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Bruno Judic

Hiérarchie angélique et hiérarchie


ecclésiale chez Grégoire le Grand

G
régoire le Grand, dès la fin du vie siècle, dans son homélie 34
sur l’Évangile, constitue une étape précoce de la diffusion de
l’œuvre de l’Aréopagite qu’il est le premier à mentionner
dans un texte latin. Comme toutes les homélies de Grégoire, elle a été
largement répandue mais on peut préciser son rôle dans l’angélologie
des auteurs médiévaux.
Grégoire le Grand a composé, et en partie prononcé lui-même,
quarante homélies sur l’Évangile au début de son pontificat, dans les
années 590-592  1. Elles se répartissent en deux groupes, le premier
comprend des homélies dictées qui ont été ensuite prononcées devant
le peuple par un notaire. En revanche, les homélies du deuxième
groupe (21-40) ont été prononcées par Grégoire lui-même. Ces deux
groupes préfigurent, en outre, la partie d’hiver et la partie d’été. L’ho-
mélie 34 se situe dans la seconde partie mais sa date exacte ne se laisse
pas immédiatement définir. Nous avons une indication interne à l’ho-
mélie elle-même puisque Grégoire commence ainsi : « La période
estivale, très contraire à ma santé, m’a empêché un long temps de
vous parler pour vous expliquer l’Évangile. Mais si la langue s’est tue
la charité n’a pas perdu en moi sa chaleur… » Ainsi, un été pourri a
longtemps empêché Grégoire de prendre la parole  2. L’homélie 34,

1
  Gregorius Magnus, Homiliae in Evangelia, éd. R. Étaix, CCSL, 141, Turnhout, 1999.
Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, livre I, éd. R. Étaix, C. Morel et B. Judic, SC,
485, Paris, 2005.
2
 L'étude fondamentale est désormais celle de J.-P. Bouhot, « Les homélies de saint Gré-
goire le Grand, histoire des textes et chronologie  », Revue Bénédictine, 117/2 (2007),
p. 211-260. Il propose de nouvelles datations pour les homélies de Grégoire. Pour l’homé-
lie 34, il ne reprend pas du tout le système de Chavasse et Étaix. Il s’appuie, avant tout, sur
la mention d’un « temps long » entre l’homélie 33 et l’homélie 34. Comme l’homélie 33
est située au début de juillet, et que l’homélie 35, pour le 11 novembre fête de saint Mennas,
commence aussi par le rappel d’un été pénible, il situe l’homélie 34 au plus près de l’ho-
mélie 35, donc le dimanche 4 novembre 591. Le long développement angélologique est
lié uniquement à l’éclaircissement de la péricope. Je remercie Jean-Paul Bouhot de m’avoir
communiqué à l’avance cette importante étude, dont je ne peux malheureusement tirer
ici toutes les conséquences. Précédemment, A. Chavasse [« Les plus anciens types du lec-
tionnaire et de l’antiphonaire romains de la messe », Revue Bénédictine, 62 (1952), p. 3-94 ;

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la plus longue de toute la collection 3, porte sur Luc 15, 1-10, la brebis
perdue et la drachme perdue. Deux grands thèmes sont développés
sur cette péricope : la pénitence, l’abstinence et le pardon (paragra-
phes 1-6 et 15-18), les anges (paragraphes 6b-14). Il faut souligner
que Grégoire se sent fortement encouragé à parler : « mais puisqu’est
revenu le temps de parler, votre zèle m’encourage et j’ai d’autant plus
de joie à m’adresser à vous que vos âmes l’attendent avec un plus
grand désir ». Grégoire est en mauvaise santé et pourtant sa parole
est attendue et souhaitée par son auditoire. Cette relation physique
avec l’auditoire est certainement très importante dans l’homélie 34 ;
elle explique sûrement la longueur de l’homélie et elle éclaire cette
phrase initiale sur l’encouragement à parler, sur la joie de Grégoire
en s’adressant à ses fidèles et sur le désir des fidèles de l’écouter.
L’homélie a été prononcée dans la basilique des Saints-Jean-et-Paul
qui se trouve sur le Caelius, à proximité de l’ancienne maison familiale
de Grégoire transformée par lui-même en monastère. Cette basilique
est l’héritière d’un titulus financé par un riche sénateur, Pammachius,
ami de saint Jérôme. On peut penser que cette localisation est aussi
un facteur de mise en confiance du pape – c’est semble-t-il la seule
homélie du recueil prononcée dans cette église ; il se sent à l’aise pour
développer plus longuement les thèmes de l’homélie 4.
Le premier thème, pénitentiel, est directement lié à la péricope
elle-même : « il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur
qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas
besoin de pénitence. » Sur ce thème, Grégoire utilise deux exempla :
l’histoire de David au paragraphe 16 et l’histoire, racontée au para-

La liturgie de la ville de Rome du ve au viiie siècle. Une liturgie conditionnée par l’organisation de la


vie in urbe et extra muros, Rome, 1993 (Analecta liturgica, 8 = Studia Anselmiana, 112), en part.
p. 109-146 et « Aménagements liturgiques à Rome au viie et au viiie siècle, Revue Bénédictine,
99 (1989), p. 75-102], avait daté cette homélie du 29 septembre 591, samedi des Quatre-
Temps de septembre et jour de la fête de l’archange saint Michel. Le jeûne des Quatre-
Temps devait correspondre en 591 à la semaine du 23 au 30 septembre. Le 29 septembre
est en 591 un samedi et est donc à la fois le samedi du jeûne des Quatre-Temps de septem-
bre et le Natale romain du Saint-Ange. Cela permettait d'expliquer la réunion de deux
thèmes disparates. Néanmoins, R. Étaix hésitait à suivre A. Chavasse en notant que la lecture
paraissait tirée d'une liste dominicale. Voir aussi Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile,
livre II, éd. R. Étaix, C. Morel et B. Judic, à paraître dans la collection Sources chrétiennes.
3
  538 lignes dans l’édition CC, alors qu’on trouve ensuite 493 lignes pour hom 38 ; 449
lignes pour hom 17 et hom 40 ; 404 lignes pour hom 20 ; 329 lignes pour hom 39, etc.
4
 Le titulus Pammachii et la maison familiale de Grégoire sont au centre de l’article d’H.-I.
Marrou, « Autour de la bibliothèque du pape Agapit », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 48
(1931), p. 124-169. La santé fragile de Grégoire est bien attestée dans d’autres textes, cf.
J. Richards, Consul of God. The Life and Times of Gregory the Great, Londres, 1980, p. 44-49.

