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[Jurisprudence] L’appréciation des difficultés économiques : le juge

face aux indicateurs


Réf. : Cass. soc., 1er juin 2022, n° 20-19.957, FS-B N° Lexbase : A58547YH
N2340BZP

par Stéphane Vernac, Professeur de droit privé à l'Université Jean Monnet de Saint-Étienne et
Directeur scienti�ique de la Revue Lexbase Social

le 27 Juillet 2022

Mots clés : licenciement pour motif économique • dif�icultés économiques • C. trav., art. L. 1233-3 • baisse signi�icative du chi�re d’a�aires

La durée d'une baisse signi�icative des commandes ou du chi�re d'a�aires, de nature à caractériser des dif�icultés économiques,
comme motif de licenciement, s'apprécie en comparant le niveau des commandes ou du chi�re d'a�aires au cours de la période
contemporaine de la noti�ication de la rupture du contrat de travail par rapport à celui de l'année précédente à la même période.

Les (bonnes) intentions réformatrices, et en particulier celles guidées par les ambitions sécurisatrices et simpli�icatrices, ne tardent
jamais bien longtemps à faire naître de nouvelles interrogations et zones d’ombre. Les exemples sont légion, tout particulièrement dans
le champ du droit du licenciement pour motif économique. En témoigne l’arrêt « CWF », rendu le 1er juin 2022 par la Chambre sociale de
la Cour de cassation [1], au sujet de l’appréciation des dif�icultés économiques aptes à justi�ier un licenciement pour motif économique.
Les précisions apportées par cet arrêt contrastent, il est vrai, avec les intentions énoncées dans l’exposé des motifs de la loi du 8 août
2016 dite loi « Travail » [2] : « l’objectif de cette codi�ication est de rendre accessible aux petites et moyennes entreprises, à tous ceux qui
ne disposent pas de conseils juridiques ou de services de ressources humaines, les critères qui permettent de savoir si le motif
économique est ou non fondé. Il lève ainsi les freins à l’embauche lorsque le chef d’une PME hésite à recruter » [3]. Voilà qui expliquerait
la réécriture de l’article L. 1233-3 du Code du travail N° Lexbase : L1446LKR . Cette disposition prévoit notamment que les dif�icultés
économiques sont «   caractérisées soit par l'évolution signi�icative d'au moins un indicateur économique tel qu'une baisse des
commandes ou du chi�re d'a�aires, des pertes d'exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l'excédent brut d'exploitation, soit
par tout autre élément de nature à justi�ier de ces dif�icultés ». Le législateur livre ensuite une méthode d’appréciation de la « baisse
signi�icative des commandes ou du chi�re d'a�aires », en précisant que celle-ci « est constituée dès lors que la durée de cette baisse est,
en comparaison avec la même période de l'année précédente, au moins égale à » une période comprise entre un à quatre trimestres et
dé�inie en fonction des e�ectifs de l’entreprise. L’arrêt « CWF » apporte une utile précision s’agissant de la détermination de la période au
cours de laquelle doit être caractérisée la baisse d’un indicateur ( I.). En revanche, il ne répond que partiellement à la délicate question du
statut de la démarche comptable posée par la loi : s’impose-t-elle au juge ? ( II.).

