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L'ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES

LES POLITIQUES SCOLAIRES s’élaborent en fonction de deux options fondamentales. L’une entend offrir
l’égalité des chances à tous les écoliers, dans l’objectif d’assurer une croissance à venir par le
relèvement du niveau de vie de futurs citoyens qui auront été mieux formés. L’autre investit plutôt dans
la création d’une élite, elle aussi au service du progrès, dans l’optique d’une concurrence de plus en plus
mondialisée ; elle sélectionne les meilleurs élèves et diversifie les programmes d’étude selon des
groupes de niveaux. Ces deux options participent, toutes deux, mais de façon différente, à l’effort
national qui doit assurer la prospérité du pays. Elles correspondent aussi toutes deux à des choix
politiques fondamentaux. En 1792, dans le Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique
qu’il rédige pour le Comité des Cinq, Condorcet écrit à propos de la réorganisation de l’école de la
République :

Nous avons pensé que, dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin devait être de rendre,
d’un côté, l’éducation aussi égale, aussi universelle ; de l’autre, aussi complète que les circonstances
pouvaient le permettre ; qu’il fallait donner à tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre
sur tous ; mais ne refuser à aucune portion des citoyens l’instruction plus élevée qu’il est impossible de
faire partager à la masse entière des individus ; établir l’une, parce qu’elle est utile à ceux qui la
reçoivent ; et l’autre, parce qu’elle l’est à ceux mêmes qui ne la reçoivent pas

Un système fortement décentralisé

Aux États-Unis, tout au long de la période de l’après Seconde Guerre mondiale, la politique scolaire a
tenté de prendre en compte ces deux options en donnant toutefois la préférence à l’une ou à l’autre,
pour ainsi dire par un effet de balancier, selon le contexte et le climat politiques et sous l’effet des
actions menées par des réformateurs, des parents et des groupes de pression. Dans cet article, nous
nous proposons de retracer l’évolution de l’école depuis les années 1950 et de mettre en lumière les
débats autour de l’école et de l’enseignement primaire et secondaire. Mais sans doute serait-il bon de
rappeler, d’abord, quelques-uns des traits qui donnent ses caractéristiques fondamentales au système
éducatif public américain2 . L’école gratuite et universelle est mise en place entre 1830 et 1890. C’est
une école de proximité, soumise à un contrôle très local dans le cadre duquel les parents jouent souvent
un rôle actif. Une majorité d’Américains reste très attachée à l’idée d’une école de quartier et considère
que l’éducation des enfants relève de la responsabilité des parents, ces derniers devant avoir toute
liberté de choix dans ce domaine et possédant un droit de regard sur ce que leurs enfants apprennent à
l’école. Le fédéralisme, trait essentiel de l’ensemble du système américain, est à l’origine de la
décentralisation en matière d’organisation scolaire : chaque État a l’entière responsabilité de son
système scolaire ; il le gère et le réforme de façon strictement indépendante de toute forme de contrôle
extérieur. Bien qu’avec le temps, une certaine uniformité se soit étendue à tous les États, l’ensemble
scolaire public forme donc néanmoins une mosaïque de 50 systèmes autonomes, qui sont financés pour
un peu moins de 7 % seulement par l’État fédéral, et, pour la partie restante, en moyenne, pour moitié
par des taxes locales d’une part, et, de l’autre, par une allocation budgétaire venant de chaque État.
L’unité administrative de base est le district scolaire, on en compte un peu plus de 15 000 dans le pays,
des districts qui diffèrent grandement par la taille, par le nombre des élèves qu’ils regroupent, ainsi que
par le budget dont ils disposent. C’est à ce niveau que se prennent la plus grande partie des décisions et
que s’opère concrètement la gestion de structures scolaires, pour ainsi dire, locales. On comprendra
facilement qu’avec ce type d’organisation et de financement, des inégalités importantes soient
susceptibles d’apparaître entre les districts et entre les États, et que, dans les zones particulièrement
défavorisées, on pense notamment aux grands centres urbains, nulle instance ne pourra venir à la
rescousse d’établissements en détresse financière. Il apparaît donc que la structure décentralisée
entraîne ipso facto de l’inégalité pour les établissements scolaires, inégalité de moyens, inégalité dans la
qualité de l’enseignement et, par voie de conséquence, inégalité de résultats, ce qui va bien sûr à
l’encontre de l’école rêvée par Horace Mann au cours des années 1830, cette école universelle qui
devait réduire les différences et élever l’ensemble de la société. Pour ce qui est du Département fédéral
