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Publications de l'École française

de Rome

Les coups de majesté des rois de France, 1588, 1617, 1661


Yves-Marie Bercé

Résumé
Des images de perfidie et de trahison accompagnent l'idée de complot et empêchent la revendication d'un tel procédé. De la
sorte le complot semble lié aux causes vaincues et la convenance efface la préparation des conspirations réussies. Ce fut le
cas de célèbres coups de majesté par lesquels des rois de France ont affirmé leur autorité contre le prestige concurrent d'un
ministre ou d'un rival politique. Les meurtres du duc de Guise par Henri III en 1588, de Concini par Louis XIII en 1617 ou
l'arrestation de Fouquet sur ordre de Louis XIV en 1661 furent de tels moments, où le roi était réduit à conspirer au sein de sa
cour et à préférer les voies du secret et de l'extraordinaire aux moyens publics et légaux accoutumés. Le secret et la ruse
étaient alors considérés comme des traits essentiels de l'art de gouverner et le complot devenait la démarche convenable et
obligée des résolutions politiques. Le roi conspirateur livrait ses desseins à un nombre minimal d'exécutants qui n'appartenaient
pas aux instances institutionnelles habituelles et qui étaient sollicités seulement comme amis et confidents du prince. Le succès
de l'entreprise dépendait du maintien du secret pendant la préparation, mais aussi de l'orchestration qui serait ensuite donnée à
l'événement, de manière à façonner l'opinion des contemporains et l'image transmise à la postérité. À longue échéance, de
telles actions préfigurent les missions des services secrets qui s'adjoignent les États-nations à partir du XIXe siècle.

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Bercé Yves-Marie. Les coups de majesté des rois de France, 1588, 1617, 1661. In: Complots et conjurations dans l’Europe
moderne. Actes du colloque international organisé à Rome, 30 septembre-2 octobre 1993. Rome : École Française de Rome,
1996. pp. 491-505. (Publications de l'École française de Rome, 220);

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YVES-MARIE BERCÉ

LES COUPS DE MAJESTÉ DES ROIS DE FRANCE,


1588, 1617, 1661

Les annales des États de l'âge moderne offrent un certain


nombre d'anecdotes où le souverain lui même se voit contraint de
recourir aux artifices du complot pour se tirer d'une impasse
politique et pour sauver son autorité. À la tête de son royaume, dans sa
propre cour, à l'insu de ses conseillers, le prince est réduit aux voies
de la clandestinité, il doit échapper au regard public, il doit quitter
les voies normales du gouvernement, changer la logique de ses
ordonnances, mépriser les fonctions ordinaires des ses officiers et
magistrats et paraître subvertir le train de son propre État. En
silence et secret, avec l'aide d'une poignée de compagnons obscurs,
le prince conspire. Il ourdit la trame d'un coup d'État qui doit
éclater brutalement à un certain jour dit, provoquant alors la
stupeur des témoins et la déroute de ceux qui avaient entravé son
autorité légitime.
Que le roi étonne l'opinion par la force, la hardiesse et la
promptitude d'une décision inattendue serait appelé, dans la langue du
XVIIe siècle, un coup d'État ou plus précisément un coup de majesté,
puisque l'éclat de la décision paraissait véritablement royal, le
prince y faisant un plein et légitime usage des prérogatives
souveraines qui n'appartiennent qu'à lui. Une fulgurante manœuvre aux
armées, la publication d'un grand édit ou encore un changement
parmi les ministres étaient cités comme des coups d'éclat, des coups
de théâtre, des coups de maître, que les sujets dans l'immédiat et les
historiens par la suite ne pouvaient que saluer. La pratique du secret
pareillement convenait à l'exercice royal; le vocabulaire
sanctionnait, cet attribut; on donnait le nom de «secret» au trésor royal, à
son cabinet, ou abstraitement à ses intentions politiques, et l'on
décorait du titre de secrétaires du roi, c'est-à-dire dépositaires de
son secret, ses officiers les plus confidents. Il n'y a donc pas lieu de
parler de complot du prince pour rendre compte d'un moment où le
roi délibère secrètement puis soudainement frappe un ennemi
intérieur ou publie une décision solennelle. L'anomalie institutionnelle
commence seulement si le roi, pour parvenir à ses desseins, doit tout
au contraire délaisser ses prérogatives et comploter comme un
quelconque aventurier, quitter les démarches ordinaires du gouverne-
492 YVES-MARIE BERCÉ

ment pour s'en remettre à des individus sans fonctions et sembler, le


temps d'un épisode, préférer la force de la surprise à celle de la loi.
Au moins trois fois dans l'histoire de France, les souverains
furent, réduits à de tels procédés, soit lorsque Henri III crut en
décembre 1588 mettre fin à la Ligue en faisant assassiner son chef le
duc de Guise, lorsque le jeune Louis XIII revendiqua la plénitude de
son pouvoir en faisant mettre à mort son principal ministre Concini,
maréchal d'Ancre (avril 1617) et enfin lorsque le jeune Louis XTV
s'assura de la maîtrise de ses finances en faisant arrêter son
surintendant Fouquet (septembre 1661). La similitude des deux premiers
épisodes avait frappé Gabriel Naudé qui les proposait en modèles
des plus fameux d'entre les coups d'État, et le rapprochement des
émancipations brutales des deux jeunes rois fut aussitôt évident
pour les témoins du coup de théâtre de 1661. Il convient donc de
scruter les péripéties de ces trois drames politiques et de les
comparer, étape par étape, dans leur temps de préparation, dans
leurs modes d'exécution et dans leurs retentissements.

