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projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse J06/04/97 1-7»5"1 ; Zï>: 1 -* 1 5

Rapport sur la préservation et la transmission des chants et danses en


POLYNESIE,
par Laure-Hinn Grépin, avec la collaboration de Serge Tcherkézoff

et de Sueina Lokeni (pour les faits relatifs aux Samoas)

Le présent rapport a pour objectif de se pencher sur la préservation et


transmission des chants et danses polynésiens. Nous commencerons dans cette partie
introductive par expliquer les enjeux d'une telle recherche, puis nous évoquerons notre
démarche et nos terrains d'observation. .Enfin, _nous consacrerons ce rapport à
l'approfondissement de l'étude de cette danse traditionnelle, de toute Tambiguité des
débats qui l'entourent, de- ses Jonctions et de son sens dans la Polynésie
contemporaine...

* Pourquoi travailler sur le thème de la transmission et de la préservation des


chants et danses dans la Polynésie française contemporaine? •
La danse et les chants ont toujours été un élément culturel fort en Polynésie, .
soulignant le goût si polynésien de la fête. Même très confits, les témoignages des,
observateurs extérieurs ne laissent d'évoquer les spectacles de danse. Des descriptions
lointaines du capitaine Cook aux images actuelles rapportées par les touristes et -
entretenues par les tour operator, Tahiti évoque immédiatement le rythme endiablé et
sensuel du désormais célèbre "ramure"1*. En soi déjà, l'omniprésence des chants et •
des danses en rend donc l'étude pertinente.
Mais la raison essentielle de l'étude de ces chants et danses réside surtout dans
la forte revitalisation dont ils sont l'objet depuis maintenant plus d'une décennie,
phénomène qui touche en particulier Papeete, capitale politico-économique de la
Polynésie française. C'est sur cet aspect que nous avons consacré nos observations.

1
tamure = "curieux hybride des mouvements masculins et féminins de fa danse tahhîennne-
traditionnelle, mêlés et associés à la notion occidentale 4u-GOuple-de 'ícavali€rs""in Moulin, p. 12.
flNJSTERE DE LA CULTURE-DAPA

9042 006889
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projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analvx- 06.'04.'97

En l'absence de tout rituel et de toute coutume, le patrimoine culturel et


traditionnel de la Polynésie française est tout entier contenu dans son art, chants et '
danses, et artisanat. Les débats qui entourent la question de la danse traditionnelle vont
donc bien au-delà du seul questionnement artistique, et embrassent en fait toute la
thématique du rapport au passé et au patrimoine culturel polynésien. La quête
identitaire traversée à l'heure actuelle par la Polynésie , notamment dans sa partie la
plus modernisée qu'est Tahiti, coincide justement avec cette revitalisation des chants et
danses traditionnels. On comprend alors mieux pourquoi les débats qui entourent la
question sont si vifs, passionnels, mais aussi désordonnés et confus.

Notre démarche vise à clarifier les contradictions relevées au cours de nos enquêtes -
de terrain, mais surtout à les expliquer, en tentant de déceler les raisons, les enjeux et
le sens culturel de ce regain ou de son absence le cas échéant.

* Démarche et terrains d'observation.


Notre démarche est simple : elle ne consiste nullement en une étude technique
des chants et danses traditionnels, mais en une analyse des discours qui les entourent,
de "haut" en "bas", c'est-à-dire de ceux qui détiennent le pouvoir dans ce domaine
jusqu'aux exécutants, les danseurs. •
Signalons ici que l'essentiel de notre analyse prend pour support les discours
qui se rapportent à la seule discipline de la danse traditionnelle, dont l'analyse des
discours est plus facile d'accès, chacun ayant une connaissance et son mot à dire sitr- la
question. Les chants dont on parlera sont en fait les textes des danses. -
On verra que tout l'enjeu qui entoure la question est culturel. La enhure dont -
nous allons parler mérite quelques précisions de définition. On abordera ce concept de.
deux façons. Dans une première acceptation, la Culture est ce patrimoine conscient qui
confère une appartenance "ethnique" à un individu. C'est cette conception de la culture -

2
Ie terme "Polynésie" ou "polynésien" désignera dans tout ce rapport la Polynésie Française (en
accord avec l'usage local) et non l'aire culturelle polynésienne au sens large.
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qui grandit à Tahiti et qui explique te regain culturel de tout ce qui touche à la^
tradition. Dans un deuxième sens, beaucoup plus large et moins passionnel, la culture -
est l'ensemble des schemes de pensée de la société. Ce sont ces deux niveaux culturels •
qui sont en jeu et en action dans la transmission et la préservation des danses.
traditionnels, et même si c'est le premier niveau qn'on évoque et auquel les acteurs
sociaux se réfèrent toujours, le deuxième niveau ne contribue pas moins à la •••
transmission culturelle, quotidienne et inconsciente. •

Nos terrains d'observation sont variés et complémentaires:


1) les groupes de Polynésie Française dans le contexte local, durant le heiva
2) une partie de ces mêmes groupes dans le contexte international du Festival des Arts
du Pacifique
Le premier d'entre eux a été le heiva 1996, et sa longue préparation : véritable
sanctuaire des chants et danses traditionnel polynésiens, instigateur et caisse de
résonance de tous les débats' sur la question qui nous intéresse: Nous consacrerons
notre première partie à ce festival annuel, ce qui nous permettra de faire le point-sur la -
danse traditionnelle ainsf que sur les informations et problématiques qu'elle véhicule et
suscite, lesquelles constitueront les parties suivantes de notre analyse.
Notre deuxième terrain d'observation a été notre participation au sein de la •
délégation de la Polynésie Française au. dernier festival, des arts du Pacifique-Sud qui '
s'est déroulé à Apia, aux Samoas Occidentales en septembre 1996. Concernant cet
événement qui a lieu tous les quatre ans, nous avons quelques remarques
méthodologiques préliminaires à faire. Ce festival a été une occasion unique pour
approfondir et prolonger notre étude. Approfondir, puisqu'il nous a permis de vivre
assez longtemps avec les danseuses et danseurs de la délégation pour les connaître '
plus et mieux, et développer une relation de confiance indispensable à l'obtention de
leur avis et de leurs sentiments sur la danse traditionnelle,, mais aussi et surtout sur
l'identité qu'elle leur conférait. Prolonger, car ces danseuses et danseurs se sont '
trouvés dans un contexte autre, celui de la présentation de leurs traditions, et partant de
4.
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leur identité, vers l'extérieur, en direction ' des autres peuples du Pacifique, pas.
tout-à-fait étrangers, mais pas non plus semblables. -
Dans la mesure où notre étude concerne les groupes de Polynésie Française-
dans les divers contextes, nous intégrerons nos données relatives à la tenue de" ce
festival dans les parties thématiques de notre analyse. Nous avons laissé de côté
l'analyse de l'organisation du Festival du point de vue des invitants, qui étaient les
habitants des Samoas.

3) Enfin , un séjour prolongé dans un atoll des Tuarrrotus, très éloigné de la capitale»
nous pennet d'évoquer de façon descriptive'ce qu'il en est de ra situation ailturelle^
toujours par le biais de la danse, dans cette partie traditionnelle de la Polynésie •
Française. En plus des informations relatives à cette partie méconnue de la Polynésie,
notre tour de la question comparatif donnera du relief à notre analyse basée sur Tahiti..
Nous évoquerons les éléments pertinents de cette recherche en guise de synthèse de^
notre travail.

1. Le "heiva".
Li* historique r les origines de ht fête tahtttenne annueHe de ht danse
traditionnelle.
Ouverte pour la première fois à Papeete en 1882, la fête nationale du 14 juillet,
a connu une prolongation considérable et s'est transformée en tiurav, le "juillet", mois -
de réjouissances et de concours de toutes sortes : défilés, courses de porteurs de fruits,
marche sur le feu, concours de javelot, concours de préparation du coprah, concours
de tressage et de vannerie, courses de pirogues, et présentation par concours des- •
groupes folkloriques de chants et danses. -
Beaucoup de changements ont frappé cette quasi-institution qu'est le thirai au
cours du temps. Depuis 1986 et pour les raisons que nous verrons, ces festivités ont
pris le nom de heiva (littéralement "fêtes"), mais le contenu est le même. Elles
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constituent le plus grand spectacle de musique et de danse tahitienne de l'année.


Précisons cependant que les occasions d'exécution de la danse traditionnelle sont loin
de se limiter à cette époque de l'année. Bien au contraire, aujourd'hui comme autrefois, .
la danse est liée à tous les événements sociaux qui ponctuent la vie du territoire : •
célébrations officielles, fêtes paroissiales, shows dans les hôtels. Par ailleurs, il existe
d'autres structures de promotion de la danse traditionnelle : le conservatoire artistique
territorial qui a pour mission la sauvegarde de la danse traditionnelle, et les écoles de
danse traditionnelles qui ont fleuri ces dernières années à une allure impressionnante. •

Nous pouvons maintenant consacrer cette partie à l'évocation générale de- ce


heiva, et partant de la danse polynésienne traditionnelle, en particulier tahitierme, de
son évolution, de son sens et de ses fonctions, mais aussi des thèmes culturels et •
sociaux' qu'elle soulève, thèmes qui feront l'objet d'un examen plus poussé dans les •
parties suivantes.

Pour appréhender la danse traditionnelle polynésienne, nous disposons d'un document


précieux, le Règlement général, concours de chants et danses traditionnels, Heiva I
Tahiti 1996. élaboré par l'office territorial d'action culturelle (OTAC). Ce petit livret de .
20 pages est destiné aux groupes qui se présentent au concours annuel de chants et
danses. Tout l'esprit, sinon la lettre de ces concours y sont contenus. Nous retracerons
ici ses grands traits. Précisons que l'élaboration et la diffusion de ce règlement
remontent à une dizaine d'années, répondant à une demande pressante de clarification -
et de codification en matière de danses traditionnelles qui coincide avec la
revitalisation et la recherche en matière de patrimoine culturel.
* les différentes danses traditionnelles.
Le deuxième chapitre du règlement est consacré à la définition des danses -
traditionnelles. D'emblée, le règlement prévoit les définitions pour trois ensembles.;
"Pour les groupes des îles du vent, les îles sous le vent et les îles Australes"
"pour les groupes des îles Tuamotu "
é
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 06/0*9?

"pour les groupes des Marquises".


D'emblée, on peut dire que la vocation de ce concours s'étend à l'ensemble de la^
Polynésie Française, en tenant compte des particularités intra-culturelles de chacun des
Archipels qui la composent. Mais Jious verrons que de fait et non plus de droit, le
concours du heiva est d'abord un concours tahitien.
Voyons de plus près quelles sont les danses traditionnelles àxx premier
ensemble, qu'on peut qualifier de tahitien, qui constituent la quasi-totalité des
programmes du concours.
-le otea est une danse exécutée ensemble par les hommes et les femmes (otea
amuî) ou par les femmes {otea vahiné) ou par les hommes (otea fane, le seul otea- à.
l'origine) et illustrant un thème bien précis, qui est le thème annuel du groupe. Le otea
est en quelque sorte le clou du spectacle. Son rythme est vif ; on -n'y voit que des
mouvements et des gestes, il n'y a aucun errant Ses costumes, toujours grandioses,
sont constitués de long more (jupes de fibre), d'une ceinture et d'une coiffe..
-le 'aparima est défini dans le règlement comme des "mouvements des mains,
définissant de manière symbolique les différents gestes de la vie quotidienne".
Autrefois exclusivement féminine, cette danse est-devenue mixte. Cette danse est avec -
le otea la plus appréciée et la plus connue des danses fahitiennes. Son rythme est
souvent doux et s'accompagne de la guitare. Les costumes sont souvent fait en
"végétal" , c'est-à-dire à partir de plantes et de fleurs cousues, ou bien en tissu (c'est
alors Je célèbre paréo).
-tepao'a est le troisième type de danse figurant au concours. C'est une danse qui
s'exécute en demi-cercle. "L'orchestre est entouré de danseurs et danseuses accroupis
se frappant les cuisses avec frénésie. Sur un thème se développe le dialogue entre le
meneur et la. troupe.
-le hivinau est une danse en cercle exécutée par les hommes et les femmes qui
tournent en rond , et se crient chaque fois qu'ils se font face "Hiri haa haa!".
1
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On notera dans cette évocation réglementaire l'absence du .célèbre tamure, qui -


est pourtant devenu l'emblème de la danse tahitienne traditionnelle dans le monde
entier, mais qui est refusé par les puristes.

T.2. Une stricte réglementation, gage d'une tradition sauvegardée?

Le règlement ne se contente pas d'imposer des genres de danse. Il codifie et


impose également des pas, qui seront les seuls pas autorisés dans le cadre du
concours. Ces pas ont été répertoriés voilà une quinzaine d'années par des danseurs et
des chorégraphes parmi les plus reconnus. Ceux-ci ont répertorié 24 pas pour les
hommes et 21 pour les femmes, qui constituent aujourd'hui la référence -souvent
contestée- le socle de la danse traditionnelle exécutée au cours du concours du heiva
(cf annexe).
Au nombre des obligations réglementaires, on trouve aussi des seuils dans les
limites d'âge (12 ans) et des plafonds dans les effectifs (le groupe ne doit pas dépasser
100 personnes). Les instruments de musique et les costumes doivent aussi répondre à
des critères particuliers, notamment au niveau des matériaux qui entrent dans leur
confection, qui doivent être "traditionnels" : on élimine les synthétiques, la couleur
bleue, qui d'après l'explication d'un chef de groupe, n'est pas polynésienne car elle ne. -
peut s'obtenir de façon naturelle; on met aussi de côté les instruments électriques. Plus *
anecdotique,' mais tout aussi révélateur, "le port du slip ainsi que le maquillage
doivent être discrets"...On entre ici de plain-pied dans la question de la tradition, de v

ses critères et de ses frontières.


Le règlement réunit des groupes répartis en deux catégories, les groupes dits
"amateurs" et les groupes dits "professionnels", cette répartition n'étant que formelle,
les groupes dits professionnels étant ceux qui ont remporté le premier prix dans la
catégorie amateurs d'une année précédente.
Précisons ici que le premier groupe professionnel a été fondé par Madeleine
Moula en 1956. Cette institutrice voulut redonner dignité et beauté à la danse
a
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tahitienne taxée d'immoralité par les églises. Elle choisit alors de mettre en scène des .
jeunes filles de "bonne famille", et on peut dire qujourd'hui que son influence sur •
l'opinion du public, ainsi que sur la mise en scène des-spectacles, a été considérable. '
Les concours de danse réunissent désormais toute la "bonne" société et gagner est
devenu un honneur pour tout jeune homme ou jeune femme. Cette réhabilitation est
alors allée de pair avec la revalorisation générale de ce qui peut représenter la
"tradition" dont 1'"authenticité" de la. culture polynésienne, mouvement qui prit c-
également son essor peu après et qui, aujourd'hui, est absolument déterminant dans
toutes les discussions et tous les choix touchant à la "culture".
Enfin, ce même règlement instaure un concours de 4anse individuóte,
masculine et féminine, très prisé par le public et là aussi très strict dans les conditions
de son déroulement : dans la tenue vestimentaire, dans les figures imposées et dans la
durée de la prestation.

La rigidité apparente de ce règlement tel qu'on vient de l'énumérer, n'est pas •


anodine. Elle témoigne bien de cette volonté de clarification-et de-conservation d'une
tradition , dont on verra toute l'ambiguité et l'enjeu ultérieurement.
Le règlement est aussi très instructif dans les contestations qu'il soulève. Notre
étude du heiva 1996 nous a permis de recenser les critiques récurrentes dont le •
règlement a fait l'objet notamment de la part des chefs de groupes. On peut ranger ces
critiques en deux catégories : les critiques de forme et celles de fond. Concernant les
premières, c'est la rigidité du règlement qui est dénoncée, comme un frein à l'art que
se doit d'être la danse traditionnelle. "Si le règlement asservit le corps du danseur et
la gorge du chanteur, alors il faudra le détruire. Le règlement est là pour libérer les -
artistes" (in Tahiti matin, le 15/1096, p.l 1). (Cette déclaration éloquente d'un ancien
président du jury, Pierre Sham Koua, rejoint les réflexions de Pierrot Lucas, danseur
ex-champion en catégorie individuelle, aujourd'hui chef de groupe, ayant la casquette -
de membre du jury pour le heiva 1996.)
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 06/04107

En ce qui concerne le fond, les critiques portent essentiellement sur deux points
: la composition du jury et les pas imposés. La composition du jury est un problème^
endémique. La plupart des chefs de groupe reprochent aux membres du jury leui;
non-compétence dans le champ jugé, c'est-à-dire la danse et les chants. En effet, les
membres du jury sont choisis dans l'aire .artistique mais aussi culturelle. L'académie- -
tahitieimc, qui a la garde de la- langue tahitienne, est notamment le principal vfvier de^
membres du jury du Heiva. Ceci entraîne deux types de questions corrélées. Tout
d'abord, fart exprimé par les chants et danses traditionnelles n'est-il pas du ressort de ••
l'émotif et de l'esthétique, comme Je pense Flora Devatme, plusieurs fois présidente-du ••
jury et personnalité du monde culturel? Propos- qu'on retrouve sous la plume de John ^
Mairar, artiste dramaturge local : "Certes on n'a pas besoin d'être cordonnier pour
porter d'excellentes chaussures, ni mécanicien pour apprécier tes performances <•
d'une BMW dernier modèle" (Tahiti matin, 15/10/96, p:IL) -
Mais le fait de choisir les membres du jury dans l'académie tahitienne ne réduit-il pas
la danse à sa dimension de patrimoine culturel à sauvegarder, conduisant à des
rapports du type de ceux de l'archéologue et de son objet; ôtant ainsi à la danse le droit -
à la liberté artistique?