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graphe 18, du moine Victorien-Émilien  5. L’assistance comprenait


nécessairement des proches du monastère et de la famille de Gré-
goire, très attentifs à ses paroles. La présence des exempla est naturel-
lement un élément d’allongement de l’homélie et de familiarité avec
l’auditoire. Mais sur ce même thème pénitentiel, Grégoire introduit
aussi le thème angélique : dans le paragraphe 3, il évoque les quatre-
vingt-dix-neuf brebis laissées dans le désert par le berger qui cherche
la brebis perdue. Il souligne que « le nombre cent est un nombre
parfait, il a vraiment eu cent brebis quand il a créé les anges et les
hommes ». La brebis perdue est l’homme, les quatre-vingt-dix-neuf
autres sont les chœurs angéliques qui sont restés dans les hauteurs du
ciel qualifiées de « désert » parce que l’homme les a abandonnées.

C’est ce même thème angélique qui revient dans le paragraphe 6b


à propos des dix drachmes. « La femme avait dix drachmes parce qu’il
y a neuf chœurs d’anges, mais pour compléter le nombre des élus,
l’homme a été créé le dixième. » Grégoire évoque d’abord les neuf
chœurs des anges dans le paragraphe 7 : « il y a les anges, les archanges,
les Vertus, les Puissances, les Principautés, les Dominations, les Trônes,
les Chérubins et les Séraphins. » Il donne la liste par ordre de hiérarchie
croissante et cite les passages scripturaires qui soutiennent cette liste :
Paul dans Éphésiens 1, 21 (Principauté, Puissance, Vertu et Domina-
tion), dans Colossiens 1, 16 (Trônes, Puissances, Principautés et Domi-
nations) ; la combinaison de ces deux références donne cinq chœurs
angéliques, « en ajoutant les anges, les archanges, les Chérubins et les
Séraphins, on trouve qu’il y a assurément neuf chœurs des anges ». Il
associe également à cette liste de neuf groupes d’anges, une liste de
neuf pierres précieuses donnée par Ézéchiel (28, 13) « sardoine, topaze,
jaspe, chrysolithe, onyx, béryl, saphir, escarboucle et émeraude » qui
ornaient le manteau du roi de Tyr en tant que chérubin protecteur ou
en tant que premier homme avant la chute. Grégoire développe ensuite
les fonctions des anges, leur ministère, et introduit ainsi les éléments
d’explication de la hiérarchie angélique paragraphe 8 : les anges ou
messagers transportent les « messages ordinaires » ; les messagers plus
importants sont appelés archanges et c’est un archange, Gabriel, qui
fait l’annonce la plus importante. Au paradis, les anges n’ont pas de
nom, mais ils en reçoivent un quand ils viennent accomplir pour nous

5
 Rien n’empêche d’imaginer que le monastère indéterminé dans lequel Victorien-Émilien
menait une vie exemplaire et ascétique était ce même monastère Saint-André, à proximité
immédiate de l’église dans laquelle Grégoire prononçait cette homélie.

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une mission particulière. Vient alors, paragraphe 9, un développement


sur les trois archanges qui portent un nom propre : « Michel signifie
qui est comme Dieu, Gabriel la force de Dieu, Raphaël le remède de
Dieu » ; étymologies qui viennent de Jérôme 6.
Dans le paragraphe  10, il développe la signification des autres
« chœurs angéliques », depuis les Vertus jusqu’aux Séraphins ; on y
trouve la justification de la position hiérarchique de chaque ordre par
rapport à l’autre ; on notera par exemple que les Dominations sur-
passent les Vertus, les Puissances et les Principautés parce que les
autres sont soumis à ces « armées des anges ». Mais les Trônes à leur
tour sont au-dessus des Dominations parce que les Trônes sont « les
armées au milieu desquelles Dieu tout-puissant siège pour exercer le
jugement.  » Ce qui sous-entend, logiquement, que la fonction de
juger est supérieure à la fonction de soumettre. Pour les Chérubins
et les Séraphins il a de nouveau recours à saint Jérôme : Chérubin
signifie « plénitude de la science » ; Séraphin signifie « ceux qui brû-
lent » et « la flamme c’est l’amour, car plus ils aperçoivent distincte-
ment la gloire de sa divinité, plus ils brûlent vivement d’amour ». Dans
le paragraphe 11, Grégoire transpose cette hiérarchie angélique en
une hiérarchie humaine : « Nous croyons que doit monter là-haut [la
cité d’En-haut] une multitude d’hommes égale à la multitude des
anges qui y est demeurée ; il reste donc que les hommes qui revien-
nent dans la patrie d’En-haut imitent un peu en y revenant ces armées
célestes. » Grégoire reprend alors la hiérarchie pour y situer les chré-
tiens. Cette hiérarchie est exclusivement spirituelle et morale même
si on peut supposer quelques références concrètes : « certains domi-
nent en eux tous les vices et tous les désirs », ils correspondent aux
Dominations et on peut penser aux moines ou aux ascètes. « Certains
gardent la maîtrise d’eux-mêmes avec vigilance et (…) reçoivent le
pouvoir de juger aussi les autres avec droiture. » Ils correspondent
aux Trônes et on peut penser aux évêques, d’ailleurs il précise : « par
eux qui conduisent la sainte Église ». Mais on trouve encore plus haut
ceux qui correspondent aux Chérubins, « ceux qui plus que les autres
sont remplis de l’amour de Dieu et du prochain », et ceux qui corres-
pondent aux Séraphins, « brûlés par les ardeurs de la contemplation
d’En-haut, ils soupirent du seul désir de leur Créateur, ne convoitent
plus rien en ce monde, se nourrissent du seul amour de l’éternité,

6
 Cf. Jérôme, Liber interpretationis hebraicorum nominum, CCSL, 72, p. 82 et 140. Grégoire
donne aussi les références scripturaires : Ap 12, 7 pour Michel ; Lc 1, 26-27 pour Gabriel ;
Tb 11, 13 pour Raphaël.

