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Presses

universitaires
François-
Rabelais
L'enseignement Primaire en Espagne et en
Amérique Latine du XVIIIe siècle à nos jours | Jean-
René Aymes, Ève-Marie Fell, Jean-Louis Guerena

La politique de
construction
d’écoles sous la
Seconde
République
espagnole
Brigitte Magnien
p. 295-309

Texte intégral
1 En 1931, parmi tous les problèmes que le nouveau régime
avait à régler, celui de l’éducation était sans doute un des
plus urgents. Le retard de la scolarisation pris pendant les
trente premières années du siècle, et que n’avait pas atténué
un léger effort tenté à la fin de la Dictature de Primo de
Rivera, se trouvait encore accentué par une très forte
poussée démographique, qui augmenta précisément dans
les années 1931-1932-1933 la proportion de la population
scolarisable. On admet généralement que les hommes
politiques de la Seconde République, par leur formation et
leurs activités professionnelles, étaient particulièrement
sensibles au retard culturel pris par l’Espagne, et surent
traduire dans les actes leur souci de développer l’éducation
dans le pays. Cependant dans les études les plus récentes
sur la politique éducative de la Seconde République deux
thèses apparaissent, qui tendent à minimiser l’ampleur des
réalisations pour l’école. La première consiste à démontrer,
chiffres et statistiques à l’appui, que cet effort immense de la
République en faveur de l’école a été gonflé, grossi
démesurément à des fins de propagande bien sûr, et que
lorsqu’on analyse de près les réalisations on s’aperçoit que
tout n’est pas si merveilleux. Tel est le but de la thèse de M.
Samaniego1, qui, à coup de tableaux et graphiques, oppose
systématiquement les chiffres donnés par les hommes
politiques du moment2 avec ceux que fournit l’Anuario
Estadístico, pour aboutir aux conclusions suivantes : même
si on ne peut pas nier la profonde préoccupation pour élever
le niveau scolaire du pays, particulièrement sous le
gouvernement de Azaña3, les objectifs que la République
s’était donnés n’ont pas été atteints, et les chiffres fournis
par les républicains doivent être réduits de moitié. Qu’on se
rassure, je ne vais pas entrer dans cette bataille de
statistiques, somme toute assez vaine, mais une lecture
critique de l’ouvrage de M. Samaniego devra être faite un
jour, ne serait-ce que pour démontrer ce que l’on peut faire
dire à des statistiques4.
2 La deuxième thèse fréquemment développée dans les études
sur la politique éducative de la Seconde République, c’est
que sur ce problème là comme bien d’autres, les positions
étaient si contradictoires que : soit elles paralysaient toute
initiative, soit elles n’autorisaient que des solutions de
compromis stérilisantes : ainsi on affirme, d’emblée, qu’il y
a un fossé entre la conception éducative élitiste, sélective
représentée par les hommes réformistes de la Institución
Libre de Enseñanza, et la conception d’une éducation de
masse qui atténuerait les différences sociales, défendue par
les mouvements ouvriers et en particulier par les socialistes
qui partagent le pouvoir. Cette définition idéologique et
cette répartition des hommes est trop schématique pour
qu’on la prenne au sérieux : personne n’ignore ce que des
socialistes comme Besteiro, ou le Ministre de l’Instruction
Publique lui-même, Fernando De Los Ríos doivent à la
Institución Libre de Enseñanza, ainsi que R. LLopis qui sera
chargé de la Direction de l’École Primaire. Le conflit entre
éducation élitiste/éducation de masse ne s’est jamais posé
dans ces termes-là, d’autant plus qu’en ce qui concerne
l’école primaire, tout était à faire : donner au pays des
écoles, des maîtres, définir une pédagogie, des programmes,
créer, de toutes pièces, une école publique digne de ce nom.
3 Les deux thèses que je viens d’évoquer poursuivent le même
objectif : faire le procès de toute une période de l’histoire de
:
l’Espagne ; heureusement l’historiographie de la Seconde
République espagnole commence à se dégager de cette
pratique qui consiste à juger a posteriori et à décerner des
bonnes ou mauvaises notes : la République a raté la réforme
agraire, ces bavards ont perdu leur temps à légiférer, ces
doctrinaires ont rallumé la guerre religieuse, etc. Je
caricature à peine. Il est plus difficile d’essayer de
comprendre les obstacles, les freinages, toutes les
circonstances internes et externes qui ont fait que les choses
se sont passées comme çà. Sur la politique scolaire du
Gouvernement de Azaña, on a parlé d’incompétence,
d’improvisation, d’idéalisme, de propagande tapageuse qui
camouflait une totale inefficacité (je cite Ricardo de La
Cierva). Cela dit, on peut imaginer que sur l’école, les
divisions étaient moins irréductibles que sur des problèmes
autrement plus délicats, comme la réforme agraire ou
l’autonomie des régions. Il y avait des divergences, certes,
mais pas aussi tranchées que celles que j’ai rapportées
précédemment. J’ai eu l’occasion de réfléchir sur un conflit
qui a éclaté au grand jour, en janvier 1933, au sein de la
majorité républicano-socialiste qui était au gouvernement
avec M. Azaña, conflit qui a porté sur la politique de
construction des écoles menée par les deux ministres de
l’Instruction Publique qui se sont succédé pendant le bienio
azañista, le républicain Marcelino Domingo et le socialiste
F. De Los Ríos. Derrière ce conflit apparaissent des
conceptions différentes de l’école, qui ne correspondent pas
à la division schématique ordinaire entre partisans
institutionistes d’une éducation élitiste et partisans
socialistes d’une éducation de masse. C’est ce conflit que je
vais analyser.
4 En janvier 1933, le journal du soir républicain « Luz » lance
une campagne très violente contre le ministère de
l’Instruction Publique à propos des constructions scolaires.
Les articles qui prennent une virulence particulière les 25,
26, 27 et 28 janvier, puisqu’ils occupent toute la première
page sous des titres énormes, sont signés par le Directeur de
:
« Luz », le député Luis Bello, chef de la minorité Acción
Republicana, un des plus proches collaborateurs et ami du
Président du Gouvernement, Manuel Azaña. Cette
campagne ne reste pas sans réponse : le journal «El
Socialista» répond à son confrère du soir dans des articles
bien placés en première page, du 22 au 29 janvier. Mais
surtout le député radical Agustín utilise cette campagne
pour interpeller le gouvernement, ce qui provoque un débat
sur les constructions scolaires à la Chambre à partir du 17
février, débat auquel prennent part, le 18 février, Luis Bello
et Rodolfo LLopis, le 22 février l’architecte des
constructions scolaires de Madrid, également le député B.
Giner de los Ríos, et enfin le 23 février le ministre F. De los
Ríos. Le débat fut clos le 28 février. En outre le Conseil des
Ministres était intervenu, publiquement, le 27 janvier par
un communiqué pour appuyer l’action du ministre de
l’Instruction Publique, désavouant ainsi l’initiative prise par
le député de la majorité Luis Bello.
5 Pour qu’on imagine un peu le climat dans lequel s’est
déroulé ce débat, où l’on s’est vu reprocher calomnies et
procès d’intention, je rappellerai que, pendant tout le mois
de janvier 1933, le gouvernement a été violemment attaqué
au Parlement par la droite comme par la gauche au sujet du
massacre de Casas Viejas, au point que des rumeurs de crise
gouvernementale circulent dans l’Assemblée, qu’en février
commence la discussion sur «la Ley de Congregaciones» au
cours de laquelle radicaux et députés de droite vont
inaugurer la tactique de l’obstruction systématique, et qu’à
Berlin le Reichstag brûle. Mais enfin ce débat a donné
l’occasion aux hommes du ministère de s’expliquer sur les
critères qu’ils appliquaient dans la politique de construction
des écoles. Pourquoi cette attaque si virulente de la part
d’un allié ? Je veux croire qu’il ne s’agit pas, comme on l’a
dit alors, d’une vulgaire querelle au sein de la majorité, d’un
règlement de compte des azañistas contre leurs alliés
socialistes qui occupaient alors les postes-clefs au ministère
de l’Instruction Publique, en particulier contre R. LLopis, le
:
Directeur Général de l’Enseignement Primaire. Derrière
cette bataille de chiffres ou de personnes, se profilent des
divergences pédagogiques et politiques caractéristiques des
courants qui animaient l’équipe gouvernementale. Ce débat
a, en particulier, permis de poser les questions suivantes :
6 Devant la pénurie d’écoles dont souffre le pays, quelles sont
les priorités ?
7 Est-ce la quantité d’écoles construites ou leur qualité ?
8 Est-ce une juste répartition géographique entre les régions
et provinces du pays ? ou entre groupes scolaires urbains et
écoles rurales ?
9 Quel type d’école construire et pour quelles fonctions ?
10 Quelle part l’État doit-il prendre dans cette entreprise, et
comment intéresser les mairies à cette tâche ?
11 Quelles mesures financières ou autres prendre pour
encourager les initiatives locales ?
12 Comment faire en sorte que l’École Publique tienne sa place
dignement, face à l’école confessionnelle partout beaucoup
mieux dotée, et qui lui fait une concurrence acharnée ?
13 On voit que derrière la question de la construction des
écoles, qui aurait pu n’apparaître que technique, les
problèmes qui se posent sont de tous ordres : conception
pédagogique du local-école et des activités qu’il doit
permettre, problèmes politiques liés aux rapports entre
l’État et les collectivités, et bien sûr le gros problème de la
concurrence entre école publique et école confessionnelle et
du risque de guerre religieuse qu’elle comporte.

