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M Le magazine du Monde n o 519.

Supplément au Monde n o 23837/2000 C 81975


SAMEDI 28 AOÛT 2021. Ne peut être vendu séparément.
Disponible en France métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.

Glamour et humour, films et réseaux sociaux


LEÏLA BEKHTI UNE STAR D’AUJOURD’HUI
CARTE BLANCHE AUX Rencontres d’ARLES.
TOUT L’ÉTÉ, “M” PUBLIE UNE IMAGE ISSUE DES EXPOSITIONS DU FESTIVAL CONSACRÉ
À LA PHOTOGRAPHIE. CHAQUE SEMAINE, CHRISTOPH WIESNER, NOUVEAU DIRECTEUR
DE LA MANIFESTATION, PRÉSENTE UNE ŒUVRE DE SON CHOIX.

SMITH, sans titre,


tiré de la série
Désidération,
2000-2021.
SMITH/Galerie Les Filles du Calvaire. Un projet mené par SMITH, Diplomates et Lucien Raphmaj. 

Exposition
« Désidération
(Anamanda
Sîn) », au
Monoprix d’Arles,
jusqu’au
26 septembre.

“CETTE MAIN TENDUE VERS LE COSMOS, vers les étoiles, est comme le signe de notre désir
d’aller vers cet au-delà dont nous nous sommes progressivement coupés. L’artiste SMITH
nous invite, à travers une narration aléatoire, poétique, à une réflexion originelle : d’où
venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?”

5
Le sommaire

LA SEMAINE LE MAGAZINE
11 
Un Kennedy chez les antivax. 22 
Les D’Amelio, nouveaux 27 Leïla Bekhti, sur tous les fronts. 40 Franches camarades. Bien
Kardashian. Une aura glamour et qu’elles soient fort

Kasia Strek pour M le magazine du Monde. Issei Suda/Cour tesy of Zen Foto Galler y
14 À titre personnel populaire, un franc-parler différentes, l’actrice Corinne
Gulnar, étudiante à Bamiyan, 24 C’est peut-être rafraîchissant… Depuis son Masiero et la réalisatrice
en Afghanistan. un détail pour vous… César en 2011, l’actrice de Josée Dayan partagent une
Le retour de Donald Trump, 37 ans poursuit une carrière saine et solide amitié, qui va
16 À l’Est, Natalia Romik le 21 août. prolifique et singulière, bâtie bien au-delà de leur
répertorie les anciennes « à l’instinct ». Elle est à collaboration dans la série
cachettes des juifs. 26 Entre-soi l’affiche de deux films Capitaine Marleau.
Les fiers à bras. d’auteur en septembre.
18 Les missions trop secrètes 44 PORTFOLIO
des ambassadeurs 34 La mort dans l’âme. À la veille À la volée. Dans les
thématiques. du procès des terroristes qui années 1960-1970, le
ont commis les attentats du photographe japonais
20 C’est là que ça se passe 13 novembre 2015, les Issei Suda a saisi ses
L’église Saint-Merry, dans le survivants racontent les compatriotes avec un regard
4e arrondissement de Paris. difficultés qu’ils rencontrent radical et empreint de
au quotidien et, parfois, leur poésie. Son travail est
refus de « tourner la page ». exposé pour la première fois
hors du Japon, à Anvers.

6
LE GOÛT
Couver ture : veste et jeans, Celine par Hedi Slimane. Veston, Husbands. Broche Jean Schlumberger
pour Tiffany &Co, et créoles, Tiffany & Co. Ceinture vintage. Chaussettes, Uniqlo. Sneakers, Vans.

55 Quoi de neuf ? 74 Les chansons douces


d’Adrien Gallo.
62 L’étoffe d’un esthète.
76 Une chambre en ville
66 Tête chercheuse À Sète, entre tielles et mer.
RSVP, quatuor au cuir d’or.
Thomas Ber trand. Margaux Senlis pour M Le magazine du Monde.

78 Traitement de saveur
67 Fétiche Légumes des jours.
Matière préférée.
La couverture
79 En service commandé a été réalisée
68 Librement inspiré Jugaad, le plaisir de la chair. par Matteo
Berlin, effluves effervescents. Montanari pour
M Le magazine
80 À portée de main du Monde.
69 Variations La pince à chiqueter.
Bien aiguillé.
81 Jeux
70 L’esprit du lieu
Un cube à soi. 82 Dans l’album photo de…
HollySiz.
73 Making of
L’algorithme dans la peau.
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_


Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.
DIRECTRICE DE LA MODE_
Suzanne KOLLER

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Zineb DRYEF, Benoît HOPQUIN.


Avec Stéphanie MARTEAU et Robin RICHARDOT.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté), Caroline ROUSSEAU
(cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),


Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Géraldine LAFONT et Soizic LANDAIS.
Graphisme_Audrey RAVELLI (chef de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Caroline SIEURIN et Mélanie DAUTREPPE-LIERMANN. Photogravure_Fadi FAYED,
Philippe LAURE. Avec Laure MAESTRACCI.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD et Paula RAVAUX
(chefs d’édition adjoints). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Nadir CHOUGAR,
Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Soizic BRIAND, Geneviève CAUX et Pauline
FEUILLÂTRE. Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON.
Avec Arnaud DUBOIS.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS


DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
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DIRECTRICE DE LA RÉDACTION : Caroline MONNOT
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Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.018kg/tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037
Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

8
1 – ÉLISE KARLIN, journaliste, est une collabora- 3 – STÉPHANIE MARTEAU, journaliste à M Le maga- 5 – PASCALE N IVELLE, journaliste, a rencontré
trice régulière de M Le magazine du Monde. Pour zine du Monde, a couvert les attentats du (séparément) le duo à l’origine de Capitaine
ce numéro, elle a rencontré l’actrice Leïla Bekhti, 13 novembre 2015, qui ont fait 131 morts à Paris Marleau, série à succès de France Télévisions, la
qui fait l’actualité de la rentrée avec deux films en quelques heures. Six ans après, alors que va réalisatrice Josée Dayan et l’actrice Corinne
bientôt dans les salles, un troisième sur Canal+ à s’ouvrir le procès de Salah Abdeslam et de Masiero. L’une se dit royaliste et fume des
l’automne et un duo avec Grand Corps Malade. 19 autres personnes soupçonnées d’avoir aidé les havanes, l’autre a roulé ses clopes sur les ronds-
« Elle incarne plus qu’une autre la célébrité de ce terroristes, elle a rencontré une poignée de res- points avec les « gilets jaunes ». Un gouffre idéo-
début de siècle, qui mélange avec brio le cinéma, capés de ces attaques. « Si beaucoup restent frap- logique sépare la Ch’ti et la Parisienne des beaux
la télévision, la mode, la publicité et les réseaux pés par un syndrome de stress post-traumatique, quartiers. Et pourtant elles s’adorent… P. 40
sociaux. Leïla Bekhti est l’archétype de la star cool, ils travaillent désormais à tenir à distance la
drôle, accessible. Mais elle est à un tournant de sa haine. Le procès s’étalera sur huit mois, durant la
carrière : elle a besoin d’étoffer sa filmographie, de campagne présidentielle. Les rescapés craignent
surprendre, pour obtenir la reconnaissance du l’instrumentalisation et redoutent de devenir les
métier autant que celle du public. » P. 27 étendards de causes sécuritaires et racistes qui ne
sont pas les leurs. » P. 34

2 – MATTEO MONTANARI est un photographe ita- 4 – REBEKK A DEUBN ER est une photographe 6 – EMMA P ICQ, photographe, vit et travaille à
lien, qui partage son temps entre Londres et New franco-allemande installée à Paris. Pour M, elle a Paris. Elle est la fondatrice et directrice artistique
York. Il collabore régulièrement avec I-D, Self rencontré plusieurs rescapés des attentats du de la revue Borderlines Paper. Elle collabore régu-
Service, Vogue US, WSJ Magazine, Another Man, 13 novembre 2015. Rebekka Deubner s’efforce de lièrement aux portraits de M Le magazine du
Vogue Italia… Passionné par le cinéma et par la saisir les formes mouvantes et mutantes qui l’en- Monde et développe en parallèle des séries limi-
pêche à la mouche, il a récemment consacré tourent. Créant un répertoire visuel à la limite du tées, pour la mode et le reportage. Cette semaine,
beaucoup de temps à son documentaire sur ce tangible, elle capte le présent, contemplant une elle a réalisé pour M les portraits de Josée Dayan
sujet. Cette semaine, pour M Le magazine du lecture intime du réel, que ce soit dans ses projets et de Corinne Masiero. Passionnée par l’argen-
Monde, il a réalisé les portraits de l’actrice Leïla autobiographiques menés sur le long cours ou tique, elle privilégie l’humain et les grands
Bekhti. « La séance photo s’est passée merveilleu- ses voyages réguliers au Japon. En 2019, elle crée thèmes de l’existence dans une esthétique per-
sement. Leïla a beaucoup de talent. Nous nous sa maison d’édition, le rayon vert . éditions. Elle sonnelle, brute et subtile à la fois. P. 40
sommes tout de suite bien entendus, car nous collabore régulièrement avec des titres tels que
avons le même sens de l’humour. Une journée très M Le magazine du Monde, Mouvement, Regain.
agréable. » P. 27 P. 34

Elles et ils ont participé à ce numéro.

Élise Karlin. Matteo Montanari. Stéphanie Mar teau. Rebekka Deubner. Pascale Nivelle. Emma Picq

1 2 3 4 5 6
LA SEMAINE

Robert F. Kennedy Jr,
à Los Angeles,
le 15 janvier 2020.

UN KENNEDY CHEZ LES ANTIVAX. DOZEN”.


ON LES APPELLE AUX ÉTATS-UNIS “THE DISINFORMATION
En mars, le Center for Countering Digital Hate, un
Neveu de l’ex-président John Fitzgerald organisme américano-britannique non gouvernemental qui
lutte contre la haine et la désinformation sur les réseaux
Kennedy, avocat diplômé de Harvard, sociaux, rendait publique une liste de douze personnalités
Robert Kennedy Jr était jusqu’à récemment américaines antivaccins influentes dans le monde et respon-
sables de 65 % du contenu antivaccin posté sur Twitter et
connu pour son combat en faveur de l’écologie. Facebook entre le 1er février et le 16 mars. On y trouve un
À 67 ans, il a été épinglé comme l’une ostéopathe adepte des théories conspirationnistes, un chiro-
practeur antimasque, une « psychiatre holistique » qui compte
des douze figures les plus actives de la cause près de 150 000 abonnés sur Instagram, un couple persuadé
anti-vaccination sur les réseaux sociaux. que le fondateur de Microsoft, Bill Gates, fomenterait un com-
plot visant à injecter des puces informatiques en même temps
Mais la diffusion de théories complotistes n’est que le vaccin contre le Covid-19 et, surprise, un Kennedy :
pas du goût de son illustre lignée. Robert F. Kennedy Jr. Fils de Robert F. Kennedy, sénateur et
Backgrid USA/Bestimage

ministre de la justice entre 1961 et 1964, assassiné en 1968


en pleine primaire démocrate, et neveu de l’ex-président John
Fitzgerald Kennedy, Robert F. Kennedy Jr est un avocat
de 67 ans diplômé de Harvard, au CV rutilant. Spécialiste des
questions environnementales, il s’est fait un nom dans
Texte Clémentine GOLDSZAL

11
LA SEMAINE

les années 1980 et 1990 comme militant dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn, par le président de l’Institut national des aller-
de la cause climatique, notamment en menant le CHD avait porté plainte auprès du tribunal gies et des maladies infectieuses et Bill Gates,
des actions en justice contre les géants administratif de New York, avant d’être débouté pour « promouvoir le vaccin comme unique
Monsanto et Roundup. par le juge, qui a parlé d’« opinion sans solution à l’épidémie de Covid-19 », annonce
Le descendant de la dynastie Kennedy a hérité fondement ». son éditeur Simon & Schuster.
de ses aïeux son physique de gendre idéal, Porté sur le devant de la scène par le coronavi- Pour Joseph Palermo, historien à l’université de
menton carré, silhouette sportive, sourire char- rus, l’engagement antivax de « RFK » – comme Sacramento et auteur de deux livres sur Robert
meur et son aura glamour : il est marié à l’ac- le surnomment les Américains – remonte à la F. Kennedy, le fils du ministre assassiné est
trice Cheryl Hines, connue pour son rôle dans fin des années 1990. Probablement à l’enfance le représentant typique des antivax de gauche.
la série de Larry David Curb Your Enthusiasm. de son fils Connor, né en 1994, qui souffre Ceux qui, des deux côtés de l’Atlantique,
Il a fondé le World Mercury Project en 2016, d’une grave intolérance aux arachides. En 1998, glissent de la défense de l’environnement à ce
rebaptisé Children’s Health Defense (CHD) Robert Kennedy Jr a fondé avec sa deuxième qu’ils pensent être un combat contre les lobbys
en 2018, et s’illustre depuis par ses campagnes épouse, Mary Richardson Kennedy (qui s’est pharmaceutiques. « Ils sont plus difficiles à
contre la vaccination de masse, aussi virulentes suicidée en 2012), une association, la Food contrer, car il est clair que les laboratoires phar-
que peu scientifiques. « Des études font le lien Allergy Initiative et s’est alors mis à évoquer le maceutiques ont beaucoup trop de pouvoir aux
entre les vaccins (…) et l’épilepsie, les pro- lien supposé entre vaccins et allergies alimen- États-Unis. Mais la rhétorique antivaccins va
blèmes neurologiques et la mort subite du nour- taires. Son influence s’étend jusqu’en Europe : à l’encontre de la tradition humaniste et libérale
risson », peut-on lire sur le site. Des affirmations il a participé à une manifestation antimasque à des Kennedy. Ils ont toujours été associés à
contredites par toutes les études médicales Berlin en août 2020. la branche la plus progressiste du Parti démo-
de grande ampleur. « Les données épidémiolo- En février 2021, son obsession antivax lui a valu crate. Joe Biden a même fait placer une statue
giques disponibles montrent de manière d’être radié d’Instagram. Privé de compte pour de Bobby Kennedy dans le bureau Ovale ! Donc
­irréfutable qu’il n’y a pas de lien de causalité avoir « partagé de manière répétée de fausses imaginer son fils promouvoir ces théories indivi-
entre le vaccin antirougeoleux-antiourlien- informations au sujet du coronavirus ou des dualistes, égoïstes, qui refusent la vaccination,
antirubéoleux et les troubles du spectre vaccins » à ses 800 000 abonnés, l’avocat conti- donc la solidarité nécessaire en pleine pandé-
­autistique  », indique ainsi l’Organisation nue de sévir sur Twitter et Facebook et déve- mie, c’est vraiment dommage. Cela ternit le nom
­mondiale de la santé. loppe ses théories lucratives en librairies. de Kennedy pour la gauche américaine. »
Au nom du CHD, dont il a reçu, en tant que Il est l’auteur de Vaccines Villains: What the Bobby Jr. est devenu le mouton noir de sa
­président et conseiller juridique, un salaire de American Public Should Know About the famille. En 2019, son frère, Joseph
225 000 dollars en 2019, Robert Kennedy Jr Industry, (« Les bandits des vaccins. Ce que P. Kennedy II, sa sœur, Kathleen Kennedy
saisit pourtant régulièrement la justice. Pas le grand public américain doit savoir sur Townsend, et sa nièce Maeve Kennedy
plus tard que le 16 août, l’ONG a porté plainte, l’industrie »), paru en 2017, et prépare la sortie, McKean, ont cosigné une lettre ouverte,
aux côtés de dix-huit étudiants de l’université en novembre, d’un ouvrage à charge contre publiée sur le site Politico. Intitulé « RFK. Jr est
Rutgers (New Jersey), contre l’obligation faite le Dr Anthony Fauci, figure de la lutte contre notre frère et notre oncle. Il a tragiquement
aux élèves de se faire vacciner contre le Covid- le Covid-19, immunologue décrié par la sphère tort au sujet des vaccins », le texte commen-
19, qualifiée par l’organisation d’« attaque covido-sceptique et ennemi personnel de çait par décrire « Bobby » comme un « fervent
contre la dignité humaine et les libertés indivi- Donald Trump. Dans The Real Anthony Fauci: soutien de l’environnement », rappelant
duelles ». Autre exemple, en avril 2019, alors Bill Gates, Big Pharma and The Global War les effets positifs pour un grand nombre de
que l’État de New York imposait la vaccination on Democracy and Public Health, Robert familles de son combat pour dépolluer la
face à une résurgence des cas de rougeole Kennedy Jr décrira le supposé complot mené rivière Hudson. Mais, alors que la rougeole
et la coqueluche (maladie déclarée éradiquée
aux États-Unis en 2000) connaissaient une
“Imaginer le fils de Bobby Kennedy promouvoir ces recrudescence sans précédent, les trois
théories individualistes, égoïstes, qui refusent (...) la Kennedy rappelaient que Bobby participe à
une « campagne visant les institutions qui s’at-
solidarité nécessaire en pleine pandémie, (...) cela tachent à réduire la tragédie que représentent
ternit le nom de Kennedy pour la gauche américaine.” ces maladies infectieuses évitables ». « Bobby
est une aberration dans la famille Kennedy »,
Joseph Palermo, historien précisaient-ils, avant de ­dresser la liste des
faits d’armes de la célèbre dynastie en matière
de santé publique. De la loi pro-vaccin que fit
passer John Kennedy en 1962 à l’action pour
le développement de centres de santé acces-
sibles à tous menée par son frère Robert
Kennedy et soutenue par le cadet de la fratrie,
Ted Kennedy. Sénateur sous la présidence de
Bill Clinton, ce dernier a mené campagne pour
le Childhood Immunization Initiative Act, qui a
généralisé la vaccination contre neuf maladies
À Berlin, Robert infectieuses avant l’âge de 2 ans. Juste avant
F. Kennedy Jr la fermeture de son compte Instagram,
est intervenu « RFK Jr. » postait pourtant une photo de son
John MacDougall/AFP

lors d’une
manifestation père aux côtés de Martin Luther King. Sans
contre les doute croit-il poursuivre le noble engagement
restrictions dues de ses aïeux pour la liberté et les droits
à l’épidémie
de Covid-19, civiques. Fin août, plus de 630 000 Américains
le 29 août 2020. étaient déjà morts du Covid-19.

12
PRENEZ PLACE POUR LE FUTUR
LE POUVOIR DE L’HYDROGÈNE.
Déjà emblématique, la nouvelle Toyota Mirai entre dans l’histoire.
Sa technologie Hydrogène vous permet de ne rejeter que de l’eau,
pour concevoir un futur plus responsable, essentiel à tous.
La révolution est en route et vous y êtes bien évidemment conviés.

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Gamme Nouvelle Mirai : consommations en mixte combinée (kg/100 km) et émissions de CO2 (g/km) selon norme WLTP : de 0,80 à 0,89 et 0. Pour plus de détails, voir toyota.fr
LA SEMAINE

À TITRE PERSONNEL GULNAR*, 24 ANS, ÉTUDIANTE À BAMIYAN,


AU CENTRE DE L’AFGHANISTAN.
DEPUIS LA PRISE DE POUVOIR PAR LES TALIBANS, LA JEUNE AFGHANE SE TERRE
CHEZ ELLE. DANS LA VILLE OÙ LES ISLAMISTES ONT DÉTRUIT LES CÉLÈBRES
BOUDDHAS EN 2001, ELLE S’INQUIÈTE DES MENACES QUI PÈSENT SUR SON AVENIR.

Propos recueillis par Ghazal GOLSHIRI

J’ai peur. J’observe depuis quelques jours


que les drapeaux blancs des talibans ont remplacé
les drapeaux tricolores de l’Afghanistan.
Ils sont les nouveaux maîtres de Bamiyan. je n’ai pas encore eu le cœur de supprimer
Ma ville natale, connue pour ses deux bouddhas les photos de notre club, sur lesquelles on
[détruits en 2001 par les mêmes insurgés], est nous voit, filles et garçons, en train de faire
tombée le 15 août, sans guerre. Le gouverneur a du vélo. Je les ai mises dans un fichier et j’ai
fichu le camp. Depuis, comme beaucoup d’autres choisi l’option « cacher ». J’ai 24 ans, je suis
Afghanes, je ne sors pas dans la rue. Je suis célibataire et j’entends dire que les talibans font
inquiète pour moi, pour mon avenir. Les talibans, la traque des Afghanes célibataires. Je crains
eux, se baladent triomphalement dans la ville, d’être obligée de me marier avec un membre
à bord des voitures gouvernementales qu’ils des talibans. Je ne sais pas ce qui m’attend.
ont saisies. Ils prennent la nourriture des gens Je suis hazara [minorité chiite en Afghanistan
par la force. Bamiyan est désormais leur ville, et cible des talibans, islamistes sunnites]. Les
comme tout le reste de l’Afghanistan. talibans ne reconnaissent pas notre obédience.
Je fais partie d’un club de vélo. Dans ce La dernière fois qu’ils ont été au pouvoir [de 1996
groupe, beaucoup de mes camarades sont déjà à 2001], ils ont massacré de nombreux Hazara.
partis. Une de mes amies est allée à Kaboul. À l’époque, ma famille s’est réfugiée en Iran.
Je ne sais pas si elle y est toujours. Moralement, De nouveau, nous serons probablement
je ne vais pas bien. Je n’arrête pas de pleurer. contraints de nous exiler. Déjà, mon frère
Je me demande si je pourrai continuer à faire aîné, qui était employé par une organisation
du vélo, à étudier. Cette année, j’envisageais américaine, est parti il y a quelques jours
de m’entraîner pour faire partie de l’équipe au Pakistan. Il a eu peur à cause de cette
nationale féminine de vélo d’Afghanistan. rumeur selon laquelle les gens qui ont travaillé
Et j’avais déjà commencé à étudier l’anglais pour pour les étrangers ou pour le gouvernement
postuler en master de géologie. Avec l’arrivée se feraient arrêter ou tuer par les talibans.
des talibans, il est très peu probable que nous, les Je pense aujourd’hui à me réfugier au Pakistan
femmes, puissions aller à l’université et travailler. ou en Iran. Mais je n’ai pas de passeport et
J’ai mis tous mes vêtements de sport dans le bureau des passeports à Kaboul est fermé.
un carton que j’ai dissimulé, pour éviter que La France donne-t-elle des visas ?
les talibans les trouvent, si jamais ils font Quelles sont les conditions ?
irruption chez nous. Dans mon ordinateur, *LE PRÉNOM A ÉTÉ CHANGÉ.

14
LA SEMAINE

Grâce à un travail
minutieux et
des technologies de
pointe, la Polonaise
Natalia Romik archive
numériquement
les abris secrets
du temps de la Shoah.

« L’idée est de faire ressurgir les fantômes qui peuplent nos


villes », explique Natalia Romik. Pour trouver le moindre indice
susceptible de la conduire à une nouvelle cachette, elle récolte
les témoignages des locaux et fouille dans les archives de l’Ins-
titut historique juif de Varsovie. « Elle est extrêmement méticu-
leuse et apporte toujours une dimension interactive à son travail
en apprenant des personnes qu’elle rencontre et en partageant
avec eux le fruit de ses recherches », explique François
Guesnet, enseignant de l’histoire juive moderne à l’UCL
(University College London) – il codirige aussi le doctorat de
Natalia Romik (intitulé « Post-Jewish architecture of memory
within former Eastern European shtetles »). Une fois la cachette
décelée, la chercheuse s’entoure de spécialistes (anthropolo-
gues, scénographes, techniciens) pour restituer l’histoire des
abris et les cartographier. « Je m’intéresse aux murs inégaux,
aux fissures et aux trous à travers lesquels les rayons des
sondes modernes peuvent passer et révéler ce qui est invisible
à l’œil nu, explique-t-elle. L’utilisation d’une caméra endosco-
À L’EST, NATALIA ROMIK RÉPERTORIE pique a permis de mettre au jour quatorze marches construites
par ses occupants juifs dans un tronc d’arbre creux. »
LES ANCIENNES CACHETTES DES JUIFS. Cette architecte tient, à chaque fois, à concevoir une œuvre de
commémoration. À condition d’« éviter à tout prix l’écueil d’un
L’architecte et politologue polonaise fouille jardins, monument qui glorifierait les lieux », souligne-t-elle. La cachette
sous-sols et égouts, en Pologne et en Ukraine, pour située dans une tombe du cimetière juif de Varsovie devrait
être, en 2022, entourée d’une structure en verre. Elle permettra
mettre au jour les abris où se dissimulaient les juifs de voir les matzevot, ces pierres tombales qui servaient à mas-
pendant la guerre, les archiver et tenter de les conserver. quer l’entrée du refuge. Elle sera également agrémentée d’une
maquette et d’explications en polonais, en hébreu et en anglais.
Un projet éminemment politique dans son pays. Un projet qu’approuve Abraham Carmi, l’un des deux survi-
vants de cette cachette (le second est aujourd’hui décédé).
Texte Solenn CORDROC’H - Photo Kasia STREK
En mars, cet homme de 93 ans, qui vit aujourd’hui en Israël,
est redescendu sous terre dans l’obscurité et l’humidité de la
tombe. Il s’y était réfugié à l’âge de 14 ans, de juillet à sep-
IL EST MIDI, CE 3 AOÛT, NATALIA ROMIK POUSSE tembre 1942, avec six autres personnes, dont sa mère et un
LES PORTES D’UN CAFÉ DANS LA BANLIEUE DE GDANSK , ville cousin. Une rencontre inoubliable pour Natalia Romik. Il se
polonaise qui a été le point de départ de la seconde guerre souvenait avec exactitude de cette cache, qu’il lui a décrite
mondiale quand elle s’appelait encore Dantzig. Chevelure comme un lieu où il était content de pouvoir s’exprimer avec
rousse et costume jaune, la chercheuse de 38 ans, polito- les mains, conscient d’être en vie sous des pierres tombales.
logue et architecte, s’attable sans plus attendre, un cappuc- La chercheuse est décidée à poursuivre encore longtemps
cino à la main. Depuis trois ans, Natalia Romik dépiste en ses recherches. Un travail très politique dans un pays où le
Pologne les cachettes des juifs pendant la guerre. Cet été, parti populiste Droit et justice (PiS) cultive le mythe d’une
elle a décidé de changer de pays et de se rendre pour la pre- nation héroïque et a du mal à faire face à la mémoire de l’Holo-
mière fois en Ukraine. Le 18 juillet, à Lviv, elle a poussé les causte. Le 14 août, le président, Andrzej Duda, a ainsi promul-
portes d’un autre café pour y découvrir, sous les dalles du sol gué une loi qui fixe un délai de prescription de trente ans
carrelé, un nouveau refuge qui aurait été utilisé par des juifs. pour les demandes de restitution des biens juifs spoliés pen-
Au gré de ses recherches dans les deux pays, elle a ainsi mis dant la guerre. Natalia Romik compte bien se battre pour faire
au jour dix abris, qu’elle s’efforce de préserver. Pour mieux la lumière sur les parties les plus sombres de l’histoire polo-
conserver ces cachettes dont certaines menacent de tomber naise, « en ces temps de discours haineux et d’antisémitisme
en ruine, elle s’attache aussi à garantir leur pérennité en les grandissant ». Aleksandra Janus, chercheuse à l’École de
archivant numériquement, grâce à un scanner 3D et à sciences sociales et humaines de Varsovie, admire le travail
d’autres technologies de pointe. de sa collègue : « Natalia ne regarde pas seulement ce qui s’est
Natalia Romik a retrouvé ses caches dans toutes sortes d’en- passé pendant la guerre, mais aussi ce qui s’est produit depuis,
droits : à l’intérieur d’un chêne de 650 ans à Wiśniowa, dans le et nous aide à comprendre la complexité et les enchevêtre-
sous-sol d’une maison à Siemianowice Śląskie, dans les égouts ments de l’histoire. » Natalia Romik présentera ses moulages
de Lviv, dans le cimetière juif de Varsovie… Les juifs s’y dissi- de cachettes lors d’une exposition en mars 2022 à la Galerie
mulaient pour éviter les arrestations par les nazis ou la police nationale d’art Zachęta de Varsovie. Les visiteurs pourront les
bleue (la police polonaise du pays sous occupation allemande) effleurer, les palper, une manière comme une autre de toucher
et pour se protéger d’éventuelles trahisons de voisins. l’histoire du bout des doigts.

