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École Normale Supérieure - École des Hautes Études en Sciences Sociales

Master Pratiques de l’Interdisciplinarité en sciences sociales

Mémoire de master 1 : Année 2016-2017

Ghislain Tchuisseu

L’africanisation des cadres de l’administration d’outre-mer

L’École Nationale de la France d’Outre-Mer et ses Africains (1950-1959)

Mémoire dirigé par Emmanuel Szurek

Jury :
Hélène Blais, Professeure à l’École Normale Supérieure
Emmanuel Szurek, Maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
SOMMAIRE

Remerciements………………………………………………………………………………...3

Introduction…………………………………………………………………………………....4

A. L’africanisation : le mot et la chose………………………………………………………15


A-1 L’africanisation : le mot………………………………………………………………….15
A-2 L’africanisation : la chose…………………………………………..................................28

B. L’Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer et l’Union française……………………….43


B-1 L’africanisation en train de se faire……………………………………………………...48
B-2 L’affaire du « Bleu d’Outre-Mer » : professer l’Empire sous la IVème République……62

C. Carrières à l’Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer………………………………….74


C-1 Passer les frontières : critères et modalités d’un recrutement……………………………78
C-2 L’élection des « intermédiaires »………………………………………………………...84
C-3 Une genèse d’élites nationales ?..........................………………………………………..93

Épilogue : Ce que les Africain·e·s (ne) peuvent (pas) dire……………………..…………..103


Plus cela change et plus c’est la même chose ?......................................................................105
Retour sur un parti-pris méthodologique……………………………………………………109

Conclusion : Jalons pour une recherche…………………………………………………….112

Fonds d’archives……………………………………………………………………………115

Bibliographie………………………………………………………………………………..118

Annexes……………………………………………………………………………………..125

2
Remerciements

Ma profonde reconnaissance s’adresse en premier lieu à mon directeur de mémoire,


Emmanuel Szurek. Son encadrement rigoureux est resté constant et bienveillant depuis plus
d’un an.

Je tiens à remercier Hélène Blais, pour sa disponibilité et sa participation au jury.

3
INTRODUCTION

« L’école nouvelle participait de la nature du


canon et de l’aimant à la fois. Du canon, elle tient
son efficacité d’arme combattante. Mieux que le
canon elle pérennise la conquête. Le canon
contraint les corps, l’école fascine les âmes. [...]
De l’aimant l’école tient son rayonnement.
1
» Cheikh H. Kane (ENFOM, promotion 1956)

C’est par cette citation de Cheikh Hamidou Kane sur l’introduction de l’école dans
l’empire français que commençait notre mémoire de licence à l’université de Saint-Etienne2.
Celui portait sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie à l’école primaire en Afrique
Occidentale Française (A.O.F.) après l’abolition du « régime de l’indigénat »3 (1946).
Introduire un travail de recherche avec ce classique des littératures africaines nous a valu, de
la part de l’un de nos correcteurs, ce commentaire : « qu’est-ce qu’il y a de plus à dire sur
l’école coloniale ? Inscrivez-vous votre recherche à la suite de Kane ? ». En effet, l’école
coloniale en Afrique subsaharienne est au cœur de nombreux récits littéraires : on en sait tout
ou il n’y aurait plus rien à dire. Et pourtant, l’historiographie sur le sujet repose sur un grand
nombre de commentaires pour peu de synthèses actualisées sur les formes scolaires, les
programmes ou les divers publics scolaires4. C’est donc avec l’envie d’entrer dans la fabrique
de cette école, de découvrir de quoi était fait cet « aimant » que nous avions choisi d’établir
une liste des différents acteurs signant de courtes notices ou des chapitres d’histoire dans le
Journal des Instituteurs de l’A.O.F (1948 - 1967).
Deux pôles institutionnels se sont particulièrement dégagés de cette recherche

1
Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris : Julliard, 1961.
2
L’école coloniale en Afrique Noire (1946-1956) : Une mission civilisatrice pour les sujets et pour les citoyens
?, à partir des archives du Journal des Instituteurs de l’Afrique Occidentale Française, 42 p.
3
Isabelle Merle, « De la "légalisation" de la violence en contexte colonial. Le régime de l'indigénat en question
», Politix, 2004/2, vol. 17, n° 66, p.137-162 ; Emmanuelle Saada, « Citoyens et sujets de l'Empire français. Les
usages du droit en situation coloniale », Genèses, vol. no53, no. 4, 2003, p. 4-24.
4
Une synthèse mérite d’être mentionnée : Gilles Boyer, Pascal Clerc, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), L'école
aux colonies, les colonies à l'école, 2013 ; ainsi qu’un appel à la recherche : Pierre Singaravélou, « «
L’enseignement supérieur colonial ». Un état des lieux », Histoire de l’éducation [En ligne], 122 | 2009, mis en
ligne le 01 janvier 2014, URL : http://histoire-education.revues.org/1942
4
initiale : d’une part l’École normale William Ponty5 de Sébikotane (Sénégal), qui était
chargée de former les élites auxiliaires de toute l’Afrique subsaharienne sous domination
française, d’autre part l’École nationale de la France d’outre-Mer (ENFOM) dont la mission
était de former à Paris les administrateurs et magistrats coloniaux. D’un côté des instituteurs
réalisant des notices sur leur village d’affectation après leur brevet ; de l’autre des anciens
élèves ou professeurs de l’ENFOM publiant des textes cités en référence. Notre projet de
recherche est né du déplacement de notre interrogation première sur l’école primaire vers
l’ENFOM : que devient cette institution après l’abolition du régime de l’indigénat, sous
l’Union française (soit, précisément, entre le 27 octobre 1946 et le 4 septembre 1958) ?
Créée à l’initiative de l’explorateur Auguste Pavie, une école voit le jour à Paris en
1885 sous le nom de « Mission cambodgienne »6. Son but est d’instruire de jeunes
Cambodgiens et de les associer à l’administration de leur pays fraîchement colonisé par la
France. Devenue École coloniale (1888), elle sera l’objet de plusieurs réformes. En 1912,
l’école obtiendra le monopole de la formation de l’administration coloniale7 . En 1927 se
déroule une réforme des procédures d’admission et du curriculum : la création de classes
préparatoires à Paris et Bordeaux ; le passage d’un curriculum marqué par la place du droit à
un nouveau curriculum fondé sur la « culture générale »8. Ce changement est l’un des indices
d’un renouvellement de la politique coloniale dans l’entre-deux-guerres9 : le passage de la
logique de l’assimilation à la logique de l’association ; une nouvelle rationalité administrative
avec l’usage des sciences sociales10. En 1934, l’École coloniale devient l’École nationale de
la France d’outre-mer (ENFOM). L’après-guerre — avec la création de l’École Nationale
d’Administration (1945) et la constitution de l’Union Française (1946) — est le moment de

5
Jean-Hervé Jézéquel, « Les mangeurs de craies ». Socio-histoire d’une catégorie lettrée à l’époque coloniale.
Les instituteurs diplômés de l’École normale William Ponty, thèse sous la direction d’Elikia M’Bokolo, Paris :
École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2002, 2 vol.
6
Armelle Enders, « L’École nationale de la France d’outre-mer et la formation des administrateurs coloniaux »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, 40, 2, 1993, p.272-288.
7
Pierre Singaravélou, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIè République, Paris :
Presses Universitaires de la Sorbonne, 2011, p.55-57.
8
Voir Jessica Biddlestone, Literature, General Culture, and Pedagogical Reform: Colonial Humanism at the
École Coloniale 1926-1945, Mémoire d’histoire et littérature sous la direction de Blaise Wilfert-Portal,
Columbia University - ENS-PSL, 2012.
9
Sur le passage de l’assimilation à l’association : Alice L. Conklin, Mission to Civilize : The Republican Idea of
Empire in France & West Africa (1895-1930), Stanford, Stanford University Press, 2000.
10
Gary Wilder, « Toward a New Colonial Rationality : Welfare, Science, Administration » in The French
Imperial Nation-State – Negritude and Colonial Humanism Between the Two World Wars, Chicago : University
of Chicago Press, 2005, p.43-75 ; Helen Tilley, « An Anthropological laboratory : Ethnographic Research,
Imperial Administration, and Magical Knowledge » in Africa as a Living Laboratory: Empire, Development,
and the Problem of Scientific Knowledge, 1870-1950. Chicago : University of Chicago Press, 2011, p.261-311.

5
plusieurs réformes organiques.
L’une de ces réformes tient dans le vocable « africanisation ». Si l’école n’a accueilli
qu’une majorité d’élèves métropolitains jusque dans les années 1950, la vocation de
l’établissement est finalement redéfinie par un décret précédent la loi-cadre Defferre (loi n°
56-619 du 23 juin 1956), qui impose une nouvelle procédure de recrutement d’élèves et de
fonctionnaires « originaires des territoires d’outre-mer »11. Ce mémoire portera précisément
sur ce processus d’africanisation des cadres de l’administration d’outre-mer à partir de
l’ENFOM.

Situation historiographique et méthodologique du mémoire

S’il existe des travaux sur l’enseignement supérieur colonial au sein de la métropole
et des colonies [Singaravélou, (2009, 2011)], sur le champ des grandes écoles en métropole
[Bourdieu (1989), Charle (1987), Eymeri (2001)], il y a très peu de travaux sur l’École
nationale de la France d’Outre-Mer sous l’Union française12. Par conséquent, nous avons
choisi d’inscrire notre objet au croisement de plusieurs champs disciplinaires et thématiques :
l’histoire administrative13, l’histoire coloniale14, l’histoire des migrations étudiantes
africaines15, la sociologie des élites, la sociologie de l’action publique, la socio-histoire du
droit colonial.

Avant d’expliciter nos choix, il faut revenir sur l’unique ouvrage qui porte sur la
carrière des administrateurs coloniaux : Empereurs sans sceptre : histoire des
administrateurs de la France d'outre- mer et de l'École coloniale (1974) de William B.
Cohen. Il est publié aux éditions de Berger-Levrault et préfacé par Hubert Deschamps16. Il

11
Décret n°56-489 du 14 mai 1956 modifiant et complétant le règlement organique de l’Ecole Nationale de la
France d’Outre-Mer.
12
Jean-Michel Consil, « La formation économique des administrateurs de la France d’Outre-Mer à l’ENFOM »
in Samia El Mechat (dir.), Les administrations coloniales XIXè-XXè siècles. Esquisse d’une histoire comparée,
Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp.57-68.
13
Françoise Dreyfus, L’invention de la bureaucratie. Servir l’Etat en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-
Unis (XVIII°-XX°siècles), Paris : La Découverte, 2000.
14
Frederick Cooper, Français et Africains ? Être Citoyen au temps de la colonisation, Paris : Payot, 2014 ;
Véronique Dimier, Le Gouvernement des colonies, regards croisés franco-britanniques, Bruxelles : Éditions de
l'université de Bruxelles, 2004.
15
Fabienne Guimont, Les Étudiants Africains En France, 1950-1965, Paris : Harmattan, 1997 ; Monique de
Saint Martin, Grazia Scarfò Ghellab, Kamal Mellakh (dir.), Étudier À l’Est : Expériences de Diplômés
Africains, Paris : Karthala, 2015.
16
Hubert Jules Deschamps (1900 - 1979) : ancien élève de l’école coloniale, administrateur colonial, historien.
6
s’agit de la traduction de sa thèse d’histoire soutenue à l’université de Stanford et publiée
sous le titre Rulers of Empire: The French colonial Service in Africa (1971). Son étude porte
sur l’administration française en Afrique noire, avec une place prédominante de l’Afrique
Occidentale Française et Madagascar. Reposant sur l’examen d’un millier de dossiers du
personnel — à la fois aux archives de Dakar, Paris et Aix-en-Provence — et sur une enquête
par questionnaires. Le livre s’ouvre sur une présentation générale de l’école, des propriétés
sociales des administrateurs en comparaison avec des élèves de l’ENA (origine géographique,
professions des parents), sur la durée moyenne des études. L’ouvrage nous a permis, avant
nos premiers passages aux archives, de nous faire un premier aperçu de l’histoire de l’école et
de ses réformes avant 1956, d’identifier les personnages clés, et enfin de repérer le contenu
potentiellement mobilisable du fonds archivistique de l’école pour notre propre enquête.
Cependant le livre appelle, en l’état actuel de la recherche, un certain nombre de
critiques. Une première remarque critique peut être formulée concernant le questionnaire17
que Cohen a envoyé aux anciens de l’ENFOM et la façon dont il traite les réponses. Ce
questionnaire était constitué de 24 entrées parmi lesquelles on donnera à titre d’exemple les
trois suivantes :
15) Parmi les réformes de 1946, quelles sont celles qui vous sont apparues
comme nécessaires ? Lesquelles comme prématurées ? Lesquelles comme trop
tardives ? Et quelles sont celles que vous avez considéré comme néfastes ?
16) La loi-cadre Defferre 1956-1957 vous est-elle apparue comme nécessaire ?
Comme prématurée ? Vous a-t-elle semblé venir trop tard ? Vous a-t-elle
parue malheureuse ?
17) Est-ce que vous pensez actuellement que la décolonisation était devenue
inévitable ? Pourquoi ?

Ces questions, qui arrivent après une question sur le travail en brousse ou en chef-lieu18— ,
portent en elle un présupposé : que l’enquêté est omniscient. Cette conception est à remettre
dans la perspective de l’idée – aujourd’hui largement remise en cause – d’une toute puissance

Il est au cabinet du secrétaire d’État à la France d’Outre-Mer en 1954 et titulaire de la chaire d’histoire moderne
et contemporaine de l’Afrique à la Sorbonne à sa création en 1962.
17
Utilisé dans les trois derniers chapitres : « L’ENFOM 1940-1959 » ; « Le corps dans une ère de changements
et de réformes » ; « Le legs ».
18
« 14) Avez-vous servi en brousse ou en chef-lieu ? Si dans les deux, lequel vous a plu davantage ? Pourquoi ?
», Cohen, op. cit., p.298.
7
coloniale19, selon laquelle l’administrateur aurait tenu le rôle d’un empereur ayant un grand
pouvoir sur la zone administrée et sur les destinées des personnes sous sa juridiction. De plus,
les réponses des anciens administrateurs coloniaux interrogés par Cohen sont présentées sans
être discutées, ni mises en perspective par ce dernier. En somme, oscillant entre le point de
vue de l’administrateur soucieux de la survie de l’empire ou celui du chroniqueur cherchant
dans le passé les ferments d’une mort annoncée, son point de vue se confond largement avec
celui des enquêtés : c’est un point de vue politique, métropolitain et impérial. Ainsi les lois et
réformes adoptées sous l’Union française sont présentées comme des dons de la métropole,
considérés, selon les cas, comme “opportuns” ou malvenus20. D’autre part, la présence de
députés africains défendant ces lois au sein de l’Assemblée nationale — Senghor21, par
exemple, qui est par ailleurs enseignant à l’ENFOM — et même d’Africains au sein de
l’ENFOM est ici passée sous silence. On peut en effet se demander pourquoi aucun des
Africains des promotions 1956-1959 recrutés comme futurs administrateurs n’a reçu le
questionnaire. Ces deux écueils expliquent le chapitre « Le legs »22 : lorsque l’Institut des
Hautes Études d’Outre-Mer (IHEOM) est créé en 1959 à la suite de l’ENFOM, Cohen y voit
l’indice d’une validation a posteriori par les élites africaines de la qualité du savoir
administratif professé et démontré sur le terrain par les « empereurs sans sceptres ».
L’ouvrage de Cohen est la seule étude sur le sujet mais c’est aussi une étude très marquée par
les biais historiographiques et politiques de son temps, qui non seulement ne permet pas de
décentrer le regard (l’histoire coloniale vue des colonies) mais de surcroît tend à valider un
certain nombre des présupposés sur lesquels reposait l’ordre colonial.

Il reste à situer notre recherche par rapport à l’historiographie existante sur les
décolonisations, d’une part, et sur les grandes écoles en France, d’autre part. Du point de vue
de l’histoire des rapports entre la France et l’Afrique nous souhaitons inscrire cette recherche
dans le sillage des travaux de Frederick Cooper (2014), en proposant une enquête
approfondie sur un objet bien spécifique et sous-étudié : l’ENFOM. Nous prenons également
en compte le renouveau historiographique dont l’histoire impériale a fait l’objet depuis une

19
Voir les discussions de Sylvie Thénault, « L’État colonial. Une question de domination » in Pierre
Singaravélou (dir.), Les empires coloniaux (XIXème-XXème siècle), Paris : Points, 2013, p.215-256.
20
Tableau 11 avec des réponses du type « considèrent les réformes comme opportunes », p.251.
21
Léopold Sédar Senghor (1906-2001), député tout en tenant une chaire à l’ENFOM de 1945 à 1959. Président
du Sénégal de 1960 à 1980.
22
Cohen, op. cit., p.276-294.
8
vingtaine d’années23. Saisis comme objets d’étude, les empires induisent en effet un triple
déplacement : « par rapport à « l’histoire nationale », en embrassant l’ensemble des
interactions entre métropoles et colonies ; par rapport à l’histoire de la colonisation, en
comparant les différentes situations locales (..) ; enfin, par rapport aux études culturelles, en
identifiant les logiques de circulations et de connexions impériales et trans-impériales »24.
Ces apports historiographiques nous permettent de penser l’ENFOM comme une grande
école à la fois nationale et impériale, tout en la rapportant aux tensions qui traversent l’Union
française, et ce pris enfin dans un contexte général de décolonisation du “Sud global”.

Les renouvellements historiographiques récents autorisent également une relecture critique


des travaux sur les grandes écoles en France, en particulier ceux sur l’École nationale
d’administration (ENA). L’absence de l’ENFOM dans les recherches de Jean-Michel Eymeri
(2001) soulève la question de l’impensé colonial. En effet, comment expliquer que ni
l’ENFOM — première véritable École nationale d’administration française si l’on excepte
l’éphémère École de 1848 —, ni l’Institut des hautes études d’outre-Mer (IHEOM), ni
l’Institut international d’administration publique (IIAP) ne soient pris en compte dans son
analyse ? Pourtant le titre d’administrateur civil était réservé, avant la création de l’ENA, aux
hauts-fonctionnaires coloniaux, et l’organisation des deux écoles (stage, scolarité, concours
de facilités)25finit par être symétrique.
Cet impensé colonial est aussi l’effet d’un nationalisme méthodologique, lequel peut
être analysé comme le dommage collatéral d’une sociologie quantitative, arrimée à une
production étatique — et à une politique nationale — des données. Cette politique de
production et d’archivage des données crée une division entre le national et l’étranger. Et
dans le cadre de l’empire et des décolonisations, la politique des données crée une division
entre la métropole et ses anciennes colonies. A titre d’illustration : le ministère des Colonies
met en place un bureau de statistique coloniale en 1934 — avant la création en 1943 du
service colonial des statistiques (SNS) — dont les fonctionnaires titulaires sont détachés du

23
Antoinette M. Burton (dir.), After the Imperial Turn: Thinking with and through the Nation, Durham [N.C.]:
Duke University Press, 2003 ; Frederick Cooper & Jane Burbank, Tensions of Empire – Colonial Cultures in a
Bourgeois World, Berkeley, California : University of California Press, 1997.
24
Pierre Singaravélou (dir.), Les empires coloniaux: (XIXe - XXe siècle). Paris: Ed. Points, 2013, introduction,
p.12.
25
On peut ajouter que certains professeurs de l’ENFOM donneront des cours à l’ENA, ou participent aux
conseils de l’école : par exemple René Cassin, professeur de Droit à l’ENFOM puis directeur du conseil
d’administration de l’ENA (1945-1960). Certains diplômés de l’ENFOM iront à l’ENA, on retrouve un
directeur d’études et un directeur de l’ENA diplômé de l’ENFOM.
9
Service national des statistiques ; et dont les archives finissent dans les années 1960-1970 par
être séparées de celles de l’Institut national de la statistique et des études économiques
(INSEE) et conservées dans un centre dédié26. Peut-on saisir « le champ des grandes écoles et
ses transformations »27, « le champ du pouvoir et ses transformations »28 comme se propose
de le faire Pierre Bourdieu (1989) sans prendre en compte l’idée que celles-ci ne sont pas
inscrites dans le cadre exclusif de l’État-nation ? Ainsi nous sommes arrivé à la conclusion
que les usages de la statistique étatique gagneraient à prendre en compte les apports de
l’histoire transnationale pour ne pas finir par produire des sciences sociales qui réduisent le
monde social au territoire national.

Méthodologie et plan du mémoire

Nous avons réalisé vingt entretiens avec six anciens élèves de l’ENFOM. Parmi ces
derniers, un seul a réellement exercé la profession d’administrateur colonial29. De manière
générale nos enquêtés se caractérisent par des carrières dans la haute fonction publique :
ambassadeur dans un ou plusieurs pays, siège au conseil d’Etat — l’un d’eux en a été
président —, enseignant puis directeur des études à l’IHEOM puis de l’Institut International
d’administration publique.
Le premier entretien s’est déroulé avec celui qui a été administrateur colonial30.
Benoît de L’Estoile a facilité notre entrée sur le terrain en nous donnant le contact
téléphonique de ce dernier. Son mail était accompagné de cette remarque : « Il est entré en
1950 à l'ENFOM (...), il m'a dit qu'il n'y avait pas dans son année d'élève africain. Il me dit
que certains ont "fini dans les prisons de Guinée" (...) C'est un personnage assez singulier,
voire excentrique, avec un côté très "vieille France" de sa génération »31. D’une durée de trois
heures, il a été assez déstabilisant. Déstabilisant pour trois raisons : l’enquêté — docteur en
sciences politiques — s’est mué en directeur de mémoire, suggérant des pistes intéressantes
de recherche pour le mémoire ; ensuite il a décidé d’appeler son réseau de l’ENFOM tout en

26
Centre des archives économiques et financières, Savigny-Le-Temple.
27
Pierre Bourdieu, La noblesse d’État: grandes écoles et esprit de corps, Paris : Les Éd. de Minuit, 2002
[1989], Deuxième partie, 183-328.
28
Pierre Bourdieu, op.cit., Troisième partie, 371-486.
29
Pierre Bourdieu, op.cit.,
30
Entretien le 07 novembre 2016 à 13h à son domicile.
31
Extrait du mail du 16 octobre 2016.
10
abandonnant l’idée de me présenter en mon nom propre mais en tant que « petit/jeune
Africain sympa » ; enfin, une partie de l’entretien a tourné autour de ses vues sur la France
d’Outre-Mer32, du développement et des « ethnies »33. Cela étant dit, nous évoquons
longuement cet entretien pour analyser la place attribuée à notre enquête par nos enquêtés. De
manière générale, l’entretien préliminaire a souvent été un moment pendant lequel nos
enquêtés ont éprouvé le besoin de se justifier d’avoir été administrateur (sans que la question
ne soit posée). Il a aussi eu pour résultat de m’ouvrir au réseau d’interconnaissances de
l’enquêté. Nos entretiens suivants se sont déroulés dans une atmosphère moins déstabilisante
: les enquêtés se montrent bienveillants, intéressés par nos études et disposés à nous aider.
Bien que nous ne mobilisions pas ces entretiens ultérieurs dans le cadre de ce mémoire, ils
ont été d’une valeur non-négligeable, nous permettant de mieux louvoyer dans les archives de
l’ENFOM et de mieux comprendre l’organisation de la scolarité, la place de la classe
préparatoire dans le parcours, les représentations partagées par le corps des administrateurs.

Notre parti-pris méthodologique s’est dessiné au fur et à mesure de la recherche. Tout


d’abord, nous avons pris le parti de de ne pas nous en tenir aux « archives de contact »34,
c’est-à-dire de ne pas travailler exclusivement sur le fonds d’archives de l’ENFOM mais de
resituer cette dernière dans un contexte discursif, social et institutionnel plus large. Ce choix
implique particulièrement de s’intéresser à la valeur du vocable « africanisation », à son
apparition dans les discours publics et à ses différentes sémantisations. Autrement dit, la
démarche a consisté à éviter la duplication par l’archive des logiques immanentes aux
institutions qui les ont produites. Ecrire l’histoire de l’africanisation des cadres de cette façon,
c’est prendre le risque de faire croire que la rencontre impériale ici, comme ailleurs, fût-ce
même à l’aune des décolonisations, s’est déroulée dans un face-à-face exclusif. En somme,
nous sommes allé traquer la notion d’africanisation telle qu’elle apparaît et qu’elle est
mobilisée hors les murs de l’avenue de l’Observatoire, en nous focalisant sur l’histoire du
mot, sur ses usages et sur les acteurs qui le mobilisent au sein du cadre impérial.
La première partie présentera les lieux d’énonciation du vocable, ainsi que ses
conditions politiques d’utilisation. Après avoir montré comment la notion d’africanisation

32
Il dit la France d’Outre-Mer lorsqu’il évoque le continent Africain.
33
« Vous venez d’où ? Vos origines ? Ah! Le Cameroun, un très beau pays ! Je suis passé une fois à Douala via
le port », note de carnet de terrain du 07 novembre 2016.
34
L’expression est empruntée à Romain Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-
Occident, XVIe-XVIIe siècles. Paris, Seuil, 2011
11
désigne et informe, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle politique
éducative au sein de l’Union française, nous en donnons une définition. Ensuite, nous
proposons un descriptif de la morphologie institutionnelle de l’ENFOM telle qu’elle
fonctionne avant les décrets de 1956 institutionnalisant son africanisation. La troisième partie
portera sur les propriétés sociales et les carrières des Africains au sein de l’ENFOM entre
1950 et 1958. Ayant repris à notre compte, au début de cette recherche, le plaidoyer de
Romain Bertrand (2011) pour une histoire « symétrique », et pour une pratique historienne
qui confère « une égale dignité documentaire à l’ensemble des énoncés en présence »35, nous
proposons finalement un épilogue qui sera l’objet d’un retour réflexif.

Présentation générale des sources et présence physique aux archives

Ainsi posée, l’exigence de ce parti-pris méthodologique a orienté la construction d’un


corpus pluriscalaire d’archives. Les sources ont été recueillies dans le but de traduire les
dynamiques croisées et incertaines du processus d’africanisation des cadres.
La nature du projet a justifié tout d’abord le recours à des sources numériques pouvant
retracer l’histoire du vocable « africanisation » et de sa mise à l’agenda public. Une recherche
sur ses occurrences36 sur la longue durée avec la base Gallica a été menée. La nature des
législatures après la Seconde Guerre mondiale — ils abritent des députés africains de la
première assemblée constituante du gouvernement provisoire (21 octobre 1945 au 10 juin
1946) à la première législature de la cinquième république (9 décembre 1958 au 15 juillet
1959) — a justifié le recours à des sources parlementaires. Ainsi une sélection de débats
parlementaires tenus et consignés dans les journaux officiels de la IVè république37a été
couplée à des fiches biographiques38.
Les archives de l’ENFOM, en tant que point nodal du processus d’africanisation des
cadres, représentent la partie la plus importante du corpus. Ces archives contiennent les textes

35
Bertrand, op. cit., p.15
36
Du XIXème siècle à la seconde moitié du XXème siècle.
37
http://4e.republique.jo-an.fr/ : intégralité des débats tenus et consignés dans les Journaux officiels publiés
entre le 7 novembre 1945 (JOAN Débats n° 1) et le 22 novembre 1958 (JOAN Débats n° 62), recherche
“africanisation”, 6 résultats : 432p.
38
À partir de la base de données des députés français depuis 1789 : http://www2.assemblee-
nationale.fr/sycomore/recherche et du Maitron en ligne : http://maitron-en-ligne.univ-
paris1.fr/spip.php?article185167
12
organiques39 et les projets de réforme de l’École entre 1935 et 195840 ; les procès-verbaux des
conseils de perfectionnement41 ; le fonds des mémoires des élèves42 ; les traces des
procédures d’admissions, d’attribution de bourses et de stages43 ; des relations extérieures44 ;
des rapports de concours et la documentation relative aux promotions dites C (élèves
africains) & D (fonctionnaires africains)45. Conservées à Aix-en-Provence, ces archives ont
été dépouillées à la lumière de celles du bureau responsable des études des ressortissants
d’outre-mer nommé « Bureau Études » au sein de la direction des Affaires politiques du
ministère des colonies. Nous avons particulièrement exploité celles relevant de
l’enseignement secondaire et supérieur, notamment celles portant sur la création des
universités coloniales46 , et celles relatives aux principaux travaux préparatoires de la loi-
cadre du 23 juin 195647. Ces différents documents ont été abordés en tenant compte des
réflexions introductives d’Ann Laura Stoler (2009) sur les archives coloniales, notamment
l’appel à prêter attention à la matérialité des documents : les notes au crayon ou au stylo, les
passages soulignés — pour marquer une correction ou une information importante — , les
passages surlignés, les commentaires et digressions en marge ou à la fin, les post-scriptum,
les ratures et autres repentirs graphiques qui traduisent les hésitations des acteurs48. Cette
approche ethnographique des archives est, aussi, à l’origine de l’usage, de notre part49 — de
deux autres groupes de documents : les archives de l’académie de Paris relatif aux classes
préparatoires à l’ENFOM50 ; une partie des archives statistiques du ministère des Colonies
(1896-1970), notamment les compilations statistiques sur la démographie et l’état de
l’enseignement en Afrique francophone avant 196051.

39
ANOM 1ECOL/1
40
Projets de réforme de l'École (1935-1958). ANOM 1ECOL/16
41
Conseils de perfectionnement : procès-verbaux des séances et rapports (1936/1961). ANOM 1ECOL/14
42
ANOM 1ECOL/124-161
43
ANOM 1ECOL/21, 1ECOL/31 et 1ECOL/33
44
ANOM 1ECOL/23
45
ANOM : 1ECOL/22, 1ECOL/122 et 1ECOL/123
46
ANOM 1AFFPOL/238
47
ANOM : 1AFFPOL/491 et 1AFFPOL/493
48
Ann Stoler, Along the Archival Grain. Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton, Princeton
University Press, 2009, p. 56
49
Notamment à des fins de vérifications de données présentes dans des articles et dans des ouvrages vieux de
plusieurs décennies et sans renvoi vers des notes de bas de page
50
Classes terminales et préparatoires : aj/16/8709-aj/16/8710
51
Centre des archives économiques et financières. Statistiques - Outre-mer : B-0057573/2 ; B-0057578/1 ; B-
0057585/1. https://www.economie.gouv.fr/caef/statistiques-outre-mer
13
Un troisième groupe de documents a été exploité avec, à notre esprit, la préoccupation
de trouver des documents levant le voile sur les expériences du public africain de l’ENFOM.
Il est constitué de deux autobiographies52, de fragments de correspondance évoquant deux
candidates africaines auxquelles le droit de se présenter au concours a été refusé53 ; d’un
commentaire à la marge d’un projet visant à créer une école coloniale pour femmes qui n’a
jamais vu le jour54.

Notre terrain en archives s’est constitué de 28 jours ouvrés aux Archives nationales
d’outre-mer (Aix-en-Provence) ; de deux jours au Centre des Archives Économiques et
Financières (Savigny-Le-Temple) ; et de huit journées aux archives nationales (Pierrefitte-
sur-Seine). Nous avons procédé à un traitement spécifique et systématisé : photos des
archives, notes dans un carnet de terrain, saisie intégrale sur Zotero d’un dossier choisi
aléatoirement dans l’ordre chronologique des documents : « 0. Impressions générales :
informations sur le carton, page de garde, couleur, poids, contenu, nombre de feuillets », « 1.
Intitulé du 1er feuillet : description générale, description des ratures, soulignements, renvois
à, etc. »,…., « N. Intitulé du Nème feuillet : description générale, description des ratures,
soulignements, renvois à, etc. ». Cette saisie intégrale a permis à la fois de créer des fiches-
types et d’avoir une image mentale claire du fonds. Chaque partie sera donc accompagnée
d’images et/ou d’annexes d’une retranscription de la source. Lorsqu’une archive est
manquante — c’est le cas de certains dossiers d’élèves à Aix-en-Provence —, nous essayons
d’en présenter les raisons au regard des régularités repérées dans les dossiers administratifs.

52
Nous avons fait le choix de croiser celles de Diouf (2014) et Dieng (2011) aux trajectoires différentes : Diouf
sort major de l’ENFOM, Dieng est exclu car il prend publiquement parti pour l’indépendance.
53
Rapport de jury : ANOM 1ECOL/22
54
Feuillets suggérés par Pascale Barthélémy lors du séminaire “Mondialisation(s)” à l’ENS, le 11 janvier 2017 :
ANOM 1AFFPOL/878, gestion du personnel (1944).
14
Partie A
L’Africanisation : le mot et la chose

A-1. L’africanisation : le mot

« L’apparition d’un vocable ne doit donc être ni sous-estimée,


ni sur-interprétée. Elle signale autre chose qu’un simple
remaniement du vocabulaire des lettrés ; mais elle ne marque
évidemment pas l’émergence de ce à quoi elle se rapporte. Par-
delà les mots qui restent une entrée en matière empirique
décisive, il s’agit plutôt, dans la tradition ouverte par l’analyse
sociologique des formes de classification, de retrouver les
relations qu’entretiennent nécessairement puisque
existentiellement, les univers pratiques et les univers
symboliques. »55

« Cette crainte de l’africanisation, ou, pour parler plus


simplement, d’un nouveau Saint-Domingue, était une de celles
qui avaient le plus agi sur l’esprit des créoles propriétaires
d’esclaves et sur les États du sud. »56

L’important n’est pas de dégager une essence de l’africanisation ou une liste de ses
invariants, mais de souligner les différentes acceptions et formes de classification qui
l’accompagnent dans la longue durée. Le vocable « africanisation », de manière générale, fait

55
Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique »,
Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique , t. III : L’action politique, p. 469-565.
56
Annuaire des deux mondes : histoire générale des divers états, 1854-1855, p.714
15
partie de la famille de concepts à partir desquels un opposé peut être nommé. C’est aussi un
concept unificateur, porté par des acteurs autour d’une cause ou d’une institution.

Dans un premier temps nous présenterons les premiers usages du vocable. Puis nous
présenterons les conditions politiques de son utilisation au cours de la seconde moitié du
XXème siècle. La politique éducative qui accompagne ces mutations fera l’objet d’un
troisième développement.

Brève histoire du mot hors des murs de l’assemblée nationale (XIXè siècle - 1939)

Le mot « africanisation » est peu mobilisé : 174 occurrences dans la base Gallica entre
1855 et 2006. 127 fois dans un livre, et 47 fois dans des périodiques. Il est très peu mobilisé
au XIXème siècle (6 fois), et au XXIème siècle57. C’est donc pour l’essentiel un mot du
XXème siècle (166 occurrences), et surtout du second XXème siècle : 155 occurrences après
1955.
On le rencontre sous deux acceptions avant les années 1950. La première occurrence
arrive après un long commentaire sur « l’idée d’acquisition de l’île de Cuba » (1854-1855)
par les États-Unis et traduit l’idée d’un État d’esclaves libérés. Dans cette acception et tout au
long du XIXème siècle, le concept opposé à l’africanisation est l’esclavage : « Cette crainte
de l’africanisation, ou, pour parler plus simplement, d’un nouveau Saint-Domingue, était une
de celles qui avaient le plus agi sur l’esprit des créoles propriétaires d’esclaves et sur les États
du sud »58. Durant la première moitié du XIXème siècle, et la crise péninsulaire et impériale
de l’Espagne (1808-1824), ceux qui veulent l’indépendance de Cuba ou seulement des
libertés civiles et politiques finissent par devoir quitter l’île, et s’installer aux États-Unis,
notamment à New York et à La Nouvelle-Orléans. Au regard de l’importance économique de
Cuba dans les années 1850 — premier producteur mondial de tabac et troisième de café —,
les États-Unis désirent annexer l’île. Deux expéditions échouent : la première depuis La
Nouvelle-Orléans en 1850 et la seconde l’année suivante59. La contre-offensive imaginée par

57
Jean-François Sirinelli (dir.), Dictionnaire de l'histoire de France, Paris : Larousse, 2006, p.288.
58
Annuaire des deux mondes : histoire générale des divers états, 1854-1855, op. cit.
59
Romy Sánchez, «Les séparatistes cubains aux États-Unis, 1848 – 1878. Entre exil et clandestinité», Bulletin
de l'Institut Pierre Renouvin, vol. 38, no. 2, 2013, pp. 33-47 ; et pour une synthèse des relations conflictuelles
entre les États-Unis et l’Espagne : Jean-David Avenel, La guerre hispano-américaine de 1898 : la naissance de
16
l’Espagne consiste à envisager, si elle est incapable de maintenir sa domination sur l’île à
cause des actions concertées des propriétaires américains d’esclaves — des États du Sud —
et des séparatistes, de libérer par décret tous les esclaves de Cuba.

La seconde acception, qui émerge au tout début du XXème siècle, désigne le


processus de dégénérescence que les contacts prolongés avec des populations noires sont
supposés provoquer chez les Européens. On la rencontre notamment lorsqu’il est question de
la présence d’Africains dans l’armée. On lit ainsi dans le Journal officiel (1910), après un
bref rappel de la crise ouverte entre la France et l’Allemagne à propos du Maroc en 1905 :
Nous ne pouvons admettre que les soldats allemands soient de nouveau exposés à subir le choc de
l'impression morale de pareilles hordes africaines, affublées de l'uniforme français (...) de même la
majorité bien pensante du peuple français saura empêcher, par son Parlement, l'africanisation de son
60
armée, et cela une fois pour toutes .

Cette intervention à la chambre des députés semble être une opposition au plaidoyer du
lieutenant-colonel Charles Mangin appelant à la création d’une « force noire »61 . Avec le
souvenir de la défaite de 1870 encore présent, il s’agit moins d’une opposition nette à toute
présence dans l’armée qu’à leur incorporation. Pour Adolphe Messimy, il faut « des hommes
et du sang »62 d’Afrique, et non une force assimilable à l’armée Française à cause de
l’uniforme et de la vie en commun sur les champs de bataille.

La troisième acception tient dans l’idée qu’il y aurait une culture africaine
incommensurable qu’on peut incorporer ou des problèmes typiquement africains que l’on
peut résoudre.
Il serait heureux qu’on fit, au plus tôt, une part plus large à l’étude des matières spéciales. La
modification — l’africanisation si l’on veut — de l’enseignement technique aurait pour effet de nous
assurer un triomphe certain, dans les luttes économiques qui, déjà, s’ébauchent pour la conquête
63
commerciale des pays neufs.

Cette idée est à réinscrire dans le cadre du projet impérial. De manière générale, la « société
impériale » française doit exercer une double domination — territoriale et scientifique — qui

l'impérialisme américain, Paris : Economica, 2007.


60
M. Messimy, Chambre des députés — 1ère séance du 18 février 1910, p.933
61
Charles Mangin, La force noire, Paris : Hachette, 1910.
62
« L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et des flots de sang ; l’or nous ne
songeons pas à le lui réclamer. Mais les hommes et le sang, elle doit nous le rendre avec usure », Le Matin, 3
septembre 1910.
63
Tribune de Amédée Riderhagen, “Nos écoles de commerce, il faut un enseignement africain”, L’écho
d’Alger, 1912-08-18
17
s’appuie sur le développement des « sciences coloniales64» et l’essor d’un réseau
d’institutions de recherche. Dans l’extrait de L’écho d’Alger cité ci-dessus, il s’agit d’un
plaidoyer pour « africaniser » les cours au sein des écoles de commerce.
Si la valeur polysémique du mot « africanisation » entre 1855 et la première moitié du
XXème siècle est évidente, elle le restera dans la seconde moitié mais traduira d’autres
enjeux.

