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Quaderni

Aux "origines" de la communication gouvernementale : Socio-


histoire d'un oubli
Didier Georgakakis

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Georgakakis Didier. Aux "origines" de la communication gouvernementale : Socio-histoire d'un oubli. In: Quaderni, n°33,
Automne 1997. L'État communicant, des formes de la communication gouvernementale. pp. 131-144.

doi : 10.3406/quad.1997.1210

http://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_1997_num_33_1_1210

Document généré le 17/10/2015


®ossier

À la différence de la plupart des secteurs de


Aux "origines" de l'État dont l'histoire est une source de
légitimation ou de débat, la communication
gouvernementale apparaît, de prime abord, sans
la communication origine en France. Aux yeux de l'histoire,
seule la propagande de Vichy aurait existé
avant les années soixante. Cette absence
gouvernementale
d'histoire et l'assimilation fréquente de
l'organisation d'une propagande étatique au
Socio-histoire régime de Vichy sont pourtant loin d'être
évidentes. Elles tiennent, pour le dire d'une
formule, à ce que, dès avant Vichy, la
d'un oubli propagande d'État à été mise "hors champ" de la
démocratie.

Une propagande d'État - au sens neutre de


l'expression - a en effet bien existé avant
Didier Vichy. À la fin des années 30, elle relevait
d'un ensemble d'activités et de secteurs,
Georgakakis fût-ce sur un mode plus ou moins dénié et
secret.De plus, des tentatives de
centralisation de la propagande dans une
Maître de Conférences à
administration ont existé, et elles ont même fini par se
l'Université R. Schuman
réaliser dans la création d'un Commissariat
Strasbourg III
Général à l'Information en juillet 1939. Il reste
Groupe de Sociologie
que, dans les formes que dessinaient alors
Politique Européenne l'État et la démocratie, ces tentatives se sont
soldées par des échecs interprétés comme
la conséquence naturelle d'une opposition
ontologique de la propagande et de la
démocratie. Au contraire d'être réhabilitées par
la suite, ces expériences démocratiques ont
de plus été occultées au profit d'un souve-

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nir de la propagande totalitaire des gouvernants. Mise hors champ,
périodiquement réactivé contre l'instauration d'une impensable politiquement, l'organisation d'une
information puis d'une communication propagande est plus encore devenue un
d'État depuis la Libération. interdit explicite de la démocratie
représentative avant de se "réaliser" dans l'échec
Sur le double aspect de leur échec et de leur du Commissariat général à l'Information de
oubli posthume, ces "expériences" invitent la drôle de guerre.
ainsi à reconsidérer la tension entre
propagande et démocratie en France, sous Un enjeu sous tension
l'angle d'une invention liée au problème
longtemps posé par la différenciation d'un Contrairement aux apparences, rien ne dit
secteur d'État chargé d'organiser que "la nécessité d'une organisation
rationnellement le rapport à l'opinion. Revenir sur cet spéciale de la communication gouvernementale
oubli, c'est aussi poser la question plus n'avait pas été ressentie sous la troisième
générale des conditions socio-politiques de République" (2). À moins de préciser
l'institutionnalisation d'une communication immédiatement que cette "insouciance" est une
gouvernementale différenciée (1). conséquence plus qu'une cause. Dans l'en-
tre-deux-guerres, la création d'un secteur
La démocratie contre la propagande ou administratif chargé de la propagande
l'invention d'un interdit recoupe en effet des enjeux à ce point
puissants et enchevêtrés qu'elle en devient
L'oubli des origines qui caractérise impensable.
aujourd'hui la communication
gouvernementale n'est pas le fruit d'un hasard. Il tient, La propagande concerne tout d'abord un
avant même les problèmes liés à la mémoire ensemble conséquent d'acteurs au sein de
ou à l'historiographie, à la matrice que l'administration. Au ministère des affaires
constitue l'histoire des tentatives d'organisation étrangères, il existe un "service des
d'un secteur d'État chargé de rationaliser le communications" dès avant la Première Guerre. Ce
rapport à l'opinion au cours des années 30. dernier se transforme puis s'étoffe tout au
Point de convergence de concurrences long des années trente sous le nom de
complexes, ces tentatives se sont en effet service d'information et de presse. Les
heurtées tantôt à des polémiques diplomates ont de plus très clairement la charge
virulentes tantôt à la prudence, voire à l'évitement de la propagande à l'étranger. Aussi est-ce

