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Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des

possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.

Simondon, une Métaphysique de la Participation

Introduction
La philosophie de Simondon occupe une place spéciale dans le
champ de la philosophie contemporaine. Sans doute parce que s’y
exprime une quadruple nécessité qui cristallise d’un coup bien des
méditations de philosophies antérieures. La première nécessité est de
constituer une philosophie de la nature qui tienne compte des
échelons physique, biologique, psychique, sociaux qui apparaissent
dans la nature, lesquels sont de mieux en mieux appréhendés par les
sciences régionales mais restent énigmatiquement étanches.
Comment s’apparentent-ils ? Qu’est-ce qui les relie ? La deuxième
nécessité est de rénover une notion d’être vieillie, issue du modèle
grec (l’être comme stabilité et substance), et peu conforme aux
sciences modernes, thermodynamique (métastabilité, énergie
potentielle…), mécanique quantique, théorie des champs … La
troisième nécessité est de dépasser le mode de connaissance dualiste
reposant sur l’opposition sujet/objet qui engendre plus de problèmes
qu’il n’en résout, parce qu’il fait abstraction de la « participation »
de tout individu au réel lui-même, position qui exclut le surplomb, et
cela à tous les échelons de la nature. Enfin, la quatrième nécessité
consiste à prendre en compte le caractère inventif et ontogénétique
du réel dans toutes ses dimensions
S’il nous semble nécessaire de conserver la notion de
« métaphysique » pour caractériser une telle entreprise, quoiqu’on ait
pu s’en défier à l’époque où Simondon écrivait, c’est d’abord parce
qu’est métaphysique toute tentative de penser la multiplicité des
échelons de la nature qui fondent notre expérience plurivoque
(physique, vital, psychique, collectif) comme autant de dimensions
ou régimes d’individuation d’un même univers («L’intention de cette
étude, dira Simondon à propos de sa thèse, est donc d’étudier les formes, modes et
degrés de l’individuation pour replacer l’individu dans l’être, selon les trois
niveaux physique, vital, psycho-social. Au lieu de supposer des substances pour
rendre compte de l’individuation, nous prenons les différents régimes
d’individuation pour fondement des domaines tels que matière, vie, esprit,
société »1) ; c’est deuxièmement parce qu’est métaphysique toute
nouvelle réflexion qui prend en considération la nature même de
« l’être » et ne pense pas que la philosophie puisse s’affranchir de la

1
Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, Grenoble, 2005, p 32.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
question de l’être (quitte à bouleverser radicalement l’ontologie
substantialiste : l’être n’est pas substance mais relation, c’est à ce
titre que « le devenir est une dimension de l’être » et que l’on peut
« replacer dans l’être » matière, vie, domaine psycho-social)2 ; c’est
troisièmement parce qu’est métaphysique toute tentative de
surmonter le dualisme de la connaissance en direction d’une
« participation » au réel (cristalliser, vivre, percevoir, penser…ne
sont ni des données objectives ni des activités purement subjectives,
mais des mises « en relation dans l’être », des « tensions », des
« actions », des « manières d’être » par lesquelles un individu entre
comme « élément dans une problématique plus vaste que son propre
être »3) ; c’est enfin parce qu’est métaphysique toute entreprise qui
comprend la pluridimentionnalité comme étant l’expression d’une
inventivité radicale de la nature.
Ces quatre points, la cosmologie pluridimensionnelle,
l’ontologie de l’être comme relation, l’épistémologie de la
connaissance comme « participation », le processus d’invention de la
nature jusque dans la création de normes et de valeurs éthiques et
sociales, forment indéniablement les linéaments d’une métaphysique
de la nature. Nous n’avons pas affaire à des descriptions
scientifiques, encore moins des réductions physiques. Contrairement
à tant d’autres philosophies qui prétendent se passer de
métaphysique tout en reconduisant de manière implicite les postulats
les plus éculés de la métaphysique traditionnelle, Simondon énonce
explicitement ses thèses, et il les énonce en étant rigoureusement
informé de l’état des sciences et de la philosophie de son temps,
c’est-à-dire sans nous reconduire aux postulats dogmatiques
ininterrogés d’un physicalisme transcendant ou d’une subjectivité
transcendantale, d’un pôle subjectif constituant ou d’un pôle objectif
constitué (les thèses du matérialisme et du spiritualisme, souvent
tacitement acceptées par les sciences et la philosophie, sont l’objet
de vives et incessantes critiques de sa part).
Le plus souvent, on a abordé la pensée de Simondon à travers
la question technique. Il est pourtant manifeste que le cadre général
de la philosophie de Simondon est d’abord celui d’une philosophie
de la nature, plus exactement son projet est de construire un sens
général de la nature fondée sur notre expérience plurivoque de l’être.
Pour le montrer, on pourrait invoquer les multiples références aux
sciences physiques –mécanique quantique, thermodynamique,
cristallogénie, cybernétique…), biologiques (éthologie, embryologie,
théories de l’hérédité, « biologie de l’adaptation »…), ou aux
sciences humaines (psychologie, anthropologie, sociologie…). Mais
cela ne suffit pas en soi à constituer une métaphysique de la nature.
Il faut autre chose qu’une connaissance des sciences pour fonder une

2
Ibid., p 25 et 32.
3
Ibid., p. 29.
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possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
philosophie de la nature, même si celle-ci est indispensable et, en
l’occurrence ici, très riche. Dès lors qu’une philosophie propose une
compréhension générale des différences intra-naturelles comme
dimensions de l’être-relation et prétend faire apparaître le mode
d’inventivité de la nature, et cela à tous les niveaux de sa
manifestation, elle s’élève à un niveau métaphysique, ce qui ne
signifie pas qu’elle reconduise à la métaphysique substantialiste de la
tradition, ni à la métaphysique de la subjectivité par laquelle
Heidegger prétend caractériser toute l’époque moderne, ni à aucune
réduction physique.
Une approche globale et cohérente de la nature comme
processus ontogénétiques ou régimes d’individuation qui
s’emboîtent les uns dans les autres (régimes d’individuation
physiques, biologiques, psychiques et collectifs) constitue ici le socle
de cette philosophie de la nature. Nous allons cependant laisser ici de
côté « l’axiomatique de l’individuation » (métastabilité, résonance
entre parties incompatibles et ordres de grandeur différents,
relation…) pour ne retenir que deux traits majeurs de cette
philosophie de la nature, la pluridimensionnalité de la nature, la
participativité à la nature (modulation, participation, éthique).