Le mot « africanisation » dans la seconde moitié du XXème siècle : l’africanisme et


l’Union française

Dans la seconde moitié du XXème siècle, le vocable sera principalement mobilisé à


l’Assemblée nationale. Pour contextualiser ces différentes utilisations, nous commencerons
par une brève synthèse de l’histoire de l’africanisme et sa réception par les élites auxiliaires.
Ensuite nous expliquerons comment les changements politiques induits par la constitution de
1946 encadrent le vocable et figent ses différentes significations. Ce sera l’occasion de
proposer une définition de la notion d’africanisation et une analyse de son inscription au
coeur de transactions spécifiques entre la métropole et ses anciennes colonies.
Ce qui cristallise les différentes significations de l’africanisation, c’est le champ des
études africanistes. Faisant l’esquisse d’une comparaison franco-britannique du dit champ,
de l'Estoile65 explique que la création de la Société des africanistes (Paris), en 1930, contribue
grandement à la constitution de l'africanisme en discipline et ce, pour plusieurs raisons. L’une
des raisons principales tient dans les solutions à trouver devant les problèmes sociaux
inhérents à la situation coloniale. L'objectif préconisé est d'étudier les langues et civilisations
africaines. Souvent à partir d’une monographie d’une petite unité de vie, il s’agit de parvenir
à une plus grande intelligibilité de la « mentalité africaine »66. L’idée de mentalité africaine
n’est pas l’apanage exclusif des africanistes ou des colonisateurs. Elle se retrouve aussi dans
les monographies réalisées par les jeunes instituteurs de l’école normale de William Ponty de
Sébikotane sur tel village ou telle région publiées dans le Bulletin de l’enseignement en
A.O.F. (devenue Éducation Africaine dans les années 1930). D’après Jézéquel (2002), la

64
Pierre Singaravélou, Professer l’Empire : Les “sciences coloniales” en France sous la IIIe République, Paris
: Publications de la Sorbonne, 2011.
65
Benoît de L'Estoile, « Africanism & Africanisme. Esquisse de comparaison franco-britannique », in Anne
Piriou et Emmanuelle Sibeud (dir.), L'Africanisme en questions, Paris, EHESS-Centre d'études africaines, 1997,
p.18-42
66
Benoît de L'Estoile, op. cit., p.29
18
période est marquée par la participation progressive des instituteurs aux monographies
d’auteurs africanistes à la légitimité établie. Ainsi, il explique que : « la force de persuasion et
la cohérence du discours colonial imposent une violence symbolique aux normaliens. Ces
derniers sont amenés à reconnaître la colonisation comme un processus légitime et nécessaire
dans un continent “arriéré” »67. Ainsi on peut parfois lire dans leurs textes des expressions
comme : « ces indigènes », « nous les évolués », « potentats sanguinaires », « despotes
barbares avant la colonisation »68, etc. Après la seconde guerre mondiale, ce discours colonial
va subir quelques inflexions.

Après la défaite de mai-juin 1940, un général alors relativement méconnu, à la


légitimité incertaine, appelle à la résistance. Recevant peu de réponse, il confie « au
professeur Denis Saurat : « Il me faut une terre… une terre française. N’importe où. Une base
française, un lieu à partir duquel nous puissions commencer. »69 . Cette base française repose,
non sur l’apport de Londres, mais sur un assemblage de territoires coloniaux : principalement
l’Afrique Equatoriale Française (A.E.F : englobant Tchad, Oubangui-Chari, Congo français
et Gabon) et le Cameroun, pays sous tutelle. Cette reconstruction de la France — « la France
libre » — s’est faite sur trois volets. Tout d’abord, le volet économique avec le financement
de la cause avec : l’or gabonais et congolais ; le caoutchouc de l’A.E. F et du Cameroun ;
l’impôt et l’extraction de matières premières. Ensuite le volet militaire avec les soldats du
Tchad, du Cameroun et d’Oubangui (actuelle République centrafricaine) au cœur des
premières opérations militaires en Libye et dans la Corne de l’Afrique entre 1940 et 194370.
Ce volet militaire est le lieu de renversements ponctuels des relations de domination où des «
indigènes » acquis à la cause gaulliste vont se battre contre des commandants demeurés
fidèles à Vichy. Le dernier volet de la reconstruction de la France après la seconde guerre —
celui qui nous intéresse, ici — est administratif. Brazzaville est devenue la capitale de la
France libre dès le 28 Août 1940 : un pôle administratif se crée, la diplomatie et l’autorité s’y
exercent. À la libération de la France (1945), le gouvernement provisoire du général de
Gaulle organise des élections législatives afin qu'une nouvelle Assemblée constituante (du 06

67
Jean-Hervé Jézéquel, Les mangeurs de craies ». Socio-histoire d’une catégorie lettrée à l’époque coloniale.
Les instituteurs diplômés de l’École normale William Ponty, thèse sous la direction de Elikia M’Bokolo, Paris,
École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2002, 2 vol. ; p.158.
68
Jean-Hervé Jézéquel, op. cit.
69
Cité dans Jean-Pierre Bat, « 1940 La France libre naît en Afrique-Équatoriale », in Patrick Boucheron (dir.),
Histoire mondiale de la France, p.1523-1533 : p.1297.
70
Eric Jennings, La France libre fut africaine, Paris : Perrin, 2014.
19
novembre 1945 au 10 juin 1946) rédige une nouvelle constitution pour démocratiser la
représentativité et la légitimité du pouvoir — après la collaboration — des institutions dans
une nouvelle République. C’est dans ce cadre que l’on voit entrer un nombre conséquent
d’africains à la chambre des députés : entre la IIIè République et le gouvernement provisoire
de 1945, la représentation africaine par des « indigènes » passe de 1 à 871.
De plus, la constitution de 194672 introduit dans le paysage politique un terme
nouveau : « Union française ». Pour saisir le sens de ce vocable, il faut se référer au
préambule :
La France forme avec les pays d’outre-mer une Union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs sans
distinction de races ni de religions. L’Union française est composée de nations et de peuples qui
mettent en commun et coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations
respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité.

Sa définition territoriale est formulée par l’article 60 : « L’Union française est formée, d'une
part, de la République française qui comprend la France métropolitaine, les départements et
territoires d'outre-mer, d'autre part, des territoires et Etats associés. » L’expression «
République française » désigne à la fois la France et ses anciennes colonies (Antilles,
Algérie). Les territoires associés sont le Cameroun et le Togo placés sous sa tutelle par la
Société des Nations après la première guerre mondiale ; les états associés sont l’Indochine, le
Maroc et la Tunisie. De plus, l’Union française a une assemblée dont quelques articles du
titre VIII définissent les attributions :
Article 66. - L'Assemblée de l'Union française est composée, pour moitié, de membres représentant la
France métropolitaine et, par moitié, de membres représentant les départements et territoires d'outre-
mer et les Etats associés.
Une loi organique déterminera dans quelles conditions pourront être représentées les diverses parties de
la population.
Article 67. - Les membres de l'Assemblée de l'Union sont élus par les assemblées territoriales en ce qui
concerne les départements et territoires d'outre-mer ; ils sont élus, en ce qui concerne la France
métropolitaine, à raison de deux tiers par les membres de l'Assemblée nationale représentant la
métropole et d'un tiers par les membres du Conseil de la République représentant la métropole.
Article 68. - Les Etats associés peuvent désigner les délégués à l'Assemblée de l'Union dans des limites
et des conditions fixées par une loi et un acte intérieur de chaque Etat.

On voit en germe, dans l’assemblée de l’Union Française, une idée fédérale entre la
métropole et ses anciennes coloniales. Néanmoins, cette assemblée, en plus d’être
uniquement consultative, n’est pas représentative : le suffrage n’est pas universel ; on a un
double collège électoral — pour « sujets » et « citoyens » — ; les états associés n’y sont pas.

71
Philippe Guillemin, « Les élus d'Afrique noire à l'Assemblée nationale sous la Quatrième République ». In:
Revue française de science politique, 8ᵉ année, n°4, 1958. pp. 861-877.
72
Constitution de 1946, IVè République : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-
constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-de-1946-ive-
republique.5109.html
20
Malgré ce caractère inégalitaire, on assiste à une intense activité parlementaire au sujet des
territoires d’outre-mer. Deux grandes lois en sont le résultat dès la première année : la loi
n°46-645 dite loi Houphouët-Boigny (député représentant la Côte-d’Ivoire) abolissant le
travail forcé ; la loi n° 46-940 du 7 mai 1946 dite loi Lamine Guèye (député du Sénégal)
abolissant le régime de l’indigénat. C’est dans ce contexte qu’il faut saisir la genèse des
intenses débats autour de l’« africanisation » au sein de l’Assemblée.

Le problème de l’« africanisation » à l’Assemblée nationale

Nous avions signalé en début de ce chapitre que le vocable « africanisation » fait


partie de la famille de concepts à partir desquels un opposé peut être nommé. Une première
lecture extensive de ces différentes occurrences73 permet de dégager le couple plus récurrent :
africanisation — autonomisation (administrative/politique) — versus insurrection. Notre
analyse des occurrences et des conditions politiques mobilisant les différents groupes au sein
de l’Assemblée sera à la fois chronologique et thématique.
La toute première occurrence du mot se fait lors de la discussion autour d’un projet de
loi sur les institutions territoriales et régionales du Togo — contenu dans la constitution de
1946 —.

Nicolas Grunitzky (1913 - 1969)74


Né le 5 avril 1913 à Atakpamé (Togo) d’un père allemand, il fait ses études en France : Lycée de
Mignet à Aix-en-Provence, puis à Paris des études d'ingénieur en travaux publics. Il exerce deux
mandats à l’assemblée nationale pendant la IVè république : du 17 juin 1951 au 1er décembre, et
du 2 janvier 1956 au 8 décembre 1958. Après ses études, il intègre d'abord l'administration
coloniale française, avant de créer sa propre entreprise. Il est l'un des membres-fondateurs du
PTP (Parti Togolais du Progrès) créé en 1946 et l'emporte aux élections législatives de 1951 sur
Martin Aku, député sortant.

Défendant, le projet d’instituer au Togo un conseil de gouvernement, le député togolais


Grunitzky souligne que c’est donner à ses membres un statut, leur accorder le droit de regard
et de contrôle sur les services publics, accroître les pouvoirs de l’assemblée territoriale, autant
de mesures contenues dans l’expression : « Capacité de conduire ses propres affaires » qui

73
Analyse de 6 numéros du Journal Officiel dont 5 en particulier : N°48 du 5 avril 1951, N°137 du mercredi 03
novembre 1954, N° 202 du 16 décembre 1954, N°36 du 03 mars 1955, N°129 du 23 juillet 1955. Total : 432
pages.
74
Fiche réalisée à partir de la base de données: http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/recherche
21
constitue le titre de son intervention75. Il considère que, choisir d’éluder ces demandes, c’est
accumuler de graves erreurs et « se préparer à des lendemains amers »76. Dans son
intervention, il finit par poser finit par poser comme inéluctable une telle évolution des
rapports au sein de l’Union Française en souhaitant que la réforme du statut togolais s’étende
prochainement à d’autres territoires, qui eux, « constitutionnellement, font partie intégrante
de la République »77. Les réformes territoriales à destination des pays sous tutelle, viennent
répondre à la vague de revendications qui secouent le continent : notamment au Cameroun où
gronde une révolte qui se transformera en conflit armé dès 195578. Cette intervention fait
écho au projet fédéraliste porté par le Groupe des Indépendants d’outre-mer79. Ce groupe de
députés africains non-affiliés aux partis métropolitains — dont les figures de proue sont les
Sénégalais Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia — défend une Union française avec un
collège électoral unique, une représentation égalitaire à l’assemblée. L’africanisation signifie
donc dans un premier temps la réalisation politique des dispositions prévues dans la
constitution de 1946. Autrement dit, l’association des ressortissants des départements et
territoires d’outre-mer à la gestion des affaires.

La seconde occurrence vient donner un autre sens à l’africanisation. Si ces deux sens
ne sont pas exclusifs, il convient de noter qu’ils sont portés par deux acteurs aux dispositions
différentes : d’un côté un député togolais utilisant la situation juridique particulière des états
associés pour revendiquer des droits au nom de tous les territoires d’outre-mer ; de l’autre
côté un second député — ressortissant d’une ancienne colonie — qui ne peut pas vraiment
faire usage du même registre d’arguments.
« Administrer, c'est prévoir. Il faut donc prévoir l'intégration des élites africaines dans
l'administration de leur pays ; cela évitera des conflits, comme ceux que nous avons connus,
en Indochine et ailleurs »80 : c’est l’argument-clé du député Guinéen Diawadou Barry lors de
son intervention fleuve à l’Assemblée nationale le 16 décembre 1954.

75
J.O. N°137 du mercredi 03 novembre 1954, p.4695
76
J.O. N°137 du mercredi 03 novembre 1954, op. cit.
77
J.O. N°137 du mercredi 03 novembre 1954, op. cit.
78
Voir la somme de Deltombe, Thomas, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa. Kamerun! une guerre cachée aux
origines de la Françafrique (1948 - 1971). Paris: La Découverte, 2011.
79
Philippe Guillemin, op. cit.
80
J.O. A.N. N° 123 de 1954 - Séance N° 202 du 16 décembre 1954, p. 6441.
22
Diawadou Barry (1916 - 1973)81
Né le 10 mai 1916 à Kolo (Guinée), diplômé de l’école normale William Ponty. Il exerce
deux mandats à l’Assemblée nationale pendant la IVè république : du 27 juin 1954 au 1er
décembre 1955 et du 2 janvier 1956 au 8 décembre 1958. Il participe sans succès aux
élections législatives de novembre 1946 (sur la liste du Parti Socialiste de Guinée de
Mamba Sano, face à Yacine Diallo) mais fut élu conseiller général de Dabola au mois de
décembre. En 1947, il adhéra brièvement, comme de très nombreux hommes politiques
guinéens, au RDA et prit part au comité de rédaction du Phare de Guinée, son organe de
presse. Mais il quitta le parti en 1948 et contribua à la formation, en 1949, du Comité
d’Entente Guinéenne (CEG). Il s’agissait d’une plateforme politique des groupements
ethnico-régionaux, dont il devint le vice-président. En juin 1951, il se présenta aux
élections à l’Assemblée Nationale sur la liste d’Union française d’action démocratique et
sociale, mais perdit face à Yacine Diallo et Mamba Sano. Il fut réélu conseiller territorial
en 1952 puis remplaça Paul Tétau, décédé en mai 1953, à l’assemblée de l’Union
française en 1953-1954. Lors des élections de juin 1954, il bat Sékou Touré, syndicaliste
et leader du Parti Démocratique de Guinée (PDG), mais sa victoire est contestée :
l’administration coloniale est accusée d’avoir organisé la fraude pour garantir son
élection82.

La journée parlementaire du 16 décembre 195483 est animée par la question de la réforme des
statuts des cadres de l’administration d’outre-mer. Au sein de l’administration coloniale en
A.O.F. et en A.E.F., il existe en effet deux types de cadres : le cadre indigène, constitué
exclusivement des corps du personnel autochtone, et le cadre général, composé des corps du
personnel métropolitain. Le cadre indigène est placé sous l’autorité du gouverneur de la
colonie, tandis que le cadre général se trouve sous la tutelle directe du ministère de la France
d’Outre-Mer. Le cadre indigène est un subalterne, soumis en tout point de vue au cadre

81
Fiche réalisée à partir de la base de données: http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/recherche et du
Maitron en ligne. Chaque fois, nous avons fait le choix d’arrêter nos fiches aux années du journal cité pour
éviter de juger des propos a posteriori selon la trajectoire des individus
82
Diawadou Barry : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article185167
83
J.O. A.N. N° 123 de 1954 - Séance N° 202 du 16 décembre 1954
23
général : « [...] quel que soit son grade, l’agent indigène reste subordonné au fonctionnaire ou
agent européen »84 .
Les députés africains désirent que la nouvelle réforme ne comporte pas de cadres généraux
distincts pour Africains et pour Européens. Robert Buron, alors (premier) ministre de la
France d’Outre-Mer sous le gouvernement de Pierre Mendès-France rappelle que « l'accès au
concours B d'administrateur est, de toute façon, prévu, et que les élites titulaires des diplômes
exigés, peuvent toujours se présenter à l'Ecole nationale de la France d'outremer et ainsi
accéder aux plus hauts emplois de l'administration »85. Le concours B d’administrateur est le
concours ouvert aux fonctionnaires ayant exercé pendant quatre années dans n’importe quel
cadre (local/général) ou dans l’armée. Robert Buron choisit donc d’écarter l’idée d’une
réforme juridique qui abolirait la discrimination au coeur de l’administration outre-mer. Cette
réponse du ministre fait réagir le député Barry et le jeune député du Soudan français [Mali]
Hamadoun Dicko. Juste après que le premier a rappelé que l’étape de formation des élites
africaines a été « franchie »86, le second demande à connaître ses intentions en ce qui
concerne l’africanisation des fonctions de responsabilité et d’autorité, celles « (...) liées aux
corps des administrateurs de la France d'outremer, des magistrats, des inspecteurs et
contrôleurs du travail »87. Dicko, ici, plaidant pour un recrutement spécifique des contrôleurs
du travail pour que la loi Lamine-Guèye88 soit appliquée dans les règles, agite le risque « (...)
d’un mécontentement et d'une agitation extrêmement néfastes »89. Ici, la demande
d’africanisation s’appuie sur la situation politique instable de l’Union française : la guerre
d’Indochine (1946-1954) a pris fin il y a à peine 5 mois, la guerre d’Algérie est déclenchée
depuis moins de 2 mois. À défaut d’utiliser l’arme du droit comme Grunitzky, les députés
vont plusieurs fois agiter le voile de possibles insurrections dans tout l’A.O.F.

Trois mois plus tard, après ces interventions, la question du statut des fonctionnaires
anime toujours les débats. Le 3 mars 1955, Jean-Jacques Juglas, qui n’aura tenu qu’un mois à
la tête du ministère de la France d’Outre-Mer sous le gouvernement de Mendès-France, crée
un nouveau cadre des attachés de la France d’Outre-Mer qui est jugé aussi insatisfaisant que

84
Jacques Kuoh Moukouri. Doigts Noirs. Je fus écrivain-interprète au Cameroun, Montréal : Les éditions à la
page, 1963, p.26.
85
J.O. A.N. N° 123 de 1954 - Séance N° 202 du 16 décembre 1954, op.cit.
86
J.O. A.N. N° 123 de 1954 - Séance N° 202 du 16 décembre 1954, op.cit.
87
J.O. A.N. N° 123 de 1954 - Séance N° 202 du 16 décembre 1954, op.cit.
88
Il ne fait pas de différence entre la loi n° 46-940 du 7 mai 1946 mettant fin au régime de l’indigénat à celle
n°46-645 du 11 avril 1946 (dite Loi Houphouët-Boigny) mettant fin au travail forcé.
89
J.O. A.N. N° 123 de 1954 - Séance N° 202 du 16 décembre 1954, op.cit.
24
celui proposé par son prédécesseur. Le ministre Juglas a déclaré au Conseil de la République,
que 80% des postes de ce nouveau cadre seraient réservés aux seuls fonctionnaires du cadre
de l’administration générale et 20% sur concours aux auxiliaires et aux fonctionnaires
supérieurs locaux. Le député Hamadoun Dicko insiste sur le fait qu’il existe un cadre local de
fonctionnaires ayant la même destination, avec cette seule différence que : « dans le premier,
il y a plus de Français d'origine métropolitaine que de Français d'origine africaine, tandis que
dans le second, celui des chefs de bureau des services financiers et comptables qu'on appelle
en Afrique équatoriale française le cadre supérieur catégorie A, il y a davantage de Français
d'origine africaine »90. D’autant plus que sur les 20% des postes, la condition primordiale
d’accès au concours est d’être en possession d’une licence, aucune discrimination par rapport
à l’origine n’étant justifiable depuis la loi Lamine Guèye (1946) sur la citoyenneté française.
Sous les applaudissements de l’assemblée, le député René Malbrant — représentant de
l’Oubangui-Chari [Tchad] et rapporteur de la séance — laisse la parole au ministre, en
rappelant qu’il s’agit ici de l’intérêt national car « on connaît trop d'exemples des
conséquences du défaut d'association des élites à la conduite des affaires outre-mer ». Jean-
Jacques Juglas défend son projet en mentionnant qu’en l'état actuel des choses et dans le
cadre de l'administration générale de la France d'outre-mer, il n’y a qu'un très faible
pourcentage de licenciés africains ; et que c’est pour cette raison qu’il a demandé à la tribune
du Conseil de la République — au nom du gouvernement précédent — que tous les licenciés
africains soient intégrés automatiquement dans le nouveau cadre. Cette séance parlementaire
est importante car elle est celle où plusieurs députés de groupes parlementaires prennent
partie pour une association plus grande des élites auxiliaires africaines à la gestion de leurs
territoires. De plus, elle montre que la ligne du ministère de la France d’outre-mer n’a pas
bougé : l’accès aux fonctions de responsabilité est conditionné par des titres scolaires et une
école ; la seule solution possible aux demandes d’africanisation n’est pas une réforme mais
l’intégration aux grands corps par l’Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer.

Le dernier débat évoquant l’africanisation porte sur les dépenses militaires du


ministère de la France d’Outre-Mer pour les exercices 1955 et 1956. Maurice Bayrou, alors
secrétaire d’État du ministre Pierre-Henri Teitgen, désire s’exprimer sur « le sujet de
l’africanisation des cadres »91 avant d’aborder la question des matériels et équipements. Sur

90
J.O. A.N. N°22 de 1955 - séance N°36 du 03 mars 1955, p.989
91
J.O. A.N. N°76 de 1955 - séance N°129 du 23 juillet 1955, p.4216
25
l'ensemble des effectifs des forces terrestres stationnées outre-mer, il a été prévu que
« la proportion de gradés autochtones passerait de 29 p. 100 en 1954 et 1955 à 32 p. 100 en
1956 »92. Les mesures prises dans ce but sont les suivantes :
« - ouverture d'une « Corniche » à Dakar à compter du 1er octobre 1955;
- Création de centres de préparation aux écoles militaires d'armes : un à Dakar pour les candidats d'A.
O. F. et d' A. E. F., un à Madagascar pour les candidats de la Grande Île, de la Réunion et de la Côte
française des Somalis ;
- Poursuite du plan de développement des écoles militaires préparatoires africaines : quatre en A. O. F.,
trois en A. E. F. et une à Madagascar ;
- Développement des centres de formation préliminaire ;
Enfin, cours de perfectionnement, notamment en ce qui concerne l'instruction générale. »93

En 1955, quatre écoles militaires préparatoires existent en Afrique occidentale française : à


Saint-Louis, Bingerville, Ouagadougou et Kati ; une en Afrique équatoriale française, à
Brazzaville ; une enfin, à Madagascar, à Fianarantsoa. Ces écoles réunissent un effectif total
de plus de 500 élèves, « effectif qui est appelé à doubler progressivement dans les prochaines
années »94. D’après Maurice Bayrou, cette africanisation doit aboutir, en 1958, à
l'organisation suivante : une école à Saint-Louis, pouvant recevoir 180 élèves ; une école à
Bingerville pouvant recevoir 180 élèves, pour des cours techniques ; une école à
Ouagadougou pouvant recevoir 150 élèves, pour des cours complémentaires. Après
l’énonciation cette évolution de la situation des soldats africains, suit l’intervention du député
Guinéen Mamba Sano au nom du groupe des indépendants d’outre-mer. Mamba Sano fait
une longue présentation de l’histoire de la gendarmerie depuis Napoléon puis il dit : « je suis
persuadé, (...), que si le territoire de Madagascar avait été préalablement pourvu d'un potentiel
appréciable de gendarmerie connaissant la contrée, la psychologie, les concepts moraux, la
structure sociale et les aspirations des âmes malgaches, la rébellion dont il a tant souffert eût
été impossible (...) »95 . Nous ne sommes plus dans l’évocation voilée des conflits qui
traversent l’Union française, le député utilise le souvenir de des dizaines de milliers de morts
à la suite l’insurrection malgache (1947-1948) violemment réprimée96. Pour lui une
gendarmerie africanisée, avec des moyens conséquents peut déceler très tôt les signes avant-

92
J.O. A.N. N°76 de 1955 - séance N°129 du 23 juillet 1955, op.cit.
93
J.O. A.N. N°76 de 1955 - séance N°129 du 23 juillet 1955, op.cit.
94
J.O. A.N. N°76 de 1955 - séance N°129 du 23 juillet 1955, op. cit.
95
J.O. A.N. N°76 de 1955 - séance N°129 du 23 juillet 1955, p.4222
96
Sur l’insurrection malgache : Jacques Tronchon, L'Insurrection malgache de 1947, Paris : Karthala 1986 ;
Claude Liauzu (dir.), Colonisation : droit d’inventaire, Paris : Armand Colin, 2004.
26
coureurs, et dissiper les malentendus et les incompréhensions réciproques par des moyens
pacifiques de persuasion, d'apaisement et de satisfaction adéquats aux circonstances, sans
effusion de sang. Rappelant le vieil adage qui dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir, le
député Mamba Sano affirme que le groupe des indépendants d’outre-mer, au nom duquel il
parle, estime que « la formation d'une gendarmerie spécialisée, entraînée, stable, ayant une
véritable vocation africaine, adaptée aux particularités et conditions locales (...) pourvue de
larges moyens d'action, non pas toujours pour sévir, mais pour éduquer, éclairer (...) »97 peut,
à l’avenir, rendre inutile l'emploi des forces de répression armées, en cas d'incidents ou de
« convulsions inhérentes à la période de fièvre de croissance »98 que traversent les pays neufs.
Ces trois exemples permettent de conclure que la notion africanisation dans la
deuxième moitié du XXème siècle signifie pour les députés africains l’accès aux fonctions de
responsabilité au sein du cadre général à la fois sur le plan militaire et le plan civil. Sur le
plan civil, quelques mois après ces débats, la loi-cadre n° 56-619 du 23 juin 195699 vient
autoriser le gouvernement français à « mettre en œuvre les réformes et à prendre les mesures
propres à assurer l’évolution des territoires relevant du ministère de la France d’outre-mer ».
Deux séries de questions traversent la suite de notre analyse : pourquoi une « loi-cadre » vient
répondre aux revendications et non une réforme constitutionnelle sur le modèle de la
constitution de 1946 ? Autrement dit, qu’est-ce qui est au cœur de ce revirement au sein du
ministère de la France d’outre-mer ?

97
J.O. A.N. N°76 de 1955 - séance N°129 du 23 juillet 1955, op.cit.
98
J.O. A.N. N°76 de 1955 - séance N°129 du 23 juillet 1955, op.cit.
99
Lien : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000692222
27
A-2 L’africanisation : la chose

Le 04 décembre 1956, une émission100 de l’Office de radiodiffusion-télévision


française (ORTF) met en scène le ministre de la France d’Outre-Mer Gaston Defferre devant
un parterre d’étudiants de Sciences-Po (Paris). Le sujet du soir est sa loi-cadre. Une loi-cadre
est « une technique législative (...) selon laquelle la loi énonce les objectifs ou les principes
que le gouvernement est invité à mettre en œuvre par décrets (...), de plus, ces décrets qui «
peuvent modifier des dispositions législatives, deviennent exécutoires après avoir été soumis
au Parlement suivant des modalités variables »101. La loi-cadre du 23 juin 1956 est donc un
dispositif spécial, et inédit — la seule de la IVè République. L’intérêt de son intervention
tient dans le fait qu’elle occulte partiellement le rôle des cabinets et des débats parlementaires
esquissés ci-dessus. Cette intervention se déroule en trois temps. Tout d’abord, il dit, qu’il y
avait une dizaine de mois — après la formation du gouvernement Mollet — un « malaise »
dans les territoires d’outre-mer et une « inquiétude » du côté des Français car : « (...) après la
guerre d’Indochine et notre départ d’Indochine, après les difficultés que nous connaissons en
Algérie, après que l’indépendance a été accordée à la Tunisie et au Maroc, les Français
avaient l’impression que le gouvernement avait l’intention d’abandonner ses territoires. »102.
Ensuite, lorsqu’une étudiante demande à savoir la distinction entre les services d’État et les
services proprement territoriaux, le ministre tient des propos qui minorent le rôle des
entourages ministériels et de leur stabilité au sein de son ministère en inventant l’idée d’un
projet personnel :
J’ai pensé, il y a une dizaine mois, que pour tenir les promesses contenues dans le préambule de la
Constitution (...) qu’il fallait créer, autour des gouverneurs – dont j'ai parlé tout à l’heure, ces hommes
tout-puissants avant la Guerre – qu’il fallait créer autour d’eux, ce que j’ai appelé… ce qu’on a appelé,
ce n’est pas moi qui ai inventé le mot, un Conseil de gouvernement. C’est-à-dire une sorte de petit
Conseil des ministres dans lequel siègeraient, d’une part, des élus de la population autochtone, et
d’autre part, des fonctionnaires désignés par le gouverneur. (...) Et puis, puisque ces Conseils de
gouvernement siègent dans les capitales, j’ai pensé qu’il était nécessaire de faire quelque chose pour ce
qu’on appelle « la brousse » c’est-à-dire la partie rurale des territoires d’outre-mer.103

Résumons la présentation de Defferre : son projet — l’africanisation des cadres — sert à


réaliser deux choses : tenir les promesses de la constitution de 1946 tout en ne perdant pas ses
territoires. Une objection simple serait de dire que l’idée d’un projet personnel semble peu

100
La loi-cadre Defferre de 1956, Vidéo-Magazine, Source : ORTF, 4 décembre 1956. Lien :
http://fresques.ina.fr/independances/fiche-media/Indepe00120/la-loi-cadre-defferre-de-1956.html
101
Loi cadre, dans Pierre Avril, et Jean Gicquel. « L », Lexique de droit constitutionnel, Paris : Presses
Universitaires de France, 2016, pp. 69-75.
102
Transcription disponible via le lien auparavant cité.
103
Transcription, op. cit.
28
justifiable au regard des débats parlementaires présentés ci-dessus. Mais cette mise en scène
du rôle du ministre ne se comprend que lorsqu’on analyse ce qui fait la spécificité du cabinet
ministériel à la française. D’après Jean-Michel Eymeri-Douzans (2015), à cause des
spécificités la fin de la IVè République et de la présidentialisation croissante du régime
politique, « tout concourt à réclamer à tout bout de champ la présence du ministre en dehors
de l’espace institutionnel de son ministère »104. Tandis que le cabinet « ne se contente pas
d’organiser le quotidien du ministre et de gérer ses relations publiques, mais (...) intervient de
façon parfois décisive dans les choix stratégiques et dans l’élaboration des politiques
publiques, participe au travail de rédaction des projets de lois et de décrets, en assure le «
portage » dans les réunions de coordination interministérielles à Matignon et la défense
devant les sections administratives du Conseil d’État, en conçoit le « plan médias » et le met
en œuvre, etc. »105. En prenant en compte ces apports de la sociologie politique, l’analyse qui
va suivre portera sur les différents projets précédant la loi-cadre du 23 juin 1956.

Au cœur des différents avant-projets106 : l’africanisation en train de se faire

Sous la IVè République, le ministère de la France d’outre-mer se caractérise par une


forte instabilité : dix-sept ministres et dix secrétaires d’État. Durant les deux années
d’intenses débats parlementaires qui précèdent la loi-cadre, on compte quatre ministres.
Examinons l’organisation du ministère.

Dans les années 1950, le ministère de la France d’outre-mer est constitué de plusieurs
services107 : le cabinet du ministre, un service géographique ; un service des postes et
télécommunications ; une direction des affaires politiques ; une direction des affaires
économiques et du plan ; une direction des affaires militaires ; une direction du contrôle ; du
budget et du contentieux ; une direction du personnel et de la comptabilité ; une inspection
générale des travaux publics ; une direction de l’agriculture, de l’élevage et des forêts ; une

104
Jean-Michel Eymeri-Douzans, Xavier Bioy et Stéphane Mouton (dir.), Le Règne des entourages. Cabinets et
conseillers de l’exécutif, Paris : Presses de Sciences Po, 2015, p.32
105
Jean-Michel Eymeri-Douzans & ali (dir.), op. cit., p.15
106
« Rapport sur les finances de l’AOF », 15 janvier 1954, par de l’Inspecteur Général Lassalle-Séré ; «
Mission d’inspection en AOF 1953-1954 » ; « Etude de réorganisation administrative éventuelle de l’AOF », 20
juin 1954 ; « Cornut-Gentille à inspecteur général de la FOM », 19 juillet 1954 ; « Note pour Monsieur le
Ministre — à l’attention de M. de Villelongue — par le Directeur des Affaires Politiques Delteil », 8 septembre
1954 ; « Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF » Dakar, 11 juillet 1955 ANOM 1 AFFPOL/491.
107
État des fonds de l’administration centrale du ministère des Colonies (XIX-XXe siècle) :
http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/wz818uqnnwj
29
direction de la jeunesse et de l’enseignement ; et un service administratif (à Bordeaux). De
tous ces services, celui qui se retrouve au centre des différents projets est la direction des
affaires politiques, plus précisément ses services « Études » et « Documentation ». Nous
avons mobilisé le dossier principal du fonds de la direction des affaires politiques intitulé «
Loi-cadre du 23 juin 1956 »108.
Le ministère de la France d’outre-mer s’efforçait d’évaluer les risques et les bénéfices
d’une décentralisation à la fois administrative et politique. Le gouvernement s’inquiétait de
plus en plus des risques politiques auxquels il était confronté. Les signes de cette angoisse
vis-à-vis de l’avenir peuvent se lire dans l’abondance des coupures de presse annotées,
commentées ou des notes du service de la documentation de la direction des affaires
politiques. On trouve plusieurs coupures du journal l’Etudiant d’Outre-Mer où se mêlent des
dénonciations des conditions de vie des étudiants africains en France, des critiques de
l’entreprise coloniale française par la presse étrangère et des demandes de changements
politiques radicaux, allant jusqu’à l’indépendance. D’après Frederick Cooper (2014), face au
risque d’insurrections, le gouvernement français se trouva dans l’obligation de « donner aux
élites intermédiaires suffisamment d’intérêts dans le système pour s’assurer leur coopération
sans toutefois leur donner l’idée qu’ils pourraient en prendre le contrôle total »109. En 1954, le
haut-commissaire de l’Afrique occidentale française voit dans l’idée de créer des Conseils de
gouvernement — déjà en place au Cameroun et au Togo — dans les territoires de l’AOF le «
noyau d’un futur exécutif local » qui serait responsable devant le parlement local. Il réprouve
l'initiative cependant car, en créant « des pouvoirs exorbitants anormaux au regard de la
Constitution, elle romprait l’égalité des droits entre citoyens de la république au bénéfice des
citoyens d’Afrique ». Les Africains deviendraient des « supercitoyens »110 avec une
représentation à deux niveaux parlementaires, à Paris et chez eux, tandis que les
métropolitains n’auraient qu’un niveau de représentation.
Ce qui est intéressant de saisir dans cette levée de boucliers, c’est le registre des
adaptations prônées par les hauts-commissaires de l’AOF et de l’AEF au regard des conseils
de gouvernement déjà en place dans les territoires sous tutelle — où la surveillance de l’ONU
rendait les dirigeants français soucieux de montrer des résultats. Par exemple, Pierre
Messmer, haut-commissaire en Côte d’Ivoire présente un projet de conseil de gouvernement

108
Dossier 3 (1953/1956), ANOM 1 AFFPOL/491.
109
Frederick Cooper, Français et africains ?, Être citoyen au temps de la décolonisation. Collection : Histoire,
Paris : Editions Payot, 2014, p.236
110
Frederick Cooper, op. cit.
30
pour des entités de l’AOF111 inspiré entièrement de celui du Togo mais chargé d’un grand
nombre de contraintes : « les fonctions de Conseiller de Gouvernement sont incompatibles
avec celles de membre du Gouvernement de la République, Président de l’Assemblée
Territoriale ou de sa Commission permanente, Président du Grand Conseil de l’A.O.F. ou de
sa commission permanente »112. Cette citation fait écho au propos de Defferre et au
mouvement de balancier entre créer des institutions tendant à l’autonomie administrative et
ne pas perdre les territoires : un membre qui cumule les postes de conseiller de
gouvernement/président du Grand Conseil de l’A.O.F. et président de l’assemblée territoriale
serait de facto la plus haute autorité administrative et la plus haute autorité politique du
territoire. On s’accorde donc au ministère pour cloisonner les différentes institutions
administratives et politiques en gestation pour éviter une possible indépendance. Ce
cloisonnement s’explique aussi par les tergiversations du ministère quant à la suite à donner à
l’Union. Les différentes notes du service Études de la direction des affaires politiques113
contenait en filigrane une question centrale : le ministère devait-il tenter une réforme
systématique de l’Union — avec une révision constitutionnelle — ou se focaliser sur la
spécificité de chaque territoire ?
Les notes économiques et fiscales s’accordent pour définir un problème, la « pauvreté, le
manque d’épargne » ; ensuite, elles portent sur une discussion autour de plusieurs projets :
- le projet du gouvernement Mendès-France (14 juin 1954 - 23 février 1955) qui
s'inspirait des institutions du Togo
- le projet fédéraliste porté par les députés de l’AOF Senghor et Dia
- le projet de rattachement des territoires à la Métropole
- un projet maintenant les structures en place corrigées par une décentralisation
administrative progressive.

Cependant, le projet qui cristallise et résume les contradictions au sein du ministère —


autonomie sans indépendance — est celui de l’inspecteur général Sanner intitulé « Mémoire
sur la réforme des structures de l’AOF »114. D’une longueur de 12 pages, il peut être

111
Il divise l’AOF en groupe de 2 à 3 territoires. Exemple : Côte d’Ivoire & Haute Volta [Burkina Faso]
112
Pierre Messmer, “Note de présentation d’un projet de Conseil de Gouvernement pour let territoire de la
Côte-d’Ivoire”, 10 août 1955, ANOM 1 AFFPOL/491
113
« Rapport sur les finances de l’AOF », 15 janvier 1954, par de l’Inspecteur Général Lassalle-Séré ; «
Mission d’inspection en AOF 1953-1954 » ; « Etude de réorganisation administrative éventuelle de l’AOF », 20
juin 1954” ; « Cornut-Gentille à inspecteur général de la FOM », 19 juillet 1954 ; « Mémoire sur la réforme des
structures de l’AOF Dakar », 11 juillet 1955 ANOM 1 AFFPOL/491
114
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », Dakar, 11 juillet 1955 ANOM 1 AFFPOL/491
31
reconstitué en deux parties non-exclusives : une partie centrée sur les questions économiques
et fiscales ; une partie sur les questions administratives et stratégiques. Nous nous
intéresserons principalement à ce mémoire à cause de la place de l’auteur au sein des
différentes équipes ministérielles.