Le temps de préparation

À quel moment le prince conçut-il son projet et combien de


temps s'écoula entre le dessein et le jour de la réalisation?
Autrement dit, qu'est ce qui amène le prince à ne plus supporter une
situation regardée comme indigne? Combien de jours est-il capable
de maintenir le secret de sa terrible décision, ou encore, combien de
jours lui faut-il pour en préparer la mise en œuvre?
Dans ce calendrier, il faut distinguer le temps où la résolution
fut prise et le jour, plus immédiat, de l'arrêt des détails de
l'exécution. Les trois princes comploteurs avaient longuement retenu
leur rancœur. Tous trois s'impatientaient depuis longtemps en
voyant leur autorité offusquée, concurrencée par un trop grand
personnage dont la puissance, du fait des clivages religieux en 1588, du
fait du jeune âge du roi en 1617 et en 1661, semblait le dépouiller de
l'exercice d'un pouvoir qui en toute légitimité lui revenait et ne
revenait qu'à lui.
Dans le cas de Henri III, la jalousie envers le duc de Guise
remontait fort loin, elle s'était avivée lors des victoires du duc
sauvant Paris des reîtres protestants allemands en 1587 et s'était
transformée en soif de revanche après la journée des barricades (avril
1588) qui avait obligé le roi à fuir sa capitale. Henri III avait, dès le
printemps 1588, parlé de faire mourir le duc1. La réconciliation de

1 L'assertion figure dans les Mémoires de Beauvais-Naugis et dans les


souvenirs du médecin Miron, p. 115. Ce dernier texte est inclus dans le travail édité
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l'été suivant n'était qu'apparente et la réunion des États généraux à


Blois en octobre avait manifesté derechef de façon éclatante
l'extrême popularité du duc dans une grande part du royaume et le
discrédit de la personne du roi. La majorité des députés suivait Guise;
des conseils se tenaient le soir au logis du duc et les avis, qui y
avaient été retenus, apparaissaient à l'assemblée des États le
lendemain. De la sorte, Henri III avait l'impression de n'être plus maître
de l'État, de devoir «partager» la couronne, d'avoir un
«compagnon», de n'être plus qu'un roi diminué, un roi de farce, un «roi de
cartes, roi de papier, roi de la fève». La nouvelle de la prise de
Saluées par le duc de Savoie profitant des guerres civiles françaises,
arrivée à Blois le 10 octobre, avait exaspéré Henri III. Il s'était alors
laissé par quelques conseillers persuader d'une extravagante
connivence de Guise avec le duc de Savoie2. C'est à cette date, soit un peu
moins de trois mois avant l'événement, que se situe sans doute la
résolution intime du roi. Un dernier incident aurait hâté l'issue;
selon des espions du roi, un dîner chez les Guise, le 17 décembre,
aurait amené les convives à évoquer pour rire l'enfermement du roi
dans un couvent, la duchesse de Montpensier, s'offrant à lui tailler
elle même une tonsure3.
La redécouverte des hautes époques du royaume était à la mode
et l'évocation de rois fainéants déposés par des maires du palais était
éloquente pour tout un chacun, au point qu'Henri III ait lui aussi dit
à son entourage qu'il saurait «se défaire de la domination de tous
ces maires du palais qui le voulaient dépouiller avant qu'il fut prêt
de s'aller coucher»4.
Que le roi ait ainsi cru à une trahison, à Saluées puis à un
complot pour le déposer, ressort expressément de l'interrogatoire de
Péricard, le secrétaire du duc, questionné par le roi lui même : «Si
M. de Guise ne le voulait pas enlever et mener à Paris par force... Si
ledit sieur de Guise ne se vouloit pas faire connétable, s'emparer de

par Cimbert et Danjou, Archives curieuses de l'histoire de France, t. XII, 1836. Le


travail contient : Le martyre des deux frères..., p. 57 sq.; Relation de la mort de
MM. le duc et le cardinal de Guyse, par Miron, médecin de Henri III, p. 109 sq.;
Discours de ce qui est arrivé à BloL· jusques à la mort du duc et du Cardinal de
Gmse, p. 139-156; Information faite par Michon et Courtin, conseillers au
Parlement, pour rauon des massacres commL· à BloL· es personnes des ducs et cardinal
de Guise, p. 189 sq.
2 J. Hazon de Saint-Firmin, L'affaire de Saluces et Henri duc de Gmse, Blois,
1907, 72 p.
3 P. de Vaissière, Récits du temps des troubles. De quelques assassins, Paris,
1912. Cf. p. 239.
4 Journal de Pierre de l'Estolle.
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sa puissance royale et le faire un zéro en chiffre... Si M. de Guise