16
LA SEMAINE

“NOUS DEMANDONS AUX FORCES pour la protection du patrimoine dans les zones Certains participent à des événements inter-
DE SÉCURITÉ, à la communauté internationale, en conflit (Aliph), fondation dont il assure déjà la nationaux majeurs, tels les sommets du G7
aux talibans et à toute partie influente de présidence du comité scientifique, afin d’élargir ou du G20. En 2019, la rémunération globale
prêter attention à la sécurité des objets et de le tour de table à de nouveaux bailleurs de des dix-neuf ambassadeurs thématiques
ne pas laisser les opportunistes (...) détériorer fonds. Il doit aussi réfléchir au meilleur dispositif alors en fonction s’élevait, selon un rapport
et voler les objets du musée. » Cette supplique pour proposer à l’étranger l’expertise française du Sénat, à 1,8 million d’euros (soit une
du Musée national afghan de Kaboul, publiée en matière de patrimoine et de création de moyenne de 94 730 euros par personne),
sur Facebook le 16 août, ne devrait pas laisser musée. Mais, pour l’instant, aucune action avec des frais de mission de l’ordre de
insensible l’ex-président du Musée du Louvre immédiate en Afghanistan, où l’Aliph opère 21 400 euros par ambassadeur. Jusqu’en
Jean-Luc Martinez. En 2015, dans un rapport depuis trois ans, n’est prévue. août 2017, leur liste était tenue secrète, cer-
remis au président François Hollande, il avait La singularité diplomatique de ces vingt et un tains étant nommés par une simple note de
proposé que les biens culturels étrangers en ambassadeurs thématiques a été brevetée en service du secrétaire général du Quai d’Or-
péril trouvent asile dans les musées français. 1998 par le président Jacques Chirac. Le profil say. Périodiquement, le Sénat déplorait ce
Surtout, à partir du 1er septembre, ce et l’âge des actuels titulaires sont aussi variés manque de transparence. Le cas de Ségolène
conservateur en chef du patrimoine devient que leurs missions. Diplomate en fin de car- Royal, fugace ambassadrice des pôles, som-
ambassadeur thématique pour la coopération rière, Christophe Penot, 66 ans, est depuis un mée de démissionner en janvier 2020, pour
internationale dans le domaine du patrimoine. an chargé de la zone indo-pacifique. Une ses dépenses sans objet diplomatique, a jeté
Un ambassadeur sans lettre de créance, ancienne karatéka, Laurence Fischer, 47 ans, une lumière crue sur cette particularité de la
sans ambassade, mais pas sans mission, est depuis 2019 ambassadrice pour le sport, diplomatie française. Un amendement daté
comme vingt autres « excellences » chargées sans qu’on connaisse exactement le périmètre du 28 novembre 2019 au projet de loi de
de problématiques d’envergure planétaire. de sa fonction. Nommés en conseil des finances 2020 proposé par des sénateurs
Pour Jean-Luc Martinez, qui a décroché ce lot ministres pour une durée de quatre ans, ces évoquait de « vraies niches pour les amis en
de consolation à défaut d’un troisième mandat ambassadeurs thématiques sont rattachés mal d’exotisme ou les recalés du suffrage uni-
à la tête du Louvre, la feuille de route est ainsi au Quai d’Orsay, mais relèvent souvent de plu- versel ». En janvier 2020, l’Observatoire de
explicitée par le Quai d’Orsay : préparer pour sieurs ministères : la culture pour Martinez, l’éthique publique appelait à une clarification
l’hiver une conférence à l’occasion du cin- l’économie et les finances pour Henri Verdier, du statut d’ambassadeur thématique qu’au-
quième anniversaire de l’Alliance internationale l’ambassadeur qui s’occupe du numérique… cun texte législatif ou réglementaire ne régit.
Il critiquait le fait que ces cadres n’aient pas à
« rendre compte publiquement de l’effectivité

LES MISSIONS TROP SECRÈTES


de leur mission, ce qui nourrit les soupçons
quant à la pertinence de leur fonction. »
Mais n’allez pas dire à Stéphanie Seydoux,

DES AMBASSADEURS THÉMATIQUES. ambassadrice pour la santé mondiale depuis


trois ans, que son poste est inutile. Cette
ancienne de l’Inspection générale des affaires
Non reconduit à la présidence du Louvre, Jean-Luc Martinez sociales veille au respect des intérêts français
a été désigné afin de représenter la France, à partir de septembre, au sein du Fonds mondial de lutte contre le
sida, la tuberculose et le paludisme. « C’est un
pour la coopération internationale dans le domaine du patrimoine. travail constant de préparation, je participe à
Il rejoint vingt autres diplomates sans ambassade dont le statut des comités tous les trimestres et à des conseils
d’administration deux fois par an », plaide-t-elle.
et les moyens alloués sont souvent questionnés. Texte Roxana AZIMI Quant à Stéphane Crouzat, chargé des négo-
ciations sur le changement climatique depuis
octobre 2020, après avoir été ambassadeur de
France en Irlande, il ne chôme pas davantage.
« Cela demande beaucoup de polyvalence,
d’avoir une bonne connaissance de l’interminis-
tériel, il faut fédérer des acteurs qui fonc-
tionnent habituellement en silo [sans s’occuper
des autres] », précise l’énarque, qui représente
la France dans les groupes « climat » de l’Union
européenne.
Jean-Luc Martinez a estimé, le 28 juillet,
auprès de l’AFP, que ses anciennes fonctions
lui donnent du poids et de la légitimité.
Quelques semaines plus tôt, La Tribune de l’Art
évoquait toutefois « son médiocre talent de
Jean-Luc négociateur », rappelant qu’en 2017 le patron
Martinez ,
ici en juin 2020, du Louvre avait laissé tomber le contrat de
doit préparer une licence de marque entre le Louvre et Abu
conférence pour Dhabi, qui octroyait d’importantes sommes au
Christophe Ena/AP/Sipa

l’anniversaire
de l’Alliance musée. Au Quai d’Orsay, on assure que « Jean-
internationale Luc Martinez n’est pas chargé des négocia-
pour la protection tions qui se mènent d’État à État ». Le nouvel
du patrimoine
dans les zones ambassadeur thématique a quatre ans pour
en conflit. témoigner de l’utilité de sa fonction.

18
LA SEMAINE

C’EST LÀ QUE ÇA SE PASSE

48° 51’ 32’’ N


2° 21’ 04’’ E
À PARTIR DU 1 er SEPTEMBRE,
LA PAROISSE SAINT-MERRY
PRÈS DES HALLES À PARIS SERA
CONFIÉE À LA COMMUNAUTÉ
DE SANT’EGIDIO. ­L’ARCHEVÉCHÉ
ESPÈRE AINSI APAISER LA CRISE
OUVERTE EN FÉVRIER AVEC LE
CENTRE PASTORAL TRÈS ENGAGÉ
AUPRÈS DES MIGRANTS ET DES
PERSONNES LGBT.

Texte Cécile CHAMBRAUD

1- MISSION IMPOSSIBLE 2- DIALOGUE OUVERT 3- PAROLE D’ÉVANGILE 4- ANCRAGE EXTRA-MUROS


L’église Saint-Merry, voisine Fondé en 1975 dans le quartier La communauté de Sant’Egidio, Le choix de Sant’Egidio paraît
du Centre Pompidou, au cœur alors en pleine mutation de dont la vocation est « la prière, les habile à certains, mais il ne
de Paris, aura une nouvelle Beaubourg et des Halles, le pauvres, la paix », estime pouvoir convainc pas l’équipe du CPHB,
équipe pastorale à partir du CPHB se voulait une tentative, s’inscrire dans celle de la rebaptisée Saint-Merry-hors-les-
1er septembre. L’archevêque de pour l’Église catholique, de paroisse. « Nous connaissons bien murs. « Cela ne résout en rien les
Paris, Mgr Michel Aupetit, a confié renouer avec des pans de la ce quartier ouvert aux pauvres, questions révélées par la crise, en
l’­animation de la paroisse à la société qu’elle voyait s’éloigner aux étrangers, à la croisée des termes de pluralité, de diversité,
communauté de Sant’Egidio, chaque jour davantage. Dialogue périphéries géographiques et de coresponsabilité dans l’église »,
une communauté de laïcs fondée avec les milieux de l’art contem- existentielles, explique Valérie explique Guy Aurenche, membre
en 1968 à Rome et qui a essaimé porain, aide aux migrants, accueil Régnier, présidente de la commu- de l’équipe depuis vingt ans. Le
depuis. Cette décision a pour des personnes LGBT, lutte contre nauté en France, en reprenant les groupe n’a « pas l’intention de se
ambition d’apaiser la crise le sida : le centre est devenu, au fil mots du pape François. Nous laisser marginaliser ». Privé de
ouverte en février, lorsque des années, le symbole d’un avons commencé à y prier et à y lieu, il s’est replié sur les outils
l’archevêque avait retiré sa mis- catholicisme d’ouverture, voire faire des maraudes il y a numériques. Il compte contribuer
sion au Centre pastoral Halles- « de gauche ». Son mode de fonc- quinze ans. » Engagée dans l’aide au débat synodal qui s’ouvrira à
Beaubourg (CPHB), lié à la tionnement se voulait aussi inno- aux migrants, la communauté l’automne au sein de l’Église
paroisse tout en en étant distinct. vant en établissant une corespon- compte maintenir « les portes catholique à l’initiative du pape.
Aurélien Faidy/Divergence

Mgr Aupetit reprochait au sabilité des laïcs et des clercs, y grandes ouvertes » de ce « lieu de Il retrouvera prochainement
CPHB une attitude agressive et compris dans la préparation et la ressourcement spirituel ouvert à un « lieu d’ancrage » avec une
conflictuelle envers le curé de liturgie de la messe de 11 h 15 le tous ». Deux prêtres formés par messe célébrée un dimanche
Saint-Merry, qui a jeté l’éponge dimanche, qui attirait des fidèles Sant’Egidio à Rome s’installeront par mois à Notre-Dame-de-
en janvier. bien au-delà de la paroisse. à Saint-Merry. l’Espérance, rue de la Roquette,
dans le 11e arrondissement.

20
LA SEMAINE

APRÈS UN DÉBUT DE 122 millions pour Charli – soit Disney, s’apprête à diffuser, C’est ce qui la rend authentique.
CARRIÈRE DANS LES AFFAIRES, le compte le plus populaire à partir du 3 septembre, Cela leur permet d’attirer une
Marc D’Amelio, 52 ans, s’est du réseau social aux 732 millions une émission de télé-réalité, nouvelle audience, plus adulte. »
essayé à la politique. En 2018, d’utilisateurs actifs en 2020 – et « The D’Amelio Show », promet- Pour continuer à élargir son
cet Américain a tenté de ravir 54 millions pour Dixie. tant de dévoiler les dessous public, la famille D’Amelio multi-
un siège à l’Assemblée générale La famille, au complet avec la de leur nouvelle vie dans la Cité plie les partenariats publicitaires.
du Connecticut. En vain. Le voici mère, Heidi – qui dit être une des anges, cœur de l’industrie Les Kardashian avaient une
devenu imprésario de ses propres ancienne mannequin, même s’il de l’entertainment. De quoi acter marque de vêtements ? Les
filles, Charli et Dixie, 17 et 20 ans. est bien difficile de trouver une la naissance d’une nouvelle télé- D’Amelio ont Social Tourist, créé
En 2019, les deux sœurs ont quelconque trace de son passage réalité familiale, alors que vient de avec Hollister. Kylie Jenner pos-
commencé à poster des vidéos dans le métier –, s’est installée se clôturer, en juin, « L’Incroyable sède son label de cosmétiques ?
de danse sur le réseau social définitivement à Los Angeles en Famille Kardashian », fondée Dixie et Charli sortent une collec-
TikTok. Leur succès est fulgurant, décembre 2020. Un déménage- sur le quotidien de cette famille tion de fards avec la chaîne
si bien qu’à ce jour les sœurs ment qui a tout d’un pari profes- californienne devenue, en vingt de maquillage Morphe. « Le fait
D’Amelio cumulent 176 millions sionnel. En effet, la plateforme saisons, un véritable phénomène que Dixie et Charli soient sœurs
d’abonnés sur la plateforme : de streaming Hulu, détenue par de société et des réseaux sociaux, constitue un atout pour les publi-
dont la plus connue, Kim, vient citaires. En les engageant, ils
de faire son entrée dans le clas- peuvent eux aussi faire appel
sement des milliardaires établi aux valeurs familiales, comme
par Forbes. Après les Kardashian, on l’a déjà vu avec les sœurs
inséparables d’Instagram, Kardashian », analyse Cry stal

LES D’AMELIO,
une génération D’Amelio pointe Abidin, anthropologue des
le bout de son nez, et elle est née cultures Web et de l’influence
sur TikTok. à l’université Curtin, en Australie.

NOUVEAUX KARDASHIAN. Les similitudes entre les deux


clans ne manquent pas. Car, chez
les Kardashian comme chez les
Derrière les vidéos de leurs filles,
Heidi et Marc veillent au grain.
En octobre 2020, ils créent
La plateforme américaine de streaming Hulu lance, D’Amelio, on devient célèbre en D’Amelio Family Enterprises,
le 3 septembre, un programme de télé-réalité famille. Alors relativement incon-
nus du grand public, les premiers
censées gérer les activités de la
famille. Présents à chaque réu-
sur cette famille révélée par TikTok. Et n’hésite pas ont pu capitaliser sur la diffusion nion professionnelle, les parents
à suivre une recette qui a déjà fait ses preuves. non autorisée d’une vidéo intime
de Kim, en février 2007, pour
ont également un droit de regard
sur ce que leurs filles postent sur
Texte Jules FRESARD lancer, huit mois plus tard, leur Internet. « Charli et Dixie vérifient
émission familiale de télé-réalité. toujours avec moi avant de poster
« The D’Amelio
Pour les D’Amelio, ce sont les sur les réseaux sociaux. […] Marc
Show » sera chorégraphies de Charli qui ont et moi leur faisons parfois suppri-
diffusé sur la allumé la mèche de la célébrité. mer du contenu déjà publié »,
plateforme de
streaming Hulu, Après Dixie, les parents se sont révélait Heidi D’Amelio à l’édition
qui appartient eux aussi inscrits sur la plate- américaine de Elle en décembre.
au groupe Disney, forme, où ils comptent respecti- Un rôle de « momager » (contrac-
à partir du
3 septembre. vement 10 et 9 millions d’abon- tion de mom et de manager)
nés. Et, en attendant la diffusion qui n’est pas sans rappeler celui
de leur émission, ils n’hésitent pas de Kris Jenner, matriarche des
à se mettre en scène. Sur leur Kardashian, connue pour gérer
chaîne YouTube, The D’Amelio d’une main de fer la carrière
Family, ils ont dévoilé, en de ses filles.
novembre, le concept Dinner with Quatorze ans après la première
the D’Amelios. Réunis dans leur diffusion de « L’Incroyable Famille
résidence californienne, ils par- Kardashian » sur la chaîne
tagent un repas avec une célé- télévisée E !, ce sont dorénavant
brité – le youtubeur James les plateformes de streaming qui
Charles, star du maquillage outre- entendent profiter de ces sagas
Atlantique, a ouvert le bal – et familiales. L’émission des
échangent comme ils le feraient D’Amelio sera diffusée sur Hulu, Christopher Lane/Guardian/Eyevine/Bureau233

dans un cadre privé. tandis que la saga Kardashian


Selon Melanie Kennedy, maî- est déjà disponible en partie sur
tresse de conférences à l’univer- Netflix mais aussi… Hulu.
sité de Leicester, qui a notam- Et la momager Kris Jenner a déjà
ment étudié les raisons du succès fait savoir qu’un nouveau
de Charli D’Amelio, ces mises en programme était en préparation
scène n’ont rien d’anodin. « C’est sur cette ­dernière plateforme.
la mise en avant des valeurs fami- Chez les Kardashian, où on a
liales américaines. Charli n’est pas survécu à bien des scandales, pas
seulement un individu, c’est aussi question de se laisser dépasser
une sœur et une fille aimante. par la nouvelle génération.

22
Votre été mérite le plus beau des écrins
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LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

IL EST DE RETOUR. EN MEETING À CULLMAN, DANS L’ALABAMA, LE 21 AOÛT,


L’ANCIEN PRÉSIDENT TRUMP A RETROUVÉ SES FANS ET SES CASQUETTES.

1- ESSAI DE RÉDEMPTION 2- TISSU DE RÉVÉLATIONS 3- PANOPLIE DE SANCTION 4- CODE ROUGE 5- COUPER LE SIFFLET
Il vous avait manqué ? Puisque nous parlons Évidemment, le reste Rayon dress-code, les Notons, en guise de
Non ? Tant pis. Sept mois couvre-chef, soyons de la panoplie était aussi supporteurs de Donald conclusion, que
après son départ de précis et techniques. Ceux de sortie à Cullman. Outre avaient, eux, de toute l’évocation de la pandémie
Washington, Donald que Donald Trump envoie les casquettes rouges, évidence, établi leurs a provoqué le moment
Trump est bel et bien ici à ses supporteurs sont Donald arborait ainsi son propres règles. le plus insolite du meeting.
de retour. Samedi 21 août des ballcaps, soit des cas- fond de teint, son bru- On notera ainsi à la fois Ainsi, lorsque Donald
au soir, dans la petite ville quettes de base-ball à la shing, son costume noir la surreprésentation dans Trump a déclaré s’être fait
de Cullman (88 % des visière rigide, ornées, sur informe, sa chemise le public des tee-shirts vacciner et appelé tout
suffrages pour Trump lors le haut de la couronne, blanche quelconque rouges à l’effigie de le monde à faire de même,
de la dernière élection d’un bouton en métal cou- et son horrible cravate Donald Trump et l’absence une partie de la foule
présidentielle), au cœur vert de tissu. Celles-ci en satin de soie rouge, totale de masques chirur- a hué son héros pendant
de l’Alabama, l’ancien sont fabriquées beaucoup trop longue. Au gicaux. Qu’en conclure ? de longues secondes,
président a rassemblé ses à Los Angeles par sujet de celle-ci, rappelons Au regard de la situation faisant ainsi l’implacable
supporteurs. Deux heures l’entreprise CaliFame, d’ailleurs deux vérités sanitaire extrêmement démonstration que
durant, il a lancé, pêle- ­productrice exclusive absolues. La première préoccupante dans les supporteurs de Trump
mêle, des attaques contre des casquettes pro-Trump est qu’une cravate devrait l’Alabama, en état d’ur- sont encore plus antivax
Biden, des promesses depuis toujours. Enfin… toujours arriver au niveau gence depuis le 19 août, qu’ils ne sont pro-Trump.
de réélection et, finale- surtout depuis qu’une de la boucle de ceinture, une simple évidence : Ce qui nous amène à
Peter Zay/Anadolu Agenc y/AFP

ment, des casquettes enquête du New York ni plus haut ni plus bas, les tee-shirts a l’effigie une seconde évidence :
rouges barrées de son Times avait révélé, comme ici. La deuxième de Donald Trump ne pro- on n’est pas sorti
nouveau slogan. Fini, en 2016, qu’une grande est que personne, jamais, tègent pas contre la trans- de l’auberge.
« Make America Great partie du merchandising ne devrait porter de mission du Covid-19.
Again », désormais il faut trumpiste, à haute cravate en satin de soie
dire « Save America ». teneur patriotique, rouge. Même nouée pile
Rien que ça. était produite en Chine. à la bonne longueur.

24
Réservations
www.festival-deauville.com
#Deauville2021
ENTRE-SOI LES FIERS À BRAS.
AVEC LA FIN DE L’OBLIGATION DE SE PROTÉGER À L’EXTÉRIEUR, LE DÉBUT DE L’ÉTÉ
A VU FLEURIR LES PORTEURS DE MASQUE AU MENTON, À L’OREILLE ET, SURTOUT, AU COUDE.
À LA DIFFÉRENCE DES AUTRES, ILS SE TARGUENT D’AVOIR LANCÉ UNE MODE.

Texte Guillemette FAURE

LORS DU DERN IER FESTIVAL en pinçant deux doigts, comment il cantine, j’ai peur de l’oublier. » « Je ne
DE CANNES, un Italien s’est approché fallait poser ou enlever son masque comprends pas que les Italiens n’aient
d’un distributeur de films français : sans le toucher (après s’être lavé les pas encore eu l’idée de le plier pour le
« Alors ça y est ? Vous faites comme mains pour ne pas salir l’élastique). À porter en pochette dans leur veste. »
nous ? » Des yeux, il désignait le la même période, des gens pouvaient « C’est assez civique. Ça devient un
masque anti-Covid-19 que le Français vous arrêter dans la rue pour vous brassard, un signe de ralliement, une
avait accroché à son bras, les deux signaler que vous portiez votre masque manière de montrer que ce n’est pas
élastiques enroulés autour du coude. Il du mauvais côté. À présent, les parce que je ne le porte pas maintenant
faut vraiment être un porteur de masques accrochés au coude balaient que je suis antimasque. »
masque au coude pour penser que ses tables, comptoirs et tout ce qui traîne
compatriotes ont inventé ce geste. sans que personne n’y trouve rien à LEUR GRANDE VÉRITÉ
Parmi ceux qui portent le masque sous redire. Si on respectait les quatre masques par
le menton ou pendouillant derrière jour recommandés par les employeurs,
l’oreille, personne ne se targuerait À QUOI ON LES RECONNAÎT ça ne ferait pas du bien à la planète.
d’avoir lancé une quelconque mode. Ils ont la marque des deux élastiques
Plutôt qu’une importation italienne, sur leur bronzage. Ils ont des masques LEUR QUESTION EXISTENTIELLE
les porteurs de masque au coude se un peu plus chics, noirs, par exemple. Est-ce que l’élastique du masque sera
sont multipliés sous l’effet conjoint des Ils trouvent ploucs ou vieux les por- assez large quand on portera à nou-
beaux jours (moins de vêtements à teurs de masques pendus à une oreille veau des manteaux ?
poches, moins d’épaisseur de veste au ou sous le menton et estiment n’avoir
bras) et de la fin du port du masque rien à voir avec eux. En mettant leur LEUR GRAAL
obligatoire en extérieur. Comme des masque au coude, ils ont l’impression L’idée que le jour où un nouveau
presbytes qui gardent leurs lunettes de se remonter les manches. Il leur variant se propagera par les pores du
dans les cheveux en attendant d’avoir arrive aussi de tenir leur veste par-­ coude, ils seront mieux protégés que
besoin de lire, les porteurs de masque dessus l’épaule. Leurs masques au les autres.
au coude ont trouvé à la pliure du bras coude ne s’usent pas plus que les cou-
un endroit commode pour le ranger dières de leurs vestes en tweed en LA FAUTE DE GOÛT
entre deux sorties, un peu comme de automne. Éternuer dans le mauvais coude.
se coincer une cigarette sur l’oreille
pour la fumer le moment venu. Ils ont COMMENT ILS PARLENT
leur conscience pour eux : sur les pan- « Je déteste ceux qui le portent sous le
neaux récapitulant les bons et mauvais menton. » « C’est la moindre des bonnes
usages du masque, le coude n’est manières de ne pas le laisser accrocher
jamais évoqué. au visage quand on ne le porte pas. »
Dire qu’il y a seulement un an, des « Sous le nez, ça fait boomeur. » « C’est
médecins en blouse blanche cour- moins sale là qu’au fond de ma poche. »
raient les plateaux télé pour montrer, « Si je le pose sur mon plateau de
LE MAGAZINE
Costume et chemise, Husbands. Broche de Jean Schlumberger pour Tiffany & Co, créoles et bagues, Tiffany & Co.

Leïla Bekhti, sur tous les fronts.