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à ces fins que l'ambassadeur Claudel des discours et des campagnes électorales,
demande au chef du service d'information et lorsqu'ils ne sont pas plus directement à la
de presse Giraudoux de le tenir au courant tête d'une publication. En dehors de leurs
des théories du docteur Coué : la méthode compétences propres, ils sont également à
Coué, pense-t-il, est sans doute l'une des l'origine de campagnes de propagande lors
clefs de la propagande dont il a la charge. de la Première Guerre mondiale. Les
L'armée participe également à l'organisation journalistes constituent un autre pôle important
d'une propagande. C'est connu : en en la matière, quand bien même
Allemagne, la défaite de la Première Guerre l'autonomisation professionnelle dans
mondiale est fréquemment imputée à la laquelle ils s'engagent les conduit à
puissance de la propagande des pays alliés. La condamner toute pratique assimilable au bourrage
propagande n'est de fait pas ignorée au sein de crâne. Enfin, les artistes et les
de l'armée. Elle relève plus particulièrement intellectuels se vivent et sont, du reste, souvent
des pratiques du deuxième bureau. Le instrumentés comme des guides de
ministère de l'Intérieur est également lié à la l'opinion, participant plus ou moins
propagande. Lors de la Première Guerre, et officiel ement à des tâches de propagande en France
pour ne prendre que ce seul exemple, la comme à l'étranger.
direction de la Sûreté Générale met ainsi en
place des questionnaires relatifs à la La multiplicité des acteurs qu'elle intéresse
confiance et à l'opinion des populations. À cela - dans tous les sens du terme - en est un
s'ajoute encore les activités du ministère du bon indicateur : la propagande est bien
Tourisme ou encore les débuts de la "l'essence du politique" pour reprendre les mots
publicité d'État dont les campagnes souvent de Schumpeter. Elle est, de fait, doublement
orchestrées par le ministère des Finances au cur de la représentation politique :
scandent les années trente. instrument de la compétition partisane, elle
constitue plus généralement une ressource
Au dehors de l'espace bureaucratique, de qu'il faut maîtriser pour jouer un rôle dans
nombreux acteurs peuvent en outre l'État. Qu'au sein de l'État, un groupe
légitimement considérer que la propagande d'agents puisse s'approprier le monopole
relève de leur compétence. Les députés, bien d'une telle compétence apparaît du même
sûr : ce sont par définition des coup impossible. Les débats sur
professionnels de la représentation politique, au sens l'organisation d'une propagande d'État officielle
dramaturgique du terme. Ils ont l'habitude donnent en effet lieu à des scandales caractéri-

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ses par une juxtaposition des oppositions. la multiplicité des agents que ce service doit
Immédiatement, les mobilisations sont ici regrouper, les initiateurs de l'instruction sont
multisectorielles et force est de reconnaître conduit à une "prudence tactique" qui
qu'elles laissent des traces. confine à l'absence de décision jusqu'à la toute
fin des années trente.
Dès la Première Guerre, l'organisation d'une
propagande centralisée a ainsi suscité de Rien d'étonnant, dans ces conditions, si les
nombreuses et virulentes polémiques, gouvernants hésitent à prendre le risque
entre oppositions et majorités, "pékins" et d'organiser la propagande ou de trancher
militaires, ou encore entre "l'État et la Presse". parmi les différents projets qui ont cours.
Partie intégrante de l'expérience des agents Dans un jeu politique où la force du
concerné par ces polémiques, la dimension président du Conseil passe par la conciliation, la
hautement concurrentielle de la propagande dynamique potentielle des mobilisations
est aussi soulignée dans les rapports que contre la propagande semble bien à
produisent les agents du deuxième bureau l'origine d'une forme d'inhibition. La
chargés de réfléchir à l'élaboration d'un propagande d'État demeure, du même coup, dans
service tout au long des années 30. L'actualité l'ordre des pratiques déniées et dispersées,
politique des années trente fournit d'autres au point qu'on parle à l'époque de
exemples de ces scandales. Lorsqu'en 1933, "doctrine de la dispersion". Toute centralisation
le député Dariac, membre de la commission dans une entité administrative différenciée
des Finances, propose l'organisation d'un est interdite de fait, impensable sinon déjà
conseil supérieur de la propagande "oubliée".
rattaché au président du Conseil, l'émotion est
vive, chez les diplomates qui se trouvent Les rationalisations d'une impossibilité de
par la même dépossédés d'une de leurs fait
prérogatives mais aussi chez les journalistes et
l'opposition du moment. Dernier cas de Reste qu'interdite de fait, la propagande
figure, les instructions secrètes relatives à d'État devient plus encore un interdit
l'organisation de la propagande pour le explicite et explicité. Après la chose, c'est en
temps de guerre subissent des retards qui effet le mot qui est mis hors jeu de la
tiennent, là encore, au difficile partage des démocratie : le terme de propagande prend alors son
compétences que suppose la mise en place sens ignoble, totalitaire, antidémocratique.
d'une propagande différenciée. Du fait de D'abord inventée puis fréquemment mobili-

