Vous êtes sur la page 1sur 124

TABLE OF CONTENTS

Page de titre
Présentation
Sommaire
Improvisations sur Flaubert
Avant-propos
Citation
Ballade de l’enfant prodige
À propos de « La Tentation de Saint Antoine »
À propos des « Voyages »
À propos de « Madame Bovary »
À propos de « Salammbô »
À propos de « L’Éducation sentimentale »
À propos des « Trois contes » et des trois pièces
À propos de « Bouvard et Pécuchet »
Ballade de l’écorché vif
Lettre de Flaubert à Ernest Chevalier
Du même auteur aux Éditions de la Différence
Copyright
Mentions légales
Chez le même éditeur en version numérique
La Différence
MICHEL BUTOR
Improvisations
sur Flaubert

ESSAIS
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
« Contrairement au sens ordinaire du terme, Improvisations sur Flaubert n’est pas improvisé et rien n’y est laissé au hasard ;
l’improvisation ici est toute musicale. Suivant de volume en volume l’œuvre de Flaubert, Butor décèle en elle des souvenirs de
La Tentation de saint Antoine qui n’aurait cessé de s’y développer en rhizome. La critique constitue donc une sorte de récit
second (le livre de Butor) qui fait apparaître dans le récit premier (l’œuvre de Flaubert) par la voie d’un rapprochement de
citations, une constitution implicite. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours à quelque système extérieur pour activer le sens du
texte, il suffit de le superposer à lui-même. Ce que met en lumière le livre de Michel Butor, c’est la stratégie de Flaubert pour
rendre supportable un discours subversif. Et ce romancier tenu pour le maître de l’art pour l’art, et pour le rêveur du “livre sur
rien” apparaît comme tendant à ses contemporains, autant dans Salammbô que dans L’Éducation sentimentale, non quelque chef-
d’œuvre formel mais un miroir révélateur et critique de leur mode de penser. »
Jean Roudaut, Le Magazine littéraire.
Né en 1926, Michel Butor est un des écrivains les plus célèbres de sa génération, en France comme à l’étranger. Les
Improvisations sur Flaubert, comme les autres volumes de la série – Improvisations sur Rimbaud, Michel Butor lui-même
(L’Écriture en transformation), Improvisations sur Balzac et Michaux, tous publiés à La Différence –, prennent leur source dans
les cours donnés à la Faculté des Lettres de Genève, « enregistrés, transcrits et entièrement réécrits ».
SOMMAIRE
Improvisations sur Flaubert
Ballade de l’enfant prodige
À propos de « La Tentation de Saint Antoine »
À propos des « Voyages »
À propos de « Madame Bovary »
À propos de « Salammbô »
À propos de « L’Éducation sentimentale »
À propos des « Trois contes » et des trois pièces
À propos de « Bouvard et Pécuchet »
Ballade de l’écorché vif
Lettre de Flaubert à Ernest Chevalier
Du même auteur aux Éditions de la Différence
Copyright
Chez le même éditeur en version numérique
IMPROVISATIONS SUR FLAUBERT
pour Kurt Ringger
Improvisations sur Flaubert qui paraît à La Différence en 1984 inaugure une nouvelle série de
cinq volumes et une forme inédite de critique littéraire mettant en avant la liberté d’interprétation
de la lecture. Liberté d’autant plus remarquable que les œuvres étudiées sont notoires : Flaubert,
Michaux, Rimbaud, Balzac. Et Butor lui-même en « autre ». Tous ces livres ont la particularité
d’être issus de cours dispensés à l’Université, enregistrés, transcrits puis entièrement réécrits.
C’est ainsi que Flaubert a fait d’abord l’objet d’un cours à l’Université de Mayence en
Allemagne où Michel était Professeur invité sur une chaire « destinée à un enseignant de nature
exceptionnelle », durant le semestre d’hiver de l’année 1982-83. La publication, dédiée à Kurt
Ringger alors Doyen, est accompagnée d’une brève présentation de Manfred Harder et Kurt
Ringger ainsi que d’un essai de René Andrianne. Ce paratexte circonstanciel a disparu de la
seconde édition en 2005, toujours à La Différence mais sous couverture neuve, avec
reproduction d’une page manuscrite de Madame Bovary. L’étude se trouve ainsi placée entre ce
feuillet très élaboré en couverture, et les épigraphes tirées l’une d’un journal manuscrit par
Flaubert âgé de treize ans, l’autre d’une lettre qu’il a écrite à neuf ans – l’assemblage signalant la
lecture d’un Butor aussi attentif à l’enfance de l’art qu’à la maturité de l’œuvre.
La même année 1982, Michel Butor enseigne aussi à l’Université de Genève où il est Professeur
titulaire depuis 1974 : il s’agit du cours sur Rimbaud, ce qui donnera lieu, cinq ans plus tard, aux
Improvisations sur Rimbaud.
L’intérêt de Butor pour Flaubert n’est pas nouveau ; il a notamment consacré une section de
Répertoire IV à l’auteur de la Tentation de saint Antoine intitulée : « La spirale des sept péchés »,
où il suit, trait après trait, les tentatives de mises en forme d’une écriture de la création dans la
traversée des matières à désir1.

Déposés à la Bibliothèque municipale de Nice, les manuscrits de Improvisations sur Flaubert


sont répertoriés sous Ms 761 : Ms BUT 54.
Improvisations sur Flaubert : brouillon. – 133 feuillets dactylographiés. Improvisations sur
Flaubert : par écrits – 171 feuillets dactylographiés. Improvisations sur Flaubert : envoyé aux
revues – 69 feuillets dactylographiés.

Cependant que le Professeur Butor se partage entre la Suisse et l’Allemagne tout en habitant à
Nice, le compagnon des arts qu’il est indéfectiblement assiste au vernissage de l’exposition à
Luxembourg en janvier : « Vingt artistes du livre avec Michel Butor ». En 1982, paraissent
Répertoire V (Éd. de Minuit), Les Naufragés de l’arche ainsi que Brassée d’avril (recueil de
poèmes en prose) à La Différence, et les Entretiens de Madeleine Santchi, Voyage avec Michel
Butor (L’Âge d’homme).
Lorsque, en 1984, paraît Improvisations sur Flaubert, Butor, qui est toujours en avance de
quelques livres, prépare déjà Improvisations sur Michaux qui sera publié l’année suivante. Les
éditions Ubacs éditent Avant-Goût I après avoir publié les lettres de Georges Perros à Butor. La
famille se prépare à quitter Nice pour s’installer en Haute-Savoie, à Gaillard, sur la frontière
suisse, dans la « Maison rose du Docteur Thé ». Michel est devenu grand-père pour la seconde
fois. Il rentre d’un voyage au Pérou.
Avec la lecture de ses auteurs en « improvisations », Butor invente de nouvelles façons de se
mettre à « l’école du rêve » (Improvisations sur Michel Butor). Décrivant ses habitudes de
lecteur, il explicite : « Quand je préparais mes cours, je restais à ma table. C’était la “lecture
debout”, si je puis dire. Mais il y a aussi la “lecture couchée”, soit sur le rocking-chair, soit au lit.
Le soir, je dévore toujours quelques pages. Je m’endors littéralement avec l’auteur, ça le fait
passer par mes rêves2. »
Et d’ajouter, pour caractériser l’extraordinaire dynamique de la lecture pour lui : « Elle est le
périscope de mon sous-marin, un véritable vivier, un bain de langue3. »

1. Voir Répertoire IV (1974), dans Œuvres complètes (sous la direction de Mireille Calle- Gruber), III, Répertoire 2, Paris, La
Différence, 2006, p. 260-283.
2. Michel Butor, Curriculum vitae. Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, p. 243.
3. Ibid.
Flaubert ne désire pas que tout le monde devienne écrivain, mais presque. Il estime, dans le fond
de sa retraite, que l’écriture est l’action par excellence. Ce que font les autres permettra de rendre
public ce qui pour l’instant doit rester en grande partie secret. Toute l’activité d’autrui doit
pouvoir se comprendre par rapport à cette activité suffisante, mais elle peut, si elle est menée
suffisamment loin, servir de modèle pour toute activité ; elle a une valeur normative. Ainsi les
remarques de Flaubert sur l’écriture et le style, c’est-à-dire ce travail ascétique d’enfoncement,
ce voyage vertical dans la correction, constituent un traité de moralité supérieure.
– Montre-moi ton royaume, dis-je à Satan.
– Le voilà !
– Comment donc ?
Et Satan me répondit :
– C’est que le monde, c’est l’enfer !