I) La pluridimentionnalité de la nature et ses


conséquences

Disons tout de suite qu’il serait bien difficile de poser la


question d’une pluridimensionnalité de l’univers chez Simondon, si
on la détachait d’autres questions, très importantes, comme celles de
savoir ce qui unifie sciences de la nature et sciences humaines, ou de
savoir si les strates naturelles diffèrent entre elles en essence, en
substance, en organisation, en complexité. C’est justement pour
répondre à ces questions massives que la notion de «dimension » a
été construite.
Pour Simondon en effet, le réel ne diffère pas en nature, en
complexité ou même en organisation, mais par les dimensions qui
surgissent au cours des processus différents d’individuation. Dans un
texte capital, il écrit :
«Comme nous ne pouvons appréhender la réalité que par ses
manifestations, c’est-à-dire lorsqu’elle change, nous ne percevons que les aspects
complémentaires extrêmes ; mais ce sont les dimensions du réel plutôt que le réel
que nous percevons». 4
Deux thèses épistémologique, d’une grande importance,
forment le départ de l’argumentation : le réel s’invente, et ne se
manifeste que lorsqu’il s’invente, mais ce qui se manifeste dans ce
qui s’invente ce sont toujours des dimensions nouvelles du réel (plus

4
Ibid., p 151.
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possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
que le réel lui-même) qui épuisent en quelque sorte progressivement
les potentialités du réel. Nous appréhendons des dimensions
changeantes du réel, et certes pas un monde uniforme. Il est habituel,
dans la représentation matérialiste de l’univers dont nous avons
hérité depuis la révolution galiléenne, de rabattre la nature sur un
seul plan, un seul échelon, une seule dimension. En réalité, la nature
n’est pas unidimensionnelle, on ne peut lui attribuer une matérialité
qui serait uniforme, la réduire à un plan de matière inerte, elle
manifeste des mutations et transformations qui sont autant de
changements de dimensions.
Pour comprendre le concept de dimension, situons-nous au
premier niveau de la réalité. Simondon introduit un concept qui aura
chez Deleuze une fortune considérable : le préindividuel. Le réel
préindividuel désigne cet état de métastabilité « originelle et
primitive », cette réserve d’énergie potentielle qui peut donner lieu à
des transformations réelles. Savoir ce qu’est le réel au niveau
préindividuel n’est pas évident puisque nous ne pouvons « penser »
ce niveau que relativement au devenir qui emporte l’être. Simondon
vient d’opposer ce qui se manifeste et ce qui ne se manifeste pas, ce
qui apparaît et ce qui n’apparaît pas. Ce qui apparaît et se manifeste,
c’est toujours une relation de l’être par rapport à lui-même, c’est
toujours un processus d’individuation qui crée des phases de l’être
(individu et milieu), c’est en somme la dimensionnalité du devenir :
« La dimensionnalité des phases est le devenir de l’être », « le
devenir est l’être se déphasant par rapport à lui-même »5.
On pourrait présenter les choses autrement et dire que le réel
préindividuel, parce qu’in-apparaissant, est hypothétique, sans
d’ailleurs dépasser les bornes de la physique : « La physique ne
montre pas l’existence d’une réalité préindividuelle »6. Pourquoi un
tel concept est-il cependant nécessaire ? Parce qu’on ne peut
comprendre sans lui le devenir et la création de dimensionnalité qui
en résulte. La physique quantique qui se place à l’échelon
microphysique saisit déjà une individuation, un bloc d’espace-temps,
un échange entre matière et énergie, une réalité bidimensionnelle, à
la fois ondes et corpuscules, flux et quanta, matière et énergie (un
photon est un individu physique mais aussi bien une quantité
d’énergie, « l’individu microphysique est une réalité énergétique
autant qu’un être substantiel »).7
Ce que Simondon nomme le « naturel » préphysique et prévital
n’est donc autre que le « potentiel omniprésent » à partir duquel les
dimensions de l’être surgissent (devenir), le « préindividuel vrai »
que la théorie des quanta et la mécanique ondulatoire « expriment »

5
Ibid., p 322 et suivantes.
6
Ibid., p 327.
7
Ibid., p 328.
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de deux manières différentes8. L’insistance sur le concept d’énergie
potentielle pour caractériser ce niveau a de ce fait une signification
très précise. Il ne faut pas imaginer que « la considération d’une
quantité » suffise à la définir. Dans un système donné, il n’y a
d’énergie potentielle que si on y trouve aussi une « relation
d’hétérogénéité », une différence de potentiel, et donc « une capacité
de transformation réelle ».9 Un système en état d’équilibre (entropie)
a sans doute de l’énergie au niveau moléculaire mais il n’a plus
d’énergie potentielle, il ne peut plus se transformer. Il est clair que
Simondon assimile le pré-individuel à la matrice potentielle qui
conditionne tout devenir et de toute genèse. Pour quelle raison ?
Qu’est-ce qui rend nécessaire l’hypothèse d’un tel niveau de réalité ?
On pourrait reconstituer ainsi l’argument : si une individuation se
forme, il est nécessaire de supposer une métastabilité et une
hétérogénéité énergétique qui la rendent possible. En quelque sorte,
le niveau pré-individuel est une construction de la pensée destinée à
rendre compte des ontogenèses ou systèmes d’individuation.
Deleuze, lecteur de Simondon, reprendra cette idée lorsque, dans
Logique du sens, il substituera au sujet transcendantal kantien,
source des synthèses, le réel pré-individuel et pré-personnel
« transcendantal », source des ontogenèses physiques, biologiques,
anthropologiques.
La nécessité du concept de pré-individuel se dévoile, elle
recouvre la potentialité énergétique, la saturation de l’être, la
pluralité de l’être, le « plus qu’un » qui précède « l’apparition de
phases », le devenir comme « invention résolutrice ». Plus
profondément, elle opère une révolution de la représentation
traditionnelle qui part de l’individu. Le concept de pré-individuel
que l’individu nous fait saisir n’est pas une brique ultime de
l’univers, un élément fondamental de la nature, mais le résultat de
phases de l’être. En somme, « l’être est plus riche, plus durable, plus
large » que l’individu ; l’individu ne constitue pas l’être, il est « pris
sur l’être ».10 L’être n’est pas soumis à un devenir qui altèrerait
extrinsèquement son essence, il n’est qu’en devenant, qu’en créant
des individuations (individu et milieu) ayant à chaque fois de
nouvelles dimensions : « Le devenir n’est pas devenir de l’être
individué mais devenir de l’individuation de l’être ».11

8
Ibid ., p 27.
9
Ibid., p 68 et 541. La notion physique d’énergie potentielle n’est pas « claire », estime Simondon, tant qu’elle
reste quantitative. Dans l’absolu en effet, il n’y a pas moins d’énergie dans un système où celle-ci est répartie
équipotentiellement que dans ce même système où celle celui-ci présente des différences de répartition. Mais, un
système qui tend irréversiblement vers l’équipotentialité est un système « mort » dès que celui-ci atteint une
homogénéité et que le « le processus irréversible s’est accompli » : « En tous domaines, l’état le plus stable est
un état de mort, c’est un état dégradé à partir duquel aucune transformation n’est plus possible sans intervention
d’une énergie extérieure au système dégradé »
10
Ibid., p. 320, 322 et 325.
11
Ibid. p. 322 et Muriel combes, Simondon, individu et collectivité, PUF, 1999, p 12 et 13.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
La question peut toutefois se poser de savoir alors si l’être
préindividuel, monophasé, sans dimensions, possède temporalité et
spatialité, et même devenir. Mais c’est une mauvaise question. Il ne
s’agit pas d’opposer être préindividuel et être après individuation
comme si nous opposions être substantiel et devenir. Le seul être est
le devenir. Cependant, le devenir ne se donne à percevoir que dans
un processus d’individuation, où l’être se manifeste déjà comme
polyphasé (individu et milieu). C’est pourquoi en retour, le devenir
rend nécessaire ipso facto une pensée de l’être comme étant aussi
monophasé, énergie potentielle, pluralité sans dimensions. (« Pour
savoir comment l’être peut être pensé, il faut savoir comment il
s’individue »).12 Que l’être après individuation n’ait pas la même
teneur que l’être avant individuation nous rend très précisément
sensibles le sens et la direction même du devenir : le devenir invente,
il résout des tensions, il fait apparaître des dimensions et des phases
de l’être, des blocs d’espace-temps, des corrélations entre individu et
milieux. Ce n’est donc jamais l’individu qui devient, mais le devenir
qui secrète des mondes peuplés d’individus quantiques, physiques,
vitaux, psychiques.13 Le devenir est une actualisation du potentiel de
l’être selon des lignes d’invention propres où rien n’est jamais
préfiguré. Il est le déphasage de l’être relativement à lui-même.
Si ces textes qui condensent la pensée ontologique de
Simondon sont difficiles à saisir, c’est que celui-ci cherche à éviter
une double difficulté dans tous les domaines qu’il aborde, de la
physique à l’éthique. L’être n’est pas immobilité en soi, mais il n’est
pas non plus purement fluent, il n’y a ni éternité de l’être, ni
évolutionnisme qui modifierait constamment l’être, car aucune
individuation n’épuise totalement l’être, il y a toujours « une réserve
de devenir ». Seule la notion de phases de l’être permet d’éviter à la
fois le substantialisme de l’être et la négation de l’être, en faisant de
l’être un état métastable et du devenir un changement de phases :
« A cette stabilité de l’absolu inconditionnel et à cette perpétuelle évolution d’un
relatif fluent, il faut substituer la notion d’une série successive d’équilibres métastables ».14
A un niveau premier, la nature constitue donc un échelon
prévital et préphysique sans dimensions (spatiales et temporelles),
monophasé (relativement au devenir), mais dont la puissance
métamorphique va être impliquée dans tous les devenirs
ontogénétiques subséquents, dans toutes les individuations : « La