DEPUIS SON CÉSAR EN 2011 POUR “TOUT CE QUI BRILLE”, ELLE A
ENCHAÎNÉ LES RÔLES AVEC SUCCÈS. ET SU SE BÂTIR UNE CARRIÈRE
SINGULIÈRE, AU CINÉMA, À LA TÉLÉVISION OU SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX,
EN FAISANT RIM ER GLAMOUR ET HUMOUR… EN SEPTEM BRE, L’ACTRICE
DE 37 ANS EST À L’AFFICHE DE DEUX FILMS D’AUTEUR, “LA TROISIÈM E
GUERRE” ET “LES INTRANQUILLES”. UN NOUVEAU TOURNANT DANS
SA FILMOGRAPHIE, QU’ELLE AMORCE AVEC DÉTERM INATION, SA MARQUE
DE FABRIQUE. Texte Élise KARLIN — Photos Matteo MONTANARI

27
IL
LE M AG A ZINE

y a un moment qu’elle l’a repéré. Leïla Bekhti se penche un peu absolue discrétion, mis à part de rares photos ensemble et quelques
au-dessus de son thé, elle murmure : « Il est chelou le type der- phrases clichés. « La première fois que j’ai vu Leïla, j’ai su à la seconde
rière moi, non ? » Derrière elle, ce jour d’été, à la terrasse d’un qu’elle serait ma femme », affirmait Tahar Rahim dans Paris Match,
café parisien où la comédienne a donné rendez-vous, un homme en février. Quant à leurs enfants, ils les tiennent éloignés des
parle tout seul, debout, le regard un peu fou. Oui, il est « chelou » photographes.
– louche, agité, grommelant des propos incohérents. Soudain, La seule famille que Leïla Bekhti affiche, c’est sa famille de cinéma,
il attrape son verre et sa bouteille de Coca et les envoie se fra- où sororités et fraternités sont revendiquées. Alors que l’on imagine,
casser sur la chaussée. Il reste un instant les bras ballants puis à tort ou à raison, les actrices en perpétuelle rivalité, la « grande
s’éloigne lentement, toujours marmonnant. La scène a duré famille du cinéma » viciée de rancœurs et de jalousies, comme cela
quelques secondes, mais le fracas du verre résonne comme un a pu être le cas par le passé, en France comme à Hollywood, Leïla
drôle d’écho au film dont nous parle au même moment Leïla Bekhti. Dans La Bekhti et sa « bande de potes » – des personnalités aussi populaires
Troisième Guerre (en salle le 22 septembre), premier long-métrage du réalisateur que l’acteur Jonathan Cohen, la réalisatrice Géraldine Nakache, les
Giovanni Aloi, elle interprète une militaire de la mission « Sentinelle », attachée à la comédiennes Adèle Exarchopoulos et Marina Foïs – ont fait le pari
sécurité du territoire face à la menace terroriste. Une menace d’autant plus angois- de l’amitié. Sur les réseaux sociaux et dans la vie. Pas une interview,
sante qu’elle peut surgir d’une situation apparemment anodine – deux hommes qui pas un article, sans qu’il en soit question. « C’est la famille », disent-ils
se séparent un peu vite à l’approche des soldats, un appareil qui clignote sur le siège les uns des autres, comme s’il pouvait s’agir seulement d’un refuge,
passager d’une voiture mal garée… « C’est chelou », s’inquiète souvent dans le film d’une protection, une bulle qui vous met à l’abri de la brutalité du
l’une des deux recrues en patrouille sous les ordres de Leïla Bekhti. monde. « Leïla est capable de lire un scénario, affirme Grégory Weill,
« Leïla est la première actrice que j’ai rencontrée pour ce rôle, se souvient Giovanni son agent, l’un des plus puissants du métier, et de me dire : “Ce rôle
Aloi. J’ai été convaincu tout de suite. Il émane d’elle une force qui se prêtait à son serait parfait pour untel !” C’est moi qui dois insister, répondre que ce
personnage, celui d’une femme qui veut à tout prix s’intégrer dans ce milieu très rôle serait surtout parfait pour elle. » Cette famille élargie, Leïla
machiste qu’est l’armée. » À l’époque, la comédienne est enceinte. « Nous en avons Bekhti saisit chaque occasion d’en dire l’importance. Il y a quelques
discuté. Ça a donné à son interprétation une puissance intérieure encore plus grande », mois, lorsque le chanteur Grand Corps Malade lui propose un duo
insiste le réalisateur italien. Giovanni Aloi filme des militaires que leur mission, pour une réédition de son album Mesdames, elle ne réfléchit pas
parfois, porte à la limite de la paranoïa. « Ils attendent qu’il se passe quelque chose, longtemps avant d’accepter. « Elle voulait juste que ça lui corres-
résume Leïla Bekhti. Toute la journée, ils essayent d’anticiper… Et, la plupart du ponde complètement, dit le musicien, pour ne pas devenir une énième
temps, il ne se passe rien. Comment on gère cette situation permanente de stress ? actrice qui joue les chanteuses. » Ils discutent longuement d’un texte
Comment on échappe à la folie qu’on a tous dans la tête ? Psychologiquement, ce film sur la pérennité des liens, sur la fidélité des engagements, sur la
raconte un truc qui m’intéressait. » Elle évoque un tournage rapide, peu de moyens, maternité. « Chaque phrase, chaque idée, c’est elle ! Jamais je n’ai tra-
un sujet délicat à traiter – rien, pourtant, qui la fasse hésiter : « J’aime beaucoup l’idée vaillé avec quelqu’un qui s’investissait autant. Maintenant, je dis que
de porter un film qui n’est pas facile à porter. » j’ai trois activités : écrire pour moi, écrire pour les autres et écrire pour
À 37 ans, Leïla Bekhti peut se le permettre. Le grand public l’a découverte en 2010 Leïla Bekhti. » Le titre s’intitule Le Sens de la famille.
dans Tout ce qui brille, de Géraldine Nakache et Hervé Mimran, où elle était Lila, une Dans ce monde merveilleux, où les filles cool épousent des types
jeune banlieusarde que la vie nocturne parisienne faisait rêver. Le film, un succès cool, s’éclatent avec leurs copines cool et peuvent toujours compter
surprise, lui a valu le César du meilleur espoir féminin. Ont suivi une série de projets sur leurs copains trop sympas, on cherche l’erreur, la faille, l’envers
défendant l’idée d’un cinéma populaire : Nous trois ou rien, de Kheiron (2015), du décor. En vain. « Vous trouverez peu de gens pour vous dire du mal
Le Grand Bain, de Gilles Lellouche (2018), La Lutte des classes, de Michel Leclerc (2019) de Leïla ! », répond Édouard Baer. Il s’amuse beaucoup : « Les jour-
ou Comment je suis devenu super-héros, de Douglas Attal, disponible sur Netflix depuis nalistes veulent absolument écrire un truc ‘’équilibré’’… Mais qui
le 9 juillet. Tout cela fait d’elle une comédienne différente de ses camarades. Moins n’aime pas Leïla ? » Ils se rencontrent il y a dix ans, après l’un de ses
intimidante qu’une Léa Seydoux, moins inaccessible qu’une Marion Cotillard, Leïla spectacles. Elle lui envoie un SMS pour lui dire qu’elle adore sa poé-
Bekhti a l’allure de « la star d’à côté », celle qui ressemble à votre copine de lycée, celle sie déjantée, il est conquis par sa sincérité. En 2012, il la fait jouer
qui en a la tchatche, l’humour, la simplicité. Une actrice qui attire les marques de luxe dans sa pièce À la Française : « Quand Leïla vous dit qu’elle veut
(Louis Vuitton, Paco Rabanne ou Givenchy), qui l’habillent ou l’invitent à leurs défilés, travailler avec vous, vous poussez les murs pour lui faire de la place.
mais qui apparaît surtout dans les campagnes du géant des cosmétiques L’Oréal Paris, Elle a un charisme de dingue, une vraie chef de bande. Elle vous dit
beaucoup plus abordable. La décontraction de Leïla Bekhti a fait sa réputation, des “Rapplique !’’ et vous rappliquez en vous excusant : “Ah ! pardon,
cuisines de « Burger Quiz », l’émission d’Alain Chabat diffusée sur TMC, à « La Boîte à j’avais mal lu le scénario si tu dis qu’il est bien, je viens”. » Édouard
Questions », sur Canal+, où elle n’hésite pas à se lancer dans un play-back de la chan- Baer et Leïla Bekhti forment un couple de bobos partagés entre leurs
teuse Ophélie Winter. Depuis dix ans, la notoriété de la jeune femme doit au moins exigences sociales et leurs convictions parentales dans le film de
autant au charisme de son personnage médiatique qu’à ses rôles. Michel Leclerc La Lutte des classes, sorti en 2019 : « J’ai vu Leïla
La comédienne est à l’image de son compte Instagram, un mélange de glamour très amener Michel Leclerc à faire des trucs qu’il ne voulait pas faire. Elle
soigné et de cool improvisé qui passe des marches du Festival de Cannes à la cuisine a une manière de vous regarder qui ne vous donne pas envie de la
de son domicile parisien, où elle s’agite sur Pour que tu m’aimes encore, tube de Céline décevoir… Cette fille ne fait pas semblant. »
Dion des années 1990, pendant que la comédienne Adèle Exarchopoulos, l’une de ses « Je fais confiance, confirme Leïla Bekhti. Si je me trompe, je suis
proches, épluche les patates du déjeuner. Là où la plupart des actrices postent uni- déçue pour l’autre, pas pour moi ! » La jeune femme tutoie d’em-
quement leurs plus beaux clichés, la vitrine de leur vie rêvée, Leïla Bekhti pratique blée, parce que « c’est plus facile pour discuter ». Avant de quitter
Matteo Montanari pour M Le magazine du Monde

l’autodérision et ne craint pas le ridicule de certaines situations – au contraire, elle en son appartement, elle a attaché ses cheveux à la va-vite et a attrapé
a fait un élément de ralliement. Avec ses 783 000 abonnés (un chiffre très important son sac, son paquet de cigarettes. « Là, comme tu me vois, c’est la
pour une actrice française), Leïla Bekhti est l’une des figures du moment. Cinéma, vraie Leïla ! » Celle qui a passé la matinée avec ses « 247 enfants »
mode, publicité, télé, réseaux sociaux : elle incarne la célébrité de ce début de siècle, (elle en a eu trois en trois ans), qui adore faire la « police du bruit »
polymorphe, multimédia… Mais, dans ces mondes d’artifices, le naturel de Leïla le matin avec eux et qui, pour leur faire plaisir, porte des tee-shirts
Bekhti et ses pitreries revendiquées assurent sa singularité, d’autant qu’ils ne dévoilent à l’effigie de Peppa Pig. « La vraie Leïla, assure-t-elle, Leïla
jamais sa sphère privée : si son mari, l’acteur Tahar Rahim, apparaît régulièrement sur ­#iwokeuplikethis [je me suis réveillée comme ça »] ! » Ce hashtag
son compte Instagram, c’est uniquement dans le cadre de son métier, alors qu’il est, Instagram, sous lequel des filles publient des selfies « au saut du
lui, l’un des acteurs les plus cotés – ces derniers mois, un premier rôle dans la série lit », alors qu’elles sont coiffées et apprêtées, l’amuse, elle qui appa-
événement Le Serpent, diffusée au printemps sur Netflix, un autre dans Désigné cou- raît régulièrement se goinfrant de pâtes ou de pizza sur l’Instagram
pable, film primé aux derniers Golden Globes… Hors métier, le couple est d’une de Jonathan Cohen, son grand partenaire en (suite page 32)

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LE M AG A ZINE

Matteo Montanari pour M Le magazine du Monde. Veste, SuperStitch. Jeans, Dries Van Noten. Tee-shir t,
American Apparel. Créoles, collier et bagues, Tiffany & Co.
LE M AG A ZINE

“Leïla n’en est qu’au début. Jusqu’ici, elle n’a donné,


selon moi, que le dixième de ce dont elle est capable.”
Grégory Weill, son agent

(suite de la page 29) blagues potaches qui l’a dirigée dans la série La Flamme réalisateurs qui élargissent votre horizon. Leïla Bekhti semble arri-
(Canal+,2021). Les deux amis symbolisent le côté lumineux de la réussite dans le vée à ce tournant, elle que le public continue d’associer immédia-
monde du cinéma et de la télévision en ce début du xxie siècle. Ils parlent de la tement à la Lila de Tout ce qui brille. Grégory Weill, son agent, en
société française, de ces enfants de la classe moyenne ou de banlieue qui ont admiré est conscient, qui affirme : « Leïla n’en est qu’au début. Jusqu’ici, elle
Séverine Ferrer quand elle présentait « Fan 2 » sur M6 et qui n’auraient jamais raté n’a donné, selon moi, que le dixième de ce dont elle est capable. »
la sitcom Premier baiser sur TF1, de ces gamins qui ont ri des mêmes blagues, qui Changer de registre pour changer de dimension, aller vers des
ont vu des artistes de toutes cultures se croiser sur les plateaux des talk-shows, et rôles plus profonds, c’est ce qui a poussé Leïla Bekhti vers Joachim
les questions identitaires traitées sous le prisme de l’humour et du stand-up. Lafosse, réalisateur belge dont le film Les Intranquilles sortira le
Jonathan Cohen est fils d’une famille juive du 19e arrondissement de Paris. Leïla 29 septembre, après avoir été en compétition au dernier Festival
Bekhti, elle, est fille d’immigrés algériens – un père chauffeur de taxi et une mère de Cannes. Leïla Bekhti n’était pas le premier choix de Lafosse, qui
employée des Assedic  –, musulmane, arabophone, née en 1984 à Issy-les- n’a pas pensé à elle en écrivant le rôle. Mais il est revenu sur sa
Moulineaux, où elle a grandi dans la cité des Épinettes avant de déménager à décision de le donner à quelqu’un d’autre : « Le regard de Leïla sur

ET
Bagneux, toujours dans le département des Hauts-de-Seine. le couple qu’elle incarne avec Damien Bonnard était celui que je
cherchais. Elle n’a pas vu une femme victime de la bipolarité de son
c’est elle qui est aujourd’hui l’un des visages du cinéma mari, au contraire, elle m’a parlé d’une femme courageuse, amou-
français. Sans avoir rien renié de ses origines et de sa reuse, aidante, mais qui est à bout de forces. » Au début du tour-
double culture, sans se taire sur les sujets qui lui tiennent nage, Leïla Bekhti est elle-même épuisée par sa grossesse. « Cette
à cœur : quand la plupart des actrices observent un fatigue qui se voit sur son visage, ce corps avec ses kilos en trop, elle
silence prudent à propos de l’actualité, la comédienne a accepté de les montrer parce qu’ils sonnaient juste pour le rôle. Je
poste sur Instagram, le 19 mai, un message de soutien au ne connais pas beaucoup d’actrices qui en sont capables, souligne
peuple palestinien alors que la situation se dégrade au Joachim Lafosse. Leïla a une manière unique de tout prendre à
Proche-Orient ; le 23 octobre 2019, elle s’était déjà insur- bras-le-corps, on se sent à la fois porté et soutenu. Ce film ne serait
Matteo Montanari pour M Le magazine du Monde. Costume et chemise, Dries Van Noten. Pochette, Char vet. Créoles, collier et bagues, Tiffany & Co.

gée contre « la haine et le rejet de l’autre » après qu’un pas ce qu’il est sans elle. »
élu RN avait demandé à une accompagnatrice scolaire de Leïla Bekhti est déjà sortie de sa zone de confort. La coach de jeu
retirer son voile dans l’hémicycle du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. Dany Héricourt l’a rencontrée pour préparer la série Jour polaire,
Styliste : Véro Didr y. Assistante stylisme : Livia Panciatici. Coiffure : Sébastien Richard. Maquillage : Gregoris Pyrpylis avec L’Oréal Paris

Elle n’a pas lu les commentaires – certains sont antisémites, d’autres racistes. « Je m’en diffusée en 2016 sur Canal+. Un rôle en anglais, langue que l’ac-
fous, affirme-t-elle. J’assume ce que j’écris, j’assume ce que je suis, j’assume mes racines, trice ne parlait pas à l’époque, et un tournage en Laponie : « Leïla
même si je considère qu’elles ne suffisent pas à me définir. » Elle a appris l’arabe avec était loin de son pays, loin de sa famille. Bien sûr qu’elle avait peur !
sa grand-mère. Elle ne le parle pas avec ses enfants, mais ils l’entendent discuter au Mais c’est une comédienne que la peur fait avancer. » « Sur un
téléphone avec les oncles, les tantes, les parents. Leur mère incarne une France qui tournage, Leïla, c’est un soldat ! Tant qu’elle sent qu’elle n’a pas
a réussi l’intégration de la deuxième génération, celle qui ne se pose plus la question donné ce qu’on attend d’elle, elle y va », atteste Jonathan Cohen.
des filiations. Celle où Leïla Bekhti ne fait pas, dit-elle, la promotion d’un « mascara « Elle ne joue jamais petit », dit de son côté Alex Lutz, dont
pour les filles arabes » quand elle s’affiche sur les murs de Paris pour L’Oréal, mais La Vengeance au triple galop, une parodie eighties entre Dallas et
bien celle d’un « mascara pour toutes les filles ». « Bien sûr, le fait qu’elle incarnait la Dynastie, sera bientôt sur Canal+. Leïla Bekhti y est la perfide
diversité a compté au moment où L’Oréal Paris lui a proposé de rejoindre ses ambas- Crystal Clear, perchée sur 12 centimètres de talon. « Elle sait tout
sadrices, reconnaît Delphine Viguier-Hovasse, directrice générale de la marque. Mais faire, résume Alex Lutz. Un rôle de clown, un rôle tragique – elle
Leïla, c’est bien plus que ça. Son physique a quelque chose d’universel, de très moderne. donne, avec une immense générosité émotionnelle. Leïla a une
J’aime la détermination qui se lit sur son visage. C’est une femme tenace, pas quelqu’un capacité à marcher au bord du précipice… et à plonger. » Plonger
de tiède – elle est exigeante dans sa vie, elle est exigeante avec nous, elle l’est aussi dans pour s’éloigner de la Lila de Tout ce qui brille, à laquelle Leïla
les rôles qu’elle accepte. » Bekhti assure qu’elle ressemble si peu. Plonger pour donner la
Longtemps, pourtant, Leïla Bekhti a été l’actrice à qui le métier confiait des premiers mesure de ce qu’elle a dans le ventre.
rôles sans oublier de mentionner ses origines, celle que les réalisateurs cantonnaient Le jour de l’interview, fin juillet, la comédienne se préparait à partir
à la jeune fille arabe – Mounia, Lya, Leïla. Il a fallu quelques années avant qu’elle en Bourgogne pour un long tournage (Un cœur en abîme, de
joue aussi Juliette dans Maintenant ou jamais, de Serge Frydman (2014), ou Albertine Guillaume Bureau). Sur place, elle a loué une maison avec sa sœur,
dans L’Astragale, de Brigitte Sy (2015), tout en continuant d’être Mona dans sa belle-sœur, leurs enfants et les siens : « J’ai besoin qu’ils soient là.
Les Carnivores (2018), de Yannick et Jérémie Renier. Elle qui a commencé à 20 ans Ils me ramènent à ma vie, ils marquent la rupture entre le rôle et moi.
en passant un casting par hasard, parce qu’un copain l’y a encouragée, a obtenu son Rien de tel qu’une couche de bébé pour te reconnecter à la réalité. »
premier rôle dans Sheitan, de Kim Chapiron (2006), un film émanant du collectif Leïla Bekhti revendique cette normalité, celle qui lui a fait passer le
Kourtrajmé, réunissant des jeunes gens de banlieue et des jeunes Parisiens gra- premier confinement, en 2020, dans un petit appartement de
phistes ou vidéastes, et qui a marqué la culture urbaine française. Aujourd’hui, elle Mulhouse avec un oncle à la santé fragile dont elle voulait s’occuper,
peut refuser trois films de suite parce qu’elle « ne se reconnaît pas dans le person- un enfant sous chaque bras et la journée à préparer les repas. « La
nage », comme elle peut accepter un scénario « à l’instinct », avec un réalisateur dont vie, quoi. » Désarmante de spontanéité. On en oublierait presque que
c’est le premier long-métrage. Une trentaine de films, une quinzaine de téléfilms et c’est son savoir-faire, elle qui rappelait à un journaliste de Vanity Fair,
de séries télévisées, un César, quelques spectacles. À 37 ans, Leïla Bekhti a déjà une en 2019, à la fin de l’entretien : « On a parlé d’une façon que tu pour-
carrière derrière elle. Mais il manque encore à sa filmographie une Céline Sciamma, rais presque croire impudique mais ne t’y trompe pas : je ne t’ai rien
un François Ozon, un Christophe Honoré ou une Rebecca Zlotowski – des dit. Je ne t’ai absolument rien dit. » Un métier, décidément.

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LE M AG A ZINE

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LA MORT
DANS L’ÂME.
Texte
Stéphanie MARTEAU
Photos
Rebekka DEUBNER

Toujours hantés par l’horreur, les survivants des attentats du 13 novembre 2015 ne supportent
plus l’injonction de leurs proches à “tourner la page”. À la veille du procès des terroristes,
qui s’ouvre le 8 septembre, ils racontent l’angoisse qui ne passe pas, les conduites compulsives,
le combat sans fin pour la reconnaissance de leur mal et la peur de la récupération politique.

Édith Seurat, rescapée des


attentats du 13 novembre, ici
à Morlaix, le 10 août, s’est fait
tatouer en 2016 sur le bras
la façade du Bataclan.
LE M AG A ZINE

LE CANAPÉ D’ANGLE BEIGE, recouvert


de plaids aux imprimés mexicains, est creusé en
son milieu. Comme un nid ou la coque d’un
bateau. Un oreiller rose fluo calé derrière la tête,
c’est là que Bruno Poncet, 49 ans, passe ses
nuits blanches, pendant que sa compagne
occupe leur lit, seule. Rescapé du Bataclan, le
syndicaliste Sud-Rail, à l’offensive sur les pla-
teaux de télé à chaque grève des cheminots, ne
dort plus depuis bientôt six ans. Ou seulement
par fragiles petites plages d’une dizaine de
minutes, interrompues par des cauchemars
dans lesquels, à chaque fois, il meurt. « Il y a eu
des mieux, mais l’insomnie recommence avec
l’imminence du procès… Je ne dors pas du tout »,
soupire celui qui s’interdit tout somnifère.
À partir du 8 septembre, et huit mois durant,
Salah Abdeslam et dix-neuf autres personnes
comparaîtront devant la cour d’assises spéciale de
Paris pour les attentats du Stade de France, des
terrasses parisiennes et dans la salle de spectacle
du Bataclan, qui ont fait 131 morts et des centaines
de blessés le 13 novembre 2015. À cette perspec-
tive, Bruno Poncet se raidit, la tension musculaire
dans ses trapèzes s’est réveillée. Son corps
demeure hanté par la position qu’il a dû tenir ce
soir-là, sur la mezzanine, entre les sièges, pour
servir de bouclier à Édith Seurat, une inconnue
qui s’était jetée vers lui. Ils témoigneront l’un
après l’autre, en octobre, comme près de 200 des
1 700 parties civiles qui assisteront au procès. Tous
deux expliqueront comment il est si difficile de se
reconstruire, même si l’on n’a pas reçu de balle, et
comment, six ans plus tard, ils vivent encore avec
le 13-Novembre en tête, jour et nuit.
Leur monde est dévasté, le quotidien compliqué.
Cette difficulté à vivre, Bruno Poncet et Édith
Seurat ont l’habitude de la partager, comme s’ils
étaient seuls à pouvoir se comprendre. « Avec
Édith, notre amitié, c’est même pas dicible »,
constate tendrement Bruno. La grande rousse de
43 ans, ex-responsable marketing, a vu sa vie
s’effilocher. Licenciée pour inaptitude en 2018,
désormais au RSA, elle a quitté Paris et son cher
quartier de Ménilmontant pour Morlaix, dans le Bruno Poncet,
Finistère, avec son mari et leur fille. Bruno s’en à Asnières,
le 11 août.
fait pour elle, les yeux d’Édith se mouillent encore
trop souvent, même si elle se démène pour ouvrir
un concept store consacré au tatouage et au rock.
Elle est toujours incapable d’envisager la vie sans
ses précieux cachets. Elle n’est jamais allée au
cinéma avec la petite, qui a 8 ans maintenant. La
gamine ne s’est pas rendu compte qu’en juin sa
mère n’était pas à son spectacle de danse, qu’elle
n’a jamais pu franchir les portes de la salle Rebekka Deubner pour M Le magazine du Monde

­communale. Les séquelles d’Édith Seurat sont


invisibles, alors à l’hiver 2016 elle s’est fait tatouer
sur le bras un dessin représentant le Bataclan.
Une scarification douloureuse, « un besoin de me
­marquer, comme un exutoire à la culpabilité qui
m’a envahie », analyse-t-elle. Ces dernières
années, elle a pris et perdu 15 kilos, trop bu, trop
mangé… Bruno Poncet sait que la tristesse l’a
« bouffée » quand elle est tombée enceinte
en 2016. Elle a dû avorter, incapable d’assumer,
abrutie d’anxiolytiques et d’antidépresseurs.

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BRUNO PONCET A DÉVELOPPÉ DES CONDUITES COMPULSIVES.
“LES 10 000 EUROS D’AVANCE DU FONDS DE GARANTIE DES
VICTIMES D’ATTENTATS TERRORISTES, JE LES AI CLAQUÉS
EN BASKETS. QUATRE-VINGTS PAIRES DEPUIS LES ATTENTATS.
SURTOUT DES NIKE, ET PAS MAL DE JORDAN.”
UNE PAIRE À CHAQUE BOUFFÉE DE MAL-ÊTRE, EN SOMME.