La deuxième critique est très proche par son argumentaire de celle qu'on vient
d'évoquer. Elle concerne les pas imposés par le règlement. Nombreux sont les chefs de^
groupe et les danseurs qui les contestent. D'abord et encore parce qu'ils restreignent la •
liberté d'expression d'une discipline dont ils pensent que la vocation est exclusivement
artistique. Mais c'est surtout leur légitimité qui est contestée. La codification des pas
de base n'entraîne pas l'assentiment des artistes qui dénoncent leur arbitraire.
Ces critiques de forme et de fond, ces dénis de légitimité posent l'incontournable
et épineux problème de la tradition. En fait, toute la question est de savoir ce qu'on met
derrière le mot et le concept de tradition. De quelle tradition parle-t-on dans un
ensemble où comme nous allons le voir plus en détail, le temps et l'espace posent
problème et brouillent tout repérage possible?
lu
proid Patfimoine95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 06/04/97

1.3. le cm 1996 : Pappel au retour à la tradition : une nouveauté?


Parlant de la tradition, nous allons maintenant évoquer une autre des
caractéristiques du heiva, qui est le choix du thème présenté pendant le concours. Les '
groupes qui se présentent sont tenus de choisir un thème sur lequel ils construiront leur
chorégraphie scénique. On ne dit pas grand chose des thèmes dans le règlement. La
première phrase qui ouvre le préambule du règlement général est la suivante ; "De
manière générale, chaque groupe de chants et danses est tenu de présenter un
spectacle inspiré de l'ensemble des traditions concernant la Polynésie. Une analyse
du comportement actuel du Polynésien en rapport avec ses traditions est
autorisée." De fait, de plus en plus, c'est la deuxième tendance qui prévaut, surtout •
pour les groupes de la viHe. •
On distingue généralement les thèmes en deux catégories : les thèmes concrets,
qui racontent la vie quotidienne ou bien íes légendes locales, les thèmes abstraite qui ^
construisent leur spectacle sur une idée, un concept. C'est dans cette catégorie qu'on *
trouve le thème même de la tradition, de sa- perte, de sa nécessité, qui est choisi
comme thème du spectacle.
L'étude des textes des thèmes est très révélatrice des idées-force qui traversent
l'esprit des chorégraphes dans leur conception de la danse traditionnelle. Pour rendre
notre analyse, plus pertinente, il convient d'adopter une perspective diachronique, en
remontant aux heiva précédents, afín de mettre en évidence ce qui fait ou non '
l'originalité du cru 1596. Commençons d'abord par évoquer Jes thèmes du dernier
heiva.
Parmi les treize groupes de danse en lice pour le concours de l'année 1996, cinq
ont choisi de mettre en scène une légende, le plus souvent liée à leur district. Pour
l'association "unauna rau i Toahotu", c'est la légende de Punui qui est mise à l'honneur.
Cette légende raconte l'histoire de deux soeurs qui prennent la fuite avec deux beaux et-
jeunes hommes, et qui sous le courroux de leur père sont transformées en deux collines
dont l'emplacement porte aujourd'hui le nom tragique de Punui. Un deuxième groupe,
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projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse ,06/04/97

issu du même district raconte lui aussi une légende locale, "tou ora no raro mai i te
repo fenua".
Le groupe "Tamarii pueu anuhi" du district de Pueu, met en scène le mariage
d'Emehe et de Tuterai dont le but est l'arrêt des hostilités entre les deux clans dont sont
issus, les deux jeunes gens.
Le groupe professionnel "tamarii Papara" décide quant-à lui d'évoquer la légende
des Teva, héros incontournables de l'histoire du district de Papara, mais aussi de l'île
entière.
Un autre groupe professionnel, de la ville cette fois, "torea ura nui" raconte une
légende, ainsi que les "tamarii papetoai", provenant de l'île voisine de Moorea, qui
mettent en scène la légende de Vai'ai'a. Intrigues amoureuses pour conquérir le coeur
d'une jeune princesse : deux jumeaux rivalisent avant d'être massacrés par un troisième
guerrier qui deviendra le nouveau, chef. '
Tous lès autres groupes ont choisi des thèmes plus abstraits, des idées autour
desquelles ils construisent la trame de leur spectacle^ Ces thèmes sont aussi liés à la
notion de patrimoine culturel et comme nous l'avons indiqué plus haut,, il faut noter que
la plupart d'entre eux prennent justement comme thème la tradition ou l'une de ses
variantes, comme l'identité Maohi^ le sens de l'hospitalité polynésienne. Evoquons par
exemple le thème du groupe professionnel vainqueur de cette année, le groupe
"heikura nui", qui choisit de nous présenter "te farereira", la rencontre "...entre un .
peuple et une culture, une culture et un patrimoine culturel" (résumé lu par le
présentateur avant la prestation du groupe).
Le groupe amateur vainqueur, "Hei Tiare", base lui aussi son thème sur une
tradition polynésienne, celle du collier de fleurs qui est "un messager de l'amour, de
l'amitié et de la beauté de nos îles". La traduction en français du résumé du thème, qui
a été remis avant le spectacle aux services de l'office territorial d'action culturelle
(l'Otac) qui ont en main l'organisation du concours, se conclut sur ces mots : "C'est

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le terme maohi dont on reparlera ci-dessous renvoie au caractère polynésien dans un sens plus
politique et plus ethnique, mais aussi plus large que le terme tahitien.
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pourquoi Peuple polynésien, prenons soin de notre collier de fleurs pour qu'il soit
toujours un symbole dans nos coutumes. Mettons-le en valeur, tant sur le plan
touristique que dans les grandes manifestations et surtout ne le détruisons pas de
peur qu'il ne disparaisse ajamáis et ainsi l'accueil sera toujours une tradition de la
Polynésie".
De façon plus directe encore, le célèbre groupe de Coco Hotahota, "te maeva",
choisit de nous faire partager le thème de "l'héritage", défini comme une "manière, ou
un ensemble de manières de penser, défaire, d'agir, qui est un héritage du passé".
Le groupe "te marama" présente quatre thèmes, la terre, la culture, la langue et
la coutume. Enfin, le nouveau groupe professionnel "ahutoru nui met en scène un
sentiment, la fidélité, sous divers aspects : fidélité aux traditions, "comme le montre
l'appel de cette femme pour faire revivre les coutumes des temps anciens afin qu'elles
servent à bâtir le monde de demain".

Pour bien comprendre le sens que le heiva revêt aujourd'hui et le contenu de son
évolution, il nous faut sélectionner quelques dates repères, faute de pouvoir reprendre
un par un les concours annuels. On a décidé de laisser parler les chiffres et de
sélectionner toutes les décennies depuis 1966, soit dix ans après une date-clé pour le '
heiva, celle où est intervenue Madeleine Moua, comme on l'a vu précédemment. 1966,
1976, 1986 et 1996 seront nos repères pour évoquer les transformations du heiva vues
à travers le choix des thèmes présentés.

L'année 1966 ne consacre pas une grande place au durai. Il faut dire que
c'est une année riche en événements pour la Polynésie. C'est en juillet 1966
qu'explose la première bombe atomique à Mururoa. Peut-être aussi que le peu .
de commentaires témoigne du manque d'intérêt pour un sujet qui n'est pas
encore devenu le débat identitaire qu'il est aujourd'hui. Mais la remise des prix '
de ce durai est très instructive. La liste des gagnants est ainsi très intéressante
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projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse- 06/04/97

car elle nous renseigne sur la participation des groupes : dans la catégorie
meilleurs costumes anciens, voici la liste des lauréats :
1er prix : Pueu
2ème prix : Vairao
3ème prix : Anaa
4ème prix : Fatu-hiva; Teahupoo
6ème prix : Papara
7ème prix : fare maohi.
On voit bien que les noms des groupes correspondent très exactement aux
districts. D'ailleurs, à la différence d'aujourd'hui, leur nom de baptême se réduit
à celui du district (alors qu'aujourd'hui, un groupe de district aura un nom
spécifique comme les "tamarii Papara"). Seuls les groupes professionnels ont
des noms dénués de toute attache territoriale, comme l'indique le classement de
ces groupes en 1966 :
1er prix : Tahiti Nui
2ème prix : heiva
3ème prix : te maeva
4ème prix : liare tahiti
Par ailleurs, on relève la participation de groupes des îles : un groupe des îles
Marquises "fatu-hiva" du nom de lile des Marquises représentées; Anaa, atoll
des Tuamotus. Enfin, précisons la présence dans la catégorie hors-concours d'un.
groupe de Nouvelle-Zélande, "Aotearoa". Le grand vainqueur de cette année
1966 est Pueu.
Dix ans plus tard, c'est le groupe de Mahina, "tamarii Mahina" qui
remporte le grand prix avec pour thème de 'aparima l'observation de la planète
Vénus par Cook. On célèbre aussi au cours de ce tiurai la beauté de tahiti, ainsi
que l'arrivée de la pirogue Hokule.
Un groupe des Tuamotus exprime dans un fagu, chant triste typique de
ces îles, la tristesse de parents dont l'enfant n'est pas rentré à la maison. Un
groupe de Maoris de Nouvelle-Zélande est encore présent lors de ces fêtes, qui
choisit pour thème l'amitié.

projet Patrimoine95 DOM 33 Rapport n°2a : analv*.- .08/04/97

En 1986, deux groupes mettent en scène la légende du voyage du poisson -.


de Tahiti. Un autre groupe relate la légende relative à la présence de deux
montagnes du district dont il est issu.
En résumé de ce rapide panorama, on peut dire pour reprendre .
l'expression de Pierrot Lucas, chef d'un groupe de danse, ex-danseur vainqueur -
du concours individuel et membre du jury au dernier heiva qu'"avant on chantai^
les fleurs à Tahiti".
Les préoccupations autour du thème de la tradition, de la culture, et les -,
dangers de dissolution encourrues par l'une et l'autre sont nées au tournant des -.
années quatre-vingt et ne cessent de croître depuis lors comme l'atteste le choix
des thèmes de ce dernier heiva. Le recours à cette nécessité de sauvegarde de la
culture, l'angoisse de sa perte, prennent souvent des allures de message politique •
dans un pays qui est dans un contexte de dépendance politique et où sourd de
plus en plus la problématique de l'indépendance.

2. danse traditionnelle : un fait social total


2.1. Une dimension inattendue : le politique.
Comme on vient de le voir, la danse traditionnelle est de plus en plus le support
de l'expression d'un malaise culturel, d'une remise en question des effets de la
modernité, associée en bloc à la culture occidentale exogène. Ce malaise débouche
logiquement sur la dimension politique et la danse traditionnelle devient une arme
idéologique efficace. Mais l'aspect politique de la danse traditionnelle ne se limite pas
là, et nous nous proposons ici de voir combien la politique est une donne cruciale et
multiforme dans l'étude de la danse traditionnelle.
Le caractère politique de l'organisation du heiva surgit avec sa création et le suit
pendant toutes les étapes de l'histoire du territoire. Ainsi, le thirai du gouverneur
destiné à honorer la France à l'occasion de la fête nationale française, le 14 juillet, a
laissé la place au tiurai du président, en 1985, quand Gaston Flosse, l'actuel président
du territoire, déjà en fonction à l'époque, a bouleversé le calendrier pour faire coincider
15
projet Patrimoine 95 DOM 3Í Rapport n°2a r analyse 08/04/97

le tiurai avec ^célébration de la toute nouvelle fête de l'autonomie interne, le 29 juin,


transformant symboliquement cette appellation tiurai (qui signifie juillet et qui rappelle
son association à la France par les festivités en l'honneur de la fête nationale) en heiva
(qui, comme nous l'avons signalé, signifie fête, ce qui renvoie à un trait culturel tout à
fait polynésien). Dans le premier cas, il s'agissait de canaliser d'éventuelles rébellions
émancipatrices, dans le second de chercher à rassembler la population polynésienne
dans le nouveau contexte politique de l'autonomie. Maisy dans les deux cas, la danse "•
est apparue comme une arme symbolique efficace dans l'affirmation de la légitimité du
pouvoir.

Si le heiva puise son origine historique à la source politique, il lui doit aussi sa .
revitalisation. En effet, le regain d'intérêt et d'expression des arts traditionnels et -.
particulièrement de la danse , est d'abord le fruit d'une volonté politique. L'impulsion
provient directement et unilatéralement des instances politiques. L'essentiel des
institutions créées l'ont été dans un laps de temps relativement court, pendant les -.
années quatre vingt. La culture est confiée à des organismes et établissements publics : -
ainsi la vocation de l'office territorial d'action culturelle (OTAC) est "le recensement et
la mise en valeur des patrimoines culturel et artistique", ainsi que "la recherche, '
création et diffusion tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du territoire". Le conservatoire
artistique territorial de la Polynésie française se doit quant-à lui. de procéder à la
"conservation par la reproduction écrite et mécanique du patrimoine musical •
polynésien". On assiste donc à une forte institutionnalisation de la culture, qui en
partie grâce au jeu des multiples subventions délivrées par ces institutions, quadrille
entièrement le champ culturel.
Pour quelles raisons le pouvoir politique a-t-il investi le champ culturel, et en
particulier le domaine des chants et danses traditionnels? Qu'est-ce qui sous-tend la.
politique culturelle?
C'est en fait vers la politique de la jeunesse qu'il faut se tourner pour saisir la -
politique culturelle entreprise depuis une quinzaine d'années parle territoire.
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a r analyse • 08/04,'97

2. 2. à destination de fa jeunesse.
Cet aspect de la danse traditionnelle est très présent dans les discours recueillis
à propos de la danse traditionnelle et de ses fonctions, et ce, chez tous les acteurs
sociaux, qu'ils soient politiciens, chefs de groupe ou danseurs. \
Il existe un groupe "Te marama", dont l'existence est directement liée à des --
motivations sociales, puisque le groupe est issu d'une association communautaire
d'action sociale de l'Eglise évangélique, qui a constitué ce groupe dans le but avoué
d'occuper des jeunes défavorisés. •.
Ce discours social émaille aussi les propos de la plupart des chefs de groupe,-
comme Coco Hotahota, pour qui "Il faut donner l'illusion aux jeunes qu'ils sont
quelque chose". Ou comme ce chef de groupe de la presqu'île qui explique son
engagement à la tête d'une troupe par cet argument : "C'est parce qu'il faut occuper nos -,
jeunes".
Pierrot Lucas développe toute l'importance que la danse traditionnelle revêt à
ses yeux pour une politique sociale de la jeunesse. Selon lui, la danse traditionnelle
fournit aux jeunes cas sociaux, en plus d'une occupation saine, un encadrement et une •„
discipline bénéfiques pour des jeunes qui manquent souvent d'un encadrement familial -.
solide et de repères stables. Il voit aussi dans la danse un moyen nable d'intégration
des jeunes, qui troquent leur étiquette de chômeurs ou de délinquants pour celle,
beaucoup plus valorisante de danseurs. .
D'autres chefs de groupe peuvent être contre cette conception sociale de la- .
danse traditionnelle qu'ils trouvent réductrices pour ce qu'ils considèrent avant tout
comme un art ou comme l'expression supérieure de la culture polynésienne. Manouche
Lehartel, directrice du Musée des îles et chef de la troupe "Toa Rêva" s'offusque- de la .
conception sociale de Coco et d'Iriti, chef du groupe "Heikura nui", pour ce qui doit -
d'abord être le fruit d'une passion.
Enfin, on trouve aussi des discours sur cette dimension sociale de la danse qut
fustigent son caractère vain. C'est le cas d'Irma Prince, spécialiste des chants .
12
projet P:rtrrrmT¡ne95 DOM 33 Rapport rPla : mabfie .08/0+97

traditionnels, aujourd'hui responsable d'un groupe de danse de Bora-Bora, qui déplore -.


le fait qu'elle ait monté le -groupe pour occuper les jeunes qui ne travaillent pas, et que •..
les plus persévérants soient ceux qui ont un emploi. Et d'ajouter ironiquement : "C'est
pour cela qu'ils rre travaillent pas! "

2.3. Un contre-pouvoir
Une autre dimension politique de la danse traditionnelle, de plus en- plus -.
grandissante, est son utilisation comme contre-pouvoir. Il existe en effet un heivet de
la contestation. Rappelons-nous les scissions qui ont eu lieu il y a quelques années,
quand des chefs de groupe rejetant ce qu'ils estimaient être un enchaînement au -,
pouvoir politique, ont décidé de faire bande à part et d'organiser leurs prestations place
Tarahoi quand le déroulement officiel des activités se passait lui place Vaiete-, à
quelques centaines de mètres. Ou encore, quand Emile Vernaudon, politicien local
alors dans l'opposition parlementaire, organise en 1986 ses propres fêtes de juillet, .
conséquence d'une querelle partisane avec le pouvoir territorial en place.-.
Plus récemment, c'est toute la question de l'indépendance politique du territoire
qui se greffe sur les discussions autour de la danse traditionnelle et du patrimoine^
culturel qu'elle représente. Elle devient un symbole dans la lutte qui s'engage entre les \
deux camps, et la légitimité culturelle procurée par la danse traditionnelle devient la -.
garante de la légitimité politique.
On trouve des traces ce ce positionnement politique quant-à la question du.
rattachement ou non à la France dans les textes des thèmes et des chants présentés
lors du concours.
Evoquons à cet égard, dans la catégorie des chants traditionnels, le himene
tarava raromatai du groupe "tamarii taura a manureva" qui tout en vantant à travers
son chant la beauté du district de Mataia, fredonne son attachement à la France :

(...) "Tanraa Manureva apporte ses couronnes de louanges


Pour les présenter sur la place Vaiete.
Les drapeaux Français et Maohi
protègent leur pays
m,
projet Patrimoine95 DOM 33 Rapport n°1a ; analv*r .08/0*97

Ornant anisi Vaiete la grande


Comblée de chants variés, d'oiseaux''(...). "
De l'autre côté, le groupe "Te Marama" dans la présentation de son thème
contient des vers à connotation politique évidente comme le dernier de cette strophe •
dont voici la traduction .