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rejettent tout ce qui est terrestre, s’élèvent par l’esprit au-dessus des
choses du temps… ». Il est alors bien difficile d’assigner une catégorie
ecclésiastique particulière à ces personnages. Les ordres angéliques
justifient la hiérarchie entre les hommes du moins du point de vue
spirituel, paragraphe 12 : « Celui qui voit en lui de modestes dons,
qu’il n’envie pas aux autres de plus grands, car là-haut ont été établies
des distinctions (distinctiones) entre esprits bienheureux de telle sorte
que les uns soient préposés aux autres (ut aliae aliis sint praelatae). »
C’est alors que Grégoire cite explicitement Denys l’Aréopagite :
« On rapporte (Fertur) que Denys l’Aréopagite, un ancien et vénérable
Père, disait que les anges, venant des armées inférieures, sont envoyés
de façon visible ou invisible pour accomplir un ministère, c’est-à-dire
consoler les hommes comme anges ou archanges. Les armées supé-
rieures, elles, ne sortent jamais de leur propre intimité, les plus élevées
ne s’employant pas à un ministère extérieur.  » Grégoire relève
­cependant une contradiction : Isaïe 6, 6-7 évoque un séraphin qui
vole en tenant en main une braise avec une pince et il touche les lèvres
d’Isaïe avec cette braise. Le séraphin, situé tout en haut, pourrait-il
donc sortir à l’extérieur ? Grégoire explique que, dans ce cas, l’ange
reçoit son nom de la charge qu’il exerce, c’est-à-dire brûler. Et il
ajoute, paragraphe 13, une citation de Daniel 7, 10 pour confirmer
le fait que certains anges servent Dieu et d’autres assistent et entou-
rent Dieu. Il convient cependant pour Grégoire de souligner, pour
finir, l’étroite liaison entre tous les ordres angéliques. Le Psalmiste
(79, 2) dit : « Toi qui sièges sur les Chérubins, apparais ! » « En joi-
gnant tout en les distinguant les Chérubins aux Trônes, le Seigneur
montre en les égalant au chœur voisin qu’il siège aussi sur les Chéru-
bins 7. » Ce que chacun possède en particulier appartient aussi à l’en-
semble. Grégoire peut ainsi dans ces paragraphes 13 et 14 rappeler
un thème qui lui tient à cœur, l’alternance entre l’intériorité et l’ex-
tériorité et un principe de « communion universelle » : « par la charité
de l’Esprit tout est possédé par l’un dans les autres. » L’analyse menée
par Claude Carozzi sur cette homélie a le grand mérite de montrer à
la fois l’insistance sur le principe hiérarchique et l’impossibilité
concrète de suivre ce principe dans une réalisation totale  8. Claude

7
  Dum in ipsis distinctionibus agminum Cherubin thronis jungitur, sedere etiam super Cherubin
Dominus ex vicini agminis aequalitate perhibetur.
8
 C. Carozzi, « Hiérarchie angélique et tripartition fonctionnelle chez Grégoire le Grand »,
in C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi (dir.), Hiérarchies et services au Moyen Âge, Aix-en-Pro-
vence, 2001, p. 31-50.

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Carozzi souligne que Grégoire commence sur un type de hiérarchie


et finalement enchaîne sur un autre type ; il semble associer en per-
manence plusieurs hiérarchies possibles. On comprend bien que
Michel, Gabriel et Raphaël sont situés tout en haut, qu’ils formeraient
eux-mêmes une sorte de triade supérieure, au-dessus d’autres triades
angéliques, mais il ne poursuit absolument pas dans ce sens ; bien au
contraire, ces trois archanges, en tant qu’archanges, ne peuvent être
situés qu’au deuxième rang, juste au-dessus des anges et en dessous
de tous les autres ordres angéliques. On a donc bien au moins deux
types de hiérarchies possibles sans que Grégoire choisisse vraiment
entre les deux. Enfin, Claude Carozzi remarque, dans la présentation
des étymologies des trois noms d’archanges, une évidente allusion au
modèle trifonctionnel indo-européen, allusion qui ne figure pas chez
le Pseudo-Denys.

Quelles sont les sources de cette angélologie grégorienne ? Les


pères du ive siècle, Ambroise ou Jérôme, évoquent les anges à partir
des textes scripturaires. Saint Augustin donne une exégèse qui inspire
plus directement Grégoire : « Si nous acceptons que la seule brebis
perdue est l’âme humaine dans Adam – et Ève aussi a été faite à partir
du côté d’Adam – même si ce n’est pas maintenant le moment de
traiter et considérer tout ce qu’il faudrait développer du point de vue
spirituel, il reste qu’on comprend dans les quatre-vingt-dix-neuf brebis
abandonnées dans les montagnes non pas les esprits humains mais les
esprits angéliques  9. » L’âme humaine est l’unité qui manque pour
compléter le nombre cent constitué par les anges. Claudio Micaelli a
montré comment Grégoire, s’appuyant sur Augustin, cherche à main-
tenir le principe d’une nature différente entre les hommes et les
anges, les uns sont corporels, les autres incorporels. Grégoire tient au
va-et-vient dans l’activité des anges entre l’extériorité, le fait de porter
les messages, et l’intériorité, le fait de contempler Dieu en perma-
nence  10. Grégoire avait développé une angélologie dans les Moralia

9
  Si enim unam ovem lapsam humanam animam accipiamus in adam, quia etiam eva de illius latere
facta est, quorum omnium spiritaliter tractandorum et considerandorum nunc tempus non est, restat
ut nonaginta novem relictae in montibus, non humani, sed angeli spiritus intellegantur (Enarr. in
ps. 8, 12, CCSL, 38).
10
 Sur Da 7, 10, même citation que dans l’homélie 34, Grégoire écrit : « Si donc ils [les
anges fidèles] le voient toujours, et toujours se tiennent en sa présence, il faut chercher
avec une attention diligente d’où ils viennent, eux qui ne s’éloignent jamais (…). Mais nous
trouvons assez vite la solution si nous tenons compte de la grande subtilité de la nature
angélique. Jamais les anges ne s’éloignent extérieurement de la vision de Dieu au point

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et il avait déjà introduit le principe d’une liste de neuf ordres angéli-


ques.

Ce même prophète [Grégoire avait fait une autre citation d’Ézéchiel un


peu avant] voulant suggérer la puissance de sa primauté jusqu’à mainte-
nant ajoute : « toute pierre précieuse est ton revêtement, la sardoine, la
topaze et le jaspe, la chrysolithe, l’onyx et le bérylle, le saphir, l’escarbou-
cle et l’émeraude » (Ez 28, 13). Il cite neuf genres de pierres, parce qu’il
y a assurément neuf ordres d’anges. Car, lorsque, dans l’Écriture Sainte
elle-même, on rappelle selon un récit évident les anges, les archanges, les
trônes, les dominations, les vertus, les principautés, les puissances, les
chérubins et les séraphins, on montre combien il y a de distinctions chez
les citoyens d’En-haut 11.

Parmi les sources avouées de Grégoire figure Denys l’Aréopagite.