(Art et Progrès, n° 2, sixième soirée d’études, journal manuscrit par Flaubert âgé de treize ans).
BALLADE DE L’ENFANT PRODIGE
Mais qu’a-t-il ainsi à rêver toute la journée
orgueilleux paresseux gourmand avare coléreux envieux
et luxurieux même (à son âge !) que cherche-t-il
au-delà de notre brumeux horizon normand avec tellement d’intensité qu’il en tremble
et quelquefois c’est comme s’il avait des visions d’or
mais quand on lui demande si quelque chose ne va pas
il se contente de sourire sans dire un mot

Mais qu’a-t-il ainsi à lire toute la journée


reprenant sans cesse son Homère et son Shakespeare
quelquefois Rabelais ou Montaigne que cherche-t-il
au-delà de notre traînard parler bas-normand
gueulant certaines phrases à tous les échos tel un jeune prophète
qui se serait trompé de siècle et quand on lui demande pourquoi
il se contente de s’esclaffer sans dire un mot

Mais qu’a-t-il ainsi à griffonner barbouiller raturer recopier toute la journée


des journaux littéraires et théâtraux pour ses camarades de classe
des narrations et des discours des contes historiques fantastiques philosophiques
moraux ou immoraux malsains pour les nerfs sensibles et les âmes dévotes
des chroniques normandes des leçons d’histoire naturelle des études psychologiques
des drames des pensées des dictionnaires des évocations des mystères et des fragments
et quand on lui demande avec la plus fraternelle sollicitude à quoi tout cela le mènera
il se contente de ricaner sans dire un mot

Monsieur le Prince fait la gueule ainsi toute la journée


solitaire raffiné logique indigné ambitieux inventif
et quand les gens de sa petite cour lui demandent de quoi vraiment il pourrait avoir à se venger
le voilà qui se met à rire d’un rire atroce frénétique et désespéré
À PROPOS DE
« LA TENTATION DE SAINT ANTOINE »
Dans la première version Antoine résiste aux péchés capitaux avec l’aide des vertus théologales
(les cardinales n’ont pas spécialement retenu son attention). Chacune des trois parties va mettre
spécialement à l’épreuve l’une d’entre elles. La première se termine par le défilé des hérésies qui
peut désespérer l’ermite en lui faisant se demander s’il interprète correctement la révélation,
donc s’il ne risque pas d’être damné. Dans la troisième c’est la foi qui est mise en question ; elle
se termine par le grand défilé des dieux : plus ces figures s’abolissent les unes les autres,
usurpent la place les unes des autres, plus il est difficile d’y croire. Dans la seconde partie la
charité va être mise au défi par un défilé de jouissances formé de deux morceaux : jouissances
directes, festin pour la gourmandise, luxe babylonien pour l’orgueil, la reine de Saba pour la
luxure, et jouissances symboliques, le cortège des monstres. Nulle satiété ; il désire encore et
toujours ; et tout ce qui se présente à lui, c’est ce qu’il lui faudrait donner pour être vraiment
charitable. Après avoir désespéré de l’espérance, il désespère de la charité comme il va
désespérer de la foi. Mais à y regarder de plus près il ne désespère point. C’est plutôt Satan qui
désespérant de le faire désespérer de l’espérance, va tenter de le désespérer de la charité, puis de
la foi. De la première version à la troisième le désespoir de Satan va tellement se mêler à
l’espérance d’Antoine qu’ils triompheront tous les deux. Car Satan espère toujours et dès que son
protégé donnera signe de faiblesse, il lui proposera de nouveaux tableaux pour le ranimer.
Le défilé des hérésies, dans la première partie de la première version, passe dans la troisième, la
définitive, au quatrième chapitre, celui qui est sous le signe de la colère. Le défilé des
jouissances se coupe en deux, le début passe dans le second chapitre, sous le signe de la
gourmandise, la fin dans le septième, sous le signe de la luxure. Quant au défilé des dieux, il
occupe maintenant le cinquième chapitre, sous le signe de l’envie. Ils sont arrivés presque entiers
dans leur logement final, mais avec des remue-ménages considérables dans leur ordonnance,
surtout en ce qui concerne les hérésies.
Quant aux discours des vices et des vertus ils disparaissent de la dernière version. Les figures des
péchés, ou plutôt leurs ombres, les souvenirs de ce malentendu dans lequel on les tenait et dans
lesquels les tient encore la triste époque actuelle qui n’a pas su assister à leur métamorphose, ne
vont devenir visibles qu’au détour d’une phrase, fissure qui nous fait entrevoir une immensité
recouverte :

Alors une grande ombre, plus subtile qu’une ombre naturelle, et que d’autres ombres festonnent le long de ses bords, se marque
sur la terre.
C’est le Diable, accoudé sur le toit de la cabane et portant sous ses deux ailes, comme une chauve-souris qui allaiterait ses petits,

l’allaitement, figure traditionnelle de la charité,

– les sept Péchés capitaux, dont les têtes grimaçantes se laissent entrevoir confusément.
Comme un rayon, une clef qui vient de la première version, nous invite à fouiller la strate
inférieure. Disparaît aussi dans l’intervalle un élément très important de la légende, le double
obscur d’Antoine, le cochon. Le personnage de Yuk dans Smarh se divise en deux dans la
première version, opposés l’un à l’autre : le cochon et la logique. Ce qui ne passait pas de Yuk
dans le cochon deviendra Hilarion dans la troisième version, lié lui aussi aux animaux, qui
apparaît d’abord dans le texte sous la forme d’un petit chacal charmant :

Dans l’obscurité blanchâtre de la nuit, apparaissent çà et là des museaux pointus, avec des oreilles toutes droites et des yeux
brillants. Antoine marche vers eux. Des graviers déboulent, les bêtes s’enfuient. C’était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux pattes, le corps en demi-cercle et la tête oblique, dans une pose pleine de défiance.
« Comme il est joli ! Je voudrais passer ma main sur son dos doucement. »
Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal disparaît.

Dans Smarh, la dernière des versions antérieures de la Tentation, apparaissait déjà une version
primitive de Madame Bovary… ce côté de sa personnalité littéraire qui se manifestera si
superbement dans les grands livres « réalistes », s’incarne dans ce cochon de la première version,
animal à la fois familier et effrayant, autoportrait d’un Flaubert qui se méprise à cause de son
appartenance à la bourgeoisie qu’il déteste.
Ce qu’il appelle « bourgeoisie » ne peut nullement être réduit à une classe de la société. Cette «
graisse » qui l’imprègne et qu’il déteste de toutes les forces de son âme, contre quoi toute son
œuvre est une machine de guerre, qui fait que l’époque contemporaine est presque insupportable,
que le monde est un enfer, est liée en particulier à une certaine façon de parler, à un langage qui
est un perpétuel mensonge, à ces clichés qui corrompent la totalité de la population. Ce langage,
né de la classe bourgeoise, déborde sur l’ancienne noblesse et les écrivains qui devraient en être
les héritiers, déborde sur le peuple même. Celui-ci, tout justifié qu’il soit dans la plupart de ses
revendications, n’arrive, malheureusement pour lui et pour tous, à les exprimer qu’en utilisant ce
langage corrompu. Il est pris dans ce piège atroce. C’est une profonde maladie du langage qui
fait que les péchés capitaux qui devraient être les différents aspects de la beauté du monde, ce qui
nous séduit en lui, ne vont plus apparaître que comme une prison à l’intérieur de laquelle nous
nous débattons.
La première version de la Tentation est écrite en 1849, c’est-à-dire peu après la révolution de 48
à laquelle Flaubert a assisté et qui l’a passionné, à l’intérieur de la Seconde République avec tous
ses espoirs et secousses, et il est naturellement possible d’en faire une lecture politique. Le
cochon peut être considéré comme ce qui empêche la révolution de 48 de réussir. Dans
L’Éducation sentimentale nous suivons deux échecs parallèles : celui de l’amour de Frédéric
Moreau et celui de la révolution. Le cochon de la première version symbolise aussi bien ce qui
empêche les deux amants de s’unir comme ils le voudraient, et ce qui empêche le peuple de Paris
de parvenir à la république dont il rêve. Voici comment il se présente dans son premier
monologue :