avait intelligence avec M. de Savoie?»5.
Dans le cas du jeune Louis XIII, qui en 1617 n'avait pas encore
seize ans, le ressentiment résultait des rebuffades dont sa mère et
ses ministres l'abreuvaient imprudemment et inconsciemment en
lui refusant l'entrée du Conseil et en surveillant maladroitement son
entourage. Depuis trois mois, Concini faisait espionner le comte de
Luynes, l'ami et confident du roi adolescent, et souhaitait s'en
débarrasser. Le dessein de la perte de Concini, qui venait sans doute
à l'origine plus de Luynes que du roi, aurait été résolu alors6. Le
projet était évident à concevoir et le secret facile à protéger puisque
Concini était de longtemps détesté dans à peu très tous les secteurs
de l'opinion.
Pour Louis XIV enfin, jeune homme de vingt-trois ans
inexpérimenté en politique, la défiance envers Fouquet avait été éveillée par
Colbert à peine un mois après la mort de Mazarin et la résolution du
roi de conduire lui même son Conseil. En tant que surintendant des
finances depuis sept ans, Fouquet était à la fois trop puissant aux
yeux du roi et détesté par l'opinion populaire. Armant sur mer des
navires corsaires à son compte, entretenant à l'étranger des
émissaires personnels à Lisbonne et à Londres, il avait aggravé les
soupçons du roi en développant ses domaines, intérêts et résidences dans
les ports et îles de Bretagne. Dans les Mémoires qu'il rédigea
quelques années plus tard à l'intention de son fils, Louis XIV donne le
calendrier de son complot : «Toute la France, persuadée aussi bien
que moi de la mauvaise conduite du surintendant, applaudit à cette
action, et loua particulièrement le secret dans lequel j'avais tenu
durant trois ou quatre mois une résolution de cette nature,
principalement à l'égard d'un homme qui avait des entrées si particulières
auprès de moi, qui entretenait commerce avec tous ceux qui
m'approchaient, qui recevait des avis du dedans et du dehors de l'État».
Significativement dans la chute de Fouquet, c'est le long maintien
du secret qui séduisait le plus l'opinion. On se satisfaisait certes de la
revanche antifiscale et du gage de la fermeté du prince, mais le trait
le plus sensible, que reconnaissait, avec un cynisme ingénu, le
commentaire royal c'était la capacité de dissimulation du jeune roi, le
jeu de tromperie, d'hypocrisie et de haine silencieuse qu'il avait su
déployer trois ou quatre mois durant7.

5 Voir l'information faite au parlement de Paris en avril 1589 par les


conseil ers Michon et Courtin, éd. Cimbert et Danjou, 1836.
6 Mémoires de Beauvais-Naugis. Tous les événements du printemps 1617 ont
été analysés par H. Duccini, Concini, Paris, 1992.
7 Louis XIV, Mémoires pour l'année 1661, éd. P. Goubert, Paris, 1992; cf.
p. 89. Voir les Mémoires de Mme de Motteville, du marquis de Montglat, du mar-
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Dans la préparation de son coup d'État, le roi, bien entendu, ne


peut rester seul. Il lui faut prendre l'avis de conseillers sûrs qui
l'aident à ourdir la trame, puis recruter des exécutants. Avec
l'extension du complot, augmentent les risques de fuites et par
conséquent d'échec, la cible venant à se dérober et l'autorité royale
se révélant compromise.
Au moins deux ou trois fois dans les jours précédant son guet-
apens, Henri III avait réuni des petits groupes d'affidés. L'entreprise
avait été conçue avec une demi douzaine de compagnons et amis
personnels du moment comme le maréchal d'Aumont, le duc de Bel-
legarde, le secrétaire d'État Revol, les frères Rambouillet et Alfonso
d'Ornano, colonel des gardes corses. La discrétion des appartements
royaux suffisait au secret, mais on se servit aussi de l'occasion des
noces de la princesse Christine de Lorraine épousant le grand-duc
de Toscane pour dissimuler un conciliabule alors que la cour ne
pensait ce jour-là qu'à danser (18 décembre). Il fallait
nécessairement recruter des «gens d'exécution»; Henri III demanda au baron
de Laugnac, chef de la troupe de quarante-cinq gentilshommes
affectés depuis quatre ans à sa garde rapprochée, de s'en charger.
En outre, les compagnies ordinaires de gardes du corps, français et
écossais devaient servir à boucler les couloirs et les abords du
château et les ordres qu'ils avaient reçus à cet effet les avaient
inévitablement alarmés. Il y avait donc des dizaines, voire des centaines
de personnes engagées dans le secret. Cette dispersion explique sans
doute la multiplicité des avertissements parvenus au duc de Guise.
Toutes les relations du drame de Blois insistent sur ces fuites, les
plus explicites venant le matin même d'une garde française employé
au bouclage et d'un gentilhomme ordinaire de la chambre, le baron
de La Salle8. Les chroniqueurs en les rapportant se plaisaient à
souligner à la fois leur caractère prémonitoire et l'aveuglement obstiné
de la victime élue. Ces anecdotes témoignent aussi de la divulgation
du projet et de l'horreur qu'il avait pu susciter jusque dans
l'entourage du souverain.
La première date choisie était l'occasion d'un des banquets lors
des noces de Christine de Lorraine le 18, on avait repoussé au 21,
puis au 23 où l'on mit à profit la venue au Conseil du duc
inévitablement séparé alors de son escorte habituelle. Le roi feignait de partir
aussitôt après dans une proche campagne pour y passer Noël et ce
prétexte pouvait expliquer les remuements dans la cour du château.
Toutes ces décisions avaient varié, avaient été prises au jour le jour,

quis de La Fare, etc. D. Dessert, Fouquet, Paris, 1987; Y.-M. Bercé,


Historiographie de l'affaire Fouquet, colloque La Fontaine, dans Le Fablier, 1993, p. 37-42.
8 P. de Vaissière, op. cit., p. 274; J. Hazon de Saint-Firmin, Deux témoins
de l'assassinat du duc de Guise à Blois, Blois, 1913, 20 p.; cf. p. 12.
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le secret sans cesse étendu et les ultimes détails improvisés dans la