"La culture du Maohi


Vient du plus profond de ses entrailles -
// est le seul à bien se connaître-
Et à connaître son peuple
Car ils sont liés à une fondation
Ils ne se sépareront jamais
Malgré les troubles venant de l'extérieur". •

On ressent aussi très vivement ce choix politique lors des conversations


entretenues avec les chefs de groupe. Mais il faut être prudent, car la politique en
Polynésie Française ne s'appréhende pas comme la politique dans l'Hexagone. Ici, c'est -.
l'homme plus que la doctrine qui compte et les liens ciientélistes décident" de -
l'orientation partisane plus efficacement que les grandes pétitions de principe: Ainsi
avons-nous constaté le passage d'un chef de groupe et de personnalités culturelles du
parti indépendantiste d'Oscar Temani à celui de Gaston Flosse, partisan du maintien \
dans la France, stir la période entre février et juin.

2.4. tradition et temps : passé et création.


Une grande partie de la confusion des débats à propos de la tradition et de la
danse traditionnelle est à chercher au niveau temporel. Le rapport au passé est diffus et -,
confus, car l'essentiel du patrimoine culturel antérieur au contact avec l'Europe a- .
disparu. On peut s'ingénier à rechercher quelque information concernant la danse
d'alors : on ne récoltera que quelques bribes, quelques lignes dans les journaux de bord

4
Ces traductions ont toutes été fournies au préalable aux services de l'OTAC conformément au
règlement du concours. Elles sont donc dse traductions effectuées par les membres du groupe
eux-mêmes.
12
projet Patrimomg9? DOM 33 Rapport n°2,T : .-marytc 08/0*97

des découvreurs ou bien dans les lettres des missionnaires. Aucune description
ethnologique sérieuse concernant la culture chorégraphique polynésiennne n'a été
établie à L'époque de la rencontre.
Comme les danses ont rapidement été interdites par les missionnaires mais aussi
par les autorités coloniales, il n'est presque rien resté de ce capital culturel, d'autant
phis que les fonctions de la danse disparaissant avec le fonctionnement du système
social ancestral, il n'avait plus de raison d'être. Voilà pourquoi aujourd'hui la question
de la tradition et de la danse d'autrefois est si obscure et si confuse.
Avant de nous attarder sur cette question, résumons brièvement les impressions
rapportées par les observateurs extérieurs de l'époque face au spectacle de la danse
polynésienne. La principale caractéristique qui a tant choqué les Européens a trait à la
sensualité voire à l'indécence des gestes. La quasi totalité des témoignages, qu'ils%
émanent des découvreurs, des missionnaires ou des voyageurs du 19ème siècle ne
retiennent du spectacle que cet aspect.
Pourtant, il est certain que la culture chorégraphique tahitienne était beaucoup
plus complexe et diversifiée que ces descriptions réductrices. Les Tahitiens avaient
différents types de danse avec des noms spécifiques pour chacune d'entre elles et des
fonctions correspondantes bien spécifiques. .
Qoui qu'il en soit, ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas le passé sui generis,
mais le passé tel qu'il est vécu et utilisé dans le présent, ici et maintenant. A cet égard^
on dispose d'une multitude de données, inversement proportionnelle à celles que nous,
a légué le passé en la matière. .

2.5. le passé valorisé et recherché: .


Malgré l'impossibilité objective d'un réel retour au passé, les discours
conviennent de la nécessité de ce retour. Quel est alors ce passé brandi et vénéré qui
est le sous-bassement des spectacles présentés lors du heiva sur la place Vaiete? .
20
projrt Patrimoine93 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 08/04.'97

La notion de passé et le concept de tradition qu'elle implique méritent quelques -


précisions. Ce concept est source de contusions chez la plupart des acteurs sociaux. Il -
convient en fait de déceler deux niveaux d'appréhension de la notion:
1) dans un premier sens, la tradition est pensée comme le legs culturel des
ancêtres qui vivaient avant la rencontre avec l'Europe. Dans cette acceptation, la .
tradition, c'est cet âge d'or révolu, ce passé mythique et figé qu'il convient de restaurer -
pour retrouver une pureté originelle. Cette vision atteint vite ses limites devant le vide
historique constaté quant-à la période pré-européenne, mais aussi et surtout du fait de^
l'appropriation, de la digestion culturelle des schemes extérieurs. Il n'empêche que les .
spectacles présentés au heiva se déclarent très souvent inspirés par ce passé mythique, -.
que ce soif par les thèmes présentés, ou les pas de danse utilisés.
2) au deuxième niveau, la tradition correspond à la situation culturelle du 19ème
siècle, dans la société polynésienne qui est antérieure à l'occidentalisation massive et à .
la société de consommation, mais qui est déjà en contact culturel avec l'Europe/ Dans •-
cette acceptation dynamique de la tradition, on incorpore des éléments extérieurs qui
sont devenus propriété culturelle polynésienne, incorporation qui peut être consciente
ou inconsciente. Ainsi, le christianisme est une valeur polynésienne que personne ne
songerait à remettre-en cause. Dans le domaine des chants et danses, cela se traduit -
par l'inscription des "tarava" dans le concours du heiva, lesquels sont des chants
religieux traditionnels, fruits de la rencontre entre les cirants ancestraux et la religion
chrétienne qui y a vu un moyen efficace d'évangélisation. Au niveau des instruments, -,
citons le célèbre ukulele, banjo local, qui est un élément incontournable du patrimoine •
instrumental polynésien, dont la plupart des Polynésiens pensent qu'il provient des
temps immémoriaux, et qui a en fait été introduit par les Espagnols il y a deux siècles.
On trouve diverses attitudes face à cette tradition pleine de confusions et -.
d'ambiguités. Pour certains, les différents niveaux de tradition n'en font qu'un. Ceux-ci
placent la tradition dans un passé aplati, opposé d'un bloc à la modernité associée à
l'Occident et donc à l'extérieur. Nombreux sont les danseurs qui ont la conviction qu'en
exécutant la danse traditionnelle, ils dansent "comme les ancêtres". Parmi les chefs de
21
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapnort n°2a : analyse 08/04/97

fois exprimé sur la richesse culturelle des Samoans, et par contraste sur la pauvreté ei\
la matière des Tahitiens, comme ce jour où il nous confiait : "Quelle leçon! On m'avait .
dit qu'ils étaient pauvres. C'est nous qui sommmes pauvres".6 Capital économique -.
contre capital culturel, la discussion rejoignait ensuite la politique et la question de
l'indépendance, que le chorégraphe considère comme la seule voie de salut pour la
culture locale. Pour un personnage comme Coco, le déplacement à Samoa a agi -.
comme une caisse de résonance, puisque les discours qu'il tenait avant ce voyage- -.
allaient dans ce sens, et parce qu'il possédait déjà une connaissance aiguë des autres
peuples du pacifique.
Pour la majorité des danseurs, pour qui ce déplacement dans un des pays du •.
Pacifique sud était le premier, ce fut le même constat : une révélation. A la
quasi-unanimité, les danseurs ont retenu le caractère particulièrement traditionnel du
fonctionnement social des Samoas Occidentales, dont l'identité polynésienne • les
rapprochait. En retour, ils ont senti la disparition ou l'affaiblissement de leurs propres -,
traditions et de leur passé/Deux: caractéristiques du fonctionnement social samoan ont -
singulièrement retenu toute leur attention : l'utilisation cérémonieHe du Arara, e ^
l'existence de la chefferie traditionnelle à travers le système des matai.
Le kava a suscité une réaction d'autant plus forte qu'il semblait être l'un des
points communs reliant Pensemble des peuples du Pacifique et qu'il appartenait aussi à -
la tradition tahitiennne ancestrale, ce qu'ignoraient la majorité des danseurs tahitiens.
présents à Samoa/ Le système traditionnel des chefs matai quant-à-lui, forçait le
respect des jeunes danseurs, pour qui il évoquait en grandeur nature les reconstitutions
historiques tahitiennes annuelles au cours desquelles on met en scène les familles -•
royales d'antan. il faut rappeler qu'à Talriti, tout le système social ancestral s'est.

6
Les Samoas Occidentales sont classées parmi le IVè groupe aux Nations-Unies (les pays les plus
pauvres) et ont droit ainsi à des prêts à taux bonifiés. Par comparaison, le territoire de la Polynésie
Française, du moins juqu'à présent c'est-à-dire avec la manne économique que représentait la
présence française pour les essais nucléaires, est riche, en termes de flux monétaires globaux (la
question de la répartition de cette richesse est évidemment une autre question).
21
prrét Patrimoine95 DOM M Rapport n"2a r r n l ™ 08/04/97

effondré et que là-bas, contrairement à la majorité des peuples du Pacifique, "on ne fait •-
phis la coutume", pour reprendre l'expression calédonienne.
C'est peut-être pour cette raison que la délégation tahitienne a offert à
l'ouverture, mais surtout à la fermeture du festival des arts une cérémonie qui se voulait •.
particulièrement "traditionnelle". Alors que chaque délégation passait une minute -
devant la tribune officielle une dernière fois pour rendre hommage au pays hôte des
festivités, la Polynésie française, au moment de ce passage, a procédé à toute une^
cérémonie, avec la remise d'un costume de grand chef Marquisien (qui est en fait un -.
costume de grand chef fabriqué à l'occasion d'un heiva), suivi d'un long orero .
(discours) par le "grand-prêtre"de l'équipe. Ce spectacle improvisé a été le fait des
responsables sur place de la délégation. S'ils ont ressenti la nécessité de livrer ce^
spectacle pour des raisons identitaires évidentes, il est intéressant de voir quelle -.
répercussion cette cérémonie a eu sur les danseurs. Ont-ils suivi les organisateurs dans -.
cette présentation de la tradition tahitienne? On peut dire que les réactions ont été très
mitigées. Pour la majorité d'entre eux, cette cérémonie a plutôt entraîné l'ennui, voire la
gêne. "On a voulu voler la vedette aux autres comme d'habitude" nous a confié un- *.
jeune danseur. "C'était Hollywood" s'est exclamé un autre. Certains ont cependant été -.
réceptifs, comme ce danseur vedette qui regrette que les autres ne se soient pas donnés
le mal d'en faire autant, et de conclure que comme à l'habitude, les Tahitiens.
surpassent les autres.

2.6. relativité de ht-tradition : la question de la création-de-tradition


Cependant, la conscience déclarée que la tradition est historique et non figée est
évoqué par plusieurs chefs de groupe, comme Manouche Lehartel, qui nous a donné
une illustration par l'exemple des canons de beauté de la danseuse tahitienne. La .
danseuse de Vaiere, représentative de la tradition polynésienne, est la belle vafrine
mince et bronzée, fidèle au mythe fabriqué par l'Occident, alors que selon elle tout
indique qu'autrefois, les qualités requises pour danser étaient la blancheur de la peau et
la générosité des formes. Il est intéressant de constater que tel est le cas -.

projet Patrimr^e 95 DOM 33 Rapport n°2a r analwf .08/04/97

aujourd'hui encore aux Samoas, du moins dans les villages, même si, pour la -
jeune génération, un changement comparable à celui évoqué pour Tahiti est en-
cours.
"Cette quête de la tradition n'est pas une attitude passéiste si l'on accepte- un
tant soit peu l'idée que ce qui est nouveau aujourd'hui peut être la tradition de demain",
affirme le poète et dramaturge John Mairai, attestant de la relativité du concept de
tradition. Tout comme Pierrot Lucas qui nous déclare que "le présent d'aujourd'hui est
le passé, et donc la tradition de demain", et que si les hivinau sont ronds, c'est que
des artistes ont pris la liberté à un moment donné de les faire ronds. De même et plus .
récemment nous indique-t-il, Madeleine Moua qui a remis la danse à l'honneur l'a fait
en artiste libre, d'autant plus qu'elle est partie d'une base à peine existante tant la danse
avait été réduite à peu de gestes suite aux censures missionnaires. Faut-il alors imposer
comme inébranlable et immémorial son travail ? A sa façon aussi Louise Kimetete, -.
responsable de l'enseignement de la danse au conservatoire, "gardienne des
traditions , nous donne sa vision du passé et de la tradition : "On ne peut pas
demander aux jeunes de retourner à la broussel" s'exclame-t-elle quand on l'interroge
sur la tradition et la nécessité de sa sauvegarde.
Voilà en ce qui concerne la question de l'évolution et de la création dans la
danse traditionnelle. Quant-à la tradition elle-même, cette ex-danseuse, est consciente
de la relativité de sa connaissance, et partant de ce qu'on met derrière ce terme de
tradition. Elle avoue que bien qu'elle soit la référence en matière de danse
traditionnelle, puisqu'elle est l'une des plus anciennes danseuses, elle danse ce qu'elle a
vu à son époque, et refuse de se prononcer sur la danse des ancêtres, puisque, comme N
elle s'exclame avec son franc parler, "Je n'étais pas là il y a cent ans!"
Les personnes qui évoquent la relativité du concept de tradition sont aussi ceux
qui, par contrecoup, promeuvent la création dans l'élaboration des spectacles dits

7
d'après les termes de l'émission télévisée locale "Générations"qui a été consacrée au heiva en février
1996.
25
projet Patrimoine 95 DOM !» Rapport n°2a : analyse ,08/04/97

traditionnels. Quel est la part de la création, et quelle est sa signification dans le débat
autour de la tradition?
Reprenons l'exemple de la chorégraphie que Coco a présenté au heiva 96. Si la
transformation de la chorégraphie comme du personnage sont très intéressantes, la
réaction suscitée par le spectacle présenté l'est tout autant. Ce spectacle de Coco n'a
pas remporté le succès escompté. En tête des critiques, son manque d'originalité. Le
mot est lâché. On veut de la tradition, mais on veut aussi de la nouveauté, sans quoi le
spectacle est jugé fade et sans intérêt.
Le coeur du dilemme des chorégraphes est là : la danse en tant qu'art et
esthétique exige recherche et création. En tant que patrimoine culturel, elle réclame -.
fidélité et sobriété.

* la création, une tradition polynésienne?


Dans le préambule du règlement, il est écrit : "La création a aussi sa part au
Heiva. Le respect de notre passé n'exclut pas une part de création nécessaire à la .
survie de nos traditions. La tradition n'est pas figée, elle n'est pas une copie -
conforme du passé, elle évolue avec le temps et les hommes qui la vivent".
Ce paragraphe, absent du règlement de 1986, correspond bien à l'état d'esprit de
bien des chefs de groupe, de danseurs, et plus largement de la société polynésienne
dans son ensemble.
Citons aussi la présence dans le règlement du "concours de la meilleure création
musicale", dont on nous dit que les instalments sont "sans limitation, cpiant-au
nombre et à la nature, mais doivent être d'inspiration polynésienne traditionnelle". .
Aussi forte que soit la nécessité d'un retour aux sources, aussi impératifs que -
soient les discours concernant la tradition, l'attrait et la valorisation si polynésiens pour
le "api" trouvent leur droit de cité, même au travers d'un spectacle tout entier consacré
au passé. Et même chez ceux qui se déclarent volontiers puristes, ceux dont les -
discours sont tout entier tournés vers la célébration du passé, comme c'est le cas de •

i
26
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport rPï* • m i l y v OS/O-J/97

Tonio, chef du groupe de Papara, au détour d'une phrase on ne peut manquer de .


relever la fierté provoquée parla création d'un pas ou l'originalité d'une chorégraphie.
Quant-à ceux qui revendiquent le droit et même l'obligation artistique du recours à- la
création, ils ne se sentent pas en porte-à- faux avec la tradition. Coco Ellacott, chef •.
d'un groupe connu à BoraBora traduit coquettement cette situation en se qualifiant -
lui-même de "semi-traditionnel", revendiquant ainsi le droit à la création, mais dans le.
respect de la tradition.

* le costume traditionnel, entre tradition et création. Le cas rahitien en contraste avec


d'autres, au Festival (Samoa)
Cette question du passé et de la création nous amène à aborder une part
importante du spectacle traditionnel présenté à Vaiete dont on nla pas encore parlé, le
costume. A lui seul, le costume illustre bien tout le problème des rapports entre-,
traditionnel et moderne. Le règlement est très strict à cet égard : tout ce qui renvoie de -.
près ou de loin à l'époque moderne est banni : "le port de bijoux tels que montres^
colliers ou boucles d'oreilles d'origine étrangère à la Polynésie est interdit .
L'utilisation de matériaux syiithétiques est interdit. Le port du slip ainsi que le •.
maquillage doivent être discrets". Dans un autre paragraphe consacré aux couleurs, il -
est indiqué que "toutes les couleurs sont permises, le BLEU est INTERDIT sur les
MORE." A notre demande d'explication, un chef de groupe nous a indiqué qu'on ne
peut obtenir le bleu de manière naturelle en Polynésie, puisqu'aucune plante ni aucun •.
fruit ne peut fournir cette couleur, et que par conséquent cettte teinte n'a pu être- -.
utilisée parles Anciens.
Dans le règlement du heiva de Borabora, il est juste indiqué que "les costumes,
seront de création traditionnelle (maohi) ".
On peut contraster avec la présentation de danses effectuées par d'autres pays -.
lors du Festival des arts tenu aux Samoas. Cette recherche de l'authenticité jusque dans,
ses moindres détails était souvent absente dans les spectacles que les autres nations du
Pacifique ont présenté lors du festival . Les Wallisiens en particulier étaient nombreux
21
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 08/04/97 -