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sée dans les polémiques qui contribuent à fortement compromise par les affaires.
l'impossible organisation d'une propagande
d'État, l'antinomie de la propagande et de la De façon plus inattendue, l'antinomie est
démocratie se sépare peu à peu de son ensuite confirmée par les acteurs qui ont en
origine pour finir par donner sens à cette charge l'organisation d'une propagande
impossibilité. officielle, qu'ils l'avalisent en ne s'y
opposant pas ou qu' ils la formulent sous sa forme
C'est à partir des années 30, en effet, que se la plus explicite. En témoignent les discours
créée, se durcit, voire s'essentialise en retrait du ministre de la Propagande
l'antinomie de la propagande d'État et de la éphémère L.-O. Frossard lors du second
démocratie. Cette antinomie est au départ le gouvernement Blum (mars avril 38) ou encore les
fait d'agents qui tirent profit du registre affirmations définitives de C. Chautemps,
offert par l'existence d'une propagande qui, en tant que vice-président du Conseil,
organisée dans les pays "totalitaires" - le dirige la "Commission interministérielle de
concept est également inventé à ce moment - l'action et de la propagande à l'étranger"
pour rendre illégitime toute tentative en créée en 1936. Il reste que ces énoncés
France. Les exemples ne manquent pas, de apparaissent moins comme les émanations de
quelque bord politique ou secteur que principes doctrinaires de la République que
proviennent les accusateurs. Lorsqu'il dénonce comme les conséquences de situations où
le financement occulte de la presse par un il faut "sauver la face" ou contenir les
gouvernement de droite, G. Boris, proche oppositions qu'une pratique avouée ne
du Front populaire, assimile ainsi ces manquerait pas de faire surgir. Lorsque dans son
pratiques à celles du ministère de la propagande discours du 1er juin 1938 à l'Accueil
italienne. Lorsqu'il s'oppose au projet de français, dont la fonction est d'accueillir les
nationalisation de la presse du Front journalistes étrangers, C. Chautemps - et la
populaire, J. Barthélémy, juriste et député de formule sera largement reprise - énonce que
droite, assimile ce projet à 1' "essence de la "propagande et régime démocratique sont
Constitution stalinienne". Activée dans les deux idées qui s'excluent" ou encore que
conflits politiques, l'antinomie de la "la propagande c'est un acte totalitaire, un
propagande d'État et de la démocratie l'est encore acte dictatorial", il est dans une situation
par des journalistes qui, en plus d'être qui incline d'autant plus à la reproduction
collectivement engagés dans un processus d'une stratégie de dénégation déjà
d'autonomisation, ont à se refaire une image éprouvée qu'il s'adresse à des journalistes et qu'il