soirée même du 22 décembre.
Le complot contre Concini aurait été mis au point trois
semaines à l'avance. C'est Richelieu qui l'affirme dans ses
Mémoires : «La fidélité en cette occasion fut si entière que, bien que
beaucoup de personnes sussent ce dessein, il fut conservé secret plus
de trois semaines». Il avait été convenu que Vitry, capitaine des
gardes du corps, convaincu par Luynes, interpellerait le maréchal le
dimanche 22 avril lorsqu'il viendrait au Louvre pour s'y entretenir
avec la reine mère, mais Concini ce dimanche ne vint ni à l'heure
attendue ni par le chemin habituel. Louis XIII et ses conjurés
durent, dans l'angoisse d'une fuite ou d'un soupçon, attendre le
lendemain matin pour pouvoir passer aux actes.
Le complot contre Fouquet fut parfaitement mis au point.
Aucun bruit n'avait annoncé l'événement, on prétendit par après que
Fouquet avait reçu des mises en garde mais dans l'instant sa
surprise fut totale. Le coup décidé à Paris en avril, fut mis à exécution
seulement le 5 septembre. Fouquet, tout comme Guise au siècle
précédent, fut arrêté alors qu'il sortait du Conseil du roi tenu ce jour
dans le château de Nantes. Le roi se trouvait là sous le prétexte de
présider l'ouverture des États de Bretagne. On avait pu pour
l'apparat de la circonstance y réunir des forces considérables qui, en
fait, devaient servir à réprimer une prise d'armes locale des
serviteurs de Fouquet, prise d'armes que Colbert et le roi croyaient
inévitable. La date du coup avait été repoussée avec beaucoup de sang-
froid ou de cynisme jusqu'à l'approche de l'automne pour une
simple opportunité fiscale, parce que la chute du surintendant
devait amener aussitôt un renouvellement des fermes d'impôt et que
le crédit dans ce grand royaume rural était traditionnellement
réputé plus facile une fois les récoltes engrangées.

Le choix des exécutants

Plus que tout autre péripétie, le recrutement des hommes de


main chargés de mettre à exécution le dessein royal confirme le
caractère extraordinaire et aventureux des coups de majesté. Aucun
des souverains engagés dans ces entreprises n'a eu recours aux
institutions ordinaires qui avaient la fonction de protéger la personne du
roi et de défendre son autorité. Dans une situation normale, il aurait
fallu envoyer aux coupables supposés des lettres de cachet portées
par des exempts des gardes du corps ou par des archers de la
prévôté de l'Hôtel. Conduits dans une citadelle royale, les prévenus
auraient vu leur procès diligente par le parlement de Paris, garni des
ducs et pairs du royaume, eu égard à la qualité des accusés. Faute de
LES COUPS DE MAJESTÉ DES ROIS DE FRANCE 497

pouvoir réunir une instance si solennelle par crainte de troubles


populaires ou bien de réticences de cette cour, le roi pouvait encore
envoyer l'accusé devant le tribunal des Requêtes de l'Hôtel. Bref, des
contingents de la maison militaire du roi pour la main-forte, et une
cour souveraine pour dire le droit auraient du suffire à la tâche.
Les trois crises citées virent les souverains recourir
effectivement à ces institutions mais en y choisissant des individus précis et
non en sollicitant officiellement le corps. La relation personnelle
primait le lien institutionnel; le roi agissait en tant que personne privée
susceptible d'amitié, de défiance et de caprice et non en tant que
monarque chef d'un mécanisme étatique.
On sait que Henri III chargea de la mise à mort de Guise la
troupe de jeunes gens dont il s'entourait depuis décembre 1584. À
cette date, Henri III, anxieux et soupçonneux, ne faisant plus
confiance aux gentilshommes ordinaires de la chambre, les avait
renvoyés. Il les remplaçait par de jeunes cadets de petite noblesse,
célibataires, sans fortune, presque tous issus des provinces
aquitaines. Il en avait confié le recrutement à Épernon et son cousin Bel-
legarde, ses deux favoris les plus écoutés alors. Ces jeunes
gentilshommes gascons étaient appelés d'après leur effectif, les
Quarante-cinq, nombre correspondant au contingent trimestriel des
gentilshommes de la chambre. Ils recevaient chacun une pension
mensuelle considérable, mais devaient s'engager à ne dépendre que
du roi et même à ne fréquenter personne parmi les courtisans et
officiers. Ils étaient communément détestés; à Paris, on les appelait
les «coupe jarrets» du roi; les États de Blois avaient demandé leur
renvoi, jugeant leurs pensions exorbitantes9. Ils s'aquittèrent avec
succès du meurtre du duc, mais, en dépit de leur dévouement
personnel à Henri III et de leur absence de scrupules, aucun d'eux
n'accepta de se charger du meurtre de son frère le cardinal de Lorraine.
Un capitaine des gardes du corps proposa alors de recruter à prix
d'or trois ou quatre soldats, demeurés anonymes désignés seulement
par leurs surnoms militaires, qui le lendemain égorgèrent
effectivement le cardinal de Guise.
Si pour les meurtres eux-mêmes, le complot du roi avait mis en
avant des compagnons personnels ou des mercenaires, les épisodes
suivants du coup État revêtirent l'apparat ordinaire de la légalité.
Les compagnies des gardes du corps avaient été mobilisées pour
bloquer les abords des appartements royaux. Les archers de la prévôté
de l'Hôtel furent employés pour arrêter dans les heures suivantes les