Vautré dans ma fange, je m’y délecte tout le jour ; puis, séchée sur mon corps, elle me fait une cuirasse contre les moucherons ; je
mire dans l’eau des mares ma robuste figure, j’aime à me voir, je dévore tout, depuis les immondices jusqu’aux serpents ; les
chevreuils n’ont pas les pattes plus minces, et sur mes yeux tombent mes oreilles pendantes recourbées comme des parasols. De
mon groin mobile, dans les sables chauds, c’est moi qui vais déterrant la truffe de Libye et qui écrase sous mes molaires sa chair
savoureuse. Je dors, je fiente à mon aise, je digère tout ; d’aplomb sur mes sabots fendus, je porte mon gros ventre, et j’ai tout le
long de ma peau de bons poils durs.

Flaubert considère son propre corps comme double. À de nombreuses reprises dans sa
correspondance, lorsqu’il est un peu malade, lorsqu’il a des émotions, que des troubles nerveux
le reprennent, il dit qu’il a une sensibilité de fille à l’intérieur d’une cuirasse de gendarme. Il a
deux peaux : une carapace apparente, mais au-dessous un épiderme très fin contre lequel, au
cours de ses voyages, vont s’acharner les insectes qui auront réussi à trouver les fissures de la
première, une fine peau de princesse sous la peau d’âne ou de porc. Ce double corps est lié à une
bisexualité qu’il retrouvera hors de lui-même chez un écrivain pour lequel il éprouvera d’abord
beaucoup d’éloignement, mais ensuite une véritable adoration, et qu’il appellera son
hermaphrodite, George Sand. La bisexualité de celle-ci, selon Flaubert, s’exprimera chez lui par
des formes grammaticales fort curieuses. Il la traite de « cher maître », mais en entourant la
formule masculine par une couronne d’adjectifs féminins, ce qui donne par exemple : « ma cher
maître adorée ».
Extraordinaire qualité littéraire de ce passage que l’on compare tout naturellement au fameux
poème en prose de Claudel dans Connaissance de l’Est. Lorsque Flaubert supprime tant de pages
dans la troisième version, près des deux tiers, ce n’est pas qu’il les trouve moins bonnes que les
autres, mais parce qu’il estime qu’il vaut mieux s’exprimer de façon plus sournoise, que les
choses sont trop directes, qu’il se livre trop, risque de se faire attaquer sur des régions
particulièrement sensibles. Il va les cacher derrière une cuirasse, les déguiser.

L’Envie dit à Antoine :

« Oh ! tu es misérable ! Plus misérable que les dalles des grandes voies broyées sous la roue des chars, car la nuit les chars n’y
passent plus ! mais toi… Oh ! Plains-toi, pleure, rage ; il vaudrait mieux que tu fusses cet animal stupide qui regarde couler tes
larmes. »

Antoine, ému par le cochon, va vers lui pour le caresser ; l’animal le mord jusqu’au sang.

Le cochon, accroupi sur le train de derrière dans la pose d’un chien :


« Je chercherai un arbre au tronc dur ; à force d’y mordre, mes dents pousseront. Je veux des défenses comme le sanglier et qui
soient longues, plus pointues encore. Sur les feuilles sèches, dans la forêt, je courrai, je galoperai, j’avalerai en passant les
couleuvres qui dorment, les petits oiseaux tombés de leur nid, les lièvres tapis, je bouleverserai les sillons, je pilerai dans la boue
les blés verts, j’écraserai les fruits, les olives, les pastèques et les grenades ; et je traverserai les flots, j’aborderai au rivage et je
casserai dans le sable la coquille des gros œufs dont le jaune coulera ; j’épouvanterai les villes sur les portes je dévorerai les
enfants, j’entrerai dans les maisons, je trotterai sur les tables et je renverserai les coupes. À force de gratter contre les murs je
démolirai les temples, je fouillerai les tombeaux pour manger dans leurs cercueils les monarques en pourriture, et leur chair
liquide me coulera sur les babines. Je grandirai, j’enflerai, je sentirai dans mon ventre grouiller des choses. »
Antoine :
« Pourquoi me mords-tu, méchant porc ? »
Le cochon :
« Est-ce avec la queue des raves que tu me laisses et le peu d’ordures que tu fais que je peux vivre, moi, moi, le cochon ?
Pourquoi m’as-tu enlevé au marché ? Je m’en souviens, nous étions sur la paille, tu m’as choisi au milieu de mes frères, acheté
bien vite, puis suspendu par les oreilles à ta ceinture et apporté ici ; ma mère pleurait, je criais, et toi tu t’en allais sans y prendre
garde, récitant ton chapelet.
Je veux des femelles, je veux dans une auge d’or de la farine blanche délayée avec la mousse du sang rose, je veux avoir de la
pourpre pour litière, et sous mes pieds, comme des sarments secs, entendre craquer des os humains ; et pour commencer par toi,
je m’en vais te faire au flanc un trou pour boire ta bile. »
Il se rue sur le saint.
Antoine, se jetant sur une pierre qu’il lève de ses deux mains :
« Ignoble monstre ! moi qui t’aimais ! »
La Colère :
« Tue-le ! Tue-le ! »
À ce moment le cochon, grandi tout à coup et gros comme un hippopotame, ouvre jusqu’au ventre une gueule terrifiante à triple
rangée de dents ; il en sort du feu.

On peut évidemment voir là l’écho d’un certain nombre d’émeutes de la révolution de 48. Le
cochon se calme, reprend sa taille naturelle. Il ne se réveillera, après un grand rêve, que dans la
seconde partie, pour chanter sa propre corruption :

Quel rêve ! j’en ai le cœur malade !!


J’étais au bord d’un étang ; je me suis approché pour boire, car j’avais soif ; l’onde aussitôt s’est changée en une lavure de
vaisselle ; j’y suis entré jusqu’au ventre. Alors une exhalaison tiède, comme celle d’un soupirail de cuisine, a poussé vers moi les
restes de nourriture qui flottaient sur cette surface grasse ; plus j’en mangeais, plus j’en voulais manger, et je m’avançais
toujours, faisant avec mon corps un long sillon dans la bouillie claire, j’y nageais éperdu ; je me disais : dépêchons-nous ! La
pourriture de tout un monde s’étalait autour de moi pour satisfaire mon appétit, j’entrevoyais dans la fumée des caillots de sang,
des intestins bleus et les excréments de toutes les bêtes, et le vomissement des orgies, et, pareil à des flaques d’huile, le pus
verdâtre qui coule des plaies ; cela s’épaississait vers moi, si bien que je marchais presque, enfonçant des quatre pattes dans cette
vase collante et sur mon dos continuellement ruisselait une pluie chaude, sucrée, fétide. Mais j’avalais toujours, car c’était bon.
Bouillant de plus en plus et me pressant les côtes, cela me brûlait, m’étouffait ; je voulais fuir, je ne pouvais remuer ; je fermais la
bouche, il fallait la rouvrir, et alors d’autres choses d’elles-mêmes s’y poussaient. Tout me gargouillait dans le corps, tout me
clapotait aux oreilles, je râlais, je hurlais, je mangeais, et je ravalais tout. Pouah ! pouah !… j’ai envie de me briser la tête pour
me débarrasser de ma pensée.

