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La force des choses

Gérard Briche

Dans le livre dans lequel elle retrace l’époque où elle était une
jeune artiste révoltée , Suzanne Bernard évoque sa rencontre
avec Guy Debord. Au début des années 1960, elle avait, avec
quelques amis, cherché une autre manière d’être artiste que celle
d’être un artiste « bourgeois », ignorant la situation du peuple, et
elle s’était rapprochée des groupes « radicaux », lettristes, situa-
tionnistes… L’Internationale situationniste s’était dite prête à
participer à une exposition organisée par le petit groupe , avec
un tableau de Michèle Bernstein, et c’est ainsi que Suzanne
Bernard avait rencontré Guy Debord. Ce dernier, raconte-t-elle,
avait, pour tout commentaire des projets révolutionnaires qu’on
lui exposait, hoché la tête en disant : « Faites votre tour de piste,
vous verrez, il n’y a rien à espérer… »
© Éditions Lignes | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 93.10.212.160)

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Il est remarquable que Guy Debord, pourtant peu suspect
de manquer d’intransigeance, ait ainsi manifesté de l’indulgence
pour l’effort de quelques jeunes artistes, pour cet effort d’ima-
giner une autre attitude que celle de se couler dans l’ordre social
de la société bourgeoise. Mais Debord manifestait aussi un
manque total d’illusions : « Vous verrez, il n’y a rien à espérer… »
Lui laisser « faire un tour de piste » : c’était peut-être le choix
a minima de ceux qui, à l’élection présidentielle, ont voté pour
le candidat de « la gauche ». Parmi lesquels une partie au moins
était consciente que cette « gauche » ne ferait pas grand-chose
d’autre que « la droite ». Avec, sans doute, le rêve vague mais
insistant que peut-être…

1. S. Bernard, Le Temps des cigales, Paris, éditions Jean-Jacques Pauvert, 1975.


L’épisode évoqué est raconté page 145.
2. Le petit groupe autour de Suzanne Bernard traversera quelques crises mais
subsistera quelques années et publiera en 1966 et 1967 le journal L’Opposition
artistique, qui prendra position pour la « révolution culturelle » en Chine.

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Eh bien, rien du tout – ou si peu… Il faut bien reconnaître


que les espoirs qui avaient peut-être été formés en mai 2012 se
sont brisés sur la force des choses.

« Soyez réalistes, demandez l’impossible »


Bien des slogans de ce qui s’est appelé « mai 1968 en France »
restent dans la mémoire collective comme des manifestations
d’un moment de réjouissante utopie – au terme duquel il fallait
certes revenir aux réalités, pénibles mais incontournables.
Un peu comme il sied aux jeunes bourgeois de s’encanailler
quelques mois, pour ensuite rentrer dans le rang, et respecter
d’autant mieux l’ordre des choses. « Ils finiront tous notaires ! »
affirmait, dit-on, tel célèbre réactionnaire, en parlant des
étudiants insurgés des barricades de Paris . Tous n’ont pas fini
notaires, mais bon nombre d’entre eux ont compris que, dans
cette société, il vaut mieux savoir se placer. Comme l’écriront
quelques années plus tard deux habiles compères : « On n’en
sortira pas, nous le savons maintenant. On ne renversera pas le capi-
talisme…  » Et dans cette situation jugée définitive, le réalisme,
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c’est ne demander que ce qui est possible, et de préférence un
possible politiquement rentable et économiquement gratifiant.

Le réalisme, c’est l’allégeance


au principe de la valeur
Contre « la force des choses », on ne peut rien faire. C’est
le discours de la « gauche » de François Hollande au pouvoir
pour argumenter la mise au rencart, une à une, des promesses
électorales et gouvernementales. La « gauche » au pouvoir se
veut réaliste, composer avec les nécessités de l’« économie »,
cette entité qui, comme celle que l’on nomme « les marchés »,
semble planer comme une contrainte contre laquelle on ne peut

1. On attribue cette anecdote à Marcel Jouhandeau.


2. P. Bruckner, A. Finkielkraut, Au coin de la rue, l’aventure, Paris, Seuil, 1979,
p. 236.

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rien, un peu comme une catastrophe naturelle – ou la volonté


impitoyable d’une divinité vengeresse.
Mais « l’économie », ça n’existe pas. Certes, de tout temps les
hommes ont produit ce dont ils avaient besoin et que la nature
ne leur donnait pas ; mais circonscrire cette production au
domaine accessible au calcul économique, et en exclure toutes
les autres déterminations, est une originalité de ce qu’on appelle
le capitalisme. Réduire le producteur à n’être qu’un producteur,
réduire la chose produite à n’être qu’un produit proposé sur
un marché, et plus généralement tout réduire à n’être qu’une
marchandise, c’est-à-dire quelque chose qui a un prix, qui peut
se vendre et s’acheter, c’est une originalité du capitalisme. C’est-
à-dire d’un système dans lequel le principe social est la valeur,
et dans lequel tous les phénomènes sont modelés sur le modèle
de la marchandise : un système dans lequel le fétichisme de la
marchandise manifeste que la seule qualité que l’on prend en
considération dans un bien quelconque, c’est sa valeur.
Considérer que les phénomènes de « l’économie » sont des
phénomènes sur lesquels on n’a (hélas !) aucune prise, c’est
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faire allégeance au principe de la valeur. Le prétendu réalisme
n’est qu’une démission face à cette puissance dont on oublie
qu’elle n’a que la puissance que, par le truchement de la logique
marchande, les hommes lui ont donnée, quoique sans en avoir
conscience.

3. Il n’y a pas de solution politique


car la politique n’est pas la solution
Certes, ils sont quelques-uns à rappeler qu’il n’y a pas de
fatalité, et que ce qui manque, c’est une volonté politique. Et les
experts ne manquent pas pour affirmer qu’il faut « relancer la
consommation » pour relancer l’économie : c’est le langage néo-
keynésien, « de gauche » – ou qu’il faut au contraire desserrer la
pression sur les entreprises pour leur permettre de créer de la
croissance et donner de l’emploi : c’est le langage néo-libéral,
« de droite ». Le point commun à tous ces discours, c’est la
conviction qu’il faut « renouer avec la croissance », et pour cela

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travailler, produire, et vendre. Or, la croissance ne produit pas


de la richesse, elle produit de la pauvreté, parce qu’elle n’a
pour objectif que de produire des marchandises pour réaliser
du capital. Tant que les « responsables politiques », par aveugle-
ment ou cynisme, maintiendront cette logique, ils donneront le
spectacle pitoyable de chercher des expédients pour maintenir
tant bien que mal à flot un système qui n’en peut plus.
Inutile de chercher une solution politique, car il n’y en a pas.
Alors que Jean-Claude Juncker, le président du Luxembourg,
voit dans la situation présente d’inquiétantes analogies avec
la situation de 1913, on répétera simplement, mais inlassable-
ment, que la seule voie est de tourner le dos à ce que partout
on nomme le réalisme, et de prendre un tout autre chemin. Car
les chemins qui prétendent prendre en compte « la force des
choses » vont tous dans la même direction : la barbarie.
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