Comment situer cette référence dans la question insoluble de la
connaissance ou de l’ignorance du grec par Grégoire ? Indépendam-
ment de la mention explicite de Denys l’Aréopagite, Joan M. Petersen
a montré l’influence des Pères grecs et d’Origène sur Grégoire à par-
tir d’homélies qui n’étaient pas traduites en latin pour autant qu’on
le sache. Joan Petersen fait donc l’hypothèse d’un informateur par
oral qui traduit les textes d’Origène  12. C’est évidemment ce même

d’être privés des joies de la contemplation intérieure. Si, dans ces missions, ils perdaient la
vision de leur Créateur, ils seraient incapables de relever ceux qui sont tombés et d’annon-
cer la vérité à ceux qui l’ignorent…  » Mor. 2, 3, 3, trad. A.  de Gaudemaris, notes de
R. Gillet, SC, 32bis, Paris, 1975, p. 257-259. Cf. aussi Augustin, Conf. VII, 11, 7. Voir
également C. Micaelli, « Riflessioni su alcuni aspetti dell’angelologia di Gregorio Magno »,
in Gregorio Magno e il suo tempo, Rome, 1991, p. 301-314. Grégoire a déjà traité des anges
dans HomÉv 1, 2 (six groupes d’anges), HomÉv 26, 10 (cinq groupes). Il y revient aussi dans
HomEz I, hom 8, 20 dans un passage qui suppose une liste de neuf et qui associe les Trônes
au saphir dans la liste des pierres précieuses. En outre, le sacramentaire grégorien donne
cinq groupes d’anges dans la prière du sanctus, mais cette prière est peut-être antérieure à
Grégoire lui-même.
11
 Sur Jb 40, 14, ipse est principium viarum Dei [Behemoth] est lui-même la tête des voies de
Dieu ; Hinc est quod primatus ejus potentiam adhuc insinuans idem propheta, subjungit : « Omnis
lapis pretiosus operimentum tuum, sardius et topazius et jaspis, chrysolithus, onyx, et berillus, sapphi-
rus, carbunculus et smaragdus » (Ez 28, 13). Novem dicit genera lapidum, quia nimirum novem sunt
ordines angelorum. Nam cum per ipsa sacra eloquia angeli, archangeli, throni, dominationes, virtutes,
principatus, potestates, cherubim, et seraphim, aperta narratione memorantur, quantae sint superno-
rum civium distinctiones ostenditur (Mor. 32, 23, 47).
12
 Cf. J. M. Petersen, « Did Gregory the Great Know Greek ? », Studies in Church History, 13
(1976), p. 121-134. Id., « Greek influences upon Gregory the Great’s Exegesis of Luke 15,
1-10 in Homelia in Evangelium II, 34 », in J. Fontaine, R. Gillet et S. Pellistrandi, dir.,
Grégoire le Grand, Paris, 1986, p. 521-530. Id., « Homo Omnino Latinus. The Theological
and Cultural Background of Pope Gregory the Great », Speculum, 62 (1987), p. 529-551.
Id., The Dialogues of Gregory the Great in their late antique cultural background, Toronto, 1984.

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informateur/interprète qu’il faudrait supposer derrière la formule


fertur Dionysius. Comment comprendre ce fertur ? La similitude des
thèmes développés chez Denys et chez Grégoire implique un lien
entre les deux : Grégoire emprunte à Denys la liste des ordres angé-
liques, il lui emprunte la distinction des hiérarchies supérieures qui
contemplent Dieu et des hiérarchies inférieures qui sont envoyées en
mission, l’étymologie du mot Séraphin, ainsi que certaines citations
bibliques essentielles au développement : Is 6, 6-7 et Da 7, 10  13. Le
rapprochement est caractéristique avec ce passage de la hiérarchie
céleste :

(…) examinons encore, autant qu’il est en notre pouvoir : pourquoi est-il
dit qu’à l’un des porte-parole de Dieu un Séraphin est envoyé ? [cf. Is 6,
6-7] On pourrait s’embarrasser en voyant que non point l’un des anges
subordonnés mais celui même qui a rang parmi les essences les plus véné-
rables purifie l’interprète des secrets divins. Certains répondent qu’en
vertu de cette communion déjà invoquée entre tous les esprits ce n’est
point l’un des esprits de premier rang, vivant autour de Dieu, mais plutôt
que l’un des Anges qui nous sont préposés, en tant qu’il reçût la sainte
charge de purifier le prophète, a été appelé du même nom que les Séra-
phins, puisque c’est à la manière d’un incendie qu’il effaça les péchés
rapportés par les Dits… et ils ajoutent qu’en parlant simplement de l’un
des Séraphins les Dits ne désignent point l’un de ceux qui siègent autour
de Dieu mais l’une des Puissances purificatrices qui nous sont assi-
gnées 14.

Ainsi Grégoire reprend exactement l’argument de Denys et sera


suivi plus tard par Thomas d’Aquin. L’argument est typiquement d’or-
dre hiérarchique et fait appel à un principe hiérarchique. Il éclaire

Contra Petersen : G. J. M. Bartelink, « Pope Gregory the Great’s Knowledge of Greek », in
J. C. Cavadini, dir., Gregory the Great  : A Symposium, Notre Dame, 1995, p.  117-136 (il
n’évoque pas du tout l’homélie 34).
13
 Cf. C. Dagens, Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétiennes, Paris, 1977, p. 151-152.
C.  Straw, Gregory the Great Perfection in Imperfection, Univ of California Press, 1988,
p. 29-37.
14
  Denys l’Aréopagite, De la hiérarchie céleste, XIII, 1, intro. R. Roques, trad. M. de Gan-
dillac, SC, 58bis, Paris, 1970. La note de l’édition SC est d’ailleurs éclairante : « L’hypo-
thèse qu’un Séraphin fut délégué à une fonction qui est normalement celle du dernier
ordre est exclue aussi bien par Denys que par Grégoire le Grand et saint Thomas… l’An-
gélique distingue quatre dispositions d’esprits “assistant” et cinq d’esprits “administrateurs”
dont seules les deux dernières ont une mission “annonciatrice”. On a ici un exemple frap-
pant de “vision du monde” (de caractère en partie profane) invoquée par des théologiens
pour refuser l’interprétation la plus obvie d’un texte scripturaire. »

