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Le début du Procès de Kafka en allemand, français et anglais : le probl... https://journals.openedition.

org/palimpsestes/650

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Palimpsestes
Revue de traduction

7 | 1993
L'ordre des mots

Le début du de Kafka en
allemand, français et anglais : le
problème de l'ordre des mots
B L
p. 93-97
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.650

Résumés
Français English
Le récit, chez Kafka, s'apparente au théâtre, si bien que sa prose narrative est un exemple
particulièrement éclairant d'une loi qui est évidente au théâtre, mais qui vaut pour tout texte à
traduire : c'est que, quand la langue cible ne peut respecter à la fois l'ordre séquentiel et la
structure syntaxique de la langue source, l'ordre doit être conservé plutôt que la structure. La
traduction anglaise du Procès révèle clairement des défauts sur ce point en même temps que sur
d'autres.

Narrative processes in Kafka are closely related to the theatre, so that his narrative prose provides
a particularly enlightening example of a law which is manifest in the drama but which also
pertains to any text to be translated. This law provides that, when the target language cannot
respect both the sequential order and the syntactic structure of the source language, it is the
order, rather than the structure, which must be preserved. The English translation of The Trial
illustrates clearly erroneous choices on this point and on others.

Texte intégral
1 L'ordre des mots fait problème pour quiconque passe de l'allemand au français ou
inversement, et ce problème semble plus ardu qu'entre l'anglais et le français.
2 C'est ce que pensent manifestement les parents des élèves entrant en sixième : ils

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attribuent à l'ordre de la phrase allemande, ainsi qu'à des déclinaisons (à vrai dire
résiduelles, mais moins qu'en anglais) la plus grande difficulté de la langue de Goethe,
qui se trouve promue "langue des bons élèves", comme naguère celle de Cicéron.
3 De fait, comme l'élève débutant, l'apprenti traducteur ne peut ignorer que la syntaxe
allemande impose au niveau de l'ordre séquentiel des contraintes plus fortes qu'en
anglais ou en français. C'est par exemple la prétendue "inversion" du verbe et du sujet
dès que la phrase commence par une subordonnée quelconque ou n'importe quel
complément ; c'est le calage obligatoire des épithètes devant le substantif (comme en
anglais), mais c'est aussi le "rejet" du verbe à la fin de toute subordonnée (et, dans le cas
d'un temps composé, dans l'ordre : forme impersonnelle, puis forme personnelle), etc.
4 Le traducteur allemand-français, même lorsqu'il n'est plus un apprenti, se trouve
donc inéluctablement confronté à une sorte de dilemme, ou même, si j'ose dire de
trilemme. Une même structure logique, syntaxique, ne se projetant pas sur l'axe
séquentiel dans le même ordre selon la langue, trois types de solution s'offrent au
traducteur. Ou bien il s'efforce de respecter, et donc de calquer, à la fois la structure
syntaxique et l'ordre séquentiel de la phrase allemande : et il obtiendra en français un
énoncé non grammatical, souvent incompréhensible et toujours inacceptable, bref un
galimatias ridicule. Ou bien (et c'est la solution la plus fréquemment pratiquée) il
construit sa phrase française sur le même modèle syntaxique que la phrase allemande et
rend non seulement les verbes par des verbes, mais les compléments par des
compléments du même type, les subordonnées par des subordonnées homologues, etc. ;
il est clair alors que, pour éviter le galimatias, tous ces éléments devront défiler dans la
phrase française en un ordre fort différent de celui où ils apparaissaient à l'origine. Ce
choix, consistant à sacrifier l'ordre à la structure, peut se défendre lorsqu'il s'agit de
traduire par exemple Kant ou Hegel (je parle d'expérience), car ce qui doit alors primer,
c'est la restitution exacte de l'articulation logique d'un raisonnement abstrait. Tout ce
qui pourrait ressortir à l'affect, par le biais de la gestuelle et du rythme par exemple,
n'intervient que peu ou subsidiairement par rapport au contenu dénoté, qui est
intellectuel. C'est donc l'ordre qui, dans la traduction, cède le pas à la structure, puisque
celle-ci constitue l'essentiel du sens.
5 Notons que cette option est le legs de générations entières de professeurs de langues
anciennes — dont il faut dire à leur décharge qu'ils ne prétendaient pas enseigner la
traduction, mais les langues. Quand ils nous faisaient faire de la "version" et nous
disaient : "construisez la phrase", ils entendaient en fait que nous la déconstruisions,
c'est-à-dire que nous repérions d'abord et démontions ses éléments syntaxiques, pour
ensuite les traduire littéralement, et enfin les mettre dans l'ordre voulu par le français.
(Ils disaient même volontiers "remettre", ce qui en dit long sur l'ethnocentrisme
paradoxal qui présidait secrètement à leur culte de l'Antiquité). Cette sorte de méthode
consistant à décortiquer la phrase en négligeant son déroulement, nous l'avons encore
vu pratiquer jusque dans l'enseignement des langues vivantes, où la "version" était
moins un exercice de traduction qu'une épreuve visant à vérifier la compréhension.
Mais, au-delà encore de l'enseignement, force est de constater que nombre de
traductions publiées paraissent souscrire peu ou prou à cette conviction que "l'analyse
logique" est non seulement le fondement, mais l'essentiel de la traduction et que, une
fois comprises et calquées les structures, l'ordre dans lequel on les "met" est à peu près
ad libitum — à moins qu'il ne soit strictement dicté par le "génie" de la langue
d'arrivée...
6 Il se trouve de surcroît que, dans le domaine allemand-français, cette tendance à
sacrifier l'ordre à la structure a reçu le renfort théorique d'un fils spirituel de Vinay et
Darbelnet, auteur de la seule étude de "stylistique comparée" qui ait longtemps existé
concernant ces deux langues. Dans sa Stylistique comparée du français et de l'allemand