Il se vomit lui-même. Ubu sera le fils de ce cochon-là. S’il n’apparaît plus dans la troisième
version, c’est que son discours sera tout entier développé dans ce qui devait être l’autre volet de
ce diptyque que devait achever la dernière œuvre, toute cette mare de vase graisseuse où
s’enlisent Bouvard et Pécuchet malgré tous leurs efforts pour obéir aux bonnes tentations qu’ils
éprouvent.
Il faut être plus prudent, plus « impersonnel », d’où la suppression d’un autre passage dans lequel
le jeune écrivain s’exprimait presque directement, le grand chœur des poètes et baladins dans la
deuxième partie avant l’épisode de la reine de Saba. Nabuchodonosor, expression du luxe
babylonien, figure de l’orgueil, se prend pour un dieu, et va vouloir se transformer en bête pour
montrer que même sous cette forme il est au-dessus du reste de l’humanité. Dans la Bible
Nabuchodonosor est changé en bête par châtiment divin, tandis que, dès la première version,
c’est son propre désir. Dans la troisième version, ce passage apparaîtra au second chapitre sous le
signe de la gourmandise, où il représentera l’orgueil luxueux, et cette fois ce n’est plus seulement
Nabuchodonosor qui voudra se changer en bête, mais Antoine lui-même, ce qui est une annonce
de la fin du livre, de son extase matérielle :

Le roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans les vases sacrés, puis les brise, et il énumère intérieurement
ses flottes, ses armées, ses peuples. Tout à l’heure, par caprice, il brûlera son palais avec tous ses convives. Il compte rebâtir la
tour de Babel et détrôner Dieu.
Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensées. Elles le pénètrent, et il devient Nabuchodonosor. Aussitôt il est repu de
débordements et d’exterminations, et l’envie le prend de se rouler dans la bassesse. D’ailleurs la dégradation de ce qui épouvante
les hommes est un outrage fait à leur esprit, une manière encore de les stupéfier ; et comme rien n’est plus vil qu’une bête brute,
Antoine se met à quatre pattes sur la table et beugle comme un taureau.

C’est le seul personnage de toute la Tentation avec lequel Antoine s’identifie à ce point.
Brusquement il se retrouve dans son décor fondamental. Une démangeaison le rend à sa vie
quotidienne.
Avant cela nous avions la description du festin dont le luxe s’exprime en particulier par les
artistes qui y participent :

Des belluaires amènent des lions. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains en crachant du feu par
les narines ; des bateleurs nègres jonglent, des enfants nus se lancent des pelotes de neige, qui s’écrasent en tombant contre les
claires argenteries…

Dans la première version la description du festin était un peu plus longue, mais très proche ; par
contre il n’y avait rien de cette identification d’Antoine avec le roi d’orgueil. Celui-ci, adoré, se
roulait par terre et beuglait. À ce moment tout s’éteint, et Antoine écoute dans la nuit le chœur
des poètes et baladins, l’aria de Flaubert lui-même à l’intérieur de son oratorio. Il va nous
montrer ce qu’est pour lui un poète, et en particulier un poète qui s’avilit, s’abaisse à devenir le
luxe d’un puissant. Celui qui aide l’orgueil d’un Louis-Philippe (ou plus tard d’un Napoléon III)
n’est qu’un baladin ; par contre le baladin qui découvre dans la réalité ce que cache le pouvoir,
est un poète. Dans ce chœur se déploient deux aspects de la condition d’écrivain : ce qu’il y a de
positif, lié à une ascèse, une discipline extrême, ce qu’il y a de négatif lié au fait qu’il travaille
avec des fictions, avec de faux matériaux qui vont permettre de faire ressortir la fausseté de ce
que l’on croit vrai, mais peuvent aussi mener à une complicité avec cette fausseté généralisée du
langage que Flaubert appelle la bourgeoisie.

Comme on fait d’un vaisseau dans lequel on chasse des pointes à coups de maillet, dont on flambe les bois, que l’on resserre avec
des vis, nous nous sommes enfoncé dans l’âme un tas de choses dures et nous l’avons cerclée avec du fer pour qu’elle file droit
dans ses voyages, que ses mâts élastiques aient une volée plus haute, et que fièrement au soleil, elle sépare bien les flots de sa
carène vernie. Oh ! nous avons bien souffert dans notre jeunesse, et nous nous regardions dans des miroirs, pour étudier les
grimaces qui font pleurer les multitudes.

Quelques années plus tard, dans L’homme qui rit, Hugo créera le mythe des comprachicos, ces
malfaiteurs qui achètent des enfants pour en faire des monstres, en particulier Gwynplaine, en
réalité l’héritier d’une pairie d’Angleterre à qui on allongera la bouche des deux côtés pour qu’il
fasse rire avec son horrible sourire perpétuel, mythe que Rimbaud utilisera dans sa lettre dite du
voyant pour expliquer ce que doit faire celui qui veut devenir poète. Autre versant, la fausseté qui
guette :

Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits ; si notre cœur tout vide bondit comme
un ballon gonflé, c’est qu’il se soulève aux moindres brises, n’ayant rien qui le ramène à terre. Du matin au soir nous jouons les
rois, les héros, les brigands ; nous nous mettons des bosses dans le dos, des nez postiches sur le visage, et de grandes moustaches
pour faire peur.
Les faux diamants brillent mieux que les vrais ; les maillots roses valent les cuisses blanches ; les perruques sont aussi longues
que les chevelures, aussi odorantes quand on les graisse, aussi gentilles quand on les frise, aussi chatoyantes de reflets
métalliques quand le soleil passe à travers ; le fard rehausse la joue d’ardeurs violentes, les appâts de coton excitent à l’adultère,
et le galon d’or de nos guenilles, qui claque au vent quand nous dansons dans les carrefours, fait faire des réflexions
philosophiques sur la fragilité des choses humaines.

Tout cela va permettre de plaire au peuple inculte et aux puissants corrompus.

Y a-t-il assez longtemps que, nous traînant par le monde, nous exhibons éternellement la même facétie ! Ce sont toujours des
singes, des perroquets, des adjectifs et des rubans, des femmes colosses et pensées sublimes ! Que de fois nous avons regardé les
étoiles en répétant le même refrain ! et secoué la rose d’avril et gazouillé les romances de la fauvette ! Avons-nous assez comparé
les feuilles aux illusions, les hommes à des grains de sable, les jeunes filles à des roses ? Comme nous avons abusé de la lune, du
soleil, de la mer ! si bien que la lune en est pâlie, que le soleil en est moins chaud, et que même l’Océan semble plus petit.
Nous avons quitté nos familles, le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos charrettes de voyage. Quand nous passons
par les pays, on se met aux fenêtres, on laisse les charrues, et les mères par la main retiennent leurs enfants, de peur que nous ne
les emportions avec nous. On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamants qui se chamarraient sur
nos poitrines, la pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le désespoir de la vie a ruisselé sur notre âme, et nous avons
été dans la campagne pour y pleurer tout seuls.

Malheur de l’existence poétique ; mais il y a une possibilité d’arracher le paradis à l’intérieur de


l’enfer de l’écriture. Voici la dernière strophe :
Chantons, imitons la voix de tous les êtres, depuis le reniflement du rhinocéros jusqu’au bourdonnement de la mouche ;
bariolons-nous de plumes d’oiseaux, teignons-nous du suc des plantes, couvrons-nous de coquillages, de palmes vertes, de
médailles et d’oripeaux ; tapons sur des chaudrons, amusons-nous, égosillons-nous, tordons nos corps en des poses hors nature,
lançons-nous en l’air comme nos boules de cuivre, et que notre âme, partant avec nos cris, s’envole bien loin, dans une hurlée
titanique.