Pierre Marie Marcel Sanner (1915-2008)115

Titulaire d’une licence en lettres et droit, d’un DES droit public et économie-politique, d’un certificat de
l’Institut de statistiques de Paris, il reçoit son brevet d’administrateur de la France d’outre-mer à sa sortie de
l’ENFOM en 1939. Il sera inspecteur général des affaires d’outre-mer et occupera pendant plus de 15 ans tous
les postes liés aux questions économiques et financières à la fois au Sénégal, en A.E.F. et en France. Il est
chef du service des statistiques du ministère de la France d’outre-mer entre 1948 et 1950 ; puis conseiller
technique au cabinet de tous les ministres en 1951 et 1955. Entre 1955 et 1959 il est directeur des études de
l’Institution d’émission de l’A.O.F.-Togo.

Ses publications en 1948 : Monnaie et crédit dans les TOM, Contribution à l’histoire de l’inspection dans les
colonies, Mémorial du service colonial de statistiques, Bibliographie ethnographique de l’A.E.F. (1914-48)

La partie stratégique est introduite par l’idée que que les populations de l’AOF « ou,
tout au moins, les évolués [veulent] surtout ne plus être soumis à une sujétion aussi étroite de
la part de la métropole, de l’administration surtout ». L’auteur exclut l’idée d’aller à l’autre
extrémité du spectre et de placer les territoires « sur un pied d’égalité avec la métropole »116.
Le projet du précédent gouvernement inspiré des institutions du Togo est exclu pour plusieurs
raisons. D’une part, il ne répond pas au fardeau administratif que créerait la suppression du
régime des cadres locaux et l’alignement de tous les salaires sur ceux de la métropole.
Ensuite, Sanner considère que « la sécession est au bout de l’évolution »117 prônée. Enfin, le
point d’achoppement tient dans la question du maintien des « liens français »118. L’auteur du
mémoire finit par préconiser une réforme politique qui insiste bien plus sur l’autonomie
administrative et financière que sur l’autonomie politique. L’idée c’est d’exclure toute
relation hiérarchique entre la métropole et les Territoires et de privilégier un « relai d'action
»119 seulement, sous la forme du Haut-Commissariat, disposant de moyens financiers propres,
indépendants de ceux des Territoires, et ayant la charge du personnel et des services d'intérêt

115
Dictionnaire biographique des anciens élèves de l’Ecole nationale de la France d’outre-mer, p.1817.
116
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », Le projet fédéraliste, p.3.
117
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », Le projet fédéraliste, p.3
118
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », Le projet du précédent gouvernement, p.2
119
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », p.7,12
32
commun aux Territoires et à la Métropole. La notion de services d’intérêt commun, désigne
dans le mémoire de Sanner tous les services de contrôle du territoire : police, justice, armée,
droits de douane, exploration minière etc. Le système repose sur l’abandon des charges
administratives — salaire des fonctionnaires — avec ce principe de base : « quiconque paie
doit être juge et maître de l’emploi des fonds, par ses représentants librement choisis »120.
Une autonomie administrative et financière est donc accordée aux chefferies et municipalités,
mais dans la mesure seulement où elle leur est nécessaire pour exécuter les tâches limitées
qui leur incombent. En définitive, la bonne organisation doit être à la fois une organisation
assortie de dispositions particulières et différenciées selon chaque territoire et une
organisation qui doit « assurer le maintien des liens français, solides mais souples, au lieu
d'une tutelle trop étroite et anachronique »121.
En conclusion, Sanner postule que dans sa proposition de réorganisation ces liens
seront maintenus par l’action du Haut-Commissariat et du gouverneur général, et surtout, par
« la formation des cadres autochtones, tous choisis et formés par la métropole, à son gré
puisqu’ils seront à sa charge »122. C’est cette question de la formation des cadres qui se
retrouve au coeur de notre sujet de recherche et de la politique éducative coloniale au sein de
l’Union française.
En entrant dans les arcanes de la fabrique de la loi n°56-619 du 23 juin 1956, on peut
comprendre pourquoi les différents projets débouchent sur ce type particulier de loi. Cette loi
permet au ministère de la France d’Outre-Mer d’éviter des revendications radicales sur tous
les territoires de l’empire — ou des guerres comme en Algérie et au Cameroun — en
inventant grâce à de multiples décrets successifs un compromis avec les élites auxiliaires et
les élites politiques. Cela étant dit, la loi-cadre nous oblige à présenter les débats autour de la
notion d’État colonial et à donner notre définition de l’africanisation. La question posée dans
l’historiographie est : « l’État colonial existe-t-il ? »123. Nous retenons l’idée du sociologue
Georges Steinmetz selon laquelle l’État colonial un « champ de lutte »124 : le résultat de
rapports de force, changeants, entre des acteurs — dans le cadre de notre sujet : députés
africains/étudiants africains et responsables politiques métropolitains — aux opinions et

120
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », p.3
121
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », Objectifs, voies et moyens d’un projet de réforme,
feuillet libre non paginé.
122
« Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », Les liens français, p.12
123
Pour une synthèse, Sylvie Thénault, « L’État colonial. Une question de domination » in Pierre Singaravélou
(dir.), Les empires coloniaux (XIXème-XXème siècle), Paris : Points, 2013, p.215-256.
124
Steinmetz George, « Le champ de l'État colonial. Le cas des colonies allemandes (Afrique du Sud-Ouest,
Qingdao, Samoa) », Actes de la recherche en sciences sociales, 2008/1 (n° 171-172), p. 122-143.
33
politiques divergentes. On peut aussi lire les débats et la loi-cadre comme un processus de
formation de l’Etat colonial. Reste en suspens la question de la transmission de cet État. Deux
réponses sont présentes dans l’historiographie : d’une part, la thèse de Ranajit Guha (1997)
selon laquelle les institutions coloniales ne s’imposent qu’en disciplinant les colonies et les
corps, celle d’une domination sans « construction négociée d’un consensus idéologique et
politique qui associe groupes dominants et dominés »125 ; d’autre part la thèse commune à
Jean-François Bayart (2007) et Romain Bertrand (2005) selon laquelle une série de
transformations et d’institutions tendent à produire des effets d’hégémonie. L’étude des
différentes acceptions du vocable « africanisation » et des conditions politiques encadrant la
loi-cadre nous pousse à reprendre la notion de « transactions hégémoniques » — processus
d’hégémonie qui font l’objet de réappropriation locale et qui peuvent se pérenniser au-delà
des indépendances —126 forgée par Jean-François Bayart.
Nous définissons l’africanisation comme un processus singulier de transactions
hégémoniques sur le plan civil et militaire au sein de l’Union française pendant les années
1950. Sur le plan civil et au cœur de ce processus, se trouve la question de l’enseignement, de
l’accès aux titres scolaires garantissant l’accès aux fonctions à responsabilité.

L’enseignement supérieur dans les colonies avant la loi-cadre : le rôle des bourses

Au cœur des politiques de l’empire, on retrouve l’école car elle constitue le « fleuron
de la mission civilisatrice et [le] thème privilégié de propagande »127. L’idée dans cette partie
c’est qu’un processus synchrone aux luttes politiques menées à l’Assemblée encadre aussi
l’africanisation. Il est le résultat de la politique éducative de la France après la Seconde
Guerre mondiale. Pour les besoins de la démonstration, le propos sera accompagné par deux
schémas résumant l’organisation scolaire avant et après les lois dites « Lamine-Guèye » (7
mai 1946) et « Houphouët-Boigny » (11 avril 1946), qui mettent fin au régime de l’indigénat
et au travail forcé dans les colonies.

125
Définition de la notion d’hégémonie de Gramsci, citée par Isabelle Merle, « Les Subaltern Studies. Retour
sur les principes fondateurs d’un projet historiographique de l’Inde coloniale », Genèses, n°56, septembre 2004,
p. 139.
126
Jean-François Bayart, « Les chemins de traverse de l’hégémonie coloniale en Afrique de l’Ouest
francophone : anciens esclaves, anciens combattants, nouveaux musulmans », Politique africaine, mars 2007,
n°105, p.201-240.
127
Isabelle Surun (dir.), Les sociétés coloniales à l’âge des empires (1850-1960), Paris : Atlande, 2012, p.341.
34
Au début du XXe siècle, l’enseignement en situation coloniale est encadré par les lois
sur la laïcisation de l'enseignement et la suppression des congrégations enseignantes : les lois
Ferry de 1881-1882 et la loi Waldeck-Rousseau de 1901. La laïcisation eut pour résultat de
freiner, durablement dans certaines régions, l'expansion de l’enseignement. C’est surtout du
côté de l’éducation des filles — déjà marginale — qu’elle a eu des effets pervers car elle a
effacé l’œuvre éducative des sœurs en AOF : il y avait en 1903 une fille scolarisée pour cinq
garçons, alors qu’en 1917 la proportion était tombée à une fille pour vingt garçons128.
L’organisation de l’enseignement est aussi à mettre en rapport avec le régime de l’indigénat.
Au sein des écoles, on pouvait retrouver des élèves jouissant de la pleine citoyenneté car
natifs des quatre communes du Sénégal — Saint-Louis, Rufisque, Gorée et Dakar —, et des
élèves « indigènes ». Ces derniers élèves sont des « sujets de l’Empire »129 : Français mais
privé, totalement ou en partie, du droit de vote, et ne pouvant pas accéder à la totalité des
emplois publics. Ne pouvant occuper tous les postes de l’administration, l’enseignement
destine les élèves à des fonctions d’adjoints ou à d’auxiliaires. L’impact de cet enseignement
est, somme toute, très limité : dans l’ensemble de l’AOF, « on compte en tout et pour tout
16300 élèves en 1913 et 62300 élèves en 1934, pour une population totale de 14,3 millions
d’habitants (...), les deux seuls lycées d’AOF (...) comptent 730 élèves en 1936 ».130
L’enseignement supérieur, quant à lui, avant la Seconde guerre mondiale, se caractérise par
son absence. La politique éducative est entièrement centrée sur la formation des « auxiliaires
» et marquée par la crainte de former des « intellectuels — déclassés — déracinés » car les
les autorités n’ont besoin que d’une « école populaire, pas savante pour un sou » pour
reprendre les termes du directeur de l’enseignement en AOF (1912-1919) Georges Hardy
(1932)131. Le système d’enseignement se retrouve donc limité à la formation d’élites
intermédiaires nécessaires pour faire fonctionner les rouages de la colonisation au sein des
écoles normales, des écoles professionnelles et des écoles de médecine. Précisons toutefois
que si l’école primaire supérieure est équivalente à celle en métropole — par opposition au
lycée132 —, elle n’est toutefois pas gratuite et obligatoire.

128
Pascale Barthélémy, “Oubliées de l’école coloniale”, dans Africaines et diplômées à l’époque coloniale
(1918-1957), Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2010, pp.33-42
129
Emmanuelle Saada, « Citoyens et sujets de l'Empire français. Les usages du droit en situation coloniale »,
Genèses, 2003/4, n°53, p. 4-24.
130
Charles-Robert Ageron & al. (dir), Histoire de la France coloniale - 1914-1990, Paris : Armand Colin, 1990.
Cité par Isabelle Surun (dir.), op. cit.
131
Cité dans Isabelle Surun (dir.), op. cit., p.349.
132
Pierre Merle, « II. Les grandes lois scolaires de la IIIe République », dans La démocratisation de
l'enseignement. Paris, La Découverte, « Repères », 2017, p. 18-24.
35
133
Organisation de l’enseignement avant 1946
Ce régime colonial de l’enseignement se trouve mis à mal par la nouvelle constitution
d’octobre 1946 qui garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques. Le Haut-
Commissaire de l’AOF, quelques mois plus tard, fait appliquer par toute une série de
décisions, les textes qui régissent en France l’organisation de l’enseignement Public. Pendant
dix années, le taux de scolarisation augmente significativement134 : durant l’année scolaire
1938-1939, on compte 71200 élèves sur une population de 15,2 millions en AOF (taux :
2,4%) ; durant l’année scolaire 1949-1950 : 137985 élèves pour 16,5 millions en AOF (taux :
4,2%), 70121 élèves pour 4,1 millions d’habitants en AEF (taux : 8,5%), 129336 élèves sur
une population de 2,8 millions au Cameroun (taux : 22,9%) et 38165 élèves sur une
population de 944000 au Togo. Si on ne peut parler de massification scolaire, ces bonds
statistiques vont avoir des répercussions quelques années plus tard.

133
Sources : Pascale Barthélémy, op. Cit. ; Jean Capelle, op.cit.
134
Jean Capelle, op.cit., p.32 et p.56 ; CAEF B-0057578/1.
36
135
Organisation de l’enseignement après 1946
L’enseignement supérieur en AOF se concentre dans un premier temps à Dakar.
Il « prend d’abord la forme d’une classe de mathématiques spéciales, ouverte au lycée Van
Vollenhoven en 1947 ; en 1948, des cours d’enseignement supérieur sont dispensés pour la
première fois en physique, chimie et biologie, puis, à partir de 1949, en lettres et droit »136.
En 1950, est créé sous la tutelle des universités de Bordeaux et de Paris, l’Institut des hautes
études de Dakar (IHED)137, une école supérieure de droit, une école préparatoire de médecine
et de pharmacie, une école supérieure des sciences, une école supérieure des lettres et divers
Instituts rattachés à ces établissements. Le régime des études, les programmes et les
conditions d’attribution des certificats et diplômes d’Etat sont ceux en vigueur en métropole.

135
Mindmap réalisée à partir du bulletin de l’Enseignement de l’Afrique Occidentale Française, L’Éducation
Africaine, 1948, n°1 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5714764j/
136
Pierre Singaravélou, « « L’enseignement supérieur colonial ». Un état des lieux », Histoire de l’éducation
[En ligne], 122 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2014, dernière consultation le 24 août 2017. URL :
http://histoire-education.revues.org/1942
137
Décret n°50-414 du 6 Avril 1950 :
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000673395&categorieLien=id
37
Quatre ans après la nouvelle constitution, l’enseignement supérieur colonial Français
se caractérise par une absence institutionnelle et par un accroissement du nombre d’étudiants
africains en métropole, plus précisément à Paris, ville qui concentre la moitié des boursiers et
qui est la « capitale [étudiante] du tiers-monde »138 dès l’entre-deux-guerres. À titre
d’illustration, un guide de carrières réalisé en 1953 au Cameroun et distribué dans tous les
territoires sous domination française réduit son inventaire des établissements outre-mer aux
établissements de l'académie de Paris139.
S’il est relativement facile de se procurer des statistiques au sujet des boursiers
originaires d’Afrique subsaharienne, il est par contre beaucoup plus malaisé d’avoir des
renseignements valables sur les non boursiers en métropole, estimés au nombre de 1700 par
le journal Etudiants d’Outre-mer. En ce qui concerne la première catégorie, en 1953, le
nombre total des boursiers était de 1.655 dont 518 pour l’enseignement secondaire, 399 pour
l’enseignement technique et 738 pour l’enseignement supérieur. Ils se répartissaient comme
suit140 :

Préparation aux Grandes Dentaire : 20 Commerce : 20


Ecoles : 64

Lettres : 81 Ingénieurs : 67 Beaux-Arts : 15

Sciences : 146 Agriculture : 16 Pharmacie : 37

Médecine : 163 Vétérinaires : 7 Droit : 102

On note que les trois filières qui concentrent le plus de boursiers sont celles qui constituent
les écoles principales de l’IHED. De plus, l’impact du nombre total de bourses doit s’analyser
au regard du public potentiel des centres universitaires locaux : on compte en moyenne pour
1954-1956, 250 bacheliers africains pour l’AOF (dont 194 formés en Afrique même)141 et
450 boursiers de l’AOF en métropole142.

138
Michael Goebel (traduction de Pauline Stockman), Paris, capitale du tiers monde: comment est née la
révolution anticoloniale (1919-1939), Paris : La Découverte, 2017.
139
Voir annexe
140
Coupure d’un numéro du journal Etudiants d’Outre-mer, dossier “Bourses” : 1 ECOL/237
141
Jean Capelle, L'éducation en Afrique noire à la veille des indépendances (1946-1958), Paris : Karthala et
A.C.C.T., 1990, p.191.
142
Voir annexe
38
Les bourses : solution au « problème de l’africanisation des services »

Comme exposé par les députés africains à l’Assemblée nationale, huit ans après que la
Constitution a proclamé le principe de l'égalité d'accès aux fonctions publiques pour tous les
Français, les fonctionnaires des cadres généraux en service outre-mer sont encore à peu près
exclusivement d'origine européenne. Ce constat est partagé au sein de la direction des
Affaires politiques du ministère de la France d’outre-mer. En 1954, plusieurs notes longues et
détaillées évoquent avec inquiétude le « problème de l’africanisation des services »143. Cette
inquiétude peut se lire d’entrée via les notes manuscrites, ratures, soulignements estampillant
les coupures de presse et les notes administratives, notamment lorsqu’il est question de
l’enseignement supérieur colonial mis en place par les autres empires.

143
Notes pour Monsieur le Ministre — à l’attention de M. de Villelongue — par le Directeur des Affaires
Politiques Delteil, 8 juin puis 8 septembre 1954, ANOM 1 AFFPOL/237
39
Ensuite, l’inquiétude au sujet du « problème de l’africanisation des services » signale,
en creux, les mutations créées par la politique scolaire post-1946 : des élèves boursiers
d’études supérieures et revenus dans leur pays d’origine ne trouvent pas vraiment d’emplois.
Un numéro du journal Etudiants d’Outre-Mer note qu’il n’y a eu que 13 personnes en poste
sur le contingent des boursiers de 1953 revenus au pays144. À ce problème se superpose la
question des limites d’âge car le système tardif de scolarisation fait que les fonctionnaires
considérés comme « méritants » se retrouvent bien souvent légalement beaucoup trop vieux
pour pouvoir passer les concours internes de l’administration. Le directeur des Affaires
politiques, Pierre Delteil, en 1954, recommande plusieurs mesures de transitions145 :
- « envisager la promotion individuelle des meilleurs éléments existant dans les cadres
subalternes à des emplois de responsabilité et à des cadres qui apparaissent encore
comme réservés aux “Européens” »
- « ne plus créer de cadres généraux (...) [car] ces concours qui leur donnent accès
s'effectuent dans la Métropole à un niveau d'enseignement qui favorise l’entrée des
jeunes métropolitains »
- permettre aux Africains d’entrer dans des cadres supérieurs au niveau du baccalauréat
« avec l'espoir de pouvoir accomplir une carrière décente » car il convient de «
résister à la tendance actuelle qui consiste à relever le niveau de culture de base
permettant l'accès aux emplois administratifs »

Enfin, le ministère se trouve pris entre deux enjeux : donner une bonne image de la
politique coloniale française sur le plan international et répondre aux différentes
recommandations — propres aux promesses de la constitution de 1946 — de l’ONU vis-à-vis
des territoires sous tutelle. Au moment où l’université de Dakar vient remplacer l’IHED en
1957146, la situation est inchangée. Le directeur adjoint des Affaires politiques Jan Bourgeau
signale deux fois une « insuffisance des établissements d’enseignement supérieur dans les
territoires français d’outre-mer »147 . Il commence par préciser que les étudiants originaires
des territoires de l'A.E.F. et des États sous tutelle doivent, pour faire des études supérieures,

144
Voir annexe journal “Etudiants d’Outre-Mer”, 2ème image.
145
Notes pour Monsieur le Ministre — à l’attention de M. de Villelongue — par le Directeur des Affaires
Politiques Delteil, op.cit.
146
Décret n°57-240 du 24 février 1957 :
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000492285&categorieLien=id
147
Note de Jan Bourgeau, directeur adjoint des Aff. Pol. pour Monsieur le Directeur de Cabinet — à l’attention
de M. FAVREAU, 30 juillet 1957 : 1 AFFPOL/237.
40
se rendre soit à Dakar, soit en métropole. Il recommande à la France de s’inspirer de la
Grande Bretagne et de la Belgique qui ont créé un « University college » ou « centre
universitaire » dans chacun de leurs territoires148. D’autre part, il fait sienne la
recommandation de création d’une université au Cameroun émise par le conseil de tutelle des
Nations Unies en mai 1957. Pour Jan Bourgeau, cette création, en plus de la possibilité d’être
très appréciée sur le plan international, aurait « l’avantage d’aller au devant des
revendications locales »149.

Pour résoudre le problème de l’africanisation des services, on voit se dessiner en


filigrane au sein du ministère de la France d’Outre-Mer une « diplomatie universitaire »
spécifique. La notion de Tronchet (2014) désignant : « l’ensemble des actions internationales
et transnationales (...) mises en oeuvre par des individus et des institutions qui, (...)
concourent au développement d’un ou de plusieurs établissements à caractère universitaire »
tout en liant « vie universitaire et politique étrangère »150. Cette diplomatie universitaire tient
dans l’établissement d’un plan d’ensemble à longue échéance, basé sur l’orientation et
l’absorption progressive des boursiers : « une inscription annuelle au budget de l'Etat de 100
bourses par an pour une moyenne de cinq années (...) pour la préparation des grandes écoles
(E.N.A., Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer, Polytechnique, Pont et Chaussées,
Centrale, Institut Agronomique, École Supérieure d'Électricité, Ecole Forestière, Ecole
Interarmes, etc...) »151. À la suite de cette proposition, un crédit de 5 millions de francs152 sera
ouvert au budget pour la création de ces bourses.

Nous avons montré dans cette partie que l’africanisation était un processus de
transactions hégémoniques au cœur des tensions politiques de l’Union française dans les
années 1950. Ensuite nous avons analysé la place de l’enseignement (supérieur) au sein de
l’africanisation civile. La diplomatie universitaire mise en place pour résoudre les problèmes

148
University Colleges de Gold Coast (à Achimota) ; d’Ibadan, au Nigeria ; de Rhodésie et du Nyassaland (à
Salisbury) ; de l’East Africa (A Makerere en Ouganda) ; Centres universitaires Astrida (Rwanda), Kimuenza
(Léopoldville), KISANTU etc.
149
Note de Jan Bourgeau, directeur adjoint des Aff. Pol. pour Monsieur le Directeur de Cabinet — à l’attention
de M. FAVREAU, 13 août 1957 : 1 AFFPOL/237.
150
Guillaume Tronchet, Savoirs en diplomatie. Une histoire sociale et transnationale de la politique
universitaire internationale de la France (années 1870 - années 1930), thèse sous la direction de Patrick Weil,
Paris, 2014, pp.35-36.
151
Note pour Monsieur le Ministre — à l’attention de M. de Villelongue — par le Directeur des Affaires
Politiques Delteil, 8 juin 1954.
152
Loi n°55-307 du 19 mars 1955 :
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000313479&categorieLien=id
41
posés par l’africanisation a été présentée dans un troisième temps. Cela étant dit, la grande
école qui cristallise le problème de l’africanisation — car elle détient le monopole sur les
fonctions à responsabilité hors de la métropole — est l’École Nationale de la France d’Outre-
Mer. C’est à l’étude de la morphologie de cette école et des réformes nées de cette diplomatie
universitaire spécifique que sera consacrée la deuxième partie de notre mémoire.

42
Partie B

L’Ecole nationale de la France d’outre-mer et l’Union française

« M. Bertrand. Il semble que la proportion entre


l'enseignement magistral et les travaux pratiques
soit très au désavantage de ces derniers.

M. Bouteille. Je crois que l'E.N.A. a une tâche


différente de la nôtre. Elle reçoit des jeunes gens
formés à l'enseignement supérieur. Vous les
orientez vers trois grandes branches
d'administration, alors que notre enseignement
porte sur les sciences de l'Homme. »153

« Le Gouverneur général PIGNON.- Pensez-


vous, avec vos camarades qui ont rédigé
l'éditorial, que cette école vous donne une
formation "impérialiste" ? (...)

De telles affirmations ne vous mettent en tout


cas pas en situation très élégante et vous avez
surtout donné l’impression de vouloir vous
"dédouaner" auprès des élites africaines de la
Cité Universitaire, en reniant votre corps et vos
anciens. Ne savez-vous pas que la défense de
l'individu, en Afrique, bien avant qu'on ne parle
de Code du Travail, a toujours été le fait des
154
administrateurs ? »

L’africanisation des cadres d’outre-mer, dont on vient de souligner les enjeux et


conditions politiques, est une affaire intrinsèquement liée à l’Ecole nationale de la France
d’outre-mer. Pour saisir ce processus de transactions hégémoniques en actes, l’attention s’est
portée sur le fonctionnement de l’école après la nouvelle constitution de 1946 sans
présupposer qu’elle remplit des rôles relativement précis ou se développe vers une forme
établie et fixée par le contexte politique.

153
Procès verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 7 juillet 1950, p.9; ANOM 1ECOL/14.
154
Procès verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 février 1956, p.7 ; Affaire du « Bleu
d’Outre-Mer », ANOM 1ECOL/14.
43
Ce chapitre est divisé en trois séquences. Dans une première section introductive,
nous présenterons l’un des fonds de l’école mobilisé et ses usages dans l’historiographie.
Puis nous examinerons, à partir des discussions internes autour des réformes du recrutement
et du curriculum entre 1950 et 1956, le processus d’africanisation. Ces discussions seront
analysées à l’aune de la place spécifique qu’occupe l’ENFOM dans le champ des grandes
écoles. Enfin, grâce à l’apport des approches sociologiques du curriculum155, nous
formulerons une analyse des conflits créés par l’unique scandale médiatique de l’école en
1956 « l’Affaire du Bleu d’Outre-Mer ». Cette dernière partie sera le lieu d’une
conceptualisation intermédiaire de la notion de « bibliothèque impériale ».

Introduction générale : les procès-verbaux du conseil de perfectionnement et leurs usages

Dans ce chapitre, le fonds mobilisé est celui des rapports et documents portant sur la
période 1946-1956. Cet ensemble est constitué de plusieurs dossiers : des procès-verbaux des
réunions du conseil de perfectionnement — que nous présenterons ci-dessous — ; un dossier
contenant tous les textes juridiques de l’école entre 1946 et 1955 ; des rapports et notes
administratives.
L’une des archives centrales dans l’historiographie sur l’école est le procès-verbal des
réunions du conseil de perfectionnement. Il fait l’objet d’usages très hétérogènes : le matériau
de base des travaux de Armelle Enders (1993), Pierre Singaravélou (2011) et dans les travaux
sur la place de la littérature156 — au cœur de la réforme de l’école en 1927 — ; le matériau
ignoré par William B. Cohen (1974) et Jean-Michel Consil sur la place de l’enseignement de
l’économie157 ; le matériau croisé aux dossiers administratifs des élèves et au questionnaire
dans une « synthèse de célébration »158. Après avoir présenté le conseil de perfectionnement,
nous expliciterons nos choix théoriques et méthodologiques.

155
Trois synthèses : Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail (dir.), Les sociologues, l'école et la transmission des
savoirs, Paris : La Dispute, coll. « L'enjeu scolaire », 2007 ; Jean-Claude Forquin, Les sociologues de
l’éducation américains et britanniques : présentation et choix de textes, Paris; Bruxelles : INRP ; De Boeck
Université, 1997 ; Sociologie du Curriculum, Presses universitaires de Rennes, coll. « Paideia », 2008.
156
Jessica Biddlestone, Literature, General Culture, and Pedagogical Reform: Colonial Humanism at the École
Coloniale 1926-1945, Mémoire d’histoire et littérature sous la direction de Blaise Wilfert-Portal, Columbia
University - ENS-PSL, 2012.
157
Jean-Michel Consil, « La formation économique des administrateurs de la France d’Outre-Mer à l’ENFOM
» in Samia El Mechat (dir.) Les administrations coloniales XIXè-XXè siècles. Esquisse d’une histoire comparée,
Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp.57-68.
158
Bourdieu parle de « discours de célébration » dans La Noblesse d’Etat (1989) pour désigner les productions
textuelles de témoignages des anciens élèves des grandes écoles. Voir Jean Clauzel (dir.), La France d’outre-
mer (1930-1960), Témoignages d’administrateurs, et de magistrats, Paris : Karthala, 2003.
44
L’école est constituée de deux organes : le conseil d'administration responsable en
grande partie du budget et le conseil de perfectionnement — désigné comme le conseil dans
la suite —, qui traite toutes les questions pédagogiques, engage les professeurs et chargés de
cours, et établit le calendrier de l'école159. Le conseil étant en charge du fonctionnement
quotidien de l'école, ainsi que du programme d'études, toutes les réformes de l’école sont
formulées, débattues et promulguées lors de ses réunions. Avant 1946, le conseil se réunit
une fois par mois pendant moins d'une heure pour discuter de diverses questions ; pendant la
période 1946-1956 il se réunit toutes les deux semaines et exceptionnellement chaque
semaine lors de « l’Affaire du Bleu d’Outre-Mer »160 : les séances durent entre une heure et
deux heures trois minutes selon la nature et l’importance de l’ordre du jour. C’est au cours de
ces dernières que sont suggérées et votées toutes les décisions majeures161. D’un point de vue
strictement légal, il n’y a eu aucun projet juridique réformant toutes les structures
administratives et la composition du conseil avant l’Union française. Une note administrative
sur le projet de décret n°50.1353 du 30 octobre 1950 fixant l’organisation financière et
administrative de l’école162 expose l’objet du projet en ces termes : « Il a été jugé opportun de
les grouper et d’adapter le régime actuel des études aux exigences nouvelles du rôle dévolu
outre-mer aux élites de l'Union Française »163. Concernant la composition du conseil de
perfectionnement, un projet de modification est proposé un an plus tard164 . Cependant, ce
projet suscite une interrogation sur les critères de désignation des membres : pourquoi est-ce
que la proposition d’un inspecteur général du Ministère de l’Education nationale n’est pas
retenue (voir image ci-dessous) ?

159
Décrets du 21 février 1899 et 23 Novembre 1889, Journal Officiel de la République Française, ANOM 1
ECOL/1.
160
Dossier « Affaire du Bleu d’Outre-Mer » : Procès verbaux du 14/21 février et 1er mars 1956, ANOM 1
ECOL/14.
161
Fonds des rapports et documents (1899/1936 & 1936/1961) : Procès verbaux des réunions du conseil de
perfectionnement, ANOM 1 ECOL/15 et 1 ECOL/14.
162
« Projet de décret N°50.1353 du 30 Octobre 1950 », non daté et non paginé, ANOM 1 ECOL/14.
163
« Projet de décret N°50.1353 du 30 Octobre 1950 », op. cit.
164
« Projet de décret fixant la composition et le fonctionnement du Conseil de Perfectionnement de l’ENFOM et
sa commission permanente – Le Ministre de la France d’Outre-Mer à Monsieur le Ministre du Budget, 28 Mars
1951 », non paginé, ANOM 1 ECOL/14.
45
Proposition de décret fixant la composition du conseil de perfectionnement (28 mars 1951)165

Le projet final institue un conseil dont les membres sont nommés par arrêté du Ministre de la
France d’outre-mer, et qui comprend, « sur la proposition des Ministres intéressés :
- Le Ministre de la France d’Outre-Mer, ou son représentant…………. Président
- Le Ministre, chargé des relations avec des Etats Associés, ou son représentant…. Vice-Président
- Un membre du Conseil d’Etat
- Un membre de la Cour de Cassation
- Le Directeur de la Fonction Publique ou son représentant
- Le Directeur du Personnel au Ministère de la France d’Outre-Mer
- Le Directeur des Affaires Économiques et du Plan au Ministère de la France d’Outre-Mer
- Le Procureur Général, Chef des Services Judiciaires au Ministère de la France d’Outre-Mer
- L’Inspecteur Général de l’Enseignement et de la Jeunesse au Ministère de la France d’Outre-Mer
- L’Inspecteur Général du Travail et de la main-d’oeuvre au Ministère de la France d’Outre-Mer
- Un haut fonctionnaire du Ministère des relations avec les Etats Associés
- Un Proviseur de lycée ayant classes préparatoires à Colo
- Le Directeur de l’Ecole Nationale d’Administration
- Le Directeur du Musée de l’Homme
- Le Directeur de l’ENFOM
- Deux professeurs de l'École, dont un professeur à la Faculté de Droit de Paris
- Un Gouverneur général ou Gouverneur de la France d’outre-mer, breveté de l’ENFOM
- Trois personnalités choisies en dehors de l’Administration
- Un représentant de l’Association des Anciens Élèves »166

Sur les 22 membres du conseil, on ne compte que 8 personnes extérieures de jure au


ministère de la France d’outre-mer ou à l’école. Des personnes peu assidues, plusieurs se font
représenter chaque fois aux réunions : le directeur du Musée de l’Homme ; le directeur de
l’Ecole Nationale d’Administration par le responsable des stages ; et les ministres par leur
directeur de cabinet. Quatre ans plus tard, la composition du conseil fera l’objet de critiques

165
« Projet de décret fixant la composition et le fonctionnement du Conseil de Perfectionnement de l’ENFOM
(...) », op. cit.
166
« Projet de décret fixant la composition et le fonctionnement du Conseil (...)», op. cit.
46
de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens. Par la voix de son secrétaire
général adjoint G. Esperet, elle estime qu’il « y aurait lieu d’équilibrer cette représentation en
faisant entrer (...) des travailleurs autochtones ou leurs représentants ».167
Devant l’immensité du fonds des procès-verbaux, l’attention s’est d’abord portée sur
les listes de convocations jointes : plus l’ordre du jour est important pour les acteurs, plus on
trouve des notes de convocations et de contrôle de présence.

Liste des membres du conseil, contrôle d’envoi des convocations et de présence à la réunion 168

Pour saisir les dynamiques et émergences de réformes au sein de l’école, nous nous sommes
inspirées des approches néo-institutionnalistes en histoire169 et en science politique170 ayant

167
Lettre du C.F.T.C. SERVICE OUTRE-MER à Monsieur le Ministre de la France d’outre-mer, Paris le 25
mai 1955. Correspondance, ANOM 1 ECOL/14.
168
Procès verbal de la réunion du conseil de perfectionnement, ordre du jour : réorganisation de l’école, 26
juillet 1955, ANOM 1 ECOL/14.
169
Theda Skocpol, States and Social Revolution. A Comparative Analyse of France, Russia and China,
Cambridge : Cambridge University Press, 1979 ; Sven Steinmo & al. (dir.), Structuring Politics Historical
Institutionalism in Comparative Analysis, New York : Cambridge University Press, 1992.
47
au cœur de leur cadre d’analyse : une approche processuelle ; l’idée de path dependency — la
description des changements rattache les processus aux éléments de nature institutionnelle
hérités du passé — ; l’articulation entre les institutions et les phénomènes sociopolitiques
sans exclure l’étude de leurs impacts sur d’autres organisations.

B-1) L’africanisation en train de se faire

Dans cette partie, l’analyse de la place spécifique de l’ENFOM dans le champ des
grandes écoles et l’administration coloniale aura à cœur d’articuler les logiques nationales et
(trans)impériales qui traversent les discussions sur les réformes. Dans un premier temps, nous
présenterons l’école dans ses grandes lignes avant la constitution de 1946. Ensuite nous nous
intéresserons aux discussions autour des réformes de 1950 à 1956. À partir de cette réforme
nous proposons une analyse des continuités et inflexions du projet de formation de l’école.
Une infographie résumant les différentes réformes de l’école accompagnera le propos.

L’ENFOM : une grande école nationale et impériale (1887-1946)

Après un décret en 1887 du sous-secrétaire d’Etat aux colonies Eugène Etienne171


regroupant tous les administrateurs territoriaux au sein du corps homogène des
administrateurs coloniaux, une grande école d’État assurant leur formation exclusive est créée
: l’Ecole coloniale172. Cette institutionnalisation s’est faite aux dépens de la section coloniale
de l’École libre des sciences politiques. En 1895, Émile Boutmy publie un réquisitoire acerbe
contre l’existence d’une école unique spécialisée : « Un nom compréhensif et un titre sonore,
un édifice qui fait figure sur la voie publique, de nombreux élèves qui entrent et qui sortent,
un uniforme peut-être et, en tout cas, un diplôme de plus, autant d’appâts fort goûtés auxquels
peut se prendre pour un temps l'opinion irréfléchie ».173 L’histoire de l’école de la fin du
XIXème siècle à la Grande guerre est l’histoire d’une école aux débuts controversés et au
recrutement discret — vingt élèves jusqu’en 1912 —. Créée pour l’Empire, l’École «

170
Voir la synthèse : Peter A. Hall, Rosemary C.R. Taylor, La science politique et les trois néo-
institutionnalismes. In: Revue française de science politique, 47ᵉ année, n°3-4, 1997. pp. 469-496
171
Eugène Etienne (1844-1921) : sous secrétaire d’Etat aux colonies du 7 juin au 12 décembre 1887 puis du 14
mars 1889 au 27 février 1892.
172
Décret de création du 25 novembre 1889 ; accès au corps de l’administration coloniale réservé aux trois
quarts des élèves de l’école dès 1888 puis exclusivité en 1912.
173
Émile Boutmy, Le Recrutement des administrateurs coloniaux, Paris : Armand Colin, 1895, p.123 ; cité dans
Pierre Singaravélou, op. cit., p.52.
48
répercute autant que possible, dans son recrutement et dans son enseignement, les inflexions
que subit la politique coloniale de la France »174. On peut lire les grands moments de
réformes de l’École pendant la première moitié du XXème siècle à partir du passage de cinq
directeurs : le Conseiller d'Etat — Polytechnicien et ancien directeur des Colonies — Paul
Dislère (directeur du conseil d’administration de 1892 à sa mort en 1928) ; le normalien
Georges Hardy (directeur de 1926 à 1933) ; Robert Delavignette, diplômé de l’école
(directeur de 1937 à 1946) ; Paul Mus, diplômé de l’Ecole Pratique des Hautes Études et des
Langues O’ (directeur de 1946 à 1950) ; Paul Bouteille, diplômé de l’école (directeur de 1950
à 1959).

Sous la direction de Paul Dislère, l’école se spécialise dans les études juridiques et ne
consacre que quelques enseignements à l’histoire et à l’économie. Le programme des études
est tourné officiellement vers « la politique d’assimilation »175 avec des enseignements
prioritaires intitulés « « organisation administrative des colonies française », « colonisation
étrangère », « politique coloniale », « régime économique », « mise en valeur », « droit
administratif colonial », « productions coloniales » »176, ainsi que des langues vivantes
orientales et africaines et la préparation physique.
La direction de Georges Hardy (1926-1933) permet à l’école d’accéder au statut de
grande école en 1927 : création de classes préparatoires à Paris et en province, école gratuite.
Le passage de Hardy est surtout marqué par la réduction des cours de droit et la promotion de
l’enseignement des sciences sociales, notamment en intégrant la psychologie et la littérature
au cursus. Véronique Dimier précise que c’est aussi le moment d’un changement de
conception de la figure de l’administrateur, de l’homme devant se cantonner à « faire de
l’administration » — c’est-à-dire à appliquer le droit dans toutes ses manifestations — au
« meneur d’hommes, dont le caractère et la morale dépendent d’une certaine “culture
générale” »177.
Le passage de Robert Delavignette (1937-1946) est marqué par la présence accrue des
sciences sociales et la mise d’un stage pratique — ethnographique et administratif — outre-
mer de 8 mois. Si la mise en place de ce stage sera entravée par la Seconde guerre mondiale,
cette réforme pédagogique sera reprise par les directeurs suivants.