I. L’appréciation de la « baisse signi�icative » d’un indicateur

Dans l’a�aire ayant donné lieu à l’arrêt commenté, une salariée, engagée en 1982 en qualité d'ouvrière en confection, est licenciée en
raison de dif�icultés économiques par la société CWF qui emploie plus de trois cents salariés. Contestant le bien-fondé de son
licenciement, qui lui a été noti�ié en juillet 2017, la salariée est déboutée par les juges du fond. Constatant que la procédure de
licenciement économique collectif a été engagée au second trimestre 2017, la cour d’appel, a notamment considéré qu’il convenait
d’apprécier les dif�icultés économiques au regard de l'évolution d'un des indicateurs énumérés par l'article L. 1233-3 du Code du travail
connus à ce moment-là. Puisque seul le premier trimestre 2017 était alors connu et non l’entier exercice 2017, le juge d’appel prend en
considération les données comptables relatives au chi�re d’a�aires du dernier exercice clos, soit l’exercice 2016. Et le recul de quatre
trimestres consécutifs du chi�re d'a�aires sur l'année 2016 par rapport à l'année 2015 suf�isait à caractériser l’existence de dif�icultés
économiques, l’augmentation de 0,50 % du chi�re d'a�aires du premier trimestre 2017 par rapport à celui de 2016, n'étant alors pas
suf�isante pour signi�ier une amélioration tangible des indicateurs. L’arrêt est censuré pour violation de la loi, au motif qu’il résultait des
propres constatations de la cour d’appel que « la durée de la baisse du chi�re d'a�aires, en comparaison avec la même période de l'année
précédente, n'égalait pas quatre trimestres consécutifs précédant la rupture du contrat de travail pour cette entreprise de plus de trois
cents salariés ». L’article L. 1233-3 du Code du travail caractérise une « baisse signi�icative des commandes ou du chi�re d’a�aires » en
référence à la durée de cette baisse qui doit être « en comparaison avec la même période de l'année précédente, au moins égale à : a) Un
trimestre pour une entreprise de moins de onze salariés ; b) Deux trimestres consécutifs pour une entreprise d'au moins onze salariés et
de moins de cinquante salariés ; c) Trois trimestres consécutifs pour une entreprise d'au moins cinquante salariés et de moins de trois
cents salariés ; d) Quatre trimestres consécutifs pour une entreprise de trois cents salariés et plus ». Ce décompte trimestriel pouvait
susciter une interrogation, principalement pour l’appréciation de la baisse de chi�re d’a�aires : convient-il de se référer, pour apprécier
la baisse signi�icative, aux trimestres successifs du précédent exercice clos ou aux trimestres successifs précédant immédiatement la
noti�ication du licenciement ? La réponse est contenue, pour les Hauts magistrats, dans une solution jurisprudentielle constante posée il
y a plus de trois décennies :  le juge doit se placer à la date du licenciement pour apprécier le motif de celui-ci [4]. Il est en e�et acquis que
le juge doit apprécier le bien-fondé du motif du licenciement à la date de son prononcé, bien qu’il puisse, pour cette appréciation, tenir
compte d'éléments postérieurs [5]. Il ne peut se placer à une date antérieure à la noti�ication du licenciement pour apprécier le motif
économique. D’ailleurs, toute appréciation du motif économique précédant la noti�ication du licenciement est condamnée par la Haute
juridiction, au point de faire obstacle à toute contestation du motif économique engagée antérieurement à la noti�ication du
licenciement. La Cour de cassation a ainsi jugé en 2021, dans un arrêt « Ford Aquitaine Industries », que « la régularité de la procédure de
licenciement économique ne s'apprécie pas en considération de la cause économique de licenciement » et que « le juge judiciaire, saisi
avant la noti�ication des licenciements pour motif économique, ne peut faire droit à des demandes tendant à constater l'absence de
cause économique et à enjoindre en conséquence à l'employeur de mettre �in au projet de fermeture du site et au projet de licenciement
économique collectif soumis à la consultation des instances représentatives du personnel » [6].

Partant, la période trimestrielle qu’il convient de prendre en compte doit être celle qui précède immédiatement la noti�ication du
licenciement. Le juge d’appel ne pouvait apprécier les dif�icultés économiques à la date du déclenchement de la procédure, ni se
contenter de se référer à l'exercice clos 2016, alors que le licenciement a été noti�ié au cours du troisième trimestre 2017. Un observateur
relève très justement que « c'est là une manière de situer cette période en fonction de la date à laquelle le juge doit apprécier la légitimité
du licenciement (ou de la rupture), et non pas à l'aune d'échéances comptables » [7]. Les indicateurs sont présumés connus, avant même
la clôture d’un exercice comptable, et doivent être comparés avec la même période de l'année précédente, jusqu’à la date de noti�ication
du licenciement.