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hiérarchie angélique et hiérarchie ecclésiale chez grégoire le grand

ainsi toute la construction angélique et tout le rapport des catégories


d’anges aux catégories de chrétiens.
Fertur indique une certaine prise de distance vis-à-vis de ce Denys
mais pour quelle raison ? Au début du paragraphe 13, Grégoire écrit :
« Des passages de l’Écriture nous ont appris que certaines activités
sont exercées par les Chérubins, d’autres par les Séraphins : mais le
font-ils par eux-mêmes, ou par des armées célestes qui leur sont sou-
mises, dont on dit qu’elles reçoivent des noms plus nobles parce qu’ils
viennent d’êtres plus nobles, nous ne pouvons l’affirmer, parce que
nous ne pouvons le prouver par des témoignages clairs. » Grégoire se
montre donc réservé sur le fondement biblique de la présentation
dionysienne. Cette réserve est gênante si Denys est le propre compa-
gnon de saint Paul, comme le laisse entendre l’expression « un père
antique et vénérable », alors que le Pseudo-Denys est situé au début
du vie siècle à une époque bien proche de Grégoire 15. Mais fertur peut
justement porter aussi sur la transmission des idées dionysiennes
jusqu’à Grégoire. Si le texte dionysien, non traduit en latin, est trans-
mis à Grégoire par un informateur oral, on comprend mieux la pru-
dence du Romain. Il expose ce qu’il n’a pas pu lire lui-même. Ce
passage relance la question de la connaissance et de l’ignorance du
grec. Dans un sens, il renforcerait l’affirmation de Grégoire sur son
ignorance du grec ; mais plus profondément il suppose que Grégoire
a eu des contacts à Constantinople avec des textes grecs, même par
l’intermédiaire d’un interprète et qu’il pouvait maîtriser au moins un
minimum de grec. Joan Petersen insiste sur la continuité entre chris-
tianisme grec et christianisme latin qui est encore impliquée par cette
angélologie et elle s’oppose ainsi à une vision trop radicale de la rup-
ture entre Grecs et Latins  16. Comme les spécialistes de Denys ont
montré qu’il faut le situer vers la fin du ve siècle ou le début du vie siè-
cle en Syrie, et qu’il n’a pas été reçu facilement dans le monde grec
orthodoxe, on pourrait supposer que l’informateur/interprète de
Grégoire serait Anastase, ex-patriarche d’Antioche, en résidence for-

15
 Cf. R. Roques, L’univers dionysien : structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Paris,
1954. Voir aussi R. F. Hathaway, Hierarchy and the Definition of Order in the Letters of Pseudo-
Dionysius, La Haye, 1969.
16
  J. M. Petersen, The Dialogues of Gregory the Great…, op. cit., p. xvii : « Scholars working on
one or other aspects of Gregory’s life and teaching have commonly assumed that, in spite
of his six years’ sojourn as apocrisiarius in Constantinople, he knew no Greek, and that
consequently he was uninfluenced by Eastern Christian spirituality and theology. Many
instances of this view could be cited ; one of the most recent is to be found in an article by
Claude Dagens published in 1975. »

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cée à Constantinople au moment où Grégoire s’y trouvait également.


Ils devinrent des amis proches au point que Grégoire en tant que pape
intervint auprès de l’empereur en faveur d’Anastase. En outre, cet
Anastase joua sans doute un rôle dans la traduction de la Règle pas-
torale en grec 17.

Il faut aussi comprendre le lien entre cette homélie et d’autres


textes de Grégoire. Dans les Moralia, comme dans le Pastoral, Grégoire
s’est attaché à souligner la répartition de la société chrétienne en
groupes distincts. On connaît ainsi la répartition en trois groupes, des
dirigeants, des continents et des gens mariés, qui deviennent même
explicitement trois ordres dans une homélie sur Ézéchiel (II, 4). Ces
trois groupes sont nettement hiérarchisés et en même temps leur
solidarité profonde est décrite exactement dans les mêmes termes que
les liens étroits qui rattachent tous les ordres angéliques entre eux.
Une autre classification donnée dans les Moralia est largement détaillée
dans le Pastoral, ce sont les diverses catégories auxquelles le prédica-
teur doit savoir s’adresser. Ces catégories, très nombreuses, soixante-
quatorze, semblent peu hiérarchisées et, de plus, largement hétéro-
gènes. Il est pourtant possible d’y reconnaître une certaine disposition
où l’on retrouverait aussi des catégories qui relèvent du groupe des
dirigeants, d’autres qui relèvent du groupe des continents et d’autres
qui relèvent du groupe des gens mariés, sans d’ailleurs épuiser toute
la richesse et la diversité de la longue liste détaillée par Grégoire. Un
principe relie toutes ces tentatives de classement, le paradoxe, exprimé

17
 Anastase, patriarche d’Antioche destitué par Justin en 570, se trouvait à Constantinople
en même temps que Grégoire et ils se lièrent d’amitié à en juger par Ep. 1, 6 ; 1, 7 ; 1, 25
dans lesquelles Grégoire lui parle de manière très personnelle et intime comme il le fait
aussi pour Léandre de Séville. Anastase reçut aussi la lettre synodale, Ep. 1, 24, puisque
Grégoire le considérait toujours comme patriarche et il intervient dès le début de son
pontificat auprès de l’empereur Maurice en faveur d’Anastase qui, de fait, retrouva son
siège en 593 ou 594, cf. Ep. 5, 42. Dans cette dernière lettre, Grégoire exprime à nouveau
des sentiments personnels et souligne que saint Ignace est « non seulement vôtre mais aussi
nôtre ». En 597, Ep. 7, 24 concerne l’opposition de Grégoire au titre « œcuménique » du
patriarche de Constantinople et Ep. 7, 31 concerne différents textes grecs traduits en latin ;
Ep. 8, 2 à nouveau lettre personnelle. Par Ep. 12, 6, de janvier 602, nous savons qu’Anastase
traduisit la Règle pastorale en grec à la demande de l’empereur Maurice. R. Lizzi (« La tra-
duzione greca delle opere di Gregorio Magno : dalla Regula pastoralis ai Dialogi », in Gre-
gorio Magno e il suo tempo II Questioni letterarie e dottrinali, Rome, 1991, p. 41-57) montre que
l’Anastase mentionné dans Ep. 12, 6, doit être Anastase II, successeur d’Anastase I sur le
siège d’Antioche à la mort de ce dernier en 599. Mais la présence du Pastoral à Antioche
résulterait bien des liens étroits entre Grégoire et Anastase I, qui séjourna peut-être à Rome.
J. M. Petersen (« Homo Omnino Latinus… », op. cit.) avait fait l’hypothèse du médecin
Aristobule et de l’évêque Domitien de Mélitène, mais pas d’Anastase d’Antioche.

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hiérarchie angélique et hiérarchie ecclésiale chez grégoire le grand

dans les Moralia et repris dans le Pastoral, de l’égalité naturelle entre


tous les hommes et de l’inégalité engendrée par des mérites diffé-
rents 18. L’ordre des mérites devient le principe d’une inégalité et d’un
classement hiérarchisé. Cependant ce principe est essentiellement
moral et spirituel et ne s’applique même pas vraiment à la hiérarchie
ecclésiastique elle-même comme Grégoire le montre bien. C’est dans
cet ordre des mérites qu’on retrouve le même principe que dans le
classement des chœurs angéliques, un principe spirituel qui suppose
la hiérarchie mais ne la fixe pas vraiment d’une manière rigide. C’est
aussi la raison pour laquelle les catégories du Pastoral pourront être
réinterprétées de manière plus sociale au cours du haut Moyen Âge.
Ainsi, Tayon de Saragosse, au milieu du viie siècle, discerne nettement
des clercs et des moines dans les catégories de Grégoire 19.