12
Ibid., p 321.
13
Deleuze et Guattari proposent une distinction conceptuelle fort intéressante, peut-être inspirée de Simondon,
qui va dans ce sens : « Le chaos n’est pas sans composantes directionnelles qui sont ses extases » ( infra-
agencement), tandis que les milieux ne sont pas sans « composantes dimensionnelles », c’est-à-dire sans blocs
d’espace-temps où se répète une même période, sans codage de formes (transduction ou transcodage), et même
sans passage des milieux les uns dans les autres (cristal, vivant, humain…)… 13
14
Ibid., p. 331.
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réalité première est préindividuelle (…) le préindividuel est la source
de la dimensionnalité chronologique et topologique ».15
Pourtant, il faut se garder de bien des erreurs dès à présent.
Pour Simondon, il va de soi que cet échelon premier de la nature ne
saurait être considéré comme étant inférieur aux autres échelons, en
tant justement, qu’il possède des potentialités inouïes. Rien dans la
nature ne peut se penser en termes de supérieur et d’inférieur. Le
pré-individuel n’est pas moins complexe que le niveau
microphysique quantique ou que le niveau moléculaire. De même, le
monde physique des cristaux ou des molécules chimiques n’est pas
inférieur en organisation au monde vivant, il apparaît au contraire
comme étant « hautement organisé », riche de possibilités d’échange.
En un mot, « on ne peut aussi facilement hiérarchiser vie et matière »
et on ne peut non plus hiérarchiser énergie et matière.16 Le
matérialisme qui postule une matière inerte infiniment moins
organisée que la vie ou l’esprit est contraint de faire naître le
supérieur de l’inférieur, avec des failles épistémiques insolubles.
S’impose plutôt le fait qu’il n’y a pas dans la nature de niveaux
qui manquent d’organisation. Le préindividuel est plus difficile à
saisir en raison de son indétermination que l’individuel physique ou
vital (nous ne percevons, rappelons-le, que les dimensions et les
phases de l’être), mais il n’est pas moins complexe ; la matière n’est
pas moins bien organisable que la vie, en raison de ses polarités, des
champs et des seuils quantiques. Il est donc épistémologiquement
peu convaincant d’opposer préindividuel et matière, ou d’opposer
matière non vivante et matière vivante. Simondon soutient au
contraire que les différences de la nature ne résident en rien dans un
défaut de complexité mais qu’elles expriment des relations diverses
au sein du complexe. Il évite ainsi tous les problèmes que ne
manquent de faire naître les réductions matérialistes, les hypostases
spiritualistes, voire les métaphores sociales du vital ou organicistes
du social. La nature n’évolue pas vers plus de complexité,
s’inventent plutôt en elle des dimensions nouvelles qui sont
l’expression de processus d’individuation et de modes nouveaux
d’organisation.
Ce sont les relations d’échange quantique ou d’information
dans un certain ordre de grandeur topologique et chronologique qui
conditionnent les dimensions dans le réel, à un niveau qui ne peut
plus être pré-individuel mais qui n’est encore l’individuation
réalisée : « L’individuation s’opère à un certain échelon
dimensionnel (topologique et chronologique); au-dessous de cet
échelon, la réalité est préphysique et prévital, parce que

15
Ibid., p. 149.
16
Ibid., p. 159, 203 ; 204 : « Il semble bien que la matière non vivante soit déjà organisable », en raison des
polarités dont elle témoigne. « Il se peut qu’un des principes de l’organisation soit une loi quantique
fonctionnelle… »
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préindividuelle. Au dessus de cet échelon, il y a individuation
physique ».17 Nous ne pouvons ici suivre les développements de
Simondon sur la physique quantique, ni sur la cristallogénie,
importante à tous égards, quand on sait que les formes cristallines
forment la quasi-totalité de l’écorce terrestre (quartz, feldspath,
mica…). Indiquons seulement que la cristallisation qui sert de
paradigme pour expliquer l’individuation, fait apparaître tout un
faisceau de polarités entre solution sursaturée et germe cristallin,
entre ordre de grandeur différents (moléculaire et molaire), entre
grandeurs scalaires et vectorielles, discontinuité du germe et
continuité de la solution. Ce qui importe ici, c’est que nous puissions
voir le temps et l’espace surgir comme propriétés ontogénétiques du
système cristallin s’individuant, le temps n’étant rien d’autre que la
relation ontogénétique qui s’institue entre milieu énergétique et
germe structural (« historicité interne » du cristal), l’espace rien
d’autre que le feuilletage moléculaire/molaire/individu naissant :
« On peut dire par conséquent que le degré d’individuation d’un
système dépend de la corrélation entre chronologie et topologie du
système». 18 Comme nous le disions en commençant, parce que nous
ne saisissons le réel que par ses « manifestations », nous percevons
seulement les « dimensions qui surgissent dans le réel lorsqu’il
s’individue » (particule-énergie, individu-milieu, espace-temps),
« sans pouvoir saisir le réel préindividuel qui sous-tend cette
transformation ». Ces dimensions, ce sont les phases de l’être.19
Nous venons de voir quelles dimensions sécrète l’individuation
physique. Avec l’individuation vitale, de nouvelles relations et de
nouvelles polarités apparaissent, l’individu vivant passe par des
individuations successives dont les résolutions propres forment
d’autres perspectives sur l’être. L’individuation vitale amène avec
elle des dimensions nouvelles qu’on ne trouve absolument pas au
niveau physique : réceptivité et motricité, intégration et
différenciation, croissance et reproduction, avec une transduction
toujours affective qui est la marque relationnelle du vivant… Que ce
soit dans la croissance (ontogenèse active), que ce soit dans la
sensation ou la perception (« ontogenèse restreinte et relative »), la
vie résout par de nouvelles opérations amplifiantes ontogénétiques
les tensions et disparations de l’individu vivant pris dans des
rapports spécifiques, d’autres polarités, d’autres rapports au
17
Ibid., p 152.
18
Ibid., p 150
19
Ibid., p 149-151. Sur la définition de la notion de phase, voir Du mode d’existence des objets techniques,
Aubier, Paris, 1969, p 159 : « Par phase, nous entendons non pas moment temporel remplacé par un autre, mais
aspect résultant d’un dédoublement de l’être et s’opposant à un autre aspect ; ce sens du mot phase s’inspire de
celui que prend en physique la notion de rapport de phase ; on ne conçoit une phase que par rapport à une autre
ou à plusieurs phases ; il y a dans un système de phases un rapport d’équilibre et de tensions réciproques ; c’est
le système actuel de toutes les phases prises ensemble qui est la réalité complète, non chaque phase pour elle-
même… ». Sur la discussion de la notion de phase, et la théorie quantique des phases, voir Barthélemy, Penser
la connaissance, p 107-108.
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milieu…. Ajoutons sommairement que l’individuation psychique et
collective fait surgir à son tour des dimensions inconnues, action et
émotion, bases de la communication transindividuelle, solitude,
angoisse, spiritualité, croyances, mythes, culture…
L’essentiel à retenir ici est l’extraordinaire perspective de
Simondon. La pluri-dimensionnalité de la nature correspond à son
invention perpétuelle, à autant de régimes d’individuation, c’est-à-
dire à autant de modes d’invention et de résolution de
problématiques au sein d’une même nature. Désormais, le niveau
anthropologique ne peut plus être considéré comme un régime à part
dans la nature, il implique les problématiques physiques, et vitales,
psychiques et collectives. Plus profondément l’ensemble des
processus d’individuation qui sont co-relatifs dessinent une image de
la nature qui déloge radicalement l’anthropologie d’une centralité, ou
ce qui veut dire la même chose, d’une non-participation au monde
sous toutes ses formes. La question de l’unité des sciences humaines
doit être reposée à nouveaux frais. Et c’est l’évolution des sciences
de la nature qui incite Simondon à transposer au cœur des sciences
humaines une autre approche du réel qui englobe l’anthropologie. Ce
qui est réel, c’est le champ, « la réciprocité de la fonction de la
totalité et la fonction de l’élément à l’intérieur du champ », comme
on le voit dans la conception électromagnétique de la lumière. Tout
est affaire de champ, et de constitutions de formes au sein d’un
champ en interaction avec un élément. Les sciences humaines
obéissent à cette même axiomatique. De même que la notion de
champ a permis de réunir physique et chimie, de même les sciences
humaines sont les fonctions corrélées d’un même champ...20
En un mot, il n’y a pas de science humaine pure et séparée.
Psychologie, sociologie, anthropologie… prétendent se fonder elles-
mêmes, sont toujours à la recherche d’une auto-fondation, d’une
origine immaculée. En réalité, rien dans la nature ne possède un état
séparé. On ne trouve pas « une humanité » en sociologie, on ne
trouve pas non plus un « élément dernier », un « atome de pensée »,
une « monade » en psychologie, ni un individu vivant sans matière et
milieux, ni une matière individuée molaire sans énergie et
hétérogénéité moléculaire :
« Toute doctrine qui se borne à privilégier un domaine de réalité pour faire
de lui le principe d’individuation, qu’il s’agisse du domaine de la réalité
psychologique ou de celui de la réalité matérielle, est insuffisante. Peut-être est-il
même possible de dire qu’il n’existe de réalité individuée que dans un mixte. » 21
Les termes de « couplage », de « corrélation », de « mixte »,
de « phases »… disent au fond la même chose : l’individu (physique,
vital, psychique, social) est résultat d’une individuation qui opère
par conjonction, tension entre niveaux du réel, résonance. Il faut

