douché, je revins à mon écuelle.
- J’ai l’impression que tout le monde est au courant, murmurais-je en m’adressant à Rahan.
Assis face à moi, le parleur aux animaux mangeait distraitement. Ma remarque ne lui tira point la
plus petite réaction. Apparemment, il entrait dans la phase active de sa mutation.

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Il n’écoutait plus, restait imperméable aux choses de son entourage. En le récupérant, endormi dans
son trou d’eau, au retour de ma mission d’agrandissement de l’arrivée de gaz, voulant le mettre dans
la confidence, je l’avais tout d’abord cru devenu sourd. Puis, petit à petit, je m’étais rendu compte
que le parleur aux animaux entendait parfaitement mais que tout ce qu’on lui racontait glissait sur
son esprit sans y pénétrer, comme 1’eau sur les plumes d’un canard.
Énervé, Je lui bloquai le poignet, renversant une pleine cuillère de bouillie.
- Et s’ils savaient, tous ? S’ils avaient décidé de jouer avec nous comme le chat avec la souris ?
Voyant les yeux bleus délavés du parleur aux animaux fixés sur moi, transparents, j’eus honte de
mon geste, relâchai mon emprise. Manifestement, Rahan était déconnecté.
Dans son état, il ne fallait plus compter avec lui. La situation ne le concernait plus.
J’étais seul. Seul comme jamais car notre avenir m’incombait mais en plus le parleur aux animaux
était comme un poids mort, un boulet dont, par loyauté et par amitié, je ne pouvais me départir sous
peine de le voir disparaître à jamais.
Livré à lui-même, Rahan se remit à manger, sans passion, comme une marionnette.
L’estomac serré, je le contemplai avec tristesse. Où était le compagnon que j’avais connu, gouailleur,
râleur, bouffeur de poussière et d’espace, amateur de femmes et d’alcools, toujours prêt à courir sus
à l’ennemi à coups de griffes ou d’épée, retors et âpre à la curée ?
De ce personnage haut en couleur, il ne demeurait qu’une pâle copie, un être sans nuances.
Pour qui le côtoyait depuis peu, les changements étaient imperceptibles. Pour moi, c’était quasiment
le jour et la nuit. Ses yeux s’amincissaient, sa mâchoire inférieure prenait de l’ampleur, avançait à
présent dans un prognathisme inquiétant, ses membres s incurvaient, perdaient de leur délié, de leur
souplesse, lui donnant une démarche d’ours et des gestes heurtés.
Et depuis le matin même, il ne parlait plus, se contentait d’un grognement en guise de réponse.
Une chape de désespoir me tomba soudain sur les épaules.
Il me sembla que, tout ce que j’avais entrepris jusqu’alors était dérisoire, vain.
Chaque fois que j’avais eu à me sortir d une mauvaise passe, je l’avais fait en ayant recours à. mon
instinct, à mon adresse aux armes, à mes réflexes, à mon courage, j’avais lutté physiquement, avait
payé de ma personne, alors que là ...
J’avais mal de n’être qu’une simple potiche, une espèce de girouette condamnée à attendre le vent.
J’aurais voulu foncer, rameuter tous les autres, les sortir de leur torpeur, les inciter à la révolte, même si
la conjoncture ne laissait guère de possibilités de combattre.
J’avais envie de bouger, de prendre mon destin en main, de foncer rapière en main ...
Mais la véritable puissance, en cette circonstance précise, c’était de ronger son frein de savoir attendre, de
ne point donner de signes d inquiétude, de nervosité. J’étais comme un destrier avant le début d’un tour-
noi, et il ne s agissait point d’entrer en lice avant le coup de trompe !
Des milliers d’idées contradictoires me tournoyaient dans la tête. J’avais l’impression que tous les autres
savaient et je mourais d’envie de replonger afin d’aller vérifier si mon stratagème fonctionnait.
Je me demandais aussi si j’avais choisi la bonne solution, si le titanesque poisson-vessie n’était point
mort, s’il allait bien réagir comme je le désirais. Je me posais également des questions sur la durée de ges-
tation de mon stratagème, de la période d’incubation, en quelque sorte.
Cette dernière nuit j’avais vraiment agrandi la fissure au maximum possible sans véritables outils.
Combien de temps faudrait-il patienter avant que le monstre se réanime et qu’il se manifeste ?
Alentour, n’attendant point les sommations de Retneth, des nageurs se dirigeaient d’eux-mêmes vers .le
lac noir, certainement poussés par l’instinct de leur « symbiote ».
Voyant là un moyen de rompre la tension qui m’habitait, je me levai à mon tour.
- On y va ! Ordonnais-je à Rahan.
Le parleur aux animaux ne réagissant pas. Curieux ! Lui qui était toujours empressé d’aller à l’eau...
Ceci me rendit espoir.
Probablement qu’un combat se livrait en lui, qu’il résistait. Tout n’était peut-être pas perdu pour lui.
Je dus le débarrasser de son écuelle presque vide et de sa cuillère et le décoller de son siège de fortune
tout en m’assurant qu’on ne nous observait pas.