174
Armelle Enders, op. cit., p.274
175
Alice Conklin, op. cit. ; Gary Wilder, op.cit.
176
Pierre Singaravélou, op.cit., p.51.
177
Véronique Dimier, op. cit., p.45
49
La courte direction de Paul Mus (1946-1950) est surtout marquée par la création de
l’École Nationale d’Administration et la menace qu’elle représente pour l’école. depuis 1948
les fonctionnaires destinés au service en Afrique du Nord cessent de fréquenter l’école mais
reçoivent leur formation à l’ENA. Paul Bouteille, alors membre du conseil de
perfectionnement en 1948 ne manque pas de signaler les conséquences désastreuses des
hasards d’un mauvais classement à l’E.N.A. sur un jeune homme « qui se destine à
l'Inspection des Finances ou au séjour en ambassade et qui se retrouve contrôleur dans le bled
marocain »178.
La direction de Paul Bouteille (1950-1959) est encadrée par une décennie de
changements juridiques : l’Union française, la loi-cadre, les décolonisations. La suite de cette
partie se concentrera sur la réforme de 1950, l’africanisation progressive du recrutement
avant la réforme liée à la loi-cadre et sur l’affaire ayant marquée l’année 1956.

178
Procès-verbal de la séance du conseil de perfectionnement du 18 mars 1948, ANOM 1 ECOL/14. Cité dans
Armelle Enders, op. cit., p.277.
50
Réformes et organisation scolaire de l’ENFOM179

Les discussions au sujet des réformes de l’école de 1950 à 1955

De 1946 à 1950, il n’y a aucune réforme significative de l’organisation financière et


administrative de l’école. Cette section porte sur les discussions au sein du conseil avant le
décret n°50.1353 du 30 octobre 1950180 fixant la nouvelle charte de l’école. Huit procès
verbaux181 des réunions du conseil permettent de saisir la place qu’occupe l’ENFOM dans le
champ des grandes écoles et de l’administration coloniale avant l’africanisation officielle.
Leur longueur oscille entre 8 et 15 pages. Les objets de discussions sont variés: la

179
Mindmap réalisé à partir des fonds 1 ECOL/1, 1 ECOL/14 et des travaux de William B. Cohen (1974),
Armelle Enders (1993).
180
https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000489283
181
Procès-verbaux des réunions du conseil du 7 juillet 1950 ; du 8 novembre 1951 ; du 13 février, 3 juillet et 29
octobre 1952 ; du 22 octobre et 21 décembre 1954 ; du 26 juillet 1955. ANOM 1 ECOL/14.
51
modification au programme des classes préparatoires et des cours de l'École ; la nomination
de professeurs et chargés de cours ; le programme d'études de la nouvelle section des
Inspecteurs du travail ; le rapport de M. Moussat sur le concours d'entrée de 1950 ; sur des
questions diverses dont celle d’un Foyer pour les élèves ; des discussions autour de l’idée de
« culture générale » propre à l’École ; le stage outre-mer ; le statut d’auditeur libre ; etc.

L’ENFOM se transforme grâce aux grandes écoles

La citation mise en exergue de ce chapitre traduit la présence de l’ENA dans les


différents projets. Selon les circonstances et les réunions, les membres de l’ENFOM
s’inspirent de son fonctionnement ou affirment la singularité de leur projet. Nous nous
attacherons à décrire la nature des rapports entre les deux écoles à partir des interactions avec
le représentant de l’ENA et les allusions au fonctionnement de cette dernière. Ce sera
l’occasion de prolonger la description en soulignant les autres grands établissements auxquels
l'école se réfère pour mettre en place ses réformes.
L’ordre du jour de la séance du 7 juillet 1950 est l’organisation pédagogique des
classes préparatoires à l’école et de l’école. Cet objet nous permet de signaler une première
ressemblance avec l’ENA : l’existence d’un réseau stabilisé d’institutions chargé d’être le
lieu — et le vecteur — d’une socialisation à la haute-fonction publique. À la prévalence
totale des classes préparatoires pour l’ENFOM, répond la prévalence de l’IEP de Paris dans
la formation avant l’entrée à l’ENA : la part des diplômés au sein de l’ENA pendant la
période 1947-1951 est de 67%182. Cette ressemblance ne fait sens que si on reprend l’idée de
Jean-Michel Eymeri selon laquelle : « l’épreuve apporte une preuve, celle de la réussite de la
socialisation de ceux qui la franchissent »183. Ici, les parcours scolaires balisés par les grandes
écoles sont considérés comme étant encadrés par des entreprises de formation et
d’acculturation. Pour analyser les dissensions entre les représentants de l’ENA et ceux de
l’ENFOM, nous mobiliserons la notion d’acculturation planifiée de l’anthropologue Roger
Bastide, qui désigne des programmes institutionnels visant à modifier, de façon systématique

182
Jean-Michel Eymeri, La fabrique des énarques, Paris : Economica, 2001, p.54-55
183
Jean-Michel Eymeri, op. Cit., p.79
52
et contrôlée, les us et les coutumes d’un groupe184. Une première lecture de la réunion du 7
juillet 1950 peut être celle de la mise en récits de cette acculturation planifiée :
M. Bouteille.- Il y a une progression très nette [à partir des prépa colo] qui conduit à
l'enseignement de l'école. Vous verrez que les deux programmes se soudent facilement l'un à
l'autre. L'étude de l'histoire coloniale nous mène à l'histoire comparée de la colonisation, la
morale et la sociologie nous conduisent à l'ethnographie, la géographie humaine à la
géographie régionale.185

Le directeur Paul Bouteille après avoir signalé les problèmes d’absentéisme et de tricherie au
cours des examens, dresse un état de lieux alarmant : un nombre trop élevé de cours (29
enseignants en 1ère année et 28 en seconde) sanctionnés par des interrogations écrites ou
orales, la nécessité de faire le mémoire, d'assister à des conférences, aux séances de sport,
d'escrime et d'équitation. Pour la nouvelle année, Paul Bouteille procède à quelques
réductions d'heures de cours enseignés, compte tenu de la nécessité de faire porter désormais
l'enseignement de l'École sur trois années (voir infographie sur le décret de 1950). S’en suit
une proposition d’emploi de temps plus souple pour répondre à la difficulté des études de
Droit et aux exigences demandées aux élèves : obtenir une licence en droit à la sortie de
l’école pour avoir le diplôme. M. Lebegue, directeur du Personnel au ministère de la France
d’outre-mer fait basculer les échanges sur la question du mémoire et des stages :
M. Lebegue.- Je voudrais savoir quel temps les élèves passent à préparer leurs mémoires.
Combien d'heures de travail faut-il pour rédiger un mémoire comme celui que j'ai parcouru et
qui est consacré à la fabrication des violons ?

M. Bouteille.- Il faut cinquante ou soixante heures. Lorsqu'ils feront leur stage outre-mer, ils
choisiront un sujet professionnel qu'ils étudieront au cours de leur stage, et sur lequel ils feront
un mémoire au cours de leur deuxième année. En ce moment (...) ils se livrent à un travail de
compilation.186

L’indignation suscitée par le mémoire sur les violons et le grand nombre des travaux n’ayant
« aucun rapport avec les colonies »187 est partagée par plusieurs membres du conseil. M.
Bertrand — représentant le directeur de l’ENA — suggère, à partir de l’expérience similaire
d’un emploi de temps couplant cours et rédaction de mémoires, d’exiger des élèves que leurs
mémoires de stage soient rédigés et remis à la Direction avant l'année suivante. La bonne
solution serait par exemple « d'arrêter le stage un mois ou six semaines avant le début du

184
Roger Bastide, Anthropologie appliquée, Paris : Payot, 1971, p.45-46. Il oppose l’”acculturation planifiée” à
l’acculturation “forcée” (engendrée par une guerre d’occupation, un système d’esclavage ou une situation
coloniale) ou “spontanée” (consécutive à la rencontre de groupes hors de toute intervention institutionnelle).
185
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 7 juillet 1950, p.8.
186
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 7 juillet 1950, p.4-5.
187
M. Lebegue : « Ils traitent de sujet qui n’ont aucun rapport avec les colonies ». 4 ans après la constitution de
l’Union française, au ministère de la France d’outre-mer on parle toujours de colonies.
53
cycle à l'École »188. Après des discussions sur les cours à supprimer et le nombre d’heures
annuelles, le conseil valide 410 heures de cours en première année et 402 heures en seconde
année, vient le premier moment de dissensions au sujet des entreprises du duo IEP-ENA et de
l’ENFOM :
M. Bertrand.- Il semble que la proportion entre l'enseignement magistral et les travaux
pratiques soit très au désavantage de ces derniers.

M. Bouteille.- Je crois que l'E.N.A. a une tâche différente de la nôtre. Elle reçoit des jeunes
gens formés à l'enseignement supérieur. Vous les orientez vers trois grandes branches
d'administration, alors que notre enseignement porte sur les sciences de l'Homme.

M. Bertrand.- A l'Institut des Sciences Politiques, le nombre d'heures pour travaux de


conférences, par rapport au nombre de cours est plus important (...) . Il y a pour ainsi dire
équilibre entre le nombre total d'heures et les heures de travaux de conférences. Ici, la
proportion est de 1 à 10.
(...) Il y a un certain nombre de matières qui gagneraient à être développées par la voie de
travaux de conférences ; elles contribueraient fortement à la formation des élèves.189

Ce moment est révélateur des différences institutionnelles entre l’IEP et l’ENFOM : d’un
côté, un corps enseignant qui comporte « peu de professeurs et beaucoup de praticiens
“conférences de méthodes”»190 ; de l’autre, un corps enseignant de spécialistes de la
colonisation marqué par « le règne des agrégés »191 depuis la IIIè République. À la pensée
professionnelle et l’idée d’un monde fini de sens que les élèves pourraient maîtriser grâce aux
travaux de conférences, s’oppose ici le plaidoyer de M. Solus — professeur à la faculté de
Droit de Paris — pour la « culture générale » :
Les jeunes gens ne font pas un travail personnel de culture, mais du bachotage. Il faut
emmagasiner un certain nombre de connaissances. On perd de vue l'objectif profond de cette
préparation. Je crois que la voie dans laquelle il faudrait s'engager est de débarrasser du
concours tout ce qui est technique en vue de favoriser la culture générale. Ensuite, maintenir
avec beaucoup de soin toutes les matières de culture générale.192

C’est le point majeur de désaccord entre les deux grandes écoles — nous regroupons IEP-
ENA comme le fait Jean-Michel Eymeri (2001) —, car tout au long des années 1950-1955,
les différents échanges entre le représentant de l’ENA et les membres de l’ENFOM visent à
trouver l’organisation adéquate sous des formes temporelle, juridique ou de politiques de
recrutement des professeurs193.

188
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 7 juillet 1950, p.5.
189
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 7 juillet 1950, p.9-10.
190
Jean-Michel Eymeri, op. cit., p.66
191
Pierre Singaravélou, op. cit., p.90
192
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 7 juillet 1950, p.7.
193
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 22 octobre 1954, p.4-6.
54
L’année scolaire 1950-1951 est caractérisée par les deux concours A — pour les
élèves sortant des classes préparatoires — et B — pour les fonctionnaires outre-mer — (voir
infographie). Pour la correction des épreuves scolaires, l’école fait appel à un jury
entièrement universitaire auquel viennent s'ajouter des hauts fonctionnaires de la Cour de
Cassation et du Ministère de la France d'outre-mer. Après avoir présenté le rapport des
correcteurs, Bouteille déclare que le concours B a répondu aux attentes puisqu’il était aussi
ouvert aux « autochtones d'outre-mer » :
Nous avons le plaisir de voir reçu 1er un Jeune Peulh. C'est la 1ère fois qu'un Africain entre
par la voie normale du concours. Un jeune malgache, un hova, est reçu 12ène. Un autre
candidat de Dakar, Kasse Baba, aurait été admissible s'il avait eu la 1ère année de licence.
Ainsi l'École revient aux sources (...) Il est bon de pouvoir associer les territoires de l'Union
Française à l'action menée dans la Métropole.194

Si l’école a eu des africains sous la direction d’Auguste Pavie195 ou des fonctionnaires


proposés par des hauts-commissaires, c’est effectivement la première fois qu’elle accueille
via un concours. Le recrutement de ce nouveau public ne se fait pas sans heurts. Se pose, au
sein du conseil, la question du coût de la vie à Paris pour ces fonctionnaires ayant la plupart
du temps le le grade de sous-chef de bureau dans le cadre local. Le directeur signale, à juste
titre, que « leur solde, ramenée au franc métropolitain, ne leur permet pas de vivre
décemment »196. Il présente les cas de deux cadres locaux : d’un côté un cadre célibataire
avec pour solde mensuel 16.000 Francs ; de l’autre, celui qui a la plus grosse solde, avec
50.000 Francs mais comprenant les allocations familiales pour sa femme et ses 3 enfants.
Pour Bouteille, les économies qu'ils ont pu faire avant leur départ ne tarderont pas à être
englouties et ne leur permettront peut-être même pas de se faire confectionner l'uniforme de
l'École après avoir payé un loyer d’un appartement meublé — dont le prix est rarement
inférieur à 20.000 Francs —. Le conseil réfléchit à une forme d’allocation et M. Gregoire,
directeur de la Fonction Publique suggère de s’inspirer du régime de l’ENA où les
fonctionnaires peuvent bénéficier du traitement des élèves si cette solution est plus
avantageuse pour eux197.
Trois autres problèmes vont être soulevés par l’entrée des fonctionnaires africains au
sein de l’école : l’auditorat, la limite d’âge, et des dispositions ambigües du décret de 1950.

194
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 8 novembre 1951, p.3
195
Mambaye Hamadou Biram Lô né en 1867 à Podor (Sénégal), promotion “Administrateur”, 1890.
196
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 8 novembre 1951, p.5
197
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 8 novembre 1951, p.6
55
Un statut de l’auditorat est envisagé à la suite d’une demande de l’Office provincial
des Pères Blancs qui est désireux en octobre 1952, bien après le concours, « de voir deux
Pères Blancs Africains, originaires de la Haute volta, suivre des cours à l'École »198. Le
directeur du Personnel et des Affaires politiques du ministère de la France d’outre-mer, Le
Tallec et Delteil, s’accordent sur le fait qu’il n’y a pas lieu de donner une réponse favorable
car la liberté de langage des professeurs peut finir par être entravée. De plus les seules
personnes pouvant être admises à suivre des cours à l'École, par esprit de réciprocité, sont les
administrateurs anglais car « des administrateurs français font des stages à Oxford »199. Cette
dérogation est à mettre au regard des travaux de Véronique Dimier (2004) sur la politique de
coopération mise en place entre l’école et les universités d’Oxford et de Cambridge pour la
définition d’une « politique administrative scientifique »200 dès les années 1920. Cependant,
le directeur des Affaires politiques Delteil — ayant déjà fait le plaidoyer pour une formation
accrue des élites auxiliaires (voir partie A) — suggère la préparation d’un statut de l’auditorat
par le Directeur de l’école. Les auditeurs doivent présenter « une formation intellectuelle d’un
niveau analogue à celui des élèves de l'École et posséder des diplômes de base »201 mais ils
ne pourront pas se prévaloir de l’enseignement suivi à l’École et notamment se voir délivrer
un diplôme ou un certificat.

Deux ans plus tard, après plusieurs dérogations sur la limite d’âge des candidats au
concours, le conseil discute d’un projet de modifications du décret de 1950. Les questions à
l’ordre du jour de la réunion du 21 décembre 1954 sont la limite d’âge et les effets pervers
des exigences de « nationalité française » et d’appartenance à un cadre [de la fonction
publique] comme conditions préalables au concours B.
Le directeur Paul Bouteille commence sa lecture du nouveau projet de décret par
présenter les conditions de fait qui motivent des prorogations spéciales des limites d’âge
fixées par le décret du 30 octobre 1950 en ces termes :
L'égalité de principe qui découle d'une règlementation identique apportée aux candidatures des
européens et des autochtones aboutit à une inégalité de fait. Il n'y a en effet aucune
comparaison possible entre les moyens scolaires dont disposent les étudiants dans la
Métropole et ceux dont ils disposent outre-mer.202

198
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 29 octobre 1952, p.3.
199
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 29 octobre 1952, op. cit.
200
Véronique Dimier, op. cit., p.31.
201
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 29 octobre 1952, p.4.
202
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 décembre 1954, p.2
56
En effet, comme nous l’avons vu dans le chapitre suivant, l’enseignement supérieur colonial
étant naissant dans les années 1950, il est difficile d’avoir un vivier significatif de candidats
fonctionnaires de moins de 30 ans remplissant les conditions d’admission du décret : avoir au
moins quatre années de service, être titulaire du baccalauréat en droit [2 années validées en
droit]. L’idée des nominations sur titre est unanimement écartée par le conseil car elle impose
une discrimination définie comme difficile et arbitraire. Le directeur suggère par conséquent
au conseil de corriger cette inégalité de fait — entre les étudiants de la métropole et ceux
originaires d’outre-mer — en prévoyant que des décisions individuelles autorisent des
candidats ayant fait leurs études dans des conditions précaires, à se présenter hors des limites
d'âge. La limite d’âge est ainsi portée à 35 ans car « passé l'âge de 35 ans la plupart des
candidats n'ont plus le goût de préparer des concours difficiles »203. Ce projet de décret est
l’occasion de voir que les processus d’africanisation militaire et civile ne sont pas exclusifs :
l'Inspecteur général Huet, directeur du Contrôle au ministère de la France d’outre-mer signale
que des dispositions analogues sont étudiées pour les officiers africains des Écoles Militaires
ou de Saint-Cyr. Le décret proposé s’inscrit totalement dans la ligne de la ligne politique du
gouvernement Mendès France.

Bouteille estime d'autre part que des modifications doivent être apportées à l'article 15
du décret du 30 Octobre 1950, fixant les conditions de candidature au concours B :
Art.15. — Le concours B est ouvert à tous les candidats du sexe masculin, de nationalité
française, remplissant les conditions ci-après : (...)
2° Appartenir aux cadres actifs de l’administration (cadres généraux, locaux ou spéciaux) ou
204
de l’armée

Les modifications sur lesquelles il demande l'avis de la Commission ont en effet pour objet
— en même temps qu'elles tranchent certaines difficultés d'interprétation du texte actuel —
d'offrir un accès plus large à ce concours sans en modifier la valeur. D'autre part, d’après le
directeur, elles évitent la possibilité de recours contentieux touchant l'interprétation des
dispositions cités ci-dessus. Les dispositions qu’il considèrent comme étant ambigües sont la
nationalité et l’obligation d’appartenir à un cadre actif de l’administration. L’obligation d’être
de sexe masculin semble aller de soi. Le conseil donne son accord pour la suppression de la
condition « être de nationalité française » car cette même condition est inscrite dans la loi du
19 Octobre 1946 portant statut général des fonctionnaires, où elle a fait l'objet d'une

203
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 décembre 1954, p.2
204
Art. : https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000489283&pageCourante=11191
57
interprétation du conseil d'Etat aux termes de laquelle la condition de nationalité française
n'exclut ni les ressortissants des Territoires d'Outre-Mer, ni les ressortissants des territoires et
Etats associés : Camerounais et Togolais, ni les Marocains et Tunisiens. On est ici au cœur du
caractère polysémique de la notion de nationalité entre la constitution de 1946 et la Vème
République. Le maintien de la formule « être de nationalité française » dans le texte régissant
l’École peut être interprété comme exclusif des « Français et Africains » [Cooper (2014)]
institués par cette jurisprudence. Par conséquent, le conseil choisit de « se référer aux textes
régissant la fonction publique [de l’Union] de manière à pouvoir en suivre l'évolution
législative ou jurisprudentielle sans être obligé de modifier le texte à chaque étape »205.
Quant à l’obligation d’appartenir à un cadre actif, elle exclut de jure et de fait du
concours « les auxiliaires, journaliers, temporaires (...)»206 Cette exclusion a d'autant moins
de raison d'être que l’E.N.A admet à son concours tous des auxiliaires. C'est ainsi que l'an
dernier l'École a été « contrainte de dissuader de se présenter au concours B deux
Camerounais, Docteurs en Droit, qui ne justifiaient que de 5 années de services auxiliaires
dans leur territoires d'origine, ainsi qu'un Européen, licencié en Droit, magistrat contractuel
depuis quatre ans en A.O.F. ».207 Notant que ces candidats auraient pu se présenter aussi bien
aux grands concours métropolitains de l'Administration et de la Justice, seuls « les territoires
pour lesquels ils avaient une vocation par circonstance ou par droit » leur étaient interdits, le
conseil approuve une rédaction nouvelle du texte régissant le concours B, calquée sur celle de
l'ENA — qui fait disparaitre cette anomalie. Nous avons vu que l’école se réorganise en
s’inspirant du réseau des grandes écoles : des écoles militaires, de Saint-Cyr, de l’ENA.
L’année suivante, le grand projet de réorganisation de l’école ne déroge pas à cette règle.

Une réorganisation entière de l’école

L’année 1955 est marquée par des annonces de présence du ministre de la France
d’outre-mer aux réunions du conseil de perfectionnement pour une grande réforme. Pierre-
Henri Teitgen — ministre du 23 février 1955 au 1er février 1956 — est annoncé le 24 mai et
le 26 juillet. Son directeur de cabinet Adolphe Touffait s’y rendra chaque fois à sa place,
appuyant ici, l’analyse présentée dans le chapitre précédent sur l’importance des cabinets
ministériels à la française : au coeur de la fabrique des lois, le ministre est absent.

205
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 décembre 1954, p.3.
206
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 décembre 1954, p.4.
207
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 décembre 1954, op. cit.
58
Le 24 mai 1955, Touffait est président de la séance. Il introduit l’ordre du jour en
précisant les tenants et aboutissants du projet de réforme :
« (...) une réforme demandée - je dirais même imposée - par le législateur, qui, par une loi du
2 Avril a demandé au Ministre de la France d'Outre-Mer de présenter au Parlement avant le
1er Novembre 1955 un projet de réforme de l'École. (...) En fait, après trois semaines nous
nous sommes aperçus au Cabinet que le problème était très complexe. Nous ne voulons vous
soumettre qu'un projet sérieux ; aussi le Ministre m'a-t-il prié de l'excuser de ne pas présenter
aujourd'hui ce projet et il pense qu'à une prochaine séance il soumettra un travail complet à
208
vos méditations. »

La présence de Touffait s’explique à la fois par l’obligation d’un projet de loi avant
novembre et par le besoin d’une réforme concertée. C’est cette urgence qui explique la
multiplication des annexes et listes de convocations pour la séance de juillet dédiée au projet
— comme l’indique le document présenté en introduction au chapitre.
La réunion du 26 juillet 1955 est l’occasion pour Touffait et Bouteille, de présenter
aux autres membres du conseil, les résultats du groupe d’études qui s’est réuni au ministère.
Le but affiché de la réforme est de « permettre une africanisation progressive et raisonnée des
cadres de l'Administration, de l'Inspection du Travail et de la Magistrature, sans que soit
diminuée la valeur professionnelle de ces cadres »209. On a pu voir, depuis la réforme de 1950
que la faiblesse numérique des candidats Africains — « une vingtaine en dix ans »210 — n’est
pas justifiée par leur taux de succès plus faible — le 1er au concours B de 1950 est Africain
— mais en grande partie par le contexte scolaire et social. Le directeur propose un ensemble
de raisons à cet état de choses :
« (...) insuffisance de la scolarisation outre-mer, supériorité du milieu familial et social
métropolitain quant à la valeur éducative, petit nombre des bourses préparatoires au Concours
"A”, absence de facilités pour les candidats au Concours “B”, difficulté pour les autochtones,
quand ils abordent le plan des études supérieures, à se mouvoir dans un climat spirituel et
intellectuel différent du leur, appréhension de tenter un concours difficile, nécessitant une
connaissance approfondie de la pensée occidentale, certaines tendances politiques aussi
expliquent peut-être la faiblesse numérique »211

Quatre idées sont au cœur de cette longue énumération. Tout d’abord, on retrouve en creux le
plaidoyer pour une diplomatie universitaire. Ensuite, la question épineuse des années
précédentes sur le coût de la vie à Paris. Dans un troisième temps, le directeur émet l’idée
qu’il y aurait une culture spécifique nécessaire et spécifique pour réussir. Et enfin, la
possibilité d’une barrière politique. Ce sont ces deux dernières idées qui orientent le nouveau

208
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 24 mai 1955, p.2.
209
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.2.
210
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.2.
211
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.2.
59
recrutement : une acculturation planifiée de candidats africains et une réponse aux éventuels
désaccords politiques.
Outre les deux concours actuellement existants, la solution consiste à aménager une
troisième voie d'accès à l'École et aux cadres, par « un système mixte de désignation -
concours »212 : la désignation sera faite par les gouverneurs des Territoires d'outre-mer des
« meilleurs fonctionnaires de leurs administrations locales »213 sous le contrôle de l'École
d'abord, du ministère de la France d’outre-mer ensuite. Ces fonctionnaires, qui, au cours des
huit années obligatoires de service dans les cadres doivent avoir fait preuve de leur « aptitude
à la fonction »214, seront admis à l'École et départagés par concours à l'issue de la 1ère année
de formation générale. Au cours de la 2ème année, ils seront répartis dans les diverses
sections pour y recevoir une formation professionnelle ; à la sortie de l'École les « meilleurs »
seront nommés Administrateurs ou Inspecteurs du travail ; et les personnes classées après
seront nommées rédacteurs (dans l’Administration générale) ou Contrôleurs du travail ; le
tout dans la proportion de 2/10è des places annuellement vacantes ; et enfin, les « moins
bons » seront renvoyés dans leur administration d'origine avec des avantages de carrière
déterminés par arrêtés des Chefs de territoires. En ce qui concerne, d'autre part, le cadre de la
Magistrature d'Outre-Mer que le Ministre désire voir ouvrir plus largement aux originaires
d’outre-mer, la solution retenue a été celle d'un concours sans oral — obligatoirement à Paris
— ; les élèves issus des écoles de Droit d'outre-mer ne pouvant s’engager dans des frais de
voyage et de séjour à Paris pour un résultat aléatoire. Bien que le directeur du cabinet du
ministre tient à préciser, une fois de plus, que l’africanisation des cadres est une injonction
formelle du Parlement ; les mesures envisagées lui paraissent raisonnables car elles :
« donnent satisfaction réelles aux désirs des évolués africains et malgaches, sans (...) léser les
intérêts corporatifs des fonctionnaires déjà engagés dans ces cadres »215.
La mise en place de cette voie d’accès — cycle de perfectionnement ou cycle D (voir
infographie) — soulève plusieurs questions : quels sont les critères de sélection et quelles
sont les valeurs normatives attachées au corps des administrateurs de la France d’outre-mer ?
Quel est le projet contre d’éventuels désaccords politiques ?
Concernant la question politique, le gouverneur général Pignon, directeur des Affaires
politiques au ministère, propose une « propagande qui doit être menée aussi bien par les

212
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.3.
213
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.3.
214
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.3.
215
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.6.
60
autorités locales que par les pouvoirs métropolitains »216. Une liste de propositions
accompagne cette idée : les limites d’âge reculées jusqu’à 30 ans (concours A) et 40 ans
(concours B) par décision du ministre217 ; l’octroi des bourses d’Etat et l’affectation des
« sujets d’élite (...) dans les chefs-lieux pour qu’ils aient des conditions de travail et des
facilités de documentation »218 ; à partir du modèle employé au Cameroun, une « sélection
par voie d'autorité en envoyant des prospecteurs qui désignent aux Chefs de Territoires les
fonctionnaires autochtones dignes d'être encouragés »219. De plus, sur suggestion de
Bourdeau de Fontenay, directeur de l’ENA (1945-1960), le conseil envisage de reprendre le
modèle du « concours de facilité » de l’ENA — pré-concours permettant d’être affecté en
priorité dans une ville de faculté et donnant droit à 4 mois de congé avant le concours B — et
de supprimer l’obligation de possession du diplôme de bachelier en droit — obligation qui
n’existe pas à l’ENA.
Cette section nous a permis d’appuyer notre conception de l’africanisation civile : un
processus de transactions hégémoniques dans les années 1950 entre la métropole et les
territoires d’outre-mer qui s’appuie sur la mise en place d’une diplomatie universitaire.
L’analyse des procès-verbaux du conseil de l’ENFOM permet de voir qu’en plus d’être la
grande école qui accompagne/façonne la politique de l’Empire français, elle est pleinement
inscrite dans le champ des grandes écoles ; notamment par ses rapports étroits à l’ENA après
les risques d’une disparition de l’ENFOM au profit de cette dernière.

216
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.6.
217
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.7.
218
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.7.
219
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 26 juillet 1955, p.8.
61
B-2) L’affaire du « Bleu d’Outre-Mer » : professer l’Empire sous la IVème République

Pierre Singaravélou, dans la conclusion de Professer l’Empire220, postule que la


IIIème République correspond au « moment colonial »221 de l’histoire des sciences humaines.
Dans cette partie, grâce à l’apport de la sociologie des curricula et cette conclusion, nous
analysons le scandale médiatique qui a secoué l’ENFOM en février 1956 : l’affaire du « Bleu
d’Outre-Mer ». À quel « moment » correspond l’histoire des sciences humaines sous la IVè
République ? Que peut-on (ne pas) dire de l’institution au cœur de la communauté des
savants coloniaux ?

L’affaire dans l’historiographie, le fonds d’archives

En janvier 1956, le journal des élèves de l’ENFOM Le Bleu d’Outre-mer publie un


manifeste critique sur l’école, les professeurs. Il est repris et accompagné d’un éditorial
dénonçant l’enseignement « impérialiste » et la doctrine passéiste de l’ENFOM, ses silences
sur les mouvements nationalistes dans France-Observateur puis Le Monde. Dans
l’historiographie sur l’école, cette affaire est évoquée trois fois.

William B. Cohen (1974) reprend la critique principale des élèves sans la discuter :
« il n’existait aucun cours vraiment sérieux sur le développement économique, la sociologie
et le développement contemporain »222 ; Armelle Enders (1993), à l’aide des procès-verbaux
du conseil de perfectionnement des 14 et 21 février 1956, évoque brièvement les
interrogatoires d’élèves à ce sujet. Quant à Jean-Michel Consil (2009), à l’aide d’une analyse
croisée des réponses aux questionnaires de William B. Cohen et une histoire du corps
enseignant en économie, considère que que le jugement des élèves est « sévère » et y voit «
l’expression, de la part d’un groupe social en sursis, de ses préoccupations professionnelles
(...) »223 en réaction au projet de la loi-cadre. Une remarque préliminaire concernant les
analyses de William B. Cohen (1974) et Jean-Michel Consil (2009) : ils arrivent à des
explications monocausales parce qu’ils ne mobilisent pas les archives de l’école sur le sujet.

220
Pierre Singaravélou, op. cit., p.367-376.
221
Pierre Singaravélou, op. cit., p.376.
222
William B. Cohen, op. cit., « chapitre VII : L’ENFOM 1940-1959 », p.220.
223
Jean-Michel Consil, op. cit., p.67.
62
Par conséquent, ces analyses souffrent d’un biais : la reconstruction à posteriori de l’affaire et
des réactions suscitées.
Le fonds « affaire du « Bleu d’outre-mer » »224, de 29 pages, offre un éventail
d’analyses possibles grâce aux interrogatoires subies par les co-rédacteurs du manifeste et de
l’éditorial, les majors de promo signataires, et surtout, grâce aux différentes prises de parole
des membres du conseil.

La consultation du fonds permet de voir que l’ordre du jour est moins le manifeste que
l’éditorial et les accusations d’impérialisme et de colonialisme. La critique des programmes
d’économie est entendue et reprise. De plus, elle peut être analysée à l’aune des différentes
réformes de curriculum dans les années 1950. Après avoir résumé les approches

224
Procès-verbaux du conseil de perfectionnement : 14,21, 24 février et 1er Mars 1956, ANOM 1 ECOL/14.
63
sociologiques du curriculum, nous proposerons une analyse alternative à celle partagée par
l’historiographie sur l’école.

Le curriculum de l’ENFOM

La notion de curriculum en français est souvent mobilisée pour désigner l’ensemble


des programmes scolaires, des cours dispensés. C’est l’usage qu’en fait Jean-Michel Consil
(2009) et plusieurs acteurs du conseil de perfectionnement en février 1956. Les nouvelles
approches du curriculum en sociologie de l’éducation montrent qu’on peut l’analyser sous
trois formes. Deauvieau & Terrail (2007) proposent de distinguer les « trois grandes facettes
de l’activité de transmission des savoirs » que constituent, respectivement, « la détermination
des contenus d’enseignement, les pratiques pédagogiques des enseignants et les activités
d’apprentissage »225. Ces approches exigent de prendre en compte à la fois les prescriptions
institutionnelles, les situations d’apprentissage et les enjeux cognitifs. Dans la suite, nous
utiliserons les termes de curriculum formel, curriculum implanté ou maîtrisé et de curriculum
caché226. Le curriculum caché, c'est la part des apprentissages qui n'apparaît pas programmée
par l'institution scolaire, du moins pas explicitement : il comprend aussi bien les normes
implicites pour survivre dans l’institution, les rites que des actions de l’enseignant.
Concernant l’enseignant au cœur du curriculum caché : il peut inculquer, sans en être
conscient, un modèle culturel dont il est porteur ; ou bien de son action volontaire : les liens
ténus entre la pratique scientifique et politique des savants coloniaux nous obligent à analyser
cette facette du curriculum à l’aune des sources. En effet si la IVème République institue une
Union française et donc la fin juridique de la distinction indigène/sujet ; que deviennent ces
objets scientifiques ? Quelles transformations subit la matrice des « sciences coloniales » —
les présupposés inégalitaires, la fréquentation du terrain colonial, le déterminisme
mésologique, les fonctions d’expertise et de propagande — définie par Pierre Singaravélou
(2011) ? L’affaire et les interrogatoires professeurs-élèves permettent, toutes proportions
gardées, de formuler une réponse à cette question, car elle offre les possibilités d’une analyse
sociohistorique du curriculum de l’ENFOM.

225
Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail (dir.), op. cit., « Introduction », p.10.
226
Philippe Perrenoud, « Curriculum : le formel, le réel, le caché » in Jacques Houssaye (dir.), La pédagogie :
une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris : ESF, 1993, p.61-76.
64
Analyses sociologiques du curriculum227

a) Le curriculum formel, réalisé et maîtrisé à l’ENFOM


Le corps enseignant de l’ENFOM est un corps enseignant commun aux
établissements d’enseignement supérieur de Paris mais aussi d’autres villes : Bordeaux,
Nancy, Toulouse, etc. Comme le constate Singaravélou (2011), sous la IIIème République, la
consécration académique des carrières administratives coloniales est relative : seul
Delavignette a une chaire. Si les anciens élèves de l’ENFOM sont très impliqués dans les
réseaux économiques et coloniaux, ils sont majoritairement chargés de travaux dirigés ou de
travaux pratiques lorsqu’ils ne sont pas convertis à l’ethnologie. Pour résumer le système
d’enseignement, nous avons réalisé un tableau non exhaustif des professeurs à l’ENFOM
(dans les années 1954-1955, 1955-1956) apparaissant dans les différents bulletins. Ce tableau
laisse donc de côté des chargés de cours et de conférences des années précédentes comme
Georges Balandier ou René Cassin.

227
Sources mobilisées : Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail (dir.), op.cit. ; Jean-Claude Forquin, op. cit. ;
M.J. Rosier, J.P. Keeves (dir.), The IEA Study Science I : Science Education and Curricula in Twenty-three
Countries, Oxford : Pergamon Press, 1991, p.7.// MINFOM : Ministère de la France d’outre-mer.
65
Professeurs Cours Titres Universitaires Postes cumulés

Histoire africaine et Agrégé d’histoire et Directeur d’études à


H. Brunschwig colonisation géographie, docteur l’EPHE, enseignant
comparée IEP Paris
CHAIRES
R. Delavignette Sociologie Africaine, Brevet de l’Ecole Membre du Conseil
Droit et coutumes Coloniale d’Administration de
d’outre-mer, Havas
Évolution politique
de l’Union française

C. Robequain Géographie Chaire de géographie


économique Agrégé d’histoire et tropicale à la
politique et humaine géographie, docteur Sorbonne, Professeur
de l’Union Française à HEC, à l'Institut
d'ethnologie et à
l'École d'application
du service national
des statistiques

L.S. Senghor Civilisations négro- Agrégé de grammaire Député du Sénégal,


africaines Secrétaire d'État à la
présidence du Conseil

P. Moussa Politique économique Agrégé de lettres Inspecteur des


d’outre-mer finances, Enseignant
IEP Paris & ENA

CHARGÉS DE COURS P. Mercier Ethnologie Brevet de l’ENFOM, Maître de recherches
(années 1954-1955 diplôme institut à l’Office de la
et 1955-1956) d’ethnologie recherche
scientifique et
technique outre-mer
& à l’Institut Français
d'Afrique Noire
228
P.F. Gonidec Législation du travail Agrégé des Facultés Professeur à la
outre-mer de droit Faculté de droit et
des sciences
économiques de
Nancy, Directeur de
l’école de Droit de
Dakar

M. Duverger Évolution des idées et Agrégé des Facultés Directeur de l’IEP de


des faits de droit Bordeaux, professeur
à la Faculté de droit
de Paris, ancien
salarié du journal Le
Monde

228
Bien que n’étant pas titulaire d’une chaire, P. F. Gonidec sera l’auteur de nombreux traités
législatifs et juridiques utilisés par les administrations africaines après les indépendances. Il
ne faut donc pas lire cet organigramme sous l’angle d’une hiérarchie ou d’une dissymétrie
des rapports.
66
L. Bourcier De Carbon Economie des Agrégé des Facultés Professeur à la
territoires sous- de droit faculté de Droit de
développés Paris

Cottenet Droit et Comptabilité Professeur à l'Ecole


commerciale des Hautes Etudes
Commerciales

Les fonds de l’école ne contiennent ni les polycopiés de ces cours, ni des copies.
L’analyse du premier aspect du curriculum reposant sur les contenus formalisés du cours et
transmis va s’attacher à dégager les différents avis donnés par les co-rédacteurs et les majors
lors des interrogatoires du conseil de perfectionnement. Ces interrogatoires ont lieu le 21 et
24 février 1956 : les majors de toutes les sections passent avant les co-rédacteurs.