à l’Éducation, il n’a qu’un pouvoir très limité : il gère la répartition des crédits fédéraux, assure la
publication des informations, enquêtes ou statistiques relatives à l’éducation et aujourd’hui il essaie de
créer une dynamique qui permettra l’amélioration du système dans son ensemble. Malgré cette
structure au sein de laquelle le pouvoir décisionnel est éclaté, depuis la dépression des années 1930, le
gouvernement fédéral a été amené à intervenir dans les affaires scolaires sous la forme d’aides
budgétaires. D’une façon générale, son rôle en a donc été amplifié. On peut remarquer au cours des
années que l’amplification est plus grande lorsqu’un démocrate se trouve à la tête du pouvoir. C’est
notamment le cas d’une part sous Franklin Roosevelt pendant la dépression dans le cadre des grands
programmes sociaux alors mis en place et de l’autre sous Lyndon Johnson pendant les années 1960. Au
contraire l’interventionnisme fédéral est moins important pendant les régimes républicains de Richard
Nixon, Ronald Reagan et George Bush. Toutefois, les difficultés que rencontrent certains établissements
depuis un peu plus d’une trentaine d’années sont tellement graves que l’opinion a peu à peu accepté le
fait que seule une instance nationale soit en mesure d’apporter des aides et des solutions. Comme on
peut s’y attendre, l’intervention de l’État fédéral dans la politique scolaire prend des formes différentes
selon l’orientation politique du pouvoir : elle est plus directe dans le cadre des gouvernements
démocrates qui considèrent qu’il est du devoir de l’État d’intervenir pour rectifier les inégalités créées
par la dynamique du système et l’économie de marché ; elle est indirecte, mais néanmoins effective,
dans le cadre des gouvernements républicains plus attachés à une conception de laissez-faire qui laisse
aux États et aux instances locales le pouvoir de décider comment gérer et allouer les subventions
reçues. La participation fédérale aux dépenses scolaires n’est donc plus remise en cause. Il ne faut
toutefois pas perdre de vue le fait qu’elle continue de plafonner aux alentours de 7 % du total des
dépenses scolaires, quelle que soit l’orientation politique du gouvernement fédéral. Avec le temps, le
Département fédéral à l’Éducation est devenu un partenaire des États et un interlocuteur beaucoup plus
actif que par le passé, en particulier dans la réflexion menée depuis quelques années pour introduire des
réformes. Un bref survol des quarante dernières années montre bien l’engagement constant du
gouvernement fédéral. C’est pour remédier aux inégalités sociales qu’à partir de 1964 le président
Johnson, qui continue l’effort commencé par John Kennedy, met en place un programme social
ambitieux, la Grande Société. Des lois sont promulguées pour faire la guerre à la pauvreté, War on
Poverty, et lutter contre toutes les formes de discrimination. Dans le cadre de l’école et de
l’enseignement, la loi sur l’égalité des chances, Economic Opportunity Act, de 1964, crée des
programmes d’éducation compensatoire et de formation pour les jeunes issus de familles pauvres. Dans
le but d’améliorer les conditions scolaires des établissements implantés dans les ghettos urbains, la loi
sur l’éducation élémentaire et secondaire, Elementary and Secondary Education Act, promulguée en
avril 1965, prévoit un budget d’aide fédérale aux établissements publics, une aide qui doit être
proportionnelle au nombre des élèves vivant au-dessous du seuil de la pauvreté. En 1968, le Congrès
adopte la loi sur l’éducation bilingue, Bilingual Education Act, qui reconnaît les besoins spéciaux en
matière d’éducation de très nombreux enfants dont la langue maternelle est autre que l’anglais 3 et
prévoit un financement pour la mise en place de programmes visant les populations scolaires non
anglophones. Avec le président Nixon, l’administration fédérale modifie la structure de sa politique
d’aide budgétaire, notamment dans le domaine scolaire : à présent les États et les autorités locales ont
le pouvoir de décider comment dépenser les allocations fédérales. Ainsi, en 1972, la loi sur l’assistance
aux États et aux localités, State and Local Assistance Act, permet de distribuer des fonds destinés aux
affaires scolaires, qui seront redistribués à certains établissements choisis par les autorités des districts
scolaires ; de même, la loi sur l’aide d’urgence aux écoles, Emergency School Aid Act, accorde des aides
financières aux États et aux localités sous forme d’allocations directes, les block grants, sommes allouées
de façon discrétionnaire aux États, qui décident de la répartition de l’argent. Cette politique est reprise
par les présidents Reagan et Bush. Aujourd’hui, le président George W. Bush place sa politique sur
l’école dans cette même approche, typiquement républicaine, qui laisse une large marge de décision et
d’action aux États.