9 G. Girard, Histoire de L· vie du duc d'Épemon, Paris, 1655; cf. p. 99; J.


Hazon de Saint-Firmin, Un assassin du duc de Guise. François de Montpezat baron
de Laugnac, capitaine des Quarante-Cinq, Paris, 1912, 72 p.
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députés les plus liés aux Guise. François Du Plessis, prévôt de l'Hôtel
et grand prévôt de France, le père du futur cardinal de Richelieu,
entouré d'une trentaine d'archers prêts à tirer, procéda aux
arrestations dans la salle même des États. Selon Miron, médecin de
Henri III, ce fut le prévôt Richelieu qui le 25 décembre fit brûler par
l'un des bourreaux attachés à sa charge de prévôt les cadavres des
frères Guise, puis fit disperser leurs cendres dans la Loire. À vrai
dire, il est impossible de savoir exactement comment l'on disposa
des cadavres; les relations ligueuses décrivent un horrifique
découpage des corps par les valets de cuisine, version tendant à aggraver
encore l'indignation de l'opinion10.
L'arrestation, tournant en mise à mort de Concini, fut confiée
par Luynes à un capitaine des gardes du corps, le baron de Vitry qui
s'entoura de compagnons d'armes. Il avait reçu du jeune roi une
confirmation orale, mais ne suivait aucune forme de procédure. Ses
compagnons n'étaient pas là du fait de leurs fonctions dans les
gardes mais du fait de leur parenté ou amitié avec lui. Là aussi, au-
delà du meurtre de Concini, le coup d'État retrouva des figures
légales. Ce furent les compagnies des gardes du corps et des gardes
corses du colonel d'Ornano qui s'assurèrent du contrôle du Louvre,
de la diffusion immédiate de la nouvelle dans les rues de la capitale
et enfin de l'arrestation des ministres et des parents et amis de
Concini.
Lors de l'arrestation de Fouquet, Colbert ne communiqua
l'ordre oral à l'officier responsable que le matin même, le roi
ajoutant une confirmation orale elle aussi chuchotée dans une
embrasure de fenêtre. L'exécutant était le lieutenant de la compagnie des
mousquetaires gris Charles d'Artagnan. Les mousquetaires, troupe
d'élite de cavalerie légère, armée de mousquets, entraînée à la guerre
de mouvement et aux opérations de raid, pouvaient être appelés
aussi bien fusiliers, carabins ou chevau-légers. Pour des missions
ponctuelles liées au maintien de l'ordre, pour des services d'escorte
ou d'honneur, ils offraient aux États une sorte de main-forte
politique. Ils fournissaient des compagnies à la garde du roi de France
depuis environ 1630. Reconstituée en 1657, la compagnie des
mousquetaires de la garde servait d'escorte au roi qui en était réputé le

10 Journal de Pierre de l'Estoile, Discours véritable de ce qui est advenu à


Blois, s.d., 1589. Les versions ligueuses suggèrent l'image d'une sorte de
cannibalisme, Le martyr des deux frères..., Paris, 1589, cf. p. 97. Journal de Jehan Patte,
bourgeois d'Amiens, éd. J. Garnier, Amiens, 1863, p. 194. Les souvenirs du
médecin Miron, favorables à Henri III, essaient de renforcer au contraire les
apparences légalistes et attribuent le déblai des cadavres au grand prévôt Richelieu,
cf. p. 136.
LES COUPS DE MAJESTÉ DES ROIS DE FRANCE 499

capitaine. Artagnan à sa tête, n'était pas seulement un militaire


hardi et expérimenté; depuis 1646, il était gentilhomme ordinaire de
Mazarin et, à son service, il avait constamment joué pendant les
années de Fronde des rôles de courrier, homme de main et agent
secret11. Besmaux, gouverneur de la Bastille, qui allait prendre en
charge la surveillance de Fouquet arrêté avait eu une carrière
exactement parallèle, soldat d'aventure, venu tout jeune de Gascogne,
mousquetaire, gentilhomme ordinaire de Mazarin. Louis XIV avait
donc eu recours au même type d'exécutants que ses prédécesseurs, à
des hommes de confiance des jours de crise. Il avait sciemment
écarté de son projet les officiers des gardes du corps parce qu'il les
supposait liés au surintendant. Des individus comme Artagnan et
Besmaux préférés par Louis XIV n'étaient pas recrutés comme des
titulaires d'un office en charge d'une fonction mais comme
représentants de l'étrange clientèle personnelle que le jeune roi avait
héritée de Mazarin.

L'orchestration de l'événement

Les princes de l'âge moderne connaissaient intuitivement la


force des opinions, l'art de colorer les informations et la nécessité
pour le pouvoir de maîtriser la circulation des nouvelles.
Henri III avait pendant la soirée du jeudi, veille du guet-apens,
fait envoyer dans les villes où la Ligue semblait dangereusement
implantée des ordres aux gouverneurs royaux d'avoir à faire bonne
garde. Le matin du vendredi, les secrétaires d'État avaient rédigé des
dépêches rapportant comment le roi avait fait justice de ses ennemis
et puni les menées que les Guise conduisaient contre son autorité.
Ces dépêches avaient été expédiées aux principales villes et aux
grands personnages du royaume. Au prix d'un audacieux
retournement des rôles, le roi rejettait l'image sinistre du complot sur les
partisans de la Ligue. Le grand prévôt Richelieu entrant dans la salle
des États généraux annonçait qu'on avait attenté à la vie du roi et
pour justifier l'arrestation des députés partisans des Guise les
accusait de complicité dans cette entreprise. Pour donner plus de
force à l'accusation, on recherchait hâtivement des papiers
compromettants. Le secrétaire d'État Ruzé de Beaulieu se chargeait de la
fouille du cadavre du duc, et des gardes du corps étaient envoyés
perquisitionner les logis de ses domestiques et compagnons. On fit
grand bruit d'un mot elliptique prétendument trouvé dans la poche
du duc parlant de sept cent mille livres mensuelles de dépenses de