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Récupérant nos filets, nous prîmes également le chemin de l’étang empoisonné.
Dès que nous fûmes immergés, mon angoisse se calma.
Je redevins plus confiant. L’élément liquide jouait son rôle lénifiant.
Nageant à la suite de Rahan que je m’efforçais de ne point perdre d’une semelle, je m’enfonçai dans les
profondeurs, enfilai des galeries, croisant d’autres nageurs en prospection.
Un grondement sourd naquit alors des profondeurs et une intense vibration accompagnée d’une formida-
ble poussée balaya tout sur son passage.
Pris dans un remous cataclysmique, moi et Rahan fumes soudain refoulés, rejetés en arrière,
comme confrontés à une véritable gifle d’eau. « Par les cornes d’Hadès ! C’était, à n’en point dou-
ter, mon poisson-vessie qui avait provoqué ce putain de chabanais »
Charriés par un flux dément, remués, chahutés comme de simples fétus de paille, nous nous en-
gouffrâmes dans les tunnels en ayant toutes les peines du monde à diriger notre course, nous pro-
tégeant du mieux que nous pouvions des bras et des jambes, sonnant durement de temps à autre
contre les parois des différentes galeries.
Jouet du terrible maelstrom, je ne pavoisais pas. Mes manigances étaient, à n’en point douter à
l’origine de ce premier choc, mais n’en tirait aucune gloire, regrettant amèrement d’avoir été aussi
pressé de me remettre à l’eau, ayant conscience de jouer ma vie à chaque seconde, encaissant de
rudes coups qui m’arrachaient la couenne ou me coupaient le souffle, la douleur restant toujours de
même intensité, la cadence des heurts ne permettant point à la souffrance de se diffuser.
D’autres plongeurs connaissaient les mêmes affres.
Soumis à une fantastique pression, la montagne volcanique changeait de structure.
Certains captifs, prisonniers du flot déferlant parcouraient les galeries à la vitesse d’un carreau
d’arbalète, avant de se fracasser le crâne ou de s’éclater le corps sur des pans de roches.
Des couloirs se refermèrent soudain comme les mâchoires d’un loup, broyant des nageurs, en blo-
quant d’autres qui ne se détachaient qu’en abandonnant qui un pied, qui une jambe, un avant-bras,
ou même une épaule ...
Porté par la lame de fond, Rahan me dépassa bientôt, se plaça devant moi dans le but évident de
m’ouvrir la route.
Mû par de nouvelles facultés, le parleur aux animaux se déplaçant avec adresse et vivacité, antici-
pant toujours les dangers, les évitant de manière diabolique,m’entraînant dans son sillage.
Au terme d’une fantastique course, nous débouchâmes enfin dans le lac proprement dit, remontant
à la surface à une vitesse hallucinante qui nous jeta sur le rivage où nous boulâmes en gémissant,
étonnés d’être encore vivants.
Là, un spectacle d’apocalypse nous attendait.
Un premier mini raz-de-marée avait dévasté le camp. Les tentes avaient été arrachées, déchirées,
dispersées, quelques carrés de toile pendaient çà et là, comme des fanions de reddition.
Les cabanes en dur avaient été soufflées s’étaient éparpillées comme des châteaux de cartes, jon-
chant le sol de la caverne.
Côté prisonniers, c’était la panique. Personne ne comprenait, et pour cause, ce qui se produisait.
Certains étaient allongés à terre, gisants passagers ou déjà cadavres, d’autres, demeurés debout se
tenaient la tête à deux mains, pissant, le sang pissant par les oreilles et le nez, d’autres encore, ani-
més par la panique, couraient en tous sens en interpellant Retneth qui n’en pouvait plus, mais se di-
rigeant par instinct vers la cheminée du monte-charge, seul trait d’union avec l’extérieur.
Partout dans la voûte s’étaient ouvertes des failles de différentes ampleurs d’où s’écoulaient des
cataractes d’eau. D’EAU DE MER ! De la vraie, venue de la mer !
Me relevant, je promenai un regard effaré autour de moi, n’en croyant point mes yeux.
Jamais je n’avais imaginé de telles conséquences, un pareil bouleversement.
C’était beaucoup et peu à la fois.
Trop parce que tout ce qui arrivait frappait des innocents par dizaines, même par centaines.
Et dérisoire car on était loin de l’effet escompté.

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Je me retournai soudain, mon attention attirée par un bruit caractéristique. Le sirop du lac noir se
soulevait en grappes frémissantes, comme s’il était porté à ébullition.
Des failles s’ouvraient également en profondeur, laissant monter des nappes de gaz empoisonné
qui arrivaient en surface dans un bouillonnement infernal.
Tout à coup, des cris roulèrent sous la voûte lézardée, dénonçant un nouveau péril.
Jaillissant du liquide en rangs serrés, des tritons prenaient pied sur le rivage, fixant les plongeurs
de leurs yeux allongés et scintillants.
Il y eut un moment de flottement, durant lequel les deux partis s’observèrent, puis les reptiles
s’élancèrent bientôt vers les galeries adjacentes, vivement, comme s’ils glissaient sur un sol vergla-
cé, sans presque se servir de leurs pattes.
Malheur aux captifs se trouvant sur leur chemin.
Traumatisés, les ouvriers eurent pour la plupart du mal à faire face.
Il s’ensuivit une atroce mêlée, une série de corps à corps épouvantables seulement ponctuée par des
cris de peur, de douleur ou bien d’agonie.
Mal préparés à cet assaut, n’ayant pratiquement que leurs mains pour se défendre, les prisonniers
sombrèrent dans les hurlements stridents, dans des gémissements atroces, retrouvant la parole pour
crier leur détresse pour demander grâce, lançant des questions dont les réponses leur parviendraient
peut-être dans un autre monde.
Heureusement, les tritons ne pourchassaient point les captifs.
Ils se contentaient de s’ouvrir un passage !
J’étais responsable de ce carnage, bien sûr, mais de toutes façon tous ces gens étaient déjà condam-
nés à une fin horrible : Transformés en monstres !
Préférant, et de loin, garder mes cogitations pour plus tard, je cherchai rapidement autour de moi de
quoi repousser les tritons.
Ravagé par la lame de fond, le camp n’était plus qu’un vaste bric-à-brac et des objets les plus hété-
roclites parsemaient le sol, accessoires point toujours propres à assurer une défense convenable.
Mais j’avais mon écaille tranchante ! Ça ne valait pas une bonne épée, mais c’était déjà ça...
Les mâchoires des tritons se refermaient dans des onomatopées atroces sur les corps des plongeurs
qu’elles déchiraient.
Le cœur au bord des lèvres, je n’en croyais point mes yeux. Une telle cruauté, une telle sauvagerie.
Cela me frappait d’autant plus que les agresseurs étaient d’anciens hommes. Était-il possible qu’il
ne reste plus en eux la moindre parcelle d’humanité ?
Assailli à mon tour, je cessai de m’interroger.
Un triton arriva sur moi en feulant, propulsé par de puissantes pattes arrière, les naseaux ron-
flants, la mâchoire menaçante !
Bien campé sur mes jambes, je le laissai charger, feintai et l’esquivais tout en frappant, utilisant
mon écaille comme une dague.
Le triton, à moitié décapité s’écroula, puis je me dégageai très vite afin d éviter les convulsions
désordonnées de l’animal moribond, ne tenant point à encaisser une ruade qui m’entaillerait la
chair jusqu’à l’os.
Débarrassé de ce premier adversaire, je me reculais, le souffle court, conscient qu’une prochaine
attaque ne se déroulerait peut-être point si bien.
Alentour, le combat continuait. Trois tritons avaient isolé Retneth. Chose curieuse, ils ne mani-
festaient pas de véritable agressivité à son égard, se contentaient de lui tourner autour, l’entraî-
nant à l’écart du champ de bataille.
En un éclair, je compris. Ils ne l’isolaient point simplement mais l’emmenaient insidieusement
vers le centre de la caverne, vers le lac ...
Leur désir de vengeance avait résisté à l’effacement de leur mémoire !
Tomber là dedans, lui qui n’avait pas de « symbiote » allait lui faire tout drôle !
Au même moment, le chef de chantier dut comprendre où ses tourmenteurs voulaient en venir et
il se mit à hurler, à réclamer de l’aide.