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s'agit précisément ici de faire de la par donner sens à l'impossible organisation
propagande, en valorisant l'esprit français, le officielle de la propagande et intègre le sens
panache, en bref autant de remparts commun politique. Lorsqu'au cours des
démocratiques face à la barbarie. interpellations relatives à la propagande en
février 1940, C. Chautemps doit se justifier
Forgée dans la lutte contre une possible de ne pas avoir pris plus tôt la décision
mainmise de l'État sur l'information, d'organiser cette "quatrième arme", il peut dès
réappropriée par ses "propres" lors déclarer sans crainte d'être contré : "il
responsables, l'antinomie de la propagande et de la nous semblait que le mot même de
démocratie fait, en outre, l'objet de propagande, en temps de paix, était contraire au
rationalisations savantes. Ce qui se produit à génie de la France" (3).
l'Institut des Sciences de la Presse créé en 1937
est ainsi particulièrement exemplaire. Alors La réalisation d'un interdit
que toutes les conditions apparaissent
réunies pour que prenne forme un équivalent Les temps de guerre seraient-ils alors plus
des recherches sur les médias et leurs effets propices à une reconnaissance de la
initiées aux États-Unis à la même époque, propagande : cette dernière formule de C.
les pages des Cahiers de la presse - la Chautemps le donne à croire. L'échec du
revue scientifique de l'Institut - sont utilisées Commissariat Général à l'Information (CGI), créé
par les universitaires et les journalistes qui en 1939 auprès du président du Conseil,
participent aux travaux de l'institut comme montre pourtant le contraire. L'expérience
un instrument de propagande démocratique, fait plus encore figure de réalisation de
où sont reproduites les dénégations, dont l'interdit. Elle en montre les logiques et en
la propagande fait communément l'objet. prolonge les effets.
L'étude des effets des médias ou de la
propagande est du même coup occultée au Avant l'échec, la création d'une telle
profit d'une dénonciation des propagandes administration mérite le détour. Elle est tout
totalitaires. À une Information représentant d'abord un bon exemple de ce que la
les pratiques démocratiques s'oppose dès possibilité ou non d'un organisme semblable doit
lors une Propagande uniquement définie aux formes concrètes de la démocratie et de
comme totalitaire. l'État. Sur le plan international, la création
du CGI consiste dans l'attestation d'une
C'est ainsi que peu à peu l'antinomie finit menace : il ne faudra pas compter sur la dé-

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faillance du moral français et l'effet des l'Armée, les Affaires étrangères sans
propagandes pacifistes et communistes. Mais compter les journalistes français et étrangers, les
cette création est loin d'être seulement la éditeurs, les écrivains et les conférenciers.
conséquence de l'approche de la guerre. En bref, le CGI incarne la dimension
Pour qu'une telle administration soit centrale, bien que jusqu'à présent cachée, de la
possible, il a fallu que soit rompue la "donne" des propagande, et pour cette raison, il apparaît
conjonctures routinières de la troisième dans le même temps placé sous haute
République. La création du CGI apparaît en effet surveillance.
liée à une transformation des formes du
pouvoir marquée, pour un temps, par le primat Si rien ne permet de dire au départ que le
du président du Conseil, le renforcement et commissariat sera dénoncé comme il l'a été,
l'unification de l'appareil d'État, et une tout laisse en revanche à penser que pour
stratégie de contournement du parlement qui que le CGI tienne sous une forme
incite Daladier à tenter d'instaurer un lien institutionnelle stable, il lui faut être (sou)tenu. Or,
plus direct avec l'opinion. le renversement de conjoncture qui s'opère
notamment avec la montée des oppositions
Au contraire de n'être qu'une officine, le contre Daladier à la fin de 1939 ne le permet
CGI représente ensuite une administration pas.
conséquente. Comptant un demi-millier
d'agents, il est de plus dirigé par un Les luttes dont l'organisation de
personnel qui est moins incompétent que cela n'a l'information et la propagande étaient auparavant
été dit par la suite. J. Giraudoux, son chef, l'objet sont tout d'abord rouvertes. Souvent
n'est pas seulement un écrivain célébré, il mis au chapitre des causes de son échec,
est aussi le diplomate dont la carrière et les dysfonctionnements de l'organisation
l'avancement sont très intimement liés à sa apparaissent tout autant comme une
compétence de propagandiste. Mais plus conséquence de ces luttes. Les conflits de
encore qu'une administration conséquente, compétence sont ainsi nombreux aux frontières
le CGI est à la mesure de l'enjeu de la du CGI et ce tout particulièrement avec les
propagande. Tous les secteurs sont représentés autorités militaires et le ministère des
dans cette institution. Elle entretient, de Affaires étrangères. Ils sont aussi nombreux au
plus, des rapports étroits avec la plupart sein même de l'organisme, comme en
d'entre eux : la présidence du Conseil dont témoigne cette "lutte des classes de
elle dépend, bien sûr mais aussi l'Intérieur, l'intelligence" que fustige A. Beucler, ami de Gi-