Les homélies de Grégoire ont connu une très large diffusion. Mais
l’homélie 34 est encore plus diffusée par son insertion très précoce
dans des homéliaires. Le Sermonnaire vatican de la fin du viie siècle et
ses dérivés recopient, sous le nom de Grégoire, pour la fête du Saint-
Ange, les seuls chapitres 6b à 14 de l’homélie 34. Raymond Étaix
suppose d’ailleurs que les seuls emprunts sûrs d’Isidore aux Homélies
de Grégoire dans les Sentences viendraient du Sermonnaire du Vatican
et non pas directement du recueil des quarante homélies. On sait en
effet que la notice d’Isidore sur Grégoire manifeste son ignorance du
recueil des quarante homélies. Par ailleurs, Isidore présente, dans les
Étymologies, le principe des neuf ordres angéliques et la même liste que
Grégoire dans l’homélie 34 20. À partir d’Isidore, la formule se retrouve
chez Beatus de Liébana 21.

18
 Sur Jb 31, 15 : Ne les a-t-il pas créés comme moi dans le ventre ? Un même Dieu nous
forma dans le sein. Omnes homines natura aequales genuit, sed, variante meritorum ordine, alios
aliis dispensatio occulta postponit, Mor 21, 15, 22-24 ; sur dispensatio, C. Ricci-Wallraff, Mys-
terium dispensationis, tracce di una teologia della storia in Gregorio Magno, Rome, 2002.
19
 Cf. J. Batany, « Tayon de Saragosse et la nomenclature sociale de Grégoire le Grand »,
Archivum Latinitatis Medii Aevi [Bulletin Du Cange], 37 (1970), p. 173-182.
20
 Cf. R. Étaix, CCSL, 141, p. xxvii, note 32. Isidore de Séville, Étymologies, livre VII, 5,
4, De Deo, angelis et fidelium ordinibus, PL, 82. Isidore reprend aussi la liste de l’homélie 34
dans le De ordine creaturarum (PL, 83, col. 917a). Voir l’important article d’E. C. Lutz, « In
niun schar insunder geordent gar. Gregorianische Angelologie, Dionysius-Rezeption und
volkssprachliche Dichtungen des Mittelalters », Zeitschrift für Deutsche Philologie, 102 (1983),
p. 335-376.
21
  Beatus de Liébana, Commentarius in Apocalypsin, lib. 2, prologus, cap. 1, 16, éd. H. A.
Sanders, Papers… of the American Academy in Rome, 7 (1930), p. 105.

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Un poème peut-être mérovingien, De adventu Domini et die iudicii,


transmis par des manuscrits d’époque carolingienne  22, contient un
emprunt à l’homélie 34. Il s’agit d’un poème sur le Jugement dernier :
« Vous qui êtes sauvés de la mort et délivrés par la Croix, rachetés par
le sang précieux du fils de Dieu, élevez vos cœurs et cherchez Jésus
avec ardeur… » Un peu plus loin, le poème évoque le jour du Juge-
ment : « Ce sera un jour de colère, jour de brume et d’obscurité, jour
de sonneries de trompette et de clameur, jour de deuil et de ter-
reur… » reprenant Sophonie 1, 15, Dies irae, dies illa qui devait servir
plus tard, au xiiie siècle, dans la liturgie des funérailles. Le poème
caractérise ainsi ce jour :

Que feront les méchants alors que même les saints trembleront devant
l’immense majesté de Jésus-Christ, le fils de Dieu ? Si c’est à peine que le
juste échappe, où se montrera l’impie ? C’est là que les Anges prendront
peur, là que trembleront les Archanges, les Trônes et les Puissances, les
Principautés et les Vertus, les Chérubins et les Séraphins et les Domina-
tions. Alors Jésus-Christ s’assiéra sur le trône d’éternité et le chœur de tous
les saints patriarches, prophètes, apôtres, martyrs et confesseurs sera
assemblé devant lui…

On retrouve ainsi dans ce poème la liste des neuf ordres angéli-


ques, selon un classement modifié pour des raisons de versification.
Cette liste de chœurs angéliques est évidemment empruntée à Gré-
goire et non pas au Pseudo-Denys.
Un autre poème d’époque mérovingienne, Versus in Canticis Can-
ticorum de Deo sanctaeque Ecclesia, se présente sous forme alphabétique :
deux strophes commencent par la lettre A, puis deux par la lettre B,
etc… Il provient de Corbie et a été composé par un pusillus Sicfredus
qui se nomme lui-même dans le poème. Strophe 21 : « Les principaux
chœurs des vertus se réjouissent / l’ordre des Chérubins avec son
associé l’ordre des Séraphins / à propos du si puissant roi apostolique
/ et ils sautent de joie éternellement / la troupe des Vierges vient à
leur rencontre. » Strophe 25 : « Il y a neuf ordres angéliques / Michel
le premier est appelé celui qui est comme Dieu / Le second, Gabriel,
est le messager / il conjoint le royaume du ciel avec la Vierge / le

22
  K. Strecker a utilisé cinq manuscrits, dont  : Verona, Bib. Capitulaire, cod. XC (85),
ixe s., fol. 10v-11r ; Paris, BnF, lat. 1154, Saint-Martial de Limoges, ixe s., fol. 121r et deux
manuscrits de Bruxelles du xe siècle, cf. MGH, Poetae Latini Aevi Carolini, IV, p. 521 ; trad.
dans D. Norberg, Manuel pratique de latin médiéval, Paris, 1968, p. 155-164 à partir de
Clermont-Ferrand, BM, 189, xie s., fol. 149v.

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hiérarchie angélique et hiérarchie ecclésiale chez grégoire le grand

troisième est le médecin Raphaël, le magnifique. » L’inspiration pour-


rait venir d’Isidore de Séville mais le poème dans son ensemble est
largement inspiré par les Moralia de Grégoire ; il s’agit donc sans
conteste de la reprise du passage des Moralia contenant cette mention
des neuf ordres et l’homélie 34 n’est sans doute pas loin 23.