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Ses appels larmoyants se perdirent dans le brouhaha assourdissant qui baignait l’endroit.
Chacun luttait pour sa vie. J’aurais pu intervenir mais le sort de ce traître de Retneth m’importait
peu et c’est sans une once de pitié que je vis les tritons accélérer leur manège et précipiter le chef
de chantier dans le sirop bouillonnant.
Il remonta à la surface une fois puis disparut, aussitôt foudroyé par la peste liquide.
Les bulles qui montaient à présent des profondeurs éclataient à grand bruit.
Dans la caverne, la température grimpa soudainement, couvrant les hommes d’une nappe de
sueur, rendant l’atmosphère irrespirable, presque solide.
Cherchant Rahan des yeux, je le vis farfouiller dans les décombres des cabanes. « Mais par
Zeus ! Que faisait-il là-bas ? Quelle folie l’avait encore frappé ? »
Décidément, rien ne se déroulait comme prévu. Ce projet de vouloir fendre une montagne de
l’intérieur par le biais d’un poisson-vessie géant, c’était de la démence pure et simple.
Autant prétendre occire un dragon les dents.
Soudain, une autre forme de bruit retint mon attention. Tendant l’oreille, j’identifiai le hahanement
caractéristique du monte-charge.
Alertées par l’effervescence anormale, ayant peut-être également ressenti en surface quelques se-
cousses inquiétantes, nos soudardes de geôlières venaient aux nouvelles.
Je sentis un frisson me parcourir l’échine.
C’était le moment de passer à l’action. De tenter de s’emparer du monte-charge !
Si je devais tenter quelque chose, il fallait que ce soit maintenant.
Je reculai d’un pas, guettant les réactions des tritons.
À ma grande surprise, ils semblaient se désintéresser de nous, levant la tête vers la voûte de plus en
plus fissurée, la balançant longuement, humant l’air surchauffé.
Simultanément, tous les reptiles suspendirent leurs attaques, tournèrent subitement les talons et,
s’accrochant de leurs longues griffes aux parois verticales, ils disparurent à toute vitesse dans des
anfractuosités naturelles.
Profitant de ce répit inespéré, apercevant Rahan venant vers moi, j’essayai de l’accrocher par le
bras pour l’emmener à proximité du monte-charge.
Un nouvel ébranlement, encore plus terrible que le premier jeta tout le monde au sol. Il semblerait
que le poiscaille n’ait pas dit son dernier mot !
D’autres brèches s’ouvrirent tandis que d’anciennes se refermaient sous le contrecoup.
Dans la foulée, les parois de la cheminée du monte-charge se rapprochèrent, disloquant la plate-
forme qui se disloqua en gémissant, jetant ses passagères dans le vide où elles tombèrent en hur-
lant de frayeur, accompagnées de panneaux de bois brisés et de volées de pierrailles.
Chutant d’une hauteur raisonnable la plupart s’en tirèrent sans plus de mal qu’une vilaine bosse
ou une bonne entorse.
Mes derniers espoirs de fuite envolés avec la destruction du monte-charge, je me retrouvai sou-
dain de nouveau des semelles de plomb aux pieds.
J’allais finir là, comme les autres, avalé par une faille ou noyé par l’eau de mer, ou pourquoi pas
carbonisé par la lave du volcan, commençant à poindre par certaines fissures, qui carbonisait les
hommes avant de leur offrir des vitrines d’éternité.
Il me restera toutefois la satisfaction d’avoir mis fin à ces sorcelleries !
Ramassant leurs armes les femelles commencèrent bientôt à donner de la voix, exigeant des pri-
sonniers qu’ils reprennent un peu de sang-froid et se regroupent pour remettre le camp en état et
aillent récupérer les perles matures.
Inutile de préciser que leurs injonctions ne trouvèrent point d’écho, chacun n’étant plus préoccu-
pé que par sa seule survivance.
Pour donner plus de poids à leurs prières, les maudites femelles lâchèrent de leurs arbalètes quel-
ques volées meurtrières qui ne firent que cristalliser la haine des survivants, les poussant effecti-
vement à se regrouper, mais pour charger leurs geôlières.

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Indécis, ne sachant plus quelle conduite adopter, j’hésitai à me mêler au rassemblement lorsque
les premières bulles bleues crevèrent la surface frémissante avant d’éclater.
- Fuyez le lac ! Hurlais-je alors à la cantonade avant de m’enfoncer dans une galerie horizontale,
nouvellement apparue, tirant Rahan derrière moi.
Mon conseil, dans un premier temps, fut loin d’être suivi à la lettre.
Il attira simplement l’attention d’une poignée d’hommes, lesquels ne comprirent qu’avec un dé-
calage, en voyant des chapelets de bulles bleutées exploser en sifflant.
Alors, ce fut une véritable panique, plus grande encore que celle qui avait succédé à l’arrivée des
tritons. D’abord simple murmure, lâchée avec incrédulité, l’effroyable menace se propagea à la vi-
tesse d’un buffle qui charge.
Chacun avait encore dans les yeux la terrible image du plongeur mort d’avoir voulu remonter de
ces billes couleur d’azur.
Né de la terreur, un reflux se constitua incontinent, qui changea la charge en débandade.
La peur au ventre, certains se précipitèrent vers le lac au centre de la caverne, espérant que leur
salut passait par l’élément liquide.
D’autres courraient vers les galeries adjacentes, une vingtaine nous suivit Rahan et moi.
Les geôlières connurent les affres du désespoir. Elles avaient toutes entendu parler de l’abomina-
ble fléau, n’ignorant rien de ses affreuses conséquences, en conçurent dès lors un sentiment d’inéluc-
tabilité qui les poussa à anéantir tout ce qui les entourait, soucieuses de ne point laisser leur survivre
ceux qu’elles considéraient comme leurs inférieurs, déclassés auxquels le destin, farceur, accordait
une ultime chance en leur permettant de tenter de s’échapper.
Coincées, les femelles, enragées, tirèrent sur tout ce qui bougeait, fauchant les captifs qui s’amonce-
lèrent bientôt en un tas de cadavres.
Pitoyable et dérisoire rempart de râlants, d’agonisants, qui n’empêcha point la mort bleue de se ré-
pandre dans l’atmosphère torpide de la caverne.
Nous courions pour tenter de nous éloigner de ce fléau lorsqu’un grondement sourd monta du cœur
du volcan, annonciateur d’un troisième choc.
Tout s’effondrait derrière nous. Du camp, de la grotte, il ne restait probablement plus rien.
De nouvelles béances étoilaient la voûte, laissant pour la première fois entrevoir au loin des lé-
zardes de jour.
Je les contemplai en clignant des yeux, ressentant aussitôt une étrange impression de malaise.
Je compris que rien n’était encore joué, que le symbiote me tenait toujours sous sa coupe, que
même si je n’en avais point conscience, ma métamorphose se poursuivait.
Comme celle de Rahan qui se tenait debout près de moi, tête baissée, épaules affaissées. Lui
avait atteint un stade critique, peut-être un point de non-retour ...
Cette éventualité me glaça. À savoir même s’il n’était point trop tard pour mon propre cas ?
La vingtaine d’autres survivants hagards nous suivaient toujours. Sans se concerter, ils se re-
groupèrent autour de moi, s’ébranlèrent lorsque je me remis en marche.
Le séisme avait totalement modifié le décor et il était difficile de retrouver ses marques.
La cheminée du monte-charge n’existant plus, il fallait continuer à avancer.
Éventré, la montagne offrait à présent un réseau de ramifications qui devaient certainement per-
mettre de regagner la surface.
Choisissant arbitrairement une faille dont la dénivellation me semblait bonne, j’y pénétrai, ac-
compagné de Rahan et, des autres rescapés.
Progressant dans une semi pénombre où, moi, j’y voyais comme en plein jour, avec les captifs,
nous entamâmes une remontée prudente.
Bientôt guidés par un flux d’air frais, nous débouchâmes dans le maître-tunnel et tombâmes face à
face avec une patrouille de femelles armées jusqu’aux dents
Tout se joua alors au millième de seconde.
Pétri de réflexes, je me précipita en même temps que les autres femelles levaient leurs arbalètes
sur nous, mon bras se détendait, lançant l’écaille du poisson-vessie.