Ce dernier mot nous montre bien qu’il s’agit d’une conquête de l’Olympe. Tout cela est trop
direct pour que Flaubert, échaudé par la lecture à Bouilhet et Du Camp, puisse le laisser. Cette
méditation sur l’ascèse de l’écriture va se traduire par une écriture ascétique. Ce texte qui avait
été rédigé très rapidement, après certes de longues préparations, va maintenant être récrit très
lentement. La version de 1856 est plus courte, mais il faudra des mois de travail acharné pour
parvenir à cette diminution. Quant à la dernière, elle comportera de grands bouleversements. De
nombreux éléments nouveaux apparaîtront, notamment dans le voyage de la gourmandise, le
défilé des hérésies et celui des dieux ; certes plus ceux-ci sont nombreux, plus leur passage est
flagrant. Pourtant quelques figures très importantes vont être considérablement diminuées, et
surtout celle qui apparaissait la dernière, donc considérablement soulignée, en vedette
américaine, va être supprimée. Le défilé définitif se termine par la mort du dieu des Juifs. Dans
les deux versions précédentes, à celui-ci succédait l’antéchrist, non point vu directement mais
décrit par Satan comme un dieu futur, figure ambiguë, certes, divinité de l’époque contemporaine
maudite, mais avec quelque chose de très positif, figure de cet aménagement de l’enfer qui est la
seule chose qui nous reste à « tenter », de ce mariage du ciel et de l’enfer dont plusieurs textes de
jeunesse nous donnaient déjà l’idée.

Il naîtra dans Babylone, il sera de la tribu de Dan et fils d’une vierge consacrée au Seigneur qui aura forniqué avec son père ; je
me glisserai comme le Saint-Esprit dans le ventre de sa mère, il se gonflera de mon souffle et je développerai sa vie. Au jour de
sa naissance, les arbres du Jardin des Oliviers s’enflammeront tout à coup, et la planète de Jupiter en tressaillera sur sa base. Il se
fera circoncire parmi les Juifs, il viendra à Jérusalem, il rétablira le temple de Salomon…
Il sera beau, les femmes délireront à cause de lui ; il ouvrira la bouche, les oreilles se tendront pour l’écouter.
Il gorgera les foules, on s’endormira sur les portes, l’estomac plein jusqu’aux dents ; il assouvira la luxure des luxurieux, la
cupidité de l’avarice, la convoitise de l’œil, le ventre jaloux…
Il fera beaucoup de miracles, il marchera sur la mer, il volera dans les airs, il s’enfoncera dans la terre, tel un poisson qui plonge ;
il élèvera des tempêtes, il calmera les flots, il fera fleurir les arbres morts, il desséchera les arbres verts, les diamants ruisselleront
sur ses sandales, des parfums à en mourir de joie sortiront de son haleine…
Il aura des palais de cristal, il fera venir des magiciens de tous les pays, il parlera toutes les langues et connaîtra toutes les
écritures…
Ce seront des crimes nouveaux avec des voluptés d’un autre monde. Alors le rêve du mal s’épanouira comme une fleur de
ténèbres, plus large que le soleil ; il y aura des enivrements de l’Orgueil si âcres et si longs, et des joies de la Luxure si
frénétiques et des miasmes du néant si renversants, que les anges arracheront leurs ailes, le saint regrettera sa vertu, le martyr
maudira son supplice, les élus du paradis pousseront des huées de colère autour du trône de Jésus-Christ. On le désertera dans son
ciel ; comme le Nil débordé, l’enfer s’étalera sur le monde et le nom du bien disparaîtra de sa surface.

Dans la version de 1856 Flaubert ajoutera un discours du diable, et ce sera une tentation
supplémentaire, celle de l’identification avec lui, comme Antoine s’identifiera un instant à
Nabuchodonosor dans la version définitive. La superposition du saint et du démon trouve ici une
expression particulièrement forte :

Alors le Diable écarte d’un geste tous les Péchés et, s’avançant courbé vers saint Antoine :
« Oui ! Repousse-les ! Elles sont vieilles et tu n’as plus besoin d’elles pour venir à moi ! Ne vois-tu pas quel désir du mal fait
haleter les hommes à ma poursuite depuis le commencement du monde ? Mais nous nous touchons, et maintenant je les étreins.
Le souffle que j’exhale est l’atmosphère de leurs pensées, et moi qui les perdais par le corps, je les perds par l’esprit. »

Ambiguïté ici du verbe « perdre » : le vieux démon conduisait les hommes à leur perte, mais
maintenant ses victimes se dérobent à lui. Pourrissant l’esprit, il mène à sa perte bourgeoise
l’époque contemporaine. Mais dans la mesure même où il est esprit, il donne à certains la force
de lui échapper, de s’identifier à ce qu’il y a de meilleur en lui, de le retrouver Lucifer.

« Un vertige nouveau pousse à l’abîme l’humanité rassasiée ! Entends-tu les civilisations pourries craquer dans les ténèbres
comme des palais qui s’écroulent ? Les dieux sont morts, Babel recommence ! Le Mal enfin triomphe, et, par toutes les voix, il
entonne, dans l’immensité vaincue, l’hosanna formidable de son apothéose !… Veux-tu qu’il passe en toi ? Veux-tu te repaître de
sa beauté infinie ?… Veux-tu devenir le Diable ? »