20
Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, p. 533.
21
Ibid., p. 237.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
toujours avoir en vue un système quelconque de totalité métastable
couplé à une réalité plus petite, et l’individuation physique, vitale,
psychique ou collective qui en résulte… Le réductionnisme, et son
espérance de voir les niveaux du réel se rabattre sur une matérialité
uniforme, ne tient pas compte des couplages et des devenirs. Il fait
abstraction des dimensions du réel et de leur potentiel d’invention. Il
ne voit pas que la ligne qui sépare vie et physique n’est pas réelle et
qu’elle n’est pas non plus irréelle: elle est dimensionnelle, elle
correspond à un déphasage de l’être physique, à une « dimension de
phases » :
« Il n’y a pas un domaine réel du physique et un domaine réel du vivant,
séparés par une certaine frontière également réelle ; c’est selon les structures et les
fonctions que le physique et le vital sont distincts, sans être séparés selon le réel
substantiel. Il y a un certain mode d’existence du physique qui ne doit pas être
confondu avec le physique après l’émergence du vital ; après l’émergence du vital,
le physique est un être appauvri, détendu, un résidu du processus complet dont la
vie est issue en se séparant ».22
Il serait tout aussi difficile de faire passer une ligne réelle entre
animal et homme, entre soma et psychisme, comme si nous avions
affaire à deux entités réelles et substantielles, à un dualisme
homme/animal alors que la différence entre animal et homme est de
« niveau plus que de nature », ou encore à une division radicale de
la sensation et la perception (le bi-substantialisme de Bergson qui
divise la mémoire en deux, mémoire habitude et mémoire pure,
reconduit le divorce profond de la matérialisation du corps et de la
spiritualisation de la conscience). Simondon affirme avec force :
« C’est le psychosomatique qui est le modèle du vivant ; le
psychique et le somatique ne sont que des cas-limites, jamais offerts
à l’état pur ».23
On aura en effet du mal à contester l’existence de fonctions
psychiques animales malgré les conduites instinctives, on ne pourra
non plus dénier aux animaux une forme de spiritualité « fugitive », et
il n’est pas impossible non plus de repérer les motivations
instinctives dans le psychisme humain malgré les conduites
organisées qui les dépassent. Par ailleurs, il y a une socialité
naturelle chez l’animal comme chez l’homme qui consiste pour
l’espèce à s’adapter aux conditions de vie... Le transindividuel est
précisément une structuration non biologique des individualités, un
échange d’information, une résonance de signification entre
individualités à un autre niveau, qui n’est plus celui de l’espèce. La
psychologie pure n’existe donc pas. A nouveau, il faut conclure que
« le monisme matérialiste et le monisme spiritualiste » sont des
fictions.

22
Ibid., p. 323.
23
Ibid., p 271 et 272.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
Lorsqu’il traite de ces sujets, Simondon retrouve
spontanément le grand concept que Maine de Biran oppose à
Descartes et applique à la conscience : dans l’effort, corps et volonté
hyperorganique sont « distincts sans être séparés » (contre la
distinction réelle cartésienne qui distingue toujours deux substances,
Biran invoque une distinction réelle, mais non substantielle, qui n’est
pas non plus modale, qui couple corps et volonté). La théorie des
champs et celle des phases donne une autre teneur à cette distinction
non substantielle, celle du dimensionnel. Il y a dans le réel des
dimensions qui sont réelles sans être substantielles et distinctes sans
être séparées. Topologie, chronologie, réceptivité et motricité,
sensation et perception, émotion et action … manifestent dans un
système d’individuation donné l’émergence de ces nouvelles
dimensions qualitatives de l’être qui expriment un déphasage, une
relation entre parties hétérogènes du système. Pour conclure sur ce
point, la nature n’a pas d’identité substantielle, on doit même dire
qu’elle ne peut être appréhendée et perçue que dans ces
emboîtements de dimensions, que lors de son déphasage continu,
qu’au sein des processus complexes de trans-formations, de codage
de formes, qui traversent des champs hétérogènes, du cristal jusqu’à
l’homme et au social.
En conséquence, c’est l’anthropologie qu’il faudrait aussi
réformer. Avec une extrême acuité, Simondon, met en évidence le
limites du discours anthropologiques, non pas pour invoquer un
appel à l’être plus principiel (Heidegger), ou des seuils épistémiques
qui seraient des « a priori historiques » (Foucault), mais en marquant
ce qui manque à l’anthropologie du point d’une philosophie de la
nature. Manquent les multiples relations qui tissent l’humain :
« L’anthropologie ne peut être principe de l’étude de l’Homme ».24
Pas plus que les autres parties du réel, l’humanité ne possède de
nature fixe, elle est une succession d’individuations, le résultat d’une
multiplicité de dimensions, une variation continue. Qui voudrait
l’abstraire de son processus de transformation nous reconduirait aux
pires fantasmes d’une humanité sans lieu, sans ancrage, sans devenir,
sans énergie, telle une immuable substance qui ne s’accorde à rien, et
ne trouve son ancrage en rien, transcendance vertigineusement vide,
ayant la nature en horreur. Le regard anthropologique, et plus encore
philosophique sur l’anthropologie, a tendance à abstraire l’homme,
c’est-à-dire à l’essentialiser. Mais l’humain est pris dans une
multiplicité de relations qui sont autant de transformations :
« L’humain est social, psycho-social, psychique, somatique, sans
qu’aucun de ces aspects puisse être pris comme fondamental… ».
L’humain est aussi le vital, à savoir « le vital comprenant