II. La portée de l’évolution signi�icative des indicateurs  

Il ressort de l’arrêt « CWF » qu’un regain d’activité, même faible, peut empêcher toute caractérisation des dif�icultés économiques [8]. La
baisse signi�icative, au sens de l’article L. 1233-3, doit être caractérisée pendant plusieurs trimestres pleins et consécutifs. Les juges
d’appel ne pouvaient donc considérer que les dif�icultés économiques étaient caractérisées, tout en constatant l’augmentation de 0,50 %
du chi�re d'a�aires du premier trimestre 2017 par rapport à celui de 2016. Les juges auraient dû, pour caractériser des dif�icultés
économiques, s’assurer que la durée de la baisse du chi�re d'a�aires, en comparaison avec la même période de l'année précédente,
n'égalait pas quatre trimestres consécutifs précédant la rupture du contrat de travail pour cette entreprise de plus de trois cents salariés.
C’est là un autre apport de l’arrêt « CWF » : l’identi�ication d’une baisse signi�icative des commandes ou du chi�re d’a�aires est une
condition nécessaire à la caractérisation des dif�icultés économiques [9], du moins lorsque l’employeur invoque l’évolution de l’un ou de
l’autre de ces indicateurs. Cette solution pourrait sans doute concerner l’évolution signi�icative de tout autre indicateur invoqué par un
employeur, tel que l’évolution des pertes d'exploitation, de la dégradation de la trésorerie ou de l'excédent brut d'exploitation. S’il s’agit
d’une condition nécessaire, suf�it-elle pour autant à caractériser l’existence de dif�icultés économiques ? Il serait infondé d’ériger la
démarche comptable posée par l’article L. 1233-3 du Code du travail en présomption, et encore moins en « présomption irréfragable »
[10] de dif�icultés économiques qui « prive le salarié du droit de contester l'existence d'un tel motif » [11]. Bien au contraire, si l’article L.
1233-3 du Code du travail guide l’appréciation judiciaire relative à l’évolution signi�icative d’un indicateur, sa rédaction ménage une
marge de manœuvre aux juges. Ainsi, les dif�icultés économiques peuvent être caractérisées soit par l’évolution signi�icative « d’au
moins un indicateur » - expression qui reconnaît au juge une faculté de prendre en compte une pluralité d’indicateurs - « soit par tout
autre élément de nature à justi�ier de ces dif�icultés ». De surcroît, le caractère signi�icatif de la baisse d’un indicateur peut-il se réduire à
une durée, indépendamment de l’ampleur de cette baisse [12] ? En tout état de cause, sous couvert d’une prétendue objectivité comptable
[13], l’appréciation des dif�icultés économiques ne saurait se satisfaire du ou des seuls indicateurs choisis par l’employeur [14], et parfois
élaborés pour les besoins de la cause. En dé�initive, l’article L. 1233-3 du Code du travail doit être interprété à la lumière du principe posé
par l’article L. 1233-2 du même code, en vertu duquel le licenciement pour motif économique doit être « justi�ié par une cause réelle et
sérieuse », et conformément à la Convention n° 158 de l’OIT [15], qui prévoit notamment, en son article 9, que les juges doivent être
habilités « à examiner les motifs invoqués pour justi�ier le licenciement ainsi que les autres circonstances du cas », « à former leur
conviction quant aux motifs du licenciement au vu des éléments de preuve fournis par les parties », et « à déterminer si le licenciement
est intervenu véritablement pour ces motifs ».

[1] Cass. soc., 1er juin 2022, n° 20-19.957, FS-B N° Lexbase : A58547YH , RDT, 2022, p. 384, obs. F. Géa ; JCP S, 2022, n° 26, 1184, obs. P.
Morvan ; D. actualités, 13 juin 2022, obs. L. Malfettes.

[2] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours
professionnels N° Lexbase : L8436K9C.

[3] Projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs, 24 mars 2016, exposé
des motifs.

[4] V. not. Cass. soc., 21 novembre 1990, n° 87-44.940 N° Lexbase : A3369AHA, Bull. civ. V, 1990, n° 574 ; Cass. soc., 26 février 1992, n°
90-41.247 N° Lexbase : A1759AAE , Bull. civ. V, 1992, n° 130.

[5] Cass. soc., 16 mars 2004, n° 02-41.356, inédit N° Lexbase : A6066DBB.

[6] Cass. soc., 29 septembre 2021, n° 19-23.248, FS-B N° Lexbase : A054448N , F. Géa et S. Vernac, L'arrêt Ford Aquitaine Industries : un
(double) déni de justice ? , RDT, 2021, p. 647.

[7] F. Géa, Les indicateurs comptables des dif�icultés économiques : quelle portée ? , préc..

[8] V. en particulier l’interrogation formulée par Y. Tarasewicz et E. Coulombel dès 2016 : « une très légère reprise économique à la suite
d'une baisse du chi�re d'a�aires pendant le nombre de trimestres exigé par la loi exclura-t-elle automatiquement toute caractérisation
d'un motif réel de licenciement, alors même qu'une telle situation est admise, à ce jour, par la jurisprudence [Cass. soc., 2 juillet 2015, n°
14-16.213, F-D N° Lexbase : A5431NM4 ] », in La dé�inition comptable du motif économique de licenciement : un guide plutôt qu'une
contrainte , Controverse , RDT, 2016, p. 662.

[9] F. Géa, Les indicateurs comptables des dif�icultés économiques : quelle portée ? , préc..

[10] P. Morvan, JCl. Travail, Fasc. 31-1 (Licenciement pour motif économique - Dé�inition du motif économique), spéc. n° 83 ; v. également
le commentaire de l’arrêt « CWF » par ce même auteur, JCP S, 2022, n° 26, 1184.

[11] Op. cit ..

[12] C. Wolmark, Les dif�icultés économiques à l'épreuve du droit à l'emploi , RDT, 2016, 764.

[13] Par exemple, une diminution de chi�re d’a�aires ou du volume des commandes ne s’accompagne pas nécessairement d’une
réduction des béné�ices, en particulier lorsque le taux de marge augmente. 

[14] C. Wolmark, Les dif�icultés économiques à l'épreuve du droit à l'emploi , préc.. ; V. aussi T. Sachs, De l'objectivation comptable des
dif�icultés économiques à l'enrichissement du contrôle de la décision de l'employeur , Controverse , RDT, 2016, 662.

[15] Convention OIT n° 158, concernant la cessation de la relation de travail à l'initiative de l'employeur, 1982.

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