La nuit, le salon de l’ex-cheminot est strié par les lumières réconfortantes de la porte d’Asnières. le kamikaze. Pour gérer son trauma, Vincent est
Bruno Poncet ne lit plus du tout. Il lui arrive d’allumer la télé, mais c’est surtout sur sa tablette qu’il notamment suivi en EMDR – une thérapie par
passe des heures à se gaver d’émissions et de documentaires. « J’ai le cerveau qui tourne tout le temps. stimulation sensorielle bi-alternée, qui se pra-
C’est lui qui m’a sauvé au Bataclan, c’est l’organe qui a pris le dessus ce soir-là. Maintenant, il est confi- tique par mouvements oculaires et stimuli audi-
guré en mode stress. » Il évite de prendre les transports et s’est abonné à un service de chauffeurs tifs. « J’ai fait trois séances d’une heure juste à
privés. Il lui semble certains jours qu’il ne pourra pas sortir de chez lui, que « tout est hostile ». Bruno revivre le moment de l’explosion », explique-t-il.
Poncet a aussi développé des conduites compulsives. « Les 10 000 euros d’avance du Fonds de garan- Depuis six ans, le jeune homme à l’air grave, qui
tie [des victimes de terrorisme et d’autres infractions], je les ai claqués en baskets. Quatre-vingts paires habite toujours le 11e, fait de son mieux pour ne
depuis les attentats. Surtout des Nike, et pas mal de Jordan .» Une paire à chaque bouffée de mal-être, pas hurler sur des médecins experts qui, selon
en somme. Dans une enquête sur les victimes des attentats du 13 novembre et leurs proches, sortie lui, rendent des rapports truffés de fautes d’or-
en 2020, Santé publique France a constaté que, cinq ans après les faits, les symptômes de stress thographe, d’erreurs dans les noms de patients…
post-traumatique frappent encore 54 % des personnes directement menacées, 27 % des témoins mais tiennent son sort entre leurs mains. « Le
présents sur les lieux, 21 % des témoins à proximité et 54 % des endeuillés. statut de victime fait qu’on ne se sent pas légitime
Même pour ceux qui vont mieux, la vie n’est pas si simple. Le 13 novembre, au Bataclan, Jean- à s’imposer pour se faire respecter, soutient-il.
Camille Lavaud, 35 ans, a pris « une balle dans le dos, qui n’est pas ressortie », ce qui l’a sauvé d’une Nous sommes victimes de maltraitance adminis-
hémorragie certaine. Aujourd’hui responsable production et qualité dans une PME d’Île-de-France, trative de la part du fonds de garantie, une grosse
fou de plongée et très entouré, le jeune père de famille pourrait passer pour un modèle de rési- machine qui manque de compassion et d’empa-
lience. Tout bronzé, il vient de terminer, ce 11 août, un Paris-Cannes à vélo, soit plus de 800 kilo- thie. » Il se souvient encore de son sentiment
mètres, avec son meilleur ami. Sa femme, Fanny Chasseloup, elle aussi présente au Bataclan, a d’avoir été méprisé lors de sa première expertise
monté en juillet sa première pièce de théâtre à Avignon. Les Vivants revient sur leur histoire, la fin 2017. « Le médecin-conseil désigné par le fonds
dépression de Fanny, leur réadaptation au monde. Une pièce saluée par la critique, qui sera jouée de garantie pour évaluer mon état m’a donné ren-
à Paris en 2022. Jean-Camille Lavaud ne l’a jamais vue. « J’ai peur d’y aller. C’est trop proche de moi. dez-vous un soir, à l’autre bout de l’Île-de-France.
Je ne m’attends pas à passer un bon moment », évacue le sportif, qui ne sera pas partie civile au Je l’ai attendu une heure devant chez lui sous la
procès. « En psycho, cela s’appelle l’évitement, décrypte Fanny Chasseloup. C’est salutaire d’avoir pluie, puis il m’a reçu à peine trente minutes dans
conscience d’à quel point quelque chose nous touche et c’est sa manière de procéder depuis le début. » son salon, pendant que sa femme préparait le

SI
Jean-Camille Lavaud a ainsi décidé d’« éloigner tout ce qui est triste, même les films ». dîner. » Le 8 juin, c’est un échange avec l’avocate
qui gère son dossier d’indemnisation qui l’a
chacun trouve sa propre stratégie pour faire face, tous les rescapés rencontrés sont secoué. Il venait d’avoir un échange un peu vif
unanimes : la prise en charge des victimes par le fonds de garantie a été une épreuve. avec un psychiatre expert. « Elle m’a appelé en me
Une étape administrative censée les aider et qui, de façon paradoxale, complique reprochant de ne pas jouer le jeu avec les méde-
leurs tentatives de reconstruction. Édith Seurat, qui n’est pas arrivée à un accord cins, disant que je m’étais rebellé », balbutie-t-il.
avec le fonds de garantie faute de les convaincre des conséquences de son trauma, Puis il sort son téléphone pour montrer la suite
passera cet automne devant le juge d’indemnisation des victimes d’attentats terro- de la conversation, par mail. « Vous êtes bien assez
ristes au tribunal judiciaire de Paris. « C’est très douloureux, parce que je me sens mise en cause, déclare- intelligent pour savoir que c’était une erreur », a
t-elle. C’est moi contre le fonds de garantie. Je présente en permanence de nouvelles attestations, je dois insisté l’avocate. « Cette phrase me revient sans
justifier de mon état psychique, physique, émotionnel, professionnel… » De nombreuses procédures cesse, confie le trentenaire, les yeux gris soudain
d’indemnisation avec le fonds de garantie sont ainsi toujours en cours. embués. Elle, son intérêt est bien sûr d’être
Vincent Dumas, 37 ans, enchaîne lui aussi expertises et renvoi d’audience. Le 13 novembre, le jeune ­complaisante, elle touche un pourcentage sur les
directeur de la Maison du théâtre et de la danse d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) dînait au indemnisations. Moi, son attitude m’a p­ rovoqué
Comptoir Voltaire, dans le 11e arrondissement, avec celui qui est devenu son mari en 2016. À 21 h 30, des envies de suicide. »
Brahim Abdeslam a activé sa ceinture explosive à deux mètres de leur table. Un souffle, des boulons Comme la plupart des survivants, Vincent
qui arrivent vers lui, une fumée mêlée de plumes blanches, venues d’on ne sait où. Aucun mort, sauf Dumas redoute l’ouverture du procès. Il
LE M AG A ZINE

aimerait en faire un moment cathartique 10e, et La Belle Équipe, rue de Charonne. Selon le chrono de la police, c’est quatre minutes, mais je
et compte bien raconter en détail à Salah ne crois pas que ce soit possible. Ce qui est retenu n’est pas vraiment ce qui s’est passé. Je sais que ce
Abdeslam qu’il a vu « son frère mourir et n’em- n’est pas grave, j’essaie de me raisonner, mais bon… » Ce travers inquiète ses proches, Édith Seurat
porter que lui ». Pour préparer son passage à la allant jusqu’à répondre sur les sites complotistes. « J’ai besoin de comprendre la trame du temps,
barre, cet intellectuel méticuleux éprouve sa du déroulé minuté des faits, pour reprendre la main », se justifie-t-elle. Sa psy l’a alertée : « C’est
souffrance jusqu’à la nausée. « J’ai demandé à étrange, vous êtes en train de vous ériger en gardienne de la vérité. » Édith Seurat a d’ailleurs récem-
mon avocate de sortir toutes les images de la ment cessé de parler à l’amie avec laquelle elle était allée au Bataclan ce soir-là. « Elle a une version
vidéo de surveillance et de l’autopsie de Brahim évolutive de ce qui s’est passé, lâche-t-elle, soudain tendue. Elle est restée cinq minutes avant de
Abdeslam. J’ai passé quatre heures dans son cabi- sortir par une issue de secours. Mais, maintenant, elle a besoin d’en être et raconte qu’elle est restée
net, enfermé dans une pièce, à tout visionner. Elle vingt minutes à ramper sur des corps. Alors j’ai envie de lui crier : “Tu mens !” »
avait mis des Post-It d’avertissement sur chaque Si Édith Seurat est si attentive à la vérité, c’est peut-être parce que, parfois, dans les cercles de
photo, mais je les ai toutes regardées. » Il veut se ­victimes, et notamment les associations, le mensonge est allé très loin. Photographe free-lance, David
sentir prêt à affronter le pire lors des audiences. Fritz Goeppinger, 29 ans, a fait partie de la dizaine de personnes retenues en otage, par Omar
Ce besoin de renouer minutieusement le fil des Mostefaï et Foued Mohamed-Aggad, pendant deux heures et demie dans un couloir du Bataclan.
événements de la nuit qui a changé leur vie, Début 2016, un certain Cédric Rey l’a abordé lors d’une commémoration des attentats à Paris. « Il
d’autres survivants l’évoquent. À ce jeu, Édith m’a mis en confiance, raconte le jeune homme d’origine chilienne, naturalisé en 2017. Petit à petit, il
Seurat est la plus acharnée. « Du procès, j’attends a intégré un cercle de victimes. Il était très sympa, mais se faisait toujours un peu prier pour venir aux
la construction factuelle finale », résume-t-elle. événements. Un jour, il m’a appelé pour me demander une lettre pour le fonds de garantie, dans laquelle
Ce soir-là, la passionnée de rock et de motos je témoignerais l’avoir vu ce soir-là. Je n’étais pas sûr de l’avoir aperçu, mais c’était possible, alors j’ai
vintage avait retrouvé toute sa bande au écrit la lettre. » Trois mois plus tard, David a appris, atterré, que Cédric Rey était la première des
Bataclan pour assister au concert du groupe « fausses victimes » des attentats du 13 novembre. « Depuis, en plus des fausses victimes, on a démystifié
californien Eagles of Death Metal. Finalement, pas mal de faux récits, explique-t-il, à commencer par la rumeur selon laquelle les terroristes avaient

OUTRE
elle a passé une heure et demie recroquevillée égorgé des gens. »
derrière Bruno Poncet, « à 2 mètres des pieds du
terroriste Omar Mostefaï ». Une soirée « sans ce combat pour la vérité, les rescapés inter-
images, mais avec le son », qu’elle décortique viewés en racontent un autre : celui contre la
depuis six ans. « Quand j’ai relu ma déposition, haine, leur propre haine. C’est un défi per-
elle n’était pas conforme à mes souvenirs. Je manent pour David Fritz Goeppinger. Il
cherche depuis à confronter ma mémoire au réel. raconte que le petit groupe d’anciens otages
J’ai tout lu, je suis allée à toutes les réunions du Bataclan est devenu une bande de copains
d’information avec les magistrats à l’École mili- fidèles, baptisée les « potages ». Ils se retrouvent régulièrement dans un bar de la porte des Lilas. Au
taire, j’ai confronté mes souvenirs à la chronolo- sein de ce groupe, il a noué une relation « à la vie à la mort » avec Stéphane Toutlouyan, 54 ans,
gie de la police. » À Morlaix, assise dans l’arrière- informaticien. « Notre bar est en face du siège de la DGSE, précise le photographe. Avec Stéph’, petit
salle d’un bar du centre-ville dont elle a fait son à petit, on s’est passionné pour le renseignement et le terrorisme islamiste, on a avalé toute la série
QG, elle ressasse ses doutes, encore et toujours. Le Bureau des légendes. On s’est mis à mieux comprendre les dessous de ce qui nous est arrivé. » En
« J’ai fait le trajet entre La Bonne Bière, dans le juin 2020, Stéphane Toutlouyan lui a annoncé que la DGSE recrutait. « Il m’a encouragé à postuler.

Rebekka Deubner pour M Le magazine du Monde

Jean-Camille
Lavaud,
à Cannes,
le 11 août.
Page de droite,
Vincent Dumas,
à Paris, le 6 août.

38
J’étais en quête de sens, j’avais envie d’agir. Alors
j’ai envoyé une longue lettre manuscrite, très per-
sonnelle, raconte David Fritz Goeppinger. À peine
la lettre envoyée, je me suis posé la question de
savoir si je ne sombrais pas dans une forme de
haine, si ça n’était pas une envie de vengeance
habillée par un vernis institutionnel et roma-
nesque. » Les renseignements ont refusé sa can-
didature. Pourtant, il continue à s’interroger sur
cet épisode. « Si je deviens haineux, je renie tout
ce que je suis. J’ai une tête d’Indien, un prénom juif,
un nom allemand, j’ai grandi en cité, en Essonne,
tout près de chez Mostefaï… » Il en a beaucoup
parlé avec sa psy, qui l’a aidé à ne pas généraliser.
« Je n’ai pas été attaqué par des musulmans, mais
par des types manipulés par des groupes terro-
ristes », se répète-t-il.
Beaucoup s’en veulent de trahir leurs idéaux poli-
tiques et philosophiques à cause d’une peur qui
ressurgit malgré eux à chaque fois qu’ils
entendent parler arabe dans le métro ou autour
d’eux. Stéphane Toutlouyan en a longtemps eu
honte. « Dès 2016, j’ai réalisé que j’avais besoin
d’un suivi psy, confie l’informaticien. Je ressentais
une pression extérieure, je vis dans un quartier
populaire, à Paris, où habitent des gens qui res-
semblent physiquement aux terroristes. J’étais irri-
table, moins patient. Je craignais de devenir bles-
sant en allant dans des lieux où il y aurait des
personnes avec des signes religieux trop voyants,
comme des femmes voilées. » Malgré tout,
Stéphane Toutlouyan l’assure, il ne nourrit
aucune volonté de vengeance et fait tout son pos-
sible pour continuer à vivre en accord avec ses
valeurs de tolérance. Comme ces cinq autres res-
capés, il sait que le plus compliqué est à venir. Car
tous sont bien conscients d’être devenus les éten-
dards de causes qu’ils récusent, sécuritaires et
racistes. Le procès s’étendra tout au long de la
campagne présidentielle et la récupération a déjà
commencé. L’association Life For Paris, qui
regroupe quelque 700 rescapés, a déposé plainte
en juillet contre Génération Z, un groupe de sou-
tien à Éric Zemmour en vue de la présidentielle
de 2022, qui avait posté des photos de victimes
des attentats sous le hashtag #nosviescomptent.
Pour maîtriser leur histoire, certains s’attachent
alors à la transmettre eux-mêmes. En janvier,
David Fritz Goeppinger et Stéphane Toutlouyan
ont accepté sans hésiter la proposition de l’Asso-
ciation française des victimes du terrorisme à
témoigner devant des collégiens d’Elven, dans le
Morbihan. « On cherche à rendre à la commu-
nauté nationale une partie de l’attention qu’elle
nous a témoignée », déclare Stéphane Toutlouyan.
“JE VIS DANS UN QUARTIER POPULAIRE, À PARIS, Mais aucun ne supporte l’injonction à la rési-
OÙ HABITENT DES GENS QUI RESSEMBLENT lience. « On entend tellement, même de la part de
proches, “passe à autre chose”, “c’est bon, ça fait
PHYSIQUEMENT AUX TERRORISTES. J’ÉTAIS longtemps maintenant…” », assure Édith Seurat.
IRRITABLE, MOINS PATIENT. JE CRAIGNAIS DE Jean-Camille Lavaud s’en désole également :
« Souvent, on m’a dit “faut tourner la page”. Mais
DEVENIR BLESSANT EN ALLANT DANS DES LIEUX non ! Je vais vivre avec toute ma vie. Accepter que
OÙ IL Y AURAIT DES PERSONNES AVEC DES cet événement m’ait changé, c’est ce qui me permet
de le dépasser. » En 2016, il a d’ailleurs fini par se
SIGNES RELIGIEUX TROP VOYANTS.” faire enlever la balle qui était coincée dans son
STÉPHANE TOUTLOUYAN dos et l’a gardée chez lui, dans une boîte.
PAIRE ET GAGNE Franches camarades.
LE MONDE PROFESSIONNEL RIME SOUVENT AVEC RIVALITÉS. CERTAINES CARRIÈRES,
POURTANT, NE SERAIENT RIEN SANS LA COMPLICITÉ, LA SOLIDARITÉ, L’ENTRAIDE.
EN 2008, CORINNE MASIERO, ALORS HABITUÉE AUX SECONDS RÔLES APRÈS
DES ANNÉES DE GALÈRE, RENCONTRE LA PUISSANTE RÉALISATRICE DE TÉLÉVISION
JOSÉE DAYAN. DEPUIS, SOUS SA DIRECTION, LA ­C OMÉDIENNE EST DEVENUE LA
CAPITAINE MARLEAU DE LA SÉRIE À SUCCÈS. ­O PPOSÉES POLITIQUEMENT, L’ARTISTE
Texte Pascale NIVELLE POPULAIRE ENGAGÉE PRO-“GILETS JAUNES” ET SA “MAESTRA” ROYALISTE, AMIE
Photos Emma PICQ DES STARS, N’EN REVENDIQUENT PAS MOINS LEUR AM ITIÉ DE FORTES EN GUEULE.
LE M AG A ZINE

Page de gauche,
Corinne Masiero,
à Paris, le 7 juin.
Ci-contre, Josée
Dayan dans son
bureau, à Paris,
le 21 juin.

41
LE M AG A ZINE

UN JOUR, SUR LE TOURNAGE de Capitaine Marleau, série qui regarde peu la télévision, a levé les yeux au ciel
labellisée France Télévisions, la réalisatrice Josée Dayan s’approche en apprenant le happening de son actrice de
de l’actrice principale, Corinne Masiero. À celle qui interprète prime time. « C’est quoi ce bordel ? » L’actrice
le rôle-titre d’une policière brute de décoffrage, elle tend un n’avait averti personne, pensé ni à Marleau, ni à
cadeau. Sous le papier de soie, une veste sans manches jaune vif Dayan, ni à France Télévisions, diffuseur de la
portant la griffe du tailleur de François Fillon. « Quitte à être “gilet série… « J’ai agi en mon nom, je ne voulais mettre
jaune”, soyez chic ! » Corinne Masiero la grande gueule, qui dépasse personne dans la merde si ça se passait mal. »
la réalisatrice de deux têtes, reste bouche bée. La France vibre L’affaire a tourné au lynchage sur les chaînes
alors au rythme des ronds-points occupés et la comédienne ne d’info et les réseaux sociaux, mais peu de per-
cache pas sa sympathie pour le mouvement. Contrairement à Josée sonnes ont pris sa défense comme Josée Dayan
Dayan. De toute manière, il n’y a pas un seul tournage des vingt- le lendemain, sur le plateau de « C à vous » :
trois épisodes diffusés à ce jour en France où les deux ne se soient « Innommables, ces réactions de haine ! Elle a eu
pas chamaillées sur la politique. « À toujours vouloir mettre le feu raison, la soirée était beaucoup plus vulgaire
à la planète avec sa révolution, elle me gonfle à la fin », peste Dayan. qu’elle ! » Trois mois plus tard, nimbée de son
De son côté, Masiero réplique. En râlant, mais toujours avec le éternel nuage de fumée de Montecristo, la réali-
vouvoiement, de rigueur dans leurs échanges. satrice en rajoute : « La petite actrice, comment elle
Sept ans d’engueulade, mais surtout sept ans de tournage. Quatre s’appelle… [Marina Foïs] qui a fait semblant de
fois par an, entre six et huit millions de téléspectateurs suivent ramasser une crotte de chien aux Césars, c’était
les enquêtes de Corinne Masiero en gendarme de choc, avec sa dégoûtant. » Alors que l’apparition ensanglantée
chapka et ses répliques antimilitaristes. La série a obtenu les de Corinne Masiero, avec des tampons hygié-
meilleures audiences de France 3, puis de France 2, lorsqu’elle a niques en guise de boucles d’oreilles, était « un
migré sur la première chaîne du service public. Elle a même tableau de Bacon magnifique » !
dépassé deux fois « Koh-Lanta » cette année – qu’une fiction fasse À France 2, l’épisode des Césars a donné des
mieux qu’une télé-réalité est presque historique à la télévision. sueurs froides, mais s’est terminé par un match
Josée Dayan, 77 ans, a l’habitude des audiences pharaoniques. nul. « J’ai eu peur des réactions du public, raconte
Elle affiche 150 réalisations au compteur, la quasi-intégralité Anne Holmes, directrice de la fiction nationale de
pour la télévision. Elle a connu des succès incroyables, Les Rois France Télévisions. La moitié des téléspectateurs a
maudits, Le Comte de Monte-Cristo, Les Misérables… Son capitaine été horrifiée et l’autre a applaudi. » Aucun impact
Marleau, cousine du Marlowe de Raymond Chandler, lui permet en tout cas sur l’audience de Capitaine Marleau,
de rester très bien placée dans la course. au beau fixe depuis 2018 après des débuts
Ce n’était pas vraiment Julie Lescaut ni Navarro, mais « une femme moyens. « La série a explosé un peu avant les
flic sans attaches, déterminée ni par sa beauté ni par sa relation à “gilets jaunes”, on était dans l’air du temps »,
l’amour ou à la maternité » qui a atterri sur le bureau de France explique Anne Holmes.
Télévisions en 2015. Le scénario était d’Elsa Marpeau et la réali- Capitaine Marleau et son succès ont rapproché
sation allait être assurée par Dayan. Avec les impros de Masiero, deux mondes, deux personnalités, et ont créé
la brave gendarme est devenue une incurable gauchiste libérée. une amitié a priori improbable. Celle qui unit
« Vu que je suis ménopausée, je ne me plie à aucune règle », lui fait Corinne Masiero, fille de mineurs communistes,
dire Corinne Masiero. Tant qu’il y a des millions d’auditeurs à passée par la drogue, la prostitution et la vie dans
gagner, Dayan laisse filer. L’anti-glamour leur va bien, elles en la rue, et Josée Dayan, quelques décennies de car-
rajoutent. « Je suis moche, bourrin, un peu con », répète Masiero en rière dans les hautes sphères du monde du spec-
interview. Dayan fait sa tête de bouledogue : « Je ne fais de charme tacle. Masiero réside à Roubaix avec son compa-
à personne. » Une affaire qui roule pour France Télévisions, qui a gnon de vingt ans, acteur de théâtre de rue, et se
passé en prime time ce dialogue que Jean Yanne ou Audiard n’au- bat au sein de la section « bourrins » des interlut-
raient pas osé : tants 59-62, une coordination nordiste d’inter-
Capitaine Marleau : « Vous voulez me baiser ? » mittents du spectacle. Entre les films, elle occupe
Le médecin légiste : « Non, vous êtes trop moche. » les ronds-points et les théâtres, campe avec
Capitaine Marleau : « Ah ! pardon, j’avais oublié ! » les migrants de Calais, roule ses clopes devant
Les deux sont amies. Dayan « adore » Masiero, qui la « kiffe à mort », les braseros, les prisons, les usines en grève. Pour
au point de la couvrir de doux surnoms : « Amazone », « Tank », les vacances, son rêve est une cabane commu-
« Maestra », « Frankenstein »… Cette proximité est surtout profes- nautaire sur la Côte d’Opale.
sionnelle – elles se voient peu en dehors des tournages, ne dînent Dayan passe les siennes dans sa maison dans
guère ensemble –, elle n’en est pas moins forte. Si un jour Corinne le Médoc, à portée de châteaux. Elle se proclame
tuait quelqu’un – « cela peut arriver », prévient-elle – et devait enter- royaliste, parce que « gouverner, ça se transmet par
rer le corps quelque part, Josée l’accueillerait. Un exemple, moins les gènes », et vote pour « éviter Marine Le Pen et
criminel tout de même, les Césars 2021, quand elle s’est mise « à les amis de Masiero ». Tout sauf « la bande de
oualpé » sur scène devant le Tout-Paris en tenue de gala, dévoilant Mélenchon », chère à l’actrice  : « Ce pauvre
les mots « Rends l’art, Jean ! » écrits sur son corps, par solidarité avec Louis XVI, seul mec à peu près cool de l’époque, ils
« les actrices ménopausées et des intermittents à poil ». Josée Dayan, lui feraient la même chose aujourd’hui, c’est certain,

42
soupire Dayan, je ne supporte pas ! » Son vaste Depardieu, vieux copain de Dayan, a fait la guest star. Adjani,
appartement du 9e arrondissement de Paris est un Bonnaire, Balibar, Biolay et d’autres ont suivi. Seule Corinne Masiero
décor de film de Melville, avec un bar en marque- a posé ses exigences. En plus de réécrire les dialogues, seule dans sa
terie, des tables de poker, des photos de stars et caravane – « c’est mon taf de transmettre les causes » –, elle exige de
des effluves de Montecristo. Fan des acteurs fran- jouer sans maquillage : « Je veux montrer ma gueule, mes cernes et
çais, qu’elle fait tourner depuis près de quarante mes rides. » Et elle refuse les baisers sur la bouche. « Une fellation à
ans dans ses séries télé, elle sort et reçoit, Fanny poil dans la boue, je m’en fous, mais j’embrasse pas… Ça vient du
(Ardant), Gérard (Depardieu), Catherine tapin. » Dix ans SDF, à se doper, à se prostituer, ça laisse des
(Deneuve), Isabelle (Adjani) et les autres. Souvent, cicatrices.
elle parle de Nicole, sans qu’on sache toujours s’il En tournage, la cadence est infernale et personne ne moufte. Dayan
s’agit de son amie Garcia ou de sa fiancée depuis soigne sa réputation de tyran de plateau. Hurlements, colères, tout
quarante ans, ancienne infirmière de bloc opéra- y passe : les objets et les gens. « Avec elle, soit vous êtes viré la pre-
toire. Celle-ci a surnommé Josée « Néron enfant », mière semaine, soit c’est pour la vie », explique Gaspard de Chavagnac,
ce qui plaît beaucoup à la réalisatrice. « On rigole président de Passionfilms, maison de production qu’il a fondée avec
bien avec Nicole, témoigne Corinne Masiero. Sur Josée Dayan. « Et, dans le genre explosif, Corinne Masiero n’est pas mal
le plateau, la meuf est toujours là. Elle tricote des non plus. » Sur le plateau, l’actrice se promène avec un casque anti-
écharpes en cachemire pour tout le monde. » bruit sur les oreilles et vouvoie la réalisatrice, par respect. « Une meuf
comme elle dans ce milieu patriarcal, c’est un monstre sacré. » Josée

CORINNE
Masiero et Dayan, qui tourne à la vitesse des frères Lumière, a décidé que
Josée Dayan chaque épisode devait être bouclé en seize jours, été comme hiver.
se sont ren- Trois prises maximum pour chaque scène. Les deux font leur
contrées en numéro. Dayan en tycoon, casquette et cigare dans le fauteuil de
2008. La réalisatrice, lancée dans l’adaptation des metteur en scène à son nom qui la suit partout. Masiero dans sa
romans policiers de Fred Vargas, cherchait une peau de « prolote ch’ti » activiste. Pas un épisode sans qu’elle glisse
actrice pour jouer Violette Retancourt, la géante une réplique féministe, antiraciste ou marxiste dans les dialogues.
seconde du commissaire Adamsberg. Au casting, « Un actionnaire sans licenciements, ça peut pas survivre », « T’as une
elle voit arriver une inconnue, parfaite pour le rôle, bonne tronche à te taper des migrants, toi », « On chope pas que les
sinon qu’il lui manque trente kilos. « Au revoir pauvres, les patrons voyous aussi ». Josée Dayan laisse tourner la
madame », remercie Josée Dayan. Corinne Masiero caméra. Et après, elle hurle : « Je couperai au montage ! » Cela arrive
a rappelé, supplié : « Je peux grossir. » « Ça ne se fait rarement.
pas chez nous, on n’est pas aux États-Unis », L’entrisme cryptotrotskyste de Corinne Masiero a payé. Sa seule
a résisté Dayan... Elles finissent par toper. Masiero rivale est Audrey Fleurot sur TF1, en femme de ménage recrutée par
a pris des kilos, pas assez, on l’a emmitouflée la police judiciaire pour son intelligence hors norme. Lancée en
dans des doudounes, des patchs, des prothèses, on avril, la série HPI (pour haut potentiel intellectuel) a dépassé les
lui a collé des semelles de vingt centimètres. Elle a 10 millions de téléspectateurs à deux reprises. « On a pris un coup de
tourné Sous les vents de Neptune, puis quatre vieux », confie le producteur Gaspard de Chavagnac. Tous étaient
autres Vargas pour France 2. abattus, sauf Dayan, partie en furie. « Elle est accro à l’Audimat »,
Le réalisateur Cyril Mennegun la repère dans un explique Masiero. Chaque fois qu’un Marleau est diffusé, la réalisa-
Vargas et lui confie son premier grand rôle, celui trice ne dort pas de la nuit, appelle vingt fois France 2 pour râler
d’une SDF dans Louise Wimmer (2011), César du qu’on ait programmé un match de foot ou un téléfilm sur une autre
premier film. Elle est lancée. En 2014, Dayan chaîne. Jamais blasée, jamais rassurée. Un point commun avec
tourne un autre téléfilm, à Belle-Île, avec Masiero Corinne Masiero devenue actrice à 30 ans et célèbre à 50.
dans le rôle d’une gendarme. Il pleut, il vente, c’est L’actrice raconte l’irruption du succès après des décennies de galère :
la tempête. Quelqu’un, on ne sait plus qui, lui colle « Un soir, j’étais tranquille à Berck-sur-Mer avec deux copines, sans
une chapka et un treillis, la met au volant d’un savoir que Marleau était passé la veille à la télé. Tout le monde se
vieux 4 × 4 et lui demande de forcer son accent jetait sur moi, une émeute… Mais, moi, les débordements d’amour, tout
ch’ti. Marleau est né. Le lendemain de la diffusion, ça, j’ai du mal. Je suis retournée voir un psy. » Elle qui déteste qu’on
c’est un tsunami. « Pour la première fois de ma vie, l’appelle Capitaine dans le métro, au point d’envoyer promener les
on m’a arrêtée dans ma rue. Pour me demander qui fans qui réclament un autographe : « Hé ! Ho ! tu m’as vue, j’suis pas
était la gendarme », se souvient Dayan. Six mois flic, moi ! » Dayan, c’est sa fromagère du 7e arrondissement qui la
plus tard, elle propose un pilote pour Capitaine bassine avec Marleau, comme si ses succès des années 1990-2000
Marleau, écrit avec la scénariste Elsa Marpeau. – Balzac, Les Rois maudits… – n’avaient pas existé. Aujourd’hui, on
« Corinne Masiero était parfaite, mais c’était risqué lui parle de Corinne Masiero comme hier on évoquait devant elle les
de la jouer seule, raconte Anne Holmes. Alors à stars du cinéma qu’elle parvenait à attirer dans les grandes fictions
France 3, j’ai voulu Johnny Hallyday face à elle. » historiques de la télé. Ces mêmes célébrités passent dans Marleau,
La réalisatrice a aussitôt pris un avion pour mais c’est Masiero la star. Souvent, l’actrice plaisante : « “Maestra”, je
Los Angeles, envoyé des selfies avec Johnny sans vous dois tout », lance-t-elle à sa réalisatrice, mimant une croquante
réussir toutefois à signer avec lui. Finalement, devant son seigneur.