Puisque nous sommes en enfer, c’est à partir de cet enfer qu’il nous faut inventer et découvrir le
paradis. La grille des sept péchés joue le même rôle qu’une série de douze sons dans la musique
de Schönberg. Ils organisent toute l’architecture des sept chapitres de la dernière version, et
chacun se combine à tous les autres. Nous pourrons suivre parfois cette démultiplication jusque
dans l’intérieur de certaines phrases.
Le péché capital, ce qui tente, ce qui attire dans la réalité, a toujours deux faces :
vertu de la paresse : le goût de la retraite, saint Antoine étant ermite en sera une expression
éminente, il sait s’organiser un loisir,
vertu de la gourmandise : le raffinement, l’art de jouir de ce que la réalité nous propose,
vertu de l’avarice : la logique, liée en particulier à la recherche historique, elle va se développer
en interrogations des textes et documents ; le vice d’avarice liera son goût de l’accumulation au
conservatisme politique,
vertu de la colère : la sainte colère, celle de Moïse,
vertu de l’envie : l’émulation, ce par quoi fonctionne tout notre système éducatif ; son vice : la
basse jalousie, la haine de toute supériorité, péché caractéristique de l’époque contemporaine
selon Flaubert, qui s’exprime par la volonté de niveler les différences ; Hugo déclare : « toute
supériorité s’expie » ; le suffrage universel lui-même est pour Flaubert l’expression d’une
politique envieuse parce qu’il consiste à donner à chacun la même voix sur n’importe quel sujet,
alors qu’il voudrait que l’on interrogeât chacun selon sa capacité ; ce nivellement est finalement
pour lui profondément antidémocratique, car il interdit au peuple de manifester ses qualités
propres ; le peuple en réclamant une démocratie égalitaire est pris au piège d’une pensée
bourgeoise qui empêche les minorités de s’exprimer ; il faudrait permettre à chacun de
manifester sa différence,
vertu de l’orgueil : la science, l’ivresse de la recherche,
vertu de la luxure : la pensée poétique, l’art, l’invention perpétuelle.
Dans la dernière version il ne s’agit plus tant de décrire les péchés transmués dans une moralité
nouvelle, que de les mettre en action. Les figures que Flaubert nous proposent vont provoquer
des tentations chez Antoine et chez le lecteur lui-même. La reine de Saba, figure de la luxure
luxueuse peut bien elle-même éprouver la luxure, l’essentiel c’est qu’elle l’éveille. Il nous
présente des personnages plus ou moins sous l’empire de ces puissances vertueuses ou vicieuses,
et Antoine lui-même se manifestant comme paresseux, gourmand, avare, coléreux, envieux,
orgueilleux, luxurieux, ce qui nous fera nous-même éprouver paresse, gourmandise, etc.
En lisant le premier chapitre nous devons avoir envie de retraite ; en lisant le second nous devons
devenir raffinés, avoir envie de manger des choses plus délicieuses que celles que nous
mangeons d’habitude ; en lisant le troisième nous devons éprouver une noble avarice, avoir envie
de pousser les recherches archéologiques et historiques.
C’est le texte même qui est tentateur, et c’est l’auteur qui joue un rôle noblement et
généreusement diabolique. Il doit devenir un antéchrist secret pour que le lecteur puisse se
transformer en antéchrist public.
Le deuxième chapitre est celui où les péchés ressemblent le plus à leur version traditionnelle.
Sous le signe de la gourmandise, donc lié au goût, il est certes très visuel, mais d’autres
solliciteront plus encore le sens de la vue. On passe tout naturellement du sens du goût à la
faculté du goût qui nous permet de juger de la valeur d’une œuvre d’art, de distinguer la qualité
d’un aliment ou d’une peinture.
La paresse étant liée au souvenir, à la remémoration de la jeunesse, Flaubert la met au début ;
elle règne sur le premier chapitre et colore l’ouverture du second. Elle est en effet la condition de
la lecture du reste, comme elle a été la condition préalable de l’écriture laborieuse de l’ensemble.
Après avoir amassé quelquefois très loin ses matériaux, après avoir exploré soit l’Orient, soit la
Bibliothèque nationale, Flaubert se retire à Croisset, et c’est là qu’il peut réaliser son voyage
intérieur ascétique, ce voyage de l’écriture selon la dimension horizontale du brouillon rapide de
la première version, et la dimension verticale du travail sur la page, de la correction, du « vingt
fois sur le métier remettez votre ouvrage » des deux dernières. Flaubert est obligé de se garantir
une distance par rapport à ce que Mallarmé nommera « le chœur des préoccupations », à tout ce
bruit de la ville et de la vie mondaine. Il ne désire pas que tout le monde devienne écrivain, mais
presque. Il estime, dans le fond de sa retraite, que l’écriture est l’action par excellence. Ce que
font les autres permettra de rendre public ce qui pour l’instant doit rester encore en grande partie
secret. Toute l’activité d’autrui doit pouvoir se comprendre par rapport à cette activité éminente.
L’écriture n’est pas une activité suffisante, mais elle peut, si elle est menée suffisamment loin,
servir de modèle pour toute activité ; elle a une valeur normative. Ainsi les remarques de
Flaubert sur l’écriture et le style, c’est-à-dire ce travail ascétique d’enfoncement, ce voyage
vertical dans la correction, constituent un traité de moralité supérieure.
La moralité habituelle selon lui est profondément mensongère. Il faut l’effacer et en promouvoir
une nouvelle dont l’écriture nous donne l’exemple. Il veut donner à son lecteur un goût
d’écriture, notamment en lui demandant une lecture active, une lecture qui soit déjà de l’écriture.
Le lecteur ne pourra profiter du texte que dans la mesure où il sera capable d’écarter au moins
pendant un certain temps les préoccupations contemporaines si urgentes puissent-elles sembler,
car ces préoccupations s’expriment dans un langage trompeur, et si nous nous contentons de la
position des questions telle qu’elle est donnée dans la vulgate bourgeoise, elles resteront
insolubles ; les réponses et solutions proposées seront toujours mauvaises. Les solutions essayées
par Bouvard et Pécuchet échoueront toujours, non qu’ils soient individuellement spécialement
bêtes et méchants – ils sont au contraire de bonne volonté et ont des qualités intellectuelles –
mais à cause de la façon même dont ils trouvent les problèmes posés ; et pourtant ils avaient su
réaliser une version de la retraite.
L’acte de lecture doit se faire dans une noble paresse. Le fait de lire en soi est déjà une retraite et
pour pouvoir lire nous avons besoin d’un certain loisir. Tout lecteur réalise une vocation d’ermite
à partir du moment où il entre dans un livre. Le livre lui-même est un ermitage.
Dans le premier chapitre nous vivons la paresse d’Antoine. L’activité fondamentale de celui-ci
est la méditation centrée sur la lecture. Parmi les accessoires de ce théâtre qu’est le décor
fondamental de la Tentation, nous avons évidemment le livre, la Bible. Antoine est un lecteur, et
quand j’entre dans ma lecture je deviens déjà semblable à lui.
Nous lirons ce livre d’autant mieux que nous saurons actualiser cette vertu de paresse, installés
dans un lieu tranquille après avoir mis du temps à notre disposition. Cette identification à
Antoine est une identification à Flaubert. Notre lecture est une imitation de l’écriture, au sens
médiéval du terme, non plus imitation de Jésus-Christ, mais de cet antéchrist secret, prudent.
Notre lecture doit imiter les mouvements fondamentaux de l’écriture. La première version, c’est
l’écriture horizontale, un voyage rapide ; nous devons la lire le plus vite possible, être emportés
par son allure, linéairement de la première à la dernière phrase. C’est la littérature chemin de fer
qui insiste sur la suite des événements. Nous courons le long de la ligne, et l’auteur doit toujours
nous donner envie de continuer : principe du suspense, chaque morceau d’un roman découpé en
feuilletons se terminant par une énigme qui nous accroche, nous ferre pour lire la suite le
lendemain, littérature à dévorer, celle d’Alexandre Dumas ou d’Eugène Sue, qui culminera dans
le roman policier.
Mais la première version manquait justement de suspense. À partir de la seconde nous avons
l’écriture châtiée, la correction qui s’enfonce dans le texte ; et s’il nous faut tellement garantir
notre retraite, c’est pour que nous puissions ainsi nous enfoncer, suivre non seulement ce que
raconte ce texte, mais la façon dont il le raconte, le style, non seulement le quoi, mais le
comment. Ceci implique une épaisseur ; il doit se livrer peu à peu, par une lecture correctrice :
nous avions interprété telle page d’une certaine façon, puis au détour d’une phrase quelque chose
nous montre que nous nous étions trompés, et nous réinterprétons. Équivalent lectoriel de la
rature. La lecture linéaire va être raturée par celle qui revient en arrière.
Dans la façon dont le texte est repris, nous avons une invitation à revenir en arrière, à avoir non
une lecture vorace, mais une lecture de gourmet, dans laquelle on va goûter, remâcher, une
lecture de rumination. L’ivrogne boit le plus vite possible le plus de vin possible pour supprimer
en lui le vin au plus vite. L’amateur tâte le vin, en développe lentement les arômes.
Il se met à rêver.

Antoine, les yeux toujours fermés, jouit de son inaction.

Ce n’est pas l’inaction pure et simple. Nous pouvons nous reposer bêtement, ou au contraire
organiser notre repos de telle sorte qu’il soit aussi agréable que possible. Ce travail sur le repos,
c’est la gourmandise de la paresse, cette paresse luxueuse qu’on appelle aujourd’hui le tourisme :
glisser le long du fleuve.

Et il étale ses membres sur la natte.


Elle lui semble douce, de plus en plus, si bien qu’elle se rembourre, elle se hausse, elle devient un lit, le lit une chaloupe ; de l’eau
clapote contre ses flancs.
À droite et à gauche s’élèvent deux langues de terre noire qui dominent les champs cultivés, avec un sycomore de place en place.
Un bruit de grelots, de tambours et de chanteurs retentit au loin. Ce sont des gens qui s’en vont à Canope dormir sur le temple de
Sérapis pour avoir des songes. Antoine sait cela ; et il glisse, poussé par le vent, entre les deux berges du canal. Les feuilles des
papyrus et les fleurs rouges des nymphéas, plus grandes qu’un homme, se penchent sur lui. Il est étendu au fond de la barque ; un
aviron, à l’arrière, traîne dans l’eau. De temps en temps un souffle tiède arrive et les roseaux minces s’entrechoquent. Le
murmure des petites vagues diminue. Un assoupissement le prend. Il songe qu’il est un solitaire en Égypte.