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raudoux et membre du CGI, dans son saire qui jadis en a trop fait dans
témoignage. Organisme contraint dans sa l'antiparlementarisme le desservent : traité de grand
pratique, le commissariat est ensuite disqualifié. mammamouchi par les uns, il est remercié
Aux aléas et blocages dont il fait les frais par les autres pour mieux s'en séparer, avant
s'ajoutent des scandales publics dont de devoir quitter son poste quelque temps
s'emparent ceux que le CGI concurrence ou plus tard.
contraint (députés, journalistes, autres
administrations, etc). Plus, signe de la puissance de L'échec du commissariat est ainsi attesté.
Daladier et de l'unanimité dont il est gratifié Fruit d'un ensemble de logiques contraires,
un temps, le CGI devient un instrument de il peut désormais, au même titre que les
déstabilisation du président du Conseil. tentatives échouées ou le secret dont s'entoure
la propagande, être réinterprété comme la
Dernier grand débat parlementaire de la preuve d'une incompatibilité idéelle.
Troisième république, le débat sur le L'antinomie de la propagande et de la démocratie
commis ariat et plus généralement sur la propagande qui a structuré longtemps les récit de
en février 1940 est ainsi, pour les députés, l'histoire de la propagande trouve dans l'échec
l'occasion de refaire leur position un temps du commissariat sa validation. À l'échec de
déchue par la position de force de Daladier. la propagande en démocratie, s'oppose dès
En dénonçant avec brio la faiblesse de la lors logiquement son succès sous Vichy.
propagande française, les parlementaires
rappellent en actes qu'ils sont le poumon Un interdit réitéré : anamnèse et
de la démocratie et les "propagandistes" refoulement
légitimes de cette dernière. Au contraire
d'être dépendante du président du Conseil, Reste à dire, alors, que l'oubli de la
la propagande dont ils reconnaissent propagande démocratique ne s'est pas fait tout
l'utilité dans ces heures exceptionnelles doit seul, quand bien même il dispose d'une
ainsi leur être soumise. C'est un ministre justification idéale - dans tous les sens du terme.
responsable devant eux qui doit en prendre la Mise hors jeu de la démocratie, la
tête. Là où les difficultés pratiques du propagande l'a été une seconde fois dans les
commissariat auraient pu être tues, elles sont du mémoires puis dans l'historiographie. Pour
même coup mises en exergue, dénoncées des raisons au départ très différentes, bien
ou ridiculisées avec virulence selon les cas. que souvent liées à l'enjeu de la
Les velléités d'indépendance d'un démocratie, les traces de cette histoire ont peu à peu

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été effacées au profit d'une antinomie de la analogue se rejoue à la Libération. Dans
propagande et de la démocratie Confluence, l'une des première revues de la
perpétuellement réactivée. L'oubli d'un père résistance littéraire, L. Aragon qui dirige
fondateur possible, de "la première expérience" alors le Comité National des Ecrivains, sauve
d'un ministère de l'information et l'activa- le Commissaire Général à l'Information d'une
tion de la figure de la propagande totalitaire "épuration posthume" en célébrant
constituent trois processus qui le montre. l'écrivain au détriment de sa carrière officielle.

L'oubli d'un père fondateur L'oubli du passé politique de Giraudoux


redouble ensuite du fait de ces proches, s'
Si bien des artistes le sont devenus après inscrivant ainsi dans les principales sources
leur mort, Giraudoux aurait très bien pu être dont se serviront plus tard ses biographes
célébré comme l'artisan de la littéraires. Il ne s'agit pas ici d'étudier la
communication d'État. Tenant pour une part à nature antisémite de certains propos de
l'historiographie du Commissariat, l'oubli du père J. Giraudoux, le caractère trouble de sa
fondateur qu'il aurait pu représenté tient position au début de Vichy (5). Mais il faut
d'abord à ce que les "écritures" de souligner que ces différents points,
l'histoire littéraire du "personnage" ont auxquels s'ajoute sa participation à une fin de
largement contribué à occulter cette face de son Troisième république et une propagande
passé. largement disqualifiées, viennent limiter te
répertoire des portraits possibles. Aussi ses
Cette occultation est, tout d'abord, amis tels A. Beucler ou encore J. Cocteau,
étroitement dépendante des liens que les écrivains insistent-ils sur son génie d'artiste quitte à
entretiennent avec la politique et de la accréditer, malgré eux, l'idée de son
façon dont ils les marquent dans différentes affectation à contre emploi au poste de
conjonctures. J. Giraudoux décède le 3 1 commissaire. L'éditeur B. Grasset, qui, placé dans
janvier 1944. Les éloges funèbres qui ont suivi une situation difficile à la Libération, tente
sa mort ont, dès le départ, contribué à l'oubli de se refaire une position à partir de 1948,
de son rôle de Commissaire au profit de la glorifie lui aussi le génie d'inventeur de
seule figure du génie littéraire. Dès sa mort, Giraudoux, occultant le passé politique de
Brasillach salue ainsi "l'homme de style l'écrivain, et avec lui - on le devine - le passé
français" au détriment du "fonctionnaire élégant qu'il a lui même à faire oublier. Il faudra
d'une guerre odieuse" (4). Un processus attendre 1963 et l'édition de l'ouvrage d'un