Le débat pédagogique

Quelles sont les grandes réformes et les grandes directions en matière de politique scolaire aux États-
Unis depuis l’après-guerre ? Pendant les années 1930 et 1940, l’éducation dite progressiste se trouve
dans sa phase finale. Cette approche pédagogique qui place l’enfant au centre de ses préoccupations
(l’enseignant et la pédagogie doivent s’adapter à l’enfant et non le contraire) commence à être remise
en question par les partisans d’un retour à une pédagogie plus stricte et à un enseignement plus
systématique et rigoureux. En 1934, l’un des responsables des affaires scolaires de la ville de Denver au
Colorado, exprime déjà avec ironie un certain désenchantement pour la pédagogie progressiste, qu’il
réduit à un apprentissage par « activités » basé sur une conception idéaliste de l’homme et de la
société : C’est le mélange confus de la philosophie dominante du laissez-faire, appliquée à la société et à
l’économie, et de la notion d’efficacité venue du monde des affaires, avec, en plus, un vague idéalisme
démocratique et chrétien Au nom de l’excellence, une partie de la classe intellectuelle attaque alors
l’école progressiste et appelle à des réformes et à une réorientation de l’enseignement. Après la
Seconde Guerre mondiale, l’école progressiste est prise dans la tourmente de la Guerre froide et
l’hystérie du maccarthysme. Les enseignants progressistes deviennent l’une des premières cibles des
enquêtes sur les activités subversives et, dans le contexte de compétition avec l’Union soviétique, les
questions relatives au contenu pédagogique de l’enseignement et au niveau scolaire se posent de façon
accrue. Les Américains, dans leur majorité, attendent de l’éducation qu’elle permette au pays de vaincre
le communisme et de gagner la compétition technologique internationale. L’actualité contribue à
renforcer ce sentiment : en 1953, la nouvelle d’une explosion thermonucléaire en Union soviétique, puis
en 1957, à deux jours d’intervalle, le lancement réussi de Spoutnik I et Spoutnik II par l’Union soviétique
bouleversent et inquiètent les dirigeants aussi bien que l’opinion publique. Ces événements suffisent
pour mettre un terme brutal à la pratique de la pédagogie progressiste et pour permettre aux
réformateurs de se faire entendre. En 1956, le président Eisenhower convoque d’ailleurs une
Conférence sur l’éducation à la Maison Blanche. Le rapport du comité est très clair quant à sa vision du
rôle et de la responsabilité que doit avoir l’école dans une Amérique triomphante : Il est évident que
l’école est devenue l’instrument essentiel qui permet à notre Nation de demeurer la terre légendaire de
la réussite qu’elle a été à ses débuts. […] Tant qu’il y aura de bonnes écoles, pas un individu, ou le fils de
celui-ci, ne se trouvera bloqué à un niveau quelconque dans le monde du travail. L’école libère les
hommes en leur permettant de s’élever au niveau de leurs talents naturels. […] En canalisant les
ambitions, elle a remplacé la Frontière et à une période hautement technique, elle a préservé l’esprit
d’indépendance d’une nation pionnière. Les écoles sont la représentation principale de la tradition
américaine de justice et d’équité et d’un perpétuel recommencement à chaque génération5 . Un groupe
de critiques se montre particulièrement concerné par la nécessité d’améliorer les programmes
scientifiques. À sa tête, l’amiral Hyman Rickover, directeur du projet Nautilus, le premier sous-marin
nucléaire, publie un ouvrage en 1959 dans lequel il appelle à former davantage de scientifiques et
d’ingénieurs dans les domaines de la défense et des sciences de l’espace, ainsi qu’une main-d’œuvre
qualifiée pour travailler dans les industries correspondantes 6 . Les années 1950 et le début des années
1960 sont donc des années au cours desquelles les enseignants reviennent à des méthodes
pédagogiques plus traditionnelles et plus exigeantes, où l’enseignement des matières de base est
généralement renforcé. L’ensemble des établissements secondaires dispense un enseignement par
filières, trois le plus souvent, qui effectue un tri parmi les élèves selon les résultats obtenus : academic
pour les meilleurs, ceux qui se destinent à faire des études supérieures, general, pour les élèves moyens,
et vocational, c’est-à-dire un enseignement technique et préprofessionnel, pour ceux qui vont entrer
dans le monde du travail en fin d’études secondaires. Mais ces années sont également des années
tourmentées où l’Amérique commence à prendre conscience des graves inégalités qui divisent sa
société, inégalités à la fois raciales et sociales. Une réorientation des politiques scolaires se prépare. Elle
va se faire sur fond d’agitations sociales, de mouvements organisés par les minorités qui réclament que
leurs droits soient reconnus et respectés au même titre que tout autre Américain. En premier lieu, les
États-Unis vont devoir déségréguer leurs écoles. Tâche énorme et difficile. Si en 1954, par l’arrêt Brown,
la Cour suprême a déclaré anticonstitutionnelle la ségrégation dans les écoles, il faut, à partir de là, une
bonne dizaine d’années pour que la déségrégation devienne effective dans la plupart des
établissements. Mais pendant la seconde moitié des années 1960 et pendant les années 1970, les Noirs
ne sont pas les seuls à réclamer davantage d’égalité. Ces années représentent une période de forte
contestation également de la part des Indiens, des Hispaniques, des handicapés et des femmes, autant
de groupes qui se sentent lésés au sein de la société américaine et qui tous calquent leur action
contestataire sur les stratégies adoptées par les Noirs. C’est aiguillonné par cette contestation que le
gouvernement fédéral met en place, comme on l’a vu plus haut, un cadre légal et juridique qui, au nom
de l’égalité des chances, doit donner l’accès à une éducation de qualité égale à tous les jeunes
Américains.