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Fendant l’air dans un sifflement aigu, le disque osseux arriva en plein sur celle qui paraissait les
commander, lui tranchant net la tête avant de planter ses dents dures comme l’acier dans la poi-
trine d’une de ses compagnes qui s’affaissa sans un cri, le cœur transpercé, morte avant d’avoir
touché le sol.
L’action s’était déroulée si vite que les autres membres de la patrouille n’eurent même point le
temps de réaliser. Avant qu’elles aient pu esquisser le moindre geste, Je fus debout devant elles,
l’épée que j’avais arrachée à la ceinture de leur chef, brandie, trop près d’elles pour qu’elles puis-
sent m’ajuster de leurs arbalètes.
Lisant dans leurs prunelles qu’elles ne se rendraient point sans combattre, et ne tenant point à leur
donner la moindre chance de reprendre l’avantage, je frappai de taille et d’estoc tout autour de
moi, sauvagement, sans merci, oubliant que ce n’étaient que des femmes...
Certaines avaient déjà l’épée en main, mais faute d’avoir eu à mener de vrais combats, et ne s’en
étant servi que pour menacer des prisonniers désarmés, elles s’en servaient comme .... comme
...comme des femelles ! Une épée n’est point faite pour être brandie par une gueuse !
Mon ardeur redoubla quand je vis que Rahan était du combat, et que ses redoutables griffes fai-
saient des ravages !
Ni lui, ni moi, n’avions l’habitude de combattre des femelles, mais des femelles portant braies et
armes comme des hommes n’étaient point vraiment des femelles.
Puis tout fut fini.
Je récupérai une arbalète et plusieurs carquois pleins et me tournai vers Rahan.
Il était de nouveau immobile, l’air absent, n’avait point bougé d’un pouce depuis la fin du combat,
les yeux dans le vague.
- À partir de maintenant, chacun pour soi ! Lançais-je alors à mes compagnons de géhenne.
Il y a des armes par terre, tâchez d’en faire bon usage ! Ceux qui le désirent peuvent me suivre !
Puis, sans plus attendre, je m’ébranlai, poussant le parleur aux animaux devant moi.
Derrière moi, les autres semblaient pétrifiés.
Tant pis pour eux. Je ne pouvais prendre tout le monde en charge. Bien sûr, ils n’étaient point res-
ponsables de leur état catatonique, mais dans une guerre, et c’en était une, il fallait souvent se dé-
passer pour survivre.
Au détour d’un coude, la lumière apparut soudain. Une clarté éblouissante qui fit ralentir le parleur
aux animaux. Également gêné, je me sentis soudain faible comme un nouveau-né. Des nausées me
secouèrent que je combattis en respirant à fond, de manière à me vider les poumons. Simultané-
ment, je me concentrai, cherchant des raisons d’entrer dans une fureur folle, afin de me secouer.
Je me souvins d’Hel’tari qui m’expliquait que les elfes résistent plus longtemps, mais lui aussi avait
fini par sombrer ...
Parvenu en lisière du camp de surface, je m’arrêtai, prudent.
Près de moi, tête tournée, Rahan poussait des petits gémissements pointus.
Les dégâts, en surface, étaient considérables.
Tout un versant du cirque s’était détaché, recouvrant la plupart des baraquements. Sur la terre cou-
raient des fissures dont la moins large aurait englouti une caravane de chariots.
Il ne restait qu’un mirador debout, les autres étaient couchés sur le sol, ou bien pliés en deux.
Apparemment, les femelles ne se faisant plus guère d’illusions sur l’avenir de leur « mine » et s’ap-
prêtaient à quitter l’endroit. Un petit groupe s’affairait autour de deux gros chariots déjà attelés cha-
cun de quatre zébus, chargeant des caisses, des armes, du matériel.
A l’écart, Shadielle et Fledka attendaient, surveillant les opérations. Armées jusqu’aux dents.
Un peu à l’écart je reconnus le grand chariot qui nous avait amené, attelé à six zébus.
Un instant, Je fut tenté d’attendre leur départ.
Puis je renonçai très vite, comprenant qu’il ne fallait pas laisser Shadielle, la nécromancienne en
vie, pour éviter qu’elle ne recommence ailleurs !
De plus il nous faudrait à tout prix des montures pour fuir ce coin maudit. À pieds, nous n’irions
point loin. Si tant est que nous puissions jamais aller quelque part ... Peut-être notre avenir était-il