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auteur américain Agnès G. Raymond - cela comprendre les raisons. Elles sont tout
dit bien la censure qui pèse longtemps en d'abord liées à celle de la période. Or, il en
France sur les investissements politiques va de l'histoire de la drôle de guerre comme
de Giraudoux - pour voir son cas étudié à de celle de Vichy. Elle est au départ très
partir d'une grille politique et rappeler que marquée par la mémoire des agents, telle qu'elle
cette problématique est largement occultée est rapportée dans leurs témoignages ou
dans les réinventions du personnage (6). dans les récits à vocation historique qu'ils
élaborent. L'histoire du Commissariat est
L'idée de l'incapacité de Giraudoux en tant ainsi le produit d'un ensemble de
que Commissaire, ou encore celle de disqualifications croisées : celles de Cardinne-Petit,
l'incompatibilité de son "génie d'artiste" avec de Montigny, ou encore d'Allard, dont les
la conjoncture de guerre, s'est du même coup témoignages portent la marque de leur
largement imposée. Il n'est pas vraiment engagement sous Vichy, celles aussi des
surprenant, dans ces conditions, qu'il ait été anciens membres du Commissariat, qu'ils se
particulièrement difficile aux agents s' démarquent de cette expérience "honteuse"
investissant plus tard dans l'invention d'une - aucun ancien membre du Commissariat
information d'État d'"enrôler" ce possible figurant dans le Who 's Who de 1957 ne
père fondateur et qu'ait été, de ce fait aussi, revendique ainsi sa participation - ou qu'ils la
longtemps perpétué l'oubli de ses fonctions mettent en avant pour souligner les
de chef de l'information à la fin de la défaillances d'un régime qu'ils renient.
troisième République.
Cette histoire disqualifiante et l'oubli qui en
L'oubli d'une administration résulte a de plus été reproduite et perpétuée
par l'histoire savante. L'histoire du Comité
La disqualification du CGI est déjà partie d'Histoire de la Deuxième Guerre mondiale
prenante de son histoire. Redoublée dans mériterait un plus ample développement.
l'écriture de cette histoire, elle conduit, là Celui-ci a représenté, pour reprendre
encore, au contournement d'un CGI devenu l'expression de H. Rousso, un "carrefour obligé, de
contre-exemple. par ses relations avec les pouvoirs publics,
l'armée, les archives de France, les anciens
Il n'existe pas à proprement parler résistants" (7). Plus spécifiquement, la
d'historiographie du CGI. Les traces qui commission chargée de l'étude de la propagande
permettent d'en recomposer une permettent d'en comprenait des hommes qui furent associés,

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soit aux services de l'information sous la de Paris mais qui fut entre autres postes,
troisième République, soit au Commissariat successivement Commissaire général
ou aux expériences ultérieures de Londres provisoire à l'Information dans la clandestinité
ou d'Alger (8). Quelle que fût la qualité des (1943), ministre de l'Information (1944),
travaux de cette commission, c'est surtout ministre d'État chargé de l'Information (1949-
sur les propagandes de Vichy, de 1950).
l'Al emagne nazie ou de l'URSS qu'ont été
produites les principales recherches. Il faut Ces travaux fournissent d'utiles entrées.
ajouter à cela que l'histoire élaborée par des Elles attribuent néanmoins l'échec du CGI à
historiens proches du PC ne tranche pas avec des carences de la troisième République
celles produites par les principaux témoins commentées dans les termes habituels de
ou par le CHDGM (9). La mise hors jeu de la l'historiographie de l'époque ou, en
propagande est de la sorte rejouée : particulier pour Amaury, elles insistent surtout
pratique des ennemis, elle devient une pratique sur ses défaillances juridiques du CGI. La
d'essence ennemie. seule formule concernant le Commissariat -
cela illustre bien la question de la minoration
Les conditions de production d'une histoire de ce dernier - qui figure dans La guerre
de la propagande changent dans les années psychologique de M. Mégret, lui même
50 à 70. À des causes différentes investi dans la réorganisation de ce secteur,
correspondent toutefois des effets semblables. tire ainsi tous les traits des points de vue
Cette histoire est, dès lors, le fait d'agents qui sont pris et de la façon dont sont
liés au secteur de l'information, quand ils "fusionnés" les enjeux propres au secteur et
ne semblent pas plus directement les ceux de la défaite :
promoteurs d'une Information d'État. C'est ainsi
le cas de J. Driencourt qui dans sa thèse "Lorsque l'installation à Paris mêmej à
milite pour une propagande l'hôtel Continental, des services du
démocratique (10), et investit ensuite le secteur de la Commissariat, multiplia les vocations et les
communication. Quand bien même elle a emplois : ruche ou volière, la maison ne
longtemps représenté la source la plus s 'abaissa jamais à définir une méthode de
sérieuse sur le CGI, la thèse de P. Amaury (1 1), guerre psychologique et ne se plia pas
fils d'E. Amaury et qui dirigera plus tard le davantage à l'anonymat et au secret dont les
groupe de son père, est préfacée par P.-H. Britanniques s 'étaient fait une règle dès la
Teitgen, professeur de droit à l'Université Première Guerre mondiale. On ne doit pas