à porter montres et bijoux modernes pendant leurs prestations. Cela témoigne bien de
l'acuité de la quête de tradition qu'on trouve à Tahiti et du problème très particulier qui
est enjeu. Les Tahitiens savent que leurs codes actuels sont en partie une redécouverte
(donc, même si on ne l'admet pas toujours, une reconstruction, avec tout ce qu'elle
comporte d'hypotheses),à partir de récits et d'images dans les livres des voyageurs des
siècles passés. Mais cette néo-tradition est devenue d'autant plus rigoureuse sur le^.
rejet de tout ce qui serait moderne-occidental, alors que des cultures qui n'ont pas
connu la même rupture -et Wallis en est un exemple- ont des codes qui, comme tous
les codes réellement traditionnels, sont toujours ouvert à la modification et moins
soucieux de se conformer à un idéal-type. On peut comparer avec ce qui se passe-au
niveau de la langue. Aujourd'hui, à Tahiti, on entend divers débats sur les corrections
qu'il faudrait apporter à la langue parlée, car certains mots seraient pris à
"contre-sens" (par rapport au sens déclaré authentique par ceux qui, comme
l'Académie tahitienne, se sont donnés pour tâche de veiller à / et de restaurer,
l'authenticité. La encore, ce phénomène commence à peine chez d'autres, comme à
Samoa, où le clan des puristes qui insistent sur la création d'études visant à acquérir -
ces- connaissances sont minoritaires devant ceux qui poussent au contraire à une^
adaption aux contextes modernes et même à une utilisation plus grande de l'anglais
(qui pour le moment est limité aux contacts avec l'extérieur). Revenons à la danse et
aux. groupes de la Polynésie Française.
D'un autre côté, les groupes rivalisent d'originalité dans la fabrication de leurs
costumes. Autant le choix des matériaux est strict, autant la fabrication des costumes
témoigne d'une liberté de création. Ainsi le groupe vainqueur "Heikura Nui" avait fait
imprimer sur SQS coiffes, à grands frais et au moyen d'appareils informatiques parmi les
plus sophistiqués, une pirogue avec l'inscription "heikura nui 96". Le groupe "ahoturu
nui" avait choisi de fabriquer d'immenses coiffes en tissu, donnant l'impression d'ailes
de moulin. Mais la menace du caractère non-traditionnel survole telle une épée de
Damoclès le spectacle et les costumes des danseurs, et peut le cas échéant agir
comme un couperet. Ainsi, le spectacle de Manouche Lehartel de l'an dernier avait été
2â.
pr^et Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2,t : analyst- 08/04/97

beaucoup critiqué à cause de l'utilisation de masques noir et blanc, selon l'argument -.


qu'on ne trouve trace de masques dans les récits rapportés sur la danse d'autrefois. A
l'inverse, il semble que la non originalité des costumes du groupe de Coco ait contribué
en partie sa relégation à la troisième place. -.
On voit la difficulté pour les chefs de groupe par rapport au jury et cette -
difficulté résume l'ensemble du problème.
D'une part, il faut suivre des codes qui sont d'autant plus détaillés et pointilleux qu'ils
viennent pallier à une absence de réelle continuité dans une tradition séculaire. D'autre
part, la reconstruction opérée dans les années 1960 et la transformation du "tiurai" en
"heiva" a fait son effet et a véritablement crée une tradition : désormais, s'engager s

dans cette compétition et gagner est une reconnaissance sociale de premier ppla,
reconnue par toute lacommunauté, par le plan politique et économique, et le résultat
peut véritablement changer la vie du candidat. Cette néo-tradition étant devenue une
"tradition", elle ouvre un champ de compétition-innovation. Le "heiva" est un
concours, un vrai concours. On y croit, on veut gagner et il faut donc trouver des
moyens de se différencier du voisin. L'affaire devient donc encore plus "politique", .
car le jury peut manier à sa guise l'argument du non-respect des règles codifiées (une •
couleur bleu, des masques dont on ne peut prouver avec une gravure du XVille qu'ils^
ont existé) et l'argument d'une non-inventivité. Le cas de Coco est exemplaire, lui qui
est à la fois (ou qui fut) le plus provocateur dans l'invention chorégraphique et lui qui •.
tienta illustrer mieux qu'un autre sa vénération de l'authenticité.

2.7. tradition et espace : échelle locale et régionale


L'axe temporel est l'une des composantes essentielles de tout le débat autour de
la tradition, singulièrement dans le domaine de la danse comme nous l'avons vu. Nous
allons voir maintenant que l'axe spatial l'est tout autant. La tradition est plurielle et
variée selon l'échelle d'observation, qu'on la resserre en se penchant sur la Polynésie
française au sein du triangle polynésien, ou qu'on la relâche, en étudiant la diversité

"i
21,
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 08/04'97

des archipels composant la Polynésie Française. Au niveau de la discipline qui nous


intéresse, cette variété est objective : on constate bien des différences ».
chorégraphiques, entre la danse traditionnelle hawaïenne, par exemple et la danse- ~.
traditionnelle tahitienne, mais aussi entre cette même danse et la danse marquisienne,
ou comme nous le verrons avec la danse trop méconnue des Tuamotus.
Mais nous ne rentrerons pas trop dans les détails techniques de cette analyse \
objective, puisque c'est le niveau subjectif, l'appréhension des différences culturelles-,
qui nous intéresse ici. En quoi, un Polynésien se sent éloigné culturellement d'un
Hawaien, en quoi un Marquisien ne se reconnaît pas dans la danse traditionnelle
présentée à Vaiete. Bref, c'est la culture artistique vécue plutôt que vue qui est notre .
objet ici. Autrement-dit, c'est le niveau identitaire qu'on va circonscrire. -

La danse traditionnelle à l'échelle régionale.


* le thème de l'emprunt culturel à Tahiti. •
Ce thème est l'un des plus débattus et aussi la source des discussions les plus .
vives et les plus acerbes au sein de l'univers des chants et danses traditionnels. Son \
contenu a évolué au cours des dernières années, ce qui le rend très significatif.
Il y a une quinzaine d'années, Gilles Hollande et son groupe s'étaient rendus
célèbres par leur conception transpolynésienne du spectacle traditionnel. Exécutant la- .
danse du feu des Samoa ou utilisant la gestuelle et les accessoires maoris, son
spectacle et ses tournées internationales se voulaient le reflet d'une conception.
transpolynésienne de la culture.
Pourtant en 1986, dans le préambule du règlement du heiva, la crainte d'une ».
dissolution de l'originalité du patrimoine culturel interne à la Polynésie française se ••
faisait ressentir.
En 1996, on constate un assouplissement en la matière : "Des traditions
polynésiennes concernant la chorégraphie et les compositions musicales ne sont plus -.
vivantes chez nous, oubliées dans la nuit des temps. Elles ont pu être conservées sous - -
d'autres deux du triangle polynésien (ao tea roa-hawaii-rapa nui). Une recherche
3Q
projet Patrimoine 95 "DOM?-» Rapport i r ^ a r a n a l Y y OS/O-VST -

prudente est à encourager dans ce sens pour enrichir notre patrimoine. Un repli trop ••
strict et trop bien réglementé nuit à la beauté de la danse et des chants". L'insistanc^
est ici placée sur un objectif de connaissance.
Dans les discours pourtant, la tendance générale de la part des chefs de groupe .
et des responsables culturels est au refus de l'emprunt culturel. Pour Tavana Salmon, -.
responsable de la reconstitution historique annueHe qui se joue chaque année,
prestation à mi-chemin entre le théâtre et la danse, "La danse ne doit pas évoluer en
adaptant des gestes du folklore hawaïen, ou des Samoa. Nous avons suffisamment
d'éléments transmis par les anciens pour, à l'opposé, promouvoir la richesse de notre -
culture". Les propos peuvent surprendre de la part d'un personnage qui a vécu
l'essentiel de sa carrière à Hawai et qui en a rapporté le concept du spectacle de la^
reconstitution historique telle qu'on la voit aujourd'hui à Tahiti.
Si les chefs de groupe refusent l'emprunt culturel à l'extérieur des frontières de la .
Polynésie française, ils recourrent allègrement à son utilisation dans leurs attaques
vis-à-vis des autres groupes; Parmi les plus exposées à ces attaques, citons Louise
Kimetete, dont le long séjour aux îles Hawaii lui valent bien des remarques de la part -.
de ses détracteurs. Le style "hula" qu'elle imprimerait aux pas de danses enseignés au -.
conservatoire lui est souvent reproché. L'empreinte marquisienne qu'elle leur donnerait,
ou encore dernièrement l'air de "samba" qui flotterait dans les spectacles qu'elle monte,
accusation exprimée lors d'une réunion du comité pour le heiva 1997, sont autant de -
critiques fort blessantes pour elle, signe que l'emprunt culturel, même intérieur au •
triangle polynésien, est vilipendé.
Certains, très rares, osent cependant avouer l'influence extérieure qu'ils ont subi^
et l'enrichissement qu'elle leur apporte dans l'élaboration de leur spectacles .
traditionnels. C'est le cas de Coco Ellacott, chef d'un groupe de Borabora, qui avoue
avoir été très influencé par "la chorégraphe iranienne qui est venue pour adapter les
pas de danse locaux à la musique fijienne du film Hurricane", lequel a été tourné à
Bora-Bora.


21
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport rr*2a : analyse 08/04/97 •

Si l'on regarde maintenant de plus près la réalité, on constate que derrière les.
discours, l'emprunt culturel est effectif et même valorisé, en ce qu'il participe au travail,
de création dont on a montré qu'il n'était pas incompatible avec le concept de tradition. .
Le dernier festival des arts aux Samoas nous a permis de voir ce processus d'emprunt
culturel, et sa signification artistique et identitaire pour les représentants de la^
Polynésie Française. Ceux qui ont été les plus attentifs sont sans conteste les,
musiciens, à l'affût de nouvelles sonorités et de nouveaux instruments pour enrichir
leur musique traditionnelle. L'âme de l'artiste l'emporte. Nos musiciens ont en •
particulier été très séduits par les instruments de la délégation des îles Salomons, et i^
est fort à parier que la flûte de pan salomone fera son apparition dans les prochains.
heiva, au moins dans la catégorie "création musicale", tout comme on a pu entendre le .
son d'une trompe papoue cette année par le groupe "Heikura nui", instrument -
découvert au festival des arts de 1985 qui s'est tenu- à Tahiti. On constate pourtant que^
les pays inspirateurs n'appartiennent même pas au triangle polynésien.
En fait, la question de l'emprunt culturel est très ambiguë. D'un côté, les groupes
s'accusent mutuellement de "copier" leurs voisins du Pacifique, mettant en péril le ••
patrimoine culturel de la Polynésie Française. De l'autre, ils recourrent volontiers à cet
emprunt et le valorisent dans leur discours comme une source d'enrichissement
artistique. En fait, il nous semble qu'ici, l'axe temporel rejoint et se fond dans l'axe .
spatial. Quand ils critiquent les autres, c'est au niveau culturel et traditionnel que les -.
chefs de groupe se placent : c'est le rapport au passé et à sa préservation auquel ils
pensent.
Quand ils utilisent le patrimoine artistique des autres, c'est au niveau de l'art et de la
création qu'ils se situent. On retrouve tout le débat entre tradition et création,passé et -.
présent.

à ¡'échelle locale.
Si on change d'échelle, en réduisant cette fois l'aire géographique considérée, on •
peut distinguer plusieurs sous-ensembles culturels dans le bloc qui constitue la
22..
projrt Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a • anaty^ .08/04/97

Polynésie française. Oeuvre des autorités coloniales, la Polynésie française regroupe •.


des archipels qui présentent objectivement de fortes spécificités : spécificités
linguistiques, culturelles. Le domaine de la danse et des chants n'échappe pas à ces
particularités locales. L'observation de ces spécificités intraculturelles est intéressante •„
car elle peut devenir le support d'une revendication à la différence, dont les causes, le .
sens et les conséquences sont cruciales pour l'avenir de la Polynésie française et
instructives pour notre thème sur la transmission culturelle.

l,e heiva et le festival des arts : ambiguïtés de la politic¡ue culturelle -.


intrapolynésienne.
On a relevé la participation de groupes des autres archipels que celui de la^
société aux Heïvas de 1966. On a également virdans notre première partie que le heiva_
réservait dans son règlement une place aux groupes des autres archipels, cautionnant .
ainsi leur spécificité.
Cependant, aucun groupe de ces archipels ne s'est présenté au concours du heiva 1996>
hormis la prestation d'un groupe Marquisien de Tahiti dans la catégorie "hors
concours", lors de la soirée d'ouverture, les raisons avancées étant d'ordre financier, ta- •_
prise en charge de groupes des îles étant trop coûteuse selon les responsables de
l'Otac. De plus, si on s'éloigne de la lettre du règlement, et si on se rapproche de ses
modalités, on se rend compte que la participation effective des groupes des îles au
concours pose problème. En effet, comme nous l'a fait remarquer Louise Kimetete, .
pour qu'il y ait concours, il fout se battre sur le même terrain, suivant les mêmes -..
critères. Or on se trouve devant plusieurs cas de figure : soit le groupe d'un Archipel
trouve face à lui des ressortissants du même archipel et le concours peut avoir lieu^
selon les critères propres à la danse traditionnelle de cet archipel, ce qui demeure un
cas d'école; soit il se présente dans la catégorie hors-concours, ce qui est le cas le plus •
récurrent; soit il offre un spectacle aux nonnes tahitiennes, avec pour conséquence la
dissolution de sa spécificité culturelle.

i
2à.
profdt Pntrimt>me»5 DOM 33 Rapport n°2a r analyse 08/0-M7

/g.v différences revendiquées : le cas des Marquises.


Les Marquises ont réussi à imposer leur spécificité sur le plan de la danse -.
traditionnelle. La "danse de l'oiseau" et la "danse du cochon" qui sont les deux danses *.
emblématiques de ces îles sont connus de tout un chacun à Tahiti, ce qui fait qu'il
existe véritablement un "style" marquisien dans ce domaine, style qui confère une
identité propre aux resortissants de la communauté marquisienne. Ce n'est pas un
hasard si le seul spectacle non tahitien au heiva 1996 est un spectacle marquisien, dans
la catégorie hors concours. Les Marquisiens ont réussi à imposer leur marque et leur
identité est reconnue par la comunauté polynésienne, en particulier tahitienne.
Que dire de la conscience identitaire des danseurs eux-mêmes? Nous avons
rencontré plusieurs danseurs et danseuses marquisiens qui résident à Tahiti. Tous ont -,
découvert la danse marquisienne après leur arrivée à Tahiti. Cest que le besoin,
identitaire naît du sentiment de la différence. C'est quand ils ne sont plus dans leur
communauté d'origine que les individus ressentent l'identité propre à cette
communauté. La danse traditionnelle ne vient donc qu'appuyer et exprimer un •
sentiment identitaire sous-jacent déjà présent.
Par ailleurs, il faut évoquer l'existence d'un festival des arts des Marquises, qui
assure la promotion de la culture marquisienne. On peut dire ici que l'impact de la- .
politique n'est pas pour rien dans ce mouvement identitaire marquisien.

Les différences estompées : les Tuamotus.


Dans notre analyse des différentes traditions internes au bloc polynésien, et de.
leurs répercussions culturelles et identitaires, un autre archipel est intéressant à .
évoquer : il s'agit de l'archipel des Tuamotus. Constitué de 48 atolls, cet archipel
occupe la plus grande surface de la Polynésie Française. Curieusement, on constate
une quasi-absence de cet archipel dans le domaine des chants et danses traditionnels
qui sont présentés au heiva et en général à Tahiti. Peu de personnalités du monde de la ,
danse traditionnelle sont capables de parler du "style "paumotu (adjectif correspondant .
à "Tuamoru"), comme on a pu le constater à travers la difficulté et même
24
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°23 : analyse 08/04.97

l'impossibilité de trouver un chorégraphe qui enseignerait des danses paiimotii en .


prévision du dernier festival des arts. D'aucuns avancent que la raison de cette absence •.
est le caractère fruste de la culture artistique paumota, notamment dans la danse.
Notre connaissance de l'un des atolls de l'Est des Tuamotus, Tatakoto, nous
conduit à débouter cet argument. Plus encore,, le répertoire musical des Tuamotus est
riche et varié, aujourd'hui- comme.on-a pu le constater dans ce même atoll -, comme
hier - ainsi que le démontre la riche étude menée .par Burrows dans les années trente
qui répertorie plus de vingt types de chants aux terminologies, aux sonorités et aux
fonctions différentes.
La majorité des chefs de groupe avouent leur méconnaissance de la danse
paumotu. Pourtant, une grande partie de la population de Tahiti est originaire de cette
partie de la Polynésie Française désertée pendant les-années soixante, soixante-dix et
quatre-vingt pour des raisons d'ordre économique. Comment expliquer la .
non-représentativité de cet archipel dans le processus de revitalisation des chants et -
danses traditionnels qu'on observe dans la capitale?
Les raisons avancées sont multiples. Selon le président de l'association culturelle.,
de Napuka, atoll des Tuamotu, ses habitants n'ont pas ce besoin de ressourcement
identitaire que traduit lé refuge effréné dans la danse traditionnelle qu'on trouve chez -.
les Tahitiens, car ils vivent encore d'une manière traditionnelle qui leur épargne les
affres de la modernité. Pourtant, la communauté paumotu installée à Tahiti est très
nombreuse et elle vit cette situation culturellement difficile.
Le deuxième argument avancé par cette même personne, certainement plus •
pertinent, est inhérent au manque d'unité des atolls constituant l'archipel, qui les
conduit à produire une^ politique de clocher rédhibitoire à tout rassemblement et
sentiment unitaire partagé. De fait, les antagonismes entre atolls et le repli sur son .
fenua -son territoire-sont des traits caractéristiques du système culturel paumotu. •
Par ailleurs, la politique culturelle n'a jamais cherché à mettre en forme et en
valeur la patrimoine artistique paumotu comme elle l'a fait pour les Marquises. On a
plutôt décrété que la spécialité de ces îles se cantonnait au domaine de l'artisannat. .

i
35.
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 08/04/97

Nombreux sont les danseurs des- groupes de la ville qui sont des ressortissants des
Tuamotus. Au niveau artistique, on assiste donc à une dissolution de la spécificité ;
paumotu. S'accompagne-t-elle dans le même temps d'une dissolution identitaire pour -
ces danseurs?

3. Le contenu culturel social et quotidien de la tradition^


On a vu tout au long de la partie précédente une facette de la tradition, conçue -
non du point de vue de son contenu mais de celui de son efficacité - -
politico-symbolique. Cette dimension de la tradition, très vivace à Tahiti et qu'on a^
rencontré tout au long de notre étude sur le heiva, ne doit pas éclipser une autre facette
de la tradition, celle qui s'apparente à la culture appréhendée dans son acceptation la •_
plus large cette fois, c'est -à-dire conçue comme l'ensemble des schemes de pensées et
d'actions que partage une communauté. C'est toutes les valeurs de la société
considérée qui forment sa tradition, et leur transmission est très bien assurée, même si^
elle est -et parce qu'elle est- inconsciente. -
Nous avons vu comment la société pouvait influencer les danses et chants -
traditionnels, en leur imprimant la marque de ses doutes, la nécessité de leur regain.
Nous allons maintenant voir que les chants et danses nous donnent en retour des
renseignements sur la société, et que ces renseignements sont transmis et préservés .
d'autant plus efficacement qu'ils le sont inconsciemment
Les messages culturels quotidiens véhiculés et transmis par les danses
traditionnelles sont nombreux . Les valeurs de la collectivité et du groupe exigés par la
synchronisation des mouvements, la différenciation sexuelle mise en scène à travers
les pas et \QS séquences chorégraphiques sont des exemples de représentations
culturelles transmises depuis les temps immémoriaux.
Nous nous concentrerons sur les deux aspects les plus centraux du patrimoine
culturel contenu et transmis dans la danse traditionnelle : les valeurs culturelles qui ont
trait à la jeunesse et celles qui regardent la question de la sexualité.