L’action du gouvernement de Azaña


14 Il y avait, en avril 1931, 35.716 classes5 qui accueillaient
1.800.000 enfants. Sans attendre les résultats de l’enquête
sur l’état de la scolarisation qu’il avait demandée aux
Conseils Provinciaux de l’Inspection Primaire, le
Gouvernement Provisoire estimait que pour appliquer la
Constitution – qui rendait l’école obligatoire de 6 à 14 ans –
il manquait dans le pays 27. 151 classes pour accueillir les
1.697.000 enfants sans école, soit 40 % des besoins totaux.
:
60 % des villages espagnols n’avaient pas d’école publique.
A cela il fallait ajouter toutes les écoles existantes, mais
délabrées, sans eau, sans lumière ni ventilation, et ne
répondant pas du tout aux exigences d’une pédagogie
rénovée.
15 Un plan de construction de cinq ans fut établi par le Décret
du 23 juin 1931, qui prévoyait la construction de 7.000
classes pour la première année, puis de 5.000 classes
chaque année pendant les quatre années suivantes6. En
outre, l’article 26 de la Constitution de 1931 interdisant aux
Congrégations religieuses la pratique de l’enseignement, il
faudra prévoir, au moment de son application, la création
supplémentaire de 3.000 classes environ pour accueillir les
350.000 élèves des écoles confessionnelles.
16 Une fois les objectifs fixés, il fallait se donner les moyens de
les accomplir. En avril 1931 le budget de l’année 1931 était
déjà défini, et même entamé dans son chapitre des
constructions scolaires : il ne restait que 4,8 millions de
ptas, sur lesquels 1 million était déjà engagé dans un contrat
avec la ville de Madrid pour la construction de six grands
groupes scolaires, interrompue pendant la Dictature de
Primo de Rivera. Il restait donc bien peu pour réaliser les
objectifs de la première année. Le budget de 1931 est
prorogé d’un trimestre, à la suite de la crise ministérielle de
décembre 1931, et celui de 1932, voté en pleine crise
économique mondiale, est un budget d’austérité. Cependant
la part consacrée à l’Instruction Publique connaît une
augmentation de 30 % – passant de 201 millions en 1931 à
255 millions en 1932 – alors que dans tous les pays
d’Europe elle est sérieusement réduite. Il faut aussi songer
qu’en plus de la construction des écoles, le budget de
l’Instruction Publique prévoit des crédits exceptionnels pour
recruter des maîtres, les former dans des stages de
formation accélérée, développer l’œuvre sociale des écoles
avec les cantines, les vestiaires, les colonies de vacances,
créer des organismes pédagogiques nouveaux et
expérimentaux tels que les Écoles Normales entièrement
:
rénovées, l’Inspection de l’Enseignement Primaire, les
bibliothèques scolaires, le «Patronato de Misiones
Pedagógicas, le Musée Pédagogique. Le Gouvernement de la
République a d’ailleurs tellement conscience de
l’insuffisance de ce budget de 1932 – qui ne consacre que
9,9 millions de ptas aux constructions d’écoles – qu’il décide
de contracter un emprunt auprès des Caisses d’Épargne et
de l’Institut National de Prévoyance, emprunt dit de
«Obligaciones de Cultura» de 400 millions, que le
Parlement vote sans discussion à l’unanimité le 16
septembre 1932, et qui doit être exclusivement utilisé, en
huit ans, aux constructions scolaires. Enfin, le budget de 1
933 consacre encore 296 millions à l’Instruction Publique,
soit une augmentation de 16,3 % par rapport à 1932.
17 Il est évident que l’emprunt des «Obligaciones de cultura»
change fondamentalement les données du problème, et
permet de distinguer, dans la pratique du ministère, deux
étapes essentielles :
18 1) Avant la fin de 1932 (en décembre) date à laquelle
commencent à parvenir les premiers versements de
l’emprunt, les moyens financiers accordés pour les
constructions scolaires sont très nettement insuffisants.
C’est alors qu’il faut opérer des choix :
19 a) L’État fait appel à l’initiative des municipalités pour la
construction des écoles manquantes. Le Décret du 8 août
1931 prévoit d’une part des mesures souples pour aider, plus
largement, les mairies qui n’ont pas de ressources
budgétaires : leur apport financier à la construction peut
être inférieur aux 25 % exigés jusqu’à présent, et leur
contribution peut se faire sous diverses formes : terrain,
matériaux de construction, main-d’œuvre, etc. Ce décret
prévoit d’autre part des mesures pour obliger les
municipalités récalcitrantes à construire des locaux
scolaires. Le Conseil Provincial de l’Enseignement Primaire
peut décider au bout d’un an où et comment se fera l’école,
et imposer une participation à la mairie, dont le budget sera
refusé s’il n’inclut pas ce chapitre de construction scolaire.
:
Comme le déclare le préambule du décret de Marcelino
Domingo :
«El Estado (...) no puede detenerse ante los pueblos donde
la miseria o la desidia son un obstáculo... La desidia se
enmienda o se corrige, la miseria se alivia y la escuela, por
encima de la miseria o la desidia, se crea donde es
imperativo crearla.»