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 75 / 82


là, dans les profondeurs de ce bloc basaltique, avec les autres tritons ?
J’eus alors une brève pensée pour Hel’tari.
Comme l’heure n’était point à la philosophie, je me se secouai, me rebranchai sur la réalité.
Là aussi il y avait du bon et du mauvais ... On pouvait classer comme favorable le fait que je fus là,
à l’air libre, sans avoir été remarqué mais pour le reste ce n’était guère brillant.
L’écurie, pas encore écroulée se trouvait juste derrière ces deux pouffiasses !
La configuration de l’endroit ne se prêtait guère à l’offensive.
En dehors de quelques petits chariots de mineurs et d’un terril de cailloutis basaltique, le terrain
était plat comme la main, nu, interdisant toute approche surprise.
Coincé, je jetai un regard en arrière. Le tunnel demeurait vide. Je ne fus point autrement·étonné.
Je savais au tréfonds de moi-même que les autres prisonniers ne viendraient pas.
C’était trop tard, pour eux; ils n’avaient plus leur libre arbitre. La lumière leur faisait peur, ils
recherchaient l’ombre, l’humidité, un « ventre » doux et chaud pour renaître une seconde fois.
Moi aussi j’éprouvais des troubles, je devais prendre sur moi pour poursuivre.
À mon côté, Rahan était toujours prostré.
L’avantage, bien maigre, résidait dans le fait qu’il était totalement privé de ressort, d’initiative.
Il n’était plus qu’une simple potiche, plus vraiment encore homme, point encore bête, enfermé
dans un état transitoire.
Pour moi, cela constituait un atout. Avisant une niche, j’y conduisis mon compagnon, l’obli-
geai à s’y terrer. Soumis, il se prêta à mes desideratas, obéissant comme un pantin, non point à
la voix mais aux gestes, Je le forçai en lui « pliant » les membres comme s’il était une marion-
nette. Il se laissait complètement aller, n’offrant aucune réaction, le regard éteint.
À le voir ainsi, j’eus soudain très mal.
Mais je me gardai bien de céder au courant insidieux qui me portait à renoncer pour prendre le
parleur aux animaux par la main et redescendre avec lui dans le monde souterrain.
Volontaire, je revins vers la lumière. La chaleur et la soif m’assaillirent. Simultanément, le dé-
cor se mit à danser devant mes yeux et des images d’humidité envahirent mon horizon. Je vis
des torrents écumeux, des cascades harmonieuses génératrices de fabuleux arcs-en-ciel, des
lacs miroitants, des marais glauques ... « Putain de symbiote ! Par le cul d’Aphrodite ! Tu vas
me lâcher la grappe cinq minutes ? »
Subitement la réalité s’imposa à nouveau et je me secouai. Comme quoi quelques solides ju-
rons assortis de bons blasphèmes peuvent être salutaires !
Je devais faire vite, passer à l’action avant que les femelles ne partent ou plus simplement ne
s’inquiètent de l’absence de leurs compagnes.
Une évidence me frappa soudain. Les fissures, le sol éventré !
Rampant jusqu’à la plus proche, je la détaillai, me rendis immédiatement compte qu’elle était
praticable, ses parois s’enrichissant de reliefs, sentiers naturels que je pouvais emprunter sans
trop de difficultés.
M’y laissant glisser, j’avançai doucement, éprouvant de la pointe du pied la solidité de ces
sentes de fortune. Bientôt rassuré, je commençai à progresser, sautant d’un bord à l’autre avec
souplesse malgré mes armes.
Je n’avais point parcouru vingt pas que la terre se remit à trembler.
Pétrifié, je me collai à la muraille.
La montagne bougeait encore. Il y avait peu de chance que cet ultime sursaut soit imputable à
une facétie du poisson-vessie géant, qui devait avoir été aplati depuis longtemps.
Le bloc volcanique, torturé, devait simplement chercher sa forme définitive. Pour sûr il allait fi-
nir par s’effondrer complètement !
Mais quelle qu’en fût la cause, ce dernier avatar n’arrangeait point mes affaires.
Pris de court, je levai la tête.
Les bords de la crevasse étaient bien trop hauts pour que je puisse les atteindre.
La montagne se mit alors à craquer de partout, à gémir. Des fumerolles jaunâtres s’élevèrent.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 76 / 82


Une violente odeur de soufre envahit l’atmosphère, décapante, étouffante.
Ça c’était vraiment le gaz qui doit sortir d’un honnête volcan, c’est un fait, mais ça peut as-
phyxier tout aussi bien.
Toussant, crachant, je voulus rebrousser chemin mais une nouvelle secousse faillit me précipiter
dans le vide.
Devant moi je voyais la fissure s’agrandir et la les chariots accompagnés de femelles hurlantes
s’engloutir dans les profondeurs.
Chahuté, je compris alors que la fissure palpitait. Puis la panique me submergea lorsque je me
rendis compte qu’elle se refermait derrière moi. Ses pans se rapprochaient comme une gueule qui
se referme dans un martèlement de fin du monde.
Glacé d’effroi, je me mit en marche, sautant, bondissant d’un bord à l’autre, les yeux piqués par les
émanations de soufre, talonné par la mâchoire de pierre dont les crocs tonnaient en se rejoignant.
Ma terreur redoubla lorsque je m’aperçus que le même phénomène se produisait à l’autre extrémité
du cirque, et que je courais au-devant de la mort.
Je me mis à hurler d’épouvante. Plus rien n’avait d’importance.
Alors que je sentais déjà les parois se refermer sur moi, m’écrasant comme un cafard, une lézarde
s’ouvrit tout à coup sur ma droite, un couloir dans lequel je me jetai sans réfléchir, le souffle court,
les tempes battantes, ne répondant plus qu’à mon seul instinct, jouant ma vie sur des impulsions.
Insensiblement, la lézarde devint brèche et je réalisai que je ne pourrais bientôt plus sauter d’une
paroi à l’autre. Une chaleur insoutenable montait des profondeurs. Sous moi, c’était la fournaise. Le
cœur de la terre en fusion, ronflait comme les forges d’un géant.
Vorace, la crevasse avalait tout ce qui se trouvait sur son passage, outils, planches, chariots de mi-
neurs et femelles habillées de cuir, et je devais faire des prodiges pour ne point être décapité par une
planche ou bien déséquilibré par un matériau quelconque.
Soudain, une forme monstrueuse bascula dans le vide et il me fallut un certain temps pour réaliser
qu’il s’agissait d’un des grands chariots que j’avais vus en surface.
Retourné, le véhicule avait l’air d’un scarabée géant. De par sa taille, il s’accrocha, se bloqua en tra-
vers de la faille, roues en l’air. Les portes arrière, ouvertes, laissèrent passer des coffrets de bois qui
éclatèrent contre le roc, libérant une pluie de perles qui ruisselèrent contre la muraille pour se perdre
dans les profondeurs de la terre. La matière retournait à la matière.
Je profitai de l’aubaine. D’un bond, j’escaladai le véhicule en suspend, puis, m’en servant comme
d’un tremplin, je jaillis hors de la faille, retrouvai la terre ferme.
En fait, c’était juste une image car le sol vibrait de toute part, tremblait comme un mourant pris
d’un violent accès de fièvre.
D’un coup d’œil rapide, je pris la mesure de la situation. Alentour, c’était la- débandade.
Des femelles se tenaient allongées bras en croix face contre terre, tandis que d’autres, fuyant une
crevasse, étaient happées par une autre.
Bandant mon arbalète, je tirais sur toutes celles qui se relevaient.
Tirer avant d’être tiré.
Sans véritable haine, simplement parce que c’était dans la logique des choses.
L’avenir appartenait aux implacables.

Bientôt je n’en vis plus qu’une seule debout : La Grande Putain !


Je laissai Shadielle empoigner son colifichet maudit, son tromblon comme elle l’appelle, car il ne sera
point dit que j’aurai commis la félonie de la tuer alors qu’elle était désarmée.
Au moment où je l’ajustai, la corde de mon arbalète cassa.
Shadielle, un rictus de rage à la face s’exclama :
- Tout ça est de ta faute, maudit elfe ! Tu as ruiné mes projets et tu vas le payer !
Et son index se crispa sur la ridicule petite tige de métal sensée faire détoner cet engin maudit.
Un grand bruit d’explosion, un nuage de fumée...