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(1961), Alfred Malblanc ne se contentait pas de constater l'impossibilité évidente de


calquer à la fois la structure et l'ordre ; il ne disait pas non plus seulement qu'il fallait
alors se résoudre à sacrifier l'un à l'autre ; il affirmait positivement et entendait
démontrer qu'à travers les structures les plus diverses, le génie des deux langues leur
imposait deux ordres différents et même exactement inverses ; Constatant que
l'allemand dit Ich bin's (accentue sur Ich) quand le français dit C'est moi (et l'anglais It's
me...), que le déterminant précède le déterminé dans les mots composés, etc., Malblanc
caracolait de la phonétique à la sémantique en passant par morphologie et syntaxe, et
toujours sur le même dada ; l'allemand était baryton et le français oxyton... Par
conséquent, il n'était plus question d'avoir mauvaise conscience lorsqu'on était
contraint de bouleverser l'ordre en traduisant ; c'est bien au contraire quand on ne le
bouleversait pas, quand on ne l'inversait pas, que l'on était coupable ! La critique du
livre de Malblanc n'est plus nécessaire d'un point de vue scientifique. Du point de vue
pratique des traducteurs, qu'il suffise de dire que son hypothèse rend compte d'une
petite minorité de phénomènes simples et évidents (sur lesquels elle est donc assez
inutile) et que, sur l'immense majorité des phénomènes de structure et d'ordre, elle ne
"marche" tout simplement pas, et doit donc être rejetée. Mais il n'empêche qu'elle sert
encore, ici et là, à conforter certaines manières de traduire ou de faire traduire que, pour
ma part, je ne puis que juger erronées. Non seulement je ne pense pas que l'inversion de
l'ordre puisse être un idéal lorsqu'on traduit d'allemand en français, mais j'estime —
pour l'avoir constaté, ne serait-ce que sur les milliers de pages que j'ai moi-même
traduites — que l'ordre ne doit être modifié qu'à bon escient et presque en dernier
recours.
7 C'est le troisième "ou bien...", la troisième réponse au dilemme posé par la disposition
différente des structures sur l'axe séquentiel en allemand et en français. Cette réponse
consiste à garder l'ordre en modifiant les structures, en se livrant à ce que Malblanc,
suivant en cela Vinay et Darbelnet, nommait des "transpositions", c'est-à-dire en
substituant au besoin une "catégorie grammaticale" à une autre, une structure
syntaxique à une autre. Alors que ces catégories, ces structures, sont des signifiants
largement interchangeables, l'ordre fait pleinement signe, et c'est lui qu'il importe de
respecter en priorité.
8 Cette conviction s'est formée chez moi au fur et à mesure que je pratiquais la
traduction de textes proprement littéraires, mais c'est dans le théâtre qu'elle m'est
apparue d'abord et avec une particulière évidence. Traduisant des auteurs dramatiques
contemporains aussi différents que Bertolt Brecht, Max Frisch, Martin Walser, Dieter
Forte ou Tankred Dorst, partout j'ai dû me rendre à la même évidence : dès qu'on
déplace l'attaque ou la chute d'une phrase, dès qu'on s'écarte de l'ordre dans lequel
défilaient ses principaux termes, ses "unités", on casse le rythme, on brouille le sens, on
énerve le texte, et aussi gravement que si l'on intervertissait des phrases entières. Cela
ne concerne pas seulement l'enchaînement des répliques, mais tout aussi bien la
dynamique intrinsèque de chacune. Les comédiens le sentent et le savent parfaitement,
le travail avec eux ne laisse là-dessus aucun doute. Là où le corps et le souffle sont si
manifestement impliqués, il n'est pas question de jouer avec l'ordre dans lequel la
parole s'inscrit dans le temps, ni de manipuler ses éléments comme ceux d'un jeu de
construction. Sauf à dire autre chose ; ou, plus souvent, la même chose, mais moins
bien.
9 Implacable au théâtre, cette évidence du primat de l'ordre vaut aussi ailleurs. Tout
texte, qu'il soit descriptif, narratif ou argumentatif, a une rhétorique qui met en jeu plus
que des termes fixes ou des concepts purs. Le corps et le temps y sont à l'oeuvre, donc le
souffle et le geste, la mélodie et le rythme, donc l'ordre de la phrase. Et jusque chez Kant
et Hegel !