Antoine rêve qu’il est Antoine. Le rêve se réfléchit. Rêve de confort, croisières luxueuses ; cette
mobilité est un équivalent supérieur de l’immobilité. Lorsque nous en serons au chapitre de
l’orgueil, la science nous apprendra que l’immobilité n’est jamais qu’une apparence, que la Terre
tourne elle-même et que, même quand nous croyons ne pas bouger, nous sommes toujours en
mouvement par rapport à quelque chose.
Tchouang-Tseu rêve qu’il est un papillon qui rêve qu’il est Tchouang-Tseu. Antoine rêvant qu’il
est Antoine nous montre que le personnage auquel nous commençons à nous identifier est lui-
même en voie d’identification. Le lecteur s’aperçoit alors qu’il rêve qu’il est Antoine.
Deuxième luxe, celui de la nourriture : la gourmandise au sens habituel. Antoine a faim, soif, il
ramasse une croûte de pain, la jette, et apparaît un festin splendide :

À peine ce geste est-il fait qu’une table est là, couverte de toutes les choses bonnes à manger.
La nappe de byssus, striée comme les bandelettes du sphinx, produit d’elle-même des ondulations lumineuses. Il y a dessus
d’énormes quartiers de viandes rouges, de grands poissons, des oiseaux avec leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils, des
fruits d’une coloration presque humaine ; et des morceaux de glace blanche et des buires de cristal violet se renvoient des feux.
Antoine distingue au milieu de la table un sanglier fumant par tous ses pores, les pattes sous le ventre, les yeux à demi clos ; et
l’idée de pouvoir manger cette bête formidable le réjouit extrêmement. Puis ce sont des choses qu’il n’a jamais vues, des hachis
noirs, des gelées couleur d’or, des ragoûts où flottent des champignons comme des nénuphars sur des étangs, des mousses si
légères qu’elles ressemblent à des nuages.
Et l’arôme de tout cela lui apporte l’odeur salée de l’Océan, la fraîcheur des fontaines, le grand parfum des bois. Il dilate ses
narines tant qu’il peut ; il en bave ; il se dit qu’il en a pour un an, pour dix ans, pour sa vie entière !
À mesure qu’il promène sur les mets ses yeux écarquillés, d’autres s’accumulent, formant une pyramide dont les angles
s’écroulent. Les vins se mettent à couler, les poissons à palpiter, le sang dans les plats bouillonne, la pulpe des fruits s’avance
comme des lèvres amoureuses ; et la table monte jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son menton, ne portant qu’une seule assiette et
qu’un seul pain qui se trouve juste en face de lui.

Merveilleuse nature morte symbolique, telles ces anciennes « vanités » qui déployaient les
séductions du monde pour les châtier par la présence de la tête de mort, ou les aiguiser. Des
objets y évoquaient les différents sens : instruments de musique pour l’ouïe, peinture dans la
peinture pour la vue, des fleurs pour l’odorat, de la nourriture pour le goût, etc. Certains objets
pouvaient évoquer les péchés capitaux, les vertus. Nous pouvons analyser celle-ci selon cette
grille, trouver notre arc-en-ciel de tentations à l’intérieur de ce repas. Prenons la luxure : nous
avons ces fruits d’une coloration presque humaine, et plus loin la pulpe qui s’avance comme des
lèvres amoureuses, etc. Mise en abyme : gourmandise dans la gourmandise.
Ce festin est en même temps un voyage. Le reste du monde parle à travers la nourriture. C’est
pour qu’elle ait aussi une valeur de langage que la paresse dans ce chapitre se traduit par le
tourisme : lecture le long du Nil ; Antoine paresseusement voit défiler les caractères le long des
lignes du paysage.
Après la gourmandise dans la gourmandise, voici la version vulgaire de l’avarice, la cupidité,
mais ici luxueuse et parlante :

Il relève la tête et trébuche contre un objet sonore.


« Qu’est-ce donc ? »
Antoine se baisse.
« Tiens, une coupe ! quelqu’un, en voyageant, l’aura perdue. Rien d’extraordinaire… »
Il mouille son doigt, et frotte.
« Ça reluit ! du métal ! Cependant je ne distingue pas… »
Il allume sa torche et examine la coupe.
« Elle est en argent, ornée d’ovules sur le bord, avec une médaille au fond. »
Il fait sauter la médaille d’un coup d’ongle.
« C’est une pièce de monnaie qui vaut… de sept à huit drachmes ; pas davantage ! N’importe ! je pourrais bien, avec cela, me
procurer une peau de brebis. »
Un reflet de la torche éclaire la coupe.
« Pas possible ! en or ! oui !… tout en or ! »
Une autre pièce, plus grande, se trouve au fond. Sous celle-ci, il en découvre plusieurs autres.
« Mais cela fait une somme… assez forte, forte pour avoir trois bœufs… un petit champ ! »
La coupe est maintenant remplie de pièces d’or.
« Allons donc ! cent esclaves, des soldats, une foule, de quoi acheter… »
Les granulations de la bordure, se détachant, forment un collier de perles.
« Avec ce joyau-là, on gagnerait même la femme de l’Empereur ! »

Ce qui attire habituellement l’avarice se développe et se manifeste comme un langage, celui de la


possibilité, ce avec quoi on va pouvoir se procurer quelque chose. Nous pouvons suivre une
nouvelle mise en abyme à l’intérieur de ce passage : ces pièces de monnaie permettent d’avoir de
quoi manger, du confort, de satisfaire sa luxure. Apparaît aussi la liaison entre l’avarice et
l’archéologie, donc la recherche historique : la numismatique.

D’une secousse, Antoine fait glisser le collier sur son poignet. Il tient la coupe de sa main gauche et de son autre bras lève la
torche pour mieux l’éclairer. Comme l’eau qui ruisselle d’une vasque, il s’en épanche à flots continus, de manière à faire un
monticule sur le sable, des diamants, des escarboucles et des saphirs mêlés à de grandes pièces d’or, portant des effigies de rois.
« Comment ? comment ? des staters, des cycles, des dariques, des aryandiques ! Alexandre, Démétrius, les Ptolémées, César !
mais chacun d’eux n’en avait pas autant ! Rien d’impossible ! plus de souffrance ! et ces rayons qui m’éblouissent ! Ah, mon
cœur déborde ! comme c’est bon !
Oui !… oui !… encore ! jamais assez ! J’aurais beau en jeter à la mer continuellement, il m’en restera. Pourquoi en perdre ? Je
garderai tout, sans le dire à personne, je me ferai creuser dans le roc une chambre qui sera couverte à l’intérieur de lames de
bronze – et je viendrai là, pour sentir les piles d’or s’enfoncer sous mes talons ; j’y plongerai mes bras comme dans des sacs de
grain. Je veux m’en frotter le visage, me coucher dessus ! »

La monnaie a deux faces : non seulement elle est langage pour l’avenir, mais témoignage du
passé, ce avec quoi on va pouvoir amasser et conserver. L’avare primaire, celui vers lequel
Antoine s’abaisse à la fin de ce passage, va thésauriser chez lui les pièces de monnaie pour
pouvoir les contempler tout seul. Le collectionneur va les goûter comme splendeurs ; généreux il
donnera cela à un musée pour en faire profiter autrui. À partir de la collection se développera la
science historique, parleront effigies de rois et d’empereurs.
Luxueuse colère : voulant se venger contre lui-même de la bassesse de certaines des tentations
qu’il éprouve, Antoine voyageant va s’identifier à ces solitaires nomades et vandales qui
pourchassent les hérétiques.

Mais la foule s’arrête et regarde du côté de l’Occident, d’où s’avancent d’énormes tourbillons de poussière.
Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un cantique de guerre et de religion
avec ce refrain : « Où sont-ils ? où sont-ils ? »
Antoine comprend qu’ils viennent pour tuer les Ariens.
Tout à coup les rues se vident, et l’on ne voit plus que des pieds levés.
Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables bâtons, garnis de clous, tournent comme des soleils d’acier. On
entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y a des intervalles de silence. Puis de grands cris s’élèvent.
D’un bout à l’autre des rues, c’est un remous continuel de peuple effaré.
Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois deux groupes se rencontrent, n’en font qu’un ; et cette masse glisse sur les dalles, se
disjoint, s’abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux reparaissent.
Des filets de fumée s’échappent du coin des édifices. Les battants des portes éclatent. Des pans de murs s’écroulent. Des
architraves tombent.
Antoine reconnaît tous ses ennemis l’un après l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ; avant de les tuer, il les outrage. Il
éventre, égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe, écrase les enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe : ceux
qui ne savent pas lire déchirent les livres ; d’autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille
délicatesses dont ils ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent…

L’envie luxueuse va se traduire par le déplacement d’Antoine à l’intérieur des hiérarchies


ecclésiastique et politique. Il est de plus en plus proche de l’Empereur dont il devient le favori :

Il traverse un forum, entre dans une cour, se baisse sous une porte ; et il arrive devant la façade du palais, décorée par un groupe
en cire qui représente l’empereur Constantin terrassant un dragon. Une vasque de porphyre porte à son milieu une conque en or
pleine de pistaches. Son guide dit qu’il peut en prendre. Il en prend.
Puis il est comme perdu dans une succession d’appartements.
On voit le long des murs en mosaïque, des généraux offrant à l’Empereur sur le plat de la main des villes conquises. Et partout ce
sont des colonnes de basalte, des grilles en filigrane d’argent, des sièges d’ivoire, des tapisseries brodées de perles. La lumière
tombe des voûtes. Antoine continue à marcher…
Enfin il se trouve au bas d’une salle terminée au fond par des rideaux d’hyacinthe. Ils s’écartent, et découvrent l’Empereur…
L’Empereur l’entretient. Il lui confie des choses importantes, secrètes, lui avoue l’assassinat de son fils Crispus, lui demande
même des conseils pour sa santé.