!
35 ,
Pfokt Patrimoine95 PONÍ 33 R a p p o r t ^ » : »n»ly«f 09/04W

Nombreux- sont les danseurs des groupes de la ville qui sont des ressortissants des •
Tuamotus, Au-niveau- artistique, on assiste donc à une dissolution de la spécificité
paumotu. S'accompagne-t-elle dans le même temps d'une dissolution identitaire pour
ces danseurs?

3. Le contenu culturel social et quotidien de la traditions


On a vu tout au long de la partie précédente une facette de la tradition, conçue
non du point de vue de son contenu mais de celui de son efficacité \
politico-symbolique. Cette dimension de la tradition, très vivace à Tahiti et qu'on a \
rencontrée tout au long de notre étude sur le heiva, ne doit pas éclipser une autre •
facette de la tradition/celle qui s'apparente à la culture appréhendée dans son
acceptation la plus large cette fois, c'est -à-dire conçue comme l'ensemble des schemes N
de pensées et d'actions que partage une communauté. C'est toutes les valeurs de la •
société considérée qui forment sa tradition, et leur transmission est très bien assurée, •
même si elle est -et parce qu'elle est- inconsciente. \
Nous avons vu- comment la société pouvait- influencer les danses' et" chants-
traditionnels, en leur imprimant la marque de ses doutes, la nécessité de leur regain. -
Nous allons maintenant voir que les chants et danses nous donnent en retour des
renseignements sur la société, et que- ces renseignements- sont-transmis- et-préservés v

d'autant plus efficacement qu'ils le sont inconsciemment.


Les messages" culturels quotidiens véhiculés" et transmis" par les danses •
traditionnelles sont nombreux . Les valeurs de la collectivité et du groupe exigés par la
synchronisation des mouvements, la différenciation sexuelle mise en scène à travers
les pas et les séquences chorégraphiques sont des exemples de représentations \
culturelles transmises depuis les temps immémoriaux.
Nous nous concentrerons sur les deux aspects les plus centraux du patrimoine •
culturel contenu et transmis dans la danse traditionnelle : les valeurs culturelles qui ont
trait à la jeunesse et celles qui regardent la question de la sexualité.

!
36
projdt Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2* : anatv»e 09/0*97

3.1. La jeunesse, au coeur de la danse traditionnelle.


L'association de la danse traditionnelle à la jeunesse polynésienne et à ses
valeurs est très fréquente. Nous allons maintenant voir en quoi la danse traditionnelle
est effectivement une activité réservée aux. jeunes. Puis nous verrons quels jeunes elle
concerne effectivement. Enfin, nous évoquerons les valeurs qu'on associe à cette
jeunesse à travers la danse, valeurs qui sont transmises et préservées et constituent
une partie du patrimoine culturel, au sens de schemes culturels quotidiens, souvent
insconscients.

danse et jeunesse :
Qui dansait dans la Polynésie d'autrefois?
Toutes les catégories sociales étaient impliquées dans cette activité si l'on en -.
croit Te père O'reilly qui , à l'issue dé sa recherche écrit : "L'otect est alors une danse
d'hommes. L'upa-upa suppose un couple. La hura est dansée seulement par les
femmes d'un haut rang. "La ponnara ou uparaaest une danse de nuit exécutée par-
des femmes de tout âge et de toutes conditions. La mamaha demande des hommes et
des femmes qui jouaient nus. La timorodee est l'apanage des filles non mariées. •
On trouve également dans bien des études l'évocation d'une catégorie de
professionnels de la danse' et du spectacle» les Artois, sorte de troubadours. Selon
Anne Lavondès, pour qui la danse était l'apanage des jeunes , la fonction essentielle
de cette activité était d'assurer l'éducation sexuelle de ces jeunes. La sexualité des .
danses traditionnelles correspondait aussi à la liberté sexuelle caractéristique de l'étape
de la jeunesse.
En bref, il semble bien qu'il ait existé une catégorie de danses autrefois
correspondant à un état et à un statut," celui de hi jeunesse. Il semble qu'aujourd'hui
cette catégorie représente à elle seule toute la danse traditionnelle, puisque , comme •

8
0'Reilly Patrick, La danse à Tahiti, Paris : nouvelles ed. latines, 1972, p.7.
9
cf encyclopédie de la Polynésie.
21 .
projet Patrimoine95 DOM » Rapport n°2a : analyse 09<04/97

nous allons nous efforcer de le démontrer maintenant, celle-ci est l'activité de la


jeunesse exclusivement.

La jeunesse impliquée dans la danse traditionnelle : une jennesse plurielle. x

Aujourd'hui, dans les discours de presque tous les chefs de groupe, c'est -,
l'expression "nos jeunes" qui est l'expression consacrée. Mais la jeunesse n'est pas •
sociologiquement un bloc homogène. Qui sont les jeunes qu'on trouve dans les groupes -
de danse?
il faut distinguer entre les groupes" des districts, et les groupes de la ville. En ce %
qui concerne ces derniers, nous avons repéré deux grandes catégories sociologiques. •
Concernant la "première, souvenons-nous que la danse traditionnelle a été traitée par -
les autorités comme une activité sociale à destination de hi jeunesse désoeuvrée. Nous ,
avons effectivement rencontré de nombreux jeunes de la ville dont la trajectoire est
conforme à ce schéma : sans emploi ni qualification, ils sont intégrés dans un groupe
de danse par un "collègue" ou bien, par un chef de groupe, et leur principale occupation
devient la danse à laquelle ils consacrent beaucoup de leur temps, et qui finit souvent
par devenir pour eux une seconde famille. Certains d'entre eux en font même leur
unique source de revenus en allant faire les shows d'hôtel. D'autres encore partent pour
une tournée internationale de plusieurs mois : à l'époque de l'enquête, plusieurs de ces •
contrats étaient effectifs , dont une tournée de six mois en Espagne," une tournée au N
Danemark.
H nous faut maintenant évoquer une deuxième catégorie de jeunes impliqués dans -
l'activité de la danse traditionnelle : leur trajectoire jusque dans l'univers de la danse •
traditionnelle est très éloigné des précédents. Les jeunes dont nous parlons sont des N
jeunes diplômés, qui sont souvent partis en métropole pour faire leurs études. D'origine
"demie "pour la plupart, la question identitaire se pose fortement à eux quand ils -
réalisent leur différence. Bien souvent et paradoxalement c'est dans le foyer tahirien de •
leur ville universitaire qu'ils font leurs premiers pas dans la danse tahitierme
traditionnelle. C'est le cas de la majorité des anciens étudiants que nous avons

I
38 .
projet Patrimoine 95 DOM 3> Rapport n°2a : analyse 0904/97

rencontrés lors de notre étude. C'est aussi le cas de chefs de groupe commme Pierrot
Lucas ou encore Manouche Lehartel qui ont appris la danse traditionnelle à Bordeaux.
On trouve aussi dans les groupes de la ville des danseurs qui ne rentrent pas dans ces
deux catégories, qui sont employés. On constate aussi que pour la plupart de ceux-ci,
la qualification de "jeunes" n'est pas vraiment pertinente.
Concernant maintenant les groupes de districts, en l'absence d'une hiérarchie
sociale et de ses conflits inhérents,, on constate une homogénéité dans la composition
des groupes. Il y a deux catégories de danseurs, qui sont répartis comme suit : les
"écoliers" ou "étudiants"- c'est-à-dire les individus scolarisés en primaire, secondaire
ou dans des formations techniques- et les "adultes" . Quand ils parlent des danseuses,
les chefs des districts distinguent entre "nos étudiantes" et "nos mamans", appellation
qui renvoie au rôle traditionnel de la mère au foyer encore répandu dans les districts.
Les listes des danseurs impliqués dans l'activité de la danse traditionnelle aux concours
de Vaiete nous montre qu'on n'est pas en face d'un groupe homogène en terme d'âge, et
que certains danseurs ont plus de trente ans. Il faut aussi signaler l'existence d'un \
célèbre groupe, les "marna rucar^" qui fit fureur aux tiurai du début des années
quatre-vingt . Plus récemment, dans leur spectacle 1"'Alliance", présenté dans la
catégorie hors concours du heiva 1996, le groupe de Marguerite Lai consacre un
tableau aux "marnas", qui interprètent une danse de type 'aparima, laquelle est très
applaudie parle public. Mais cos deux exemples sont justement montrés comme des •
exceptions qui confirment la règle : la danse reste une activité de jeunes. Reste une *,
autre exception à signaler, celle-là constitutive du fonctionnement du groupe : c'est la
personnne du ra'atira ou chef qui est souvent le chorégraphe de la troupe, qui circule •
entre les rangs des danseurs pour surveiller le bon déroulement du spectacle,
ramassant le cas échéant les coiffes tombées sur le sol et qui contribue à l'animation du *
spectacle.

10
Le terme "marna" est une dérivation du terme français de maman. La "marna ruau" (littéralement
mère vieille) est la grand-mère. •

i
22r .
proírf Patrimoine95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse- 09'04/97

On a vu ici le plafond en tenues d'âge de pratique de la danse traditionnelle dans


le cadre des concours du heiva: Malgré la présence statistique de certains danseurs •
difficiles à classer dans la catégorie de la jeunesse, malgré l'exception du raatira et du N
groupe des "marnas", la danse traditionnelle exhibée place Vaiete reste dans l'esprit \
des danseurs comme dans celle des spectateurs une activité de la jeunesse.A
Il nous reste maintenant à parler du seuil : à partir de quel âge est-on habilité à
exécuter la danse tahitiennne traditionnelle et pour quelles raisons? x
Le règlement est strict à cet égard et la réponse-à notre première question-est- v
univoque : il faut être au moins âgé de 13 ans pour se livrer à la pratique de la danse -
traditionnelle à Vaiete.
Pourtant force est de constater combien la danse traditionnelle est apprise dès
leur plus jeune âge par les enfants, par mimétisme des parents, mais surtout depuis
quelques années dans le cadre de l'école, où des cours sont dispensés par l'équipe du
conservatoire. Dans Les écoles de danse privées aussi, on trouve une foule de petites
filles. L'absence de ces enfants dans le concours peut s'expliquer par la réaction de
plusieurs personnes devant le spectacle hors concours présenté place Vaiete le soir de
l'ouverture des festivités et réservé aux écoles de danse: Lors de ces prestations, on a
vu des petites filles se livrer aux mouvements requis par le concours individuel,
mouvements lascifs et suggestifs, comme le mouvement de l'appel, qui consiste à se
déhancher tout en tendant une main au public. On pourrait penser que le fait que des
petites filles exécutent ces gestes traduit juste leur banalisation. En fait, les réactions
hostiles à cette démonstration laissent penser qu'il n'en est rien et que la danse garde
toute sa symbolique sexuelle. La plus outrée des réactions a été celle d'une ancienne
danseuse, qui s'est exclamée : "Il ne faut pas s'étonner après cela que des fillettes
soient violées!"
On se souvient que la danse fut réprimée par les missionnaires et, jusque dans
les années I960, considérée par la "bonne société" comme vulgaire. Aujorud'hui, deux
idéologies coexistent confusément. Un retour aux "arts traditionnels", jugé alors
positivement, et un prolongement de l'idéologie missionnaire et post-missionnaire sur •

i
!
4fK
projet Patrimoin&95 DOM 3> Rapport nJ2a : arralyw 09/04/97

le caractère vulgaire, lié à l'idée que ces danses expriment une sexualité débridée (sans
que l'on puisse discerner aujourd'hui ce qui, dans cette dernière association, ressort du
cliché imposé par le jugement missionnaire et ce qui serait un lien culturel datant •
d'avant les missionnaires).

Ce qu'on a voulu montrer en encadrant en haut et en bas l'étape de la jeunesse, \


c'est que les arguments avancés ne sont pas d'ordre somatique. Concernant les
enrants, c'est plus l'ambiguité des mouvements exécutés que la capacité à les exécuter ^
qui motive leur non-participation au heiva. Même si nombre de danseurs expliquent le •.
retrait souvent précoce des danseurs de la compétition du heiva par des arguments >
d'ordre physique (essouflement et plastique corporelle), la plupart de ceux qui se sont ,
retirés des groupes de danse l'ont fait pour des raisons de statut familial. "J'en arrêté la -
danse quandje suis restée avec mon mari"(ou avec ma femme) est l'explication fa phis~ -
récurrente. Nombreux sont les danseurs qui estiment que la pratique de la danse ,
traditionnelle sied au statut de célibat et qu'elles doivent se terminer ensemble. Ce qui
renforce l'idée du rapport étroit entre la jeunesse et la danse dans l'idéologie
contemporaine. En Polynésie, la période de la "jeunesse" taurearea n'est pas tant l'âge -
que le statut de célibataire. 4

Dans les deux cas, les raisons de la non-participation des individus concernés \
ont trait à la connotation sexuelle de l'activité. C'est que la danse vue comme •
traditionnelle est associée à des valeurs, à un état,, celui de la jeunesse, dans lequel la
sexualité occupe une grande place. La place de la beauté, la séduction dont se
prévalent danseurs et danseuses, font de la danse traditionnelle une activité qui ne se
réduit pas à la seule dimension artistique. "Quand je danse et que je sais que des
femmes me regardent, je suis fier". C'est tout le mythe de la nouvelle Cythère que met
en scène la danse qu'on dit traditionnelle. Les témoignages des danseurs vont tous
dans le même sens : il faut être célibataire pour s'adonner à cette activité, ou bien avoir
son partenaire dans la troupe. En tous cas, l'association entre danse traditionnelle,
jeunesse et butinage sexuel est très forte.
41^
projet Patrimoine 95 DOM W Rapport n°2a : analyse 09/04/97

Nous allons maintenant aborder de façon plus générale la thématique de la sexualité •••
qui occupe une grande place dans la danse traditionnelle.

3.2. Danse et sexualité.


De l'importance de la sexualité dans les débats sur la danse.
A travers l'étude de la danse traditionnelle polynésienne, et surtout des
commentaires qu'elle inspire, c'est les valeurs de la société qu'on est amené à
rencontrer. Ce n'est plus ici la société qui explique la danse, mais la danse qui nous
donne des informations ethnologiques sur la société. Il est un thème en particulier qui a
retenu notre attention, tant il est au coeur de toutes les conversations et des débats
passionés qui entourent la danse traditionnelle. C'est le thème de la sexualité; v

Erotisme, sensualité, vulgarité sont des mots récurrents dans les discours qui ont ,
trait à la danse traditionnelle.
Inutile de revenir trop en détail sur les maintes descriptions des observateurs '.
extérieurs, explorateurs, puis plus tard voyageurs curieux, qui font de Tahiti une ,
nouvelle Cythère, et qui soulignent le caractère sexuel des danses d'antan. Ou encore
sur les témoignages des" missionnaires qui en font une nouvelle Sodome, en fustigeant
les prestations artistiques offertes à leurs yeux effarés.
De l'avis de tous les danseurs comme de celui des chefs de groupe, la danse ^
polynésienne traditionnelle est une danse sensuelle, comme Pierrot Lucas qui
rapproche cette sensualité de la danse brésilienne.
Vu de l'extérieur aussi, la sensualité de la danse tahitienne est bien ancrée. On a •
pu constater à Samoa combien la popularité de la danse tahitiennne reposait sur la
sensualité des mouvements de hanches féminins, ainsi que sur les fantasmatiques
"coconut shells", les soutiens gorge en noix de coco portés par les danseuses. A cet
égard, rapportons ici une anecdote, qui, pour amusante qu'elle soit, n'en est pas moins "
significative. Plusieurs individus de la communauté fïjierme, mais également samoane-, N
ont lancé des plaisanteries en direction des danseuses tahitiennes, leur demandant de
42>
projet Patrim»ine95 DOM 33 Rapport rr°2a : tma\w p9'04/97

prêter leur soutien-gorge en guise de bol de kava. On trouve là l'association de deux- s


traditions : d'un côté celle du kavay haut symbole de tradition dans l'ensemble -.
océanique, de l'autre le soutien-gorge de la danse tahitienne traditionnelle, symbole •.
aussi d'une vieille tradition- polynésienne, celle de la sensualité perdue et remplacée N
dans la plupart des états du Pacifique par le puritanisme chrétien et ses tabous. ,
Autrement-dit, la Polynésie Française n'a pas tout perdu de sa tradition aux yeux des
autres peuples du Pacifique : la disparition du kava est rachetée par la sensualité de sa- -•
danse!

du sentiment amoureux.
Revenons au dernier heiva. Le sentiment amoureux inspire une grande partie •
des thèmes choisis. Cette annéey cinq, groupes basent leur prestation autour de ce
thème, soit en utilisant la voie légendaire, soit en recourrant à ce sentiment sous une *•
forme abstraite. Concernant les légendes, il est vrai que le répertoire est riche de ces
situations "araoureuses"que sont les mariages - qui sont plus le résultat des stratégies.
matrimoniales entre chefieries que de L'amour au sens occidental du terme. N'empêche
que leur traduction artistique contemporaine en fait des tableaux très romantiques.
Ainsi, le thème du mariage entre Emehe et Tuterai, avec le dessein de faire cesser les
querelles entre les deux clans auxquels appartiennent nos deux-héros, est traité sur le
mode du sentiment amoureux. La traduction du troisième -aparima se conclut sur ces
mots :
"Maintenant nous sommes unis par l'amour .
Tu es à moi et je suis à toi.
pour la vie".
Et les deux héros de s'enlacer tendrement sur la scène et de se frotter nez contre '
nez...
Du côté du traitement abstrait du sentiment amoureux, citons le groupe Ahutoru N

Nui, qui célébrant la fidélité sous toutes ses formes, consacre un tableau au sentiment
amoureux et à la fidélité dans l'amour, dont voici la traduction d'un extrait :

"O ma bien aimée.