Les réformes en faveur de l’égalité

Toutefois, cette démarche gouvernementale ne saurait à elle seule assurer effectivement l’égalité des
chances à l’école et l’égalité tout court, en particulier au sein d’infrastructures décentralisées comme le
sont les infrastructures américaines. Dans le même temps, il faut que des réformes suivent aux niveaux
régional et local. Dans le domaine de l’éducation, districts scolaires, responsables d’établissements et
enseignants doivent coopérer à la mise en place de programmes qui vont satisfaire les attentes de leur
population et favoriser l’égalité, des programmes qui tiendront compte des différences raciales et
culturelles et permettront à tous les élèves de se sentir véritablement égaux dans la classe. Sous la
pression des réclamations exprimées par les minorités, la loi pour la création de programmes scolaires
portant sur les différents patrimoines culturels, Ethnic Heritage Studies Program Act, est votée en 1974.
Sous l’égide de celle-ci, les États modifient progressivement leurs programmes dans certaines matières,
notamment en histoire-géographie et en littérature, pour que ceux-ci prennent en compte la réalité
multiculturelle de la société. Aujourd’hui, les instituteurs doivent tenir compte dans leur enseignement
tout au long de l’année de la diversité des origines de leurs élèves et les programmes du secondaire
comportent de façon plus systématique l’histoire des cultures. Ainsi, le mois de février est
traditionnellement réservé à l’histoire afro-américaine et l’anniversaire de Martin Luther King est
célébré le 21 janvier, au même titre que sont célébrés, en février, les anniversaires de Washington et de
Lincoln. Les programmes d’éducation bilingue font également partie d’une stratégie d’intégration
destinée à niveler les différences. Il existe aujourd’hui une variété d’approches de l’enseignement
bilingue selon que cet enseignement est considéré comme transitionnel (la langue d’origine n’est alors
qu’un moyen temporaire pour déboucher, le plus rapidement possible, sur la pratique courante de
l’anglais qui va permettre à l’élève de rejoindre le cycle d’enseignement normal) ou comme étant
susceptible d’être maintenu plus longtemps pour que l’élève développe un vrai bilinguisme et un vrai
biculturalisme. La méthode transitionnelle est celle qui est suivie dans la très grande majorité des cas ;
c’est celle préconisée par le président George W. Bush dans la présentation de son projet pour
l’éducation faite peu de temps après son entrée en fonction. Cependant, la recherche récente sur les
processus d’acquisition du savoir, en linguistique et en psychologie, confirme que le fait de maintenir la
langue maternelle pendant les douze années de scolarité produit de meilleurs étudiants, car il faut entre
cinq et sept ans pour développer chez l’individu la capacité d’acquérir un nouveau savoir par le biais
d’une seconde langue. Il reste que, dans tous les cas, l’éducation bilingue coûte cher, que souvent les
enseignants qui participent à ces programmes spéciaux n’ont pas reçu de formation spécifique et qu’il
est difficile de trouver des enseignants bilingues dans certaines langues rares. Il n’est donc pas étonnant
que cette forme d’enseignement palliatif soit fortement critiquée par certains. Deux États, la Californie
et l’État de New York, tous deux comportant une importante population de non-anglophones, ont
d’ailleurs mis un terme, ou très sérieusement limité, les programmes d’éducation bilingue dans leurs
écoles. Si l’on critique généralement le coût trop élevé de cet enseignement en proportion des résultats
obtenus, les plus conservateurs souhaitent que l’éducation bilingue disparaisse complètement car ils
voient dans le multilinguisme et le multiculturalisme qui aujourd’hui caractérisent la société américaine
une menace pour les valeurs et la culture anglo-saxonnes de l’Amérique traditionnelle, ainsi que pour la
langue anglaise. C’est le cas du mouvement English-Only et, depuis le début des années 1980, du groupe
US English qui s’est constitué en lobby et tente d’obtenir un amendement à la Constitution qui ferait de
l’anglais la langue officielle des États-Unis. Certains États ont d’ailleurs adopté des ordonnances à cet
effet. Ces mouvements conservateurs, qui s’attaquent aussi bien à l’enseignement bilingue qu’à l’entrée
du multiculturalisme dans les salles de classe, sont extrêmement visibles et actifs aujourd’hui. La
politique de l’égalité des chances à l’école, si elle reste prioritaire aujourd’hui dans le discours officiel 7 ,
semble bien difficile à mettre en œuvre. Dans son ensemble, la société américaine reste une société
inégale et son système scolaire reflète ses inégalités. En 1997, une enquête effectuée par le
Département à l’Éducation estime qu’un tiers des écoles publiques, primaires et secondaires
confondues, comprennent au moins un bâtiment présentant un vice majeur, toit qui fuit, plomberie
déficiente, murs délabrés, etc. ; ces établissements reçoivent au total environ 15 millions d’élèves. Le
système peut, bien sûr, enregistrer d’excellentes réussites ; c’est le cas en particulier pour des
établissements situés en zones suburbaines prospères, dont la population scolaire est relativement
homogène et qui n’ont pas de difficultés budgétaires pour s’équiper et engager les meilleurs
enseignants. En revanche, pour les établissements de certains quartiers des grands centres urbains,
surpeuplés, fréquentés par des enfants en situation d’échec scolaire persistant et contraints de
fonctionner avec des budgets très limités, la situation est tout l’opposé. Il n’est pas rare qu’éclatent,
dans ces établissements, des incidents raciaux violents. On sait aussi que, même si le taux de pauvreté
est légèrement en baisse, un nombre grandissant d’enfants, en particulier ceux qui sont issus des
minorités (qui vivent justement concentrées dans les ghettos urbains), sont victimes de la pauvreté 8 ,
une pauvreté dont ils ne pourront, pour certains, jamais sortir. Les sociologues américains parlent dans
ce dernier cas d’underclass, pour indiquer un groupe social au-dessous de toute classe et, pour ainsi
dire, exclu du système social. Ce terme est en particulier utilisé pour désigner les populations des
ghettos noirs. Dans de telles conditions, offrir des chances égales à une population scolaire aussi
extraordinairement diverse semble une réelle gageure pour l’école américaine.