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Shadielle, le visage noir de suie, la main brûlée, lâcha son maudit colifichet dont les tubes par où devait
sortir les projectiles étaient complètement éventrés, éclatés ! Son truc lui a pété à la gueule !
À ce moment j’entendis une voix d’une force incroyable, semblant venir de partout à la fois :
« M’est avis que la prochaine fois tu devrais tenir ta langue avant de m’accuser de trop fréquenter les bor-
dels et les tavernes et d’oublier de m’intéresser aux choses de ton monde ! Je suis capable d’agir quand
c’est nécessaire, mais ne le fais point à la demande ! Je décide seul si je dois agir, et le fais au moment
décidé par moi ! Je ne te garde point courroux car tu n’as jamais failli à l’honneur, mais retiens cette le-
çon ! Et continue de te montrer digne de l’enseignement que mes moines t’ont donné ! »
Par Mercure ! Qui a parlé ? Il semble que je sois le seul à avoir entendu ! ... Merde alors ! J’ai compris !
« Ô grand Thystonius, je suis désolé d’avoir douté de toi, ça ne se reproduira plus. »
Ce pseudo dialogue s’est déroulé en un infime instant où te temps paraissait comme figé.
J’étais déjà sur elle et la décapitai de mon épée.
J’en profitai pour m’emparer de sa dague et ramasser une autre arbalète.

Il ne resta bientôt plus que Fledka. La jeune femme était assise, les genoux frileusement ramenés
sur la poitrine. Elle releva la tête et son regard se riva dans le mien. Je n’y lus aucune détresse,
point d’angoisse particulière, point de haine non plus.
Comme désactivé, je laissai retomber la pointe de mon épée vers le sol et fis demi-tour, pressé de
récupérer Rahan. Seule ici, elle ne fera point de vieux jours !
Une secousse d’une forte intensité me jeta soudain au sol au moment précis où j’entendis le cla-
quement d’une arbalète. Une flèche passa en sifflant au-dessus de ma tête frôlant mes cheveux.
Roulant sur moi-même, je vis Fledka, agenouillée, en train de recharger son arbalète pour
m’ajuster à nouveau.
« Quelle sombre pute ! » Avant qu’elle n’ait fini de me mettre en joue je la tirai à la volée.
Le cœur transpercé, elle s’abattit d’un seul bloc, foudroyée.
Si oncque pucelle était capable de tirer plus vite et mieux qu’un guerrier, ça se saurait !
Surtout si ce guerrier, c’est moi !
Comme apaisé par ce dernier tribut, le séisme prit fin aussi brutalement qu’il avait commencé.
Mais probablement une simple trêve …
Je me relevai sans perdre de temps. Le plus dur restait à accomplir.
Pendant ce temps, Rahan, dans un de ses sursauts de lucidité coutumiers, avait repoussé la ving-
taine de rescapés devant l’écurie, à côté de l’énorme chariot qui avait été placé à l’écart, celui qui
nous avait amené dans cet enfer, ce qui était une bonne idée car c’était le seul capable de tous
nous contenir.
C’est là que je le retrouvai, prostré avec les autres.
Le cœur au bord des lèvres, je raclai le dos de Rahan avec précaution.
À l’emplacement du symbiote, la peau avait pris une vilaine couleur bleuâtre. Mais contrairement
à ce qu’on aurait pu penser, la présence constante de l’espèce de pieuvre ne l’avait point amollie
mais considérablement durcie. Le parleur aux animaux possédait à présent un véritable dos de
bois qui résonnait lorsqu’on le tapotait du doigt.
De la pointe de ma dague j’entrepris de creuser plusieurs puits de part et d’autre de sa colonne
vertébrale, là où les tentacules du symbiote avaient pénétré.
Lorsque ce fut fait, j’y versai de la gnôle récupérée dans les ruines.
Ce n’était peut-être pas l’idéal, mais ça suffirait jusqu’à ce qu’un médicastre de Kon’Ke ne fi-
gnole le travail.
J’airai aimé décamper de cette montagne maudite avant qu’elle ne s’effondre, mais pour tous les
rescapés, c’était peut-être une question de minutes avant que la métamorphose ne soit irréversible.
Alors au boulot ! Plus que dix-neuf à opérer !
Jugeant ensuite que j’avais fait le maximum, je chargea mon compagnon sur mon épaule, puis je
l’installais à l’avant du chariot à côté de la place du cocher le recouvris d’une couverture.

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Puis je chargeais tous les autres rescapés à l’arrière du chariot dont j’avais vidé les caisses d’outils
et n’avait conservé que celles contenant des couvertures, des vivres et de quoi boire. Et aussi les
armes, le coffre latéral où nos propres armes avaient été déposées !
Y compris ma magnifique dague, surmontée d’une garde à double quillon (Malheureusement ce cha-
riot ne contenait pas de perles).
Revenant alors à l’avant du véhicule, je décidai de m’occuper de mon propre sort. N’ayant rien
trouvé ressemblant à un miroir, je dus me servir d’une lame de sabre soigneusement nettoyée pour
regarder mon dos.
Me servant de ma dague retrouvée, je m’affairai à décoller la pieuvre d’entre mes omoplates.
Un océan de douleur me submergea.
Le symbiote se défendait à sa manière, en multipliant la sensibilité de mes centres nerveux.
Le corps ruisselant de sueur, mâchoires serrées à m’en faire péter les dents, chancelant, je pour-
suivis mon charcutage, m’entaillant sérieusement la peau à plusieurs reprises.
Si encore j’avais eu un vrai miroir !
Volontaire, passant outre aux horribles vagues .de souffrance qui me parcouraient le corps entier,
conscient que je jouais mon âme, indifférent aux secousses du sol qui annonçaient une catastrophe
imminente, je continuai vaille que vaille et eus bientôt la satisfaction de voir le symbiote rouge de
mon sang rouler dans le sable.
Physiquement libéré, je fus soudain pris d’un froid intense et me mis à grelotter.
Mais ce n’était point le moment d’écouter mes émois. Il fallait fuis ces lieux maudits.
Réconforté par une large rasade de gnôle, après avoir attachés à l’arrière du chariot les cinq che-
vaux survivants qui se trouvaient encore dans l’écurie, je pris les rennes et lançais mon attelage de
six zébus, leur demandant le maximum.
À la place du tunnel creusé dans les parois du cirque par où nous étions arrivés, il n’y avait plus
qu’un éboulis descendant en pente douce vers le désert.