Cette proximité est surtout professionnelle – elles se voient peu en dehors


des tournages, ne dînent guère ensemble –, elle n’en est pas moins forte.
Si un jour Corinne tuait quelqu’un – “cela peut arriver”, prévient-elle – et
devait enterrer le corps quelque part, Josée l’accueillerait.
Photo issue de la série Mechanical Retina at the Fingertips, La Rétine mécanique au bout des doigts (1991-1992), d’Issei Suda.
Le titre fait référence au Minox utilisé pour photographier cette série, un petit appareil sans prétention souvent appelé « caméra espion ».

44
LE PORTFOLIO

À LA
VOLÉE.
Capturer des moments furtifs, sur
le vif… dans les années 1960-1970,
le photographe japonais Issei Suda
a posé sur son pays si attaché
aux convenances un regard radical
et empreint de poésie. Électron libre,
Issei Suda/Cour tesy of Zen Foto Galler y

il a saisi ses compatriotes à une époque


de mutations sans précédent. Un travail
aux frontières du réel exposé pour
la première fois hors du Japon, au
FOMU d’Anvers, jusqu’au 3 octobre.
Photos Issei SUDA — Texte Roxana AZIMI
LE PORTFOLIO

LA SCÈNE, PRESQUE ONIRIQUE, SEMBLE EXTRAITE D’UN FILM DE


BUÑUEL OU DE FELLINI : une chèvre se débat avec une corde et des bran-
chages qui l’étranglent. Avec son cou tordu, elle paraît terrorisée. L’image
fascine et dérange. « Ne vous inquiétez pas, après avoir photographié la
chèvre, j’ai réparé sa corde et elle était en pleine forme », assurait son
auteur, le Japonais Issei Suda, interrogé par le New York Times en 2014.
Mais, précisait-il au même moment, « quand je prends des photos, je ne
pense à rien ». Maître du déclenchement à la volée, le photographe, décédé
en 2019, ne s’embarrassait pas, de son propre aveu, de politesse. Ainsi
confiait-il en 2017 à Frits Gierstberg, co-commissaire de la première rétros-
pective de l’artiste hors du Japon, qui se tient actuellement au FOMU, à
Anvers : « Je crains n’avoir aucun respect pour ceux que je photographie. Je
les saisis toujours par réflexe. Pas de place dans mon esprit pour considérer
quoi que ce soit sur qui ils sont. Autrement, je ne réussirais pas à les photo-
graphier d’une manière totalement naturelle, et je pourrais perdre ma
concentration si je leur parlais. » Pour saisir ces moments furtifs, il troquera
parfois son Rolleiflex pour un Minox, propice aux instantanés.
Le stoïque, qui, selon ses propres mots, mitraillait à la vitesse et avec la
précision d’un maître de sabre « capable de taillader son ennemi au moment
même où celui-ci tire son épée de son fourreau », vient d’une génération de
photographes japonais surgie dans les années 1960-1970. Dans une
société où l’on doit obstinément taire ses sentiments et obéir aux aînés, la
jeunesse est en ébullition. Sa voix radicale commence à rider les eaux lisses
des convenances. Suda, né en 1940, est un électron libre, « qui refuse tous
les systèmes quels qu’ils soient », résume Anne Ruygt, l’autre co-commis-
saire de l’exposition au FOMU. Impossible en effet de lui coller une éti-
quette. Il n’a pas la crudité érotique de Nobuyoshi Araki. Il ne porte pas la
Photographies
extraites de la voix de l’intime comme Shomei Tomatsu, ne brutalise pas la belle photo-
série Monogusa graphie à la manière de Daido Moriyama. Impossible aussi de le ranger
Syui, inspirée de dans la photographie humaniste, lui dont les images captent avec une
textes des poètes
japonais retenue teintée d’humour la singularité de la vie ordinaire.
Fujiwara no Teika Après avoir travaillé pour la troupe de théâtre expérimental Tenjo Sajiki
( xiie et xiii e siècles) à partir de 1967, Issei Suda commence à sillonner le Japon pour photo-
et Ihara Saikaku
(xvii e siècle). Une graphier ses compatriotes et saisir les changements d’un pays gagné par
sélection de ces une croissance sans précédent et une industrialisation à marche forcée.
images a été Une chronique qu’il réunit, en 1978, dans son livre intitulé Fushi Kaden.
publiée dans le
magazine Nippon Au cours de ses balades dans les environs de Tokyo, il capte ainsi les
Camera, entre marqueurs d’une identité nippone en mutation. Cette femme qui porte
1980 et 1982.
sa mère sur son dos semble tout droit sortie d’un film de Mizoguchi ou
d’Ozu. Deux jeunes hommes en kimono perchés sur une moto signent la
rencontre de l’ancien monde avec le nouveau. Sans porter de regard
critique ou politique sur la transformation des mœurs ancestrales sous le
coup de l’américanisation, Suda s’attache aux détails et aux attitudes qui,
devant son objectif, prennent un tour surréaliste, voire saugrenu, comme
Issei Suda/Cour tesy of Zen Foto Galler y

cette libellule posée sur le nez d’un homme.


Suda, biberonné aux films d’Orson Welles et aux livres de photo de
Richard Avedon, s’affirme aussi comme un maître du contraste, donnant
à son noir et blanc une magnifique densité. Ainsi de la robe immaculée
d’une fillette qui dessine une marelle au sol, irradiant une étrange lumière
alors que tout son corps est dans la pénombre. Ou de cette natte qui finit
par résumer un personnage penché de dos. Des images en apparence
« sans qualité » qui dégagent une discrète et étrange beauté.
« ISSEI SUDA », AU FOMU, WAALSEKAAI 47, ANVERS (BELGIQUE). JUSQU’AU 3 OCT. FOMU.BE

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LE PORTFOLIO
La photo en haut à gauche est extraite de la série
Monogusa Syui, toutes les autres de la série Waga
Tokyo 100 (« Mon Tokyo 100 »). Cette dernière
a été réalisée entre 1976 et 1978, notamment dans
le quartier de Kanda, où Issei Suda a grandi.
Issei Suda/Cour tesy of Zen Foto Galler y

LE PORTFOLIO

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LE PORTFOLIO

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Issei Suda/Cour tesy of Zen Foto Galler y

Ci-dessus, photo extraite de la série


Tokyo 1980.

Page de gauche, photo issue de


la série Fushi Kaden, présentée
dans un ouvrage en 1978.
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LE PORTFOLIO

Issei Suda/Cour tesy of Zen Foto Galler y


Ci-dessus, photo extraite de la série
Waga Tokyo 100, 1976-1978.

Page de gauche, la série Minyo Sanga,


qui rassemble des photographies
sur les chants et les festivals
traditionnels du Japon.
Woodkid, Jane Birkin, Camille Cottin, Jean-François Piège, Delphine Horvilleur,
Frédéric Pierrot, Guillaume Meurice... Retrouvez-les dans “Le Goût de M”,
le podcast de “M Le magazine du Monde”, sur lemonde.fr/le-gout-de-m
LE GOÛT

Silhouettes
du label Unis
vers le beau
responsable,
présenté
au 7e étage
du magasin
du Printemps
Haussmann,
Paris 9 e.

Quoi de NEUF ?
LA RENTRÉE S’ANNONCE FOISONNANTE ! APRÈS UNE PAUSE FORCÉE, GRANDS MAGASINS,
­G ALERIES, M USÉES ET RESTAURANTS ROUVRENT LEURS PORTES POUR M IEUX SE RÉINVENTER,
Printemps

DE MANIÈRE PLUS RESPONSABLE. ADRESSES, PERSONNALITÉS, EXPOS DONNENT LE TON


D’UNE ÉPOQUE QUI DÉMONTRE AVEC ÉCLAT QUE LE BEAU PEUT AUSSI ÊTRE L’AM I DU BIEN.

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1_ Matignon, nouvel
ELDORADO de l’art.
Lorsque Mariane Ibrahim, la galeriste de Chicago, se décide à
ouvrir un espace à Paris – juste avant le début de la pandémie –,
elle songe spontanément au quartier du Marais, contre, tout
contre, ses puissants confrères Thaddaeus Ropac et David Zwirner.
Mais quelques amis du métier et des collectionneurs l’en dis-
suadent, lui murmurant que « le Marais a atteint son potentiel », et
l’orientent vers l’avenue Matignon. Surprise ! Elle n’est pas la seule
à prospecter vers cette artère percée en 1887, qui connaît depuis
peu un incroyable renouveau.
Avant même d’inaugurer, le 18 septembre, un espace de
400 mètres carrés sur trois étages « d’où l’on peut apercevoir la
tour Eiffel », la Franco-Somalienne a déjà ses habitudes. La gale-
riste, qui défend notamment le Ghanéen Amoako Boafo, chou-
chou de la marque Dior, ainsi que des Afro-Américains en vogue,
donne ses rendez-vous à la terrasse du très mondain Berkeley et a
son rond de serviette au sympathique Mermoz. Elle est en bonne
compagnie : Tornabuoni, versé dans l’art italien d’après-guerre, a
été le premier à y prendre ses quartiers, en 2009, suivi par les
surpuissants anglo-saxons Gagosian et White Cube. Almine Rech
et Kamel Mennour ne sont pas loin, tandis qu’Emmanuel Perrotin,
avec deux associés, a repris, début 2021, un petit hôtel particulier
entièrement dévolu au second marché, à savoir la revente d’art
moderne et contemporain.
Il est désormais loin, le temps des enseignes vieillissantes, avec
leurs vitrines remplies de natures mortes de Bernard Buffet et de
bouquets de Chagall. Le New-Yorkais d’origine suédoise Per
Skarstedt l’a bien compris. Ce spécialiste des grands noms du mar-
ché, tels Cindy Sherman et Martin Kippenberger, s’arrimera en
octobre, pendant la Fiac, au numéro 2 de l’avenue Matignon, dans
un espace réaménagé par le décorateur Jacques Grange.
« Matignon est devenu l’équivalent du quartier de Mayfair », analyse
Nathalie Obadia, comparant l’avenue parisienne au quartier le plus La façade
de l’hôtel
huppé de Londres. Sans abandonner ses attaches à une rue du particulier
Centre Pompidou, la galeriste parisienne ouvre, le 9 septembre, au 8, avenue
400 mètres carrés rue du Faubourg-Saint-Honoré, face à la maison
de vente Piasa et sur le même trottoir que le futur siège parisien
Matignon,
racheté par  2_ DESIGN WEEK,
de Sotheby’s. Entre l’hôtel Bristol, qui aimante en temps normal
la clientèle internationale, le Laurent, table des grands patrons, ou
le galeriste
Emmanuel
Perrotin
et deux de
la grande parade.
La Scène, le restaurant doublement étoilé de Stéphanie Le Quellec, ses associés. Alors que la Design Week s’associent avec des 
non loin du Pavillon de Yannick Alléno, sans oublier le palais de parisienne, satellite du éditeurs et des designers.
l’Élysée, l’environnement est accueillant pour les collectionneurs, salon Maison & Objet, s’est Le jeune éditeur Noma,
qui vivent ou travaillent dans l’ouest parisien. D’autant que cer- longtemps contentée de spécialisé dans l’upcycling,
tains assurent que Paris serait devenue impraticable à cause de la cocktails dans une poignée exposera une spectaculaire
­circulation, et que le Marais leur est inaccessible. de showrooms du centre table de 10 mètres
Les loyers ont beau coûter le double ou le triple du Marais, tout de la capitale, voilà quelques de long en papier recyclé

Rendering 8, avenue Matignon/L’Atelier Senzu. Camille Vivier


le monde veut en être, jusqu’aux spécialistes de la bande dessi- années qu’elle s’est étoffée dans la cour de l’hôtel
née Huberty & Breyne, et profiter de la proximité des maisons de et disséminée à travers de Lamoignon, bâtisse
ventes aux enchères Christie’s et Artcurial, ainsi que du Grand la ville. Une initiative bienve­ du xvie siècle, aujourd’hui
Palais, siège des grandes foires d’art parisiennes. Signe que le nue alors que l’événement Bibliothèque ­historique de
quartier Matignon est devenu à l’art ce que l’avenue Montaigne qui se tient du 9 au 13 sep­ la Ville de Paris. Le Musée
est au luxe et à la mode, une vitrine, et un repère prisé des tembre se télescope pour Guimet ouvrira ses collec­
­étrangers. Roxana AZIMI la première fois avec le tions au peintre et designer
Salon du meuble de Milan Pierre Bonnefille, qui
(du 5 au 10 septembre), va créer une salle de médi­
la plus grande célébration tation parée de panneaux
du design mondial. dorés et disperser certaines
Suivant l’exemple milanais, de ses œuvres parmi
les musées et des lieux les collections permanentes.
confidentiels parisiens Marie GODFRAIN
LE GOÛT

3_ VESTIAIRE collector.
C’est un mot qui revient à chaque fois que le nom d’Hermès
est évoqué : savoir-faire. La maison française est connue
pour être divisée en « métiers » : mode, soie, objets, beauté…
Lancée pour la première fois à l’automne 2020, la collection
Hors Série est une autre preuve, assez somptueuse, de
la haute voltige que la maison réalise avec les techniques
­artisanales. Soit une collection, dessinée par Nadège Vanhee-
Cybulski, directrice de la création du prêt-à-porter féminin,
qui échappe aux saisons présentées pendant les défilés.
Et surtout un véritable vestiaire. Pour cette deuxième édition,
des ­chemises à manches longues sont couvertes de broderies,
des pantalons sont sertis de perles et de paillettes de verre
extrafin. On trouve des manteaux et des capes en cachemire
double, des robes fluides en crêpe de laine. Cet inventaire
à la Prévert pourrait durer tant les matières et les coupes sont
nombreuses. Mais c’est un fil unique qui relie chaque habit
de cette garde-robe, celui d’une élégance qui semble échap-
per au temps et qui coïncide pourtant pleinement au besoin
d’épure de notre époque. Clément GHYS
COLLECTION HORS SÉRIE, HERMÈS.

4_ Les grands magasins à l’ère du DURABLE.


Jusqu’alors, la mode circulaire était surtout une souhaité leur allouer une place de choix, illustrant service de rachat de vêtements et un panel de
affaire de friperies ou de consommation en ligne ainsi le fait que nous les considérons comme des marques engagées en matière d’écoresponsabi-
(Vestiaire Collective, Vinted), avec ici et là acteurs majeurs de la mode d’aujourd’hui », lité, triées sur le volet. « Pour se prémunir du
quelques expérimentations stylistiques autour ­souligne Alix Morabito, directrice des projets greenwashing, nous avons créé un label baptisé
de  l’upcycling… Mais l’heure n’est plus à la spéciaux et du « trade marketing » du grand “Unis vers le beau responsable”, qui analyse les
culture du « take, make, waste » (prélever, fabri- magasin, qui a orchestré cet espace de performances des marques en matière de durabi-
quer, jeter), et intégrer la circularité dans son 500 mètres carrés, habillé de mobilier chiné ou lité, fait valoir Stéphane Roth, directeur général
modèle économique est devenu un impératif recomposé à partir de matériaux recyclés. Situé marketing et communication du Groupe
majeur pour les marques comme pour les grands au troisième étage, avec vue sur la rue de la Printemps, qui lancera officiellement le label le
magasins. Les deux destinations mode du bou- Chaussée-d’Antin, on y accède par un nouvel 2 septembre. Il est structuré en neuf thématiques
levard Haussmann à Paris – le Printemps et les Escalator, fraîchement ­installé. Le client y trou- allant du sourcing à la logistique, en passant par
Galeries Lafayette – se mettent au diapason, vera des acteurs de la seconde main (La Petite la promotion de l’économie inclusive et l’innova-
dévoilant, chacune à sa manière, des espaces chineuse, Entremains, Monogram…), des tion. Beaucoup d’acteurs se disent engagés, mais
entièrement consacrés à ces nouveaux modes marques qui retravaillent des fins de série ou des comment cela se traduit-il en action ? Ça ne suffit
de consommation. Une prise de conscience surstocks de tissu (Patine, Barje, La Bonne pas de dire qu’on utilise du coton bio… »
accélérée par la pandémie, mais aussi une Pioche, Marianna Ladreyt…), mais aussi des ser- À ce jour, plus de 400 marques participent à
manière de séduire une clientèle locale, dési- vices pour déposer ses anciens vêtements et ainsi l’opération et obtiennent ainsi une note sur 100,
reuse de mieux consommer. les revendre, les recycler ou les customiser. permettant aux visiteurs de mieux s’y retrouver
Aux Galeries Lafayette, c’est un espace baptisé Le Printemps lui aussi a vu les choses en grand. dans cette offre pléthorique qui mélange sou-
RE (STORE) qui verra le jour le 7 septembre. C’est un nouvel espace de 1 300 mètres carrés vent, sans qu’on sache toujours où placer la fron-
« Nous avons voulu créer un lieu physique pour consacré à la circularité qui ouvrira le 21 sep- tière, mode engagée et arguments... à la mode.
donner de la visibilité aux acteurs de l’écocircula- tembre  : le 7 e étage de son bâtiment Mode Sophie ABRIAT
rité et de la seconde main qui représentent de femme, jamais ouvert au public depuis 1927.
nombreux entrants sur le marché, essentiellement La Coupole Binet et le Pont d’Argent, deux struc- ESPACE RE (STORE), AU 3 e ÉTAGE DES GALERIES LAFAYETTE
HAUSSMANN, DÈS LE 7 SEPTEMBRE.
des marques digitales jusqu’alors peu présentes tures Eiffel, ont été rénovés dans un esprit brut ESPACE 7 e CIEL, AU 7 e ÉTAGE DU PRINTEMPS HAUSSMANN
dans le monde du commerce de détail. Nous avons pour regrouper, ici aussi, une offre vintage, un (BÂTIMENT MODE FEMME), À PARTIR DU 21 SEPTEMBRE.

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Elle se revendique polyglotte,
pluridisciplinaire et n’aime rien tant
qu’appliquer une joyeuse polychromie
sur tous les supports, aussi à l’aise à l’idée
de dessiner un hôtel qu’un verre à pied.
L’architecte d’intérieur India Mahdavi poursuit
cette rentrée son travail éclectique, elle qui,
après une jeunesse iranienne puis américaine
et avec aujourd’hui une carrière internationale
depuis la France, a toute sa vie sauté les
frontières au sens propre comme au figuré.
D’abord avec son nouveau livre (India
Mahdavi, Chronicle Chroma), qui mêle carnet
de croquis, photos de ses voyages en Iran ou
en Égypte qu’elle utilise comme inspirations,
making of de ses projets d’aménagement
de lieux, à l’instar de Ladurée à Los Angeles
« comme un jardin des délices en 3D » ou
de l’Hôtel du Cloître, à Arles. La grande dame
de la décoration française contemporaine
propose aussi une série de nouveaux objets
« issus de savoir-faire du monde entier qui
apportent une énergie, une joie et une vibration,
comme les vases Canvas réalisés avec la poterie
5_INDIA MAHDAVI, Ravel, près d’Aubagne, ou les verres Mabouls,
soufflés dans Les Ateliers de Tyr pour soutenir
joyeux objets du désir. les artisans libanais », explique-t-elle.
Un travail plus accessible pour le grand
public que son mobilier très haut de gamme
et presque aussi populaire que la collection
d’objets qu’elle a dessinés l’année dernière
pour Monoprix. Elle renoue d’ailleurs cet
hiver avec le distributeur, puisqu’elle signe la
scénographie de l’exposition « Le Design pour
tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure
Sabine Mirlesse. India Mahdavi/Poterie Ravel

française », proposée à partir du 2 décembre


au Musée des arts décoratifs (Paris 1er)
dans une scénographie décomplexée à base
de caisses enregistreuses, d’immenses tickets
La collection Canvas,
une collaboration avec
la poterie Ravel.
de caisse et d’autres trouvailles inspirées
de la culture pop. Marie GODFRAIN
LE GOÛT

6_ La mode au MUSÉE.

JOYAUX ORIENTAUX ÉDITION CENTENAIRE


Ornements, motifs géométriques, On les dit déconnectés, datés. Les
jeux de symétrie : le Musée des arts magazines de mode n’ont pourtant
décoratifs traquera cette saison jamais été autant fêtés. Après
les inspirations du style Cartier dans Harper’s Bazaar, mis en lumière aux
les arts de l’islam. De l’intérêt pour Arts déco en 2020, le Palais Galliera
Louis Cartier (1875-1942), petit-fils se penchera cet automne sur la tra-
du fondateur de la marque, pour jectoire de Vogue Paris. Par son his-
l’Iran au goût de son frère Jacques toire, l’édition centenaire a toujours
(1884-1941) pour l’Inde, où il a beau- eu des airs de luxueux annuaire où
coup voyagé, les correspondances se figurent couturiers de haut vol, man-
retrouvent dans le recours aux pom- ANVERS, BEL ENDROIT nequins du moment, grands photo- ANTICIPATIONS AVANT-GARDISTE
pons, aux aigrettes, comme aux Fermé pour travaux depuis 2018, graphes (Horst P. Horst, Guy Bourdin, C’est une exposition d’art, mais son
pierres précieuses gravées à l’orien- le  MoMu, l’excellent Musée de Peter Lindbergh…) et rédacteurs en auteur est un créateur de mode.
tale dans les pièces Tutti Frutti, la mode de la province d’Anvers, chef marquants (Edmonde Charles- Et pas n’importe lequel, l’un des plus
signature de la griffe créée en 1847, en Belgique, accueillera à nouveau Roux, Carine Roitfeld, aujourd’hui grands du xxe siècle. Martin Margiela
qui font toujours le bonheur des les visiteurs début septembre. Outre Emmanuelle Alt…). Étonnante coïn- expose à la fondation parisienne
maisons de vente aux enchères. Les la promesse d’une collection perma- cidence, le musée parisien retracera Lafayette Anticipations. Inventeur
bijoux sculpturaux voisineront avec nente sur l’avant-garde belge et ce siècle de presse (à travers photos, d’une mode avant-gardiste, dont
des archives, des dessins, mais aussi un  programme aux quatre coins films…) pile au moment où le pro- l’influence s’est fait sentir sur tous les
avec des splendeurs de l’art de la ville consacré à la dentelle, priétaire de Vogue, le groupe Condé types de silhouettes, luxe, streetwear
­islamique, dont certaines (photo) le  trésor local, l’exposition « E/ Nast, réorganise tous ses titres, lais- ou fast fashion, génie anonyme qui
prêtées par le Louvre. MOTION Fashion in Transition » sant grand ouvert le champ des spé- ne donne ni interview ni photo,
2010 musée du Louvre/Raphaël Chipault. Hanna Moon. Mario Sorrenti/Paris Musées, Palais Galliera. Mar tin Margiela

« CARTIER ET LES ARTS DE L’ISLAM. AUX devrait résonner. Regroupant talents culations sur la suite du magazine. le Belge, qui a quitté sa marque épo-
SOURCES DE LA MODERNITÉ », AU MUSÉE du cru (Walter van Beirendonck, « VOGUE PARIS 1920-2020 », AU PALAIS nyme, est aussi un plasticien.
DES ARTS DÉCORATIFS, DU 21 OCTOBRE Martin Margiela), couturiers stars GALLIERA, DU 2 OCTOBRE 2021 Pendant des mois, dans les ateliers
2021 AU 20 FÉVRIER 2022. AU 30 JANVIER 2022.
(Alexander McQueen, John Galliano) de Lafayette Anticipations, il a conçu
et étoiles montantes radicales des œuvres convoquant des réfé-
(Marine Serre, Pyer Moss), l’accro- rences à la peinture classique et à
chage entreprendra de montrer la culture pop. L’exposition, dont le
le versant sociétal de la mode. Et contenu est encore très mystérieux,
à ceux qui en doutaient encore, à à l’image de son auteur, fait bouillir
travers tenues, documents, vidéos d’impatience les amateurs de mode
ou campagnes de publicité, que et d’art, les deux champs se nourris-
la  mode a des choses à dire sur sant toujours plus l’un de l’autre.
le genre, le terrorisme ou la société Valentin PÉREZ
de surveillance. « MARTIN MARGIELA », FONDATION
RÉOUVERTURE DU MOMU, À ANVERS LAFAYETTE ANTICIPATIONS,
(BELGIQUE). À PARTIR DU 4 SEPTEMBRE. DU 20 OCTOBRE 2021 AU 2 JANVIER 2022.