La qualité de l’éducation : un enjeu national

La recherche de l’excellence est la seconde option qui doit assurer la qualité de l’éducation et le progrès
national. Aux États-Unis, où l’extrême décentralisation permet des prises de décision très locales, des
établissements ont toute liberté de mettre en place des programmes d’excellence, mais il ne peut y
avoir de politique fédérale sur ce point. On a vu que les classes de niveaux existent dans les
établissements, qu’elles sélectionnent et isolent les meilleurs éléments, qui vont recevoir une formation
préuniversitaire plus poussée, mais il n’existe pas, comme en France, de Concours général, ni même
d’examen national, comme notre baccalauréat, qui permettrait de classer tous les élèves et d’identifier
les meilleurs d’entre eux. Une telle sélection n’existe pas non plus au niveau des États. Si l’on regarde
l’ensemble de l’infrastructure, c’est à ses universités que l’Amérique assigne la charge de développer
des élites. Au cours de la période moderne, au-delà de la recherche de l’excellence, l’école se soucie
bien plutôt d’améliorer la qualité de l’enseignement qu’elle prodigue à tous les élèves. Après de vastes
efforts entrepris pour offrir l’égalité des chances à tous les écoliers, relever le niveau général des jeunes
Américains apparaît brutalement comme une urgence en 1983 avec la publication d’un rapport préparé
par la Commission nationale sur l’excellence dans l’éducation. Pendant les deux années précédentes, la
commission a enquêté dans les écoles et les universités publiques et privées, comparé les programmes
des différents établissements, évalué sur vingt-cinq ans les programmes antérieurs, à la lumière des
changements sociaux survenus dans le même temps, interviewé des spécialistes et enregistré leurs
recommandations. Intitulé «Une nation en danger », A Nation at Risk, le rapport final décrit une
situation de crise : Notre Nation est en danger. Notre prééminence, jadis incontestée, dans le
commerce, l’industrie, la science, et le progrès technologique est aujourd’hui mondialement dépassée
par la concurrence. […] Le fondement que représente l’éducation pour notre société est en ce moment
même érodé par une médiocrité qui va en empirant et qui menace notre avenir, en tant que Nation et
en tant que peuple. Ce qui était inimaginable il y a une génération est en train de se produire – d’autres
sont en train d’égaler, et de surpasser, nos résultats en matière d’éducation […]. Si une puissance
étrangère inamicale avait essayé d’imposer à l’Amérique les conditions médiocres qui existent
aujourd’hui, nous aurions tout à fait été en droit d’interpréter cela comme un acte de guerre […]. Notre
société et ses institutions scolaires semblent avoir perdu de vue les objectifs essentiels de l’école ; de
même que les critères de qualité, l’effort et la discipline nécessaires pour les atteindre […]. Le risque ne
réside pas seulement dans le fait que les Japonais fabriquent des voitures à moindre coût que les
Américains et qu’ils bénéficient de subventions de l’État pour encourager le développement et
l’exportation. Ce n’est pas simplement parce que les Sud-Coréens ont récemment construit les aciéries
les plus performantes au monde, ou que les machines-outils américaines, qui faisaient jadis l’admiration
du monde entier, ont été remplacées par des produits allemands. Le risque réside également dans le fait
que ces développements indiquent une redistribution des talents et des formations de par le monde.
Les connaissances, le savoir, l’information et les compétences spécialisées sont les nouvelles matières
premières du commerce international et elles circulent à présent à travers le monde avec autant de
vigueur que le firent par le passé les remèdes miracles, les engrais chimiques et les blue jeans. […] Une
partie de ce qui est menacé ici c’est la promesse qui fut faite jadis sur ce continent : tous les individus,
quelle que soit leur race, leur appartenance sociale ou leur situation économique, ont droit à la même
chance et aux mêmes outils qui leur permettront de développer au maximum leur potentiel intellectuel
et spirituel. […] Nous sommes en train d’élever une nouvelle génération d’Américains qui est illettrée en
termes de sciences et de technologies. […] Chaque génération d’Américains a surpassé ses parents en
éducation, en savoir et en réussite économique. Pour la première fois dans l’histoire de notre pays,
l’éducation d’une génération ne surpassera pas, ne sera pas égale même de loin, à celle de ses parents.
[…] C’est pourquoi, nous lançons cet appel à tous ceux qui se sentent concernés par l’Amérique et par
son avenir : aux parents et aux élèves, aux enseignants, aux administrateurs et aux autorités scolaires
locales, aux universités et aux industries, aux syndicalistes et aux chefs militaires, aux gouverneurs et
aux législateurs des États, au Président, aux membres du Congrès et aux hauts fonctionnaires, aux
chercheurs, aux médias, aux citoyens responsables. L’Amérique est en danger. Nous savons que
l’Amérique saura relever le défi 9 . Ce rapport de 65 pages est étayé de chiffres : les résultats obtenus
par les écoliers du secondaire dans les tests d’évaluation sont inférieurs à ceux qu’on enregistrait 25 ans
plus tôt ; plus de 50 % des élèves identifiés par les tests d’intelligence comme des sujets doués
n’obtiennent pas de résultats en rapport avec leur niveau réel ; les jeunes Américains se classent
toujours aux dernières positions dans les études comparatives internationales ; environ 23 millions
d’Américains, soit un peu plus de 10 % de la population totale, sont des « illettrés fonctionnels » (c’est-à-
dire qu’ils ne savent ni lire ni écrire suffisamment bien pour accomplir des tâches de la vie courante), il
en est de même pour environ 13 % de la population âgée de 17 ans et ce taux atteindrait même 40 %
parmi les jeunes des minorités ethniques. Entre 1975 et 1980, les programmes de rattrapage en
mathématiques pour une nécessaire mise à niveau ont augmenté de 72 % dans les universités et
représentent le quart de l’enseignement universitaire global dans cette matière. L’armée et les
entreprises se plaignent de devoir débourser des millions de dollars dans des programmes
d’enseignement élémentaire, lecture, écriture, orthographe, arithmétique, afin d’améliorer les
performances des recrues et des employés. Dans son diagnostic, le rapport présente les causes de la
baisse du niveau général. L’une d’entre elles est le fait que, avec des programmes d’enseignement
secondaire comptabilisés en unités de valeur et la mise en place d’un système d’options, trop souvent
les élèves ont la possibilité d’obtenir leur diplôme de fin d’études secondaires en ayant quasiment
éliminé des matières fondamentales 10. La commission compare le temps passé à l’école et en devoirs à
la maison dans plusieurs pays développés : que ce soit en classe ou à la maison, les jeunes Américains se
trouvent parmi ceux qui travaillent le moins longtemps. Le rapport met aussi en cause la baisse des
budgets réservés à l’achat de manuels et de matériels pédagogiques et scolaires, ainsi que les faibles
salaires des enseignants et leur formation souvent insuffisante. Pour mettre fin au laxisme généralisé, la
commission émet un ensemble de recommandations. Parmi celles-ci figurent en bonne place un retour
à un enseignement de base sérieux et le relèvement des critères nécessaires à l’obtention du diplôme
de fin d’études secondaires.