Lors de la séance du conseil sans les élèves — du 14 février 1956 — le gouverneur


général Delavignette, courroucé, commente l’éditorial en ces termes : « dans quelle mesure
des élèves fonctionnaires ont-ils le droit de critiquer l'action du Gouvernement ? Imaginons
les élèves de Polytechnique déclarant qu'ils ne sont pas partisans de l'artillerie dans un journal
d'École »229. En paraphrasant Delavignette, ce n’est pas la question de l’artillerie de
l’ENFOM — « l’impérialisme, le colonialisme » — le problème, c’est le fait que des futurs
fonctionnaires se permettent de critiquer le gouvernement publiquement. Cette position doit
être mise en perspective avec la question du rôle politique des fonctionnaires au cœur du
processus d’« invention de la bureaucratie »230. Après une longue discussion, les membres du
conseil, à l’unanimité approuvent une motion :
La Commission permanente du Conseil de perfectionnement de l'Ecole Nationale de la France
d'Outre-Mer a pris connaissance, à la demande du Directeur, du "Bleu d'Outre-Mer", bulletin
rédigé par un groupe d'élèves, dont des extraits ont été récemment diffusés dans la presse
parisienne. (...) La Commission demande, en conséquence, que des sanctions soient prises à
l’égard des principaux responsables, après qu’une enquête aura permis de les désigner
clairement.231

Le 21 février 1956, commence le premier volet de l’enquête concernant le Bleu


d’Outre-Mer. Delavignette précise qu’il convient de ne pas se laisser entraîner sur le terrain

229
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 14 février 1956, p.4.
230
Françoise Dreyfus, L’invention de la bureaucratie. Servir l’Etat en France, en Grande-Bretagne et aux
Etats-Unis (XVIII°-XX°siècles), Paris : La Découverte, 2000.
231
Procès-verbal op.cit., p.6.
67
politique et de ne se préoccuper que de la question de l’enseignement. Nous compilons deux
commentaires qui montrent les divers aspects du curriculum (formel/réalisé/maîtrisé) :
M. GERARD. (major 3ème Année, section administrative)- Sur un enseignement de 960
heures réparties en 3 ans, la géographie et l'histoire comptent 60 heures alors que les sciences
économiques sont limitées à 85 heures. Il n'existe, en particulier, aucun cours traitant des pays
sous-développés. (...) A franchement parler, le cours de M. BUQUET ne nous a pas beaucoup
intéressée l'an dernier. (...) Nous demandons un cours de M. BALANDIER. (...) Nous avons
déjà fait cela en préparation.232

En utilisant comme source le manifeste et/ou l’éditorial, William B. Cohen (1974) et


Jean-Michel Consil (2009) laissent de côté ces éléments : d’un côté, la qualité des cours est
jugée par le volume horaire et la manière dont ils sont effectivement enseignés ; de l’autre le
fait ces jugements sont attachés au profil des élèves qui ont écrit le manifeste. La
démonstration de Jean-Michel Consil contre le manifeste tient dans une première idée : la
licence de droite repose sur un tronc commun pour juristes jusqu’en 1954 et, par exemple, le
« programme d’économie politique du deuxième certificat de la licence de droit (2ème
année). Il représente 60 heures sur 300 (1/5) »233 . La seconde idée tient dans l’idée que « la
qualité professionnelle du corps professoral est un élément important (...) à la fois un
indicateur de la notoriété de l’institution et un facteur de valorisation »234. La seconde idée ne
tient pas devant les déclarations du major de 3è année : un corps professoral de qualité peut
donner un cours que les élèves ne trouvent pas intéressant et/ou donner un cours déjà fait en
classes préparatoires. L’élève et la question de la transmission des savoirs sont totalement
absents de la démonstration de Jean-Michel Consil : « Sauf à taxer de malhonnêteté
intellectuelle le corps professoral d’économie de l’ENFOM, la composition de celui-ci nous
incline à penser que les élèves recevaient un enseignement de qualité (...) Il est professeur à
Sciences Po, et sera bientôt directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Études, deux
institutions connues pour leur haut niveau scientifique et leur acuité aux courants les plus
pertinents de la recherche »235. Laissons de côté cet argument d’autorité et le jugement
téléologique. L’enseignement reçu à l’ENFOM, est certainement professé par des savants
comme le montre le tableau précédent mais ça n’exclut pas les questions de la fabrique du
curriculum, de sa transmission — et du ressenti des élèves —, et des incompréhensions entre
les professeurs/membres du conseil et les élèves sur la nature ou les buts du curriculum. Un

232
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 février 1956, p.3-4.
233
Jean-Michel Consil, op.cit., p.61.
234
Jean-Michel Consil, op.cit., p.63.
235
Jean-Michel Consil, op.cit., p.64.
68
exemple de l’imbrication de ces questions tient dans la conversation autour des demandes de
cours sur les situations politiques en Afrique :
Le Gouverneur Général DELAVIGNETTE.- Je tiens à vous mettre en garde contre une
certaine conception que vous semblez vous faire de l'enseignement. Il n'est pas question de le
confondre avec l’action politique. Ne pensez pas qu'un professeur puisse vous introduire, en
ce domaine, dans le secret des affaires.

Le Gouverneur Général PIGNON.- À côté des études, vous avez la possibilité de vous
cultiver vous-mêmes. Avez-vous lu les livres de Richard Wright ? Lisez-vous le bulletin de
presse étrangère du Ministère ?

M. GERARD.- Nous demandons un cours de M. BALANDIER.

M. BOUTEILLE.- M. BALANDIER a fait, il y a quelques années, une dizaine d'heures de


cours en cette École. Les élèves sont venus me dire “qu'il les embêtait”. (...)236

Un autre exemple sur les incompréhensions sur la place du stage pratique outre-mer :
M. MULLER. (major 1ère année A)- Dans l’ensemble, nous avons été déçus. Les cours, peu
nombreux, ne constituent qu'une préparation insuffisante au stage. Nous allons partir en
ignorant tout des principales questions politiques et économiques des pays où nous
séjournerons. (...)

Le Gouverneur Général DELAVIGNETTE.- Il n'est d'ailleurs pas question, dans les mois qui
précèdent votre départ en stage, de vous donner une formation professionnelle vous
permettant d'exercer une fonction en Afrique. C’est méconnaître l’esprit du stage

M. BOUTEILLE.- Il s'agit d'un stage d’imprégnation et non de formation.237.

Une première remarque : le Directeur de l’école prend, en compte, en plus de la qualité du


corps professoral (ici Balandier), le ressenti des élèves pour le renouveler238. Ensuite, la
Sociologie des Brazzavilles noires et la Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Dynamique des
changements sociaux en Afrique centrale (1955), on peut opposer l’idée de la transmission
d’une culture générale par la littérature et le bulletin de presse étrangère du ministère de la
France d’outre-mer. Cette incompréhension peut être rapporté dans un premier temps aux
propriétés sociales du gouverneur général Pignon : en 1928, il obtient le brevet de l’école de
Hardy, celle qui inaugure le curriculum basé sur la littérature et la psychologie coloniale239.
Le manifeste et quelques interventions peuvent donc se lire dans un premier temps à la fois
comme une critique et une incompréhension du curriculum sous ces trois aspects.

236
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 février 1956, p.3-4.
237
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 février 1956, p.6-7.
238
Nous supposons que le Directeur est de bonne foi.
239
Voir Jessica Biddlestone, op. cit. ; Pierre Singaravélou, « De la psychologie coloniale à la géographie
psychologique Itinéraire, entre science et littérature, d'une discipline éphémère dans l'entre-deux-guerres »,
L'Homme et la société, vol. 167-168-169, no. 1, 2008, pp. 119-148.
69
Nous reviendrons plus tard sur les arguments de Delavignette et ses implications scolaires et
politiques.
La critique de l’enseignement — l’enseignement impérialiste — est analysée comme
un commentaire strictement « politique » ou révélateur de l’incertitude de l’avenir devant
l’avènement de la loi-cadre Defferre. Cohen (1974), Enders (1993) et Consil (2009)
rappellent à juste titre que les élèves ont eu vent des travaux de la loi — certains sont en stage
à la Direction du Personnel ou des Affaires politiques —. Cependant, l’explication ne doit pas
nécessairement exclure la question scolaire. Lorsque le conseil demande aux différents élèves
et co-rédacteurs d’expliquer l’accusation d’impérialisme, un seul se désolidarise du manifeste
et de l’éditorial. Une sélection des échanges à ce sujet dans les séances du 21 et 24 février
1956 :
« Le Gouverneur général PIGNON.- Pensez-vous, avec vos camarades qui ont rédigé
l'éditorial, que cette école vous donne une formation "impérialiste" ?

M. MULLER.(major 1ère année)- Les termes ont sans doute dépassé la pensée de mes
camarades. Ils voulaient dire que c’est en ne dispensant pas ici certaines disciplines qu’on
favorise l’impérialisme. »240.

« Le Gouverneur Général Pignon.- Vous considérez vraiment que cette École comme le
dernier bastion du colonialisme ?

M. MARTIN (elève-magistrat de 3ème année, désigné comme l’un des principaux


responsables).- On ne nous recommande pas le colonialisme, on procède négativement en ne
nous ouvrant pas les yeux sur les dangers du colonialisme. C’est ainsi que nous n'avons pas
une seule heure de cours sur Ies mouvements politiques et syndicaux africains.

Le Gouverneur Général Pignon.- Ne vous rendez-vous pas compte qu'après deux mois de
séjour en A.O.F. ou à Madagascar, vous en saurez autant sur les mouvements politiques
locaux que tout ce qu'on pourra vous enseigner en cette École ? »241

Ces deux réponses nous permettent d’introduire l’épineuse question du curriculum caché. Il
fonctionne d’abord à partir des choix opérés dans la fabrique du curriculum formel : on
apprend implicitement à ne pas penser (contre) l’impérialisme et le colonialisme dès
l’exclusion horaire de l’enseignement des pensées (critiques) de l’impérialisme et le
colonialisme portées par les mouvements syndicaux — alors qu’il y a des cours obligatoires
sur la législation et le droit du travail outre-mer inscrits au programme. Et surtout, si
l’expérience du terrain suffit pour comprendre les mouvements politiques, à quoi ça servirait
le cours obligatoire sur l’évolution des idées et des faits politiques de Maurice Duverger —
auteur de l’ouvrage réédité une dizaine de fois Les Partis politiques (1951) — ?

240
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 février 1956, p.7.
241
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 24 février 1956, p.7.
70
b) Le curriculum caché et la « bibliothèque impériale »

Une lecture discutable de la question du curriculum caché de l’ENFOM est celle


portée par un groupe d’auteurs du courant des études postcoloniales242. Nous la présenterons
avant de proposer une lecture alternative à partir de la notion de « bibliothèque impériale »
suggérée par Mamadou Diouf, en introduction de L'historiographie indienne en débat :
colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales (1999).
La lecture de ces auteurs tient dans l’idée que le savoir colonial est un instrument de
contrôle social et un vecteur de l’impérialisme occidental. Cette approche, en se concentrant
majoritairement sur les productions discursives, ignore parfois le fait qu’une relation de
domination a besoin de vérités scientifiques. Cette lecture fait l’économie d’une histoire
sociale des acteurs et des conditions de possibilité de ces savoirs coloniaux. De plus, elle
ignore les moments de transactions hégémoniques. Peut-on réduire les savoirs produits au
coeur de l’ENFOM à une « bibliothèque [essentiellement] coloniale » ? La tentation est
grande vu que l’école a le monopole de la formation des administrateurs coloniaux et se
trouve au coeur du réseau des savants coloniaux, des académies des sciences, des revues de
recherche sous la IIIè République. Les travaux de Jean-Hervé Jézéquel (2002) cités dans la
première partie fournissent déjà une première objection : les élites auxiliaires indigènes
participent de la production de ces savoirs. L’ENFOM sous la IVème République crée une
chaire pour Léopold Sédar Senghor. S’appuyant sur les travaux de Ann Laura Stoler &
Frederick Cooper (1997), Mamadou Diouf (1999) dit qu’il reste à « explorer comment les
techniciens et administrateurs impériaux réexaminèrent leur projet hégémonique et altérèrent
leur vision face aux oppositions dans leur propre camp et aux défis lancés par ces gens qu’ils
avaient la prétention de gouverner »243 et penser les transactions au sein de l’empire comme
des formulations qui maintiennent des différences culturelles. De ce point de vue, la question
posée est : « la qualification « impériale » de la bibliothèque n’est-elle pas plus justifiée et ne
dit-elle pas ce qui se passe réellement ? ».
L’idée de « bibliothèque impériale » ou de moment « colonial » des sciences
humaines achoppe sur la question de la transmission et des continuités dans le temps.
L’histoire sociale des savants coloniaux français et des lieux de productions permet d’établir

242
Une liste non exhaustive sur l’orientalisme et l’africanisme : Edward Said, Orientalism, New York : Vintage
Books, 1979 ; Valentin Y. Mudimbe, The Invention of Africa, Bloomington : Indiana University Press, 1988 ;
Nicholas Dirks, Colonialism & Culture, Ann Arbor : University of michigan Press, 1992.
243
Mamadou Diouf, L'historiographie indienne en débat : colonialisme, nationalisme et sociétés
postcoloniales, Paris : Karthala, 1999, p.30.
71
un centre stable et un cadre historique : l’Ecole Coloniale, puis l’ENFOM sous la IIIè
République. Mais comment se déploie la bibliothèque impériale ? Autrement dit, comment se
déroule le moment « colonial » des sciences humaines ? Ce moment s’arrête-t-il dès la
constitution de 1946, ou juste après l’accession aux indépendances ? La matrice disciplinaire,
les choix de curriculum changent-ils ? Si oui, comment ?

Les réactions des professeurs et membres du conseil de perfectionnement de


l’ENFOM devant le manifeste et l’éditorial de février 1956 Bleu d’Outre-Mer. Nous
choisissons de rassembler sous la notion de « bibliothèque impériale » deux composantes : le
curriculum formel et réalisé des savoirs coloniaux ; les enjeux cognitifs explicites et
implicites.
Dans un premier temps, cette bibliothèque est impériale par l’invisibilisation les
implications politiques de toute pratique scientifique. C’est ce qu’on peut lire en creux dans
l’intervention de Delavignette lorsqu’il prétend qu’un enseignement — son cours sur l’Union
française — entièrement dénué de présupposés et d’implications politiques inégalitaires entre
les métropoles et les territoires d’outre-mer est possible au sein de l'École :
« Je tiens à vous mettre en garde contre une certaine conception que vous semblez vous faire
de l'enseignement. Il n'est pas question de le confondre avec l’action politique. Ne pensez pas
qu'un professeur puisse vous introduire, en ce domaine, dans le secret des affaires. »244

Dans le passage du curriculum formel au curriculum réalisé, il faut s’attacher à décrire quels
savoirs prennent la grande partie du volume horaire et quels sont leurs objectifs pédagogiques
: ceux auxquels on attache le plus des finalités politiques/civiques et dont l’objectif
pédagogique tire vers le « quoi penser » ; ceux qui dont l’objectif pédagogique tire vers le «
comment penser »245 ou des contenus qui n’offrent aucun moyen d'objectivation du monde
social — « avez-vous lu les livres de Richard Wright ? »246—. L’une des interventions permet
d’illustrer ce distinguo :
« Le Gouverneur Général Pignon.- Vous approuvez ces expressions : “Contradictions ...
immobilisme .... faux semblants... dernier carré du colonialisme... impérialisme....
commandants mitrailleurs etc."

M. GAYE.- Nous ne reprochons pas à l'École de nous apprendre à être des commandants
mitrailleurs, mais de ne pas nous apprendre à être le contraire. »247

244
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 février 1956, p.3.
245
Nous reprenons l’usage de Jérôme Deauvieau (2017) du distinguo de Shlomo Sand. Voir Shlomo Sand,
Crépuscule de l’histoire, Paris : Flammarion, 2015, p 205.
246
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 février 1956, p.3.
247
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 24 février 1956, p.4.
72
Ici, l’élève Gaye reproche à l’école de ne pas dispenser assez de cours dont l’objectif
pédagogique tire vers le « comment penser » autre chose que l’ordre impérial établi
La dernière composante de la bibliothèque impériale est la plus compliquée à illustrer
à partir des archives à cause du manque de densité documentaire que nous auraient offert des
copies sur un sujet précis. Bien que la bibliothèque impériale enregistre des différences
culturelles, fait participer à la fois des métropolitains et des originaires des territoires d’outre-
mer — et peut mettre en présence tous les savoirs disponibles sur le monde social — ; elle
apprend à s’interroger à partir du regard impérial, à traiter des questions par « le petit bout de
la lorgnette »248 pour paraphraser l’un des élèves passés devant le conseil.
Nous avons choisi de traiter l’Affaire du Bleu d’Outre-Mer parce qu’elle permet de
poser la question du devenir des sciences coloniales dans l’enseignement supérieur sous la
IVème République. Cette affaire est un moment inédit et important à plusieurs égards : la
seule polémique médiatique, la seule remise en question interne du curriculum de l’école.
Peut-on pour autant, parler de moment « décolonial » des sciences humaines sous la IVème
République pour répondre à la conclusion de Singaravélou (2011) sur l’enseignement
supérieur colonial sous la IIIème République ?249 Rien n’est moins sûr.

En définitive, ce chapitre a été l’occasion de donner un point morphologique de


l’école nationale de la France d’outre-mer avant la loi-cadre et le nouveau recrutement des
élèves africains. Il a permis de montrer qu’un public africain y était déjà et que leur future
présence dans le corps des administrateurs était déjà sujette à controverse. Dans le chapitre
suivant, nous nous attacherons à décrire ce nouveau public et ses carrières au sein de l’école.

248
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 24 février 1956, p.2.
249
Pierre Singaravélou, op. cit., p.376.
73
PARTIE C

Carrières à l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer

« Monsieur,
J’ai l’honneur de solliciter de votre haute
bienveillance l’autorisation de passer le nouveau
concours d’entrée à l’E.N.F.O.M. (Concours
“C”)
Je suis licencié en droit. De plus j’ai les
certificats d’Etudes supérieures de lettres
suivants :
Propédeutique lettres, Certificat de Morale et
Sociologie, Certificat de Psychologie générale.
Je désire concourir à Dakar, d’où je vous enverrai
dans les délais le reste des pièces nécessaires à la
constitution de mon dossier.
En cas de succès je postulerais les diverses
sections de l’E.N.F.O.M. dans l’ordre suivant :
1°/ Administration générale, 2°/ Inspection du
travail, 3°/ Magistrature.
(...)
Epreuve de langue : langue choisie : Ouoloff
Paris le 17-7-1956 »250

« Ainsi l'École revient aux sources, à l'École d'Auguste Pavie. (...) Il est bon de
pouvoir associer les territoires de l'Union Française à l'action menée dans la Métropole »251,
annonce le directeur de l’ENFOM en 1951. Si cette déclaration relève d’un vœu, le décret
n°56-489 du 14 mai 1956252 vient entériner ce retour aux sources. L’article 1er signale la
création pour l’admission, d’un troisième concours, dit concours C, réservé aux étudiants
originaires des territoires relevant de l’autorité du ministre de la France d’outre-mer. Un cycle
de perfectionnement, dit cycle D, destiné aux fonctionnaires des cadres supérieurs, est
également créé. Un an plus, tard un décret stipule le recrutement de 2 élèves africains sur 3
reçus. Ce chapitre porte sur les propriétés sociales et les carrières des Africains au sein de
l’ENFOM après ces décrets (1956-1958).
Une première section introductive présentera les sources mobilisées, ainsi que le
processus de construction de la population totale étudiée. Ensuite, nous proposons un
descriptif des critères et modalités de la procédure de recrutement. La troisième partie sera
une analyse des trajectoires des fonctionnaires du cycle D au sein de l’administration

250
Lettre de candidature, élève reçu au concours C, matricule 5, promotion 1956, ANOM 1 ECOL/123.
251
Procès-verbal de la séance du 8 novembre 1951 du conseil de perfectionnement, p.2, ANOM 1 ECOL/14.
252
Décret n°56-489 du 14 mai 1956 : https://goo.gl/c6EPFE
74
coloniale. La morphologie sociale et les carrières des élèves à l’ENFOM feront l’objet d’un
quatrième développement.

Introduction générale

Les sources mobilisées dans ce chapitre sont les rapports de concours et la


documentation présente dans les dossiers administratifs des promotions dites C & D253.
L’usage du dictionnaire des anciens élèves de l’ENFOM254 a permis de combler les vides
biographiques contenus dans certains dossiers. Les procès-verbaux des séances du conseil
sont mobilisés lorsqu’ils informent des conditions d’insertion des Africains à l’école et à
Paris.
Le dossier administratif des élèves compte entre 20 et 30 feuillets. Le nombre grand
de feuillets peut signaler divers évènements dans la vie de l’élève-fonctionnaire : absences
prolongées, redoublement, notes de renseignement, articles de presse, dettes contractées.
Deux dossiers sont absents, déplacés aux archives nationales de Pierrefitte et au ministère de
la France d’outre-mer. Le dossier type255 comprend :
- une fiche de candidature
- une fiche cartonnée de couleur jaune recto-verso de quelques données biographiques
du candidat, l’année de passage du concours et le rang d’entrée, la moyenne et le rang
de sortie de la 1ère année à l’école
- une note manuscrite d’appréciations générales du directeur de l’école
- une fiche élève datée quelques mois après l’entrée à l’école qui informe des choix de
section, des titres universitaires, de la profession des parents, de ses situations et
militaire
- une notice complémentaire
- plusieurs bordereaux du ministère de la France d’outre-mer relatifs à un éventuel
rapport de surveillance, au service militaire, aux voyages et aux vacances financées
par le territoire d’origine
- une fiche portant sur l’engagement de 8 ans de services effectifs dans
l’administration de la France d’outre-mer

253
ANOM : 1ECOL/22, 1ECOL/123 et 1ECOL/124
254
Association des anciens élèves de l’E.N.F.OM., Dictionnaire biographique des anciens élèves de l’Ecole
Nationale de la France d’outre-mer, promotions de 1889 à 1958, 2 tomes, 2003.
255
Voir le dossier de Cheikh Hamidou Kane en annexes.
75
- des fiches relatives à l’état de santé
- un livret de solde
- une fiche scolaire

La fiche scolaire, de quatre pages, contient la documentation principale mobilisée dans une
section de ce chapitre. Elle est constituée des bulletins des années d’études à l’ENFOM, et de
deux feuillets. Le premier feuillet porte sur le sujet de mémoire, le nom du correcteur, et la
note obtenue ainsi que des appréciations dites générales ; le lieu et la durée du stage
professionnel, le nom du tuteur ainsi que des appréciations dites générales et particulières.
Quant au second feuillet, il est le lieu des appréciations générales du Directeur de l’école. Les
deux feuillets sont dactylographiés mais on retrouve dans quelques dossiers des notes
manuscrites et remaniées. Le remaniement peut s’expliquer dans l’obligation de tenir en un
ou deux paragraphes les commentaires dans la fiche scolaire. Toutefois, ce détail ne les rend
pas exempts d’une haute densité de signification.

256
Irrégularité des contenus : dossier déplacé, appréciations remaniées

256
Extraits de 2 dossiers des élèves : concours C, ANOM 1 ECOL/123.
76
Les notices biographiques du dictionnaire des anciens élèves de l’école mentionnent : la
promotion, la section de sortie, la date et le lieu de naissance/décès, les décorations, les titres
universitaires, le grade de fin de carrière administrative (et les fonctions privées), les
différentes affectations avant et après le passage par l’école, les fonctions politiques, les
publications et diverses autres informations. Ces notices sont mobilisées pour la section de ce
chapitre portant sur les fonctionnaires car ils résument les dossiers et comblent les multiples
irrégularités — dossiers vides car envoyés aux chefs de territoire, fiche ne comportant pas
tous les emplois précédents.

Une première base de données a été constituée pour se donner les moyens de mesurer
aussi précisément que possible l’amplitude des déplacements sociaux et géographiques
engendrés par l’entrée à l’ENFOM. La population totale d’Africains reçue est constituée de
107 individus dont 2 reçus en 1890 et 1929. Devant les apories multiples de quelques dossiers
des auditeurs et des personnes nommées par décret, la population finale étudiée est de 91
individus dont 77 officiellement brevetés257 de l'école : 59 administrateurs, 12 magistrats, 6
inspecteurs du travail. Nous verrons que la grande majorité de cette population vit une
migration géographique et sociale, commencée plusieurs années avant la désignation — pour
le cycle de perfectionnement — et le concours.
Par analogie avec la sociologie des migrations algériennes réalisée par Abdelmayek
Sayad, nous avons fait le choix de penser leur expérience dans ses deux versants, c’est-à-dire,
à la fois comme une émigration et une immigration de classe. Car, comme dit Gérard
Mauger, ce sont les « deux faces indissociables d’une même réalité qui ne peuvent
s’expliquer l’une sans l’autre »258. Cette approche nous a conduit à constituer deux bases de
données259 et deux grilles d’analyses distinctes. La base de données « fonctionnaires » est
analysée à l’aune des déplacements sociaux au sein de l’administration coloniale avant
l’entrée à l’ENFOM.
Quant à la base données « élèves », elle est analysée en considération des moments au
sein de l’école.

257
Il faut valider chaque année avec une moyenne de 12/20 pour l’avoir. Entre 11 et 12, ils reçoivent un
certificat qui ne donne pas droit au titre d’administrateur ou d’inspecteur. Le titre de magistrat est conditionné
par la réussite à l’examen national de la magistrature.
258
Gérard Mauger, «Annie Ernaux, ethnologue organique de la migration de classe », in Fabrice Thumerel
(éd.), Annie Ernaux, une oeuvre de l’entre-deux, Arras : Presses de l’Université d’Artois, p.177-203.
259
Bases dites D (fonctionnaires) et base C (élèves) dans la suite.
77
Population Catégories AEF AOF Cameroun Togo Madagascar N
totale
Fonctionnaire-
Elève- 11 57 18 4 16 106
Auditeur260

Population Fonctionnaire 8 27 9 1 6 51
étudiée
(N = 91) Elève 1 24 9 3 3 40

Tableau récapitulatif de la base de données selon les territoires d’origine261

C.1/ Passer les frontières : critères et modalités d’un recrutement

Le décret n°56-489 du 14 mai 1956 institue deux procédures distinctes de recrutement


des candidats originaires des territoires d’outre-mer. Dans un premier temps, nous présentons
brièvement les critères et modalités définis par le décret. Ensuite nous proposons un descriptif
des critères et modalités du recrutement des élèves. Ce descriptif s’appuiera sur les procès-
verbaux des réunions du conseil pendant les années 1956-1958, les rapports de concours et la
base de données « élèves ». Les régularités dégagées permettent de localiser des lieux
privilégiés de passage des frontières. En conclusion, nous revenons sur un angle mort de
l’analyse du recrutement à partir des dossiers d’élèves.

Le concours C et le cycle de perfectionnement262

Commençons par présenter les similitudes entre les critères de recrutement. Le


concours C et le cycle de perfectionnement permettent d’accéder aux trois sections de l’école,
contiennent des dispositions permettant d’obtenir des dérogations si l’âge limite a été
dépassé. Il n’existe aucune différence majeure de statut : les reçus des deux procédures

260
La catégorie auditeur comprend ici les personnes demandant à suivre librement les cours et les personnes
nommées par décret du ministre de la France d’Outre-Mer.
261
Voir annexe sur la base de données et les grilles.
262
Voir les articles 3 à 7 du décret du 14 mai 1956, op. cit.
78
portent le titre d’élève de l’école nationale de la France d’outre-mer. De plus les stages suivis
sont les mêmes que ceux des élèves reçus via les concours A et B. Ils ont l’obligation d’être
titulaire des trois premières années de licence en droit pour entrer dans la section judiciaire.
Les différences entre les critères tiennent dans l’organisation du passage dans les trois
sections de l’école et la durée de scolarité. Les fonctionnaires désignés par le ministre de la
France d’outre-mer parmi les personnels des cadres supérieures doivent réussir leur première
année avec une note moyenne supérieure ou égale à 12/20 pour choisir leur section. Les
élèves du concours C reçoivent le même solde que les élèves issus du concours A alors que
fonctionnaires reçoivent la solde et les indemnités afférentes à leur grade dans leur cadre
d’origine. Cette inégalité de traitement263 a des conséquences non négligeables lorsque le
fonctionnaire migre avec sa famille. Toutefois, les différences majeures tiennent dans les
conditions spéciales au concours C.

L’autorisation à se présenter au concours

« L’émigration, écrivait Sayad, ne peut se concevoir et s’accomplir, ne peut être


supportée et se perpétuer qu’à la condition qu’elle s’accompagne d’un intense travail de
justification », et c’est d’abord « aux yeux de l’émigré lui-même » que ce travail
s’effectue264. Les dossiers de candidature des élèves du concours C sont singuliers parce
qu’ils sont exempts de ce travail de justification évoqué par Sayad pour les expériences de
migration. La lettre de candidature, mise en exergue de ce chapitre, est l’expression d’un
modèle commun. Il se retrouve dans tous les dossiers sous cette forme :
« Monsieur [le Directeur de l’ENFOM ou le ministre de la France d’outre-mer],

J’ai l’honneur de (...) l’autorisation de passer le [concours C]

Je suis titulaire de [liste des titres scolaires]

Je postule pour les sections dans l’ordre suivant [ sections administration (1er choix
la plupart du temps, magistrature, inspection du travail ]
Epreuve de langue : [ une langue du territoire d’origine, langue maternelle]

[Ville ] le [JJ/MM/] 195.. »

Cette absence de justification ne s’explique pas uniquement par le fait de la nouveauté de la


procédure de recrutement. Comme nous le verrons plus tard, elle s’explique en partie par un

263
Sujet d’une séance entière du conseil : séance du 12 novembre 1957 du conseil de perfectionnement, ANOM
1 ECOL/14.
264
Abelmayek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Seuil,
1999, p.108.
79
réseau stabilisé d’institutions en amont de la procédure de recrutement. Toutefois, présentons
les récits d’actes de candidature présents dans les autobiographies de deux élèves reçus au
concours C en 1957 et 1958. L’élève Amady Aly Dieng, de la promotion 1957, explique son
choix en ces termes :
Pour continuer mes études au-delà de la licence, je n’avais que quatre choix :
passer le concours de l’Ecole de la France d’Outremer (ENFOM ou ex-Colo),
de l’Ecole des impôts, de l’École des douanes ou de l’École du Trésor. J’ai
préféré aller à l’ENFOM qui était une grande école prestigieuse d’où sortaient
les « commandants de cercle », les magistrats et les inspecteurs du travail265

Le travail de justification de sa migration relève d’une double évidence. D’une part, aucune
institution en Afrique francophone ne permet de continuer les études après la licence. D’autre
part, l’ENFOM, la grande école la plus prestigieuse — elle contrôle l’accès aux plus hauts
postes de l’administration — vient juste de créer une procédure exclusivement réservée aux
Africains bacheliers et licenciés en Droit. Abdou Diouf, major266 au concours de l’année
1958, il présente son choix en des termes relativement identiques :

Je terminai ma troisième année de droit tout en préparant le concours d’entrée à l’Ecole


nationale de la France d’Outre-mer. Depuis 1951, l’Ecole, en effet, recevait
parcimonieusement des Africains qui, à leur retour, se retrouvaient, en général, placés à de
hauts postes de responsabilité, notamment dans le cabinet du Haut-commissaire de l’AOF.
Des noms étaient cités, notamment ceux du Guinéen Diallo Telli, du Sénégalais Daniel Cabou,
(...)
Je dois avouer que l’idée de faire l’ENFOM a été renforcée par mon amie Mamy Sow qui ne
cessait de me répéter avec insistance « Abdou, je veux que tu fasses l’école de Daniel ».
Daniel, c’était Daniel Cabou qui était fiancé à Eléonore Mendy qui se trouvait être une
cousine de mon amie.267

Ici le récit de la double évidence — suite des études après la licence et accès aux hauts postes
— est renforcé par la renommée des anciens de l’école et la place des autruis significatifs.
L’acte de candidature se résume donc à fournir : une lettre de candidature, les pièces jointes
exigées par les conditions spéciales du décret, une éventuelle demande de dérogation et la
preuve de son origine des départements dépendant du ministère de la France d’outre-mer.
Ces deux dernières modalités sont celles qui justifient le plus les refus de candidatures par
l’école ou le ministère.

265
Amady Aly Dieng, Mémoires d’un étudiant africain. Volume I : De l’école régionale de Diourbel à
l’Université de Paris (1945-1960), Dakar : CODESRIA, 2011, p.80.
266
Dossier C25 , ANOM 1 ECOL/123.
267
Abdou Diouf, Mémoires, Paris : Éditions du Seuil, 2014, p.20.
80
Lors des réunions relatives à l’examen des candidatures268, trois points reviennent à
l’ordre du jour : la vérification des pièces du dossier, les dépassements de la limite d’âge, le
cas de candidats identifiés comme « nés outre-mer de parents métropolitains » et de candidats
« nés outre-mer d’un parent métropolitain et d’un parent autochtone »269. Le 27 septembre
1956, la commission décide de laisser concourir les candidats aux dossiers incomplets « sous
réserve de leur aptitude reconnue au service actif dans les régions intertropicales et de leur
aptitude à l’accès aux emplois publics »270. Autrement dit, elle laisse concourir des élèves
sous réserve qu’ils fournissent leur certificat médical au plus tard à la rentrée. Lorsque la
limite d’âge est dépassée de moins de deux ans, la commission accorde très souvent une
dérogation supplémentaire. Quant à la question du métissage et de la créolité271, elle divisera
les membres du conseil et le ministère jusqu’en 1958. Cette question signale les multiples
hésitations des fonctionnaires coloniaux, décrites par Emmanuelle Saada, devant la condition
métisse lors des migrations définitives en métropole272. Les enjeux juridiques n’étant plus les
mêmes — régime de l’indigénat aboli en 1946 —, les métis nés dans les territoires d’outre-
mer ont le droit de se présenter au concours. Mais ce droit du sol leur est strictement réservé :
un candidat né au Dahomey mais n’y ayant vécu que 7 ans273 peut se présenter, tout candidat
« né outre-mer de parents métropolitains » se voit refuser l’admission sans que ne soit
évoquée la durée de son séjour dans les procès-verbaux. De plus, le candidat Christian
Valantin274 se voit refusée dans un premier temps l’autorisation à concourir avant que le
conseil ne se ravise :
J'attire également la Commission sur le cas de M.VALANTIN. Lors de la précédente réunion la
Commission, sans écarter ce candidat, avait signalé au Ministre qu'il lui paraissait être, d’après Ies
noms de ses ascendants, d'origine européenne. Il n'a pas figuré sur la liste agréée par le Ministre. Nous
venons d'apprendre que M. VALANTIN est un métis de Saint-Louis du Sénégal et que ses parents sont
métis depuis trois ou quatre générations.275

268
Procès verbaux de la réunion de la commission d’examen des candidatures du 27 septembre 1956 et du 17
avril 1957, ANOM 1 ECOL/22 ; Procès verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 27 octobre
1956, ANOM 1 ECOL/14.
269
Procès verbal de la réunion de la commission d’examen des candidatures du 27 septembre 1956, p.3, op.cit.
270
Procès verbal de la réunion de la commission d’examen des candidatures du 27 septembre 1956, p.2, op.cit.
271
H. Morizet, conseiller technique au cabinet du ministre utilise l’adjectif « créole » pour désigner les
candidats « nés outre-mer de parents métropolitains ». Note pour la direction du personnel, le conseil technique
au cabinet du ministre, signé H. Morizet, le 18 octobre 1956, p.1, ANOM 1ECOL/22.
272
Emmanuelle Saada, « Reclasser les métis » in Les Enfants de la Colonie : Les Métis de L’empire Français
entre Sujétion et Citoyenneté, Paris : La Découverte, 2007, p.79-105.
273
Dossier “Diallo-Marçais”, C4 , ANOM 1 ECOL/123.
274
Dossier C9, ANOM 1 ECOL/123.
275
Procès verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 27 octobre 1956, p.2, op.cit.
81
Pourtant le dossier de Christian Valantin ne mentionnait aucun séjour hors du Sénégal entre
sa naissance et sa candidature. Ensuite le refus d’un candidat originaire de Cayenne est
justifié par la départementalisation : depuis 1946, les territoires de la Guadeloupe, la
Martinique, La Réunion et la Guyane sont administrés par le ministère de l’Intérieur et non le
ministère de la France d’outre-mer. Ces différentes hésitations sont énumérées parce qu’elles
permettent de saisir la conception de l’origine par le ministère de la France d’outre-mer. Les
différents échanges entre le conseil et le ministère signalent une racialisation de l’origine,
aunom de « l’esprit du texte »276 d’après le conseiller technique H. Morizet. Est « originaire
des territoires d’outre-mer », un « Noir »277 ou un Métis né en Afrique.
Après avoir présenté les différents critères nécessaires pour qu’une candidature au
concours soit validé, nous allons décrire les modalités d’examens.

Paris-Dakar, lieux de passage des frontières

Le 31 Octobre 1956, la direction du Personnel et des Affaires administratives du


ministère arrête une liste autour de 59 candidats — pour 70 demandes — admis à concourir.
Ils sont répartis dans les centres de Paris (36), Dakar (5), de la Côte d’Ivoire (1), du Niger (3),
de Haute-Volta (1), du Soudan (1), de la Guinée (1), de Madagascar (2), de Brazzaville (1),
de Yaoundé (1). Cette concentration des candidats dans le centre de Paris reste constante de
1956 à 1958 (⅔). Elle s’explique dans un premier temps par les conditions globales de
l’enseignement supérieur colonial. Ces conditions ayant fait l’objet de développements
antérieurs, nous présentons les lieux et institutions des formations des reçus.