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À peine vient-elle de lancer sa propre marque, Violette_FR, que Violette Serrat
est annoncée comme nouvelle directrice de la création maquillage Guerlain.
Une mission à la hauteur du talent de cette Française qui, en 2015, décide sur
un coup de tête de partir à la conquête des États-Unis en s’installant à New York.
Son sens de la couleur, pointu et piqué d’une élégante décontraction très
française, se fait vite remarquer, à travers des photos publiées dans des magazines
de mode, en France et à l’international. Elle endosse alors le rôle de make-up
designer pour Dior, puis de directrice de
7_VIOLETTE la beauté chez Estée Lauder. Et parce que le
maquillage « du quotidien » la passionne par-
SERRAT, appel dessus tout, elle inaugure, il y a six ans, sa
chaîne YouTube pour y dispenser ses conseils.
Aujourd’hui, elle décomplexe l’usage de la
de fards. couleur et explique comment faire d’un geste
précis une bouche écarlate ultra-pigmentée
aux 400 000 abonnés de son compte Instagram. En convoquant la créativité et
l’audace de Violette Serrat, Guerlain fait un choix judicieux, qui devrait propulser
l’enseigne dans la modernité, à une époque où le secteur se voit bousculé par les
nouvelles marques issues des réseaux sociaux. Son engagement pour une beauté
positive, inclusive et plus écologique est aussi en phase avec l’approche de
la féminité chère à cette grande maison du patrimoine français. Pour la jeune
maquilleuse, cette collaboration signe un retour aux sources après l’aventure
américaine : aux origines de sa passion pour les fards, dans une enfance marquée
par l’éclat des billes Météorites. Claire DHOUAILLY

8_ La RENAISSANCE de deux adresses.


PIÈGE EN HAUTE MER L’Hôtel de la Marine a rouvert ses portes en VUE SUR LES ÉTOILES À la recherche de fonds, les grands établisse-
juin, sur la place de la Concorde, à Paris. Le 1er septembre, il ouvre ments publics (hôpitaux, ministères…) quittent petit à petit Paris,
ses entrailles à Jean-François Piège, déjà à la tête de plusieurs res- cédant leurs biens immobiliers (souvent historiques) à des entre-
taurants (à Paris et à Gordes), pour un Mimosa dans l’air du temps. prises privées… Voilà six ans que La Poste du Louvre, installée dans
À 150 mètres de l’Hôtel de Crillon, dont il a dirigé le restaurant, le quartier des Halles et célèbre pour ses guichets ouverts sans inter-
Les Ambassadeurs, de 2004 à 2009, le chef promet une cuisine ruption, a entamé un profond lifting, confié à l’architecte Dominique
solaire, à l’image des petits pompons duveteux qui font friser l’œil Perrault (auteur de la BNF) afin de diversifier ses activités. Si un
à la fin de l’hiver sur la Riviera. L’inspiration est là : la luminosité bureau de poste de 750 mètres carrés subsistera dans cet édifice en
du sud de la France explosera dans les assiettes, que le chef veut pierre construit en 1886, où seront également abrités un commissa-
à la fois simples et représentatives de l’art de vivre hexagonal. riat, des logements sociaux et quelque 15 000 mètres carrés de
Il n’oubliera cependant pas la légèreté typique des lieux qu’il a bureaux, c’est surtout l’inauguration du Grand Hôtel de La Poste,
ouverts dernièrement avec son épouse, Élodie. Elle s’incarnera prévue fin octobre, qui attire l’attention. Confié à l’entrepreneur
cette fois dans un bar à œufs mimosa. Un drôle d’amerrissage pour Laurent Taïeb, ancien producteur de cinéma reconverti dans la res-
un chef qui sait s’adapter à l’identité des quartiers parisiens tauration, cet établissement cinq étoiles doté de 82 chambres, de
qu’il conquiert. Et, pour couronner le repas pris dans cet ancien deux bars-restaurants mais surtout d’un rooftop, ouvre à un moment
garde-meuble royal, Jean-François Piège promet une « mise en très compliqué pour le tourisme dans la capitale… Un lieu également
scène spectaculaire ». Marie ALINE ouvert aux Parisiens puisque la cour de cet îlot, jusqu’alors fermée
MIMOSA, HÔTEL DE LA MARINE, 2, PLACE DE LA CONCORDE, PARIS 8 e, OUVERT au public, sera accessible aux piétons. Marie GODFRAIN
DÈS LE 1 er SEPTEMBRE, DU LUNDI AU SAMEDI, AU DÉJEUNER ET AU DÎNER. GRAND HÔTEL DE LA POSTE, 48, RUE DU LOUVRE, PARIS 2 e.
LE GOÛT

Extrait de
la monographie
de Philippe
Jarrigeon.

À droite, une
photo signée
Marvel Harris.

9_ La BEAUTÉ à l’ouvrage.
BEAU JOUEUR TRANSITION RÉUSSIE LE HAUT DU PANIER DENRÉES RARES
Play. Jeu… Pour sa première Une autobiographie en images, N’en déplaise à Jeff Bezos, Collaborateur régulier de
monographie, le photographe mais le récit d’un individu en le livre n’a pas seulement sa place M Le magazine du Monde,
Philippe Jarrigeon a choisi un titre mouvement. Ainsi pourrait-on en ligne. La librairie reste sans l’illustrateur Patrick Pleutin
efficace et fidèle à l’esprit de son résumer Marvel, du photographe conteste le meilleur endroit où sait dessiner à peu près
travail depuis ses débuts, il y a Marvel Harris, né en 1995 aux feuilleter un ouvrage, en aimer tout ce que la nature compte
de trésors. Fruits, légumes,
quinze ans. Auteur de séries mode, Pays-Bas, lauréat de l’édition une phrase ou une image. Pour ce
viandes, poissons… Il ne se
de natures mortes d’objets de luxe 2021 du Mack First Book Award, qui est de l’édition indépendante,
contente pas d’en produire
ou de design (notamment pour un prix international qui met la question des débouchés se des illustrations, mais il dresse
M Le magazine du Monde), en avant des artistes visuels pose d’autant plus que les beaux leur portrait, comme d’autres
le Français, diplômé de l’École émergents. L’ouvrage suit son livres ont des tirages si réduits le font pour des êtres humains.
­cantonale d’art de Lausanne et auteur en pleine transition de qu’ils échappent à tout circuit de Son ouvrage Les Marchés
repéré au Festival de Hyères, sait genre, qu’il illustre par une promotion important. Partout, peints de la comédie est lui
insuffler à ses images une légèreté série d’autoportraits. Devant des libraires tentent de corriger aussi très original. À Clermont-
salutaire : lévriers afghans son propre objectif, il se cette situation. À Marseille, entre Ferrand, au cœur des volcans
Steven Pan pour Guerlain. Philippe Jarrigeon/RVB Books. Cour tesy Mar vel Harris and Mack

­entourant le rappeur Snoop Dogg, montre torse nu, dévoilant des le Vieux-Port et le quartier histo- d’Auvergne, la scène nationale
monstres en citrons de Menton, seins qui disparaissent dans rique du Panier, vient d’ouvrir la La Comédie organise chaque
pavillon xviiie siècle déliquescent… les images suivantes, remplacés librairie Ensemble. Aux manettes, deuxième lundi du mois
Les genres se mêlent, les couleurs par quelques cicatrices qui la maison d’édition Loose Joints, un ­véritable marché qui ras-
semble de petits producteurs.
aussi. Mais ce que Jarrigeon s’atténuent avec le temps. Mais, connue pour ses ouvrages soi-
Accompagné du journaliste
montre avec un esprit corrosif, au-delà de la problématique gnés. Sont disponibles de nom-
Éric Roux, Patrick Pleutin
c’est que les mondes de la mode, trans, le livre explore également breux éditeurs, venus du monde a décrit leurs p­ roduits, mais
du design, du luxe peuvent créer l’autisme dont est atteint l’auteur. entier. Des œuvres sont exposées ­également les ­personnalités.
des produits qui parviennent à être Les plus émouvantes de ces sur les murs, et des objets Un (très) beau livre, qui célèbre
à la fois décadents et désirables, images sont celles dans lesquelles de design sont mis en avant. le (très) bon. Clément GHYS
choquants et attirants. Chez lui, Marvel Harris se montre le visage Un (énième) signe de la vitalité LES MARCHÉS PEINTS DE LA COMÉDIE,
le jeu est moins futile que mordant. flou, comme saisi en plein élan. marseillaise. D’ÉRIC ROUX ET PATRICK PLEUTIN,
ÉDITIONS LA COMÉDIE DE CLERMONT-
PLAY, DE PHILIPPE JARRIGEON, MARVEL, DE MARVEL HARRIS. ENSEMBLE, 7, RUE DU CHEVALIER-ROZE,
FERRAND, 258 PAGES, 24 EUROS.
RVB BOOKS, 160 PAGES. 38 EUROS. MACK BOOKS, 140 PAGES, 35 EUROS. MARSEILLE. ENSEMBLE.BIZ

61
Pierre-Louis Mascia
(ci-dessus) et
trois pièces de
sa collection
capsule créée en
collaboration avec
le Palais Galliera,
dans l’atelier du
créateur, à Toulouse.
LE GOÛT

L’étoffe d’un ESTHÈTE.


LE CRÉATEUR DE MODE PIERRE-LOUIS MASCIA, CONNU POUR SES
­IMPRIMÉS À LA LUXURIANCE BAROQUE, A ÉTÉ INVITÉ PAR LE M USÉE DE
LA MODE GALLIERA À VISITER LE FONDS D’ARCHIVES DU XVIII e SIÈCLE.
UNE AUBAINE POUR CE PASSIONNÉ DE TISSUS ANCIENS QUI A IMAGINÉ,
DANS SON ATELIER TOULOUSAIN, UNE COLLECTION CAPSULE BIGARRÉE,
TÉLESCOPAGE D’IM PRIMÉS D’ÉPOQUE ET DE MOTIFS CONTEM PORAINS.

Texte Sophie ABRIAT

EN CETTE MATINÉE D’ÉTÉ, le soleil perce mon père, ancien arbitre de foot ». « Pour bien Pierre-Louis Mascia a étudié à l’école des beaux-
les lourds rideaux de l’atelier de Pierre-Louis faire de la mode, je pense qu’il ne faut pas y penser arts de Toulouse avant de s’envoler pour le Japon
Mascia – son refuge toulousain, un cocon à l’am- tout le temps, en tout cas, elle n’est jamais le point apprendre le savoir-faire du washi, papier fabriqué
biance ouatée, comme protégé du tumulte exté- de départ de mes collections : je préfère me référer artisanalement depuis le viie siècle. Il officie ensuite
rieur. C’est dans cet immeuble du xviiie siècle situé à l’art, à la danse, au théâtre... Pour moi, la mode plusieurs années comme illustrateur de mode
au cœur du quartier des Carmes, construit sur les c’est aussi comment on rêve le quotidien », sou- pour des magazines comme Vogue US ou Elle. « À
vestiges des remparts gallo-romains, qu’il vient ligne le créateur, né dans l’Aveyron en 1968. la maison, il n’y avait pas beaucoup de culture. J’ai
chaque jour puiser l’inspiration. Avec vue sur le C’est ici dans cet atelier, qu’a été photographiée sa l’impression que, jusqu’à mes 18 ans, j’attendais de
jardin des Plantes, l’appartement brouille les collection capsule conçue à partir d’archives du rencontrer des gens comme moi. Aux Beaux-Arts,
pistes, plus proche du cabinet de curiosités que Palais Galliera. « C’était comme une évidence de j’ai vu que je n’étais pas le seul extraterrestre et que
de l’atelier de couture. « Je chine plein de babioles, mettre en scène les vêtements là où ils ont été ima- la création pouvait se partager, ça m’a pour ainsi
il y a du joli, du moins joli, c’est hétéroclite comme ginés », précise-t-il. Une pièce entière de l’apparte- dire rassuré. » En 2007, il fonde sa propre marque
moi », avance Pierre-Louis Mascia, habillé en ment-atelier est consacrée à sa bibliothèque. avec une collection de foulards, ensuite élargie à
« PLM », comme il dit : chemise à fleurs multico- Souvent, l’inspiration arrive par les livres. En ce une ligne de prêt-à-porter. Réputé pour ses impri-
lore, rehaussée d’une cravate géométrique à la moment, Pierre-Louis Mascia planche sur la més baroques, amalgames hétéroclites de motifs
tonalité rose flashy et salopette façon bleu de culture japonaise, naviguant entre les ouvrages sur et de chimères en tout genre, le créateur collabore
travail repliée sur les hanches. le kabuki (forme de théâtre traditionnel japonais), de façon étroite avec la société italienne Achille
Dans son antre feutré, l’esthète amoncelle les les karakuri (poupées mécaniques fabriquées au Pinto, spécialisée dans l’impression textile digitale
trouvailles, au gré de ses humeurs. « Chiner, c’est Japon du xviie au xixe siècle) et le Bushidō (code pour des marques de luxe comme Chanel et Gucci,
comme pêcher, parfois on a de bonnes prises, dans moral du samouraï). Sur son bureau repose une capable de développer ses desiderata les plus exi-
tous les cas il faut persévérer », s’amuse-t-il devant édition ancienne de l’ouvrage Contes chinois ou Les geants. La manufacture, établie à Côme en 1933
sa dernière acquisition : un coffre de mariage aventures merveilleuses du mandarin Fum-Hoam, par l’entrepreneur du même nom et désormais
indien du xixe siècle. « Je chine sans hiérarchie, ce chinée, elle aussi, il y a peu. dirigée par la troisième génération de la famille,
n’est pas le prix qui me guide mais bien l’objet », « Ma génération n’avait pas Internet, on allait est devenue au fil du temps actionnaire de sa
poursuit celui qui présente, avec le même souci chercher la culture dans les bibliothèques et dans marque. C’est elle qui a réalisé l’impression de sa
du détail, aussi bien une tapisserie d’Aubusson du les librairies. J’aime me plonger dans les mots. La collection conçue en collaboration avec le Palais
xviie siècle qu’une gueule de tyrannosaure en toc saison dernière, par exemple, tout est parti d’un Galliera, Musée de la mode de la Ville de Paris.
qui trône fièrement sur une table basse. poème de Rimbaud, Sensation. Dans un autre Au printemps 2020, par l’intermédiaire d’une
Le décor donne le ton de ses créations : hybrides, registre, je viens de lire une interview de la philo- amie commune, Pierre-Louis Mascia fait la
Thomas Ber trand

foisonnantes, bardées de détails incongrus. Ici, sophe Judith Butler sur la question des vies invi- connaissance de Pascale Gorguet-Ballesteros,
une pince à cheveux chinoise en marqueterie de vables, ça m’a beaucoup questionné, je sais que ça responsable des départements mode xviiie siècle
plumes, là des sculptures de plâtre. Sur un pla- va me mener vers une autre piste. J’ai besoin de et poupées du musée parisien. La conservatrice
teau d’argent, est posé un vieux sifflet, « celui de mettre du sens dans ce que je fais. » suivait son travail depuis longtemps,

63
“J’ai sélectionné plusieurs pièces d’intérieur séduite par ses collages de motifs d’ar-
chives, de scans de photographies anciennes et
en écho au confinement que l’on vivait. Dans de textiles : morceaux de tapis et de costumes
le fait de recevoir, tout en étant bien habillé, d’époque, rubans, galons, tissus de cravate… « Il
a une approche très muséale de l’imprimé, il s’em-
il y a une idée de séduction très premier degré pare avec brio de sources anciennes et les restitue
qui me plaît beaucoup.” avec fidélité », souligne la spécialiste, qui l’invite
alors à visiter le fonds xviiie siècle du Musée de la
Pierre-Louis Mascia, créateur de mode mode – traditionnellement moins fréquenté que
les archives du xixe siècle qui ont les faveurs des
créateurs de mode, a priori plus inspirantes car
moins théâtrales.
« Le xviiie siècle demeure peu regardé dans l’histoire
de la mode, et pourtant c’est une période clé. Il est
annonciateur du luxe français tel qu’on l’entend
aujourd’hui sous bien des aspects, s’enthousiasme
Pierre-Louis Mascia. Les manufactures textiles et
l’artisanat français se mettent en ordre de marche
et se structurent. En regardant les pièces conser-
Thomas Ber trand

vées, on voit déjà que tout est là : la qualité du


tissage, la finesse des boutonnières, les microbro-
deries, la virtuosité des dessinateurs et une colora-
tion étonnante, c’est fascinant. » « À la découverte
LE GOÛT

des pièces, j’ai frôlé le syndrome de Stendhal ! », Les pièces choisies ont d’abord été photographiées qui se déforment au genou ! », ajoute mi-sérieux
renchérit son collaborateur Victor en haute définition sous toutes les coutures pour mi-amusé Pierre-Louis Mascia.
Deneumoustier, 24 ans, graphiste de formation. veiller à en conserver les détails : jabot, boutons, Les volants d’un caraco en toile de coton imprimé
Le duo travaille aujourd’hui main dans la main. coutures, étiquette et reliefs variés. « Pour moi il à la plaque de cuivre (vers 1780) sont agrandis
Ensemble, ils déjouent les règles des couleurs, n’y a rien de plus moderne que ces robes de chambre pour composer le tissu d’une longue chemise à
brisent les harmonies attendues. Chaque matin, ils façon kimono ! Et puis, la modernité ce n’est pas ce col Mao. Quant au motif floral d’une robe de
se retrouvent et commencent par converser qu’on regarde, c’est comment on le regarde. Si Dior chambre de gentilhomme, il se voit métamor-
autour d’un café ; dans le dialogue, les idées fusent. continue d’aller à Versailles, ça veut bien dire phosé par la rigueur d’un imprimé cravate et
« Il faut vraiment être synchronisés. Vous savez, la quelque chose… », avance Pierre-Louis Mascia, repensé en un kimono réversible en soie mate-
création est une chose difficile à partager », dit curieux de constater un tel niveau de confort dans lassée. Chaque vêtement ainsi recomposé est
Mascia. Des archives de Galliera, ils ont retenu une les costumes présentés. Il souligne : « J’ai sélec- accompagné d’une écharpe coordonnée dont les
sélection de huit pièces historiques aux imprimés tionné plusieurs pièces d’intérieur en écho au confi- motifs sont imprimés en double face. Le créateur
remarquables : robes de chambre, caraco, gilets nement que l’on vivait. Dans le fait de recevoir, tout a été très soucieux de respecter l’esprit originel
d’homme, robe à la française… « C’est fou, en étant bien habillé, il y a une idée de séduction des pièces quitte à conserver, à l’impression, des
remarque Victor Deneumoustier, comme le mate- très premier degré qui me plaît beaucoup. » Pascale plis, des taches ou des morceaux délavés et
lassage d’un gilet d’homme datant de trois cents ans Gorguet-Ballesteros précise : « Au xviiie siècle, la autres marques du temps, créant ainsi du relief
rappelle les bombers streetwear d’aujourd’hui. » robe de chambre représente la métaphore vestimen- et des effets trompe-l’œil. « Ces imprimés parlent
Les motifs floraux et romantiques, « ambiance Les taire de l’érudit, du savant, de l’artiste qui produit de nous, de qui nous sommes, et je veux être dans
Liaisons dangereuses », ont la coloration vibrante un contenu intellectuel dans son intérieur, à l’image cette mémoire-là. »
– prouesse de l’époque – à l’image de ce gilet à de Diderot immortalisé dans sa robe de chambre en Pierre-Louis Mascia se méfie du diktat contempo-
manches en taffetas de soie bleu turquoise étince- satin bleu par le peintre Louis-Michel Van Loo. » rain de l’urgence et s’épanouit dans son antre tou-
lant brodé de fils d’argent ayant appartenu au lousain avec ses trouvailles. Pour rien au monde,
prince de Ligne (vers 1747-1750). « Le xviiie siècle
cultive l’amour de la couleur. Dans sa première moi-
tié, on trouve des teintes très saturées, un florilège
de roses fluo, verts foncés, rouges vermillon…, com-
mente Pascale Gorguet-Ballesteros. Ensuite, on
GRÂCE à la technologie propo-
sée par Achille Pinto, le
créateur a adjoint aux
imprimés d’époque d’autres motifs plus
modernes et des éléments typographiques subli-
il ne quitterait sa ville. « Je n’ai jamais été très heu-
reux à Paris, je suis un garçon du sud », explique-t-
il, en s’empressant d’ajouter « mais je ne suis pas
régionaliste ! » Il vient de passer une partie de son
été en retraite dans un prieuré à côté d’Arles.
s’oriente vers des coloris plus pastel, des nuances minaux. Pour tempérer un côté « trop couture, À l’abri du monde et à rebours d’une époque obsé-
crème relevées d’éclats jusqu’à la mode du tout trop décoratif », il a ainsi télescopé des motifs dée par l’idée de se mettre en avant. « La célébrité
blanc. À l’époque, il y avait une vraie culture de cachemire, des tissus japonais, des impressions envahit tout et tout le monde se dit créatif. L’idée
l’étoffe, le tissu marque d’ailleurs le goût et les chan- pied-de-coq… Les formes des pièces ont été revi- d’être talentueux mais pas célèbre me plaît plus que
gements de saison bien plus que les silhouettes. sitées façon 2021, les huit imprimés qui en celle d’être célèbre et sans talent. Moi la lumière, je
Aujourd’hui, on ne prête plus guère attention aux découlent s’affichent sur une série de pyjamas, la laisse aux rois, je préfère cultiver des poches, des
tissus qui composent nos vêtements. » La conserva- de peignoirs, de courtepointes ou de vénitiennes niches, des interstices de résistance », confie celui
trice comptabilise pas moins de 400  gilets en velours mais aussi sur un plaid – pour une qui se dit déjà prêt à renouveler l’expérience
d’homme dans le fonds du musée, dont certains collection entre prêt-à-porter, linge de maison – cette circulation des idées, de l’histoire et du
seront exposés pour la première fois cet automne et vêtements d’intérieur, à arborer dedans ou savoir – avec le Palais Galliera.
au Palais Galliera, dans les nouvelles galeries amé- dehors. « On peut être chez soi tout en étant COLLECTION CAPSULE PIERRE-LOUIS MASCIA, DISPONIBLE
nagées en rez-de-jardin. ­présentable. Non, ce n’est pas cool les pyjamas EN SEPTEMBRE.

Au centre
et ci-contre,
deux pièces
de la collection
de Pierre-Louis
Mascia en
collaboration
avec le Palais
Galliera.

Tout à gauche,
l’un des gilets
d’homme issu
des archives du
fonds xviii e siècle
du Palais Galliera,
dont le créateur
s’est inspiré pour
sa collection.

65
LE GOÛT

TÊTE CHERCHEUSE RSVP, quatuor au cuir d’or.


APRÈS DES ANNÉES passées au sein et des matières, associée à des méthodes
de grandes et petites maisons, quatre amis de f­ abrication traditionnelles ».
parisiens de longue date, Thomas Cerkevic Au programme, une production limitée à
et Aurore de Chanaud à la création, Cléo 500 pièces par modèle, non renouvelée une
Charuet à la direction artistique et Jonathan fois la série épuisée, un marquage du numéro
Andrès à la production, ont uni leurs talents de série doré à chaud pour rendre chaque
pour fonder RSVP, qu’ils aiment définir pièce unique, une garantie à vie, un service
comme un studio de design : « Nous appli- de personnalisation et une ligne de seconde
quons les principes du design à la création main des modèles d’exposition ou prototypes.
d’accessoires en cuir par une étude Réalisés en cuir lisse, grainé, ou embossé
rigoureuse de la forme, de la fonction façon crocodile, les accessoires sont déclinés
dans de nombreux coloris et quelques formes
qui sont autant de succès. On peut citer
la pochette Golden Eyes qui tient son nom
des deux ronds en métal doré positionnés sur
la face ; le Low-Five, un sac seau aux poches
extérieures à soufflets, inspiré du vase Veckla
dessiné vers 1940 par l’artiste suédois Stig
Lindberg ; et le petit dernier, Milkman, en
forme de seau à base carrée et fermé par un
cordon de serrage, comme une brique de lait.
Grâce à ses campagnes Instagram décalées
et à plusieurs pop-up stores au Bon Marché à
Paris, RSVP a rapidement gagné en notoriété
et a su s’entourer d’une communauté fidèle
sur les réseaux sociaux. Deux boutiques ont
ouvert en 2020, dans le quartier parisien du
Le sac Low-Five. Marais et à Séoul, et une gamme d’objets en
Ci-contre, de gauche céramique, du pot à crayons aux tasses à café,
à droite, Jonathan Andrès,
Cléo Charuet, Aurore de
vient désormais enrichir ce projet d’artisanat
Chanaud et Thomas Cerkevic. moderne. Fiona KHALIFA
RSVP-PARIS.COM

Dans la FLEUR de l’âge.