La crise de la scolarisation

A Nation at Risk n’est pas la seule sonnette d’alarme qui ait été tirée au cours de ces récentes années. En
1990, le Service pour l’évaluation des progrès scolaires, National Assessment of Educational Progress
(NAEP), qui dépend du Département de l’Éducation annonce qu’environ 60 % des adolescents âgés de
17 ans ne lisent pas assez bien pour, par exemple, comprendre les notices d’installation des
équipements industriels. En septembre 1993, le Département de l’Éducation publie les résultats d’une
nouvelle enquête, celle-ci sur l’illettrisme chez les adultes, qui montre un niveau d’«illettrisme
fonctionnel et culturel» pouvant compromettre la réussite des individus et la prospérité nationale11.
L’échantillon testé se composait d’un peu plus de 26000 personnes. Sur l’ensemble, les résultats,
regroupés en cinq catégories, montrent que 21 à 23 % des participants se situent dans la tranche la plus
basse, ce qui correspond, à l’époque, à une population de 40 à 44 millions d’individus. La deuxième
tranche constitue entre 25 et 28 % du total de l’échantillon testé, soit 50 millions d’adultes. Autrement
dit, d’après ces tests, il semblerait que près de la moitié de la population adulte aux ÉtatsUnis ne
possède pas les savoirs de base ni les références culturelles nécessaires pour fonctionner efficacement
compte tenu des exigences de la vie contemporaine. C’est donc dans un contexte de crise permanente
que l’éducation se trouve projetée au cœur des préoccupations du gouvernement fédéral. D’une façon
générale, ce gouvernement, dont, on l’a vu, les pouvoirs effectifs dans ce domaine restent extrêmement
limités, essaie de mobiliser les énergies et de créer de nouvelles alliances entre intervenants. En 1988,
pendant sa campagne électorale, le candidat républicain, George Bush, se présente comme « le
Président de l’éducation ». Dès son entrée en fonction en janvier 1989, il convoque les gouverneurs des
cinquante États à un symposium national, America 2000, sur l’avenir de l’école. Avec la participation de
responsables scolaires, un programme, Éducation 2000, est conçu ; il doit permettre à tout citoyen
d’acquérir le savoir nécessaire à sa réussite dans une économie devenue mondiale et à l’exercice de ses
droits et de ses devoirs de citoyen. En 1989, au cours d’une conférence de presse, le président déclare
souhaiter l’établissement de programmes nationaux ; en même temps, il souhaite que la
décentralisation de l’autorité et du pouvoir de décision libère les écoles, de manière à ce que les
éducateurs aient le pouvoir de déterminer les moyens qui permettront d’atteindre les objectifs et à ce
qu’ils soient responsables de leur réalisation12. Mais son projet de loi n’obtient pas la majorité au
Congrès, principalement parce qu’il comporte un plan de bons (vouchers), très controversé, qui doit
permettre aux parents qui le désirent mais n’en ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants dans le
privé. En 1994, le nouveau président démocrate, Bill Clinton, signe la loi sur les objectifs scolaires pour
l’an 2000, Goals 2000 : Educate America Act. Elle a été approuvée sans difficulté par les deux chambres;
c’est la première loi dans l’histoire de l’éducation américaine qui définit explicitement une politique
scolaire nationale et évoque des critères de qualité. Elle fait de l’État fédéral l’interlocuteur principal des
États, des districts scolaires et des établissements par l’intermédiaire de deux nouvelles commissions
indépendantes financées par l’argent fédéral : le Conseil national sur les normes et l’amélioration de
l’éducation, National Education Standards and Improvement Council, NESIC, et la Commission nationale
sur les objectifs de l’éducation, National Education Goals Panel, NEGP. Depuis lors, un effort énorme a
été fourni par chaque État, en coopération avec l’État fédéral, pour uniformiser ses programmes. Des
objectifs et des normes ont été définis pour chaque matière et pour chaque classe ; à ce jour, 49 États
(l’Iowa excepté) ont établi un système de tests de connaissances administrés tout au long de la scolarité
dans les matières principales, anglais, mathématiques, histoire et sciences. En 1993, un examen national
facultatif est mis en place. Le diplôme ainsi obtenu ne remplace pas la certification par les États, mais
lorsqu’ils le réussissent, les enseignants ont droit à recevoir un salaire plus élevé. À long terme, on
espère que tous les enseignants désireront passer cet examen. Au cours des dernières années, l’effort
pour apporter des solutions aux problèmes de l’école se situe sur deux axes. Le premier, évoqué plus
haut, consiste à donner à tous les parents, même aux plus pauvres, un choix d’établissements qui sera le
plus large possible (choice) ; les frais d’inscription ne doivent empêcher aucun parent d’envoyer ses
enfants dans un établissement privé, laïc ou religieux, s’il considère qu’ils auront ainsi de meilleures
chances de réussite. L’attribution de bons (vouchers) qui s’utilisent comme de l’argent, est donc une
aide directe pour les droits d’inscription. Le second axe est celui de la responsabilité (accountability) :
établissements et enseignants doivent être tenus comme directement responsables des résultats
obtenus par leurs élèves dans les tests. Ainsi, 40 États ont décidé d’attribuer un classement aux
établissements scolaires en fonction de ces résultats et de faire dépendre le montant des subsides
provenant de l’État de la place obtenue dans ce classement : aux meilleures écoles, la plus grosse part
des subsides. L’évaluation des professeurs est parfois aussi liée aux résultats obtenus par leurs élèves et,
dans certains États, les enseignants, ainsi identifiés comme étant les meilleurs, reçoivent des primes
directement de l’État. Des États peuvent prendre la décision de changer les structures en cas d’échec
des écoles : 23 États ont ainsi voté des lois leur donnant toute autorité pour prendre en main le contrôle
des écoles où les élèves sont en échec scolaire. Le maire de Chicago a même à présent le pouvoir de
fermer les écoles de la ville qui ne marchent pas. Lorsqu’un établissement perd ainsi son autonomie,
une équipe d’experts est nommée et c’est celle-ci qui prend toutes les décisions.