LLG : 2 Paris & Paris & LLG Bordeaux Toulouse : 2 Poitiers : 2 Montpellie
LLG : 2 & IEP : 1 :2 ; Nancy : 2 r:1

Paris : 10 Paris & Paris & Dakar : 7 Dakar & Tananarive Libre : 1
IEP : 1 Montaigne : LLG : 1 & Paris : 1
1
Lieux de passage278

276
Note pour la direction du personnel, le conseil technique au cabinet du ministre, signé H. Morizet, le 18
octobre 1956, op. cit.
277
Le conseil utilise, à plusieurs reprises, le terme « autochtone ».
278
Paris = Faculté de Droit de Paris, LLG = Lycée Louis-Le-Grand, Bordeaux = Faculté de Droit de Bordeaux,
Dakar = Institut des Hautes Études de Dakar ou Université de Dakar, Tananarive = Centre d’Études Juridiques
de Tananarive.
82
Si 2 candidats sur 3 passent les épreuves à Paris, 1 candidat reçu sur 2 est formé à Paris soit
au sein de la préparation spécifique au concours C mise en place par le lycée Louis-Le-Grand
soit à la faculté de Droit de Paris. Le lycée Louis-Le-Grand, en plus d’avoir reçu 2 Africains
au sein de leur prépa colo — pour le concours A —, prépare la majeure partie des boursiers
Africains aux grandes écoles279. Les passerelles entre Dakar-Bordeaux et Dakar-Paris
peuvent s’expliquer par la nature institutionnelle de l’Institut des Hautes Études puis de
l’Université de Dakar : c’est l’Université de Bordeaux qui y délivre dans les années 1956-
1958 le baccalauréat et la licence ; quelques professeurs de l’Université de Paris y sont
détachés et organisent la préparation au concours.
Le concours se déroule en deux temps : trois jours de compositions écrites et un
examen oral. Il a lieu simultanément, compte tenu du décalage horaire, dans tous les centres.
En guise d’illustration, une présentation du concours de 1956 :
« 1°/ Composition sur un sujet d'ordre général se rapportant aux problèmes de l'expansion
française Outre-Mer, le 5 Novembre 1956, de 8 heures à 12 heures.
2°/ Composition d'Économie Politique sur les problèmes relatifs à l'économie des Territoires
d'Outre-Mer, le 6 Novembre 1956, de 8 heures à 11 heures.
3°/ Composition sur la législation d'Outre-Mer ou le Droit administratif d'Outre-Mer, le 7
Novembre 1956, de 8 heures à 12 Heures. (....)
— L’examen oral sur une langue d’Outre-Mer et l’interrogation orale portant sur deux sujets
d’actualité auront lieu dans les centres d’épreuves écrites à partir du 8 Novembre 1956 »280

Le fonds ne contient pas les sujets au concours, ni les copies de ces examens. L’interrogation
orale se déroule devant le directeur de l’école — si le candidat se présente à Paris — ou
devant le chef de territoire. Ils peuvent désigner un ou plusieurs fonctionnaires de
l’enseignement pour organiser l’interrogation orale. Les fonds de l’école ne contenant aucun
rapport de ces interrogations orales, la question de la nature de cet examen est sujette à
discussion. Cela étant dit, Abdou Diouf nous la présente en ces termes :
« Pour l’épreuve orale, j’avais choisi le Wolof et j’ai été interrogé par Mr Ba, un examinateur
qui se trouvait être le Directeur de l'École de Médina. Il a commencé à parler avec moi et tout
au long de l’entretien, il prenait des notes. »281

En 1958, l’examinateur est un cadre de l’administration générale. Il mène à la fois l’examen


oral et l’interrogation orale en parlant avec le candidat. Au vu des rapports entre l’ENFOM et
l’ENA, l’interrogation orale est-elle de la même nature que l’épreuve de conversation avec le
jury analysée par Jean-Michel Eymeri (2001) ? Il décrit cette épreuve comme une preuve « de

279
Classes terminales et préparatoires (périodes 1939-1946, 1951-1957, 1959-1961), Académie de Paris.
Archives relatives à l’enseignement secondaire (1870-1970), AN aj/16/8709-aj/16/8710.
280
Arrêté 1020 fixant les dates du concours “C” d’admission à l’ENFOM en 1956, 12 juillet 1956, p.2-3,
ANOM 1 ECOL/22.
281
Abdou Diouf, op. Cit., p.20.
83
la réussite d’une socialisation d’Etat », qui vient valider au fond une compétence sociale
après les compétences scolaires requises282. Cette preuve, attendue par le jury et considérée
comme nécessaire à l’exercice de l’autorité de l’État, se caractérise par « un rapport
ontologique d'adhésion à l'ordre des choses »283. Ayant vu, dans le chapitre premier, le
processus d’africanisation se mettre en place dans le but de maintenir des « liens français »284,
l’hypothèse d’attentes similaires pour l’interrogation orale de l’ENFOM nous semble fondée.

C.2/ L’élection des « intermédiaires »

L’intitulé de cette section vient signaler l’inscription de notre prosopographie des


fonctionnaires du cycle de perfectionnement à la suite des développements historiographiques
récents sur les « intermédiaires » masculins. Dans la longue introduction programmatique de
Intermediaries, Interpreters, and Clerks. African Employees in the Making of Colonial
Africa, Benjamin N. Lawrance, Emily Lynn Osborn et Richard L. Roberts285 utilisent la
notion d’intermédiaires pour désigner le personnel dans l’administration dont la tâche
consiste à faire le lien entre colonisateurs et colonisés. Cette notion large permet de dépasser
les oppositions stériles entre coopération/résistance. De plus, en intégrant plusieurs champs
d’activité, elle a des portées heuristiques car elle permet de penser les différentes évolutions
de rôles dans l’administration coloniale dans les années 1920-1960286. En mobilisant la
notion d’intermédiaires, nous proposons une analyse du processus de désignation. Quelques
passages de frontières de l’administration coloniale à Paris seront ensuite présentés. Dans un
troisième temps, l’organisation de la scolarité relative à la création du cycle de
perfectionnement sera présentée.

Les déterminants sociaux d’une désignation

282
Jean-Michel Eymeri-Douzans, op. cit., p.79.
283
Jean-Michel Eymeri-Douzans, op. cit., p.83.
284
Inspecteur Général Sanner, « Mémoire sur la réforme des structures de l’AOF », Le projet du précédent
gouvernement, p.2, op.cit.
285
Benjamin N. Lawrance, Emily Lynn Osborn, Richard L. Roberts, Intermediaries, Interpreters, and Clerks.
African Employees in the Making of Colonial Africa, Madison, Wisconsin : The University Of Wisconsin Press,
2006, p.3-34.
286
Jean-Hervé Jézéquel, « “Collecting Customary Law”: Educated Africans, Ethnographic Writings, and
Colonial Justice in French West Africa » in Intermediaries, Interpreters, and Clerks. African Employees in the
Making of Colonial Africa, 2006, p.139-158 ; Ralph A. Austen, «Interpreters Self-Interpreted: The
Autobiographies of Two Colonial Clerks » in Intermediaries, Interpreters, and Clerks. African Employees in
the Making of Colonial Africa, 2006, p.159-179.
84
Entre 1951 et 1958, l’école reçoit 49 fonctionnaires Africains. Leur âge moyen est de
35 ans. Toutefois, cet âge moyen autour des limites d’âge prescrites par le cycle de
perfectionnement peut masquer l’hétérogénéité des trajectoires. On trouve aussi bien des
fonctionnaires ayant moins de 30 ans — le plus jeune a 25 ans — que des fonctionnaires
ayant plus de 40 ans — deux fonctionnaires ont 45 et 46 ans l’année de leur arrivée à l’école.
Après avoir présenté quelques résultats du traitement statistique de la base de données
constituée, nous présenterons les principales trajectoires au sein de l’administration menant
un intermédiaire à l’ENFOM. Cela nous permettra d’analyser les conditions administratives
et politiques de leur désignation.

AEF (8) Gabon : 3 ; Congo-Brazzaville : 2 ; Oubangui-Chari [RCA]: 2 ; Tchad : 1

AOF (25) Sénégal : 5 ; Dahomey [Bénin]: 5 ; Guinée : 4 ; Mauritanie : 3 ; Soudan


[Mali] : 3 ; Côte d’Ivoire: 2 ; Haute-Volta [Burkina-Faso] : 2 ; Niger : 1.

Territoires Cameroun : 9 ; Madagascar : 6 ; Togo : 1


associés (16)
Fonctionnaires et territoires d’origine (n = 49)

Les seules interrogations au sujet des territoires d’origine concernent le Togo et


l’AEF. Nous n’avons pas pu trouver une explication à cette faible représentation. Le cas du
Togo est d’autant plus paradoxal à cause de l’encadrement par l’ONU des rapports entre la
métropole et les territoires associés : l’ONU insiste pour que la métropole développe des
institutions dans les territoires associés et la France ne forme qu’un seul fonctionnaire
originaire du Togo en huit années. Les autres résultats significatifs portent sur le temps
moyen dans l’administration et la nature des premiers postes occupés. À l’aide des tableaux
ci-dessous, nous présenterons les trajectoires-types dans l’administration coloniale.

Administration 1-4 5-9 10 - 15 16 - 18 19 - 22 NA


(années)

Fonctionnaires (47) 9 7 11 4 7 9(5)


Temps dans l’administration coloniale avant la désignation

La première condition de désignation est la présence longue dans l’administration : 22


fonctionnaires reçus ont plus de 10 ans d’expérience. De plus 7 fonctionnaires ont au moins
de 19 ans d’expérience. Parmi les 9 fonctionnaires dont nous n’avons aucune information sur

85
le temps d’emploi, on retrouve des postes qui informent aussi d’une expérience longue :
commis des services de l'AOF ; maître d'école, puis commis des services administratifs ;
maire de la commune mixte d'Obala, chef de poste administratif d'Obala [Cameroun] et un
contrôleur des domaines à Madagascar. Toutefois, nous avons choisi de ne pas nous en tenir à
cette condition en allant chercher les trois ou quatre postes occupés avant le poste final. Cette
analyse de la carrière permet de distinguer des caractéristiques communes au groupe.
Elles sont la détention de compétences linguistiques, et le fait d’avoir occupé des
postes impliquant un fort rapport à la culture écrite. Une majeure partie des fonctionnaires
reçus a ainsi exercé comme première fonction dans l’administration de leurs territoires
d’origine des rôles d’écrivain-interprète, d’écrivain-commis, de secrétaire, de rédacteur (des
services), de commis auxiliaire ou d’instituteur. Étant aux zones de contact entre deux
groupes aux droits et devoirs inégaux en exerçant le rôle de traducteur, ils mobilisent leur
maîtrise des langues pour brouiller les cartes du jeu colonial. Ces intermédiaires ont joui
d’avantages sociaux les distinguant du reste des populations colonisées pour deux raisons :
leur capacité à faire valoir leur rôle de polyglotte et de source d’informations pour le pouvoir
colonial, et la maîtrise du français leur permettant en retour de jouer des failles
(juridiques/clientélistes) du même pouvoir pour avancer dans leur carrière287. Cette réalité
s’est d’autant plus renforcée après la fin du régime de l’indigénat car ils étaient armés pour
faire valoir leurs nouveaux droits.
Fonctionnaires Ecrivain- Enseigne- Commis Auxiliaires Police/ Justice Assemblée/
(n = 41) interprète ment administration Armée Trésor/
générale Bureau des
finances/
Gouverneur

Premier 7 9 6 8 3 1 7
Poste
Entrée dans l’administration coloniale288

Une minorité commence sa carrière directement dans les cadres généraux ou dans les grandes
directions — gouvernement général, trésor, assemblée territoriale. Du fait de l’absence de
récits autobiographiques des reçus du cycle de perfectionnement, l’analyse de la trajectoire
migratoire se bornera ici à la présentation statistique des divers postes avant l’entrée à

287
Analyse faite par Jean-Hervé Jézéquel, op. cit.
288
Base de données D ; 4 autres fonctionnaires ne mentionnent que leur dernier poste.
86
l’ENFOM. Cette analyse sera appuyée par une fiche administrative présente dans quelques
dossiers.

On est interprète ou commis-auxiliaire, on ne le reste pas

Précisons d’entrée que la carrière d’écrivain-interprète ou de commis auxiliaire est


longue lorsqu’elle débute dans les années 1930-1940 : entre 7 et 10 ans. Après cette période,
la mobilité s’accélère. Cette évolution se lit par l’absence des écrivains-interprètes, des
commis-auxiliaires lors de l’année d’entrée au cycle de perfectionnement. Les seuls
fonctionnaires exerçant dans l’enseignement sont un directeur d’école, un inspecteur général
de l’enseignement et deux instituteurs ayant gardé leur poste d’instituteur principal depuis
l’entrée dans la vie active.

Agent spécial, contrôleur 7

Direction générale - Cabinet Gouverneur - 4


Assemblée territoriale

Chefs de district/subdivision/maire 9

Sous-chefs de districts/adjoint au maire 7

Commis principal — sous-chefs de bureau 8

Inspection-Direction enseignement 4

Police 2

Métropole 2

Instituteur principal 2
Liste des postes avant l’entrée à l’ENFOM (n = 45)289

Cette disparition des figures des interprètes et des commis-auxiliaire peut s’expliquer
dans un premier temps par les réformes politiques et administratives post-1946. Cependant,
ces réformes n’expliquent pas pourquoi un fonctionnaire en particulier est désigné. La
désignation pour le cycle de perfectionnement semble s’inscrire ici dans la pratique courante
de l’avancement de carrière dans l’administration. Chaque fonctionnaire « sujet » reçoit une
note en fin d’année sur 20 et des appréciations. L’absence de récits autobiographiques nous
oblige à la présenter sans pouvoir la croiser avec d’éventuelles déterminations subjectives ou

289
Base de données D
87
l’action de passeurs de frontières. En effet, on peut douter de la possibilité qu’un gouverneur
général ou un haut-commissaire puisse connaître et/ou peut juger des qualités de chaque
fonctionnaire.

Exemple de fiche290

D’une année à l’autre, ce fonctionnaire de la direction des Finances (Cameroun) est


« proposable » ou « non proposable » à un avancement. Bien que sa note très élevée, toujours
au dessus de 18/20, soit accompagnée de commentaires mélioratifs :
Ecrivain interprète ne méritant que des éloges. D’un niveau très élevé en connaissances
professionnelles dépassant de loin celles de ses collègues. Très au courant des questions de
solde. Fonctionnaire de valeur qui méritera l’avancement au choix.
Non proposable.
19,50/20.
Yaoundé, le 10.10.1946.
Le Directeur des Finances.

Les années 1956-1958 contiennent des fiches de la même nature, avec une occurrence de la
mention « proposé/proposable » une ou deux années avant la désignation au conseil de
perfectionnement. La trajectoire sociale se lit donc telle qu’elle est énoncée dans les fiche. Le
fonctionnaire est d’abord écrivain-interprète, instituteur ou commis-auxiliaire ; puis il rentre
dans une administration au poste de rédacteur ou secrétaire.

290
Dossier d’un fonctionnaire de la promotion 1958, reversé aux archives nationales de pierrefitte dans le fonds
de l’IHEOM. AN 20050323/1-20050323/27.
88
Jean N’DOUTOUM291

Né vers 1916 au Gabon, Jean N’doutoum devient commis-écrivain auxiliaire à 17 ans.


Entre 26 et 32 ans, il occupe tour à tour des postes d’interprète stagiaire, d’expéditionnaire
comptable, de commis d’administration et de rédacteur des services administratifs et
financiers. Entre 1948 et 1952 il est secrétaire d'administration. À 36 ans, il est nommé
Conseiller territorial. Il occupe ce poste pendant 4 ans puis est désigné pour suivre le cycle
de perfectionnement par le gouverneur de l’AEF. Un an après sa désignation au conseil de
perfectionnement, il meurt. Toutefois, il est nommé Administrateur adjoint de la France
d’outre-mer à titre posthume et exceptionnel.

Ces régularités statistiques peuvent masquer des trajectoires atypiques. Cette question n’étant
pas le cœur de cette recherche, nous n’avons pas systématiquement essayé de trouver des
informations sur les fonctionnaires aux fiches peu fournies. Nous ne présentons qu’une seule
trajectoire atypique, celle d’un militaire autodidacte mais rentré par le concours B réservé aux
fonctionnaires ou aux personnes ayant été appelées sous les drapeaux.

Basile MENSAH, une trajectoire improbable292

Né en 1922 au Dahomey [Bénin], il devient citoyen Français par décret en 1939. Diplômé
de l’école normale des instituteurs du Soudan — une école privée sur le modèle de l’école
normale William Ponty — il est mobilisé de 1943 à 1950. Sergent chef des transmissions,
Basile Mensah participe à la guerre d'Indochine et reçoit la médaille coloniale avec agrafe
"Extrême Orient". Après la guerre, il s’installe en métropole. À 30 ans, il prépare seul le
baccalauréat et est reçu bachelier en 1955. Rédacteur à l'Inspection académique d'Orléans
en 1956, il est admis au concours B de l'ENFOM en 1957. Cependant, dès l'année scolaire
1957-58, il présente des signes de fatigue intellectuelle et nerveuse ; ses notes aux premiers
examens sont très basses. Il sollicite le 14 mai 1958 un congé de longue durée pour
maladie. La Commission permanente, le 9 juillet 1958, l'autorise à redoubler sa 1ère année.
Ses problèmes de santé s'aggravent les deux années suivantes. Le Conseil Supérieur de

291
Notice biographique, Dictionnaire biographique des anciens élèves de l’ENFOM H-Z, 2003, p.1490-1491 &
D16, ANOM 1 ECOL/124.
292
Encadré réalisé à partir de sa notice biographique dans le dictionnaire (p.1399) et le procès-verbal de la
réunion du conseil de perfectionnement du 7 juillet 1960 (p.2).
89
Santé finit par demander, sous suggestion du médecin mandaté par l’école, une mise en
congé de 6 mois. Au terme de ce congé il statuera sur son aptitude à la Fonction Publique.
Il finit par obtenir le brevet d’Administrateur.

Après avoir montré en quoi la désignation au cycle de perfectionnement peut


s’expliquer à l’aune des logiques de mobilité au sein de l’administration coloniale et dans les
propriétés sociales propres des intermédiaires, il nous reste à exposer les conditions de leur
réussite à l’école.

Réussir à l’ENFOM

Le directeur Paul Bouteille, le 18 octobre 1956, met à l’ordre du jour, la question d’un
« programme adapté au niveau moyen des études »293 des fonctionnaires. Construire ce
programme représente un défi pédagogique pour le conseil. Il faut à la fois scolariser des
fonctionnaires qui ont quitté l’école 10 à 20 ans auparavant, et leur permettre de suivre tous
les cours avec leurs camarades des autres sections. Prenant en compte les remarques des
élèves lors de l’Affaire du Bleu d’Outre-Mer, le conseil décide d’un programme294 qui donne
une part conséquente à l’économie politique, égale aux matières des professeurs détenteurs de
chaire. Le conseil insiste sur la mise en place de conférences et sur le dédoublement des cours
pour éviter d’avoir des classes à 50 élèves295.

Curriculum formel du cycle de perfectionnement et cours doublés296


Morale et Sociologie, Géographie Économique,
Tronc de 30 heures Ethno-Sociologie africaine, Economie des Pays sous-
développés, Histoire des idées et des faits

Tronc de 40 heures Droit Administratif, Droit et Comptabilité


Commerciale, Droit Civil

Economie d’Entreprise de Capet Rauvel, Agrégé des facultés de Droit

Gournot, chargé de cours au Conservatoire des Arts


Organisation du travail et Métiers & Leroy, ingénieur des Arts et Métiers

293
Procès verbal de la séance du 18 octobre 1956 du conseil de perfectionnement, p.2-3, ANOM 1 ECOL/14.
294
Voir annexes.
295
Procès verbal de la séance du 18 octobre 1956, op.cit.
296
Tableau réalisé à partir des intitulés de cours et les recrutements annoncés dans les procès-verbaux des
séances du conseil de perfectionnement du 18 octobre 1956 et du 28 novembre 1958, ANOM 1 ECOL/14.
90
Goubert, Administrateur Civil, secrétaire-Chef du
Administration Municipale Conseil Municipal de Paris

Ethno-Sociologie Froelich, Administrateur en Chef de la FOM,


Secrétaire du CHEAM

Morale et Sociologie Bloch & Lefevre, professeurs agrégés au Lycée


HENRI IV

Conférences sur les problèmes culturels Faucon, Directeur de l’Enseignement et de la


Jeunesse au Ministère de la FOM

Conférences sur l’habitat et l’organisation de Blanc, Directeur de l’Habitat au Bureau Central


l’enseignement outre-mer d’Etudes pour les Equipements d’Outre-Mer &
Charton, Inspecteur général de l’enseignement outre-
mer

S'ils réussissent cette première année avec une note moyenne supérieure ou égale à 12/20, ils
choisissent l’une des trois sections de l’école et assistent aux mêmes cours que les autres
élèves. En choisissant d’aller dans la section administrative, ils effectuent un stage de fin
d’années de 2 à 4 mois dans une préfecture : la préfecture de la Seine, la préfecture d’Orléans
ou la préfecture de la Mayenne. Certains stages sont effectués au ministère de la France
d’outre-mer ou au ministère des finances et de l’économie. Le stage pour les inspecteurs du
travail se déroule à l’Inspection divisionnaire du travail à Paris. Les futurs magistrats, quant à
eux, effectuent leur stage au parquet de Paris. Pour la promotion 1957, un stage éducatif test
organisé et financé par les hauts-commissariats ou les gouvernements généraux d’origine297.
Il s’agit d’un voyage documentaire dans une région de la métropole, avec l’Office du
tourisme universitaire et scolaire.
De manière générale, ils réussissent à l’école : sur les 49 fonctionnaires, 42
l’obtiennent, cinq d’entre eux sortent avec un certificat (moyenne générale de 11/20), un seul
est exclu pour des absences répétées sans justifications ni passage devant le conseil. Des
autorisations à redoubler sont obtenues par dérogation si le fonctionnaire présente un
certificat médical et après une explication devant le conseil.
L’analyse du fonds et des redoublements montre que la condition primordiale de la
réussite est le solde versé par les territoires d’origine : un fonctionnaire endetté ou multipliant
des lettres au directeur de l’école pour exprimer la précarité de son quotidien finit souvent par
devoir redoubler. Depuis les discussions de 1950 au sujet des conditions de vie des
fonctionnaires Africains du concours B, le conseil a fixé des principes communs à tous les
Territoires : « le versement de 50. 000 francs métropolitains pour le stagiaire à Paris, et des

297
Procès verbal de la séance du 27 octobre 1959 du conseil de perfectionnement, p.3, ANOM 1 ECOL/14.
91
indemnités suffisantes pour la famille en Afrique »298. Cependant tous les représentants de
territoires ne versent pas ces soldes à échéance fixe. L’autre solution proposée par l’un des
membres du conseil est de faire appel aux services sociaux pour former les épouses des
fonctionnaires en leur donnant des cours « d’art ménager, de couture, de secrétariat (...) »299.
La réussite à l’école est donc moins fondée sur une réussite scolaire que sur le bon
fonctionnement des dispositifs institutionnels mis en place pour permettre leur migration vers
l’école. En amont, le maillage institutionnel de l’administration coloniale permet de
sélectionner les fonctionnaires « proposables » et favorise leur migration sociale ; en aval une
adaptation constante à leur quotidien au sein de l’école et à Paris.

298
Procès verbal de la séance du 12 novembre 1957 du conseil de perfectionnement, p.2, ANOM 1 ECOL/14.
299
Procès verbal de la séance du 12 novembre 1957 du conseil de perfectionnement, p.3, op. cit.
92
C.3/ Une genèse d’élites nationales ?

L’entrée des élèves Africains à l’école a été analysée en introduction de ce chapitre.


Cette section repose donc entièrement sur les éléments des deux années de scolarité. Une
partie introductive portera à la fois sur les résultats statistiques tirés de la base de données et
l’organisation scolaire. Dans un second temps nous présenterons une analyse des
commentaires des titulaires de chaires sur les mémoires et des tuteurs de stage. Une
conclusion essaiera de répondre à l’intitulé à partir des futurs projetés par les appréciations de
fin d’année du directeur de l’école.

Les élèves Africains de l’ENFOM : les “enfants du hasard”300 à Paris

La seule similitude avec le groupe des fonctionnaires tient dans la sous-représentation


des ressortissants de l’AEF.

AEF (1) Tchad : 1 ; Gabon : 0 ; Congo-Brazzaville : 0 ; Oubangui-Chari [RCA]: 0

AOF (24) Sénégal : 12 ; Dahomey [Bénin]: 5 ; Guinée : 3 ; Haute-Volta [Burkina-


Faso] : 2 ; Soudan [Mali] : 2 ; Côte d’Ivoire : 0 ; Mauritanie : 0 ; Niger :
0.

Territoires Cameroun : 9 ; Madagascar : 3 ; Togo : 3


associés (15)
Élèves et territoires d’origine (n =40)

Le groupe des élèves du concours C — et des 2 élèves reçus au concours A en 1953 et 1955
— présente une grande hétérogénéité sociale. Ils ont entre 19 ans et 35 ans et l’âge moyen est
autour de 27 ans. Si Fabienne Guimont explique le retard des étudiants Africains de 2 à 3 ans
et de 4 à 5 ans en classe préparatoires par le niveau scolaire301, le groupe de l’ENFOM
semble ne pas être représentatif : ils ont plusieurs années de retard mais cumulent plusieurs
diplômes. Des diplômes de nature très hétérogène : du certificat de criminologie à la licence
de théologie, et des années à l’IEP de Paris. L’écart d’âge ici se lit comme l’un des effets
collatéraux de l’absence de débouchés pour les licenciés africains avant le début des années
1950. De plus, il est difficile d’expliquer leur élection par des capitaux détenus par leurs
parents. En reprenant l’expression « enfants du hasard », on le fait pour signaler que cette

300
Jean-Hervé Jézéquel, « Les “enfants du hasard” ? », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 2 |
2003, 173-199.
301
Fabienne Guimont, op.cit.,p.90.
93
population d’élèves ne se recrute pas seulement dans des familles d’intermédiaires.
L’exception à ce constat ne concerne que les élèves ressortissants du Sénégal ou la fratrie
Vieyra302. Si on considère que les mentions « sans » ou les non-réponses à l’item « profession
des parents »303 comme l’indice de parents issus de la petite paysannerie, l’explication de la
réussite de ces enfants du hasard ne pourrait tenir que dans les résultats d’une nouvelle
politique éducative après 1946 et de la multiplication des bourses. Une analyse des dossiers
scolaires précédents l’entrée à l’université serait utile pour discuter cette hypothèse. Les
professions des parents se répartissent comme suit :

Profession Agriculture Commerce Intermédiaires Armée “Sans”/NA


des parents

Elèves 6 5 11 1 (feu 7+6


n=36 père)

Ils reçoivent un solde en tant qu’élève-fonctionnaire de la France d’outre-mer en


échange de leur engagement à servir pendant 8 ans dans l’administration. Contrairement aux
fonctionnaires du cycle de perfectionnement, dont les conditions matérielles peuvent
déterminer la réussite à l’école, les élèves semblent pouvoir se consacrer entièrement à leurs
études. À leur arrivée en métropole, ils sont logés soit à la Résidence Jean Zay d’Antony, soit
dans une chambre au Pavillon de la France d’Outre-mer au sein de la Cité Internationale
Universitaire. Ces deux résidences sont les lieux de vie étudiante et de début de conjugalité :
des élèves se marient au sein de leur résidence étudiante et envoient des faire-part à l’école304.
À l’école ils choisissent majoritairement la section administrative. Et pour ceux qui
arrivent à achever leur scolarité, on compte 5 inspecteurs du travail, 9 magistrats pour 20
administrateurs. Le curriculum formel de l’école est resté relativement inchangé entre les
années 1953-1957 : un volume horaire plus grand pour l’économie politique — depuis
l’Affaire du Bleu d'Outre-mer — et des nouveaux professeurs chargés de travaux pratiques ou
de travaux dirigés. Les moments forts et déterminants de leur scolarité sont ceux qui
comptent le plus pour la note moyenne finale : le mémoire, le rapport de stage ou la note de
commission.

302
Deux frères originaires du Dahomey [Bénin] dont le père est conseiller territorial en 1952 après avoir été
chef de gare. Dossiers C10 et C38, ANOM 1 ECOL/14.
303
Par parents, il faut entendre père. Aucune mère est en activité lorsqu’elle est mentionnée.
304
Voir en annexes un faire-part.
94
Le stage : « laisser une bonne impression »

Les différents lieux de stage des élèves sont les institutions suivantes : les bureaux des
Affaires politiques et des Affaires économiques du ministère de la France d’outre-mer, la
compagnie Kodac-Pathe, l’inspection divisionnaire du travail à Paris, le service de la
coopération technique du ministère des Affaires étrangères, le parquet de Paris, la Banque
Centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Paris), la Caisse centrale de coopération
économique, l’institut d’émission de l'AEF-Cameroun (Paris), la Banque Nationale pour le
Commerce et l'Industrie, le ministère des Finances et des Affaires économiques, les
préfectures de la Seine, de la Mayenne et d’Orléans. Ils se déroulent majoritairement en
métropole. Lorsqu’ils se déroulent en Afrique, c’est au sein du territoire d’origine305. Cette
liste non-exhaustive permet de montrer la grande variété des lieux de stage selon les choix de
l’élève. Le dernier feuillet de la fiche scolaire propre aux appréciations des tuteurs contient
une grille d’évaluation en cinq points : « Assiduité, zèle », « Présentation, tenue et éducation
», « Caractère, intelligence et culture », « Sens des rapports humains », « Valeur dans le
Service Public en fonction des aptitudes, des goûts, et de l’orientation éventuelle de
l’intéressé »306. Cependant, à cause d’une durée de stage relativement courte pour les
administrateurs et les inspecteurs du travail — 2 mois en moyenne —, les extraits de notes
des tuteurs insistent toutes sur l’impression laissée par le stagiaire :
Se présente bien, très correctement, et produit une impression favorable. Il paraît acquis à
l'idée d'une nécessaire évolution des mœurs et des institutions traditionnelles, dans le sens des
conceptions de la civilisation occidentale.307

Ce stagiaire intelligent, distingué, passionné par son métier, a laissé un excellent souvenir.308

Par bonne impression, il faut entendre l’agglomération de la « Présentation, tenue et


éducation », du « Sens des rapports humains » et de la « Valeur dans le Service Public en
fonction des aptitudes, des goûts, et de l’orientation éventuelle de l’intéressé ». Autrement
dit, il s’agit d’une évaluation de la conformité aux normes et représentations du corps des
administrateurs. Les notes des tuteurs de futurs administrateurs et inspecteurs ont un caractère
relativement cryptique. Le choix des sujets de mémoire étant libre, plusieurs futurs

305
Seule exception à la règle : l’élève Amadou Malick Gaye originaire du Sénégal va en stage au Dahomey
[Bénin]. L’exception tient peut-être à son admission via le concours A, une année avant l’africanisation du
recrutement.
306
Voir annexes.
307
Cotte, direction des Affaires politiques, appréciations du stage de novembre-décembre 1957, dossier C3,
ANOM 1 ECOL/123.
308
Inspection divisionnaire du travail Paris, novembre-décembre 1959, dossier C12, ANOM 1 ECOL/123.
95
inspecteurs de travail tirent la matière de leur mémoire de ces stages. C’est l’unique moment
d’une explicitation des attentes pédagogiques. En guise d’illustration, présentons les notes de
l’élève Henri Senghor (promotion 1956). Il effectue un stage au sein d’une société privée et
en tire un mémoire : « Les problèmes du personnel à la compagnie KODAC-PATHE ».
Salgues de Géniès résume les points forts entre son observation quotidienne de l’entreprise et
son rapport puis présente explicitement les attentes propres au métier :
L'auteur aurait pu également essayer de voir le problème sous un autre angle que celui de la
direction et l'aborder par exemple du point de vue, individuel ou syndical, des travailleurs de
l'entreprise.309

Ainsi, il est attendu d’un bon inspecteur du travail qu’il puisse analyser des problèmes sous
plusieurs angles, et surtout, du point de vue des travailleurs. Les notes des stagiaires
magistrats font aussi état des attentes techniques propres au métier.
M. GOUNDIAM est d'une parfaite correction. Il s'agit d'un excellent attaché qui réunit toutes
310
les qualités intellectuelles et morales requises pour l'exercice de fonctions judiciaires.

Durant ces cinq mois, M. DIOP a fait preuve de connaissances juridiques et de culture
générale. Il s'est rapidement assimilé à la pratique des Parquets et ses travaux étaient marqués
au coin du bon sens. Très dévoué, consciencieux, exact et différent, M. DIOP a laissé une
excellente impression (...)311

Ces notes sont identiques aux notes des stagiaires des sections administrative, insistant sur
leurs compétences économiques ou leur capacité de planification.

309
Dossier C8, ANOM 1 ECOL/123.
310
Note d’un stage d’affectation au petit parquet du 16 juin 1958 à juillet 1958, dossier C21, ANOM 1
ECOL/123.
311
Le Premier substitut au parquet de Paris, chef de la 1ère section, 1er Janvier-Juin 1959, dossier C19, ANOM
1 ECOL/123.
96
Stage et encadrement policier ?

Le stage peut aussi être le moment révélateur des liens entre l’école et le pouvoir.
Présentons brièvement des éléments des dossiers des élèves Gaye (promotion 1955) et
Dieng (promotion 58) relatifs au stage. Gaye312 a le dossier le plus fourni, avec 63
feuillets. Il contient des copies dactylographiées de tous les articles de presse qu’il fait
paraître dans Afrique Nouvelle lorsqu’il est en stage au Dahomey [Bénin] en 1956. Des
informations qui sont remontées à l’école, non pas par les services de renseignement mais
par un commandant de cercle en 1956. En 1957 le Consul général de France à Lagos
envoie une dépêche au ministre des Affaires Étrangères pour signaler ses agissements au
Niger.
L’élève Dieng, il est exclu en 1958, pour des propos tenus lors de meetings de campagne
pour le “non” au référendum organisé par le général de Gaulle. Un long rapport du
commandant de cercle où il évoque un appel aux armes est envoyé au directeur de l’Ecole,
Bouteille. C’est sur cette base que le conseil de perfectionnement313 décide de l’exclure :
l’appel aux armes est incompatible avec la fonction d’un haut fonctionnaire français. Le
conseil décide aussi d’exclure l’élève Diallo Nah (dont nous n’avons trouvé le dossier)
responsable d’une section du parti sénégalais l’Union démocratique sénégalaise (UDS).
Si l’historiographie fait état des surveillances d’étudiants par les ministères de la France
d’outre-mer de l’Intérieur314, la question du rôle joué par l’école pendant son
africanisation reste à explorer.

Le mémoire

Le deuxième moment fort de la scolarité des élèves est la rédaction d’un mémoire.
Devant l’absence de normes de rédaction pour tous les élèves, nous nous sommes bornés à
analyser les appréciations des professeurs titulaires de chaires ou ayant évalué le plus grand
nombre de mémoire. Cette démarche tient dans l’idée qu’ils sont porteurs des normes
scientifiques et que les commentaires critiques révèlent d’écarts significatifs — pour eux — à

312
Voir en annexes le dossier de Gaye.
313
Procès-verbaux des séances de novembre 1958, ANOM 1 ECOL/14.
314
Michael Goebel, op.cit. ; Françoise Blum, « L’indépendance sera révolutionnaire ou ne sera pas. Étudiants
africains en France contre l’ordre colonial », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 126 | 2015, 119-138
97
ces normes. Au total, il y a une trentaine de mémoires d’élèves du concours C. Il s’est avéré
impossible d’en dégager des caractéristiques générales sans faire une analyse approfondie :
de 28 pages à 100 pages le mémoire, avec ou sans bibliographie, avec ou sans citations, sans
corrélation évidente avec les notes obtenues. Ce qui nous laisse penser que les mémoires sont
évalués selon des normes d’architextualité315 valorisées par les professeurs ou par leur
discipline à l’époque. Une analyse lexicométrique permettrait de rattacher le propos aux
échos partiels et localisés des œuvres et concepts de l’époque.

Néanmoins nous pouvons signaler quelques régularités : tous les élèves — exceptés
ceux qui tirent de leur stage le mémoire — font des travaux de compilation sur leur territoire
d’origine. On peut rattacher les mémoires à trois pôles disciplinaires : l’économie,
l’ethnologie et l’histoire. Si la nature des compilations divisait au début des années 1950,
c’était parce qu’elles portaient sur la métropole. En l’absence de terrain archivistique ou
ethnographique, les « réflexions personnelles » sont très souvent mises en avant de manière
cryptique.

Disciplines Intitulé du mémoire Attentes


Sous-développement et expansion : Essai “La troisième partie, faute de
« Économie des sur le jeu du multiplicateur au Cameroun316 statistiques, demeure conjecturale”
territoires sous L'endettement du paysan sénégalais du “Il semble néanmoins que l'auteur
développées » cercle de Thiès317 aurait tiré un meilleur parti des ses
possibilités s'il avait approfondi son
enquête”
L.B. de Carbon
Le palmier à huile dans la vie rurale du Sud Mémoire de 28 pages/ 8/20
Dahomey318

Incidences sociales de l'Alucam319 La position personnelle et


[Aluminium du Cameroun] courageuse de l'auteur doit cependant
être récompensée.

Notes sur l'organisation de l'Empire “(...) nourries de connaissances bien


Mossi320 distribuées et de réflexions
personnelles qui méritent l'attention”

315
Gérard Genette entend, par architextualité, les relations muettes entre plusieurs textes. Voir Gérard Genette,
Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris : Seuil, 1982, p.7-21.
316
Dossier C3, élève d’origine Camerounaise, promotion 1956, ANOM 1 ECOL/123.
317
Dossier C5, Cheikh Hamidou Kane (Sénégal), promotion 1956, ANOM 1 ECOL/123.
318
Dossier C38, originaire du Dahomey, promotion 1958, ANOM 1 ECOL/123.
319
Dossier C20, originaire du Cameroun, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
320
Dossier C13, originaire de la Haute-Volta [Bénin], promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
98
Introduction à l'oeuvre poétique de J.J. “L’oeuvre est cité en illustration
RABEARIVELO321 après le propos”
« Ethno-sociologie
“Ce qu'il nous dit de l'éducation, de
Africaine » L'islam et la société Ouoloff322 la pratique et des fêtes est non
seulement marqué de l'observation
R. Delavignette personnelle mais conté avec un art
sans apprêt.”

“Ce qui est dit de la société "close",


de son unité économique et
Evolution de la chefferie traditionnelle323 religieuse, et de la fonction du chef,
notamment dans le domaine
judiciaire, porte la marque d'une
bonne information.”

“(...) deux reproches essentiels :


d'une part il n'a pas tenu compte
« Ethnologie » suffisamment des publications déjà
L'éducation au Sénégal324 consacrés aux Lebous ; d'autre part il
n'a pas consacré un travail suffisant
P. Mercier aux influences aux tendances
nouvelles.”

“À la bibliographie générale, aurait


Veuve d'ébène, ou Situation juridique de la dû être jointe une bibliographie
veuve en droit coutumier Mina325 sommaire concernant les Mina et les
[Togo] peuples voisins ou apparentés"

« Histoire de l’expansion "Il a cherché aux archives une


L'empereur RABAH et son temps326 documentation originale et n'a pas
française » [ sultan du Bornou en Afrique centrale trouvé grand chose. Mais il a bien
jusqu’à l’invasion française du Tchad ] constitué sa bibliographie"
H. Brunschwig

Pour l’économie, Luc Bourcier de Carbon insiste régulièrement sur l’idée de «


problème du sous-développement »327 et sur l’obligation d’appuyer le propos sur le sujet à
l’aide de statistiques ou de données recueillies lors d’un stage. En histoire, Henri Brunschwig
signale quant à lui, les efforts fournis par les élèves pour trouver des archives en restant à
Paris. Il semble se dégager des appréciations des professeurs, des conceptions différentes du
terrain et du rendu ethnographique entre Delavignette et Mercier. Deux remarques sur les
appréciations de Delavignette : d’une part, il a tendance à insister sur la qualité littéraire des

321
Dossier C22, originaire de Madagascar, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
322
Dossier C25, originaire du Sénégal, promotion 1958, ANOM 1 ECOL/123.
323
Le mémoire consulté est une montée en généralité à partir d’une chefferie Mina [Togo], dossier C28,
originaire du Togo, promotion 1958, ANOM 1 ECOL/123.
324
Dossier C19, originaire du Sénégal, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
325
Dossier C24, originaire du Togo, promotion 1958, ANOM 1 ECOL/123.
326
Dossier C23, originaire du Tchad, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
327
Voir James Ferguson, The Anti-Politics Machine: “development”, depoliticization, and Bureaucratic Power
in Lesotho, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1994.
99
travaux rendus, faisant ici écho à ses commentaires des mémoires de psychologie coloniale
de l’école, pendant l’entre-deux-guerres, basés sur des travaux littéraires328. D’autre part, il
souligne souvent la qualité des observations ethnographiques d’élèves qui n’ont pas tiré de
leur stage leur mémoire. À l’opposé du travail de compilation sans rapport aux colonies qu’il
critiquait sévèrement au début des années 1950329, se retrouve consacré des travaux de
compilation en rapport aux colonies mais sans observations de terrain. On peut y voir, en
creux, l’idée d’un terrain arrimé aux expériences de vie ou aux corps des élèves Africains.
Quant à Mercier, l’accent est mis sur le comparatisme, sur la nécessité de comparer les
situations étudiées et prendre en compte les travaux et enjeux institutionnels nouveaux. Quant
à son commentaire du mémoire « L’éducation au Sénégal »,
« (...) deux reproches essentiels : d'une part il n'a pas tenu compte suffisamment des
publications déjà consacrés aux Lebous ; d'autre part il n'a pas consacré un travail suffisant
aux influences aux tendances nouvelles. »

il renvoie en partie à ses travaux publiés avec Balandier au sein d’un institut de recherches,
l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN), Particularisme et Évolution : les pêcheurs Lébou
(Sénégal) [1952].