20 Il n’y a donc pas un plan global de constructions par


province, et selon les besoins régionaux, au niveau du
ministère, ce qui explique l’inégale répartition géographique
des réalisations. Les dossiers de demande de crédits pour la
construction d’une école affluent au ministère ; les élections
récentes ont porté à la tête des municipalités une nouvelle
majorité qui tente de rompre avec les traditions
d’immobilisme de la monarchie. L’enthousiasme provoqué
par l’avènement du nouveau régime a créé dans le pays ce
que R. LLopis a appelé une « mystique de l’école ».
21 b) A Madrid, où l’on vient de terminer la construction de six
groupes scolaires, programmés en 1922, financés pour
moitié par la mairie, mais interrompus pendant la
Dictature, un nouveau programme de 18 groupes scolaires,
soit 235 classes est accepté, également financé pour moitié
par la ville. Une Commission mixte est créée, un plan
d’urgence permet d’accélérer les démarches administratives,
ce qui fait que cinq groupes sont inaugurés le 11 février 1932
pour l’anniversaire de la proclamation de la Première
République, 7 autres le 14 avril et les 6 derniers en
septembre : plus de 11.000 enfants sont scolarisés en un an,
et nous verrons que ces écoles madrilènes susciteront des
polémiques particulières.
22 c) En même temps le gouvernement décide, pour
encourager l’initiative à l’échelon local, d’honorer les
hommes qui ont inspiré ou aidé l’avènement de la
République en leur consacrant non pas un monument mais
un groupe scolaire moderne, exemplaire dans sa conception
architecturale. Cinq groupes scolaires (199 classes) sont
ainsi construits sur l’initiative de l’État, à Jaca, pour la
:
mémoire de Fermín Galán, à El Ferrol, pour Pablo Iglesias,
à Ronda pour Giner de los Ríos, à Burgo de Osuna pour
Ruiz Zorrilla et à León en l’honneur de Azcárate.
23 2) A partir de janvier 1933, Fernando de los Ríos organise
les modalités de l’utilisation de l’emprunt. Le 5 janvier, un
nouveau Décret est publié, modifiant la participation de
l’État dans l’effort de construction entrepris par les
municipalités. L’apport de celles-ci peut se réduire à présent
à moins de 5 % du coût total de la construction (à quoi il
faut ajouter le terrain) après analyse des ressources
budgétaires municipales. L’État verse une somme de 10.000
ptas pour la construction d’une école d’une seule classe, de
12.000 ptas pour chaque classe d’un groupe multiple, ceci
afin d’encourager la construction d’écoles à classes
multiples qui permettent un enseignement à plusieurs
niveaux pédagogiquement plus valable. En outre les services
annexes construits dans les groupes scolaires tels que
cantine, douches, cabinet médical, bibliothèque sont dotés
également de la même subvention. Le paiement, plus rapide
est assuré en deux temps, à la fin du gros œuvre et à la
livraison du bâtiment ; enfin sont servies, en priorité, les
villes qui proposeront de financer la moitié de la
construction. On le voit, tout est fait pour solliciter
l’initiative locale, mais l’État se donne les moyens
d’intervenir entièrement et de lancer le marché, un
maximum de 20.000 ptas par classe étant fixé pour la
construction.
24 Un Bureau Technique est créé, composé d’architectes,
médecins, inspecteurs et représentants de l’administration,
et chargé de définir les normes techniques, d’hygiène et
pédagogiques pour les différents types de bâtiments. On
organise, dans le hall du ministère, une exposition sur les
réalisations les plus modernes dans les pays d’Europe en
matière de constructions scolaires. Enfin un concours est
ouvert aux architectes pour des projets qui s’adaptent aux
conditions locales de l’architecture régionale, des conditions
climatiques et des matériaux disponibles sur place. Le
:
Bureau Technique devra aider à la réalisation des travaux en
proposant des plans et en envoyant des experts. Le résultat
de ses études fera l’objet d’un décret en juin 1933.
25 3) Enfin une troisième étape doit être considérée à partir de
mars 1933. La «Ley de Congregaciones» étant votée par le
Parlement donne un cadre légal à la fermeture des écoles
confessionnelles. Les délais sont désormais très courts : en
janvier 1934, tous les enfants de ces écoles, soit 350.000
élèves environ devront trouver place dans des écoles
publiques. On imagine la précipitation si l’on sait qu’en six
mois il faut trouver 3.000 classes, les termes de la loi
n’autorisant pas à exproprier les congrégations de leurs
locaux ; entre juin et octobre 1933 divers décrets sont
publiés pour créer des Commissions chargées d’évaluer les
besoins réels, compter les effectifs, trouver des locaux
disponibles, recruter d’urgence et former de nouveaux
maîtres, etc. Mais avec le changement de gouvernement en
novembre 1933, la politique scolaire prendra une autre
orientation : le 17 décembre 1933, l’application de la «Ley de
Congregaciones» est suspendue.
26 Pour en finir sur ce chapitre de l’action gouvernementale, il
faut essayer d’y voir plus clair dans les chiffres des
réalisations à la fin de ces deux premières années de la
République. Il est certain que le nombre des écoles cons
truites n’atteint pas celui des écoles programmées. Le Plan
de juin 1931 de Marcelino Domingo était trop ambitieux, ce
qui a valu les réflexions acerbes de Azaña dans ses
Mémoires sur l’incompétence de son premier Ministre de
l’Instruction Publique ; LLopis reconnaît bien d’ailleurs que
les mairies héritées des sept ans de la Dictature ne
disposaient d’aucune ressource financière et que, par
prudence, le décret se gardait bien de préciser en détail les
plans de réalisation, année par année. Malgré un effort
budgétaire méritoire, l’État n’avait pas les moyens
correspondant à ses ambitions et les crédits fournis par
l’emprunt des «Obligaciones de cultura» arriveront trop
tard, puisque, pendant le «bienio negro», le rythme des
:
constructions scolaires sera considérablement ralenti. Il est
difficile de donner des chiffres absolus car les statistiques
fournies par les uns et les autres ne concordent pas : pour R.
LLopis, entre juillet 1931 et avril 1933, 9.620 classes ont été
créées. Pour Marcelino Domingo ce sont 12.988 écoles qui
ont été ouvertes entre 1931 et 1933. Mais l’Annuaire des
Statistiques n’enregistre que 7.025 écoles créées entre 1931
et 1936. Dans ces chiffres sont souvent confondus écoles et
classes, et surtout postes d’instituteurs créés. Sur ce
chapitre les chiffres se rapprochent davantage : selon
l’Annuaire des Statistiques, 5.131 postes de maîtres sont
créés chaque année entre 1931 et 1933 ; le rythme des
créations tombe à 1.333 postes annuels en 1934 et 1935,
mais le total des postes créés entre 1931 et 1936 atteint le
chiffre de 15.355 instituteurs recrutés, ce qui représente un
effort remarquable.
27 Si l’on examine la répartition par régions des constructions
scolaires, on constate évidemment une très grande disparité
qui s’explique par le fait que l’initiative était laissée aux
municipalités. Cependant un effort particulier est fait pour
doter les régions les plus déshéritées : ce sont les grands
centres urbains, Madrid, Barcelone, Valence, où la
proportion de maîtres par millier d’habitants était la plus
faible, l’Andalousie, où cette proportion passe de 1,10 à 1,72
avec la construction de 1.466 écoles sur les 5.533
manquantes, et la Galice, où un peu plus de la moitié des
écoles manquantes est construite (1.228 sur 2.221) en deux
ans.