Nous avions parcouru plusieurs lieues quand la nuit tomba sur le désert.
Des lueurs sanglantes embrasaient l’horizon. Des coulées de lave !
Derrière moi, la montagne volcanique n’existait plus, entièrement écroulée sur elle-même, com-
blant grottes et galeries, écrasant tout ce qui pourrait encore s’y trouver.
M’enroulant dans une couverture, je m’allongeai sous le chariot et, oubliant la douleur de mon
dos, sombrai dans un sommeil de plomb.
Je ne me réveillai qu’à l’aube, le cerveau engourdi, et mis un certain temps à réaliser.
Puis tout me revint en bloc et je me redressai en jurant.
Rahan ! Comment allais-je le trouver ? Et les autres ?
Mon regard tomba sur ma main et je m’aperçus alors que la peau qui reliait mes doigts s’était flé-
trie. Pareil pour mes orteils. De plus le soleil ne me gênait point, je n’avais plus aucune envie de
me plonger dans l’eau. Pour moi la page était tournée.
Je brûlais d’impatience, n’avais qu’une hâte, m’assurer de son état, et d’un autre côté,
j’appréhendais, ayans peur de ce que j’allais découvrir.
Car si le processus de mutation n’avait point été enrayé, je n’aurais plus qu’une solution : abattre
mon compagnon. J’avais longtemps repoussé cette idée mais elle avait fini par s’imposer à moi.
Je ne pouvais point agir autrement.
Remontant sur la banquette avant, le cœur battant, je vis Rahan, assis, me fixant sans aménité.
Il avait sa tête des mauvais jours.
- On se les gèle, ici gronda-t-il en ramenant sa couverture sur ses épaules.
T’as encore profité de ce que j’avais point tout mon bon sens pour t’approprier le meilleur coin !
Une onde de joie déferla sur moi.
Des larmes me mouillèrent les yeux. Un sanglot me cassa la gorge.
Descendant du chariot, le parleur aux animaux eut soudain une grimace.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 79 / 82


Incrédule, je le vis alors porter les mains à son entrecuisse, puis glisser les doigts à l’intérieur de
l’espèce de culotte de toile qui habillait tous les plongeurs de Garyah, pour en ressortir, outre sa
bourse cachée là depuis le début, une douzaine de perles de la plus belle rondeur.
- Avec les deux miennes, ça coince un peu ! M’expliqua-t-il. Et je te prierai à l’avenir de ranger le fruit de
tes larcins ailleurs !
- Moi ? .. Mais ... Tu ... Ta mauvaise foi…
Stupéfait, je ne trouvais plus mes mots.
- C’est bien de toi d’avaler ta langue pour une simple réprimande, goguenarda le parleur aux animaux.
T’es trop nerveux, tu feras point de vieux os si tu poses point tes fontes de temps en temps.
C’est un expert qui te parle !
- Expert de mon cul, oui ! M’emportais-je. Ces fichues perles ne sont point à moi ! Pourquoi diable vou-
drais-tu que j’aie été les placer au chaud à côté de tes balloches ?
- J’en sais fichtre rien ! C’est toi le chapardeur, point moi !
- Chapardeur moi ? Mais je n’ai rien volé du tout, ce n’est point dans mes habitudes !
Rahan eut une moue ..
- Il y a vol et vol, estima-t-il. Dans ton cas, c’est plutôt assimilable à un haut fait !
Je secouai la tête avec véhémence.
- C’est toi qui les as prises, lui répondis-je, et tu veux que je te dise quand ?
- Je suis curieux de l’apprendre, ricana le parleur aux animaux.
- Lorsque les tritons ont envahi la caverne, précisais-je.
Pendant que tout s’écroulait, que je luttais pour nous sortir de là, toi tu fouillais les décombres du mûris-
soir à la recherche d’un possible butin ! Je t’ai vu !

Rahan haussa les sourcils.


- J’aurais fait ça ? Moi ?
- Tu l’as fait, corrigeai-je. Tu n’étais plus en état de rien décider, tu ne pouvais plus parler, tu n’étais rien
d’autre qu’une espèce de zombi et tu as pourtant trouvé assez de lucidité pour aller fouiller les décombres
afin de ramasser ces foutues perles !
- Fantastique ! Souffla alors le parleur aux animaux. Ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait; ça
prouve bien la supériorité de l’homme sur l’animal !
Puis, sautant sur le sol, il s’en fut à l’écart, se soulager la vessie, me laissant désarmé mais heureux.
Pendant ce temps, trois des rescapés, un humain, un troll et un nain étaient descendus du chariot.
Les autres gisaient toujours à l’intérieur, plus ou moins râlants.
Leur mémoire fonctionnait correctement et il fût décidé qu’ils conduiraient le chariot aussi vite possible à
Kon’Ke afin de trouver de l’aide.
Rahan et moi prîmes des chevaux, fontes bien garnies grâce aux stocks des caisses du chariot.
Nous avions décidé de faire une petite halte à l’auberge des sœurs Sibhabya avant de retrouver nos cama-
rades de détention à Kon’Ke.
Je concevais certaine inquiétude : Ne valait-il point mieux consulter au plus vite un médicastre ?
Mais les jours suivants m’ont rassuré. Quand nous nous examinions mutuellement, il est devenu évident
que, loin de leur milieu humide et empoisonné, les reste des symbiotes se desséchaient, se racornissaient
et finissaient par tomber en poussière, laissant des plaies facile à nettoyer avec un peu de gnôle et qui ci-
catrisaient honnêtement.

* * * * *

En nous voyant franchir la porte de l’auberge le visage de ces deux salopes afficha d’abord l’étonnement,
puis l’incrédulité et enfin une magnifique expression de terreur indicible qui nous récompensa en partie
des tourments subis.

* * * * *

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Quelques vingt ou vingt-cinq jours plus tard nous arrivâmes à Kon’Ke.

Le Gouverneur en personne est venu nous accueillir avec force manifestations de joie.
- Vous avez largement rempli votre contrat en ne vous contentant pas de me renseigner, mais, d’après ce
qu’on m’a raconté en affrontant une puissante nécromancienne et ses armées. Vous l’avez vaincu et réussi
à sauver quelques unes de ses victimes. Vous avez largement mérité la somme promise plus une prime de
200 pièces d’or que je rajoute personnellement pour les risques que vous avez couru.
Toutefois, j’aimerai que vous me racontiez toute l’histoire car les rescapés, n’ayant point assisté à tous
vos combats, nous ont donné très peu de détail.
Suivez-moi dans ma demeure, une collation vous attend.