24
Ibid., p. 297.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
l’homme », car le vital « en entier » comprend l’homme, l’homme ne
saurait s’abstraire de ces aspects.25
Même la spiritualité doit être reconsidérée. Simondon nous en
propose une très belle analyse. Elle ne fait pas signe vers une
demeure immatérielle, vers une éternité sans vie et sans chair.
Comme très souvent, le sentiment indéracinable d’appartenance de
l’individualité psychique au tout se condense dans l’intuition
spinoziste. L’éternité ne consiste pas à durer en soi mais à durer dans
le tout, dans un tout qui bientôt n’inclura plus notre soi tout en
l’ayant été. Lorsque Spinoza écrit que nous sentons et expérimentons
que nous sommes éternels, « il révèle une impression très profonde
que l’être individuel éprouve », pense Simondon :
« En face de la vie naturelle, nous nous sentons périssables comme la
frondaison des arbres ; en nous, le vieillissement de l’être qui passe fait sentir la
précarité qui répond à cette montée, à cette éclosion de vie rayonnant dans les
autres êtres ». 26
Dans la suite de ce très beau texte, Simondon montre que la
spiritualité ne consiste pas à obtenir l’éternité dans les œuvres qui
demeurent, mais à l’obtenir dans « l’adhésion lumineuse à
l’instant ». A l’éternité comme extension indéfinie du temps,
s’oppose l’éternité comme intensité instantanée du temps, saisie
intuitive de ce qui dans l’instant nous relie au monde pré-individuel
et nous en sépare, nous lie au collectif et nous en sépare, impossible
station de l’individuel dans l’être, impossible érection de l’humain
dans un chez soi, vie supérieure qui ne nie pas la vie vitale mais
ouvre d’autres possibilités de vies au sein de cette vie, par sa
relations aux autres vies :
« La spiritualité n’est pas une autre vie, et n’est pas non plus la même vie ;
elle est autre et même, elle est la signification de la cohérence de l’autre et du
même dans une vie supérieure. La spiritualité est la signification de l’être comme
séparé et rattaché, comme seul et comme membre du collectif ; l’être individuel est
à la fois seul et non-seul. (…). La spiritualité est la signification de la relation de
l’être individué au collectif, et donc par conséquent aussi du fondement de cette
relation, c’est-à-dire du fait que l’être individué n’est pas entièrement individué,
mais contient encore une certaine charge de réalité non-individuée, pré-
indivuelle,(...) vit avec la conscience de son existence au lieu de s’enfermer dans
une individualité substantielle, fausse aséité. »27
L’homme vit donc au sein d’une nature pluridimentionnelle et
ne saurait s’en détacher à aucun titre. Les nouvelles dimensions qui
le caractérisent n’exhaussent pas son être hors de la nature mais
épuisent d’une autre manière les potentialités de la nature. Ce n’est
pas à dire non plus que la nature soit le seul sujet du devenir, mais
plutôt que le devenir, ou plutôt la multiplicité des devenirs, sont les

25
Ibid., p. 297.
26
Ibid., p. 251.
27
Ibid., p. 252.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
seules réalités et qu’elles n’émergent qu’au sein d’une énergie
potentielle qui traverse la nature à des échelles et des dimensions
différentes.
Bien des théories périmées encombrent la boutique
« philosophie » comme disait Bergson, elles passent souvent dans le
discours scientifique sous la forme de postulats inconscients. Le
formidable exercice critique auquel se livre Simondon concerne
l’histoire de ces représentations et leur scintillement persistant dans
nos images mentales. Seule une métaphysique de la nature rend
possible leur déracinement. Dualisme, matérialisme, spiritualisme,
idéalisme, anthropologie essentialiste,… quel est le point commun
de ces doctrines ? Elles ont tendance à abstraire l’homme, à le placer
en situation d’exception, à l’essentialiser, ou alors elles prennent le
parti d’annuler son existence (physicalisme, réductionnisme) et celle
de la vie en général. La nature se trouve réduite à une seule
dimension, sans genèse, matière ou esprit. Or, dans la nature tout
communique. L’humain participe par son existence physique, vital,
et même psychique et collective, à la processualité différenciée de la
nature, dans des dimensions qui sont toujours reliés aux autres
dimensions de la nature.
C’est bien une métaphysique de la nature qu’il s’agit de
construire sur la base des avancées les plus récentes de la science. Le
rôle de la philosophie n’est-il pas, sur la base de l’essor des sciences
physiques et humaines, de rendre compte de la possibilité du réel en
lui- même, c’est-à-dire dans toutes ses dimensions ? Il est significatif
que Simondon invoque les présocratiques lorsqu’il aborde le sens
que revêt pour lui la notion de nature. Tout le sens de sa philosophie
est là : la philosophie ne peut se passer d’une philosophie de la
nature, elle ne peut se passer de construire une notion de nature qui
tienne compte des dimensions patiemment décrites par les sciences
(sans pour autant accepter les postulats métaphysiques implicites des
sciences), elle ne peut se contenter d’abstraire l’homme, de
l’essentialiser, de le spiritualiser, de le transcendantaliser, elle ne
peut se satisfaire non plus de la négation des dimensions non-
matérielles qui ont surgi dans la nature, elle se doit d’inventer le sens
qui permette de les faire résonner ensemble, sans les rabattre les unes
sur les autres, l’Apeiron comme « réalité du possible » :
« On pourrait nommer nature cette réalité pré-individuelle que l’individu
porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le mot de nature la signification que
les philosophes présocratiques y mettaient : les Physiologues ioniens y trouvaient
l’origine de toutes les espèces d’être, antérieure à l’individuation; la nature est
réalité du possible, sous les espèces de cet Apeiron dont Anaximandre fait sortir
toute forme individuée : la Nature n’est pas le contraire de l’Homme, mais la
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
première phase de l’être, la seconde étant l’opposition de l’individu et du milieu,
complément de l’individu par rapport au tout ».28

II ) Invention, participation, éthique.