Luis Bello
28 Avant d’analyser les critiques de Luis Bello sur ces deux
années de réalisations scolaires, il est utile de présenter ce
journaliste.
29 Bien qu’il ait été député en 1916-1917, et membre de la Liga
de Educación Política avec Ortega y Gasset en 1914, Luis
Bello est plus un journaliste qu’un homme politique. Depuis
son entrée dans la rédaction de «El Heraldo» de Madrid en
:
1898, il n’a pas cessé d’écrire dans les journaux ; ce n’est pas
un orateur et il s’en excuse quand il se voit obligé
d’expliquer à la Chambre les raisons de sa campagne
journalistique. Il collabore depuis 1922 dans le journal «El
Sol» pour le compte duquel il a circulé pendant quatre ans à
travers toute l’Espagne, visitant les écoles publiques du
pays. Les séries d’articles qu’il publia jusqu’en 1929 sous le
titre «Viaje por las escuelas de España»7 impressionnèrent
profondément les lecteurs et contribuèrent à créer un
mouvement d’opinion en faveur de l’école publique dans
cette période de transition entre la fin de la Dictature de
Primo de Rivera et la Seconde République. Ces « voyages »
sont des articles de journaux comme on les concevait alors,
c’est-à-dire rédigés de façon telle que la lecture en soit
agréable : le côté « littéraire » du texte le différencie
essentiellement de l’enquête sociologique, ou du reportage,
tels que nous les concevons aujourd’hui. Néanmoins le
journaliste s’informait, se faisant accompagner par des gens
du métier et de la région qui connaissaient bien les
problèmes : directeurs d’écoles normales, instituteurs,
inspecteurs, fondateurs. Il donne des chiffres, sur le taux
d’analphabètes, les effectifs des écoles, le nombre de classes,
d’enfants non scolarisés, sur le coût de la construction des
bâtiments récents. L’école est placée dans son cadre naturel,
la région, le paysage, le village, dans des descriptions qui ne
cèdent pas trop à la tentation du pittoresque. L’auteur fait
aussi des observations sur certains aspects sociaux de la
campagne espagnole tels que la puissance des grands
propriétaires de Salamanca, la décadence de certaines
industries locales, les conditions de vie des paysans de Jaén.
Ces articles n’ont pas perdu leur intérêt. Sans entrer dans le
détail des descriptions des écoles espagnoles, je ne
retiendrai des analyses de Bello que celles qui aident à
comprendre les sentiments de ce journaliste de Acción
Republicana lorsqu’il lança sa campagne contre l’action
pour la construction des écoles menée par le ministre
socialiste F. de los Ríos et son premier collaborateur R.
:
LLopis.
30 Bello voyage à travers les régions les plus arriérées,
l’Andalousie, la Castille, le León, les Asturies, l’Extremadure
et la Galice, et partout il traverse de nombreux villages sans
école. Son intérêt se porte davantage sur les écoles rurales
que sur celles des grandes agglomérations. L’école est à la
charge des municipalités et depuis 1901 l’État paie les deux
tiers du salaire de l’instituteur, le reste étant payé par les
familles (d’où le nom de «perrillero» donné à Málaga aux
instituteurs). Beaucoup de mairies se contentent de louer
des locaux : une vieille demeure, un château en ruines, un
ancien dépôt de marchandises, un étage dans une maison
d’habitation fournissent la salle où l’on installe quelques
bancs. Une ville comme León – qui a pourtant dans tout le
pays le plus faible taux d’analphabètes – ne dispose que de
locaux loués. A Jérez une école est installée dans les
combles de la caserne de la Guardia Civil. Il y a des facteurs
socio-économiques qui empêchent la scolarisation : un
habitat très dispersé, comme dans les Asturies ou en
Andalousie, et l’emploi des enfants très jeunes aux travaux
des champs ; dans ces deux régions des instituteurs
itinérants, «los maestros babianos» des Asturies, et «los
enseñaores» de Málaga ne peuvent guère apporter que des
rudiments de lecture. Tous les témoignages de Bello sur les
écoles humides, sombres, sans carreaux, puantes,
dénoncent la négligence des mairies qui trouvent le moyen
de financer des capeas et corridas, qui utilisent la cour de
l’école comme toril le jour de la fête, et détournent l’argent
de l’école pour la réfection du clocher ou du mur du
cimetière. Sur les œuvres scolaires, Bello semble considérer
que la cantine, soupe laïque du pauvre, est plus avilissante
qu’utile socialement : à Jérez, 60 enfants se battent chaque
jour pour 20 rations et ne viennent à l’école qu’avec l’espoir
de gagner une part ; à Villaviciosa la cantine, réservée aux
plus pauvres, oblige ceux-ci à exhiber, par une longue
traversée du village, leur condition de mendiants. On
comprend pourquoi le Gouvernement Républicain
:
souhaitera faire de la cantine, ouverte à tous les enfants,
dans des réfectoires propres et éclairés, un moyen d’effacer
les différences sociales ; mais cela, Bello ne le comprendra