11 Voir la présentation des Trois Mousquetaires d'A. Dumas par Charles Sa-
maran, Paris, 1912.
500 YVES-MARIE BERCÉ

guerre. On assura avoir trouvé sur Péricard, secrétaire du duc, la


preuve de complicités étrangères. Péricard prétendit, au contraire,
qu'on n'aurait pu trouver chez lui que des listes de partisans ligueurs
et qu'en fait il avait réussi à avertir sa femme laquelle avait fait
disparaître l'essentiel avant l'arrivée des archers12. Quoi qu'il en fut, ces
découvertes, vraies ou supposées ou exagérées, justifiaient a
posteriori le coup de majesté. Le roi, incarnation de la loi, dépositaire de
toute justice, en faisant mettre à mort les princes de Guise ne
commettait pas un meurtre, il ne faisait qu'exécuter un arrêt tacite
rendu contre des criminels de lèse majesté. Pierre de l'Estoile, fidèle
interprète de la raison d'État monarchique, exposait «qu'en matière
de crime de lèse majesté, il falloit que la peine précédât le
jugement... qu'où l'Estat estoit en péril, on pouvoit et devoit-on
commencer par l'exécution». À la suite des chroniqueurs favorables
à Henri III, les historiens, respectueux du fait accompli, ont depuis
constamment répété cette leçon.
Les précautions d'Henri III et ses conseillers, trop improvisées,
avaient pourtant été insuffisantes. Le château et la ville de Blois
avaient été bouclés pendant la matinée, mais beaucoup de députés
ligueurs logeaient dans des maisons des faubourgs et avaient été
alertés par les mouvements de soldats. Des fugitifs avaient pu
escalader le rempart. Enfin, vers midi, les portes de la ville curieusement
furent rouvertes et l'on put circuler librement. De la sorte, des
cavaliers ligueurs avaient pu échapper aux soldats et répandre partout la
nouvelle. Palma Cayet remarquait la gravité de ces incohérences
dans le dispositif royal, «par la négligence ou par la malice des
courriers ou autrement,... au contraire du dessein (du roi), tous les
princes, seigneurs et villes de la Ligue reçurent les nouvelles de ce
qui s'était passé à Blois premier que les serviteurs de Sa Majesté qui
estoient auxdites villes et en ses armées en fussent advertis. Ce qui a
été noté pour un grand accident et qui avait été une des principales
causes de la révolte de tant de villes». À Orléans et Paris, à Lyon, à
Toulouse ou à Amiens, les émissaires ligueurs arrivèrent les
premiers. En quelques jours, la plupart des citadins du royaume
basculèrent dans la haine et le mépris du roi tyran. L'évidence de
l'échec, à la fin de janvier 1589, était flagrante; Rambouillet ou
Beauvais-Nangis ne le cachaient pas au roi.
Significativement, la responsabilité de l'entreprise, de la
décision, ou de son exécution matérielle, soit par crainte de vengeance,
soit par remord, n'était plus revendiquée par personne13.

12 Voir les témoignages de Péricard, secrétaire du duc de Guise, selon Miron


et selon la commission d'enquête du Parlament, éd. Cimbert et Danjou.
13 Sur les remords de Henri III, voir Palma Cayet. Sur les hésitations des
LES COUPS DE MAJESTÉ DES ROIS DE FRANCE 501

L'orchestration de l'exécution de Concini, en regard, fut un


extraordinaire succès. La diffusion de la nouvelle dans Paris fut faite
à l'instant par des cavalcades de gardes du roi, tandis que des
courriers partaient aussitôt vers tous les gouverneurs de provinces ou de
places. Les arrestations des personnalités liées à Concini et les
perquisitions dans leurs logis furent menées à bien en quelques heures.
Une réunion organisée à la hâte dans un cabinet des
appartements royaux discuta avec une délégation du Parlement de Paris de
la couleur juridique à donner à l'entreprise. Il fut résolu de ne rien
faire puisque, comme il avait été dit déjà en 1588, l'acte du roi
justicier se suffisait à lui même. «Puisque le roi même l'avait fait mourir,
opinèrent les parlementaires, le seul aveu de Sa Majesté couvrait
tout autre manque de formalités». Une confirmation judiciaire
«sauvage» intervint le lendemain 25 avril. Le cadavre du maréchal
d'Ancre avait été inhumé, au début de la nuit dans l'église Saint-
Germain l'Auxerrois. Une foule populaire de plusieurs centaines
d'attroupés alla le matin le déterrer, traîna le cadavre dans les rues
de la capitale aux cris de Vive le roi, pour finir par le découper,
dépecer et brûler. Le déchaînement émeutier, ajoutant ainsi sa
sanction coutumière, venait à sa façon acclamer et compléter le coup
d'État du souverain14.
En effet, le meurtre de Concini suscita partout l'enthousiasme. À
Paris, les acclamations étaient telles «qu'il sembloit que tous eussent
participé à cette exécution et eussent eu communication du
dessein»15. À Amiens, la nouvelle, arrivée dès le lundi soir, mit la ville en
fête le lendemain : «tout le peuple était comme en extase et en
admiration d'entendre et de voir ce que l'on espéroit point»16.
L'événement correspondait exactement à l'attente monarchique de
l'opinion, un jeune prince presque à son avènement, assumait sa
légitimité et faisait justice lui-même du mauvais ministre, voleur et
oppresseur. En tout temps, le pouvoir présente deux visages, celui
brillant, du roi justicier et protecteur et puis le revers sombre de
l'État celui de l'extorsion fiscale et de la contrainte des armes. La
force du coup de 1617 était de réussir parfaitement cette
dissociation, ces incarnations concurrentes, et d'offrir aux sujets l'image tant
attendue du prince justicier.
La propagande royale fut à la hauteur des enjeux. La Lettre du