QUADERNI N*33 - AUTOMNE 1997 SOCIO-HISTOIRE D'UN OUBLI 141


être trop sévère : l'institution ne pouvait mocratie est particulièrement réactivée après
être qu 'à l'image d'une guerre où la la Libération. Les mobilisations qui ont
conviction ne fut jamais chez ceux-là mêmes conduit à la redéfinition du groupe et de
qui avaient mission de la conduire" (12). l'activité des journalistes après la Seconde Guerre
étaient particulièrement marquées par
Instrumentées comme contre-exemples, les l'expérience de la propagande de Vichy. Lors
expériences de la fin de la troisième de la mise en place des services
République sont enfin abandonnées par la suite. d'information gouvernementaux du régime gaulliste,
Lorsque dans les années 60-70 se et plus encore des conflits liés à l'ORTF, les
reconstituent des administrations de l'information journalistes ont de nouveau réactivé le
d'État puis, dans les années 80, au moment spectre de la propagande vichyssoise. Cette
de l'essor multiforme de la communication image venait aussi alimenter les campagnes
publique, c'est en effet en usant de la de l'opposition - alliée en l'occurrence aux
comparaison internationale que les promoteurs journalistes - et celles des intellectuels
d'une information d'État tentent de fonder dénonçant la mainmise de l'État sur
la nécessité d'un tel secteur. Au delà des l'information.
usages de l'histoire, ce cas permet en effet
de réfléchir aux usages du comparatisme. Cette histoire-là est plus connue (13). Elle
Ce dernier permet en l'occurrence le renvoie au luttes particulièrement âpres qui
contournement d'un passé qui sous ces se sont jouées sur la réinvention d'une
différents aspects, démocratiques comme information d'État. Après celles du SLII, du
fascistes, s'avère encombrant. Cil, les polémiques qui ponctuent la mise
en place de la Délégation Générale à
Les enrôlements politiques de la l'Information en 1974 suffisent à se convaincre
propagande vichyssoise que le spectre de la propagande devient une
arme symbolique incontournable. Pour ne
En dernier lieu, l'oubli du Commissariat est prendre que ces deux exemples - mais
aussi le produit des mobilisations politiques chacun en connaît d'innombrables-, G. Fillioud
dans lesquelles la propagande a été enrôlée (PS) dénonce dans la DGI la mise en place
comme figure inverse de la démocratie d'un "véritable ministère de la propagande"
depuis la Libération. suivi par F. Mitterrand qui lors de la
campagne présidentielle de 1974 s'engage à
L'antinomie de la propagande et de la supprimer cet organisme "qui n'est qu'une dé-