La recherche de l’efficacité

Toujours dans la même perspective, de nouvelles institutions ont été créées depuis quelques années, les
charter schools. Le concept est né de ce désir de responsabiliser l’école, de lui faire assumer ses échecs,
comme ses succès. Ces écoles sont des établissements publics qui ont passé un contrat, ou charte, avec
l’administration centrale. Elles ont en général une plus grande autonomie, les coudées plus franches que
les établissements publics classiques, ayant une bureaucratie moins lourde et moins de contraintes
administratives. Leur contrat est établi pour une durée déterminée, en général de trois à cinq ans, et il
spécifie un programme et des objectifs. Ce contrat n’est renouvelé que si les objectifs ont été atteints.
Par conséquent, on voit comment, dans le fonctionnement de ces écoles, sont introduites des notions
de performance, d’efficacité, de rendement et de concurrence. Le Minnesota a été le premier État, en
1991, à légiférer en vue de la création de charter schools, la Californie le deuxième l’année suivante. En
1999, des charter schools sont en place dans 36 États. En août 1999, lorsqu’il signe la loi débloquant des
fonds pour aider à la création de nouvelles charter schools et à leur fonctionnement, le président
Clinton déclare que, grâce à cette mesure, l’État participe à l’effort pour améliorer le niveau, pour
répondre aux attentes exprimées et pour augmenter l’engagement des établissements, tout cela en
créant des écoles publiques libres de créer, d’innover et qui devront répondre de leurs méthodes. En
l’an 2000, le budget fédéral en faveur de ces établissements s’élève à 145 millions de dollars, en 2001 à
190 millions. Il existe aujourd’hui un peu plus de 2 100 de ces écoles. Ces deux récentes orientations de
la politique scolaire sont loin de faire l’unanimité. En premier lieu, beaucoup s’interrogent sur le bien-
fondé de l’attribution d’une aide directe aux parents d’enfants en échec scolaire dans le public pour
qu’ils les envoient dans des établissements privés. Les vouchers sont constamment remis en question
par de nombreux Démocrates et par les syndicats d’enseignants, entre autres, qui y voient une manière
de détourner vers le privé des fonds dont les établissements publics ont grandement besoin, un moyen
pour envoyer indirectement de l’argent public vers les écoles privées, ce qui apparaît comme
radicalement contraire à la séparation traditionnelle entre le public et le privé. On critique aussi
l’introduction dans l’école de notions et processus propres à l’entreprise, en argumentant que les succès
scolaires ne se mesurent pas aussi facilement que des bénéfices sur un bilan et que le fait d’augmenter
les aides aux établissements qui réussissent ne fait que creuser l’écart entre ceux-ci et les écoles en
difficulté en aggravant les problèmes de ces dernières. Depuis le début des années 1990, si l’on parle
beaucoup de responsabiliser tous ceux qui ont pour mission de transmettre le savoir, il est également
beaucoup question de critères. Ceux-ci sont en effet indispensables si l’on veut mesurer le succès ou
l’échec des établissements. Mais ils sont aussi fortement critiqués et accusés de réduire l’apprentissage
à un « bachotage » qui ne forme pas les esprits ; on s’interroge aussi sur la validité de critères établis par
des experts au niveau de l’État, par conséquent très loin de la réalité vécue quotidiennement dans les
écoles. Le débat sur les critères met fréquemment en évidence deux positions diamétralement
opposées, un débat somme toute classique entre ceux qui penchent plutôt pour un contrôle central fort
et ceux qui sont attachés à une certaine autonomie locale. On revient donc à un débat de nature
politique entre ce qu’il faut bien appeler la droite conservatrice et la gauche libérale, cette dernière
accusant la première de vouloir imposer la « culture du pouvoir » au détriment de cultures minoritaires
dans une société plurielle. Aujourd’hui, pour tenter de trouver des solutions nouvelles, les réformateurs
se tournent vers de nouveaux partenaires, notamment dans la création des charter schools. Ces écoles
peuvent en effet être créées par quiconque présente un projet viable : des groupes de parents,
d’enseignants, des administrateurs scolaires, des universités, mais aussi toutes sortes d’associations ou
d’entreprises privées. En fait, beaucoup voient les hommes d’affaires et les grosses sociétés privées
comme les seuls capables d’innover et de sauver l’école. L’idée que l’efficacité et le succès des grands
entrepreneurs font la réussite de l’Amérique n’est pas nouvelle. Elle date de la fin du XIXe siècle et, par
le passé, les administrateurs scolaires ont souvent imité les pratiques de l’entreprise dans un souci de
meilleure efficacité ; les entreprises ont aussi souvent participé au financement de projets éducatifs, soit
directement par des dons, soit par le biais des fondations qu’elles avaient créées. Ce qui est nouveau
aujourd’hui, c’est le fait que les présidents de grosses entreprises sont invités à participer à la réflexion
sur l’école et qu’ils créent et gèrent des charters schools avec les encouragements du gouvernement
fédéral et des autorités locales. Ainsi le Projet Edison lancé en 1992 a ouvert ses quatre premières
écoles en 1995. Il détermine ses propres programmes d’études et gère aujourd’hui 113 établissements
qui scolarisent un total de 57 000 élèves. Un tiers des établissements sont des charter schools, le reste
fonctionne en partenariat avec les districts scolaires. En 1994, Louis Gerstner, président-directeur
général de la société IBM, publiait un ouvrage dans lequel il présentait l’initiative de la société RJR
Nabisco qui contrôle une quarantaine d’écoles aux États-Unis. Le projet de cette société intitulé The
Next Century Schools Program lui servait d’exemple de ce qu’est, selon lui, une institution scolaire
performante : Pour réussir, les écoles publiques doivent être déréglementées… On n’obtient pas de
résultats avec des règlements de bureaucrates, mais en satisfaisant la demande d’une clientèle, en
distribuant des récompenses pour les réussites et des pénalisations pour les échecs. Une discipline
imposée par le marché est la base de tout 13. En 1996, IBM organise un « Sommet pour l’éducation »,
The Education Summit, dans ses locaux. Bien peu d’enseignants ou de responsables sont présents ; les
participants sont essentiellement des directeurs d’industrie et des gouverneurs d’États. Les sujets mis à
l’ordre du jour sont l’efficacité, la productivité, la performance des écoles. Dans ces remises en question
fondamentales, quelle est la position du nouveau président ? Trois jours après son entrée en fonction,
Bush nomme Roderick Paige à la tête du Département fédéral de l’Éducation. C’est un Texan et un
homme de terrain, jusque-là surintendant du système public de la ville de Houston. Le 23 janvier
dernier, Bush présente son projet pour l’école ; il déclare :