À l’époque carolingienne, il faut mentionner la place de cette
angélologie chez Raban Maur. Dans l’In honorem sanctae crucis, il
reprend cinq fois cette liste des chœurs angéliques ; dans l’un de ses
poèmes également. Il pourrait poursuivre une tradition inspirée des
Pères en général. Or dans le Liber de sacris ordinibus, il reprend la liste
des anges de cette manière :

Les Dominations sont un ordre, l’un des neufs ordres des anges, en effet
il y eut dix ordres des anges, mais le dixième ordre a chuté, et il s’est
transformé, par orgueil, en diable. Les neufs autres ordres sont demeurés
dans leur sainteté. Voici leurs noms ; anges, archanges, vertus, principau-
tés, puissances, trônes, dominations, chérubins, séraphins. Les noms de
ces deux derniers ordres ne sont pas latins. En effet chérubin signifie
plénitude de la science, séraphin signifie l’incendie ; les noms des autres
ordres sont latins, sauf anges et archanges. En effet anges signifient
envoyés, et archanges très hauts envoyés.

Ici, Raban précise clairement sa source : « Grégoire pape romain,


dans son homélie où il commente la leçon évangélique où il est dit :
“les publicains et les pécheurs s’approchaient de Jésus pour l’écouter”,
a fait un très riche exposé sur ces ordres angéliques 24. » Cette préci-

23
  Letantur chori principales virtutum / Cherubin ordo cum Seraphin socio / De tam terrendo rege
apostolico / Trepudiantque gaudio perenniter / Virginum agmen adit eius obviam… Novem sunt vero
ordines angelice / Michahel primus quis ut deus dicitur / Secundus quippe Gabriel pernuntius /
Coniunxit celi regnum que cum virgine / Medicus tertius Raphahel magnificus. Ce poème est édité
à partir de Paris, BnF, lat 17655, Corbie, fol. 97-99. Voir D. Norberg, « Der kleine Sigfred
von Corbie und Gregor der Grosse », in A. Lehner et W. Berschin, Lateinische Kultur im
VIII. Jahrhundert. Traube Gedenkschrift, Sankt-Ottilien, 1989, p. 195-207. Au viiie siècle, l’Ora-
tio sancti Brandani (éd. P. Salmon, CCCM, 47, Turnhout, 1977, cap. 9) contient une formule
de prière avec les trois archanges, des groupes d’anges, les chérubins et les séraphins, mais
sans atteindre le nombre de neuf.
24
  Raban Maur, In honorem sanctae crucis, éd. M. Perrin, CCCM, 100-100a, Turnhout, 1997 ;
Carmina, carmen 39 (éd. E. Dümmler, MGH P.L.A.C. 2, 1884, p. 198, str. 14) : Bonos creavit
angelos / ordines et archangelos / principatus et virtutes / thronos et dominationes / potestates et
cherubin / gloriosa et seraphin ; Liber de sacris ordinibus, sacramentis divinis et vestimentis sacerdo-
talibus ad Thiotmarum, c. XIX De ordine missae (PL, 112, col. 1181) : (…) Dominationes unus
ordo dicitur de novem ordinibus angelorum, nam decem fuerunt ordines angelorum, sed decimus ordo
cecidit, et versus est, per superbiam in diabolum. Novem autem permanserunt in sanctitate sua. Haec

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sion de Raban Maur permet peut-être par contrecoup de supposer la


présence de l’homélie de Grégoire à l’arrière-plan du thème angéli-
que dans plusieurs textes d’époque carolingienne. C’est le cas à
Auxerre : Haymon commente la péricope de Luc 15 dans une homé-
lie pour le IVe dimanche après la Pentecôte. Il reprend, en résumant
fortement, les éléments de l’homélie de Grégoire et donne une liste
des anges qui vient des Moralia. Son disciple, Heiric d’Auxerre écrit
dans une homélie : « [le Seigneur] désigne les vertus des cieux, les
anges, les archanges, les trônes, les dominations, les principautés et
les puissances, les chérubins et les séraphins, et les troupes de toutes
les vertus célestes. » Il s’agit d’une homélie de l’Avent, et, un peu plus
haut, Heiric fait référence à Grégoire à propos d’une homélie de
l’Avent sur la même péricope. Heiric connaît donc bien les Homélies
sur l’Évangile  25. Considérons l’arrière-plan grégorien de la diffusion
des textes « angéliques » de Denys l’Aréopagite. Jean Scot Erigène
raconte la carrière athénienne de Denys en se recommandant, entre
autres, de Grégoire le Grand. Plus tard, à Saint-Denis, Suger, dans son
Liber de rebus in administratione sua gestis, manifeste l’influence du com-
mentaire érigénien de la hiérarchie céleste en décrivant avec enthou-
siasme l’autel majeur de l’abbatiale de Saint-Denis. Mais il décrit aussi
les pierres précieuses qui ne sont pas mentionnées dans le Pseudo-
Denys et qui sont en revanche dans l’homélie 34 de Grégoire 26.

sunt nomina eorum : angeli, archangeli, virtutes, principatus, potestates, throni, dominationes, che-
rubin, seraphin. Istorum duorum nomina non sunt latina. Cherubin enim plenitudo scientiae inter-
pretatur, seraphin incendium dicitur ; cetera nomina supradictorum ordinum latina sunt, nisi ange-
lorum et archangelorum. Nam angeli nuntii, archangeli vero excelsi nuntii dicuntur. Gregorius papa
Romanus in homilia sua quam super lectionem evangelicam fecit, ubi ita legitur : Erant appropin-
quantes ad Jesum publicani et peccatores ut audirent illum (Luc XV, 1) plenissime de praedictis ordi-
nibus exposuit. Voir E. C. Lutz, « In niun schar insunder… », op. cit.
25
  Haymon [d’Auxerre], Homiliae de tempore, Homilia CXIV, PL, 118, col. 613c-d. Heiric
d’Auxerre, Homiliae per circulum anni, pars hiemalis, hom. 2, éd. R. Quadri, CCCM, 116,
Turnhout, 1992. Cf. D. Iogna-Prat, C. Jeudy et G. Lobrichon, dir., L’École carolingienne
d’Auxerre de Muretach à Remi, 830-908, Paris, 1991. E. C. Lutz (« In niun schar insunder… »,
ibid.) souligne le cas de Sedulius Scottus, Collectaneum in Apostolum, vol. II (in espit. ad
Ephesios), cap. 1, v. 21, p. 563, éd. H. J. Frede et H. Stanjek, Vetus latina. Aus der Geschichte
der lateinischen Bibel, Bd 31 et 32 : Super omnem principatum et potestatem et virtutum et domina-
tionum et reliqua (Ephes. 1, 21). Novem autem angelorum scimus ordines : Angelos, Archangelos,
Virtutes, Potestates, Principatus, Dominationes, Thronos, Cherubin, Seraphin… On notera aussi la
présence du thème angélique chez Aethicus cosmographia, cap. 2, p.  96 (éd. O.  Prinz,
Munich, 1993), et dans la Vita Amandi II de Milon de Saint-Amand (MGH, SRM V,
p. 468).
26
  Y. de Andia, dir., Denys l’Aréopagite et sa postérité (colloque 1994), Paris, 1997, en part. J. Iri-
goin, « Les manuscrits grecs de Denys l’Aréopagite en Occident, les empereurs byzantins
et l’abbaye royale de Saint-Denis en France », p. 19-30 et E. Jeauneau, « L’abbaye de Saint-
Denis introductrice de Denys en Occident », p. 361-378 : Jean Scot Erigène raconte la