Cette présentation synthétique des mémoires nous amène à analyser un matériau lié au
moment final de la scolarité : les notes d’appréciations de fin d’études du directeur, celles que
liront les autorités du territoire d’origine.

Les notes du directeur : magistrats consciencieux et élites nationales

En général, le directeur de l’école commence par revenir sur le mémoire, le stage ou


des événements périphériques — des absences répétées à cause des cours suivis à la faculté
de Paris et/ou à l’IEP. Ces absences sont justifiées lorsqu’un élève envisage de continuer en
doctorat ou a eu des problèmes de santé. La seconde section de sa note est une section de
futurs projetés. Les brevetés inspecteurs du travail ne reçoivent aucun commentaire
particulier. Leur nombre parmi les diplômés étant faible, nous nous en tenons qu’aux cas des
magistrats et des administrateurs.

328
Pierre Singaravélou, « De la psychologie coloniale à la géographie psychologique Itinéraire, entre science et
littérature, d'une discipline éphémère dans l'entre-deux-guerres », L'Homme et la société, vol. 167-168-169, no.
1, 2008, pp. 119-148.
329
Voir chapitre 2.
100
Des neuf élèves reçus à l’examen national de la magistrature, ayant effectué un stage
de 2 à 6 mois au Parquet de Paris sont décrits, par Paul Bouteille et François Luchaire
(adjoint et futur directeur de l’IHEOM) en des termes très succincts :
« D’une intelligence vive, ayant une élocution [illisible], il est susceptible de faire un excellent
magistrat »330 - Luchaire

« [ Trois lignes décrivant sa scolarité ] Il doit faire un magistrat consciencieux »331

« Son raisonnement juridique est excellent. D'un caractère agréable ayant déjà une expérience
judiciaire, GOUNDIAM doit faire un très bon magistrat. »332

« Les connaissances juridiques sont sérieuses. Il est destiné à faire un magistrat très
consciencieux. »333

Le bon magistrat est celui qui s’applique à se conformer scrupuleusement aux exigences
pratiques de sa profession. Cette projection, somme toute, relève d’une mise en récit de
l’ethos de fonctionnaire. Les futurs projetés des administrateurs se distinguent par une mise
en récit différente. Les notes sont plus longues et insistent sur deux éléments, la nécessité de
se réadapter au pays et le rôle futur d’élite du pays :
« Il lui serait toutefois très utile de reprendre contact avec les réalités africaines pendant au
moins un an, avant d'assumer lui-même la responsabilité d'un commandement ou d'un service.
Sous la réserve de cette "réadaptation", DINA-LOBE me semble destiné à un brillant avenir
dans son pays »334

« Il faut maintenant se réadapter à l'Afrique, et même "découvrir" un pays qu'il ne connaît


guère - Un stage dans les divers secteurs d'activité économique, ou auprès de plusieurs
commandements territoriaux, lui permettrait cette adaptation et rendrait son action future
d'autant plus efficace »335

« (...) Il a fait à l'Ecole de bonnes études, travaillant avec conscience dans la volonté d'être
utile à son pays »336

Cette présentation nous permet de discuter l’intitulé de cette section à l’aune des
développements du chapitre premier : le processus d’africanisation est pensé avant 1956
comme la nécessité de maintenir des liens français par la formation des élites africaines, sans
aucune définition du périmètre d’action de celles-ci.

330
Dossier C24, promotion 1958, ANOM 1 ECOL/123.
331
Dossier C19, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
332
Dossier C21, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
333
Dossier C33, promotion 1958, ANOM 1 ECOL/123.
334
Dossier C15, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
335
Dossier C20, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
336
Dossier C22, promotion 1957, ANOM 1 ECOL/123.
101
Qu’est-ce qui justifie cette entreprise de nationalisation des nouveaux chefs de
l’Empire ? Deux réponses sont possibles. La première réponse tient dans la date des notes :
les directeurs les écrivent en juillet 1959 soit plusieurs mois après le référendum du général
de Gaulle (28 septembre 1958). Ce référendum portait sur une constitution qui entérine la
création d’une communauté franco-africaine. Le « oui » devait consacrer l’appartenance à
cette communauté et le « non » signifiait l’indépendance immédiate. Le « non » de la Guinée
surprend les autorités et préfigure les indépendances des autres pays. Ici, la nationalisation
des administrateurs peut se lire comme le reflet de l’avenir politique des territoires. La
seconde réponse repose sur une conception figée et conflictuelle des rapports entre les
ressortissants du continent Africain. Bien avant le référendum, au cours de réflexions sur la
mise en place d’un concours destiné aux fonctionnaires, l’école exclut l’idée d’une haute-
bureaucratie panafricaniste et multinationale337. Exposant le risque de voir les reçus au
concours venir exclusivement des territoires concentrant le plus de diplômés du supérieur, le
directeur Paul Bouteille déclare qu’on « ne saurait envisager la possibilité d'envoyer en Côte
d'ivoire des administrateurs d'origine malgache, sénégalaise ou Camerounaise »338 . Comment
expliquer le fait qu’un ressortissant d’un territoire de l’AOF ne puisse pas être administrateur
dans un autre territoire de l’AOF relève d’une évidence en juin 1958 ?

Résumons notre analyse du processus d’africanisation de l’école avant de proposer


une réponse définitive. Dans un premier, on a montré que l’étape de sélection des candidats
au concours était en partie une étape de racialisation de l’origine africaine : seul un Noir et/ou
un Métis peut se présenter. Ensuite, nous avons vu que les mémoires et stages sont
strictement rattachés aux territoires d’origine des élèves. À l’aune des futurs projetés, nous
pensons que, dès le début du processus d’africanisation de l’ENFOM, on assiste à la genèse
d’élites nationales africaines.

337
Le projet d’une haute-bureaucratie multinationale est mis en place par le Ghana et la Guinée en 1958. Voir
Amzat Boukari-Yabara, Africa Unite! Une histoire du panafricanisme, Paris : La Découverte, 2014, p.162.
338
Procès verbal de la séance du 9 juin 1958 du conseil de perfectionnement, p.4, ANOM 1 ECOL/14.
102
Epilogue

Ce que les Africain·e·s (ne) peuvent (pas) dire de l’africanisation à l’ENFOM

« Les femmes de ce pays veulent elles-


mêmes pouvoir prendre leurs
responsabilités dans toutes les branches
de l’activité au sein de la nouvelle
société africaine en construction.
A l’heure où vous procédez à
l’africanisation des cadres, aggraver le
déséquilibre déjà notable entre les deux
éléments en cause, serait inévitablement
édifier une société sans assises solides et
partant non viable. »339

En introduction de ce mémoire, un parti-pris méthodologique est exposé : écrire une


histoire symétrique de l’africanisation à partir d’une recherche de tous les énoncés des élèves

339
Lettre de Mlle Chokki-Abilogoun Bazilia à Monsieur le Ministre de la France d’outre-mer, Dakar le 25
juillet 1956, Promotion 1956 - Concours C, Correspondance : ANOM 1ECOL/22.
103
Africains. Ce parti-pris était porté par l’idée de conférer une « égale dignité documentaire à
l’ensemble des énoncés en présence »340. Devant la faible densité documentaire des énoncés
— deux autobiographies et un documentaire biographique, des extraits de correspondance, un
article de Afrique Nouvelle —, cet épilogue doit se lire comme un corpus de paroles
sédimentées. Dans une première section introductive, le corpus est présenté ; ensuite, nous
mettons en perspective l’un de ces énoncés avec le projet d’école coloniale féminine du
Comité français de Libération nationale en 1944. L’analyse des autres récits sur l’école fera
l’objet d’un troisième développement.

Lorsque le décret n°56-489 du 14 mai 1956 — nouveau concours C — est publié,


l’élève-administrateur Amadou Gaye (concours A - promotion 1955), publie un réquisitoire
dans Afrique Nouvelle341 contre la loi-cadre et l’idée selon laquelle les étudiants originaires
d’Afrique n’ont pas le niveau requis pour entrer et réussir à l’ENFOM. Il n’évoque pas
l’article 3 dudit décret, qui exclut les candidatures de personnes de genre féminin. Chokki
Abilogoun-Bazilia, rédactrice-contractuelle à l’Inspection générale du travail à Dakar, trouve
cette discrimination arbitraire et, par recours hiérarchique, demande une dérogation342 au
ministère de la France d’outre-mer. Ce recours hiérarchique pousse Mamadou Dia, député
représentant le Sénégal à l’Assemblée, à appuyer sa demande343. Deux récits supplémentaires
sont tirés d’autobiographies : d’un côté celle de l’élève Amady Aly Dieng relatant les effets
de la loi-cadre sur sa trajectoire militante, les curricula formel et réalisé de l’école et les
péripéties de son exclusion ; de l’autre, celle de Abdou Diouf qui donne à voir le quotidien
d’une vie étudiante à Paris.
Trois analyses sont faites de ce corpus : le récit d’une permanence des rapports
inégalitaires entre la métropole et les colonies, les récits autobiographiques oscillant entre un
récit de consécration et un récit de l’expérience du quotidien. Ces deux derniers récits
soulèvent la question de la reconstitution de la mémoire plusieurs décennies après les faits.

340
Romain Bertrand, op. cit., p.15.
341
Numéro de mai 1956 d’après une note du commandant de cercle de son lieu de stage, voir annexe.
342
Lettre de Chokki-Abilogoun Bazilia au ministère de la France d’outre-mer, Dakar le 25 juillet 1956 ;
Correspondance - Concours C 1956, ANOM 1ECOL/22 , voir annexes.
343
Lettre d’une page de Mamadou Dia au ministre de la France d’outre-mer, Paris le 23 août 1956, Promotion
1956 - Concours C, Correspondance : ANOM 1ECOL/22.
104
Plus cela change et plus c’est la même chose ?

Le récit d’une permanence de rapports inégalitaires est à la fois une critique de la loi-
cadre et des « balkanisateurs » de l’Afrique sous domination française et une tribune qui
défend l’entrée des Africains à l’ENFOM.

1er feuillet de la coupure de Afrique Nouvelle

Gaye commence par revenir sur une conversation au cours de laquelle un métropolitain
vivant aux colonies exprime son inquiétude : « Avec ces maudits projets, on veut faire de
nous des blancs esclaves dans des Républiques de Noirs ! »344. Trouvant cette inquiétude
littéralement infondée, il propose de présenter la loi-cadre. En introduction de sa
démonstration, il paraphrase et cite l’ancien ministre de la France d’outre-mer, Pierre-Henri
Teitgen :
Comme le dit si bien M. Teitgen, les pouvoirs des assemblées locales et des conseils de gouvernement
s'exerceront « dans un domaine limité » et « circonscrit » « la défense nationale, les relations
extérieures, le commerce, le Plan, le crédit, la Monnaie, les Télécommunications, les Ports, les chemins
de fer, les routes interterritoriales, la Sécurité, la Police, la Justice » seront strictement réservés à l’Etat.
Devant une telle situation je suis d’autant plus amené à chercher ce qui reste aux territoires que M.
Teitgen ajoute, peut-être avec humour, que « la liste n'est pas limitative » !

Énumérant ensuite les différents éléments de langage juridique qui minorent le pouvoir des
assemblées locales, il arrive à la conclusion que l’idée d’une assemblée aux pouvoirs
consultatifs étendus doit en être traduite en langage profane : l’assemblée locale n’aura aucun

344
Coupure de presse Afrique Nouvelle, « Concessions illusoires aux assemblées locales », 2ème feuillet. Les
citations suivantes en sont tirées. Voir annexes
105
pouvoir politique. Si cette critique de la loi-cadre n’est pas singulière — elle est aussi
exposée par le groupe des Indépendants d’outre-mer (présenté dans la partie A) —, c’est sa
juxtaposition à la question du recrutement de l’ENFOM qui surprend. L’élève-administrateur
Gaye s’attache, minutieusement, à discuter la croyance selon laquelle un concours au rabais
est créé car les « Africains sauf exception, ne peuvent le [concours A/B] réussir ». On lit une
démonstration s’appuyant sur trois points : le jury commun au concours B — exempt de
critiques de la part du corps des administrateurs — ; l’exigence des deux certificats de Droit
ou d’une licence (section administration), d’une licence (sections magistrature et sociale)
alors que la formule précédente du concours B n’exige qu’une à deux années de Droit ;
l’obligation d’avoir été « remarqué par le Chef du territoire ou le Gouverneur général ». C’est
cette critique de l’accès aux institutions métropolitaines sans remettre en cause leur légitimité
— ou les hiérarchies qu’elles sous-tendent — que nous retrouverons dans le récit suivant.

Titulaire de « la licence option Droit social et Droit International public, du certificat


de Droits et coutumes des Pays d’Outre-Mer mention assez bien »345, Chokki-Abilogoun
Bazilia remplit toutes les conditions exigées par les textes en vigueur sauf celle d’appartenir
au genre masculin pour se présenter au nouveau concours C. Sa demande de dérogation
s’appuie sur trois arguments.
Tout d’abord, un argument politique et juridique — celui mis en exergue de cet
épilogue : l’africanisation de l’ENFOM institue une promotion sans les femmes — contraire
à l’esprit de la constitution de 1946346. Cet argument est rejoint par celui du député Mamadou
Dia :
Je saisis l’occasion, d’autre part, pour signaler, comme l’a fait d’ailleurs Mademoiselle
CHOKKI, qu’il y a lieu de modifier les dispositions du décret précité, pour lui enlever son
caractère discriminatoire à l’égard des élites féminines.
Je ne pense pas devoir insister longuement sur ce point, car je suis sûr que vous êtes comme
moi, persuadé que la promotion africaine ne se fera pas sans élite de femmes.347

Ensuite, un argument institutionnel en comparant l’ENFOM à l’ENA : « Est-il utile d’ajouter


que l’Ecole Nationale d’Administration qui prépare aux postes clefs de l’Etat n’exclut
nullement de ses textes organiques les candidatures féminines ? »348. Nous avons vu dans la
partie B que l’ENFOM s’inspire de l’ENA pour définir plusieurs modalités du concours B349

345
Lettre de Chokki-Abilogoun Bazilia, op. cit.
346
« 3. La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme.»
347
Lettre de Mamadou Dia, op. cit.
348
Lettre de Chokki-Abilogoun Bazilia, op. cit.
349
Procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement du 21 décembre 1954, op. cit.
106
permettant de favoriser l’accès aux Africains. Pourquoi cette inégalité de traitement entre les
hommes et les femmes n’est pas soulevée au conseil de perfectionnement avant cette lettre ?
La Direction du Personnel et des Affaires Administratives, dans un projet de réponse au
député Dia, fait savoir que le conseil, à l’unanimité, considère qu’il n’est pas possible
d’accorder de dérogation juridiquement valable. Cependant, le conseil ne voit pas d’objection
à ce que les textes organiques de l'École soient modifiés pour permettre l’admission des
candidats de sexe féminin dans la mesure où les statuts des corps auxquels l’accès est sollicité
n’y font pas obstacle. En effet, toute réforme du statut de l’école serait inopérante, si les trois
corps — administrateurs, magistrats, inspection — auxquels les élèves se destinent persistent
à écarter le personnel féminin. L’obstacle des corps peut historiquement s’expliquer par le
projet éducatif de la métropole pour la femme « évoluée ». Dans Africaines et diplômées,
Pascale Barthélémy montre que la politique coloniale de scolarisation des jeunes filles
maintient une hiérarchie stricte : pouvoirs masculins, auxiliaires féminines ; cadre
hiérarchique appuyé sur un modèle de ménage avec la figure centrale de la mère, de l’épouse
et de la maîtresse de maison. Cette hiérarchie sociale et scolaire crée des horizons
professionnels et des destinées féminines car la recomposition des formes d’emploi offertes
contribue à les ajuster automatiquement à des normes et à des valeurs envisagées comme
« féminines ». Une première explication, empruntée des résultats de la sociologie de
l’éducation sur l’orientation des filles dans les filières sélectives350 : en plus de la
discrimination légale, le manque de femmes dans ces corps pousse ainsi très peu de jeunes
africaines titulaires des titres scolaires requis à postuler à l’entrée à l’ENFOM en 1956351.
C’est ce qui permet de comprendre son dernier argument, lorsqu’elle s’auto-exclut de la
section administrative :
Si dans l’état actuel de l’évolution en Afrique Noire, il est judicieux de ne pas envisager de
confier l’administration des circonscriptions territoriales à l’élément féminin il semble au
contraire tout à fait souhaitable que les branches sociale et judiciaire leur soient largement
ouvertes comme il en est pour la Médecine et l’Enseignement Supérieur.352

En somme, aux femmes les filières sociales, de soin et d’éducation. Cette lettre vient révéler
l’environnement social des Africaines diplômées, leurs attentes face l’avenir, et le statu quo
que représente l’africanisation pour cette génération. À titre d’exemple, les listes nominatives

350
Marianne Blanchard, Sophie Orange et Arnaud Pierrel, Filles + sciences = une équation insoluble ? Enquête
sur les classes préparatoires scientifiques, Paris : Rue d’Ulm, 2016.
351
2 demandes entre 1956-1959 : Chokki-Abilogoun ; une jeune Malgache évoquée dans une lettre du proviseur
du lycée Gallieni de Tananarive au sujet des inscriptions en classes préparatoires.
352
Lettre de Chokki-Abilogoun, op. cit.
107
d’attribution de bourses d’Etat en 1956 dans les fonds de la direction des Affaires politiques
ne signale pas de femmes.
Cette africanisation exclusivement masculine est à mettre en relief avec un projet
inabouti. C’est le projet d’une école coloniale féminine imaginée par Yvette Lebas-Guyot353
en 1944, la fondatrice des Forces françaises féminines de la flotte au sein des Forces
françaises libres (1940-1943). Devant une fin annoncée des hostilités — et par conséquent, la
démobilisation des différentes formations féminines au sein de l’armée —, Yvette Lebas-
Guyot suggère une orientation des Françaises « entraînées (...) à la discipline et à la vie active
»354 vers des carrières coloniales. De plus, elle ajoute qu’en tant qu’épouses de coloniaux,
elles peuvent participer activement à la prospérité de l’entreprise coloniale. C’est pour ces
raisons qu’elle propose une École Coloniale Féminine d’une scolarité de 2 ans, une année à
Paris et une année d’application au Maroc et dans plusieurs villes — Brazzaville, Cotonou,
Conakry, Tananarive —. Ses buts sont les suivants :
1°- Former des Françaises connaissant les Colonies, adaptées aux conditions morales et
matérielles des différents territoires, capables de jouer un rôle social auprès des indigènes,
aptes à conserver et à développer dans un foyer français aux colonies, les qualités
traditionnelles de la France.

2° Compléter l’enseignement et la formation technique des Françaises désirant exercer une


profession aux Colonies : professeurs, institutrices, infirmières, employées des
administrations, etc…

Faire de toutes ces Françaises des agents actifs actifs de notre oeuvre colonisatrice en même
temps que des agents conservateurs de la civilisation française, soit dans leur vie
professionnelle, soit dans la vie familiale.

Cette ébauche de projet qui n’est initialement construit que sur l’idée d’une éducation
générale et morale sans formation technique va être accompagnée de plusieurs notes. Deux
notes prônent le rapprochement du modèle esquissé vers le modèle de l’ENFOM avec la
possibilité d’effectuer des formations dans toutes les autres grandes écoles. Une note
manuscrite — dont l’auteur n’est pas identifié — va plus loin en imaginant, d’ici une

353
Projet de création d’une école coloniale féminine. 1944, Personnel de l’administration, ANOM 1
AFFPOL/878. Voir l’inventaire du fonds Lebas-Guyot : https://goo.gl/nSsJES
354
Projet “ECOLE COLONIALE FEMININE”, op. cit., document non paginé. Voir Annexes.
108
quarantaine d’années, l’encadrement des « élites femmes indigènes » à l’école… :

Extrait note manuscrite Ecole Coloniale Féminine 355

On retrouve, pour paraphraser Amadou Gaye, l’idée des Africains qui vont rentrer au
compte-gouttes à l’ENFOM. Les changements institutionnels sous l’Union française nous
permettent d’imaginer que ce projet contenait, toutes proportions gardées, la possibilité d’une
africanisation féminine des cadres de l’administration.

Retour sur un parti-pris méthodologique

Le deuxième groupe de documents d’Africains au sujet de l’ENFOM repose sur les


récits de deux élèves originaires du Sénégal : Abdou Diouf356 et Amady Aly Dieng357 (voir
partie C). La lecture de leurs autobiographies était portée par l’envie de garantir une égalité
de traitement interprétatif aux énoncés de l’école et des élèves. Une première remarque
générale : l’ENFOM occupe une place négligeable dans leur autobiographie, soit moins de 10
pages. Par ailleurs, comme dans tout matériau biographique, certains passages du récit
dégagent un « excès de sens et de cohérence »358. Chez Diouf, son passage à l’école et son
choix pour la filière administrative semble relever à la fois d’une évidence devant l’état
politique de l’Union française et d’une vocation :
« On commence par moi puisque j’étais le major ; « Diouf Abdou qu’est ce que vous
choisissez ? » « l’administration » dis-je. Alors ça a été comme une peur dans la salle.
Habib Thiam me dit alors : « on ne vous a rien dit à DAKAR sur l’inspection du travail ou sur
la magistrature ? » Je lui répondis que moi je veux faire administration car je pense que, le
pays allant vers l’indépendance, cette section m’ouvrira plus de portes et plus d’horizon. »359

355
Note manuscrite, p.2, Voir annexes.
356
Amady Aly Dieng, Mémoires d’un étudiant africain. Volume I : De l’école régionale de Diourbel à
l’Université de Paris (1945-1960), Dakar : CODESRIA, 2011, P.77 & p.79-84.
357
Abdou Diouf, Mémoires, Paris : Éditions du Seuil, 2014, p.18-25.
358
Jean-Claude Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, 1990,
31-1. pp. 3-22 : 4.
359
Abdou Diouf, op. cit., p.22.
109
« Ma vocation, c’était d’être un administrateur, de diriger des circonscriptions administratives,
des administrations centrales ou des établissements publics, un peu comme les grands commis
de l’Etat français. Je ne rêvais pas d’un destin politique »360

Quant au récit de Dieng, il se lit comme un compte rendu ethnographique de la vie scolaire,
des situations de classe et leur aspect subjectif361 :
« Le gouverneur Robert Delavignette donnait des cours de sociologie. (...) C’était un homme
de lettres qui s’était égaré dans l’enseignement de la sociologie africaine. Il ne nous parlait pas
des grandes théories sociologiques. Lyrique, il l’était dans ses cours qui respiraient un relent
de bucolisme attardé. Il ne cachait pas son hostilité à l’industrialisation de l’Afrique. Il
exprimait son aversion à l’égard de l’Afrique des cheminées d’usine qui fument. Il était
admiratif devant le vieillard africain qui est un champion de l’existence assis sur un trône
reposant sur un cimetière d’enfants. Il a passé beaucoup de temps à nous commenter le
premier roman du camerounais Alexandre Biyidi : Ville cruelle publié aux éditions Présence
africaine en 1954 et sous le pseudonyme d’Eza Boto. (...) nous a fortement recommandé la
lecture du pasteur Maurice Leenhardt qui a écrit Do Kamo. La personne et le mythe dans le
monde mélanésien (Gallimard 1947) (...) le gouverneur Robert Delavignette nous a largement
ouvert les portes de l’Océanie et nous a appris à connaître l’ethnologie de cette partie du
monde peu connue des francophones qui n’avaient d’yeux que pour les pays de l’empire
français situé en Indochine, en Afrique du Nord et en Afrique Noire. »362

« Le cours d’ethnologie était assuré par Paul Mercier, auteur du livre : Les pêcheurs Lebou du
Cap-Vert, écrit en collaboration avec Georges Balandier et publié dans la collection de l’IFAN
de Saint-Louis en 1952. Ce professeur très méticuleux et soucieux de ne pas demeurer un «
armchair anthropologist » a réussi à introduire ses élèves à la connaissance de l’anthropologie
anglo-saxonne. (...) J’avais une grande admiration pour Paul Mercier qui dépensait beaucoup
d’énergie verbale pour nous faire connaître certains grands auteurs de l’ethnologie et de
l’anthropologie comme Bronislav Malinowski, Radcliffe-Brown, Margaret Mead, Marcel
Mauss. Paul Mercier ne manquait pas de nous demander de lire attentivement l’ouvrage c
ollectif dirigé par Jean Poirier et intitulé : Ethnologie de l’Union Française. »363

« Les cours d’économie politique étaient donnés par Luc Bourcier de Carbon qui était
professeur à l’Université de Nancy. Par la lenteur et le caractère monotone de son débit, il
avait réussi à nous dégoûter de cette matière dont nous attendions beaucoup »364

(...)

« Henri Brunschwig qui ne cessait de nous rappeler qu’il était très fier d’être français, malgré
ses origines alsaciennes, était notre professeur d’histoire coloniale. Il passait tout son temps à
réfuter la thèse de Lénine, auteur de l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Pour lui, la
France n’a pas colonisé les pays africains pour des raisons économiques, mais pour des
raisons militaires et politiques. Il ne manquait pas l’occasion de se faire provocateur dans ses
cours. Par exemple, il disait, pour imiter Lénine, « La décolonisation, stade suprême de
l’impérialisme ». Ses propos m’agaçaient beaucoup. Quelquefois, je ne pouvais pas résister à
l’envie de lui porter la contradiction. Certains de mes condisciples m’ont demandé d’éviter de
lui répondre. »365

360
Abdou Diouf, op. cit., p.25.
361
Il cite des cours, des extraits de livres suggérés par les professeurs avec renvoi bibliographique. Dieng est
auteur de plusieurs livres d’histoire, par ailleurs.
362
Amady Aly Dieng, op.cit., p.82
363
Amady Aly Dieng, op.cit., p.83
364
Amady Aly Dieng, op.cit., p.83-84
365
Amady Aly Dieng, op.cit.
110
Cette présentation de plusieurs extraits d’autobiographies de deux élèves nous permet de
poser la question des conditions de possibilité d’une histoire symétrique (sans terrain multi-
situé). Comment écrire une histoire symétrique avec une aussi faible densité documentaire ?
Ou encore, y a-t-il un processus singulier — l’africanisation — dès que le questionnement
historien l’expose et le décrit ? Que faire si le passage à l’ENFOM n’est réduit qu’à
l’expérience d’une migration vers la métropole : la découverte de « la ville la plus belle du
monde »366 ou la découverte du milieu militant étudiant et de l'effervescence des luttes pour
l’indépendance367 ?

Cette recherche a donc aussi été le moment d’une réflexion sur les opérations
d’objectivation du monde social, sur les rapports possibles entre un parti-pris méthodologique
posé en amont d’une recherche et la nature des matériaux. Faire des sciences sociales, écrire
les sciences sociales c’est aussi éviter de donner pour « la vérité du rapport pratique entre les
agents sociaux et le monde social, le rapport entre le savant et le monde social »368.

366
Abdou Diouf, Un destin francophone, documentaire France 5, réalisé par Jérôme Sesquin, 2010 1min47.
367
C’est le cœur du chapitre de l’autobiographie de Amady Aly Dieng où il évoque l’ENFOM.
368
Pierre Bourdieu, Sociologie générale (Volume 1). Cours au Collège de France 1981-1983, Paris : Seuil,
2015, p.267.
111
Conclusion : Jalons pour une recherche

Il s’est agi dans cette étude d’explorer l’africanisation des cadres de l’administration
d’outre-mer sous l’angle scolaire. En prenant pour objets d’étude à la fois la loi-cadre et
l’Ecole nationale de la France d’outre-mer sous l’Union française, nous arrivons à plusieurs
résultats selon les trois angles d’approche utilisés.

La première approche consistait à traquer les usages du vocable « africanisation » et


les conditions politiques. Celle-ci nous a permis de définir l’africanisation par-delà la loi-
cadre et ses prescriptions. L’africanisation se révèle être un processus de transactions
hégémoniques visant à maintenir des liens inégalitaires entre la France et ses anciennes
colonies sur les plans civil et militaire. Le chapitre premier peut donc se lire comme un début
de projet de recherche plus conséquent sur la mise en place d’une diplomatie universitaire
spécifique au « pré-carré ». Cette recherche impliquerait une actualisation des données
statistiques pour l’ensemble des anciens territoires sous domination française. En prenant en
compte la création de l’Agence universitaire de la francophonie (1961), il s’agirait d’écrire
une histoire globale des migrations étudiantes. La seconde approche consistait à voir,
comment l’ENFOM, dans son fonctionnement sous l’Union française, africanisait
progressivement son recrutement. On a pu voir que l’école était à la fois une grande école
nationale et impériale grâce aux échanges de lecteurs ou d’élèves avec l’université d’Oxford.
Ce constat permet d’envisager un projet de recherche comparatif et transnational sur le
devenir de l’enseignement des sciences coloniales, des savants coloniaux européens. En
étudiant les carrières à l’ENFOM, nous avons pu aborder deux objets d’études : le devenir
des intermédiaires et la formation d’élites nationales africaines. Cette partie de notre étude
souffre de la rareté des sources sur les intermédiaires et d’un investissement moindre du
fonds à cause des limites temporelles propres à la réalisation de notre étude. Une liste
préliminaire des listes de bourses obtenues par les stagiaires-fonctionnaires désignés par le
ministère de la France d’outre-mer permet de voir qu’on retrouve ces stagiaires dans
plusieurs grandes écoles.

112
Cette question de la genèse d’élites nationales inégalement traitée dans ce mémoire369 devra
être discutée. Elle s’appuiera sur les archives de l’Institut des Hautes Etudes d’Outre-mer.
Créé par une ordonnance du 5 Janvier 1959, l’IHEOM était un établissement public placé
sous la tutelle du Ministre chargé de la Fonction Publique. Il assuma la formation des «
candidats aux emplois supérieurs de l'administration publique des pays d'outre-mer membres
de la Communauté »370 et pouvait accueillir des auditeurs d'autres états. Il avait également
pour mission d'organiser des cours et stages à l'usage des fonctionnaires et magistrats français
chargés de fonctions outre-mer. Bien que s’inscrivant dans la continuité de l’ENFOM,
l’institut est administré par un directeur nommé par décret, assisté d’un conseil
d’administration composé : de représentants des États membres de la Communauté désigné
par leur gouvernement ; de représentants des territoires d’outre-mer désignés par décret sur
proposition de leur conseil de gouvernement ; de membres de l’administration —
principalement du ministère de la Coopération et/ou du secrétariat général des Affaires
africaines et malgaches — et professeurs d’université désignés par décret. Le recrutement à
l'Institut se fait en principe pour les sections administratives grâce à deux concours (A et B) :
le concours A est théoriquement ouvert aux licenciés ou titulaires d’un diplôme jugé
équivalent ou aux jeunes gens ayant effectué 2 ans d’études supérieures et 4 ans de services
publics ; quant au concours B il est accessible aux personnels ayant effectué 4 années de
services publics. Pour la section judiciaire il n’existe qu’un seul concours auquel peuvent se
présenter les capacitaires en droit (ou exceptionnellement les bacheliers de l’enseignement
secondaire ayant 4 ans de services publics) ; la formation de magistrats devant normalement
s'effectuer au Centre National d’Etudes Judiciaires. En 1962 (décret du 24 octobre) un Centre
de Formation des Fonctionnaires et Magistrats Algériens (CFFMA) est créé et rattaché à
l’IHEOM — même directeur, mêmes organes administratifs. Par contre le Conseil
d’Administration est différent et les cours sont distribués, non Avenue de l'Observatoire, mais
dans des locaux situés rue de la Boétie. La réglementation applicable aux études est moine
étroite que celle de l'Institut ; les conditions d’admission sont déterminées par voie d’accord
entre les États, et les programmes ainsi que la durée des études doivent l'être par arrêtés du
Ministre de la Fonction Publique. L’institut, ici, assure un double rôle de formation des
fonctionnaires de l’ex-empire Français et de coopération administrative et technique. C’est à

369
Il reste à juger du caractère nationalisant de la formation à l’aune d’une discussion sur l’usage du capital
d’autochtonie.
370
Ordonnance n° 59-42 du 5 janvier 1959 portant création de l'Institut des hautes études d'outre-mer, art.2 :
https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000509083
113
l’analyse de ce rôle assuré exclusivement — jusqu’à sa fusion avec l’École Nationale
d’Administration en 2002 — que sera consacrée notre recherche suivante.
A rebours d’une perspective qui entendrait déduire l’intégralité des rapports de
domination entre la France et l’Afrique du passé colonial de l’institut, nous essaierons de
saisir les différentes transactions hégémoniques au regard des rapports actifs des ministres
africains de la fonction publique au sein du conseil d’administration et des différents
échanges avec le secrétariat général aux Affaires africaines et malgaches de la présidence
de la République Française.
Pour ce faire, Pour répondre à ses différentes questions, la recherche débutera par la
constitution de deux populations d’élèves : une population de fonctionnaires et magistrats
algériens (environ 200 élèves) ; une population de fonctionnaires originaires d’Afrique
subsaharienne. La population de fonctionnaires s’élevant à environ 4000, nous avons choisi
de la restreindre à celle d’une promotion : celle de 1961-1963371. Cette cohorte est
constituée de 409 personnes. Cette promotion a été choisie car c’est la seule dont on
dispose en plus des mémoires, des copies d’élèves corrigées et commentées qui nous
permettraient de répondre à la question : « comment on enseigne le développement et la
coopération ? »372 à partir d’une analyse du curriculum et d’une analyse lexicale sur le
modèle de celle de Ferguson (1994) sur l’appareil conceptuel du développement.373 En
parallèle, une approche prosopographique374 sera appliquée aux dossiers pour dégager
les propriétés sociales des élèves ainsi que l’espace des carrières avant et après la création
des écoles d’administration en Afrique.

371
Archives Nationales, Pierrefitte. Direction générale de l'administration et de la Fonction publique ; Institut
International des administrations publiques (1958-1968) : 19960345/8-14.
372
Archives Nationales, Pierrefitte. Fonds de l’IHEOM. Copies sur les cours sur la “Communauté”, de droit et
comptabilité commerciale, sur l’« évolution de l’Afrique Noire », sur le développement agricole, de technologie
appliquée à la sécurité, etc.
373
Ferguson, James. « The 'development' apparatus » in The Anti-Politics Machine: “development,”
depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho. Minneapolis : University of Minnesota Press, pp.23-
100,1994.
374
Lemercier, Claire, and Emmanuelle Picard. “Quelle Approche Prosopographique ? - in Laurent Rollet;
Philippe Nabonnaud. Les Uns et Les Autres. Biographies et Prosopographies En Histoire Des Sciences,
Presses Universitaires de Nancy; Editions Universitaires de Lorraine, pp.605-630, 2012, 9782814300965. <
Halshs-00521512v2.” Accessed May 9, 2017.https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00521512/document.

114
Fonds d’archives

● Archives Nationales d’Outre-Mer (CAOM, Aix-en-Provence)

Fonds du Ministère des Colonies. Direction des Affaires politiques (XIXe s.-1962)

> Projet de création d’une école coloniale féminine. 1944 [Photo]


ANOM 1 AFFPOL/878 > “1. Personnel de l’administration”

> Enseignement : 1953-1960 [Photo]


Enseignement (secondaire et supérieur), étudiants et bourses, jeunesse et sports, enfance.
ANOM 1 AFFPOL/237

> Loi-cadre du 23 juin 1956 [Photo]


Déconcentration (travaux préparatoires du décret n° 57-817) application de la loi n° 56-619
du 23 juin 1956.

Dossier 3 (1953/1956)
Inspection de la FOM : mission d'étude d'une réorganisation administrative éventuelle de
l'Afrique occidentale française, 1953/1954.
Notes sur la réforme de la structure de l'Afrique occidentale française, Sanner, 1955.
Inspection de la FOM : mission d'étude sur la réorganisation de Madagascar, 1953/1954.
Avant-projet : notes et avis, 1954/1956.
ANOM 1 AFFPOL/491

Dossier 5 ([1956])
Application : notes et avis, attributions des assemblées, locales, conseils des gouvernements,
conseils de contentieux.
ANOM 1 AFFPOL/493

115
Fonds Privé

Delavignette (Robert) (19 PA, 1939/1974)


Cours, manuscrits, œuvres littéraires, articles : FR ANOM 19 PA 1-31

Fonds de l'École Coloniale puis l'École Nationale de la France d'Outre-Mer

Administration générale 1887/1985 [Photo]


Création, organisation, modification 1888/1956 Modification et projets (1908/1954)
> Projet de réforme de l'École (1935-1958).
ANOM 1 ECOL/16

> Textes organiques (1888/1956) [Photo]


Décret du 21 décembre 1934 relatif au changement de dénomination de l'École coloniale en
École nationale de la France d'Outre-Mer (Journal officiel du 24 décembre 1934).
Listes de décrets et arrêtés (1938-1940).
Ordonnances et décrets relatifs aux administrations et écoles (1945).
Décret n° 50.1353 du 30 octobre 1950 portant réorganisation de l'École nationale de la France
d'Outre-Mer.
Décret n° 56-489 du 14 mai 1956 modifiant et complétant le règlement organique de l'École
nationale de la France d'Outre-Mer.
ANOM 1 ECOL/1

Conseil de perfectionnement 1900/1961 [Photo]


> Procès-verbaux des séances et rapports (1936/1961)
ANOM 1 ECOL/14

> Admission, concours, mutations, démissions 1900/1958 [Photo]


ANOM : 1 ECOL/21, 1 ECOL/22
> Fonds des mémoires des élèves (1930/1959) [Photo]
Promo 1955, 1956, 1957, 1958

116
ANOM 1 ECOL123-124
> Cartons des promotions C et D [Photo]
ANOM 1 ECOL122-123
> Stagiaires en 1958-1959 (1958/1959) [Photo]
ANOM 1 ECOL/139/1 À 154/4

Relations extérieures 1911/1954 [Photo]


> Travaux de la "Summer School" de Cambridge organisés à Oxford par le Colonial Office
(1947-1948) : ANOM 1 ECOL/23

● Archives Nationales (Pierrefitte-Sur-Seine) :

Académie de Paris. Archives relatives à l’enseignement secondaire (1870-1970) [photo]

Classes terminales et préparatoires aj/16/8709-


aj/16/8710 : Organisation, correspondance, circulaires, rapports sur le fonctionnement des
classes préparatoires, 1939-1946, 1951-1957. Admissions, effectif : correspondance, 1956-
1958. Admissions, effectif : correspondance, rapports, 1959-1961.