Charuet-Borgeaud & Samuel Drira. Saskia Lawaks. Jair Sfez
TANDEM

Quand deux jeunes marques françaises pour enfants se rencontrent, le résultat


donne envie de retourner sur les bancs de l’école. D’un côté, les accessoires de
Jojo Factory, essentiels au quotidien des bébés et des plus grands avec, entre
autres, des sacs à langer, trousses de toilette, cartables ou encore paniers à
jouets. Tous sont fabriqués dans une toile très résistante de polyester recyclé
et recyclable et imprimée avec des encres à base d’eau. De l’autre, Hello
Simone et sa garde-robe rétro pour petites filles, reconnaissable à des motifs
floraux et géométriques. L’un d’eux, à fleurs bleu et blanc sur fond vert, se
retrouve, à l’occasion de cette collaboration, sur les modèles les plus connus
de Jojo : un cartable, un petit sac à dos, une trousse d’école et un cabas qui
­servira aussi aux parents. Fiona KHALIFA
DE 25 € À 75 €, JOJO FACTORY × HELLO SIMONE. JOJOFACTORY.COM ; HELLOSIMONE.FR

66
Cartable Stripe
Rainbow, en
plastique recyclé,
Engel, 59 € chez
smallable.com 

Matière PRÉFÉRÉE.
Scénographie Juliette de Cadoudal

FÉTICHE Pour la description de ses produits, la marque néerlandaise Engel indique sur
son site « You can’t tell, but it’s nice to know », traduisez : « Ça ne se voit pas, mais c’est bien de le savoir ». Elle fait ici allusion aux
Stylisme Fiona Khalifa

bouteilles en plastique qu’elle réutilise pour fabriquer ses collections colorées de cartables, trousses et sacs de voyage. Fondée par
Sabien Engelenburg en 2005, Engel a commencé par vendre de la papeterie, de la vaisselle pour enfants en bambou et fibre de maïs
et des décorations d’anniversaire en papier. Une conscience écologique présente depuis le début et qui continue de se développer
avec ce cartable en plastique recyclé résistant et facilement lavable. Deux atouts non négligeables pour supporter le poids des cahiers
et les taches de chocolat fondu. Fiona KHALIFA — Photo Crista LEONARD
LE GOÛT

LIBREMENT INSPIRÉ

Berlin, effluves
EFFERVESCENTS.
LA MARQUE DE PARFUM ERIE LE LABO REND
HOM MAGE À LA PULSATION DE LA CAPITALE
ALLEMANDE AVEC CÉDRAT 37, UNE SENTEUR
Potsdamer Platz
à Berlin, en 2009. BOISÉE MÊLÉE DE GINGEM BRE POUR
UN ACCORD CHAUD-FROID.

À L’ÉVOCATION DE BERLIN, on ne pense pas nécessaire- opposer la vivacité du gingembre confit (en overdose) et du
ment parfum. C’est la raison pour laquelle la démarche de la cédrat à un fond boisé fumé (vétiver et bois de gaïac) presque
marque de parfumerie de niche Le Labo, du Groupe Estée déroutant. « Il fallait cristalliser ce paradoxe entre l’atmosphère
Lauder, consistant à créer un parfum inspiré par la ville avait de grise et morose de la ville (même quand il ne pleut pas) et cette
quoi intriguer. Certes, l’artiste britannique Kate McLean a déjà effervescence culturelle qui fait souffler sur elle un vent de liberté
cartographié l’odeur de quelques villes. La démarche n’a pas été et de joie de vivre », raconte-t-elle. Comme un parfum de revanche
d’ordre anthropologique et littérale, mais plutôt spontanée et pour cette « ville sans qualités » souvent décrite par ceux qui ne
volontiers naïve : « Ce qui m’a frappé en venant à Berlin pour y perçoivent pas sa pulsation enivrante comme un chantier ouvert.

Ulrich Lebeuf/MYOP. Le Labo


ouvrir une boutique, c’est que derrière cette ville grise et pluvieuse Si Cédrat 37 est en vente exclusivement dans la boutique histo-
se cachait un cœur chaud », raconte Eddie Roschi, cofondateur de rique de Berlin-Mitte (c’est la règle du jeu de cette série, City
la marque Le Labo. Exclusive), les amateurs pourront le découvrir pendant un mois
La parfumeuse Daphné Bugey, créatrice de quelques-unes de ces seulement dans les boutiques parisiennes et sur le site de la
senteurs exclusives dédiées à une ville (Mousse de chêne 30 pour marque. L’occasion de s’offrir un aller-retour à Berlin sans même
Amsterdam et Bigarade 18 pour Hongkong, pour ne citer que nos avoir à présenter son passe sanitaire. Lionel PAILLÈS
préférés), l’a traduit par un accord froid-chaud. Son intention : CITY EXCLUSIVE, CÉDRAT 37, 280 € LES 50 ML. LELABOFRAGRANCES.COM
De gauche à droite
et de haut en bas,
Montre 3-2-1 Liftoff,
en polyester recyclé
blanc, Flik Flak,
42 €. swatch.com
Montre Sunburn,
en Nylon recyclé
bicolore, 60 €,
Mini Kyomo chez
centrecommercial.cc
Montre 12.12,
en silicone rose,
Lacoste, 69 €.
lacoste.com
Montre Et’Tic, en
Nylon recyclé vert
pâle, Millow, 59 €.
millowwatch.com

VARIATIONS Bien AIGUILLÉ. C’est sans aucun doute l’un des gestes que l’on fait le plus. Tous les jours et toute sa vie :
Scénographie Juliette de Cadoudal

regarder l’heure. Et, si pour certains le port de la montre se perd au profit du téléphone portable, il n’est pas (encore) question pour
les enfants d’apprendre à lire l’heure autrement qu’avec des aiguilles. Pour ce qui est de l’offre, elle reste limitée. Il y a bien sûr l’iconique
marque Flik Flak, du groupe Swatch, qui invente chaque saison de nouveaux modèles, comme ce dernier inspiré de la NASA, ou bien
Stylisme Fiona Khalifa

des marques qui déclinent leurs versions adultes en mini, comme chez Lacoste. Plus confidentielles, des marques spécialisées dans
l’horlogerie enfantine se sont lancées récemment, comme l’espagnole Mini Kyomo, en 2020, et la française Millow, en 2018. En plus
d’un style soigné, aux couleurs subtiles et aux imprimés ludiques, les matériaux utilisés sont le plus durable possible : du verre minéral
étanche et des bracelets en Nylon recyclé lavable en machine. Deux missions en une montre, donc, apprendre l’heure et se soucier de
l’écologie. Tout un programme. Fiona KHALIFA — Photos Crista LEONARD

69
L’intérieur de l’atelier aux murs
en bois aggloméré ; sièges réalisés
par Moulène, inspirés du designer
Gerrit Rietveld.

Page de droite, Jean-Luc Moulène


dans son atelier. L’édifice, revêtu d’une
gaine de caoutchouc noir, se trouve à
Saint-Langis-lès-Mortagne (Perche).
LE GOÛT

L’ESPRIT DU LIEU Un CUBE à soi.


DANS LA CAM PAGNE PERCHERONNE, OÙ IL VIT DEPUIS DEUX ANS, LE PLASTICIEN
JEAN-LUC MOULÈNE A FAIT DESSINER SON ATELIER PAR L’ARCHITECTE DIDIER FIÚZA
­FAUSTINO. NICHÉE DANS LA VERDURE, LA STRUCTURE FUTURISTE OFFRE UN VASTE
ESPACE BRUT, OÙ L’ARTISTE FAÇONNE SES SCULPTURES À L’ABRI DU MONDE.

UN DIAMANT NOIR, ÉRIGÉ À L’ORÉE D’UN CHE- en abyme est parfaite tant l’équilibre savamment fragile
MIN BORDÉ DE TILLEULS, jouxte un champ de blé. de l’édifice renvoie à l’œuvre rugueuse, faussement
Quoique caché dans les buissons, le nouvel atelier de maladroite de Jean-Luc Moulène.
l’artiste Jean-Luc Moulène tranche dans le paysage ver- Cet atelier de près de 400 mètres carrés, l’artiste fran-
doyant de Saint-Langis-lès-Mortagne, dans le Perche çais en rêvait depuis longtemps : coincé dans un espace
ornais, où le plasticien parisien, 65 ans, considéré de travail dix fois plus petit, dans le quartier de Bercy,
comme l’une des signatures les plus emblématiques de à Paris, il s’est senti débordé par ses archives. Happé par
sa génération, s’est replié depuis deux ans. De l’extérieur, la sculpture, après avoir consacré ses premières décen-
la structure tout en bois dessinée par l’architecte Didier nies à la photographie, le créateur s’interroge  :
Fiúza Faustino, autre grand nom dans son domaine, « Pourquoi rester à Paris alors que je ne suis pas mondain
évoque tout à la fois un ovni punk ou un mastaba, voire et que mes propres vernissages m’ennuient ? » En 2017,
la Kaaba, ce cube recouvert d’un tissu noir vers lequel en quête d’un terrain constructible avec sa femme,
convergent les pèlerins de La Mecque. Les surfaces, Viviane, ils sont à deux doigts de trouver leur Graal en
planes et asymétriques, aux arêtes prononcées, sont Bourgogne, dans les vignes de Chagny, avant qu’une
­gainées d’un simple caoutchouc noir dont les défauts, bonne amie leur signale, dans le Perche, une ancienne
laissés visibles, font penser au martyre d’un écorché. ferme du xviiie siècle entourée de plusieurs hectares de
À l’intérieur, les murs en bois aggloméré sont à nu. « On terres constructibles. « Les ex-propriétaires, d’anciens
voulait une ambivalence entre l’élégance du dessin de la hippies, avaient pu reclasser ce terrain agricole en zone
structure et l’âpreté de la matière, toutes coutures dehors, tourisme et culture », confie-t-il.
Texte Roxana AZIMI un côté totalement Frankenstein », revendique Didier Pour réaménager la ferme en lieu à la fois de vie et de
Photos Timothée CHAMBOVET Faustino, qui a livré le bâtiment en juin 2021. La mise travail, le couple fait appel à Didier Faustino,

71
LE GOÛT

un « architecte auteur », selon le mot du critique Chaque matin, désormais, il quitte sa maison pour L’intérieur de
d’architecture Francis Rambert, qui a choisi de nommer suivre l’allée de tilleuls qui le mène à son étrange labo- l’atelier, avec vue
sur les champs
son agence le Bureau des Mésarchitectures. Pour la ratoire-atelier. « C’est une bulle au monde, pour un alentour. L’espace,
construction d’un atelier à part sur le terrain adjacent, homme seul et non une ruche pour produits d’art contem- totalement
Jean-Luc Moulène lui laisse carte blanche. Seul impéra- porain », ironise l’ancien outsider qui, bien qu’adoubé décloisonné,
est organisé
tif : une orientation au nord, pour jouir toute la journée par François Pinault, renâcle toujours à s’adapter au en modules.
d’une lumière blanche et constante. marché de l’art. Dans ce lieu où il « bricole » des œuvres
Habitué à déconcerter avec des créations aux formes à en tension constante, Jean-Luc Moulène se réjouit à
la fois monacales et futuristes, l’équilibriste Faustino l’avance de recevoir ses amis et tous ceux qui feront
songe d’emblée au noir, « la couleur de l’ombre, celle le voyage dans le Perche pour mieux comprendre un
qui passe plus inaperçue dans le paysage qu’un bâtiment travail cassant les codes et la géométrie euclidienne.
blanc ». Pour le couvert, il préfère le caoutchouc, Bien mieux qu’à Paris.
« moins bourgeois que les ardoises des longères du
Perche, plus en phase avec la vérité de l’usage et parfai-
tement isolant ».
Derrière la lourde porte coulissante, l’espace ouvert, Autour de l’atelier de Jean-Luc MOULÈNE.
sans aucune cloison, s’organise néanmoins autour de
LA MAISON LE GLACIER LA RÉSIDENCE/
sept modules distincts. « J’ai imaginé ces territoires en
DÉSINVOLTE GÉRARD TAURIN LE TREMBLAY
collant au plus près du processus créatif de Jean-Luc,
Faussement noncha- Meilleur Ouvrier de Au lieu d’ouvrir des suc-
dont le travail est très varié », explique Faustino. Dans
lant et vraiment convi- France et ancien de cursales à Londres ou à
un renfoncement à gauche de l’entrée, l’artiste peut tes-
vial, ce lieu réunit gour- chez Lenôtre, le chef Bruxelles, le galeriste
ter la présence des nouvelles sculptures qui perturbent
mets et chineurs autour glacier Gérard Taurin a parisien Christophe
les matières et marient les contraires : une poupée en
d’une bonne table… ouvert boutique à Gaillard a choisi un
plastique prolongée d’une tête en verre posée sur une
qu’on peut acheter à la Mortagne-au-Perche, cadre bucolique en
feutrine de déménagement ou une bulle de verre coin-
fin du repas. On y sert où, à côté des grands aménageant un manoir
cée dans un Caddie. Quelques pas plus loin se trouve la
ceviche au goût du jour classiques éprouvés, à Orgères, dans l’Orne.
« salle des maquettes », avec une grande baie vitrée
et curry de moules il ose de stupéfiantes Propice à la (re)décou-
donnant sur les labours. Le seul point de vue sur le
relevé. Jusqu’à fin sep- associations comme la verte des œuvres,
monde extérieur, les autres fenêtres n’ayant pas voca-
tembre, cet établisse- mangue et le pissenlit l’écrin, ouvert sur ren- Timothée Chambovet pour M Le magazine du Monde
tion à distraire le plasticien de son travail.
ment déploie ses quar- ou le citron piqué de dez-vous, se veut lieu
Dans un autre renfoncement sont rangées les archives
tiers d’été à la friche piment. Tout est fait de vie, de résidence,
et les ponceuses, disqueuses et scies circulaires de ce
industrielle de La maison, à base de lait salon d’art et espace de
manuel qui aime façonner ses sculptures lui-même.
Perrière, avant d’y bio, du vacherin coiffé discussion. Au centre
L’espace de conception se trouve sur la mezzanine,
prendre définitivement de chantilly, grand d’un immense parc,
accessible par un escalier métallique. Là sont distribués
racine, avec des chefs classique du glacier, au la fontaine fantasque de
le bureau, un salon « pour s’écrouler, faire la sieste,
en résidence. s av o u r e u x g â t e a u l’artiste Hélène Delprat
bavarder », trois tatamis pour danser, faire du sport,
LA FRICHE, nantais. symbolise la douce folie
« penser aux formes à travers le mouvement », et une RUE DE LA JUIVERIE, 38, RUE SAINTE-CROIX, de cette initiative.
table de travail spécifiquement dévolue au dessin. « Les LA PERRIÈRE (BELFORÊT- MORTAGNE-AU-PERCHE
EN-PERCHE, ORNE), LE TREMBLAY,
ateliers d’artistes sont souvent des fantasmes, là, c’est (ORNE), GLACEART.COM ORGÈRES (ORNE),
LAMAISONDESINVOLTE.FR
une machine désirante », sourit Moulène, clope au bec. GALERIEGAILLARD.COM

72
MAKING OF

L’ALGORITHME
dans la peau.
POUR ÉLABORER PHANTOM, SA NOUVELLE
­F RAGRANCE MASCULINE, PACO RABANNE A
EU RECOURS À ­L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
EN ­S OUTIEN DE SES CRÉATEURS. UNE ­P RATIQUE
ENCORE LARGEM ENT DÉCRIÉE EN PARFUM ERIE.

Texte Lionel PAILLÈS

DANS L’ E S P R I T DES Deuxième grande avancée de la parfum masculin, préfère d’ailleurs


FRANÇAIS, qui l’ont toujours sacrali- science après l’avènement des parler de « créativité augmentée ».
sée, la parfumerie est un processus molécules de synthèse au milieu du L’ordinateur vient en soutien du
créatif qui a pour seule règle de ne xixe siècle, l’intelligence artificielle créateur, il lui suggère des associa-
rien préméditer — l’intuition et l’ins- doit être considérée pour ce qu’elle tions nouvelles, des pistes de tra-
piration étant placées au-­dessus de est : un puissant outil d’aide à la vail, comme l’appli Waze propose
tout. Parlez d’algorithme et de création qui offre au compositeur un trajet au conducteur sans rien
machine learning à un amateur de l’élan de l’audace. Celui-ci est trop lui imposer. Que les amateurs de
sent-bon, et  vous verrez alors sa souvent bridé par une connais- belle parfumerie d’auteur se ras-
mine affligée. Il faut dire que la pre- sance théorique acquise à l’école de surent : rien ne saurait remplacer
mière expérience de création d’un parfumerie, et pas forcément ques- l ’ex p e r t i s e e t l a s e n s i b i l i t é
parfum par le biais de l’intelligence tionnée ensuite par la pratique du humaines. « En revanche, l’intelli-
artificielle n’a pas été concluante. métier. Pour revenir au projet gence artificielle pourra aider à
En  2019, le groupe brésilien Phantom, à aucun moment l’ordi- emprunter des chemins innovants
O Boticário avait voulu créer des jus nateur n’a pris le dessus sur les dans les accords proposés. Cela per-
pour les millennials en compilant des quatre compositeurs : il a joué le mettra à chaque marque d’exprimer
accords « magiques » de matières pre- rôle d’un superassistant parfumeur encore plus pleinement son iden-
mières à l’origine des grands succès qui les aurait poussés dans leurs tité », s’enthousiasme Jérôme
commerciaux. Egeo On Me et Egeo retranchements. Leloup, directeur général des par-
On You, les deux créations issues de Plutôt que d’intelligence artifi- fums Paco Rabanne.
cette expérience, n’ont pas plus cielle, la parfumeuse Juliette PHANTOM, EAU DE TOILETTE, PACO
imprimé les mémoires que les nez. Karagueuzoglou, coautrice de ce RABANNE, 100 ML, 97 €.
La démarche de la société de créa-
tion américaine International
Flavors & Fragrances (IFF) pour la
création de Phantom est à la fois
plus modeste et plus ambitieuse.
« Loc Dong, notre parfumeur, sou-
haitait utiliser l’acétate de styral-
lyle, molécule vintage verte et flo-
rale, qui rappelle l’odeur du
gardénia. L’IA a permis d’amplifier
son dosage et de l’associer à un
accord crème de lavande inédit,
pour créer un parfum aromatique
futuriste », raconte Arnaud Montet,
directeur du département Human
& Consumer Insights d’IFF.
C’est l’intelligence artificielle qui a
poussé les quatre nez à oser l’over-
dose quand le cerveau se serait
Paco Rabanne. Michael Avedon (×2)

montré plus sage et mesuré. Ci-contre, l’eau de


L’algorithme a fait mieux : il a iden- toilette Phantom et
tifié les ingrédients les plus à même son dosage amplifié
d’acétate de
d’intégrer ce parfum supposé boos- styrallyle.
ter la confiance en soi, en recourant
au programme Science of Wellness, Ci-dessus,
les parfumeurs
qui répertorie les effets sur les émo- Loc Dong et Juliette
tions des matières premières. Karagueuzoglou.
Adrien Gallo,
au bar de l’Hôtel
Grand Amour, à
Paris, le 27 juillet.
LE GOÛT

Les chansons douces Alain Souchon ou Louis Chedid (Capitale triste,


Odyssée) – qui modernisaient cet héritage de
passions anglo-saxonnes.
Si paternité et vie conjugale (la chanson Maya

d’Adrien GALLO.
POUR SON DEUXIÈME ALBUM SOLO, TOUT EN DÉLICATESSE, LE CHANTEUR
Louise Elena, du nom de la maman des jumeaux,
professeure de philo) ont dicté ses désirs de
douceurs acoustiques, ce parti pris est aussi une
histoire de filiation. « Mon père est omniprésent
dans cet album », reconnaît le fils de Jean-Pierre
Gallo (1934-2012). Réalisateur (Ardéchois Cœur
DU GROUPE DE ROCK LES BB BRUNES RENOUE AVEC SES PREMIÈRES
Fidèle, feuilleton télévisé marquant des
AMOURS MUSICALES, NOTAMMENT LA CHANSON FRANÇAISE. “LÀ OÙ LES
années 1970), producteur, scénariste, pilier
SAULES NE PLEURENT PAS” EST UN DISQUE INTIMISTE PARÉ DE GUITARES
d’émissions d’actualités telles « Cinq colonnes à
ACOUSTIQUES ET DE QUINTETTE À CORDES.
la une » ou « À armes égales », cet « homme aux
milles vies », p­ assionné de jazz et de chanson,
Texte Stéphane DAVET – Photo Margaux SENLIS avait aussi bien côtoyé Malcolm X que Georges
Brassens, René Char que Barbara. Également
poète – « J’ai relu beaucoup de ses poésies au
moment où je composais, cela m’a donné une exi-
gence supplémentaire au niveau des textes » –, il
avait encouragé la vocation artistique de son
fils. « Il me disait que, même si c’était très dur,
saltimbanque était le plus beau métier du
monde. »
À 5 ans, le petit Adrien avait demandé un clavier
à ses parents. « Mon père m’avait offert un piano-
jouet. Devant ma déception, il avait fait installer
LES BABILLAGES QUI INTRODUISENT LES l’ingénieur du son Maxime Kosinetz, coréalisa- quelques jours après un vrai piano dans l’appar-
P REMIÈRES SECON DES de Là où les saules ne teur du disque, le chanteur aux boucles brunes tement », se souvient celui qui enchaîna ensuite
pleurent pas, nouvel album solo d’Adrien Gallo, dit avoir aussi fantasmé du côté de Nick Drake, cinq années de piano classique. « J’ai l’impres-
ne sont pas ceux de bébés rockeurs, mais les Cat Stevens, Paul Simon, du trop méconnu Emitt sion que le clavier présent dans cet album écrit
gazouillis des jumeaux de ce jeune papa de Rhodes ou du bucolique Ram (1971) de Paul et un lien entre mon père et mes enfants. » Même sa
32 ans. Après avoir fait brailler les guitares avec Linda McCartney. Mais, avec Là où les saules ne découverte du rock’n’roll doit quelque chose à
les BB Brunes (Blonde comme moi, Nico Teen pleurent pas, il a également tenu à replonger son papa. « Parmi la bohème qui traînait souvent
Love), dans la seconde moitié des années 2000, dans un répertoire français, depuis l’âge d’or de à la maison, il y avait plusieurs anciens membres
en petits frères parisiens des Strokes et des la chanson des années 1950 et 1960 jusqu’aux des Charlots, dont Luis Rego, qui m’avait prêté sa
Libertines, avant de sautiller aux rythmes des figures de la variété des années 1970 et 1980. guitare, montré quelques premiers accords, avant
synthétiseurs, dans les années 2010, avec son En se payant le luxe de chanter en direct avec de m’initier à Jimi Hendrix. »
groupe (Long Courrier, Puzzle) ou lors d’un pre- un quintette à cordes, dans les très vintage Si, très jeune, le garçon fait des apparitions dans
mier essai solitaire (Gemini), l’ex-chantre de Studios Saint-Germain appartenant à Raphaël quelques films, à la télévision et au cinéma,
l’excitation juvénile berce sa nouvelle vie de Hamburger (fils de Michel Berger et de France sa ­carrière de rockeur prendra vite le dessus
famille d’une délicatesse parée de guitares Gall), Adrien Gallo cherchait ainsi à retrouver un avec la formation d’un premier groupe,
acoustiques, piano et quintette à cordes. peu de l’émotion des productions d’avant les Hangover, en 2000, transformé en BB Brunes,
Comme si, après les défoulements rock et les yé-yé. Quand, par exemple, Jacques Brel ou cinq ans après. La frénésie et le mal-être adoles-
danses pop, la maturité le rapprochait de la Charles Aznavour enregistraient live, avec un cents dicteront d’abord une électricité reniant
chanson. orchestre. « Jouer en s’adaptant aux qualités et son ADN chanson, avant que cet héritage
Depuis ses débuts, le prestige des références défauts du chanteur ; chanter en découvrant ce imprègne de plus en plus son « songwriting ».
anglo-saxonnes côtoie l’enracinement franco- que produisent pour vous les musiciens apporte Adrien Gallo assure que sa carrière solo, comme
phone d’Adrien Gallo. Les premiers hymnes des plus de vie à une chanson qu’en enregistrant celle du guitariste des BB Brunes, Félix Hemmen,
BB Brunes ne reniaient ainsi rien de Téléphone. séparément les uns et les autres », explique qui prépare un premier album, ne mettent pas
De la même façon que leur mutation synth-pop Adrien Gallo. en péril un groupe dont le cinquième et dernier
devait autant à Étienne Daho qu’à Metronomy. Si Loin de la tension sexuelle et du maniérisme opus, Visage, date de 2019. « Ces projets solos
Adrien Gallo a, pour la première fois, eu envie de tranchant de ses premiers rock’n’roll, le Parisien permettent de ne pas s’asphyxier, ils nourriront le
ciseler des arrangements de violons, harpe, flûte qui a troqué les jeans cigarette, tee-shirt échan- groupe », assure-t-il. Sans renoncer à son statut
et vibraphone, il le doit notamment à son goût de cré et boots de ses débuts pour une élégance de frontman, l’auteur-compositeur-interprète
la pop baroque et folk des années 1960 et 1970. plus soft, tisse, d’une voix à la tendresse dénu- qui a déjà écrit pour Yelle, Hollysiz, Alizée ou
La musique de chambre tamisée de la chanson- dée, ritournelles et aubades imprégnées de Vanessa Paradis, se verrait bien multiplier les
titre ou de L’un aime l’autre et l’autre un autre romantisme champêtre. On le sent rêver de collaborations. « Nous venons de déménager et
revendique ainsi l’influence de l’intimisme Georges Brassens, Barbara, Georges Moustaki j’ai trouvé un studio juste en bas de chez moi. J’ai
ouvragé de l’ancien chanteur des Zombies, l’An- ou Jeanne Moreau (en particulier dans deux très envie d’y passer beaucoup de temps sur le
glais Colin Blunstone. « Son premier album solo, duos avec Vanessa Paradis, Les Jolies Choses et mode de l’échange et de la coréalisation. » Sans
One Year [1971], est un chef-d’œuvre, une réfé- Les Clochettes de mai). Mais aussi d’une autre trop s’éloigner de sa famille.
rence ultime de beauté intemporelle », insistait, génération de chanteurs français – William LÀ OÙ LES SAULES NE PLEURENT PAS, D’ADRIEN GALLO
fin juillet, le Français. Avec son ami d’enfance Sheller (La Saharienne), Michel Berger (Chut), (PARLOPHONE/WARNER). SORTIE LE 3 SEPTEMBRE.

75
UNE CHAMBRE EN VILLE À SÈTE, entre tielles et mer.
À L’ISSUE D’UN SECOND ÉTÉ DÉCONFINÉ, LES DESTINATIONS F ­ RANÇAISES
REGORGENT D’ATTRAITS. DANS L’HÉRAULT, LA SUITE ­“ WILLIAM
­M ACKENDREE”, DU THE MARCEL, PROPOSE DE PROFITER DE LA VILLE
GOURMANDE ET AUTHENTIQUE COM M E À LA MAISON.