45~
projet Patrmy>me95 DOM 33 Rapport n°2a : ¡malvw 09/04/97

M /es douleurs, ni les peines, ni les chagrins


Et les tourments n'useront cette alliance
encore et toujours nous appuierons-nous, l'un Vautre.
Et en quelque temps que ce soit
Notre amour ajamáis ne sera ébranlé".
Ces quelques extraits montrent que le sentiment amoureux est mis ea valeur T ce
qui n'a rien de surprenant puisqu'il est ici comme ailleurs une source d'inspiration dans
laquelle puisent tous les artistes.
Si on passe maintenant du sentiment à l'acte, c'est-à-dire à la sexualité, on •
constate là un traitement très particulier. C'est que la sexualité s'aborde d'une façon très \
particulière. Imprégnée-par.la- ebristianisation-massive- du.siècle dernier, les discours- .
sur le sexe sont empreints d'un fort puritanisme. Dans le même- temps, les" propos- ,
peuvent apparaître, très- crus- pour- l'observateur extérieur. Pour- comprendre- cette .•,
ambiguitéV il nous-faut nous déprendre-de-noseatégories-occidentales^ -.
Des recherches- entreprises sur ce thème au cours de plusieurs enquêtes sur N

diverses îles-de-la-Polynésie Française, nous-tirons-l,idée-qu'en-Polynésier lesexe-seL.\


fait plus qu'il ne se dit, et quand il se dit, c'est soit sous forme métaphorique, soit dans
un contexte de plaisanterie- ou-de caricature tel qu'il ne peut se réaliser. Le heiva de -.
cette année illustre fous les cas de figure possibles. Autrement dit, l'amour montré à
Vaiete, mais aussi dans toutes les situations quotidiennes, se conjugue sur le mode de -
la métaphore et de l'humour.
Concernant notre premier point, à savoir que l'amour se fait plus qu'il ne se dit,
voici les paroles du Paoa du groupe "unauna rau i To'ahoru", dont les vers évoquent
cette situation traditionnelle très polynésienne du "motoro", qui veut qu'un jeune-
homme amoureux s'introduise subrepticement dans un fare à la faveur de la nuit
pour séduire la jeune fille de son choix avec qui il n'a bien souvent jamais échangé une •.
parole :

"Jeune homme, entre dans la chambre


soit vigoureux et éveillé

maison locale
protêt Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : anahie 09/04/97

tombe mon garçon "ahi alia aha a" N


mon_garç.on adoptif "ahLaha_aha a"
voici ta dulcinée "aahi aha a " ".

Evoquons maintenant la dimension métaphorique -des discours sur la sexualitér


Bien des chants populaires regorgent d'après les Polynésiens de sous-entendus sexuels.
i o
Selon John Mairai, dans le célèbre "e rori.e" de son enfance, le ron' ^ évoque -
non l'holoturie, mais le phallus que les paroles de la chanson appellent à venir. v
De même, l'étymologie savante du "tamure"y est très révélatrice. Ce terme- avait N
été introduit dans les années cinquante-en-référence au-poisson-qui-porte-ce-nom-et-.
dont l'évocation revenait sans cesse dans la chanson sur laquelle on a exécuté cette- -.
danse. Selon John Mairai, le mot peut se couper en deux : "ta" renvoie à une action, et
"mure" ,qui signifie enfoncer, renverrait à l'acte de la pénétration lors de
l'accouplement. On voit bien là à la fois le procédé métaphorique utilisé, ainsi que N

cette tendance à la sexualisatioiL Que l'étymologie soit douteuse importe finalement


N
peu. Dans la langue polynésienne où les lettres sont peu nombreuses, le sens se faisant
essentiellement grâce à l'accentuation des mots, les décompositions peuvent être
multiples et prêter à maintes interprétations. Dans ce cadre, le choix d'une
interprétation plutôt qu'une autre est très révélateur des valeurs de UT société. De fait,
les etymologies à caractère sexuel sont légions, comme celle que nous livre, à titre
d'exemple, le chef du groupe de Papara, Tonio, à propos du nom de son district. Selon
lui, deux interprétations des anciens expliquent l'origine de Papara : la première vient
de l'associatioadepûpa (rocher) et de m (soleil). La seconde, très confuse, renverrait
à une légende selon laquelle une femme violée serait allée se laver après cet acte dans
l'eau d'un bassin qui, au contact des traces du méfait qu'elle portait sur elle, serait
devenue jaune.

A côté du recours à la métaphore, on trouve aussi l'humour comme moyen


d'appréhender le sujet. On en trouve une illustration dans le ute crrearea, ute comique

12
holoturie, animal marin qu'on appelle aussi boudin à cause de sa forme.
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2 a : an»lv*«- O^CHW

qui est une des épreuves du concours des chants traditionnels . Ce n'est pas un hasard
sites"thèmes de ce ute sont en majorité des thèmes à connotation sexuelle. Ainsi, te-
groupe Hei Tiare relate l'histoire de l'araignée de la chance interprétée- par une femme-, x
et qui s'adresse à un musicien, qui, dans le rôle du client de ce jeu qui consistée gratter •
un carton pour savoir si le ticket est .gagnant, est invité à gratter la dame! Et legeste de- -
se joindre à la parole; Voici le texte traduit du dialogue chanté : \
-Araignée de la_chance...Nous voulons des millions!
- ah bon! Vous voulez des millions!
Oui!
-O.K.Alors! (en français lors-de l'interprétation) •

O membres du jury, une grosse somme est en jeu! x


Mais qui veut essayer de gratter?..

Je suis l'araignée, jeu de la Pacifique des jeux.


Je suis une jolie jeune fille de même que mes millions
Si tu savais de quoi j'ai envie : que tu me grattes. - -
Mais ne me gratte pas n'importe comment : selon tes désirs.
Si cela arrivait, j'aurais une envie pressante.
IE- AHA AHE Si cela arrivait HE
IE- AHA AHE J'aurais une envie pressante.„AI Ek

Je vais te dire copain, gratte-moi sur la poitrine


Si tu y arrives, du lait millionnaire s'en écoulerait.
Je suis ta copine l'araignée de la chance
Prends-moi. et grattes-moi bien, je suis un jeu de hasard.
Gratte-moi ainsi tu auras des millions
IE - AHA AHE Si tu arrives à me gratter
IE-AHA AHE tu auras des millions.

O vous membres du jury, voici un message


Les invités et vous peuple polynésien...AUE
Vous voulez être millionnaire ce soir?
Grattez-moi sur la poitrine.
AU E Araignée! C'est toi ihoa la vraie! AI...E... (en français dans
l'interprétation)

Inutile de dire que ce ute déclenche l'hilarité générale. Précisons que l'interprète -\
du chant n'est pas une jeune fille, ce qui renforce encore le comique de la situation, la ,

i
protêt Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse- 09'OW7

rendant plus acceptable car moins réaliste. C'est le même procédé qui est utilisé par un N
groupe de Moorea, dont la jeune fille courtisée crûment est un homme barbu déguisé
caricaturalement avec une perruque blonde et une jupette rose bonbon. Ici encore; on- -
est dans le registre comique et il ne vient à personne l'idée d'être choqué. *.
A côté de ces propos grivois, on peut s'étonner de cette attitude inverse qu'estrle
puritanisme, et qui conduit à taxer de "vulgaire" des pas de danse, parfois des •
chorégraphies, que notre oeil occidental a du mal à voir de la sorte, surtout après avoir •
assisté au spectacle crû des ute arearca.

Sexualité et vulgarité.
On trouve trace de cette tendance puritaine-chez.le vieil homme qui rapporte à- •
Coco Hotahota, selon les dires de ce dernier des chants anciens, en enlevant les •
allusions sexuelles. Lequel Coco, avec son franc parler bien connu s'exclame : "Noir! ,
Un sexe, c'est un sexe. L'homme a un sexe, la femme a un sexe. C'est Dieu qui a ^
voulu cela. " On retrouve l'empreinte religieuse, réappropriée ici au bénéfice de ce
qu'elle attaque.
Dans le règlement du heiva de Bora bora,- on trouve trace de cette peur de la s
vulgarité : "La tenue devra être décente". Dans h bouche d'un des chefs les plus
renommées de l'île, Coco EHacott, on ne compte pas les occurences du terme •
"vulgaire'1 quand il évoque la prestation d'autres groupes ou quand il parle, plus •
généralement, de la danse traditionnelle telle qu'on la voit aujourd'hui.
Louise Kimetete refuse l'accusation de vulgarité qu'on a prêté à la prestation--
dîme de ses élèves à cause d'un des mouvements qu'elle a effectué lors du concours •
individuel, le tutu'e. Et de fustiger d'autres pas comme le faaamiami, qu'elle définit •
comme un "mouvement du sexe d'avant en arrière", ajoutant pour commentaire : "Ca
c'est peut-être pas vulgaire ?".
La Polynésie Françasie reste un pays très marqué par l'influence
missionnaire, et c'est sans aucun doute la source de cette attitude. L'histoire de la danse- •
traditionnelle au cours du temps nous montre assez combien le-puritanisme hii a-

I
47 »
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 09/04/97

imprimé ses marques, quand la danse traditionnelle a été purement interdite ou quand
elle est réapparue, timide et bien couverte. Nombreuses sont les femmes tahitiennes, v
jeunes filles "de bonne famille" dans les années cinquante qui racontent qu'il leur était
formellement interdit de se Livrer à cette. pratique. On est surpris quand on voit •
l'engouement provoqué aujourd'hui par la danse traditionnelle, les fillettes y étant bien
souvent poussées par leurs mères.
Paradoxalement, ce sont les églises qui ont soutenu le plus la danse *
traditionnelle et l'ont remise en valeur. Bien des ex-danseuses ont appris les gestes de- •
la danse traditionnelle dans leurs églises, notamment l'Eglise mormone, qui a vu là un
moyen de promotion et d'expression culturelle.
Aujourd'hui, les fêtes paroissiales ne manquent pas d'offrir un spectacle de •.
danse traditionnelle. Ainsi, en juillet dernier, la petite commune de Huahine avait
organisé un mini-heiva. On y présentait trois groupes de jeunes de la paroisse- qui
exécutaient un ote'a et un 'aparima. Les thèmes présentés étaient respectivement tes v
suivants : un épisode biblique, une légende de Bora-Bora et la miséricorde de Dieu. -
En mars 1997, le territoire va fêter le bicentenaire de l'arrivée-de l'évangile, et à •
cette occasion, l'Eglise évangélique, mais aussi la mission catholique, prévoient d'offrir „
les plus grands spectacles de danse traditionnelle jamais exécutés.
Plutôt que de rejeter d'un bloc la danse traditionnelle comme autrefois, il semble- ••
que la plupart des églises aient préféré la canaliser. Certaines églises considèrent •
néanmoins que le caractère trop sexuel de la danse traditionnelle (mais aussi de la x

danse en général) est nocif pour leurs ouailles et leur interdisent sa pratique. C'est par
exemple le cas de l'église "sanito" (Eglise réorganisée des saints des derniers jours). •

Le cas rie l'atoll de Tatakoto (Tunmotu).


Nous terminerons cette étude par un regard sur la danse traditionnelle sur te-^
petit atoll de Tatakoto, situé tout à l'Est des Tuamotus-. Cette description est d'autant <•
plus intéressante qu'elle touche à la partie la plus méconnue en tenues de culture
protêt Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse- .09/04/97

artistique du bloc polynésien, et qu'elle concerne un espace dit traditionnel du fait de N


son isolement géographique et de son éloignement de la capitale.
* la danse pcmmotu.
A l'occasion d'une fête de la commune, les villageois ont décidé d'exécuter des
danses traditionnelles locales. Chaque soir pendant plusieurs semaines, les danseurs et ,
danseuses se sont retrouvés en compagnie de leurs instructeurs, les Anciens du village-,
pour les répétitions.
Deux types de danse ont été exécutées : le otea et le kapa.
Le seul otea exécuté au cours de ces répétitions est le ko taha, du nom de -
l'oiseau qu'il imite (la grande frégate) danse emblématique de l'atoll, qui mérite
quelques précisions, éloquentes du point de vue de notre étude. Le kotaha est une •
danse qui puise son origine dans une légende de l'atoll, la légende de Teuru, quf ,
raconte que les gestes du kotaha proviennent du monde des morts et ont été vus et v

mémorisés par Teuru lorsqu'elle s'est rendue là-bas pour retrouver l'esprit de son maïf •
décédé. En plus de cette origine légendaire, le caractère sacré de cette danse a été \
renforcé par un épisode survenu il y a quelques dizaines d'années quand un groupe-
s'est déplacé sur Papeete pour se présenter au heiva. Au cours du voyage, puis le
premier soir de la prestation, ce sont les deux chefs principaux du groupe -qui sont •
mystérieusement décédés. Suite à cela, la danse a été déclarée dangereuse et a cessé
d'être exécutée. La raison évoquée pour rendre compte de cette double tragédie était v

les fautes dans la transmission des pas et des gestes de cette danse héritée des temps
immémoriaux. C'est la première fois que cette danse a été exécutée à nouveau. La peur -
s'est atténuée, mais certains individus voient encore planer la menace et prédisent des •
malheurs à venir pour ceux qui instruisent ses pas et pour ceux qui les exécutent. v
Signalons en passant que cette danse s'exécute à l'aide de masques qui figurent x
le bec de l'oiseau mimé, ce qui jette un doute sur le caractère prétendu non polynésien
de cet accessoire dont nous avons parlé plus haut. •
Au niveau technique, précisons qu'au lieu du paoti tahitien, le danseur effectue- t

des battements verticaux de ses jambes, et que les danseuses se livrent à urr

ï
42^
projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport rt°2a : analyse 09'04/97

balancement des hanches de gauche à droite, et non au célèbre roulé ( ) qu'on trouve à N
Tahiti. Concernant les instalments, on retrouve comme à Tahiti, le toere , •-
accompagné du "traditionnel" "pitnu biscuits" .

A côté de ce otea, a n a exécuté de nombreux: kapa, qui sont l'équivalent tahitien


du aparima. Les thèmes de ces danses sont de deux types : soit ils mettent en scène
des légendes locales, soit le plus souvent ils miment les animaux familiers de
l'écosystème paumotu {torea, oiseau local; tiore, la pieuvre; kokona, 4e bénitier, te
moa, la poule; moko, 4e lézard), soit des scènes de la vie quotidienne {Utere te totoma, •
littéralement ""éplucher les concombres"). Les gestes sont essentiellement mimétiques. ,
On peut tirer quelques remarques évidentes de cette simple description, en
rapport avec nos analyses précédentes :
- le rapport au passé,, à la tradition est .aplati. On inscrit dans un même passé -
flou et conftis des éléments dont l'épaisseur historique n'ont pas plus d'une génération. N
La danse sur le thème du concombre, importé depuis peu et pouratnt appartenant déjà N
au patrimoine dit traditionnel de l'atoll, en est une illustration éloquente.
- le rapport à la thématique de la sexualité est lui aussi présent et se retrouve- -
dans les mêmes termes qu'à Tahiti. Le recours à la métaphore est ici aussi employé. v

La danse du bénitier, les gestes qui l'accompagnent, mais surtout les rires entendus qui x

ponctuent son exécution, démontrent toute l'ambiguité du terme. Le kokona est associé-
ail sexe féminm.
- le rapport à la jeunesse. Ici aussi la danse est exécutée exclusivement par les- x

jeunes. Et il semble que cela remonte à des temps immémoriaux, puisque c'est à \
Tatakoto que Stimson a relevé le terme de Karioi qui renvoie, d'après la définition qu'il
a obtenu de la bouche des Anciens du ^village au début du siècle, à un groupe de jeunes -
célibataires qui s'adonnent à la pratique de la danse et du chant.

l3
= cylindre de bois évidé qui est l'élément essentiel de l'orchestre tahitien.
14
C'est un instmment de musique obtenu à partir d'une grosse boîte de biscuits métallique
néo-zélandaise "Arnotts" sur laquelle on tape, produisant urr sorr aigu.

projet Patrimoine 95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse- 09/04/97

* la question de la transmission du patrimoine culturel.


Deux aspects s'avèrent particulièrement pertinents pour notre analyse : le
contenu identitaire que prend cette transmission et la manière dont elle se fait.
Concernant le premier point, on trouve ici aussi toute la dimension identitaire
que véhicule la danse traditionnelle. Cette identité est ici d'ordre local et non ethnique
comme à Tahiti. A travers ses danses, la -communauté a conscience de sa spécificité,
qu'elle brandit pour se distinguer de ses voisins, et particulièrement des "Reao". Cela
répond peut-être à nos interrogations sur la non formation d'une identité paumotu.
Concernant la transmission en elle-même, on assiste à tout un débat sur le thème
de la légitimité qui rappelle étrangement la situation à Tahiti. "C'est faux à lui les ••
gestes" est un argument récurrent. Dans cette course à la légitimité, la facteur âge est
essentiel. La parole des anciens est par définition de la Tradition, puisqu'ils
appartiennent au passé dans la conception qu'on a vue. A ce titre, ils sont respectés.
Mais la tradition est plurielle, et on trouve trois souches familiales qui revendiquent le -
droit à la détention du capital culturel de l'atoll. L'héritage est aussi un moyen reconnu' •
efficace pour assurer la préservation des traditions : l'alliance et la filiation sont deux -
voies reconnues comme légitimes à cet égard. Aussi voit-on des individus de la jeune •
génération se mêler de la question au nom d'un grand-père ou d'une vieille tante -
décédés. En tous cas, rien n'est moins sûr que les pas de la danse en matière •
d'authenticité aux yeux de la population et les querelles vont bon train.