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hiérarchie angélique et hiérarchie ecclésiale chez grégoire le grand

On peut s’interroger aussi sur la relation entre l’homélie de Gré-


goire et le culte de saint Michel, en particulier la relation avec la
légende rapportée par Jacques de Voragine  27. Les origines du culte
de saint Michel se rattachent au sanctuaire du Mont Gargan, bien
antérieur à Grégoire. On associe le Mont Gargan à une piété « lom-
barde » mais on pourrait appliquer au culte de saint Michel ce que
Cristina La Rocca a mis en évidence au sujet de saint Sabin 28. Comme
pour Sabin, saint Michel apparaît à la fois romain et lombard et l’ho-
mélie de Grégoire lui donne une légitimité romaine et universelle.
L’établissement d’un sanctuaire dédié à saint Michel au sommet du
mausolée d’Hadrien est probablement dû à Boniface IV qui se situe
dans le prolongement spirituel de Grégoire 29.
Il est intéressant de relever pour finir la place de cette homélie
dans la liturgie du Mont-Saint-Michel. Raymond Étaix a montré que
la bibliothèque d’Avranches conserve trois manuscrits contenant des
lectionnaires patristiques pour l’office et provenant du Mont-Saint-
Michel : les manuscrits 128, 129 et 211, probablement tous trois du
xie siècle. Les manuscrits 128 et 129 semblent presque ignorer les
fêtes de saint Michel. C’est que le manuscrit 211 contient aux folios
156 à 209 un ensemble de textes calligraphiés avec soin et contenant
toutes les leçons pour les fêtes de saint Michel : 8 mai, apparition sur
le Mont Gargan ; 29 septembre et 16 octobre, apparition sur le Mont
Tombe. On y trouve en bonne place les paragraphes 6 à 15 de l’ho-
mélie 34 de Grégoire le Grand, probablement pour le 29 septembre,
affectation qu’on peut déduire par la position des textes les uns par

carrière athénienne de Denys en se recommandant de saint Luc, de Denys de Corinthe, de


Polycarpe, d’Eusèbe et de Grégoire le Grand.
27
  Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. J. B. M. Rozé, Paris, 1967, p. 223. Contre la
peste, saint Grégoire faisait chanter les litanies en procession et en portant une image de
la Vierge. Il vit alors l’ange du Seigneur remettant son épée au fourreau au-dessus du châ-
teau de Crescentius, qui s’appelle désormais Château Saint-Ange.
28
 Cf. C. La Rocca, « L’évolution d’une figure hagiographique de l’Italie du haut Moyen
Âge : saint Sabin », Revue belge de philologie et d’histoire, 81-4 (2003), p. 929-943 : il faut dis-
tinguer Sabin de Spolète et Sabin de Canosa, le premier a été associé par G. P. Bognetti à
une « piété lombarde » – rôle de Sabin chez Paul Diacre H.L. livre VI –, pourtant le culte
de Sabin est antérieur aux Lombards et l’essor de son culte doit beaucoup à Grégoire le
Grand dans un contexte purement romain ; on assiste ensuite à un développement du culte
lié à la question des images (cf. Paul Diacre) et encore à une transformation de Sabin à
l’époque carolingienne avant la disparition du culte au xie siècle.
29
 Cf. R. Krautheimer, Rome portrait d’une ville, 312-1308, Paris, 1999, p. 186-187 ; C. Cec-
chelli, « Documenti per… castel San Angelo », Archivio della Società Romana di Storia Patria,
74 (1951), p. 27 sqq. ; C. D’Onofrio, Castel San Angelo, Rome, 1971, p. 56 sqq. et 105 sqq.

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rapport aux autres et par le bréviaire du Mont-Saint-Michel du xve siè-


cle 30.

L’homélie 34 de Grégoire récapitule la déjà longue tradition de


l’angélologie patristique latine. Toutefois cette angélologie est large-
ment commune aux Grecs et aux Latins et l’assimilation d’un texte
grec relativement nouveau, la hiérarchie céleste du Pseudo-Denys,
était possible pour Grégoire malgré sa faible connaissance du grec.
Le thème des neuf ordres angéliques s’est diffusé dans le haut moyen
âge latin à partir de Grégoire, ou d’Isidore qui dépendait de Grégoire,
et a facilité l’introduction du Pseudo-Denys en Occident à l’époque
carolingienne. Durant le ixe siècle, la diffusion des thèmes angéliques
du Pseudo-Denys est très probablement étroitement liée à l’autorité
de Grégoire qui le cite nommément dans l’homélie 34, ce dont témoi-
gne tout spécialement Raban Maur 31.

30
 R. Étaix, « Les homéliaires patristiques du Mont-Saint-Michel », in Dom J. Laporte, dir.,
Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, t.  1 (Histoire et vie monastique), Paris, 1966,
p. 399-415, repris dans Homéliaires patristiques latins, Paris, 1994, p. 275-291. Manuscrit 211 :
fol. 171b-179d, Angelorum et hominum naturam… tergamus maculas pulveris nostri (Grégoire
le Grand, Hom. 34 in Evang., § 6-15, PL, 76, col. 1249c-1256a). Sur le culte de saint Michel :
P. Bouet, G. Otranto et A. Vauchez, dir., Culte et pèlerinage à Saint Michel en Occident. Les
trois monts dédiés à l’archange, Rome, 2003. E. Poulle, P. Bouet et O. Desbordes, dir., Car-
tulaire du Mont-Saint-Michel. Fac-similé du manuscrit 210 de la Bibliothèque municipale d’Avranches,
Les Amis du Mont-Saint-Michel, 2005.
31
 E. C. Lutz (« In niun schar insunder… », op. cit.) montre le développement de l’angélo-
logie grégorienne au cours du Moyen Âge. Il souligne en particulier les débuts de la récep-
tion du Pseudo-Denys au xiie siècle en même temps que la préservation de la tradition
grégorienne. Il développe la fortune du thème angélique au xiiie siècle dans les littératures
vernaculaires, en ancien allemand (Rudolf von Ems), en ancien français (Brunetto Latini)
et en italien (Dante, Paradis, chant 28).

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