Nous venons de le voir, la philosophie de Simondon substitue


l’ontogenèse à l’être-substance : pour elle, c’est l’ontogenèse en train
de se faire qu’il faut saisir, c’est l’inventivité de la nature qu’il
faudrait rendre sensible. Toutes les théories qui s’appuient sur des
concepts postulant la stabilité et non l’instabilité créatrice font fausse
route (être substantiel, forme immuable, adaptation, conservation,
homéostasie…). Comme si une « biologie sans genèse », une
psychologie sans genèse, ou une physique sans genèse… étaient
concevables. Il est plutôt visible qu’à chacun de ces niveaux, le réel
ne demeure pas en en lui-même mais s’invente et s’exhausse en un
faisceau de dimensions. On remarquera que le mot « invention » qui
revient constamment sous la plume de Simondon n’a pas du tout un
sens primairement technique ou psychologique. Il désigne
l’opération propre des régimes d’individuation, la résolution
inventive des problématiques, les configurations et prises de formes
qui en résultent. Tentons de pénétrer le théâtre secret et singulier de
l’invention des dimensions multiples du réel.
Comment s’opère une prise de forme, comment prennent forme
les devenirs de la nature? A nouveau Simondon ressent le besoin de
modifier le sens de certains concepts issus de la physique. Nous
avons vu qu’il attribuait une valeur qualitative à l’énergie potentielle
(une capacité de transformation réelle qui repose sur un minimum
d’hétérogénéité énergétique d’un système quelconque, une
différence de potentiel). De la même manière, il considère qu’il faut
donner un sens qualitatif à la notion de forme de la théorie
l’information. Ce besoin de dépasser le sens quantitatif de la notion
de forme s’impose particulièrement en psychologie : il semble
difficile en effet de considérer, comme dans la théorie de
l’information, que la meilleure forme d’une perception est celle qui
requiert le moins d’information entre émetteur et récepteur
(corrélation maximale), elle est au contraire celle qui a le plus de
sens, qui exprime le maximum de tension entre sujet et monde.29
Toute bonne forme est une tension de forme dans un champ, c’est en
tout cas l’analogie que Simondon établit entre sciences de la nature
et sciences humaines. La tension de forme produit en quelque sorte
des effets énergétiques, « un champ intense » entre une pluralité de
termes, une corrélation riche entre éléments distincts, une qualité
d’information capable de faire résonner des parties incompatibles. La
force de la forme, ce ne serait pas alors sa stabilité « mais sa capacité

28
Ibid., p. 305.
29
Ibid., p. 542.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
de traverser, d’animer et de structurer un domaine varié, des
domaines de plus en plus variés et hétérogènes ».30 Simondon
nomme modulation la capacité qu’a une tension de forme de «
structurer un domaine, de se propager à travers lui, de l’ordonner ».
Une tension de forme se propage en ordonnant les éléments
corrélatifs, en modulant les énergies :
« Nous supposons que l’opération de modulation peut se dérouler dans une
micro-structure qui avance progressivement à travers le domaine qui prend forme,
constituant la limite mouvante entre la partie informée (donc stable) et la partie
non encore informée (donc encore instable) du domaine ». 31
C’est donc ainsi que l’ontogenèse procède à tous les niveaux,
par modulation, propagation, transduction. Un processus métastable
s’instaure, il propage une forme de structuration, il module
continûment la matière indifférenciée, il étend la prise de forme, il
tend à posséder, pourrait-on dire, ce qui se trouve à sa limite, pour le
faire entrer dans la prise de forme. Simondon nous dit que, dans bien
des cas « de prise de forme », la modulation est transductive,
propagation de proche en proche. C’est le cas pour le cristal qui
grandit dans toutes les directions, couche après couche. Mais il est
possible d’étendre ce schéma à d’autres échelons de la nature :
« Nous entendons par transduction une opération, physique, biologique,
mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à
l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du
domaine opérée de place en place ».32
La transduction serait donc un moulage temporel continu de la
matière servant de support à l’énergie potentielle, une tension de
forme se reconduisant de proche en proche. Une telle prise de forme
n’enferme pas. Dans des conditions données, elle capture ses propres
limites, fait entrer dans son processus toutes les potentialités en
réserve. Il en va comme si le système qui s’individue était toujours
en débord sur lui-même et comme si la matière qui lui sert de
support énergétique était happée par le dedans du processus. Si l’on
suit ce schéma, l’explication des dimensions nouvelles qui
apparaissent dans un processus d’individuation n’est pas à chercher
ailleurs que dans ce processus de modulation/transduction :
« Il y a transduction lorsqu’il y a activité partant d’un centre de l’être,
structurel et fonctionnel, et s’étendant en diverses directions à partir de ce centre,
comme si de multiples dimensions de l’être apparaissaient autour de ce centre; la
transduction est apparition corrélative de dimensions… ». 33
Ainsi donc, modulation et transduction sont les aspects
complémentaires d’un même processus d’invention des dimensions.
La modulation désigne le moulage temporel continu de la forme,

30
Ibid., p. 544.
31
Ibid., p. 544.
32
Ibid., p.32.
33
Ibid., p. 33.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
(« moduler est mouler de manière continue », un modulateur est « un
moule temporel continu »), la transduction le mouvement
d’expansion dynamique, de propagation dans l’espace, de
pénétration dans le milieu corrélé. 34 De ce point de vue, une situation
pré-révolutionnaire est très comparable à la formation d’un cristal, il
suffit d’un germe pour que se propage une nouvelle forme du social,
couches sociales après couches sociales. On pourrait aussi expliquer
ainsi la propagation de phénomènes sociaux, telle la « Grande
Peur », cette rumeur d’un complot aristocratique qui embrase la
France paysanne en 1789. Dans des conditions métastables, telle
tension de forme apparaît qui tend à s’étendre, à rayonner, ou à
former un réseau réticulaire. La nature est l’ensemble de ces réseaux
de transformations, elle est constituée de polarités qui cherchent à se
résoudre en inventant des formes, qui propagent leur résolution tant
que l’énergie potentielle le permet, et secrète des dimensions
nouvelles. Simondon s’efforce à chaque fois de montrer que rien ne
précède la formation de formes, ni formes éternelles, ni formes a
priori, ni formes pré-dessinées par une orientation perceptive. Une
forme n’est pas autre chose qu’une solution qui s’invente pour
cohérer des lignes de tension au sein d’une pluralité. Rien ne précède
l’invention et ne la détermine par avance. La forme est l’invention
même de nouvelles dimensions ou de nouveaux agencements dans
ces dimensions, elle est un rayonnement.
Il nous faut insister sur un point cependant. Ces dimensions
sont discontinues. Simondon se fait de l’individuation une
conception discontinuiste qui ne reflète pas seulement le caractère
inventif du devenir mais le rapport du devenir à l’être. Pourquoi en
effet ne passe-t-on d’une individuation à une autre que par seuil ou
saut ? Pourquoi une résolution de forme à un certain niveau fait-elle
apparaître une nouvelle problématique qui nécessite une nouvelle
résolution et invention de forme ? Ainsi, si l’individuation physique
« est la résolution d’un premier problème » pour régler les
incompatibilités du niveau préindividuel, l’individuation vitale est
elle-même une nouvelle résolution qui invente une manière de tirer
plus de potentialité de la problématique physique. Il en va comme si,
à chaque fois, l’individuation n’allait pas jusqu’au bout de ses
potentialités pré-individuelles, comme si elle ne pouvait épuiser ses
potentialités et résoudre totalement ses incompatibilités. Le devenir
ne vise pas une complexification continue, il tend à se simplifier, à
résonner davantage avec ses potentialités, et c’est pour cela qu’il
saute d’un niveau à l’autre. Simondon utilise la notion surprenante
« d’amplification néoténique » pour expliquer les niveaux successifs
d’individuation. 35 Le vital est « un ralentissement amplificateur de
l’individuation physique», l’animal est comme un « végétal