En résumé, on retrouve à Tatakoto les mêmes débats qu'à Tahiti. Comme si les >
ternies de la question de la transmission et de la préservation du patrimoine culturel ne •
devaient rien à la situation contemporaine confuse que connaît la capitale de la •
Polynésie française. Il est fort à parier que les ancêtres du Tahiti • d'autrefois se •
querellaient déjà de la sorte et dans les mêmes termes pour cette question àxx -.
patrimoine culturel et de sa légitimité. C'est en tous cas ce que laisse supposer la •
présence des longues généalogies que les spécialistes en la matière, les haere po •

i
51
projet Patrimome-95 DOM 33 Rapport n°2a : analyse 09/04/97

s'ingéniaient, à faire remonter jusqu'aux dieux de la création de l'univers


cosmogonique polynésien...
p.l 08/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extraits d'interviews

Annexes : quelques extraits d'entretiens pendant le Heiva, pendant fc-,


festival des Arts à Samoa, puis au retour à Tahiti, qui illustrent 1'analvse
présentée-dans le rapport prmeipak.
recueillis par Laure-Hina GREPIN:-

// convient de dire quelques mots sur la façon dont nous avons procédé à nos
entretiens, et sur la manière dont nous allons les exposer ici. La plupart des .
entretiens, non directifs, sont longs. Ils sont aussi très nombreux. Nous avons ici -
extrait les thèmes que nous avons traité dans notre travail. Chaque entretien est
précédé d'un petit commentaire sur l'interlocuteur concerné.
Quant-aux échanges avec les danseurs, ce sont plus des conversations •.
informelles qu'on a entretenu avec eux, des réflexions prises sur le vif ••
consignées et rapportées dans notre étude, notamment au cours du festival des
arts où nous vivions* les événements ensemble. Les entretiens formels gênent les .,
jeunes qui ont peur de « mal dire ». Aussi une part importante des entretiens ici
rapportés concerne des chefs de groupe, même si dans la réalité, ce sont •
d'abord les jeunes qui ont instruit notre étude.
p.2 08/04/97-rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extrartsd'intcrviews-" >
i

Entretien avec Eugène :


Eugène est im danseur ' célèbre puisqu 'il a été sacré « Heiva fane 96», -
/ 'équivalent masculin de la miss heiva. Il a également gagné le concours de-
danse individuelle à Vaiete dans la catégorie professionnelle. Il a aujourd'hui--,
26 ans et il travaille comme manoeuvre

Sur son entrée dans la danse :


« J'ai commencé la danse à sept ou huit ans. Mon entourage était dans les
shows d'-hôtel, chez Tahiti Nui. On dansait sur les bateaux.Après, j'ai dansé le .
tamure dans les bals. Et puis j'at arrêté. J'ai repris la danse- vers quatorze-quinze-.
ans, à cause de mon frère qui dansait chez Coco. Je me suis dit : « T'as une-danse-^
qu'est unique ». Je devais la préserver. Pour préserver, il faut des modèles.

Sur les rapports entre danse-et culture : .


« La danse, c'est pour la culture. C'est pour la nouvelle génération. La--,
danse, c'est la joie, le physique, c'est aussi l'amour pour ton pays. Je ne peux pas
m'en-passer.
(...)Etre maohi, c'est être pur tahitien, c'est la racine de mon peuple. C'est ^.
pius profond que tahitien. Tous lesimms sont maohi. -.

Sur les réflexions inspirées par le festival des arts à Samoa :


Samoa, c'était une évaluation. Ici, c'est la routine, on danse pour le plaisir.
Dans \m pays étranger, ttt portes ta danse, c'est sérieux. Tu leur dis : Je suis .
tahitien, voilà comment on danse. J'étais fier-de-mon-pays. Il y avait aussi la -.
curiosité des autres. Le Pacifique est comme une famille, mais avec des coutumes- .
différentes. Les Samoas, c'est Tahiti il y a cinquante ans. Ca a été un choc pottr-
moi. Quelle chance ils ont! C'est vrai, ils sont dans ^a misère, mais Hs s'en .
sortent. Ce sont des cousins.
p.3- 08/04/97-rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b: extraits d'interviews

On a fait beaucoup de cadeaux là-bas.On a surpassé les autres. On est plus


que les autres.

Sur la sexualité :
Ce qui est con dans ce milieu, c'est qu'on parle de sexe. H ne faut pas
mélanger sexe et danse. C'était pire avant. On est naturels, comme avant. Mais \
c'est vrai qu'un aparîma donne des-frissons dans tout le corps.
(...) Les rae-rae, ça me dérange beaucoup. A Samoa, j'avais honte qu'un rae-rae \
représente le groupe. Si je fais un groupe, je ne veux pas de rae-rae dedans, je
veux des hommes « hommes » et des femmes « femmes ». ,

Entretien: avec Freddy :


Freddy a 25 ans. Il est décorateur.

Sur son entrée dans la danse :


«-Quand j'étais jeune, j'aimais bien danser. Je passais par la fenêtre pouf -
aller danser. Sinon, je dansais dans un groupe religieux, dans mon distriet, les \
tamarii punaruu. Puis j'ai arrêté. Tout-est ressorti en 1992 quand je suis allé en- ,
France pour faire mon service, à Lyon. J'ai compris que j'ai une île, une culture ••.
une danse quelesautresrr'ontpas. •-
En 1994, j'étais chez Heikura Nui. J'ai fait mon premier heiva. Ca a été un- grand
moment, beaucoup de sentiments. C'était un honneur de monter sur scène; Je me \
suis beaucoup investi -dans ce groupe. En 1994, j'étais à la quatrième ligne. En •>.
1996, j'étais à la deuxième ligne. En 1995, j'iri suivi Rafio car j'étais dans son -
association culturelle et il a monté pour la première fois un spectacle pour le-.
heiva. Mais j ' a i eu un pincement au coeur de quitter Heikura Nui. En 1995, j'ai-.
été chez: Coco, dans ses shows d'hôtel. C'est mieux chez Iriti, pour la création .
des costumes, les contacts avec le chef. Je voulais aussi rester chez Coco, mais -
p.4 08/04/97 ^rapport Patrimoine95 DOM 3 3 ; rapport 2b: extraits d'interviews

on s'est disputés, car( je n'ai pas voulu créer l'association qu'il voulait monter
avec moi pour fabriquer des costumes. Chez Iriti, chacun fait son costume. Chez
Coco, le costume ets déjà fait, mais c'est lui qui le garde après le spectacle. Chez -
Iriti, c'est plus physique. Les gestes sont mieux chez Coco. C'est dur de travailler
avec Coco, parce qu'il change tout le temps. Iriti désigne des petits chefs qui-
enseignent aux danseurs.

Réflexions au retour de Samoa :


« J'ai remarqué que chez les Hawaïens, c'est le même tracé pour les
hommes et les femmes. Ici, chacun a -son style. On n'a pas à suivre celui qui .
apprend: Jimmy"a un style saccadé. C'est pareil-ponHes costumes. Ils sont missi --
synchro-que les gestes: Nous on nous donne une touffe deniau et des coquillages i
et on les place comme on veut pourvu qu'ils soient dessus.
A Samoa, j'ai été fier et déçu. Fier, car je représentais la Polynésie-et parce que- .
j'avais été choisi. Fier aussi du spectacle et des costumes. Les groupes qui- .
passaient avant nous avaient un rythme lent, et quand on arrivait, il y avait N
beaucoup de bruit, deplumes. C'était rythmé, on changeait plusieurs fois nos
costumes, e'étaitttn beau-spectacle-et il était très apprécié-. .
J'ai été déçu par contre du manque d'organisation, et surtout j'ai été gêné-par la -
cérémonie de fermeture. Gêné que-Tahiti soit si imposant. C'était Hollywood. -,
Quelques réflexions sirr la danse traditionnelles ,
« Je pense queje vais arrêter la danse l'an-prochain. Il y a toujours une-fin-
aux bonnes choses. Je me stri dit, tu es vieux, il faut songer à arrêter-. .
(...)Poirr être dans la danse, il faut être célibataire, ou alors avoir une sacrée
confiance. Dans la danse, on se montre. Soyez fiers, faites tout pour séduire. En
plus on se regarde à l'intérieur du groupe. Alors tu vois les conséquences... » .
p.5 08/04/97-rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b-: extraits cTintcrvievvs ',
!

Entretien avec Pierrot :


Pierrot approche la quarantaine. Il travaille dans l'administration territoriale, •.
art service de l'artisannat. Ancien champion dans la catégorie danse .
individuelle, ancien co-responsable de la célèbre trempe Toa Rêva, Pierrotvient-
de monter un nouveau groupe qui ne s'est pas' encore- produit sur la place -•
Vaiete, mais qui fait des tournées à l'étranger. Il a aussi été un des membres du- .
jury du heiva de cette année. Enfin, il faisait partie du déplacement à Samoa en •
qualité de responsable de l'artisannat

réflexions sur Samoa : . —


« On a honorablement représenter la Polynésie française. • Bien sur, les- •
Marquises n'étaient pas représentées, mais on ne peut pas les copier. Us sont-
inimitables. Eux seuls pensent effectuer leurs danses, car elles sont chargées de- .
mana. Il est possible qu'-un jour, pour le festival des arts, ce soit les Marquises .
qui représentent la France. En 1990, au festival de- la francophonie, c'est bien un ••.
groupe polynésien qui a représenté-la France!

Sur ses débuts dans la danse-: .


«J'ai découvert la danse en 1976, pendant mes études de médecine à--.
Marseille. • Il y avait im groupe folklorique dans l'association des étudiants
polynésiens. C'est ma copine d'alors qui m'a entraîné dedans. En juillet 1976; x

pendant mes vacances à-Tahiti, j'ai vu pour la première fois un heiva} Avant, ça .
ne m'intéressait pas. En 1980, ma soeur qui dansait chez Coco, m'a-fait venir. .
J'ai répété pendant trois jours et je me suis retrouvé devant à Vaiete! C'était la-N
panique. A l'époque, on se battait pour le groupe. Pas comme aujourd'hui où on .
change souvent de groupe. .

Sur la tradition, la création :


p.6 Q8/04/9?-rapport Patrimome 95 DOM 33 ;rapport2b : extraits d'interviews

« Je me sens un peu responsable de l'évolution de la danse. C'est Coco le


maître de cette histoire. Je débarque et je présente le concours du meilleur .
danseur, carïHe voulait. J'ai été très critiqué, car j'ai introduit des gestes en-plus -
du paoîi, un peu simple. J'ai remis en valeur le ami. Il existait à l'époque de-,
l'arrivée des Européens, mais il était peut-être encore pire. Ca a choqué au début.
Plus maintenant.
Quand j'ai fait mon groupe, on avait 13 musiciens seulement. Comme on ne •
pouvait pas faire dans la puissance à cause de ce petit nombre, on a fait dans la
finesse. On a cassé les temps, introduit des silences. Car le plus important, c'est
de conquérir les gens. Car il y~a les gagnants et les perdants.
Ce qui compte, c'est ce qu'on apporte au pays, à la culture, en Testant libre - •
pour se dire que dans trois ans ou plus, on sera jugé. C'est le pays qui choisira. .
C'est comme une nature morte et le surréalisme : oit ne peut pas dire lequel- est
supérieur- à l'autre. On ne-peut pas comparer. C'est comme le hivinmi. Les
hivirtau étaient ronds. Maintenant, ils sont effectués dans tous les sens. IL y a~ •
même des hivinau carrés. Est-ce qu'on a cassé les repères? S'ils étaient ronds,
c'est que des artistes avaient pris la liberté de les faire ronds. C'est pareil pour •
Madeleine. Quand elle a remis la danse sur pied, elle a dû agir en artiste libre
pour aboutir aujourd'hui à des choses qu'on impose. Je revendique le droit d'être •
libre comme Madeleine, même si je suis jeune Je serai vieux aussi un jour.
D'un autre côté, il ne faut pas oublier le rôle de Vaiete: on a tendance à
trop mettre les vieux dehors. Vaiete, c'est un espace de créativité, mais c'est
aussi le seul tçmple.
C'est comme le conservatoire. Regarde le neue qui est un pas classique. A
Puniversité, où il y a des cours donnés par le conservatoire, on apprend aux filles
à faire ce pas avec les jambes écartées. De dos, on dirait des chiens en train de .
pisser!

i
p. 7 08/04/97 -rapport Patrimoine^ DOM 33 ; rapport2b : extraits d'interviews

(...)L'érotisme fait partie de la danse. La danse tahitienne est très chargée


d'érotisme, comme la danse brésilienne. On peut comparer les-deux, ainsi que
leurs musiques qui sont aussi très erotiques.
(...)Les hawaiens eux ont fait un travail de recueil de leurs traditions. Il doit
être très proche de nous avant. Il y a des traces de choses en commun, dans la-
hulakahïko. De toute façon, le corps humain est le même partout. Il y a beaucoup-.
de choses identiques partout : parfois, il y a eu des relations, ou une même -.
origine, comme entre Tahiti et Hawai: Parfois, il n'y a aucune- relation;
simplement, nous sommes des êtres humains, pareils.

Sur les fonctions de la danse :


La danse est primordiale et en plus personne n'en- a conscience :
-économiquement-: pour le tourisme. C'est quelque chose qu'on ne trouve
pas ailleurs, ce n'est pas comme la plage-et les belles vahine qu'on peut trouver .
ailleurs.
- culturellement : on n'aque cela ici.
- socialement : ça permet d'encadrer les jeunes. Les églises, toutes les N
structures, se tournent de plus en plus vers la <ianse, comme un moyen- de--,
rassemblement et d'occupation: En plus, ça dorme-une-identité et une-valorisation-.
aux jeunes. Ca représente Tahiti. Il y a de tout : des chômeurs, des instituteurs,
des « demis » (c-'est-à-dore des métis), des écoliers, des maçons. Les clichés, \
comme ceux qui collent aux chômeurs, sont effacés. On a l'étiquette d'un artiste. .
On repart à zéro-, on est comme tout le monde, on travaille. .
p.& • 08/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b: extraits d'interviews

Entretien avec Fabien-:


Fabien a 26 arts. Il est le danseur vedette du groupe de Coco. Actuellement sans -•
emploi, il consacre tout son temps à la danse

Sur ses débuts- dans la danse : -


« J'ai commencé à danser en 1989 avec Coco. Avant, quand j'étais gosse,- •
j'avais déjà dansé. On faisait des petits shows sur les paquebots. J'étais dans un
groupe de mon quartier, le quartier Atuona près de Pirae. Après, j'ai plus fait de
la danse. Ca m'intéressait pas. Y a vait l'école. J'ai grandi avec mes grands '
parents à ^apenoo.
Et puis ça faisait honte. C'était pour les rae-rae; Je faisais du surf, du basket: Et ^
puis j'ai été viré de l'école. La seule école qui reprend les gens comme-moi, tî'est
Pomare. En terminale, un copain a fait un exposé sur la danse, il a -demandé un -.
rendez-vous à- Coco. Il préparait un spectacle- pour Rocard. Il est" allé- à- la -•
répétition. J'avais une copine qui dansait. Je suis allé-voir. Je voulais pas danser. •
A la fin de la répétition, Heremoana est venu. Il m'a dit « Il faut venir ». C'est
Coco qui lui avait dit: Il a tellement insisté. J'avais honte. Je savais pas danser-.
Coco m'a tout de suite dorme le rôle le plus important du speetticle.il m'a dit",
après, c'était le seul moyen de me retenir. C'est vrai, je serais pas resté. Alors
j'ai dû aller aux répétitions. C'est pour ça que j'ai rompu avec ma copine. EHe-N
voulait pas que j*aille chez Coco. « Ne vas-pas là-bas », parce qu'il y a des filles.
Elle était jalouse. C'est tout à fait normal, non?
Coco a su me retenir. Après c'est devenu une drogue. Depuis, j'ai pas arrêté-de
danser.

Quelques réflexions sur la danse : .


J'ai arrêté mon travail. A l'école normale, ils me demandaient de choisir.
Un instituteur ne danse pas. Dans la mentalité des gens, la danse, c'est un milieu
p.9 08/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extraits d'interviews

de sexe, d'orgie. C'est péjoratif. Maintenant ça commence à être mieux. Mais pas
pour tout le monde.
Maintenant, je n'ai plus de travail. Je viens de finir mon service. J'ai ma copine
qui subvient à mes besoins. On s'est connus grâce à la danse. EHe est enceinte-, s
S'il y avait pas moi, elle arrêterait la danse. C'est pour me surveiller; avoir un oeil-
sur moi. Et elte a raisetn!

(...) Quand tu danses, tout le monde te regarde. C'est comme les rock star en
France. Ils t'admirent. Quand je danse et que-je sais que des femmes me-,
regardent, j e suis fier. Séduire c'est important. Celui <pti <Ht le contraire, il ment. •.
« Si onrt'est plus" beau, il faut plus danser. Si tu as trente-cinq ans et que-tu -
en fais trente, eh ben tant mieux.
Je veux rester chez Coco. Quand.tu es chez Coco, tu atteins un certain niveau. Tu
peux danser dans tous les groupes. Coco, c'-est le prestige. La troupe, elle a trente- .
cinq ans; Toujours à la tête. Je suis allé au Japon avec Manouche.-C'est Coco qui .
me l'avait dit. Mais en rentrant; j'ai continué-dans ses- shows d'hôtel, et en plus-
avec le groupe de Coco. Coco n'aimait pasvll m'a dit queje faisais la putain. >r

Sur l'identité :
Mon père est français et ma mère polynésienne: Je suis pas né ici. Je suis
né en Martinique-. J'ai grandi chez mes grands-parents, et puis après- avec le- .
cousin de ma mère, car mes grands-parents sont retournés dans les îles. Ma mère
n'était pas capable de m'éfever. Et puis, elle a fait sa vie-. .
(...)Je me sens complètement polynésien. Quand je suis avec mes copains
tahitiens; avec mon nom, eux ils disent que je suis jforaw'.(français) C'est pas \
grave parce -que je sens que je suis polynésien. Et quand je suis avec- mes copains .
demis et français, je suis îaipuei (tahitien en argot). Je suis entre les deux. Pour -.
moi, je suis Maqhi.
p.10 08/0-Í/97-rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b: extraits efinterviews

Parce qu'un demi, c'est un tahitien; même un français qui naît ici. Un polynésien, N
c'est un Maohi. »
(...) Je revendique un peu l'identité Maohi. Y a pas que la danse. Moi, ce qui N
m'intéresse le plus, c'est l'histoire de ce pays. Nos ancêtres- nous ont donné-un- s
patrimoine à travers la danse. J'aime danser parce que c'est Maohi. Y a toujours
urrpett de-traditionnel, même si les missionnaires ont beaucoup détruit. Et it y a
aussi de l'innovation. Si on reste dans la tradition, on ne progresse pas. C'est ce
que Coco fait. Il prend des valeurs traditionnelles et il rajoute.