pas.
31 Un autre exemple nous éclaire sur l’idée que Bello se fait de
la fonction de l’école : à Caulina, village de colons
récemment créé par la dictature dans la province de Jérez,
on a réparti des terres, construit des maisons, une école ; un
barrage va bientôt amener l’eau du Guadalcacin ; à l’école
on enseigne aux enfants des rudiments d’agriculture dans
des petits jardins, mais Bello n’approuve pas cette formation
pré-professionnelle : «A la escuela pública han de asistir
muchachos que seguirán muy distintas sendas, y no es
posible orientarlos a todos desde el primer día con una
preferencia decidida» (tome II, p. 40).
32 Enfin le journaliste dénonce l’état de subordination dans
lequel se trouve l’école publique par rapport à l’école
privée : souvent les écoles confessionnelles n’admettent que
les enfants déjà alphabétisés, et l’école publique perd les
enfants les plus doués, ne gardant que les retardés ou les
débiles mentaux. Face à l’école publique qui se reconnaît
par ses carreaux cassés, les bâtiments des congrégations
sont somptueux ; à Ronda les Sajesianas ont terrain de
tennis, de football. Cette concurrence inégale de l’Église,
soutenue par les forces traditionnelles, isole l’instituteur et
le décourage ; on comprendra que plus tard ce républicain
ne conçoive pas la liquidation de la Monarchie sans la
liquidation de l’Église, et n’ait de cesse que l’article 26 de la
Constitution qui sécularise l’enseignement soit appliqué.
33 Quand Bello témoigne sur les écoles, l’horizon politique est
bouché, et le journaliste peut estimer que l’action pour
l’école ne viendra ni des mairies ni de l’État. Il s’affirme
pourtant «optimista y arbitrista» et croît en une solution : la
conscience civique des gens éclairés et entreprenants. Il
propose la création de «Sociedades de Amigos de la
Escuela» – dont il donne même un modèle –. Il s’inspire
pour cela de l’exemple longuement décrit de la province de
:
Salamanque. A l’initiative d’un médecin de la région, le
député réformiste F. Villalobos (qui sera le dernier Ministre
de l’Instruction Publique avant le Front Populaire), les
Caisses de Prévoyance Sociale ont financé la construction de
140 écoles dans la région. Ces écoles sont pour Bello
exemplaires : elles sont modestes, elles ne coûtent pas cher
et comportent deux salles, une pour les filles, une pour les
garçons, une cour, un préau et un bureau. Nous verrons
l’importance que cette notion d’économie va prendre pour
Bello.
34 La foi de Luis Bello dans l’initiative de mécènes généreux en
faveur de l’instruction populaire est naturellement le
résultat de la carence permanente de l’État espagnol, mais
aussi le reflet de la formation des intellectuels de sa
génération. Ils n’ont d’autres exemples à citer que l’action et
les théories de leurs maîtres prestigieux qui créèrent la
Institución Libre de Enseñanza, les Extensiones
Universitarias, firent vivre les Ateneos, etc. L’action pour la
culture que réalisent les partis ouvriers, que ce soit les Casas
de Pueblo socialistes, ou les Écoles Modernes de Ferrer,
n’est évoquée dans les voyages de Bello que pour en
souligner les limites et les complications. A Fuenlabrada
une école créée par une Association de travailleurs affiliés à
la S.G de Τ a été fermée par les autorités parce que les
enfants chantaient la Marseillaise et l’Internationale.
D’autres mécènes ont droit à l’admiration du journaliste : ce
sont les «indianos» et les émigrés en Amérique, qui ont créé
dans leur village natal, en Galice, dans les Asturies et à
Santander les 750 écoles que Bello décrit longuement. Ce
journaliste – homme de lettres – ne voit pas ou ne peut pas
voir (rappelons que les articles sont publiés en pleine
dictature) les dimensions politiques du problème scolaire.
35 Devenu député de Madrid, Bello collabore étroitement avec
M. Azaña. Il est le chef de la minorité Acción Republicana
au parlement, membre du Conseil de l’Instruction Publique
présidé par Unamuno, membre de la Commission de
rédaction de la constitution, président de la commission du
:
statut catalan. Il a quitté la rédaction de « El Sol » quand ce
journal a pris ses distances vis-à-vis du gouvernement
républicain, a fait partie de l’équipe fondatrice du journal
«Luz» dont il prend la direction en septembre 1932. Il est
l’auteur d’une rubrique régulière sur les problèmes de
l’école : «Notas sobre instrucción», dans des articles
souvent critiques, mais c’est du 23 au 28 janvier, quand il
est question d’utiliser les fonds que l’emprunt vient
d’attribuer à la construction des écoles, que Bello lance son
journal dans une campagne tapageuse contre l’équipe
socialiste du Ministère de l’Instruction Publique. Quelles
sont les critiques que le journal formule contre la politique
gouvernementale de construction des écoles ?