34
Ibid., p. 47.
35
Ibid., p. 165.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
inchoatif », le psychique est « un ralentissement de l’individuation
du vivant », une « dévitalisation du rythme vital ». 36 Qu’exprime
l’utilisation décalée du terme de néoténie ici ? Tout le contraire d’un
élan vital ! Plutôt, la présence d’une « dilatation », d’un
inachèvement, d’une incomplétude, d’une pré-maturation, d’une
dédifférenciation, qui rend nécessaire une reprise créatrice à un autre
niveau, une participation au réel plus complète.
L’invention d’un nouvel étage de l’individuation se produit
quand la transduction reste « en suspens » au lieu de se réaliser, et
se met alors à chercher un circuit pour produire plus de résonance,
pour actualiser plus de potentialités, pour faire communiquer les
différences pré-individuelles par une autre voie… Un niveau
système se crée alors, plus large, qui inclut l’individu formé dans une
individuation plus ample. Ainsi par exemple tous les problèmes non
réglées par la transductivité affective vitale reçoivent une nouvelle
orientation avec la naissance de fonctions perceptivo-actives et
affectivo-émotionnelles au niveau psychique et collectif, mais à
condition de se connecter à d’autres vies et à un autre milieu
(culture). A chaque fois est corrélé à la nouvelle individuation un
nouveau milieu associé « riche en potentiels et en forces
organisables ». 37
Quel est le sens de cette cascade d’individuations ? Ce schéma
d’expansion de l’individuation mérite qu’on s’y arrête. Du niveau
micro-physique au niveau collectif transindividuel, l’individu formé
participe à une individuation plus large : la particule microphysique
participe à l’échelon moléculaire, le moléculaire au vital, le vivant
aux fonctions psychiques, et l’individu psycho-somatique au
transindividuel (la réalité psychique intra-individuelle n’étant qu’une
phase très transitoire qui ne peut se résoudre qu’au niveau
transindividuel). Pour comprendre cet enchaînement, cette
expansion, cet élargissement, la notion de « participation » est tout à
fait capitale :
« La participation, pour l’individu, est le fait d’être élément d’une
individuation plus vaste par l’intermédiaire de la charge de réalité préindividuelle
que l’individu contient ».38
De cette participation de l’individu à un système plus vaste,
système qui comprend une solution (cristal), un milieu, (vivant) un
monde (psychique), un monde psycho-social (transindividuel), on
doit en déduire que la connaissance de l’être n’est pas autre chose
qu’une participation à l’être qui prend une nouvelle forme.
Connaître, ce n’est plus contempler ou participer à des Idées, c’est
agir dans une dimension de l’être. Simondon invente en quelque
sorte après Platon une nouvelle théorie de la participation. Être, dès

36
Ibid., p. 165, 283 et 320.
37
Ibid., p. 165-167.
38
Ibid., p. 29.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
qu’il y a individuation, c’est participer activement au mouvement de
l’être, et, connaître l’être c’est participer à une relation dans l’être.
Lorsqu’il lit Platon, dans la seconde partie de sa thèse intitulée
« Histoire de la notion d’individu », Simondon porte une attention
très grande à cette question. Il considère que la thèse platonicienne
de la participation est aporétique (comme le montre déjà Aristote)
parce qu’elle s’appuie sur un être immobile, sans relation, sans
physis : « L’être est dépourvu de physis et n’a pas en lui un pouvoir
de relation ou de production ; l’être est individu statique, individu
absolu et par conséquent imparticipable ». 39 On sait que le Sophiste
finira par introduire une relation dans l’être (communication des
genres) et le Timée par y faire entrer la physis présocratique mais à
un niveau idéal, dans des relations axiologiques, mathématiques,
géométriques stables et intelligibles. L’intuition présocratique
semble plus fondée pour Simondon parce qu’elle saisit, en particulier
avec Anaximandre, une physis « antérieure à toute distinction de
matière et de forme », et à tout être individuel. 40 En comparaison, le
créationnisme et le panthéisme, qui ne sortent jamais de la vision
anthropomorphique de la nature comme individu cosmique ou du
spirituel comme négation de l’individu (« désindividuation de
l’individu »), « placent l’individu dans une attitude qui est
difficilement de participation initiale ».41
Ces lectures manifestent l’idée que connaître, c’est établir une
relation dans l’être et non une relation à l’être. Dans la perception et
la connaissance en effet, l’individu est aux prises avec un monde qui
forme système avec lui, il s’incorpore le monde diversement, il
participe pleinement à une relation sujet-monde qui est devenu un
problème pour lui. Il n’y a donc pas de connaissance pure ou de
perception pure, de participation à des idées transcendantes ou à des
formes immanentes, déjà constituées. On doit plutôt dire que
percevoir est un acte, un « geste actif qui suppose que le sujet fait
partie du système dans lequel est posé le problème perceptif ». 42 Il
est possible d’en tirer un principe épistémologique général : la nature
ne se manifeste que pour autant que nous formons un système avec
elle, sujet et monde, sujet impliqué et déjà pris dans le monde,
nouvel étage de l’individuation vitale qui résout par la perception et
la connaissance la tension des dynamismes vitaux en prise avec le
monde. L’activité conceptuelle ne déroge jamais au schéma
participatif, car « pour que la formation du concept soit possible, il
faut une tension interperceptive mettant en jeu le sens de la relation
du sujet au monde et à lui-même ».43 La perception et la

39
Ibid., p. 354.
40
Ibid., p. 340
41
Ibid., p. 283.
42
Ibid., p. 244-245.
43
Ibid., p. 245.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
conceptualisation manifestent un échange d’information avec le
monde qui s’exprime dans une relation, une tension, un problème à
résoudre, lesquels nécessitent pour leur résolution une action.
A nouveau se confirme l’idée que rien n’est plus étranger à la
pensée de Simondon que la croyance que les choses sont séparées et
extérieures les unes aux autres. Au contraire, tout s’engendre à partir
de processus dynamiques, à l’occasion de relations préhensives, de
captations, de participations, y compris au niveau de la connaissance.
Peut-être est-il alors possible de mieux cerner ce que Simondon veut
dire quand il dit que la connaissance n’est ni objective, ni subjective,
qu’elle est transductive, inventive, simultanément « métaphysique et
logique », qu’« elle s’applique à l’ontogenèse et est l’ontogenèse
même », qu’elle est à la fois « intuition » et structuration44. On s’est
étonné de ce recours à « l’intuition » bergsonnienne, trop pré-
critique, trop métaphysique. 45 Mais, la connaissance est le mode
d’invention de celui qui, participant au réel, forme un système avec
lui, elle n’est donc en rien une réception passive du réel ou une mise
en forme pure du réel. L’individu qui connaît ne surplombe pas le
réel, de bonnes formes toutes faites ne l’attendent dans le réel. Réel,
il participe au réel, il l’intuitionne en tant qu’il appartient lui-même
au Tout et fait système avec lui. Simondon substitue à l’intuition
bergsonienne comme coïncidence, sympathie ou fusion,
l’ontogenèse comme participation active.
Cette théorie participative de l’être permet de jeter une
nouvelle lueur sur l’éthique et de répondre à notre question sur la
discontinuité des individuations. Ce sont les mêmes périls que dans
tous les autres domaines qui guettent la compréhension de l’éthique.
De même qu’il n’a pas de physique sans genèse, de biologie et
d’anthropologie sans genèse, il n’y a pas d’éthique sans genèse, sans
participation au collectif. De là encore vient l’opposition de
Simondon à l’éthique de Bergson qui tend à faire abstraction de
l’historicité des normes et des valeurs. Morales closes et morales
ouvertes ne se succèdent pas, ne sont pas données comme des entités
séparées, elles manifestent une nouvelle dimension du devenir au
niveau collectif. Tout nouvel état de civilisation produit ses normes
et ses valeurs, les unes expriment la cohérence interne de cet état (sa
fermeture), les autres son relativisme et la possibilité « d’un transfert
amplificateur » d’un système de normes à un autre (son ouverture).
Croire qu’il y a des normes transcendantes absolues ou des valeurs
immanentes relatives, toutes indépendantes du devenir, c’est encore
ne pas voir l’ontogenèse qui les produit simultanément. Croire que la
morale peut débuter par l’éthique pure du sage alors que celle-ci
érige un absolu hors de la vie, ou qu’elle commence par l’éthique