Fonds privés du domaine de l'outre-mer ; Archives personnelles et familiales ; Fonds


Robert Coquereaux (1929-1992) [photo]
20040334/1-20040334/3
Cursus Scolaire et formation à l’ENFOM.

● Centre des archives économiques et financières (Savigny-Le-Temple)


Statistique Outre-Mer [Photo]

B-0057578/1 : Idem, enseignement, statistiques scolaires en AOF 1945, 1949, 1957 et en


AEF 1958 (1945-1958) : orientation scolaire et universitaire outre-mer, enquête amorcée par
la circulaire du ministère de la France d'Outre-mer n° 1175/CAM/STAT du 20 septembre
1955 (1955-1956) : texte et éléments de réponses à cette circulaire concernant également
Madagascar ; maquettes pour le rapport annuel de l'ONU, AEF (1953, 1955) et AOF (1953,
1954, 1956). - 1945-1958

117
Bibliographie

Avenel Jean-David, La guerre hispano-américaine de 1898 : la naissance de l'impérialisme


américain, Paris : Economica, 2007.


Association des anciens élèves de l’E.N.F.OM., Dictionnaire biographique des anciens


élèves de l’Ecole Nationale de la France d’outre-mer, promotions de 1889 à 1958, 2 tomes,
2003.

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124
ANNEXES (PARTIE A)

Annexe 1 : Députés africains de l’Union française mentionnés ou ayant pris la parole


lors des débats sur l’africanisation
- Sourou Migan Apithy (1913 - 1989)
Né le 8 avril 1913 à Porto-Novo (Dahomey). Diplômé de l'École libre des
Sciences politiques. Apithy est, ensuite, sans interruption, élu à l'Assemblée
nationale française (1946-1959) tout en étant maire de Porto-Novo et présent
dans les instances territoriales du Dahomey et de l'AOF. Fondateur en 1951 du
Parti républicain du Dahomey (PRD), il dirigera le gouvernement autonome
du Dahomey du 25 mai 1957 au 22 mai 1959.

- Hamadoun Dicko (1924 - 1964)


Né en 1924 à Diona (alors Soudan français, actuellement Mali).
Diplômé de l’École normale William Ponty de Dakar.
Elu député en 1951 sur la liste du Parti soudanais progressiste (PSP). Il siège
dans le groupe de la SFIO en étant le plus jeune député. Hamadoun Dicko
devient membre de la Commission des pensions et de la Commission des
immunités parlementaires, puis, en 1954, de la Commission des territoires
d’outre-mer dont il devient secrétaire le 19 janvier 1955.
En 1956, en deuxième position sur la liste du PSP, il est réélu député. Membre
de la Commission des territoires d’outre-mer, il est nommé le 1er février 1956
secrétaire d’État à l’industrie et au commerce dans le gouvernement de Guy
Mollet. Le 17 mars 1956, il est nommé secrétaire d’État à la présidence du
Conseil dans le Gouvernement Guy Mollet, fonction qu’il occupe jusqu’au 13
juin 1957.

- Mamba Sano (1903 - 1985)

125
Né 1er juillet 1903 à Kissidougou (Guinée). Député durant 2 mandats
pour la Guinée de 1946 à 1955 dans les groupes Union républicaine et
résistante et Indépendants d'outre-mer

Annexe 2 : Guide de carrières à l’usage des jeunes diplômés Camerounais

126
Annexe 3 : Boursiers de l’enseignement supérieur en 1954
Tableau réalisé à partir des informations contenues dans une coupure du journal “Étudiants d’Outre-Mer” sur
tous les territoires dont la Nouvelle-Calédonie et l’Océanie, 1 ECOL/237 et B-0057578/1

Universités A.O.F A.E.F Cameroun Dakar Togo Madagascar Total

Aix-Marseille 12 3 8 --- 3 9 35

Alger 2 --- --- --- --- --- 2

Besançon 4 1 --- 2 --- --- 7

Bordeaux 48 3 18 --- 2 8 79

Caen 5 --- 6 --- --- 1 12

Clermont- 2 1 3 1 1 1 9
Ferrand

Dijon 3 2 --- --- 2 --- 7

Grenoble 12 1 11 --- 2 --- 26

Lille 7 --- 3 --- 1 --- 11

Lyon 12 3 2 1 5 --- 23

Montpellier 35 3 18 5 12 15 88

Nancy 8 --- 2 --- 3 2 15

Paris 223 25 88 20 15 40 411

Poitiers 7 --- 3 1 3 --- 14

Rennes 15 2 4 7 2 1 31

Strasbourg 3 --- 3 --- 1 2 9

Toulon --- 1 --- --- --- 1 2

Toulouse 52 4 21 3 7 11 98

Tunis --- --- --- --- 2 --- 2

127
450 49 190 49 61 91 881

Annexe 4 :

128
129
130
131
Annexes (Partie B)

Retranscription intégrale du procès-verbal de la réunion du conseil de perfectionnement, 07


juillet 1950.

Vendredi 07 Juillet 1950 à 11h30

Présidence : COSTE-FLORET, Ministre de la France d'Outre-Mer

Présents : Gouverneur Général DELAVIGNETTE, Directeur des Affaires Politiques au Ministère.


DIMPAULT, Directeur du Contrôle au Ministère.
LEBEGUE, Directeur du Personnel au Ministère,
le Conseiller d'Etat DESCHAMPS,
le Gouverneur Général VADIER. Directeur de l'A.D.O..S.C ;
le Conseiller ATTULY ;
le Gouverneur Général RESTE, Président de l'Association des Anciens Élèves de l'ENFOM ;
LEJEUNE, Administrateur de Sociétés.
BERTRAND, représentant le Directeur de l'Ecole nationale d'Administration.
BOUTEILLE. Directeur de l'Ecole nationale de la france d'outre-mer.
SOLUS. Professeur à la Faculté de Droit et à l'ENFOM
LEMAIGNEN, Administrateur de Société,
MM. LADREIT DE LACHARRIÈRE, Professeur ENFOM
ROUVILLOIS, Directeur-adJoint de l'ENFOM
S'était fait excuser, M. GASTON, Directeur de l'Enseignement au MINFOM

Etait absent : M. VALLOIS, Directeur du Musée de l'Homme.

Odj: -Modification au programme des classes préparatoires et des cours de l'Ecole ; Nomination de prof et
chargés de cours, Programme d'études de la section des Inspecteurs du Travail ; Rapport de M. Moussat sur le
concours d'entrée de 1950 ; Question du Foyer, Questions diverses.

"1° Modification au programme des classes préparatoires et des cours de l'École :

Bouteille Au cours de divers contacts pris avec les milieux universitaires , j'ai constaté que la préparation à
l'École faisait l'objet d'un certain nombre de critiques. Je vais exposer les remarques qui m'ont été faites et qui
ont été confirmées par les résultats au concours pour l'écrit. Voici d'ailleurs le rapport de M. MOUSSAT qui
est un peu pessimiste pour les jeunes générations. (Lecture d'extraits du rapport de M. MOUSSAT)
Ces critiques m'avaient déjà été faites par divers correcteurs ; j'en ai cherché les raisons profondes ; tous ont
été unanimes à incriminer le certificat de droit. La 1ère année de droit, vous le savez, est exigée pour se
présenter au concours et les candidats doivent la préparer en même temps que celui-cl. S'ils échouent au
concours, l'année suivante, ils se consacrent à la 2è année et à nouveau au concours. Or, la Faculté de Droit se
montre de plus en plus difficile en ce qui concerne les examens. Il en résulte que l'enseignement des
"préparatoires" est sacrifié. Les élèves sont saturés. Nous avons marié un enseignement de Faculté avec un
enseignement de lycée, ce qui est difficilement réalisable au point de vue pédagogique. La conclusion serait d'
"alléger le programme des préparatoires".

Je prends pour exemple de cette nécessité ce qui s'est passé cette année pour l'histoire. Les candidats qui
comptaient sur un sujet d'actualité, c'est-à-dire concernant l'Extrême-Orient ont étudié tout particulièrement
cette partie du programme, négligeant le reste, qu'ils n'avaient pas le temps de voir à fond : Ils ont été très
décontenancés d'avoir à traiter comme sujet : "La constitution du bloc africain français". Le fait n'est pas
unique et s'est reproduit pour la morale et la sociologie. Le proviseur du Lycée Louis-le-Grand l'a confirmé,
ainsi que celui d'Henri IV.

(Arrivée de M. le Ministre).

132
Après l'arrivée de M. le Ministre, M. Bouteille reprend son exposé.

- M.Bouteille.

Dans la modification au programme, que nous avons réalisé, nous avons maintenu l'étude des grandes
doctrines économiques et sociales. Nous avons laissé subsister le droit public. Nous avons également gardé
les grandes notions morales. En histoire, la discrimination est plus difficile. L'histoire prend énormément de
temps aux candidats, surtout l'histoire coloniale qui implique des notions de géographie et de chronologie.
Nous avons repris dans le programme d'histoire les caractères généraux des vastes mouvements d'expansion
dans les grandes périodes de colonisation."
Quant au programme de géographie économique et humaine, il a été également simplifié. C'est ainsi qu'y
figurent "les matières grasses dans le monde". On a simplement maintenu l'étude des principales d'entre elles.
La même chose a été faite en ce qui concerne les métaux - il y est fait mention de quelques-uns :
fer, cuivre, aluminium, or. Un autre vaste sujet a été réduit : "les voies de communication, les chemins de fer
dans le monde".
Nous avons gardé : "les chemins de fer aux Etats-Unis, en France, en U.R.S.S." A noter que dans le
programme de géographie ont été supprimées : "les transformations de produits ferreux" et "les questions
d'habitat."
Le programme préparatoire a été ainsi nettement allégé. Ces mesures ont été portées à la connaissance des
professeurs des lycées de province qui ne savaient pas ce qu'ils devaient enseigner et ce qu'ils devaient mettre
de côté. Nous sommes allés au maximum des compressions.

2° Organisation des cours à l'École

Bouteille : Cette année, certains membres du Conseil de l'École ont été frappés par l'absentéisme et le copiage
au cours des examens. J'ai pris des mesures de discipline générale. Un élève a été invité à redoubler par la
Commission de l'Enseignement.
Il y a des raisons profondes à cet état de choses. Elles ont été exposées par les élèves et par les professeurs, à
savoir un nombre trop élevé de cours à l'Ecole, nécessité de faire le mémoire, d'assister à des conférences, aux
séances de sport, d'escrime et d'équitation. J'ai l'impression que les élèves sont un peu saturés d'un
enseignement qui les fatigue, qui disperse leur énergie. Je rappelle qu'en première année, l'enseignement est
distribué par 29 professeurs, en deuxième année par 28. Tous les cours sont sanctionnés par des interrogations
écrites et orales.
Ce n'est plus un enseignement. On a multiplié les cours. On a recherché les spécialistes dans l'intention
louable de donner un enseignement précis. Je ne vois plus les grands cours de synthèse qui caractérisaient
l'École autrefois. Comme il est difficile de modifier brutalement un enseignement qui a, par ailleurs, ses
qualités, j'ai procédé cette année à quelques réductions d'heures de cours enseignés à l'Ecole, compte tenu de
la nécessité de faire porter désormais l'enseignement de l'École sur trois années.
Les élèves y auront plus de liberté et pourront venir travailler à la Bibliothèque. C'est souhaitable car les
élèves ne lisent plus. En effet, la Faculté de Droit devient de plus en plus dure. (On ne prépare plus un
certificat de droit en 45 jours). Les examens de l'Ecole coïncident avec ceux de la Faculté : Résultat - peu
d'élèves sortiront licenciés. Sur 40 brevetés, on compte 5 ou 6 licenciés, le reste n'ayant que 2 années et un
bon tiers, une année. L'ignorance des élèves, en droit, est d'ailleurs manifeste. L'un d'entre eux ne savait pas
ce qu'était le Conseil d'Etat au Contentieux. Il ne le connaissait que sous le rapport du droit constitutionnel.

Jusqu'ici les élèves travaillaient de 9h à 6h du soir, avec des trous dans la journée provenant du fait que les
professeurs et chargés de cours ne peuvent pas toujours venir enseigner aux heures qui conviennent aux
élèves. Je voudrais pouvoir adopter un horaire comportant journellement trois heures de cours le matin.
L'après-midi serait consacrée aux travaux personnels , à la bibliothèque, aux cours de droit et de sciences
politiques.

Lebegue Je voudrais savoir quel temps les élèves passent à préparer leurs mémoires. Combien d'heures de
travail faut-il pour rédiger un mémoire comme celui que j'ai parcouru et qui est consacré à la fabrication des
violons ?

M. Bouteille. Il faut cinquante ou soixante heures.


Lorsqu'ils feront leur stage outre-mer, ils choisiront un sujet professionnel qu'ils étudieront au cours de leur
stage, et sur lequel ils feront un mémoire au cours de leur deuxième année. En ce moment, ils sont pris par le

133
désir qu'a tout jeune homme de faire un bon mémoire, et ils se livrent à un travail de compilation.

Lebegue Ils traitent de sujets qui n'ont aucun rapport avec les colonies.

M. Bouteille. J'ai essayé de les en empêcher, mais plutôt que d'aborder les questions coloniales qu'ils
ignorent, ils choisissent naturellement des sujets qu'ils connaissent et qui sont le plus souvent d'inspiration
métropolitaine.

Lejeune. Nous sommes responsables de cette situation.

M. Coste-Floret Nous avons même récompensé dix mémoires.

M. Bertrand. Je vous fais part de mon expérience à l'ENA. Je ferai la remarque suivante : Il conviendrait
d'exiger des élèves que leurs mémoires de stage fussent rédigés et remis à la Direction de l'École avant que
l'année d'études suivante soit commencée. A l'E.N.A. nous avons posé cette règle. Nous nous étions aperçus
que le fait d'entamer un cycle d'études , au retour du stage et de continuer à travailler les mémoires de fin de
stage, donnait
de mauvais résultats. Les élèves faisaient mal leurs études et mal leurs mémoires. L'expérience a été
concluante. La bonne solution serait par exemple d'arrêter le stage un mois ou six semaines avant le début du
cycle à l'École.

M. Delavignette. Le mémoire sur les violons me paraît indéfendable même au titre de violon d'Ingres ; mais
l'étude du mémoire doit être conservée. Quand je suis arrivé ici , les élèves de seconde année devaient faire
quatre mémoires dont un d'histoire et de géographie et un de droit. Ce n'étaient que des compilations, des
devoirs de lycéens prolongés. En réduisant ces quatre mémoires en un seul, en surveillant le choix du
mémoire, nous sommes arrivés à des résultats qui ont été authentifiés. Je crois que cette méthode de travail
personnel devrait être conservée.

M. Coste-Floret. A quel moment se fait le mémoire ?

M. Bouteille On le commence en première année, on le remet à la fin de la deuxième.

M. Ladreit de Lacharrière. J'ai vu un certain nombre de mémoires, qui n'étaient pas d'ordre colonial, mais qui
présentaient un intérêt très vif, notamment un travail sur un barrage. L'élève n'avait pas compilé, mais
connaissait très bien la question, parce qu'il l'avait étudiée sur place.

M. Delavignette. J'ai eu l'occasion de corriger un très bon mémoire d’élève sur son village natal. Cet élève
saura aussi bien étudier le village annamite ou africain.

M. Bertrand. Dans la mesure où le stage s'effectuera en première année, les sujets de mémoire seront tirés de
l'expérience pratique et concrète que le stagiaire aura acquise. Il pourra étudier une question touchant son
activité de stagiaire. (p.6)

M. Coste-Floret. Les élèves devront désormais sortir licenciés. Quand cette mesure entrera-t-elle en
application ?

M. Lebègue. Le projet se trouve actuellement au Ministère des Finances.

M. Coste-Floret. Il faudra laisser aux élèves le temps de préparer leur licence.

M. Lebègue. J'espère que le décret portant réforme de l'École sortira pour le premier novembre.

M. Bouteille. passe alors à la question de la réduction de certains cours.

M. Bouteille. Je vous propose de réduire les cours suivants.

M. Baumont - 35 h. de cours. Ses cours chevauchent sur la chaire de géographie de M. Richard-Molard, qui
lui même empiète sur les cours d'autres professeurs. L’enseignement de la géographie est fait par différents
professeurs. Il faut de 35 à 40 heures, rien qu’en se bornant à l'étude comparée de certains points d'économie

134
coloniale et des colonies limitrophes.
En ce qui concerne la comptabilité, le Gouverneur Michel fait un cours excellent ; il leur parle de la méthode
hambourgeoise, mais je crois qu'au demeurant les élèves se servent peu de comptabilité plus tard. Il suffirait
de leur donner quelques éléments de comptabilité commerciale simple.

M. Lebègue. Il faudrait tout de même qu'ils sachent établir un bilan.

M. Bertrand. Il serait nécessaire de transformer la nature de l'enseignement. Je crois qu'il faudrait prévoir
une esquisse générale des principes de la technique comptable suivie de travaux pratiques, par groupes, qui
passeraient au tableau noir les écritures.

M. Bouteille. Je ferai en sorte de faire distribuer un enseignement plus pratique.

En ce qui concerne l'ethno-sociologie, M. LEENHARDT fait ici un enseignement excellent qui obtient
beaucoup de succès. Trente heures, c'est beaucoup étant donné qu'il existe d'autres cours d'ethnologie
spécialisés. (indochinois, africain, cambodgien). Je proposerai de réduire de trente à vingt heures.

Le Conseil approuve.

M. Bouteille. M. Dolléans et M. Dehove font concurremment un cours d'histoire des doctrines économiques
et un cours d'histoire du travail. M. Dehove fait un cours remarquable et il m'a dit que s’agissant de futurs
administrateurs, il lui fallait vingt heures pour donner des notions essentielles d’histoire du travail et des
doctrines économiques.

Nous réduisons oette année de 60 h. le programme qui en comporte 470. Nous allons avoir la réforme qui
nous permettra de mieux étaler cet enseignement. L'an prochain, je vous proposerai une nouvelle réduction. Il
reste, pour le moment, 410 h. de cours.

Comme mesures opportunes, je vous signalerai encore la réduction de quinze à dix heures du cours
d'agronomie tropicale, professé par M. CARTON , Certaines parties de cet enseignement chevauchent sur
ceux de M. DRESCH et de M. RICHARD-MOLARD qui sont amenés à parler de la production agronomique
. J'ai proposé à M. CARTON de réduire ses cours.

En deuxième année, je vous suggérerai également quelques réductions : 20h. de législation du travail outre-
mer pour les administrateurs : 30h. pour les Inspecteurs du Travail. M. MAYER professait un cours sur les
"normes de nutrition", cours intéressant mais qui fait double emploi avec le cours de médecine et d'hygiène
tropicale. Il est évident que les médecins et non les administrateurs étudient les vitamines et les rations
calorifiques. Cela avait son importance pendant les années de pénurie. Le cours du professeur LAVIER leur
suffira. Je vous propose la suppression du cours de M. MAYER.

Le cours d '"élevage et pêche" est ramené de 20 à 10 h., étant déjà traité en partie par M. Richard-Mollard*

Cela fait 60 heures de moins sur un total de 402.

M. Coste-Floret. Il faudra mettre à l'étude dans le cadre de la réforme un dégagement plus considérable des
heures de cours.

M. Solus. Je me permettrai de présenter des observations qui ont trait à la question qui vient d'être discutée
et également à la question précédemment traitée par M. le Directeur de l'École, le niveau du concours actuel,
la façon dont les candidats le comprennent. Il y a une trop grande technicité dans les programmes d'entrée à
cette école. Les jeunes gens ne font pas un travail personnel de culture, mais du bachotage. Il faut
emmagasiner un certain nombre de connaissances. On perd de vue l'objectif profond de cette préparation. Je
crois que la voie dans laquelle il faudrait s'engager est de débarrasser du concours tout ce qui est technique en
vue de favoriser la culture générale. Ensuite, maintenir avec beaucoup de soin toutes les matières de culture
générale. A ce point de vue, il me paraît que les matières juridiques qui ont été l'occasion pour eux d'acquérir
le diplôme de licencié et celui de l'École, doivent être considérées comme des matières de culture générale. Il
serait dommage que les candidats ne puissent pas en même temps suivre les cours de la Faculté et
l’enseignement donné à l'École. II faudrait s'efforcer pour cela, dans toute la mesure du possible, de permettre
aux élèves de suivre les cours de la Faculté. Au lieu de placer votre enseignement le matin, il faudrait le

135
mettre l'après-midi, afin qu'ils puissent aller à la Faculté le matin. En ce qui concerne le concours, il faut le
débarrasser des questions techniques : je citerai un exemple qui s'est présenté à l'oral du concours. L'on a
demandé au candidat : "quels étaient les organes sexuels de la crevette mâle à l'époque tertiaire", question
absurde.

M. Bouteille. La réforme de l'École amènera précisément ces transformations.

M. Solus. A propos du concours actuel, je viens de corriger les copies. Je n'ai jamais vu un niveau aussi bas,
pour les connaissances de fond, pour l'orthographe et le français. Vous ne pouvez pas l'imaginer. En général,
j'avais deux ou trois copies en dessous de la moyenne 12. Cette année c'est bien pire, on ne peut compter les
fautes d'orthographe, de français. Les candidats manquent aux règles les plus élémentaires de la syntaxe.

M. Bouteille. M. Moussat se plaint également des innombrables fautes de français.

M. Solus. Je crois qu'il faudrait renforcer le caractère de formation générale du concours d'entrée.

M. Ladreit de Lacharrière. Il faudrait penser à une chose : que beaucoup de jeunes gens ont du mal à passer
du secondaire à l'enseignement supérieur. Pour passer d'un cycle à un autre, on devrait les aider à travailler, à
faire du travail personnel.

M. Bouteille. Des élèves m'ont dit : "Certains cours fait par les professeurs des préparatoires valent les cours
spécialisés que nous recevons à l'École.”

M. Solus. Ils ont une désillusion. Ils disent : "Nous apprenions plus avant d'entrer à l'École". Il faudrait
veiller à ne pas leur faire apprendre avant d'entrer à l'École ce qu'ils apprendront à l’École.

M. Bouteille. Il y a une progression très nette qui conduit à l'enseignement de l'école. Vous verrez que les
deux programmes se soudent facilement l'un à l'autre. L'étude de l'histoire coloniale nous mène à l'histoire
comparée de la colonisation, la morale et la sociologie nous conduisent à l'ethnographie, la géographie
humaine à la géographie régionale.

M. Bertrand. En dehors de ces cours portant sur 410 heures en première année et 400 en deuxième année,
reste-t-il du temps pour faire travailler les élèves en petits groupes à des travaux de conférences.

M. Bouteille. Nous avons quatre professeurs titulaires de chaire. Leur fonction est d'être directeur d'études et
titulaire de chaire. Ils font travailler les élèves. Malheureusement, M. SENGHOR est aussi Député, il se fait
suppléer par un jeune noir, Yacine Diallo.

M. Senghor nous donne quelques heures par an. M. Camerlynck , notre juriste est à Dakar. Il demande à
revenir quelques jours par an, mais il devra faire 12h. de cours en huit jours. Le professeur doit être là de
façon permanente. Je demanderai de le faire suppléer à l'École. Nous n'avons pas de juriste dans cette École
qui forme 60 % des magistrats. En géographie, nous avons M. Dresch et M. Richard-Mollard. M.
Chassigneux est atteint par la limite d'âge.

Au point de vue historique, nous avons un universitaire, M. Brunschwig, qui est à la fols un humaniste et un
historien. Il tient la chaire de colonisation comparée. Il faudrait plutôt un colonial, quelqu'un qui aurait
l'expérience des questions d'outre-mer. M. Brunschwig est un historien ; il ne connaît pas les questions
d'outre-mer.

M. Bertrand. Quel est le rôle exact du Directeur d'études ? En quoi il se caractérise la direction d'études ?
M. Bouteille. Il dirige les travaux pratiques.

M. Delavignette. Dans l'esprit de la Maison, le titulaire d'une Direction d'études devait aussi s'occuper des
mémoires. C'est lui qui surveillait la composition des mémoires et qui les corrigeait. Nous nous adressions à
des personnes étrangères à l'École, lorsque le Professeur n'était pas qualifié.

M. Bertrand. Combien d'heures représentent ces Travaux ?

M. Bouteille. 40 heures pour l’histoire et 40 pour la géographie.

136
M. Bertrand. Il semble que la proportion entre l'enseignement magistral et les travaux pratiques soit très au
désavantage êtes de ces derniers.

M. Bouteille. Je crois que l'E.N.A. a une tâche différente de la nôtre . Elle reçoit des jeunes gens formés à
l'enseignement supérieur. Vous les orientez vers trois grandes branches d'administration, alors que notre
enseignement porte sur les sciences de l'Homme.

M. Bertrand. A l'Institut des Sciences Politiques, le nombre d'heures pour travaux de conférences, par
rapport au nombre de cours est plus important et je crois que les élèves ont deux séries de travaux de
conférences, qui les retiennent quatre heures par semaine au minimum contre cinq ou six heures de cours . Il y
a pour ainsi dire équilibre entre le nombre total d'heures et les heures de travaux de conférences. Ici, la
proportion est de 1 à 10.
C’est un problème très important. Il y a un certain nombre de matières qui gagneraient à être développées par
la voie de travaux de conférences ; elles contribueraient fortement à la formation des élèves.

M. Bouteille. Je suis disposé à augmenter les travaux pratiques ; il vaudra cinq directeurs d'études dont 1
pour les études juridiques.

III° - Limite d’âge des professeurs.

M. Bouteille. Je voudrais vous parler de la limite d’âge des professeurs et des chargés de cours. Un arrêté
ministériel avait fixé précédemment celle-ci à 70 ans révolue pour les professeurs et 65 ans pour les chargés
de cours. Ces mesures n'ont pas été appliquées pendant la guerre étant donné la difficulté qu'il y avait à
trouver les bons spécialistes nécessaires à l’enseignement de l'École.
M. Gerbinis qui fait un cours de langue malgache et d'histoire de Madagascar a 76 ans, M. Chassigneux 75 ,
M. René Mayer 75, M. Dolléans 76, M. Leenhardt 72.
Puisque des limites d’âge ont été fixées, nous nous devons de les appliquer. Je vous propose donc de le faire à
partir de cette année.
(Adopté.)

En ce qui concerne le projet de décret réorganisant l'École, je propose au Conseil de dénommer Chaire de
Colonisation Comparée la chaire actuellement tenue par M. Brunschwig et intitulée Chaire d'Histoire
Coloniale et Chaire de Droit et Coutumes d'outre-mer la Chaire de Civilisation Indochinoise, tenue par M.
Camerlynck. Nous avons le plus grand besoin dans cette École d'un juriste pour contrôler les études de droit
de nos futurs magistrats. Quant à l'histoire coloniale, elle est enseignée en préparatoire.
(Adopté.)
J'avais l'intention de vous parler du programme d'études des Inspecteurs du Travail. Je voulais auparavant
vérifier mes propositions auprès de Mlle GUELFI mais elle est absente. Il s'agit d'un enseignement assez
difficile pour lequel nous n'avons pas les éléments voulus dans la Métropole. Il n'y a pas de spécialiste
métropolitain et de théoricien d'outre-mer ; je demanderai au Ministère du travail de m'indiquer quelques
techniciens pour l'enseignement de cette matière.

4° - Questions diverses.
M. Bouteille. Je voudrais vous soumettre diverses questions ; tout d’abord celle du Foyer. Nous avons des
difficultés à faire vivre notre foyer, dont le système est assez complexe. Il est considéré comme cantine
ministérielle ; aussi recevons-nous 15 Frs par ration. Le principe serait excellent, si nous étions "Ministère”
mais comme nous avons une location assez lourde, nous détournons ces 15 frs de leur destination, pour
pouvoir payer le loyer, l'électricité, l'eau et les impôts, si bien que nos élèves se disent : “Notre repas est de 90
frs et nous touchons 18.000 Frs, alors qu'à l'École des Mines nous mangerions un peu moins bien mais nous
ne payerions que 60 Frs".

En dehors de l'Intérêt de voir les élèves se rencontrer en toute liberté aux heures des repas, resserrer ainsi des
liens de camaraderie et développer l'esprit d'école, il est très important du point de vue santé, de leur donner
une nourriture substantielle. L'an dernier, nous avons eu deux cas de tuberculose ouverte. Pour un travail
intellectuel Intense, il faut une alimentation appropriée. Pour le foyer, il faudrait une somme de 100.000 Frs
par an. Si je ne l'obtiens pas, je suis obligé de fermer le foyer. Cette année, je n'ai pu combler le déficit que
grâce à l’obligeante intervention de M. le Gouverneur Général Vadler.

137
M. Lejeune. La fréquentation du Foyer devrait être rendue obligatoire. Nous avons convoqué les élèves
plusieurs fols ; Ils n'étaient pas là. Cela serait très Important. Nous formons ici, de futurs administrateurs. Il
faut qu'il y ait une certaine homogénéité. Dans cette École, les élèves ont une liberté complète ; il faut un
dénominateur commun.
A l'occasion de nos tournées, nous avons entendu des jeunes administrateurs tenir des raisonnements
Invraisemblables . Il faut qu'il y ait au Foyer un centre de pensée, d'action, qui en fasse des administrateurs
dignes de ce nom.

M. Lebègue. Nous avons l'intention d'inscrire au prochain budget les crédits nécessaires pour faire un
internat, dont on avait déjà parlé au dernier Conseil.

M. Coste-Floret. C'est un autre problème…

M. Lebègue. Cela résoudrait la question.

M. Bouteille. En 1945, on avait pensé créer la Maison des Élèves à la Cité Universitaire, avec le libéralisme
de l'externat. Il y aurait eu d'heureux contacts avec les étudiants étrangers. Nous avions obtenu 9 millions du
Ministère des Finances ; en 1946 je suis parti pour Madagascar ; les crédits ont disparu. Nous avions choisi le
terrain qui a été utilisé par la suite pour la Maison des Étudiants d'outre-mer. J'aurais demandé qu'il soit prévu
40 ou 60 chambres pour les élèves de l'École. L'internat a des avantages pratiques, mais nos jeunes gens ne
veulent pas de celui-ci.

M. Solus. Il faudrait déjà les obliger à assister aux cours des professeurs. Ils ne viennent pas, Ils perdent leur
temps. Ils se verraient au Foyer et auraient l'esprit de la Maison, l'âme de leur profession ; il faudrait rendre
les cours obligatoires.

M. Lemaignen. Ne pourrait-on pas essayer de revenir dans la voie d’une Maison de la Cité Universitaire ?

M. Coste-Floret. Il faudrait reprendre le projet et trouver un autre terrain ; avec la Maison d’Outre-Mer
comme voisine, ce serait parfait.

M. Bouteille. Il n'y a plus beaucoup de terrain libre. Le Gouverneur Martine nous a invité l'autre jour à voir la
Maison d'outre-mer. J'ai appris que l'école des Mines aurait sa Maison. En somme, il y a une Maison pour les
futurs notaires, pour les futurs ingénieurs et il n’y a rien de prévu pour les élèves de l’Ecole nationale de la
France d’outre-mer.

J’avais vu autrefois M. PLEVEN à ce sujet et Mlle SICARD s'en était occupée mais les crédits ont disparu.
Quand vous avez quitté l'École, Monsieur le Gouverneur Général, on en a profité pour les supprimer.
Maintenant, nous nous trouvons devant des compressions budgétaires.

M. Coste-Floret. Combien de chambres vous faut-il ?

M. Bouteille. Une centaine. Il faut demander 100 millions, un million par chambre.
Je poserai une question au Conseil. Les élèves au cours des conversations que j'ai eues avec eux, m'ont dit :
“L'enseignement de l'École est incomplet : on ne nous parle pas des nationalismes, des séparatismes, des
difficultés que nous rencontrerons dans notre action outre-mer ; c'est pourtant notre métier.”
M. Delavignette. Une partie du cours que Je faisais l'an dernier, traitait des nationalismes africains, à propos
des Jeunes évolués.

M. Coste-Floret. L'enseignement doit être libre.

M. Bouteille. On peut se voir répliquer par les élèves : “Nous ne sommes pas d'accord”. Le professeur peut
par contre dire : “J'enseigne d'une manière objective les nationalismes africains.” Ce cours, le professeur
estime devoir le faire à l'École. Pour mon compte, j’estime qu'il n'y aurait que des avantages à les développer.
Il faut mettre l'élève en contact avec le réel. Si l'on supprime l'enseignement, on supprime le fait. Il faut
absolument remédier à cela.

M. Ladreit de Lacharrière. C'est une des préoccupations qui intéressent le plus les élèves.

138
M. Bouteille. Je voudrais vous demander enfin une augmentation de 25% du taux de certains cours de
professeurs. Il s'agit du cours d'agronomie coloniale, du cours administratif de M. LEBEGUE, du cours de
langue malgache et du complément de cours de topographie.

(Adopté).
M. GUERITAT enseigne depuis 1949 un cours de topographie. On fait trop de topographie, les élèves ont du
mal à suivre ses cours. Il suffit qu'un Administrateur puisse lire un plan, s'orienter à la boussole, faire un
relevé d'itinéraire ; mais ce que l’on fait à l'heure actuelle est un véritable cours pour officier du génie ; je
vous propose de réduire cet enseignement à 10h.

M. Delavignette. Je vois la preuve de la regrettable vitalité de certaines disciplines. J’avals


demandé la suppression de ce cours en 1945.

M. Lejeune. Il faut donner au cours de topographie un caractère attrayant, donner aux élèves des idées
générales sur ce que fait le Service Géographique de l’Armée, leur faire écouter des conférences vivantes, etc.

M. Bouteille. Je compte remplacer M. Gerbinis qui était chargé du cours de langue malgache par un
répétiteur des langues Orientales Vivantes.

Je vous demanderai un répétiteur d’anglais. Le professeur d'anglais enseigne à nos élèves un anglais littéraire,
leur fait étudier les poètes anglais, mais ils ne font pas de conversation. Il faut trouver un anglais qui vienne
faire des exercices de conversation pratique.

M. Delavignette. Accepteriez-vous qu'un anglais vienne à l'École ? En contre-partie , un élève irait en


Angleterre comme lecteur ?

M. Coste-Floret. Je suis d'accord.

M. Lebègue. Un échange avec les Belges ne serait-il pas également souhaitable ?

M. Bouteille. Je suis allé voir les Belges. Je dois dire que nos élèves ont un niveau intellectuel plus élevé. On
donne aux élèves Belges des notions pratiques. Ils ont un très bel Établissement sur le type de certains
universités, mais les problèmes coloniaux n'y sont pas nettement traités comme ici.

M. Delavignette. Il y a une crise interne de recrutement plus forte que chez nous.

Personne ne demandant plus la parole, la séance est levée à 13 heures.

Fait à Paris, le 7 juillet 1950.

Le Président,
Le Secrétaire,

139
Annexes (Epilogue)

Article de Afrique Nouvelle (feuillets 2-4)

140
141
142
Lettre de Chokki-Abilogoun Bazilia (25 Juillet 1956)

Mlle Chokki-Abilogoun Bazilia


Dakar, le 25 Juillet 1956

Mlle Chokki-Abilogoun Bazilia


Rédactrice contractuelle à
l’Inspection Générale du Travail
Dakar

à Monsieur le Ministre de la France d’Outre-Mer

rue Oudinot Paris

Voie hiérarchique

Monsieur le ministre,

J’ai l’honneur d’attirer respectueusement votre attention sur les dispositions de l’art 3 du décret n°56-489 du
14 mai 1956, modifiant et complétant le règlement organique de l’Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer,
qui exclut les candidatures de sexe féminin.

Il semblerait que si cette discrimination se justifiait jadis, elle ne répond plus à l’évolution actuelle, d’autant
que depuis la Libération les cadres métropolitains de la magistrature et de l’Inspection du Travail acceptent
conformément à la constitution de 1946 les éléments féminins. Ceux-ci font d’ailleurs honneur à leur corps à
ma connaissance.

A leur exemple, les Africaines conscientes de leur retard, et en particulier du déséquilibre qui existe entre
l’élite intellectuelle masculine et féminine, essayent de leur mieux de combler cette lacune.

Il serait donc souhaitable que les nouvelles structures administratives, politiques et sociales en voie
d’élaboration au profit de l’Afrique Noire, tiennent compte de cette tendance, afin qu’elles s’harmonisent
avec l’évolution actuelle ; mieux il faut que ces nouvelles dispositions envisagent des mesures qui ménagent
l’avenir.

Je suis persuadée qu’il aura suffi de vous signaler les insuffisances de l’art 3 du décret précité qui constitue un
cas typique, pour qui à l’avenir l’élément féminin fasse l’objet de plus de sollicitude de manière qu’il ne soit
pas Outre-Mer, en situation diminuée par rapport à l’élément masculin, malgré son effort pour gravir les
mêmes échelons dans la voie de l’évolution. Les femmes de ce pays veulent elles-mêmes pouvoir prendre
leurs responsabilités dans toutes les branches de l’activité au sein de la nouvelle société africaine en
construction.

A l’heure où vous procédez à l’africanisation des cadres, aggraver le déséquilibre déjà notable entre les deux
éléments en cause, serait inévitablement édifier une société sans assises solides et partant non viable.

Titulaire de la licence option Droit social et Droit International public, du certificat de Droits et coutumes des
Pays d’Outre-Mer mention assez bien, je remplis toutes les conditions exigées par les textes en vigueur sauf
celle d’appartenir au sexe masculin pour faire un inspecteur du travail ou un magistrat.

Je vous serais très reconnaissante, Monsieur le Ministre de vouloir bien m’autoriser, par dérogation à l’art 3
du décret du 14 mai 1956 portant réorganisation de l’Ecole Nationale de la F.O.M, en attendant la
modification des textes précités, à me présenter au prochain concours « C » de la F.O.M prévu pour novembre
1956 section sociale ou judiciaire.

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Je me permet de souligner que les dossiers de candidature doivent parvenir au secrétariat de l’Ecole le 30
Août 1956 au plus tard.

Est-il utile d’ajouter que l’Ecole Nationale d’Administration qui prépare aux postes clefs de l’Etat n’exclut
nullement de ses textes organiques les candidatures féminines ?

Dans l’espoir que vous accorderez à ma requête toute l’attention qu’elle mérite, je vous prie de daigner
agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mon profond respect.

Signature : BChokki/

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Projet École Coloniale Féminine

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