Il nous faut régler le scandaleux problème de l’illettrisme en Amérique, présent surtout dans les écoles
où la pauvreté existe, et où près de 70 % des élèves de 4e (équivalant à un cours moyen 1 re année) ne
possèdent pas les rudiments. Il faut traiter le problème des mauvais scores obtenus par l’Amérique par
rapport aux autres pays industrialisés dans les tests en mathématiques et en sciences, les deux sujets
qui très certainement vont affecter nos chances dans la compétition à venir. Il nous faut cibler les
dépenses publiques et fédérales sur des projets gagnants. Nous avons trop souvent dépensé sans nous
soucier des résultats, sans mesurer les réussites ou les échecs année après année. […] Pour qu’un
système de responsabilisation apporte des résultats, il faut qu’il y ait des conséquences. Et je pense que
l’une des conséquences les plus importantes sera, après avoir laissé un certain temps aux écoles pour
qu’elles s’adaptent et aux districts scolaires pour qu’ils tentent différents projets, de donner aux parents
d’autres choix en cas d’échec. Si les enfants sont prisonniers d’écoles qui ne leur apprennent rien et qui
ne veulent pas évoluer, il faut envisager d’autres issues 14. Le président évoque encore la possibilité
d’accorder des bons d’une valeur de 1 500 dollars aux parents dont les enfants fréquentent un
établissement qui aura eu de mauvais résultats pendant trois années consécutives. L’argent utilisé sera
pris sur l’allocation qui aurait due être versée à l’établissement. Au-delà de tous les débats, il semble
que l’école américaine souffre d’une inégalité dont son système de financement est en partie
responsable. Depuis plus de trente ans, des associations locales de parents intentent des procès aux
districts scolaires et aux États, mettant en cause l’injustice du financement actuel des écoles.
Aujourd’hui, des experts recommandent la suppression pure et simple de cette partie du financement
des établissements qui provient de la taxe locale, en même temps que la restructuration de l’ensemble
du mode de financement. Ceci serait très certainement salutaire. Mais, plus inquiétantes encore sont les
différences qui reflètent l’inégalité plus généralisée de la société américaine elle-même, inégalité qui fait
dire à William Ayers, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de l’Illinois : La crise de l’école
américaine n’est ni inhérente à celle-ci ni uniforme, mais particulière et sélective ; c’est la crise des
pauvres, des villes, des communautés hispaniques et afro-américaines 15. C’est sans doute de ce côté-là
que l’Amérique doit chercher des solutions à la crise de son école.

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