44
Ibid., p. 33-34.
45
Sur les sources cachées et nombreuses de la pensée de Simondon, y compris bergsoniennes, voir Jean-Hugues
Barthélémy, Penser l’individuation, I et II, L’harmattan, 2005.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
appliquée du saint alors que celle-ci pose en absolu une vie
individuelle, c’est retomber dans les mêmes défauts que les sciences
physiques ou biologiques qui ne tiennent pas compte du devenir. Or,
on ne peut trouver d’éthique dégagée d’une genèse collective.
L’éthique est l’invention du rapport des vies entre elles, elle est la
résonance des vies entre elles, la participation des vies les unes aux
autres selon les deux axes décrits, normes et valeurs, statique et
dynamique, clos et ouvert.
On mesurera la portée et la force de l’argumentation de
Simondon en lisant ce très beau texte sur l’éthique qui nous semble
exprimer tout à la fois sa conception participative de l’être, sa théorie
de la transduction, sa compréhension de la synergie de chaque être
au tout de l’être, son sens de l’acte éthique comme mise en
résonance des vies :
« L’éthique est l’exigence selon laquelle il y a corrélation significative des
normes et des valeurs. Saisir l’éthique en son unité exige qu’on accompagne
l’ontogenèse : l’éthique est le sens de l’individuation, le sens de la synergie des
individuations successives. C’est le sens de la transductivité du devenir, sens selon
lequel en chaque acte résident à la fois le mouvement pour aller plus loin et le
schème qui s’intégrera à d’autres schèmes; c’est le sens selon lequel l’intériorité
d’un acte a un sens dans l’extériorité. Postuler que le sens intérieur est aussi un
sens extérieur, qu’il n’y a pas d’îlots perdus dans le devenir, pas de régions
éternellement fermées sur elles-mêmes, pas d’autarcie absolue de l’instant, c’est
affirmer que chaque geste a un sens d’information et est symbolique par rapport à
la vie entière et à l’ensemble des vies. Il y a éthique dans la mesure où il y a
information, c’est-à-dire signification surmontant une disparation d’éléments
d’êtres, et faisant ainsi que ce qui est intérieur soit aussi extérieur. La valeur d’un
acte n’est pas son caractère universalisable selon la norme qu’il implique, mais
l’effective réalité de son intégration dans un réseau d’actes qui est le devenir ».46
Un geste éthique est un geste qui prend en charge l’ensemble
des vies, qui surmonte les différences pour les faire résonner
ensemble. Rien n’est isolé dans la nature, à tous les échelons. De
même, dans l’éthique, chaque acte nouveau, inventif, n’a de sens
qu’à s’intégrer à d’autres actes, qu’à résonner avec d’autres vies.
Muriel Combes a proposé une belle interprétation pour en rendre
compte : il y a chez Simondon un humanisme qui ne se fonde pas sur
l’homme mais sur la nature comme Apeiron et donc sur la « ruine de
l’anthropologie », en ce sens que ma rencontre avec autrui est
porteur « de potentiels, de possible réel ineffectué » ou comme dit
Simondon « d’une réserve d’être encore impolarisée, disponible, en
attente ».47 Le transinviduel, l’exigence éthique, la spiritualité sont
dans cette mesure la forme d’une nouvelle question : non pas
« Qu’est-ce que l’homme ? », mais que peut l’homme quand il
rencontre autrui, quels possibles s’ouvrent à lui, quelles potentialités

46
Ibid., p. 333.
47
Muriel Combes, Simondon, Individu et collectivité, PUF, 1999, p. 84 et 85.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
inexplorées de l’être préindividuel sont effectuées dans sa rencontre
avec autrui ?
C’est dire que la question de l’homme ne saurait être détachée
du mouvement même de la nature, ni de l’être, ni de la pluri-
dimentionnalité discontinue du cosmos :
« La réalité éthique est bien structurée en réseau, c’est-à-dire qu’il y a une
résonance des actes les uns par rapport aux autres, non pas à travers leurs normes
implicites ou explicites, mais directement dans le système qu’ils forment et qui est
le devenir de l’être (…) Les actes sont en réseau dans la mesure où ils sont pris sur
un fond de nature ».48
Que serait un acte éthique qui ne concernerait que soi, qui
n’aurait aucune générosité (Descartes), aucune résonance dans
d’autres vies ? L’éthique est le schème visible en quelque sorte des
rapports entre préindividuel et individuel, être et individuation, elle
exprime l’impossibilité pour l’individu d’épuiser le réel, de « devenir
individu absolu », d’être autre chose qu’un transfert d’amplification.
Chaque nouvelle individuation est une reprise, une relance du
rapport de l’être à lui-même, une exploration plus engagée des
potentialités de l’être, une participation plus intense et élargie de
l’individu au préindividuel, une amplification plus grande des
relations dans l’être. C’est en sens qu’on ne peut dissocier éthique et
être :
« L’éthique exprime le sens de l’individuation perpétuée, la stabilité du
devenir qui est celui de l’être comme préindividué, s’individuant, et tendant vers le
continu qui reconstruit sous une forme de communication organisée une réalité
aussi vaste que le système préindividuel. A travers l’individu, transfert
amplificateur issu de la Nature, les sociétés deviennent un Monde ».49

Conclusion

Nous avons circonscrit dans la philosophie de Simondon la


renaissance d’une métaphysique de la nature. On ne peut qu’être
surpris de la proximité de cette métaphysique avec celle Tarde en
particulier, bien que l’option d’une néo-monadologie soit rejeté :
même parcours du physique atomique à l’éthico-social, même
enquête sur le surgissement du physique, du vital, du social (« trois
reprises d’un même effort » de la nature dit Tarde), même
étonnement devant l’invention de la nature, devant l’aspect
profondément transductif de ses opérations (ondulation physique,
génération vitale, imitation sociale) même souci d’unifier les
sciences de son temps dans une compréhension philosophique
unitaire de l’inventivité de la nature. Mais, ce sont bien d’autres
auteurs qui résonnent avec Simondon, de Nietzsche à Deleuze, et
tracent une autre voie pour la philosophie. Ces philosophies signent

48
Ibid., p. 333 et 335
49
Ibid., p. 335.
Pierre Montebello : Simondon, une Métaphysique de la Participation, dans Philosophie des
possessions, Didier Debaise (éd.), Presses du réel, 2011.
la ruine de l’anthropologie, l’excentrement radical du privilège
humain du processus de connaissance, la fin de la
transcendantalisation de l’homme corrélative de la matérialisation de
l’univers. Elles replacent l’homme dans le cosmos, elles substituent à
la platitude unidimentionnelle des monismes le pluridimentionnalité
de la nature, à la séparation radicale des êtres leur participation
réciproque, à l’impuissance d’être du nihilisme la puissance des
devenirs, seuls configurateurs de mondes, à l’éthique du pour soi une
éthique fondée sur la résonance des vies, sur l’amplification de
puissance des vies, sur la genèse de possibilités de vies communes.
Elles sont en somme un éloge de l’inventivité de l’être dans toutes
ses dimensions, en même temps que la mise en évidence des rapports
nécessaires entre nature et éthique.

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