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légation à la propagande". Mais cette histoire éclaire aussi les
conditions même de l'institutionnalisation de la
"Par malheur, àforce déjuger, on finit, communication d'État. Pour qu'existe un
presque fatalement, par perdre jusqu'au goût organisation étatique chargée de rationaliser
d'expliquer. Les passions dupasse mêlant le rapport à l'opinion, il a fallu des
leurs reflets aux partis pris du présent, l transformations lourdes de la démocratie
'humaine réalité n 'est plus qu 'un tableau en représentative en France : la puissance accrue de
blanc et en noir", écrit M. Bloch dans l'État, le rôle quasi dictatorial - au sens où
L 'étrange défaite (14). Jugée plus l'on traitait Daladier de dictateur - de
qu'expliquée, la défaite de l'information d'État à la l'exécutif. Il a fallu aussi la transubstantation de
fin de la troisième République a tout la propagande en communication, c'est-à-
particulièrement fait l'objet d'un tableau sans dire par delà la transformation du mot
nuance. En blanc et noir, l'histoire de la l'investissement actif des communicateurs dans
propagande telle qu'elle a été reconstruite est la redéfinition d'une démocratie au centre
aussi à l'origine d'un "blanc" - l'oubli de la de laquelle se situe désormais la
propagande sous la troisième République - communication (15).
et d'un "noir" - le pacte indissoluble reliant
la propagande aux années sombres. Au terme de l'analyse, c'est peut-être ici que
réside l'énigme de l'oubli de cette
Aussi est-ce à l'institutionnalisation d'une propagande démocratique. En faisant redécouvrir
communication d'État que renvoie cette la figure d'une démocratie dont l'exclusion
histoire. Elle représente tout d'abord un de la propagande a été partie prenante, une
indicateur de sa fragilité. Sur le double aspect telle histoire revient en somme à défaire, en
l'échec et de l'oubli de ces expériences des le rendant visible, le long et minutieux
années 30, la fabrique de l'histoire échappe travail de redéfinition de la démocratie qui a
en grande part aux communicateurs. Dans permis l'existence d'une communication
chaque cas, ils apparaissent agis par les spécialisée.
autres. Si la valorisation de la modernité est
l'un des traits spécifiques des spécialistes
de la communication d'aujourd'hui, force est
dès lors de reconnaître qu'ils y sont
contraints, comme ils ont longtemps été
contraints à la discression.

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NOT E S rel" pour devenir la "Commission d'histoire de
la propagande". À partir du bulletin n° 1 7 1 ( 1 968)
la commission devient la "Commission
d'histoire de la collaboration".
9. R. Bourderon et G. Willard, La France dans
1. Faute de place, les notes en bas de page sont la tourmente, 1939-1944, Paris, Les éditions
ici réduites. Pour de plus amples sources et sociales, 1982., p. 32.
références, cf. notre thèse pour le doctorat en science 10. J. Driencourt, La propagande, nouvelle force
politique, Information et propagande d'Etat sous politique, Paris, Armand Colin, 1950 p. 282.
la Troisième république. Les échecs d'une 1 1 . P. Amaury, Les deux expériences d'un
spécialisation, dir. M. Offerte, IEP-Lyon 2, 1996. Ministère de l'Information en France, Paris, L.G.D. J,
2. J. Fournier, Le Travail gouvernemental, 1969.
Paris, Presses de la Fondation Nationale des 12. M. Mégret, La guerre psychologique, Paris,
Sciences Politiques - Dalloz, 1987, p. 267. PUF, 1960, p. 64.
3. J.O., Chambre des députés , séance du 27 13. Sur ces points, cf. notamment G. Bourdon,
février 1940, p. 340. Histoire de la télévision sous de Gaulle, Paris,
4. Éloge posthume paru dans La gerbe à la mort Anthropos-INA, 1990. et la thèse de S. Bachman,
de Giraudoux, cité par P. Dufay, Jean Histoire politique et sociale de la réforme de la
Giraudoux, Paris, Julliard, 1993. p. 473. radio-télévision, Cycle supérieur d'histoire du
5. Pour des points de vues opposés, cf. R. Schor, XXème siècle, IEP de Paris, 1985, ainsi que A.
L 'antisémitisme en France pendant les années Plantey (dir.), De Gaulle et les médias, Paris,
trente, Paris, Éditions Complexe, 1992 et les Pion-Fondation Charles De Gaulle, 1992.
Cahiers Jean Giraudoux, n° 21,1992. 14. M. Bloch, Apologie pour l 'histoire ou le métier
6. A.-G. Raymond, Giraudoux devant la victoire d'historien, Paris, Colin, 1974. p. 1 19
et la défaite, Paris, Nizet, 1963. 15. Sur ce point, cf. notamment notre article "la
7. H. Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à double figure des conseils en communication
nos jours, Paris, Seuil, 1987 p. 284. politique", Sociétés contemporaines, n°24, 1995
8. Sur ce point, cf. Bulletin du Comité d'Histoire
de la Deuxième Guerre Mondiale, en particulier
les numéro 132 (1964) qui recense les membres
de la "Commission d'histoire culturelle et de la
propagande", 140 (1965) qui relève que
l'intitulé de cette commission perd sont label

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