Texte Hélène BRUNET-RIVAILLON – Photos Mary GAUDIN

L’APPART’HÔTEL DE CHARME The Marcel balcons alentour, et la Méditerranée n’est qu’à


propose six « suites d’artistes » aménagées au- quelques centaines de mètres. L’intérieur est
dessus de l’ancien cinéma Le Rio, qui a lui- spacieux : 44 mètres carrés, pour bouquiner
même été transformé en restaurant. Certaines dans le canapé du salon, se prélasser dans la
donnent sur le canal royal, où se déroulent baignoire ou encore s’étendre dans le lit queen
les célèbres tournois de joute nautique en été, size. Il y a un coin cuisine équipé pour les repas
et celles situées côté cour sont plus au calme. et un espace bureau pour télétravailler. La suite
C’est le cas de la William MacKendree, qui doit peut accueillir une famille comme une bande de
son nom au peintre américain contemporain copains, il suffit d’ouvrir le canapé convertible
qui séjourna à Sète. Pousser la porte donne la ou de réserver la chambre d’appoint, juste
sensation d’avoir emprunté à un proche les clés ­au-dessus — on y accède par un petit ­escalier
d’un pied-à-terre aménagé avec goût. On passe depuis la terrasse. Les copieux petits-déjeuners
en revue les titres des livres de la bibliothèque sont livrés dans une grande panière de pique-
vintage ou on s’attarde sur les œuvres accro- nique en osier. Penser à réserver.
chées aux murs, avant de jeter un œil à la
chambre cosy et de filer sur la terrasse privée TARIFS POUR DEUX PERSONNES, HORS PETITS-DÉJEUNERS
ET TAXE DE SÉJOUR : DE 180 € À 290 € SELON LA SAISON.
avec ses bancs de bois clair recouverts de foutas 7, QUAI LÉOPOLD-SUQUET.
à rayures bayadère. Du linge sèche sur les THE-MARCEL.FR/SUITES-ARTISTES
LE GOÛT

À 260 MÈTRES : DÉGUSTER UNE TIELLE ARTISANALE


En 1937, Adrienne Virduci a l’idée de faire revenir le rab
de poulpes de la pêche avec de la sauce tomate et des
épices, et de fourrer le tout dans une tourte en pâte à
pain. C’est ainsi qu’est née la tielle, spécialité locale
incontournable. Sophie, son arrière-petite-fille, a ouvert
sa boutique en 2014, et installé un gigantesque portrait
de l’aïeule sur la devanture. Derrière la vitre, on peut
suivre la fabrication des tielles (5 tailles au choix),
mais aussi des chaussons aux moules et des tartes
aux anchois.
(1) SOPHIE CIANNI & CO. 19, GRAND RUE MARIO-ROUSTAN.

À 350 MÈTRES : REDÉCOUVRIR LE POISSON FRIT


Marilou Fassanaro est sétoise, fille de marin pêcheur et
1 2 diplômée d’un BEP en poissonnerie. Après quelques
tours de chauffe dans la restauration et une expérience
comme bergère dans les alpages, elle a ouvert Fritto, sa
cantine près des Halles. On vient de loin pour savourer
son plat de bonite crue, son ceviche de mulet, ses tacos
de poisson frit ou d’encornets, et ses boulettes de poulpe
panées. On choisit une bouteille à la cave Au Vin Vivant,
à côté (la maison accorde le « droit de bouchon »).
11, RUE ANDRÉ-PORTES. 04-67-46-98-01.
DU MERCREDI AU DIMANCHE, MIDI ET SOIR, SANS RÉSERVATION.
10 À 20 EUROS PAR PERSONNE SELON LES PLATS.

À 400 MÈTRES : S’IMMERGER DANS L’ARTISANAT LOCAL


Le Twenty-Uno met à l’honneur une trentaine d’arti-
sans des environs et d’ailleurs. Les étals ploient sous les
bijoux en porcelaine et faïence émaillée, les peintures,
les œuvres sérigraphiques ou encore les linogravures
(gravures au linoléum sur papier), spécialité de l’artiste
sétoise Melle Roze s’en tamponne, qui ne manque pas
d’humour. En témoigne sa série de poissons et mol-
lusques à messages ironiques, parfois féroces : « Lotte
me tender », « Open bar », « L’anchois dans la date »,
« Maquereau démission » ou « Murène Lepen ».
(2) 21, RUE ALSACE-LORRAINE.

À 400 MÈTRES : FLÂNER DANS UN MUSÉE ATYPIQUE


3
Sombre, traversé de haut en bas par des escaliers métal-
liques, le lieu a de faux airs de hangar désaffecté. Il s’agit
d’anciens chais devenus le MIAM (le Musée internatio-
nal des arts modestes) en 2000, à l’initiative du célèbre
peintre contemporain Hervé Di Rosa, enfant du pays, et
du plasticien et collectionneur Bernard Belluc.
Parallèlement aux expositions temporaires de pein-
tures, on peut scruter les accumulations rétro figées
dans des vitrines (et dans le temps) au dernier étage.
C’est souvent drôle, parfois scabreux, mais toutes les
tranches d’âge y trouvent leur compte.
(3) 23, QUAI MARÉCHAL-DE-LATTRE-DE-TASSIGNY. TOUS LES JOURS
DE 9 HEURES À 19 HEURES. ENTRÉE ADULTE : 5,60 EUROS.

À 1,3 KILOMÈTRE : SE RECUEILLIR FACE À LA MER


Bâti au xviiie siècle pour les ouvriers morts lors de la
construction du môle Saint-Louis, le cimetière Saint-
Charles fut rebaptisé « Cimetière marin », comme le
poème de Paul Valéry, en 1945. Le poète venait d’y être
enterré, face à la Méditerranée. On déambule entre les
sépultures en passant devant la chapelle des Pleureuses,
puis on s’arrête devant la tombe du metteur en scène
Jean Vilar et le superbe caveau en marbre de Carrare
d’une certaine Marie-Rose Goudard.
4 (4) 40, CHEMIN DU CIMETIÈRE-MARIN.

77
LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR Légumes des JOURS.


INGÉNIEUR EN BIOCHIM IE DEVENU ENTREPRENEUR M ILITANT, MAXIM E DE ROSTOLAN
EXPLORE LES ALTERNATIVES ÉCOLOGIQUES À L’AGRICULTURE INDUSTRIELLE.
S’ÉTANT TOURNÉ VERS UNE ALIM ENTATION SANS VIANDE, IL SE RÉGALE DE PLATS
VÉGÉTARIENS, COM M E L’ESCALIVADE, UN GRATIN AUSSI COLORÉ QU’ESTIVAL.

la permaculture. J’ai passé un brevet profession- L’ESCALIVADE


nel de responsable d’exploitation agricole pour DE MAXIM E
monter une ferme expérimentale dans le châ- DE ROSTOLAN
teau de Louis-Albert, en Touraine. Le but
annoncé était de prouver qu’une ferme agroé- POUR 4 À 6 PERSONNES
cologique pouvait être rentable, mais, au bout 3 aubergines,
3 gros oignons,
de deux ans, force était de constater que le 3 poivrons (rouge, vert
modèle, aussi beau soit-il, ne pouvait pas fonc- et jaune),
tionner dans le système économique actuel, très 4 belles tomates mûres,
3 gousses d’ail pelées
favorable à l’agriculture industrielle et qui ne et émincées,
compte pas ce qui compte « vraiment ». Car il huile d’olive,
faut ajouter deux verres à notre prisme : le capi- sel, poivre (ou piment
d’Espelette), thym.
tal humain et le capital naturel, en plus du
simple capital financier, pour agir de manière LA PRÉPARATION
Laver les légumes,
éclairée et juste. À ne considérer que le seul PIB, éplucher les oignons. Couper
on condamne notre avenir à tous. les aubergines et les oignons
J’ai arrêté de manger de la viande il y a sept ans, en tranches bien épaisses
(1,5 cm environ). Épépiner
lorsque j’ai compris l’impact que cela avait sur les et découper chaque poivron
écosystèmes. Je me suis tourné vers une alimen- en grosses lamelles.
Couper également
tation végétale et de saison, sans chimie. Les les tomates en grosses
Texte Camille LABRO bons produits bio et locaux sont, certes, un peu rondelles et réserver.
Photos Julie BALAGUÉ plus chers, mais, si l’on arrête la viande, le budget Tapisser un plat à gratin
d’huile d’olive, disposer
est équivalent. De bons produits, bien cuisinés, les morceaux d’aubergine,
“J’AI TOUJOURS ÉTÉ HABITÉ PAR UNE SENSIBILITÉ HUMA- autour d’une table avec de bons amis, c’est pour puis les lamelles de poivrons
NISTE et proche de l’environnement, transmise par mes parents moi l’essence du bien-manger. L’escalivade, qui et enfin d’oignons en
3 couches avec sel et huile
et renforcée par le contre-exemple qu’était le milieu bourgeois se prépare traditionnellement au feu de bois, est d’olive sur chacune.
de mon enfance. À force de côtoyer des personnes obnubilées un plat estival que j’adore, simple et gourmand, Parsemer de thym,
par l’avoir et le pouvoir, on finit par comprendre que l’essentiel qui a, selon moi, la vertu de convaincre que man- et enfourner à 200 °C
pendant 15 minutes, puis à
est ailleurs et que le bonheur ne s’achète pas. Mes cinq frère et ger végétarien peut être un vrai plaisir.” 180 °C pendant 40 minutes.
sœurs, plus jeunes, ont également cette conscience des enjeux SAILCOOP.FR, COMMUNITREES.FR Lorsque les légumes sont
sociétaux et, si nous avons tous grandi à Paris et fait des études fondants, ajouter l’ail émincé
et recouvrir avec les tomates
supérieures, nos itinéraires de vie nous ont éloignés de la capi- en rondelles. Saler, poivrer,
tale et des schémas classiques, pour nous faire nous orienter vers arroser d’un filet d’huile et
l’intérêt général. Ma sœur Camille a été la première à sauter le enfourner à nouveau pour
20 minutes, jusqu’à ce que
pas, en devenant paysanne dans le Cotentin. les tomates soient tendres.
De mon côté, j’ai suivi des études d’ingénieur en chimie à Toulouse, Déguster chaud, en plat,
tout en étant passionné de jonglage. Une fois diplômé, j’ai hésité accompagné de riz,
de lentilles ou de quinoa,
à faire le tour du monde avec Clowns sans frontières, mais j’ai ou laisser refroidir pour servir
préféré aborder le voyage sous un angle écologique en relation en tapas, comme en
avec la question de l’eau. Je suis alors parti en 2005 avec deux amis, Catalogne, arrosé d’huile
d’olive, d’un filet de vinaigre
en camion, pour une grande boucle de deux ans autour du monde, de Xérès ou accompagné
avant de rentrer à la voile depuis les Antilles. J’ai ensuite rencontré d’une tranche de fromage.
Louis-Albert de Broglie, le « prince jardinier » et propriétaire du
cabinet de curiosités Deyrolle (Paris 7e), qui m’a fait entrer dans le
monde professionnel et basculer vers l’agroécologie.
En parallèle de mon activité chez Deyrolle, qui consistait à créer
et à diffuser des affiches pédagogiques sur le développement
durable, j’ai découvert deux choses : le biomimétisme et le finan-
cement participatif. Ce qui m’a conduit à créer Blue Bees, la pre-
mière plateforme de crowdfunding à faire du prêt rémunéré,
entièrement consacrée à l’agroécologie. Quant au biomimétisme,
c’est-à-dire l’innovation s’inspirant de la nature, cela m’a mené à

78
L’ADRESSE
Jugaad,
16, rue Favart, Paris 2e. jugaad.paris
Ouvert du mardi au samedi, de midi
à 14 heures et de 18 heures à 23 heures.

L’ENGAGEMENT ÉTHIQUE
Les palais végétariens et végans
seront très bien servis.

LE DÉTAIL QUI FAIT TOUT


Les fours tandoor, indispensables à
la cuisine de Manoj Sharma, tout comme le
grill robata, pour lequel on reviendra.

LE PLAT INCONTOURNABLE
Le malai makhani broccoli,
un brocoli mariné avec sauce au safran.

L’ADDITION
Autour de 40 € par personne.

CARTE SUR TABLE JUGAAD, le plaisir de la chair.


À PARIS, LE CHEF MANOJ SHARMA RETRAVAILLE, DANS LA PREM IÈRE ADRESSE OUVERTE À SON
NOM, LA CUISINE INDIENNE EN UNE DÉBAUCHE DE SAVEURS. UN VOYAGE TOUT EN SENSUALITÉ
QUI RAMÈNE TENDREM ENT EN ENFANCE.

Texte Marie ALINE

N E PAS AVOIR D’A PRIORI est un préa- pour sa cuisine indienne loin des clichés, a ouvert en juin près de l’Opéra-Comique,
lable imposé pour passer une bonne soirée. Afin à Paris. Cette adresse est la première tenue en propre par le cuisinier.
d’atteindre cet objectif, la suite du mode d’emploi Sur la terrasse, à l’ombre bienveillante des immeubles en pierre de taille, le ser-
préconiserait de choisir un restaurant dont la veur raconte son étonnement à la dégustation de son premier ginto jugaadien.
cuisine nous est peu connue. Jugaad semble tout L’eau de tonic étant faite maison, les épices utilisées restent secrètes. Il est temps
indiqué. Manoj Sharma, chef repéré au Desi Road de trinquer au Maharaja Tonic. On y reconnaît peut-être l’envolée de la carda-
mome verte, l’ambiguïté du fenugrec, à peine, le goût végétal du gin, subreptice-
ment, la chaleur du curry. L’entrée en matière est prometteuse et déjà les langues
se délient à l’énoncé poétique des plats. Le malai makhani broccoli remporte les
suffrages. L’arbre miniature trône de son vert profond sur le fond orange phare
de la sauce au safran. Légèrement rôti, encore un peu ferme, le brocoli soutient
avec aisance le malai makhani, une sauce, donc, dans lequel le safran, discret, se
mêle à une constellation d’épices comme du piment vert, du gingembre, des
feuilles de fenugrec, le tout comme enrobé du sucre de la tomate. Chaque bou-
chée transporte loin de la rue Favart. Oui, l’indolence de ce plat rappelle que
manger est un plaisir charnel de première nécessité. Le butter naan nous permet-
tra d’aller au bout de la dégustation. Il ne restera pas une goutte de malai makhani.
Le mâcher paturi, lui, est plus rêche. Autant dans les sonorités que dans sa com-
position. Accompagnée de riz basmati, la daurade est marinée dans une moutarde
dont la consistance pâteuse enveloppe la chair du poisson. Cuite avec minutie
dans une feuille de banane, elle se délite au premier coup de fourchette, nacrée
à l’intérieur, farouchement amère à l’extérieur.
Plus tard, une fois que les émotions sont revenues à un niveau acceptable, nous osons
envisager des churros… La liberté est là, dans un beignet digne des plages que l’on
vient de quitter. Des effluves de fleur d’oranger s’échappent de la pâte chaude
Joann Pai

parsemée de zeste de citron vert râpé. Une sauce au chocolat fera revenir les plus
casaniers en France. Celle à la cardamome propulsera les autres bien ailleurs.
LE GOÛT

À PORTÉE DE MAIN C ’ E ST U N P ET I T I N ST R U - de l’allemand Shick, formulé pour


qui
M E N T S O U P L E ET P R AT I Q U E , la première fois au xive siècle, qui

LA PINCE à chiqueter. tient dans la poche ou que l’on


devine au travers d’un monticule de
farine, quelque part sur le plan de
travail. Les pâtissiers et les charcu-
signifie « adresse » ou « habileté ».

SON USAGE
Quand il s’agit d’utiliser une pince à
tiers s’en saisissent avant chaque chiqueter, c’est bien de dextérité
­fournée pour marquer et souder les dont il est question. Le pâtissier se
bordures des préparations pâtis- saisit de la pince entre le pouce
sières, sucrées comme salées, et l’index et saisit les bordures de la
qui  nécessitent de superposer pâte, de l’extérieur vers l’intérieur,
deux couches de pâtes brisées ou en exerçant une légère pression. Le
feuilletées l’une sur l’autre – galettes premier chiquetasse forme une
des rois, pithiviers, tourtes, vol-au- ornière à partir de laquelle il se
vent, pâtés en croûte… repositionne ensuite pour en for-
mer une autre, et ainsi de suite,
SON HISTOIRE jusqu’à faire le tour de la pâte. Ce
Fine plaque de métal d’une dizaine sont ces petites entailles régulières
de centimètres de long, recourbée et obliques, en biais ou perpendicu-
sur elle-même en forme de « U » et laire, qui permettent notamment de
aux extrémités dentelées, la pince faciliter la levée de la pâte et d’ajou-
à chiqueter est un objet simple et ter tout un éventail de décorations
intemporel qui semble toujours appelées « festons ». « J’aime bien ce
avoir appartenu aux ateliers de côté signature de l’artisan, explique
confection pâtissiers. Aucune Nicolas Vérot, charcutier à la tête de
source historique ne permet de la Maison Vérot, à Paris, qui
dater précisément son invention, chiquette généralement ses pâtés en
alors on suppose qu’elle arrive chez croûte par séries de 6 ou 7 à la suite.
les Européens en même temps que Le chiquetasse est un geste manuel
se développent et s’affinent les qui exige un peu d’entraînement et
techniques à base de pâtes feuille- toujours beaucoup de précision.
tées au cours du xixe siècle, sous les Alors, parfois, on s’expose à quelques
impulsions successives de célèbres imperfections : une ornière qui n’est
chefs pâtissiers comme Antonin pas vraiment parallèle ou une
Carême ou M.  Feuillet, qui les marque qui diffère un peu des autres.
­formalise dans son Pâtissier royal C’est beau, et c’est la preuve que la
parisien, publié en  1810. main de l’homme est passée par là, ce
L’étymologie du verbe « chiqueter » qui donne un supplément d’âme à
apporte néanmoins une sérieuse notre travail. »
piste de réflexion. Selon une ver-
sion du dictionnaire Littré, le PINCE À CHIQUETER, EN INOX, 10 CM, 7,60 €.
chiquetasse pourrait être un dérivé MATHON.FR

Texte Léo BOURDIN — Illustration Patrick PLEUTIN

À LA CAVE Douceurs EXOTIQUES.


Changement climatique oblige, le vin blanc se déploie dans les verres. Le rouge ne cesse de reculer
pour se réserver davantage aux heures d’automne. En attendant, profitons encore de ses saveurs
fraîches et fleuries. Alors qu’il avait failli disparaître, le cépage viognier, avec ses notes de fruits
exotiques, revient en force. Originaire de Condrieu, il a vu le jour il y a ­quarante ans en Ardèche grâce
à l’initiative du Bourguignon Louis Latour, qui cherchait à ­développer un nouveau vignoble. Bien lui
en a pris. Voilà un vin tendre avec des nuances de mangue et d’amande. Le cru 2018 se marie bien
avec des gambas croustillantes. Dans le Rhône, qui opère un virage doux vers les vins blancs, le visan
du Domaine La Florane prouve à quel point le blanc est tendance. Charnu, sec et fleuri, il accompagne
à merveille nos plats qui s’allègent sans cesse. Laure GASPAROTTO
MAISON LOUIS LATOUR, GRAND ARDÈCHE, CHARDONNAY, BLANC, 2018, 10,90 €. LOUISLATOUR.COM
DOMAINE LA FLORANE, À FLEUR DE PAMPRE, CÔTES-DU-RHÔNE VILLAGES VISAN, BLANC (BIO), 2020, 9,40 €.
DOMAINELAFLORANE.COM

80
JEUX

Sudoku
Yan GEORGET
N O  519 - EXPERT Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O  519

SOLUTION DE LA GRILLE
PRÉCÉDENTE 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15

II

III
Compléter toute
la grille avec des IV
chiffres allant de 1
à 9. Chacun ne doit V
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
par colonne et par VI
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX

Bridge N  519
O

FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE


X

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Tout a commencé au Havre, par un lever du soleil. II Attaque le fer et les
plantes. Fait ses gammes au piano. I I I Se passe à la campagne. Personnel. Accord.
IV Représentant. Mettent de côté. L’étain. V Notre argent l’intéresse. Ont des chances d’être
meilleurs. VI Point de départ. Montagnes d’Algérie. Plus difficile à trouver. VII Mise en couleur.
Hors du temps. VIII Rejoins. Attaché à la terre en général. IX Mesure électrique après explosion.
Pour le repos de l’aigle. S’envole en partant. X Retins. Divinité au vautour en Égypte. Manifester
son humeur. XI Piégé. Un art pour mener les affaires à bien. Le sodium. XII Porteur de voiles.
Facilite les échanges communautaires. Déchirai les feuilles. XIII Protection rapprochée.
Récupère poissons rouges et cornichon. La Terre. XIV Négation. Me laissai aller à des excès.
Ancien royaume de Saba. XV Tirés à l’arc. Reprît et améliorât.
VERTICALEMENT 1 Qui s’imposera sans discussion. 2 Équipement pour une bonne canne.
Garnir chaudement. 3 Arrose le Pérou et le Brésil. Aussi comme avant. Personnel. 4 Vallée
fluviale. Fait tapisserie. Sur place. 5 Personnel. Un rôle qui ne fera pas l’affiche. Note.
6 Donnèrent beaucoup d’effet à la balle. Belle variété de corindon. 7 Belles comme des poils
de cochon. Valet de chambre et poète chez François Ier. 8 Tire ses flèches en plein cœur.
Transport en commun. 9 Accord au Sud. Réservé aux plus proches. Laisse de côté. Lâché sur
le coup. 10 Chiffrer pour retrouver. Pour rouler propre. 11 Rejettent la vérité. Discrète dame
de pouvoirs. Lame du milieu. 12 Un bout du tapis. Travaillée pour faire la potiche. Très léger.
13 Exploitation de la main-d’œuvre ouvrière. Du bois pour les parfumeurs. Sur la portée.
14 Plaisirs gourmands des greffiers. Modifia sur de nouvelles bases. 15 Brilleraient par leurs
traits d’esprit.

Solution de la grille n° 518


HORIZONTALEMENT I Franchouillarde. II Roselière. Érard. III Assoies. Levai. IV Cie. Vs. Étrillât. V Ténia. Gosse. Lie.
VI Ire. Garnier. Ému. VII OE. Tête. Na. Lear. VIII Assesseure. Ns. IX Nana. Mie. État. X Éparpillera. Net. XI Mir. Lèse.
Aser. XII Et. Prient. Il. Si. XIII Notas. Ré. Avis. XIV Tiares. Arabica. XV Séricicultrices.
VERTICALEMENT 1 Fractionnements. 2 Rosière. Apitoie. 3 Assène. Anar. Tar. 4 Néo. Tsar. Pari. 5 Clivages. Parsec.
6 Hies. Atemi. Si. 7 OES. Grésiller. 8 Ur. Éon. Séléné. 9 Ieltsine. Est. Al. 10 Erseau. Rê. Art. 11 Levier. Réa. Ivar (ravi).
12 Aral. Let. Alibi. 13 Raillée. Ans. Sic. 14 Dr. Aimantées. Ce. 15 Éditeurs. Trimas.
LE GOÛT

Dans l’album de…


HOLLYSIZ.
LA CHANTEUSE FRANÇAISE, QUI SORT SON NOUVEL ALBUM, “THANK YOU ALL
I’M FINE”, SE SOUVIENT D’UN PÉRIPLE SUR L’ÎLE DE CUBA, DONT LA PULSION
DE VIE L’A FASCINÉE ET A TRANSFORMÉ SA FAÇON DE VOYAGER.

moulures mais sans robinet qui fonctionne, des


gens très éduqués qui faisaient la manche, un
vieux monsieur qui écoutait tranquillement de la
musique sur un transistor devant sa maison tota-
lement délabrée, une culture très riche et, en
même temps, l’empreinte très forte des États-
Unis. Dès le premier soir, tous mes codes d’Euro-
péenne ont explosé. Des choses qui nous
paraissent acquises peuvent avoir beaucoup de
valeur pour d’autres.
Le lendemain soir, je devais retrouver un ami
dans un bar du centre-ville. Comme je n’avais pas
de téléphone, j’étais injoignable. Je suis partie
sans application de cartographie et, pendant
les vingt minutes qu’a duré le trajet, j’ai retrouvé
les sensations de ma jeunesse : je ne connaissais
personne, je n’avais pas de téléphone portable…
J’ai ressenti une liberté incroyable. À l’heure où
les gens googlisent directement leurs nouvelles
connaissances, j’ai redécouvert la pureté des ren-
contres inopinées. Dans des fêtes de la bourgeoi-
sie locale où j’étais embarquée, dans des bus où
je partageais mon siège avec des poules… J’étais
divisée entre cette réalité hors du temps et ce que
vit sur place mon ami cubain qui, par exemple,
n’est pas autorisé à voyager avec une étrangère.
Ce voyage m’a fait prendre conscience de ce qui
est essentiel dans la vie. Il y a sur cette île une
pulsion de vie qui m’a fascinée. Cette photo a été
prise un soir où je traînais avec ma bande
de potes. Nous avions envie de danser et avons
dû traverser la ville dans ce taxi avec mon amie,
“À L’ É PO Q U E D E C ET T E P H OTO , E N D ÉC E M B R E   2015, la photographe Shelby Duncan. Au moment de
J’AVAIS EMMÉNAGÉ À NEW YORK pour écrire mon deuxième album. sortir de la vieille Ford, on a eu l’impression d’être
Cela ne m’empêchait pas de rêver de Cuba depuis très longtemps. déjà en boîte de nuit. Le chauffeur avait placé de
J’avais vu le film Buena Vista Social Club avec mon père et il m’avait la gélatine bleue sur l’ampoule intérieure et le
bouleversée par son rapport à la danse, à la longévité. J’avais fan- sound system déversait sa salsa à plein volume.
tasmé sur cet âge d’or resté figé et sur ces hommes qui se retrou- C’était le moment le plus drôle de cette soirée.
vaient avec une joie intacte. Et puis, de nombreux amis me disaient Après mon expérience cubaine, j’ai voyagé diffé-
que Cuba était leur plus beau voyage… Alors, malgré l’embargo, remment. Ce séjour m’a appris à sortir des sen-
je me suis lancée et je me suis envolée pour le Panama, puis à tiers battus, à oser prendre les chemins de tra-
La Havane, où j’ai retrouvé une bande d’amis. J’étais logée chez la verse.” Propos recueillis par Marie GODFRAIN
tante d’un ami percussionniste. Chez elle, j’ai découvert la misère THANK YOU ALL I’M FINE, DE HOLLYSIZ (RATHER THAN
dans un décorum magnifique  : des appartements ornés de TALKING/HAMBURGER RECORDS).

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