conseillers, voir P. de Vaissière, op. cit., p. 240 et 294. Sur l'opinion d'Épernon,
Mémoires de Jean Du Houssay, éd. P. de Vaissière, 1913.
14 H. Duccini, op. cit. , p. 322-336. Mémoires de Pontchartrain.
15 P. Boitel, Histoire mémorable de ce qui s'est passé..., Rouen, 1620; cf.
p. 325.
16 Mémoires de Montglat. Journal de Jehan Patte.
502 YVES-MARIE BERCÉ

Roy aux gouverneurs de ses provinces, première version officielle des


faits, fut aussitôt imprimée et connut douze éditions à travers le
royaume. On dénombre dans les semaines suivantes soixante-seize
pamphlets et trente-cinq pièces en vers continuant d'accabler
Concini et de chanter la justice royale17.
L'orchestration de la chute de Fouquet répéta tous les traits
remarqués en 1617. Les mousquetaires chargés de l'arrestation puis
de l'escorte du surintendant devaient surtout veiller à ce qu'il ne
communique avec personne et qu'il ne puisse rien écrire. De Nantes
jusqu'à Saumur, des cavaliers veillaient aux carrefours pour
intercepter d'éventuels émissaires de Fouquet. Un gentilhomme de la
chambre galopait cependant vers Fontainebleau porteur de
dépêches au chancelier Séguier et à la reine mère pour qu'ils
envoient aussitôt des gardes dans toutes les résidences du
surintendant. Malgré tout, on sut qu'un valet de Fouquet avait réussi à
précéder d'une dizaine d'heures le courrier royal.
Il s'agissait de saisir sur le champ les pièces qui témoigneraient,
croyait-on, des forfaitures de Fouquet. La découverte par les
commissaires royaux de documents ambigus était bruyamment
orchestrée. Les procès-verbaux des scellés mis sur les papiers
d'affaires le 8 septembre furent aussitôt imprimés et vendus par les
colporteurs. Chaque saisie, chaque interrogatoire de septembre 1661 à
mars 1662 furent ainsi diffusés. Les pièces enfermées dans des
coffres scellés étaient emmenées par d'ostentatoires escortes de
mousquetaires et des fuites organisées en révélaient la teneur
scandaleuse au public18.
L'opinion avait réagi avec enthousiasme. Le coup d'État du
jeune roi satisfaisait merveilleusement l'espérance populaire
attendant de ce beau prince de vingt-trois ans qu'il réduise spectaculaire-
ment les tailles et qu'il fasse payer les riches, c'est-à-dire les fermiers
d'impôt du temps exécré de Mazarin. De Nantes à Angers, puis
Amboise, puis Paris, le carosse où était enfermé Fouquet était
accompagné de huées et l'escorte de quatre-vingt mousquetaires
n'était pas de trop pour protéger le prisonnier de la fureur des
foules. Tout le monde pendant l'hiver 1661 était persuadé qu'une
prompte et juste condamnation à mort attendait le surintendant. Le
retournement de l'opinion en faveur de Fouquet n'intervint que trois
ans plus tard lorsqu'en 1664 il lui fut donné de comparaître devant
des juges et de se défendre pied à pied contre des accusations
improbables et circonstancielles.

17 H. Duccini, op. cit., p. 350-358.


18 Y.-M. Bercé, Historiographie de l'affaire Fouquet, p. 39.
LES COUPS DE MAJESTÉ DES ROIS DE FRANCE 503

Le complot de Louis XIV avait du moins atteint ses buts


principaux. Le pouvoir du surintendant avait été renversé, l'opinion
publique avait applaudi l'exploit du jeune prince. Le gouvernement
personnel de Louis XIV commençait ainsi par une magistrale
opération de propagande mariant heureusement l'allégresse monarchique
coutumière des débuts de règne et la ruse politique du conspirateur.