La campagne de Luz
36 Je n’insiste pas sur le ton de cette campagne, et sur
l’irritation que devaient produire au ministère8 les
interventions d’un journaliste qui se disait seul compétent,
faisant valoir son expérience et la réputation acquise par ses
articles, et qui parlait : «... como quien ha visto el estado
lamentable de nuestra instrucción primaria... no desde las
estadísticas, ni desde el ministerio, sino sobre el terreno» ;
mais il est vrai que ce «viajante de escuelas», comme il
aimait s’appeler lui-même, n’a pas compris la portée de
l’action entreprise par le gouvernement républicain. Ses
interventions portent sur trois questions :

sur le type d’école qu’il convient de construire et les


normes techniques,
sur l’action des municipalités,
et sur l’utilisation des crédits alloués.

37 Pour Bello, qui se réfère toujours à Joaquín Costa, il y a une


seule urgence, c’est l’alphabétisation, qui doit permettre à
tous les espagnols d’accomplir leurs devoirs de citoyens,
c’est-à-dire de pouvoir lire une liste électorale. Voilà un
premier point de désaccord. Pour le gouvernement, la
:
construction des nouvelles écoles s’inscrit dans le cadre
d’une réforme globale de l’instruction, dont les porincipes
s’inspirent à la fois des idées de la Institución Libre de
Enseñanza et du programme de l’école du Parti Socialiste
(PSOE). Les limites immédiates que Bello fixe à l’école
primaire – conçue comme une formation réduite à la
lecture, l’écriture et le calcul – auraient été concevables
dans un programme d’urgence, par exemple dans une
campagne d’alphabétisation qui aurait mobilisé, pour un
temps, la moitié de la population sachant lire ; mais ce type
d’action collective militante n’est envisageable que dans un
processus révolutionnaire, ce qui n’était pas le cas de
l’Espagne d’avril 1931. Bello ne compte que sur la
qualification et le dévouement des maîtres, qui doivent être
plus nombreux évidemment, dans cette tâche prioritaire
d’alphabétisation, pour laquelle les moyens matériels, et le
bâtiment-école en particulier, doivent être calculés au plus
juste. Pour lui la quantité prime sur la qualité, et il estime
absurdes, excessives, les normes techniques des bâtiments
scolaires définies par le ministère. Le 5 mars 1932, il en
avait proposé d’autres, et les reformule à nouveau en janvier
1933, en s’appuyant sur le soutien de certains architectes :
les classes sont trop grandes, avec des hauteurs de plafond
abusives, le vestibule est inutile, ainsi que les vestiaires ; la
cour superflue, il y a toujours de l’espace pour les jeux dans
un village ; pas besoin de préau ; les toilettes, de toutes
façons ne fonctionnent jamais, alors..., et pourquoi les
installer si le village n’a pas l’eau courante. «Una escuela no
será perfecta si cuesta un céntimo más de lo que debe
costar».
38 Alors effectivement, les 18 groupes scolaires construits à
Madrid en un an semblent un luxe, et le journal «Luz»
provoque un scandale : titres tapageurs sur toute la
première page, chiffres, photos, on en appelle à la
conscience civique des socialistes madrilènes pour dénoncer
le gaspillage : «A los socialistas y al pueblo de Madrid. El
mal ejemplo de Madrid. Por cada dos millones que gasta en
:
escuelas, uno de ellos lo tira. Explicación del dispendio.
Errores de construcción. Ocho kilómetros de cornisas» (25
janvier). Soubassements, escaliers, couloirs, matériaux,
fenêtres, corniches, orientation des bâtiments, tout est
examiné. On reproche à la Ville de Madrid, et au Ministère
qui en paie la moitié, une mauvaise gestion, et on suggère
même des combines dans des adjudications avec de forts
rabais. Mais au moment de l’inauguration des écoles
madrilènes par le Président de la République, le 11 février
1933, Luz s’associe aux réjouissances : «Nuestros reparos y
nuestra campaña deben detenerse ante el hecho
consumado... y hemos de expresar nuestra satisfacción por
el avance conseguido en beneficio del pueblo de Madrid».
La polémique reprend une semaine plus tard, quand un
député radical utilise la campagne de Luz pour interpeller le
gouvernement à la Chambre.
39 Pour les hommes du gouvernement la conception du
bâtiment-école doit correspondre aux objectifs d’une
éducation populaire entièrement rénovée. Pour mettre en
pratique les principes définis par Cossío et Giner de los
Ríos, il faut créer une école unifiée, unique, active,
harmonieuse :
40 – Unifiée, c’est-à-dire s’inscrivant dans un programme
complet de formation depuis le primaire jusqu’au supérieur.
41 – Unique, c’est-à-dire ouverte à tous les enfants de toutes
les classes ; pour les socialistes elle doit en plus atténuer les
différences sociales, grâce à la création des cantines, des
vestiaireo determinado (...). Y así el niño acabará teniendo
conciencia de que el trabajo individual es tanto más útil
cuanto mejor sirve los intereses de la comunidad» (R.
LLopis, op. cité, p. 220).
42 – Harmonieuse, c’est-à-dire associant p plus qu’à une
surcharge de la mémoire. La chaire dans la classe est
supprimée, ainsi que les pupitres pour deux élèves, cloués
au sol, et le local, par ses dimensions, doit permettre une
disposition plus souple. Pour les socialistes, le principe de
l’école active signifie aussi une ouverture sur le monde du
:
travail :
«La escuela ha de hacer del trabajo el eje de su actividad
metodológica. Ha de hacer del niño un alegre trabajador.
Hacer del niño un trabajador no es enseñarle un oficio
determinado (...). Y asi el niño acabará teniendo conciencia
de que el trabajo individual es tanto más útil cuanto mejor
sirve los intereses de la comunidad» (R. LLopis, op. cité p
220).