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10 Kafka, de ce point de vue, est particulièrement intéressant. Juriste de formation et de


métier, il prête volontiers à ses narrateurs et à ses personnages un discours d'homme de
loi, analysant, avec une subtile minutie et une dialectique roublarde, des faits
hypothétiques, des présomptions contradictoires, des attendus complexes et des
conclusions problématiques. Souvent on a évoqué à ce propos la casuistique ou le
Talmud, souvent aussi on a souligné ce que la langue limpide de Kafka a d'abstrait. Tout
cela n'est pas faux, et particulièrement, bien sûr, dans Le Procès ! Mais il est vrai aussi,
et moins connu ou moins reconnu — c'est pourquoi j'ai tenu à le souligner dans les
préfaces de mes traductions, en particulier celle de ce roman — que ce juridisme abstrait
se mêle paradoxalement et se combine jusque dans les moindres détails avec un sens
aigu de la dramaturgie la plus concrète. Si tant de textes narratifs de Kafka ont été si
souvent portés à la scène, c'est que ces tentatives procédaient d'une tentation tout à fait
sensible dans les textes mêmes de l'auteur, dans le point de vue narratif qu'il y adopte
toujours et dans le traitement vraiment scénographique auquel il soumet la matière
épique. Il y a chez lui — je résume, car ce n'est pas ici notre propos — une vue de
l'extérieur très analogue à celle du théâtre et, plus précisément encore, une attention
particulière portée, comme dans le théâtre comique, aux contradictions internes des
paroles, aux contradictions internes de la gestuelle, et aux contradictions entre paroles
et gestes. Là est l'humour noir de Kafka, qui faisait rire aux larmes ses amis et lui-même
lorsqu'il leur lisait les premières pages du Procès, et que Vialatte lui-même dans la
préface de sa traduction, se reprochait d'avoir insuffisamment rendu. C'est cet humour
noir que dans mes traductions j'ai voulu restituer, et j'ai pu constater que, dans la
mesure même où l'on était là très près du théâtre, cela ne pouvait se faire qu'en étant
particulièrement attentif à l'ordre de la phrase.
11 Quelques constatations pour conclure. Les erreurs sur l'ordre des mots (c'est-à-dire
les écarts par rapport à cet ordre dans l'original) sont concomitantes et corrélées aux
autres erreurs (termes omis, ajoutés, modifiés, inversés). Ces erreurs diverses ne sont
pas des bévues ou des bavures aléatoires produites seulement par l'ignorance ou
l'inattention. Elles font système, elles révèlent une tendance. Ainsi, dans la traduction
anglaise de ce début du Procès, toutes concourent à gommer l'extériorité théâtrale de la
narration au profit d'une vision "psychologique" intérieure, de gommer la brutalité
cocasse des contradictions manifestées par cette théâtralité au profit d'explications
"logiques" volontiers habillées d'une "élégance" idiomatique. Tout cela constitue une
dérive assez cohérente, destinée à "traduire", à faire passer un texte obscurément perçu
comme trop neuf ou trop étranger.
12 L'histoire des traductions successives de Kafka, mais aussi l'histoire générale de la
traduction depuis plus d'un siècle, c'est l'histoire de la correction de cette dérive. Le
respect de l'ordre de la phrase en est un aspect essentiel.

Document annexe

Franz Kafka, Der Prozess, 1925, chap. 1 (application/pdf – 1,6M)

Pour citer cet article


Référence papier
Bernard Lortholary, « Le début du de Kafka en allemand, français et anglais : le problème
de l'ordre des mots », , 7 | 1993, 93-97.

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Référence électronique
Bernard Lortholary, « Le début du de Kafka en allemand, français et anglais : le problème
de l'ordre des mots », [En ligne], 7 | 1993, mis en ligne le 03 janvier 2011, consulté
le 25 juillet 2023. URL : http://journals.openedition.org/palimpsestes/650 ; DOI : https://doi.org
/10.4000/palimpsestes.650

Auteur
Bernard Lortholary
Université Paris IV

Droits d’auteur
Tous droits réservés

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