* * *

Si l'on veut se tenir à la définition strictement juridique du


complot, il faut avouer alors que, selon le droit, on ne saurait en
aucun cas parler d'un complot royal, puisque le roi et la loi ne font
qu'un. Toutes les actions du roi sont nécessairement légales; un
abandon du droit commun de sa part ne peut être qu'apparent dès
lors que le roi seul détient l'aptitude ultime de dire le droit. Fidèle à
cette logique, Naudé qui a cependant reconnu des situations de
complots royaux, affecte de les appeler des coups d'État. Le
vocabulaire politique de l'âge moderne suivait la même version, puisque le
Dictionnaire de Furetière réservait les appellations de complot, ou
de conspiration seulement à des factions ourdies contre le prince ou
contre l'État, «pour attente à la vie du prince ou à la liberté
publique». Le complot ne pouvait être que subversif, tandis que les
intrigues menées par le roi lui-même ne pouvaient servir, de par sa
fonction, qu'à la conservation ou à la restauration de l'État.
Raisonner ainsi revient à apprécier le phénomène seulement
d'après son but, son intention. Si l'on accepte plutôt d'étudier les
événements politiques selon leurs formes, leurs structures, leur
méthodes, on admettra alors l'emploi du terme complot royal et l'on
reconnaîtra pour tels les coups d'État que décrivait Gabriel Naudé.
Lorsque donc le souverain recourt volontairement à des moyens
d'homme privé, traite avec ses sujets selon l'amitié ou la complicité
et non selon leur fonction publique, lorsqu'il s'affranchit de propos
délibéré du droit commun et de ses propres pratiques ordinaires de
gouvernement pour employer non seulement le secret mais la ruse,
la tromperie et une violence non codifiée, il y a bien une situation
d'exception qui revêt toutes les formes du complot. Dans cet essai,
j'ai choisi trois exemples fameux des annales françaises, mais on
trouverait certainement d'autres cas dans d'autres couronnes. Par
exemple, l'histoire du Danemark offre des cas de coups d'État
royaux lorsque Frédéric ΠΙ, en 1660, renverse les prérogatives de la
noblesse ou lorsque son successeur Christian V ordonne
l'arrestation et le procès de son fidèle conseiller le chancelier Griffenfeld en
1676. Soit encore, le duché de Parme, où la défaite dans la dernière
guerre de Castro (1649) amène le duc à faire arrêter et mettre à mort
son principal ministre Jacopo Gauffredi...
504 YVES-MARIE BERCÉ

Plutôt que de vraies conclusions, je proposerais quelques


observations générales.
D'abord une approche de simple psychologie historique vérifie
ou bien révèle le caractère contagieux, anxiogène de ces
comportements. Le complot nourrit très vite le complot. Le comploteur ne
peut s'empêcher de reconnaître des complots adverses tout autour
de lui. Cette croyance n'est peut être d'abord qu'un procédé
polémique mais elle se change bientôt en véritable angoisse engendrée
par le climat de secret. Des rumeurs contradictoires traduisent et
amplifient ces craintes dans l'opinion. Ainsi, Henri III qui médite la
mort du duc de Guise se persuade sans peine que Guise complote sa
mort. Dans le tumulte qui suit immédiatement le meurtre de
Concini, un bruit concurrent, dans les rues de Paris, annonce la
mort de Louis XIII. Après l'arrestation de Fouquet circulèrent des
rumeurs comparables. On l'accusa d'avoir empoisonné Mazarin, on
dit qu'il avait des intelligences partout, on raconta que jusque dans
sa prison de la Bastille, en dépit des précautions draconiennes
d'isolement et de surveillance incessante, il demeurait informé de tout ce
qui se passait à la cour et à la ville, et que ses innombrables espions
le tenaient renseigné. On reconnaît facilement dans ces anedoctes
les hantises et soupçons des situations où un danger est réputé
quotidien, comme dans une ville assiégée ou un pays en guerre, lorsque,
comme on dit, les oreilles ennemies vous écoutent et que les trames
des espions ou des traîtres commencent avec les manigances de
votre voisin19.
Un trait concomitant des complots royaux serait la formation
dans l'appareil institutionnel d'organes militaires ou judiciaires, ou
encore policiers au sens contemporain du mot, destinés à servir à la
main forte discrétionnaire de l'État. On voyait ainsi apparaître, aux
XVIe et XVIIe siècles, l'usage par les pouvoirs de petits détachements
de troupes d'élite armés à la légère, à la fois prévôts et agents de
renseignements, payés sur des fonds particuliers, dépositaires du secret
du prince. Les archers, gardes du corps ou mousquetaires
représentaient les premières formes rudimentaires de services secrets. Ils
étaient les précurseurs des divers sombres exécutants de toutes les
sortes de raisons d'État des XIXe et XXe siècles.
Au bout du compte, le complot royal semble résulter toujours
d'un conflit structurel surgi à l'intérieur de l'appareil d'État, c'est-à-
dire d'une opposition du prince et de son principal ministre.
L'époque moderne avait vu l'institutionnalisation progressive du
ministériat, du gouvernement d'un favori. Cette nouvelle dualité du

19 P. Fossell, À la guerre, 1989, trad, fr., 1992.


LES COUPS DE MAJESTÉ DES ROIS DE FRANCE 505

pouvoir recelait nécessairement un jour ou l'autre des


contradictions issues de l'indécision des compétences et des inévitables
avatars caractériels. Une période de crise politique comme une guerre
civile ou une minorité royale offrait alors de tels moments où le
souverain tentait de récupérer ses prérogatives originales dont il se
trouvait épisodiquement dépouillé, du simple fait de la complexité
nouvelle des techniques de gouvernement ou bien du fait de la
prépondérance abusive d'un quelconque ministre. Dans ces
circonstances, le complot royal était à la fois signe et réaction de
faiblesse. Son recours traduisait l'impuissance du roi et son obligation
de s'engager dans des procédures inouïes exorbitantes du droit
commun. On peut dire que ces moments de faiblesse se rencontrent
électivement ou plus souvent dans les schémas de pouvoir du
préabsolutisme.
Une dernière perspective pourrait voir dans les complots royaux
une étape inévitable dans la construction des institutions, dans la
recherche d'équilibres des pouvoirs, de définition des tâches
respectives dans l'appareil de l'Etat. En ce sens, le complot royal aurait
porté pierre, il aurait marqué un moment dangereux précis dans la
lente édification de l'État moderne.

Yves-Marie Bercé

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