43 – Harmonieuse, c’est-à-dire associant pour le


développement de l’enfant des activités complémentaires,
en particulier, une éducation physique, esthétique et
manuelle, d’où la nécessité de cours, d’aires de jeux, de
préaux, d’ateliers, de bibliothèques.
44 Dans cette tâche de réhabilitation de l’école publique, le
problème de la qualité des locaux est donc aussi important
que celui de la quantité. Il faut d’abord mettre fin à la
pratique désastreuse de l’école à classe unique pour tous les
enfants de 6 à 14 ans, et donner la priorité à la construction
d’écoles à plusieurs niveaux et ceci pour plusieurs raisons :
pour des raisons pédagogiques évidentes, mais aussi pour
des raisons économiques et politiques. Il est certain que les
municipalités ont plus de mal à créer des écoles à classes
multiples (qui exigent un terrain plus grand et des services
annexes) qu’une école à classe unique qui peut être installée
au rez-de-chaussée de la mairie, mais l’Etat aide en priorité
et davantage les villes qui font cet effort financier, pour les
encourager à avoir une plus haute idée de ce que doit être
l’école publique. C’est ce que n’a pas compris Bello. Car
l’école publique ne doit plus faire parent pauvre «la sopa
boba de la cultura», le rebut où ne vont que les enfants qui
ne peuvent pas aller ailleurs : la construction d’écoles à
plusieurs classes, modernes et modèles est le seul moyen de
mettre fin au rôle subsidiaire et subalterne que joue
actuellement l’école publique face à l’école privée9.
45 Bello reproche aussi au Ministère son système de
subventions aux mairies. Les nouveaux règlements
entraînent trop de dépenses et ne sollicitent pas assez
:
l’effort financier des municipalités. Il propose que l’aide de
l’État soit plus limitée, il suggère que les mairies s’arrangent
pour trouver sur place des matériaux, fassent appel à de la
main-d’œuvre bénévole. Il propose également que certains
éléments de construction soient construits en série,
puisqu’il s’agit de construire des milliers d’unités
semblables, mais ne se pose pas le problème des frais de
transport des matériaux préfabriqués. Enfin il imagine un
plan d’action pour des fondations de bienfaisance. On
perçoit à travers ces propositions pragmatiques l’ignorance
des résistances politiques de certains conseils municipaux.
Au reproche d’une intervention trop directe de l’État, R.
LLopis répond à l’Assemblée en donnant des chiffres : la
proportion des écoles construites par les mairies avec l’aide
de l’État est passée de 13,89 % avant le 14 avril 1931, à
85,59 % dans les deux dernières années. On a laissé les
collectivités locales définir leurs propres besoins en matière
d’éducation, et un effort de décentralisation est fait par la
création, pour les grands programmes des villes en
particulier, de commissions emixtes pour l’école primaire,
comme à Madrid, Bilbao, Zaragoza, Alava, Palma de
Mallorca, et bien entendu la Catalogne. Cela dit, si les
pouvoirs locaux ne font rien, l’État intervient directement,
et c’est ainsi que des régions démunies ont pu être
pourvues ; mais on a mis fin, de façon définitive, à une
pratique séculaire, à ce que dans le jargon politique de la
Restauration on appelait «la carretera o la escuela
parlamentaria», l’école ou la route que le candidat député
officiel obtenait en période électorale à coup de faveurs et
d’intrigues.
46 Les dernières critiques que Bello formule contre l’action du
Ministère de l’Instruction Publique concernent l’utilisation
des crédits de l’emprunt de 400 millions de ptas approuvé
par l’Assemblée le 16 septembre 1932. Le Ministère tarde
trop, de 1 avis de ce journaliste laïc convaincu, à prendre les
mesures visant à l’application de l’article 26 de la
Constitution qui interdit toute activité d’enseignement aux
:
congrégations religieuses. Dès que le Parlement autorise
l’emprunt dit de «Obligaciones de cultura» pour la
construction des écoles, Bello se persuade que cet argent
doit servir au moins pour moitié à préparer l’accueil des
enfants que l’école publique héritera des écoles
confessionnelles. Or la Loi sur les Congrégations, qui doit
fixer les modalités d’application de cet article 26 de la
Constitution, n’est pas encore votée, ni même discutée à
l’Assemblée. Le débat ne commencera précisément qu’au
lendemain du débat sur les constructions scolaires
indirectement provoqué par la campagne de «Luz», et il
sera très dur. Il n’est sans doute pas très « politique »
d’envisager des mesures avant que la loi ne l’autorise. Il y a
donc de la part de ce député républicain de la surenchère ;
ses appels à la mobilisation contre l’école confessionnelle, à
ce qu’il appelle «La Gran Campaña de 1933», ne servent
qu’à exaspérer les esprits et témoignent d’une ignorance de
la conjoncture politique.
47 Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette polémique
sur les constructions scolaires ? Il serait facile de n’y voir
que la manifestation des divisions entre réformistes et
socialistes, qui aurait paralysé l’action de la coalition
gouvernementale. Bien sûr les personnalités nous y
invitent : un député républicain qui critique l’action d’un
ministre socialiste et surtout du Directeur socialiste de
l’Enseignement Primaire. La polémique entre les deux
journaux, «Luz» quotidien républicain, et «Él Socialista» a
pris par moments des tons violents, et le journal socialiste
affirme même le 24 janvier que la campagne lancée par
Bello n’est pas une initiative personnelle, mais est
« appuyée par une certaine fraction impliquée dans la
majorité ». Bello se défend avec force contre cette
affirmation, mais au moment du débat au Parlement
provoqué par les radicaux il est dans une position politique
inconfortable, et dit publiquement qu’il ne voudrait pas que
son action pour l’école soit utilisée par les radicaux pour une
manœuvre contre le gouvernement.
:
48 Socialistes et républicains sont d’accord sur les grandes
lignes d’une réforme globale des structures scolaires, qui
rende possible une éducation laïque, égale pour tous,
gratuite et obligatoire. L’image d’une école radieuse, claire,
mobile, largement ouverte à la vie, au jeu, au monde du
travail correspond à un rêve partagé par les réformistes et
les socialistes. Cette révolution démocratique par l’école
nous semble aujourd’hui un peu utopique dans un pays où
les inégalités sociales étaient si fortes. Mais la tâche de
réhabilitation de l’École Publique n’a jamais été
programmée et assumée par les pouvoirs publics de façon
aussi radicale. Les ambitions étaient immenses et elles n’ont
pas été réalisées. Des conditions objectives, économiques et
politiques ont entravé l’action en faveur de l’école. Mais les
5.000 (ou 7.000 suivant les sources statistiques) bâtiments
scolaires construits en Espagne pendant ces deux années,
avec leurs grandes baies vitrées ouvertes sur la rue, leurs
préaux, leurs classes vastes et claires, leurs portiques, leurs
réfectoires, leurs installations sanitaires, restent le symbole
des espoirs que depuis le XIXe siècle les esprits libéraux
espagnols fondaient sur le pouvoir de l’instruction publique
pour l’émancipation de l’individu et pour une société plus
démocratique.