Une fois que nous fûmes attablés devant une table bien garnie, le Gouverneur reprit :
Au début quand ils sont arrivés, personne n’a cru à leurs histoires, on ne les croyait pas, on les a pris pour
des fadas. Mais leurs récits concordaient à propos du groupe de femelles campées dans le désert et vous
ayant fait subir cette fameuse « sélection » dans l’arène.
Grâce à ceci j’ai pu dépêcher un ost fort de cents solides guerriers puissamment armés sus à ces femelles.
Un grand nombre de ces femmes a été navré au cours du combat, d’autres se sont elles-mêmes plantés
leur dague dans le cœur et seulement une douzaine a été fait prisonnière.
- Qu’en avez-vous fait ?
- Leur aspect, leur habillement ont effrayé le capitaine de mon ost qui en a conclu qu’elles n’étaient point
normales et a préféré les conduire au monastère de Mynbruje ainsi qu’un miroir maléfique, de deux pas
de diamètre, trouvé sur place. Je ne sais point ce que feront les moines, mais j’ai ouï des rumeurs parlant
de condamnation au bûcher !
- Et les rescapés ? Ont-ils pu tous être sauvés ?
Le Gouverneur reprit :
- Quand nos médicastres ont examinés les malades dans le chariot, seulement quatre ont pu être sauvés, ce
qui porte à sept le nombre des rescapés et neuf si je vous compte.
Nos médicastres ont été de surprise en surprise. Ils ont découvert des restes de ce fameux « symbiote »
qui malheureusement se sont dégradés trop vite pour pouvoir être examinés.
Nous avons commencé à croire les rescapés et à mieux les écouter, mais, à part nous dire qu’ils vous ont
suivis et qu’ils vous ont vu occire la nécromancienne et ses troupes, ils ne savaient rien de plus.
Ils affirment que vous êtes responsable de l’écroulement du volcan maudit, mais n’en savent pas plus.
Ils ont seulement pu être très prolixes sur vos conditions de détention ainsi que sur votre curieux travail
de ramassage de perles, mais leurs histoires de métamorphoses n’ont été prises au sérieux que quand les
autres victimes, celles qui n’ont pas pu être sauvées, soit une douzaine ont commencé à se changer en
monstres devant nos meilleurs médicastres et alchimistes impuissants !
- Qu’en avez-vous fait ?
- Nous avons dû les mettre derrière de solides barreaux car ils devenaient dangereux.
Et dans des cages séparées pour les empêcher de se dévorer entre eux !
Et là est mon plus grand problème :
Une partie du conseil des anciens suivie par la moitié de la population exige qu’ils soient brûlés pour évi-
ter d’être à notre tour touchés par l’« horreur » qui est derrière tout ceci, et soulignent que ces monstres
nous coûtent cher en pitance.
L’autre partie du conseil des anciens, suivie bien sûr par l’autre moitié de la population s’y oppose for-
mellement en arguant que, après tout ce sont des anciens « donneurs de noms », non responsables de leur
état, et qu’il est hors de question de les assassiner !
Je ne sais plus quoi faire, auriez-vous une idée, Messire Thor’Khan ? Messire Rahan ?
- À mon avis, Messire Gouverneur, lui répondis-je, il y a une troisième solution : Vous devriez envoyer
un pigeon voyageur au monastère de Mynbruje, ou à celui de Garlen, ou bien aux deux, et leur demander
d’envoyer des questeurs afin d’examiner ces créatures et de prendre les décisions qui s’imposent.
De ce fait aucune des parties ne pourrait vous reprocher quoi que ce soit et vous garderiez, pour tous, la

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réputation d’un dirigeant sachant prendre les bonnes décisions.
- De plus, rajouta Rahan, ça renforcerait la bonne opinion qu’à le peuple de vous en leur montrant que
vous êtes assez intelligant pour cerner avec précision les limites de votre savoir en délégant les problèmes
sensibles aux bons experts.

Le gouverneur en resta muet une bonne minute avant de répondre :


- Je vous remercie pour cet excellent conseil que je vais suivre immédiatement. Je connais quelques uns
de mes conseillers à qui je vais botter le cul d’importance pour ne point m’avoir proposé cette solution.
Au fait, vos camarades ont dit que vous êtes allé à l’auberge des sœurs Sibhabya, mais des voyageurs ar-
rivés il y a deux jours ont raconté que cette auberge avait été complètement rasée par un incendie et qu’ils
n’ont point trouvés de traces des sœurs. Êtes-vous au courant ?

Après nous être lancé une œillade complice, Rahan et moi, je répondis :
- Si fait ! Nous avons aussi constaté qu’il n’y avait plus d’auberge, et avons donc décidé d’aller rendre vi-
site à un ami Theran habitant très à l’Ouest. C’est pourquoi nous avons mis si longtemps à revenir.

Inutile de lui raconter que ce soi-disant ami, un nommé Khahafaw, était un tenancier de bordel et escla-
vagiste de surcroît, qui en plus manie lestement la cravache au détriment de ses pensionnaires.
Rahan et moi détestons tout ce qui se rapporte à l’esclavage, et probablement qu’un jour nous irons oc-
cire ce Khahafaw. Il sévit dans une ville de garnison et fait grand commerce de femmes pour la grande
joie des nombreux soldats de la ville. Chez lui, les gueuses, mal nourries, molestées, forcées à « épon-
ger » des dizaines de soudards par jour, ne durent point longtemps. Il nous a quand même donné un bon
prix pour les sœurs Sibhabya. Nous avons estimé que c’était un châtiment mérité pour avoir « vendu »
autant d’infortunés voyageurs à Shadielle la nécromancienne !
- Si vous le désirez, Messire Gouverneur, ajouta Rahan, après nous être délassés cette nuit, demain matin
nous reviendrons vous conter toute l’aventure.
- Parfait, Messieurs, donc demain matin je vous ferai quérir par une chaise à porteurs pour vous emmener
en ma demeure ! Reposez-vous bien cette nuit !

Sachant ce que Rahan entendait par « se délasser », je doutai que nous prenions le moindre repos cette
nuit, ou alors le « repos du guerrier » !
Les cinq cents pièces prévues plus la prime de deux cents nous faisait un pécule de sept cents pièces. En
rajoutant les perles ramenées par Rahan. Les aubergistes et les ribaudes des maisons accueillantes allaient
nous voir souvent pendant un certain temps.

* * * * *

De longues semaines plus tard, après avoir dilapidé presque tous notre pécule, Rahan me dit :
- J’ai reçu un message de Trandhuil par pigeon. Il nous demande de le rejoindre à Barsaive pour
l’accompagner dans une queste fort intéressante et bien rémunérée. Partons le rejoindre !
- J’ai ouï parler d’une périlleuse queste à accomplir plus à l’Ouest et suis fort tenté ! Lui répondis-je.
Compte sur moi pour boucler cette nouvelle aventure prestement et vous rejoindre à Barsaine au plus
vite ! Tu feras mes amitiés à Trandhuil.

Après nous être souhaité mutuellement bonne chance, nous nous fîmes donc nos adieux, nous donnant
rendez-vous à Barsaive, nous prîmes chacun notre chemin.

Thor’Khan et Rahan Troisième partie : Les Mutants Page 82 / 82

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