Entretien avec Coco :


Coco Hotahota, le plus célèbre chorégraphe de la Polynésie contemporaine ,
s'est relancé dans la compétition du heiva, après une absence de trois ans
motivée par sa décision de prendre sa retraite. Nous avons eu de nombreux
entretiens avec Coco,- conversations - mformelhs^svrtout à Samoa. Nous-,
présentons ici un entretien temt avant le-début du heiva 19%. -.

Sur lessens de îa danse : .


(...) Les danseurs de la troupe sont venus me" voir et m'ont demandé : •
« Coco, si on retournait au Heiva? ».- Je leur ai dit qu'ils portent le chapeau-. La-
question, c'est si c'est pour être vu, admiré, déshabillé, tout ça, ou si c'est au \
nom de la culture, de nôtre-pays. Si c'est au nom de notre pays, de notre culture, •
on y va. Si c'est au nom d'une fille qui veut être vue, non. Finalement, on est •
tombés d'accord et à partir de là, pourquoi pas?
Avec les danseurs, iL faut être tolérants, car s'il n'y avait pas ces filles et ces v
garçons, on ne serait pas là où on est. C'est pour ça qu'ils portent la
responsabilité. C'est ce pays qui est important; Pas nous. Si on dit, c'est au nom •-
de la culture de ce pays, je suis d'accord. Parce que vous ne pouvez pas dissocier
p. 11 08/04/97-rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extraits d'interviews

la danse d'un pays. Je prends un exemple simple. Quand vous entenódez une
« bouirée », automatiquement^ vous faites un. rapprochement avec la France. •
C'est le « twist » pour l'Amérique, la « hula » pour Hawaii. La danse fait partie •
intégrante de ce pays.
Le folklore? Il faut oublier ce mot-là. Si nous devons figer, nous devons mettre
tous ces gens là avec Manouche (directrice du musée des îles). Je veux, pas que-
ce soit le cas. Nous n'avons pas le droit de mourir. Nous devons évoluer avec le
temps. Si orr est arrivés un jour où la France est avec Paris, c'est pas venu du jour
au lendemain. On n'a pas gardé ça comme cela. Pour ce pays, avec l'accord des .
districts, des îles, nous devons évoluer. Nous n'avons pas le droit de mourir. •
Nous devons évoluer avec le temps. Je veux montrer que pour ce pays, les îles et >
les districts gardent leurs valeurs et que Tahiti n'a plus de rattaches, ni à une
montagne, ni à une île, ni à une légende.-.

Entrettetravec-Irma :
Irma est une interprète de chants- traditionnels réputée à Tahiti. Elle vit ^
maintenant à Bora-Bora et s'occupe du groupe de danse de son district ,qtti .
participait au heiva de Bora-Bora de- ceite année. Nous l'avons rencontré à ••
Bora-Bora pour discuter avec elle de ce concours local qui venait juste de se- .
terminer.

« Le heiva do Bora-Bora est conçu pour les gens de l'île. C'est une fête .
vraiment polynésienne, un moment historique où les gens de l'île s'expriment. •
(...)Les gens ici ne dansent que pour le plaisir. On a monté le groupe pour ceux
qui ne travaillent pas. Or, les plus persévérants sont ceux qui travaillent. Les -
autres, on ne les voit pas aux répétitions. C'est pour ça d'ailleurs qu'ils ne
travaillent pas!
p.h2 08/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extraits d'interviews

(...) Pour la danse, il n'y a pas d'âge. C'est plutôt les mamans qui dansent bien.
Pour le concours individuel, c'est des jeunes qui se présentent. Les papas dansent
bien, mais le jury favorise les jeunes. On. ne veut pas confronter un papa à un
jeune.

Entretien avec Coco E :


Coco est aussi un chef de groupe que nous avons rencontré à Bora-Bora. It est
un peu à Bora-Bora ce que Coco Hotahota est à Tahiti pour la danse ,
traditionnelle. Il est agent à Air Tahiti.

« Il y a vingt-sept ans que je-suis chef de groupe. Je suis semi-traditionnel :


un peu moderne.-Quand tu voyages, te peux transformer la danse, la faire évoluer. \
Tu vois, moi je suis allé en Allemagne pour voir Holliday on Ice. Ca m'a ,
beaucoup apporté pour la danse. Et puis, il y a eu le film « Hurricane », tourné à-
Bora-Bora. Il a fallu adapter les^danses pour le film, car la musique venait de
FijLLa chorégraphe était iranienne. Je dansais dans le fíhn. J'ai vu tout ça. ca m'a -
beaucoup-enrichi. La danse traditionnelle est trop vendue. Il faut évoluer, mais
attention, sans être obcène.
(...)Les jeunes dansent pour le plaisir et la gloire du district.
(...)Aujourd'hui, il y a-des chefs-qui montrent leurs vices via leurs danseurs. ~
Avant on ne montrait pas les cuisses. N
(...)J'aime bien les jeunes qui dansent. Mais je préfère les femmes. Elles sont
moins gênées devant le public. Je leur dis « Soyez fiers quand vous dansez. Vous .
devez dominer le public, et pas le contraire. »
p. 13- • 08/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extraits d'interviews

Entretien avec Tonio :


Tonio est bien connu à Papara. Il travaille à la mairie. Personnage -.
exubérant, il rentre dans la catégorie de ceux qu 'on nomme mahn en Polynésie,
à cause de leurs manières et de leurs attitudes féminines.

J'ai commencé à danser à sept-huit ans dans les fêtes paroissiales. Moir .
père était pasteur: Et puis, à douze ans, je suis rentré dans le groupe deCoco. J'y •
suis resté de 1970 à 1973. En 1973, je suis rentré dans le groupe de Joël. J'ai .
alors passé un an air Japon. J'avais dix-huit ans. Mon père est parti aux Australes: s
Je l'ai suivi. J'ai créé là-bas un groupe d'environ cinquante personnes. Il y avait'
trois groupes de trois villages. Après le concours, on allait de maison en maison •
pour boire.Je suis arrivé à Papara vers 1976. C'est grâce à la danse tahitierme que
je me suis enrichi. Dans la religion, ce n'est pas comme à Vaiete. Il y a un respect
vestimentaire. On est plus couvert. Je suis allé deux fois seulement à Vaiete en •
tant que danseur En 1987, j'ai obtenu le premier prix en amateur, et en 1990, j'ai -
eu le premier prix pour la légende des trois vallées de la commune.
(:..)Je suis né danseur. Je n'étais pas préparé. L'inspiration arrive. Je suis contre-
le fait d'aller chercher ailleurs, d'évoluer avec l'extérieur, par exemple avec -
Hawaii ou Samoa. Le pas, c'est fixe. Quand on sautille, ce n'est plus notre danse. •
C'est Fiji, Samoa., Hawaii.
J'aime bien quand le concours se déroule place Tarahoi, car cela fait rappeler le
temps des Anciens, surtout grâce au sable. Pour construire mes chorégraphies, je—
vais voir les vieux de la commune.- Mais ils n'ont pas les mêmes versions. Par •
exemple pour la signification du mot « Papara ». Selon un vieux, on peut couper
Papara en deux : papa signifie rocher et ra le soleil. Selon A.Salmon, Papara,
c'est la jouissance, l'accouplement. C'est l'histoire d'une dame qui a-été violée
par un aïto (chef guerrier) des Australes. Comme elle avait des ailes, elle a pu se
p. 14 08/04/97 -rapport Patrimoine. 95 DOM 3 3 ; rapport 2b : extraits d' interviews

sauver. Elle est allée se laver. L'eau est devenue jaune à cause des restes du viol.
Papara, c'est ces restes.
(...)Le premier critère pour réussir dans h danse traditionnelle, c'est qu'il -
faut armer la danse et la vivre. Il y a des grosses qui s'expriment mieux.il y a
aussi des beautés gâchées, des filles belles qui ne savent pas danser. A la fin d'un \
heiva, les jeunes partent avec un-certain bagage, avec une valise pleine d'amour •
de la danse.
(...)La tradition, c'est important. La tradition, c'est être tahitien, c'est moi. - x
Il faut évoluer d'accord. Mais pas faire n'importe quoi. Par exemple, le hivinau :
je le fais en plusieurs petits groupes. Ca c'est évoluer dans la tradition. II ne faut •
pas que le moderne coiffe la tradition. -
Il faudrait deux concours : un traditionnel à Vaiete et un autre, moderne.

Entretien avec Louise :


Louise est bien connue à Tahiti dans le monde artistique. Ancienne danseuse des
années soixante,d'origine marquisienne, ayant vécu dans différents atolls des
Tuamotus où elle suivait son père, elle a rencontré pendant l'une de ses '
prestations un photographe avec qui elle est partie vivre à Hawaii. Aujourd'hui,
elle dirige la danse traditionnelle au conservatoire. Souvent présentée comme la
« gardienne de la tradition » (expression employée par B Olivier dans une
émission de reportages locale), elle n 'en est pas moins la cible favorite de
nombreux chefs de groupe qui l'accusent de déformer la tradition en lui
imprimant une marque hawaïenne. Nous avons rencontré à de nombreuses
reprises Louise et suivi ses cours au conservatoire. On rapporte ici des propos .
qu 'elle a eus suite à la tenue du comité de réflexion pour le heiva 1997, auquel
elle a assisté. Louise est aussi bien connue pour son franc parler.
p. 15 OS/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extraits d'interviews

« Ils ont tapé sur le conservatoire. Ils ont dit que la danse au conservatoire
était de la hula, de la danse marquisienne et même de la samba!
(...) Le but du conservatoire est d'apprendre les bases. Bien sûr, je n'étais pas là
il y a cent ans! Je suis la plus ancienne des danseuses Je. danse ce.que j'ai vu à
l'époque.
(...) On rre peut pas demander aux jeunes de retourner à la brousse. Nous sommes N
au 20ème-siècle. C'est normal que ça évolue. C'est vrai, on a perdu. Mais Coco -
dit faux^ la.culture n'est pa,s morte.
(...) Ils ont dit aussi que le programme individuel de Vairanui était vulgaire (il
s'agit d'une de-ses élèves qm s'est présentée au concours dans la catégorie \
individuelle débutante):-Le tutu'e\ ils trouvent ça vulgaire! Et le faami alors! -
C'est peut-être pas vulgaire alors?! ••
C'est un mouvement du sexe d'avant en arrière. C'est vulgaire dans la tête de-
ceux qui le disent! Ils veulent enlever des pas.Si on veut vraiment la tradition, il
ne reste que quatre pas.
(...) Maco a dit que le seul bon spectacle, c'est cehri de Manouche. Alors que- les •-
masques qu'elle fait porter à ses danseurs, ça s'est jamais vu chez" les Tahitiefts!
(...) C'est les jeunes qui souvent nous donnent des leçons. Il suffit de voir les
petits quand on leur donne un programme libre. -.
(...) Le travail-du conservatoire, c'est de donner des repères à ces jeunes-: la--
droite, la gauche, le hautet le bas. C'est un premier pas dans l'intégration. ,

Entretien avec Pierre :


Nous avons eu cet entretien avec un membre de l'Otac qui était chargé du rôle
d'économe pendant le déplacement de la délégation à Samoa. L'individu
concerné est d'origine chinoise et s'occupe de la comptabilité de l'OTAC. Il a
environ la quarantaine.
p. 16 08/0-Í/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b :' cxtrai ts d'interviews

A_ßroßos_de_Samoa :
« On n'a pas représenté l'ensemble des archipels. On a montré que Tahiti. Les -N
Papous, eux, ont présenté différentes tribus. On aurait dû faire parer!. \
On a fait comme d'habitude- : On est les plus forts, on est les plus beaux. On est - •
partis là-bas avec l'esprit de compétition.
Les autres groupes présentent à chaque festival les mêmes danses. Ils ont leur
tradition une fois pour toute. Ca ne change pas. Pas nous. On change chaque fois.
On. n'est jamais d'accord sur la tradition.
On a juste voulu plaire au lieu de présenter un spectacle authentique. »

Entretien avec Claire :


Claire est une ancienne danseuse vedette de Tahiti qui a un album photos ••
impressionant de toutes ses rencontres officielles avec des personnalités du '
monde de la politique métropolitaines ou étrangères. Elle vit de ses souvenirs
d'alors. Aujourd'hui, approchant la cinquantaine, sans emploi, ^elle voudrait se '
lancer dans l'aventure des écoles de danse.

Dans les années soixante, c'est les belles filles qui allaient danser. En-
même temps, c'était tabou. Pour la religion et les parents, c'était de la danse
erotique. Aujourd'hui, tout le monde cherche à danser. La danse traditionnelle
existait avant, mais ce n'était pas pour les jeunes filles de bonne famille. En 1952, -.
un grand-ministre est venu à Borabora. C'est là qu'on m'a demandé de danser. x
C'est Sanford Les mouvements étaient très-simples : la balance et le faarori
(roulé). Chez les Mormons, on dansait. Chez eux, on dit qu'il y a un temps pour
rire, pleurer et danser.
p.Í7 • 08/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport2b: extraits d'interviews

En 1960, place tarahoi, il y a eu une troupe de filles de joie, les « queenseuses » (


du nom du célèbre bar de marins de l'époque). Madeleine m'a proposé de venir
danser car on m'avait vue danser chez les Mormons.
(...)La danse était taboue et en même temps, le public était fou. Ceux qui étaient-
dans la danse avaient une sale réputation, mais les chefs étaient respectés à
Tarahoi. Pareil pour les danseurs. A la maison , on nous traitait de putes, mais
quand on-arrivait à Tarahoi, on était encouragés. Au fond d'eux, les gens étaient ••
attirés par le côté artistique-, mais ils contestaient pour être bien avec l'Eglise. N

(...)A Tahiti, it n'y a que la plastique qui compte. C'est parce que dans les années
soixante, il y avait le« club Med », et c'était plus agréable pour les Européen* de -•.
regardef des bellesfiHesdanser; puisqu'ils ne comprenaient pas les paroles et les-.
mouvements.
(...)I1 ne faut pas oublier les pas de base. Par exemple, les pas sur la pointe, ,
c'est nous qui les avons introduits dans la paroisse quand on a fait la danse de •.
T oiseau.
(...)Toute la fantaisie Tient de Hawaii. Si on mélange les danses du Pacifiquer ,
c'est un mauvais travail académique, car les enfants croient que c'est ça la danse%
tahitienne. Il y a aussi de plus en plus de vulgarité dans la danse aujourd'hui. Par -.
exemple, en 19S2, Paulina a introduit un pas, le totoro qui vient du mot motoro.{ •
le motom, bien connu dans les- îles consiste pour un garçon à s'introduire v

nuitamment dans la maison de celle qu'il a repéré) A l'époque, ça a choqué. ,


Aujourd'hui, tout le monde le fait; Et puis, normalement, le more va jusqu'en bas. •
Il ne faut pas confondre sensuel et vulgaire. Par exemple, le ami (un des pas de-
basedu règlement), c'est comme une invitation que fait la fille à l'homme de la
prendre. C'est le geste de la main qui appelle. Cet appel est sensuel, ce n'est pas
vulgaire.
(...)Les hommes ne veulent pas danser, car on dit que c'est les P.D qui dansent.
En 1982, if y a eu un-groupe de petea au Hetva.
p.18 08/04/97 -rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b ¡extraits d'interviews

La création, c'est bien. Il faut évoluer, mais il faut faire attention-. Un groupe qui
végète meurt. Il faut évoluer à condition de ne pas vulgariser.
A l'époque, chaque fille avait son morceau. Moi, c'était le Takoto. Je dansais
toujours sur ce rythme.
(...)J'aidû arrêter quand je me suis-mariée, car la belle-famille ne voulait pas que
je continue.

Réflexions récurrentes des jeunes danseurs et danseuse» sur leurs débuts-


dims la-danse traditionnelle et sur le sens qu'elle-revêt à leurs-yeux:
Ces quelques réflexions,- dans leurformulation comme dans leurfond, ont toutes •
des auteurs particuliers, mais-les arguments avancés par ces derniers sont •
souvent revenus dans la bouche d'autres individus. C'est pourquoi elles ont
valeur de généralité.

« J'ai découvert la danse traditionnelle en France, à Bordeaux, quand je


suis partie mire mes études. C'est là que j ' a i compris que j'étais pqynésienne
pour la première fois. Je me sentais différente. C'est les autres qui me le faisaient
sentir. Au foyer des étudiants polynésiens, ils cherchaient des filles pour danser '
pour la fête de Noël. C'est par là que j'ai commencé à danser. »
« J'ai commencé la danse comme ça. C'est une copine qui m'a dit de venir •
voir les répétitions et qu'ils cherchaient du monde pour le heiva. Je me suis mise
au fond et j'ai essayé de faire pareil. »
« Je sais pas pourquoi je danse. C'est naturel. Tous les jeunes du district
dansent dans un groupe ».
« Je danse parce que- j'aime. Pour le plaisir de danser ».
« Je danse pour me donner à fond, pour être belle ». N
p. 19 08/04/97-rapport Patrimoine 95 DOM 33 ; rapport 2b : extraits d'interviews

<c C'est le côté culturel qui m'a attiré dans la danse traditionnelle. Je me
sens plus polynésien, plus maohi maintenant. »
« Je danse parce que je sais qu'il y a plein de femmes qui- me regardent et
qui m'admirent. Quand je suis sur scène- et que-je sens tous ces regards, je suis-
fier. »

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