Notes
1. Mercédès Samaniego Boneu. La política educativa de la Segunda
República durante el bienio azañista. C.S.I.C., Madrid 1977, 392 pages.
Sur la politique scolaire de la Seconde République on peut consulter
également :
Mariano Pérez Galán. La enseñanza en la Segunda República Española.
Cuadernos para el diálogo. Madrid 1977, 390 pages.
Fernando Millán. La revolución laïca : de la Institución Libre de
Enseñanza a la Escuela de la República.
Fernando Torres. Valencia 1983, 334 pages.
2. Rodolfo LLopis. La revolución en la escuela (Dos años en la
Dirección General de Primera Enseñanza) M. Aguilar. Madrid 1933,272
pages.
Marcelino Domingo. La escuela de la República. La obra de ocho
meses. Aguilar. Madrid 1932.
:
3. «... la política educativa republicana a la que no se le puede negar un
profundo interés por elevar el nivel esclar especialmente en el bienio
azañista». M. Samaniego, p. 232.
4. Il est évident que les objectifs fixés en 1931 n’ont pas été atteints,
mais il faudrait sans doute commencer par préciser qu’en novembre
1933 le nouveau gouvernement a remis en cause les plans prévus pour
cinq ans. En réalité l’intérêt n’est pas de déterminer à l’unité près
combien d’écoles ont été construites, combien de postes ont été créés,
mais de percevoir les problèmes qui ont surgi dans cette action et la
façon dont ils ont été résolus.
5. Les textes précisent bien «escuelas unitarias o grados de escuelas
graduadas», ce qui signifie que les chiffres correspondent au nombre de
classes, plutôt qu’au nombre d’écoles, même si les écoles à classes
multiples représentent un très faible pourcentage ; la distinction est
surtout valable pour les villes. De la même façon, on confond souvent
dans les analyses «plazas», ou postes de maîtres, et écoles.
6. Et naturellement le décret prévoit la création immédiate de 7.000
postes d’instituteurs pour 1931, avec un crédit exceptionnel de 10,4
millions de ptas pour leur salaire (relevé à 5.000 ptas annuelles) et leur
formation accélérée dans un stage de trois mois durant l’été 1931. Les
7.000 postes de maîtres ont effectivement été créés, et figurent dans
toutes les statistiques, mais les 7.000 écoles, que R. LLopis compte
comme réalisées et fonctionnant, n’apparaissent pas dans l’Annuaire
des Statistiques de 1934.
7. Ces articles ont été rassemblés et publiés en quatre tomes :
Viaje por las escuelas de España – Luis Bello y Τrompeta –
Tome I – El cerco de Madrid. Sierra. Castilla y León. Asturias El
prejuicio contra el maestro. Sociedades de amigos de la escuela. Madrid
Magisterio español. 1926.
Tome II – Por Andalucía : Cádiz, Málaga. Primer viaje a Granada. Las
dos Castillas. Toledo. Soria. Madrid. Magisterio. 1927.
Τome III – Por Extremadura. Cáceres. Badajoz. Prologue de Azorín :
1927.
Tome IV – Más Andalucía. Sevilla. Jaén. Madrid. CIAP. 1929.
Le Tome V n’a été publié que beaucoup plus tard :
Viaje por las escuelas de Galicia. Introducción de Gonzalo Anaya.
Madrid. Akal Editor. 1973.
8. Voici comment R. LLopis évoque cette campagne : «desde el
periódico Luz se hizo una furiosa campaña muy personal contra
nuestra gestión. Con criterio mezquino, aldeano, ignorancia supina e
intención perversa, se quiso desorientar a la opinión: Artículos
injuriosos, planas enteras, fotografías «preparadas», títulos
:
sensacionalistas. Todo ello se empleó contra nosotros. Hasta llegó la
megalomanía de quien confunde el turismo con la competencia
pedagógica a creerse en el deber de hacer una «apelación a los
socialistas y al pueblo de Madrid» para decirle que «por cada dos
millones que gasta en escuelas, uno de ellos lo tira...», op. cit., p. 74.
9. C’est cette idée de l’école que R. LLopis défend au Parlement en
réponse aux accusations de gaspillage de Luis Bello : «... la escuela no
es sólo la casa de los niños; nosotros aspiramos a que sea también,
sobre todo en los pueblos, el hogar de los mayores, la auténtica Casa del
Pueblo de cada una de las villas y ciudades.».

Auteur

Brigitte Magnien

Université de Paris VIII


Du même auteur

Temps de crise et « Années


folles » en Espagne in L’année
1925, Presses universitaires de
Paris Nanterre, 2012
Le roman contemporain de
l'action : épopée et roman
d'aventures in Autour de la
guerre d’Espagne, Presses
Sorbonne Nouvelle, 1989
© Presses universitaires François-Rabelais, 1986

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Référence électronique du chapitre


MAGNIEN, Brigitte. La politique de construction d’écoles sous la
Seconde République espagnole In : L'enseignement Primaire en
Espagne et en Amérique Latine du XVIIIe siècle à nos jours :
Politiques éducatives et réalités scolaires [en ligne]. Tours : Presses
universitaires François-Rabelais, 1986 (généré le 14 juillet 2023).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pufr/5217>.
ISBN : 9782869064478. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pufr.5217.

Référence électronique du livre


AYMES, Jean-René (dir.) ; FELL, Ève-Marie (dir.) ; et GUERENA,
Jean-Louis (dir.). L'enseignement Primaire en Espagne et en
Amérique Latine du XVIIIe siècle à nos jours : Politiques éducatives et
réalités scolaires. Nouvelle édition [en ligne]. Tours : Presses
universitaires François-Rabelais, 1986 (généré le 14 juillet 2023).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pufr/5173>.
ISBN : 9782869064478. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pufr.5173.
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