Antoine va jouir de l’humiliation des autres :

Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont les Pères du concile de Nicée, en haillons abjects. Le martyr
Paphnuce brosse la crinière d’un cheval, Théophile lave les jambes d’un autre, Jean peint les sabots d’un troisième. Alexandre
ramasse du crottin dans une corbeille.
Antoine passe au milieu d’eux. Ils font la haie, le prient d’intercéder, lui baisent les mains. La foule entière les hue ; et il jouit de
leur dégradation, démesurément. Le voilà devenu un des grands de la Cour, confident de l’Empereur, Premier ministre !
Constantin lui pose son diadème sur le front. Antoine le garde, trouvant cet honneur tout simple.

Il est au sommet de l’administration, il est devenu Empereur. Il va pouvoir maintenant jouir de


son orgueil luxueux, devenir Nabuchodonosor. La scène est passée d’Alexandrie à Byzance et à
Babylone. Puis nous nous retrouvons dans la Thébaïde pour assister à l’arrivée de la reine de
Saba dont nous pourrions aussi analyser le costume et le train comme nouvelle mise en abyme,
messagère du lointain, incarnation du voyage.
Les autres péchés vont colorer aussi les chapitres suivants : la logique, les hérésies, les dieux, la
science et les monstres. Ainsi dans le chapitre de la colère il y a des hérésiarques orgueilleux qui
se considèrent comme des dieux et se contemplent dans leur science, ainsi Simon le Magicien. Il
y a des hérésies envieuses lorsque l’hérésiarque veut usurper la place d’un autre, ainsi
Apollonius de Thyane qui veut se substituer au Christ. Hérésies gourmandes, etc. Flaubert en
inventera de nouvelles lorsque l’Histoire ne lui aura pas fourni de quoi remplir certaines cases de
sa grille. Il va en particulier ajouter au monde des hérésies chrétiennes un domaine culturel très
important qu’il va essayer de nous faire prendre pour l’une d’entre elles : il s’agit des
gymnosophistes, des sages de l’Inde, de ceux qui pratiquent toutes les formes de yoga. Certes, on
peut imaginer qu’un ermite du IVe siècle dans la Thébaïde ait entendu parler de ces gens, dans la
bien mince justification « réaliste » dont se cuirassera Flaubert pour sa troisième version, mais
l’Église a toujours considéré les sagesses, ou bien sûr religions, de l’Orient comme des
aberrations extérieures, nullement comme le produit de déchirures en son sein. Cette intrusion se
produit pour nous apporter une nouvelle version de la paresse, le sage de l’Inde apparaissant
comme une sorte d’idéal de l’ermite de la Thébaïde. De même dans le cortège des dieux, dans la
loge de la paresse nous apparaîtra le Bouddha absent des versions antérieures.
« Collier de perles auquel il manque un fil », disait Flaubert de sa première version de La
Tentation. Elles sont maintenant enchaînées. La grille a mis sa griffe partout pour nous révéler la
beauté infinie non point du mal mais du monde.
À PROPOS DES
« VOYAGES »
Il existe cinq récits de voyage de la main de Flaubert, qui appartiennent à des genres assez
différents, car la relation entre le voyage et le texte n’y est pas la même.
Certes chacun est un peu écrivain, mais celui qui réussit à mener à bien le désir d’écriture qui
existe aussi chez les autres, va voyager d’une façon un peu différente. Quand nous faisons du
tourisme, nous nous conformons à un certain modèle. Celui qui part aujourd’hui pour visiter
l’Espagne en un mois, n’est certes pas le premier. Il a entendu parler de ce pays et de ses sites
célèbres. Une forme est déjà fixée que nous pouvons trouver en particulier dans les livres qui
servent à éclairer ces voyages, les guides où nous apprenons ce qu’il convient de voir si nous
disposons de huit jours, de quinze ou d’un mois. Si la première fois que vous allez à Grenade
vous ne visitez pas l’Alhambra, les gens vous accueilleront de façon bizarre à votre retour. Vous
serez coupable d’une inconvenance. Il y a un certain nombre de termes essentiels dans le
discours de tel voyage que nous ne devons pas manquer. Et nous devons normalement éprouver
des sentiments d’un certain type lorsque nous sommes à tel endroit.
Si le voyageur n’est pas écrivain, il se conformera facilement, nullement agité par le besoin
d’écrire un autre texte que ceux qui le dirigent. Il pourra parsemer son voyage d’un peu
d’écriture, mais cela se bornera généralement à quelques lettres à la famille et cartes postales aux
amis dans lesquelles on constate avant tout que les choses se passent conformément au modèle :
« arrivé à Séville hier soir ; la cathédrale est merveilleuse ».
L’écrivain, lui, va voyager en partie pour écrire un texte, et un texte différent ; je ne parle pas du
reporter. Ce souci va organiser son trajet : il fera entorse sur entorse au modèle.
Le premier récit de voyage de Flaubert concerne celui qu’il a fait après avoir passé ses premiers
examens et qui l’a mené dans les Pyrénées et en Corse ; c’était déjà un long voyage, et important
dans la vie sentimentale de l’auteur, car il y a eu des aventures de cœur et de corps. C’était la
première fois qu’il voyait la Méditerranée et de grands monuments romains. La Corse a joué
pour lui le rôle d’une sorte de réserve à la fois naturelle et sociale, un endroit où l’Antiquité et
ses mœurs seraient en partie préservées, une fenêtre dans la France contemporaine sur un âge
d’or perdu. Il raconte son voyage au jour le jour selon la forme habituelle du voyage romantique
avec une certaine dose d’humour.
Le second voyage l’emmène en Italie pour accompagner sa sœur et son beau-frère en voyage de
noces. Il y avait une place secondaire, ne pouvait transformer grand-chose. Il voulait que les
deux jeunes époux pussent éprouver les émotions normales dans un voyage de ce genre. Aussi
ses notes au jour le jour ne s’organisent pas en projet de livre.
Par contre le troisième voyage est dès le départ fait pour être écrit, et selon une forme très
particulière. Pendant le trajet qui mènera Flaubert en compagnie de Maxime Du Camp depuis sa
maison de Paris jusqu’à celle de Rouen en passant par les châteaux de la Loire, la Bretagne et la
Normandie, il rédige un résumé par avance du livre tel qu’il devrait être. Quant au texte définitif
les deux amis avaient décidé d’en écrire chacun la moitié : Flaubert les chapitres impairs,
Maxime Du Camp les chapitres pairs. Nous n’avons malheureusement à notre disposition
aujourd’hui que les chapitres rédigés par Flaubert, avec ses résumés de l’ensemble, et c’est
évidemment ce qui nous intéresse le plus, mais la participation de Maxime Du Camp était
certainement pour lui quelque chose d’essentiel avec le contraste entre les deux styles, et il faut
espérer qu’un éditeur nous donnera enfin le texte intégral de Par les champs et par les grèves.
Étrange façon de travailler, mais très caractéristique de la pensée de Flaubert, l’écriture avec
toute sa solitude ascétique devant être en même temps pour lui quelque chose de collectif. Dans
sa correspondance il passe son temps à essayer d’améliorer les textes de ses amis, en particulier
leurs vers, alors que lui n’en a jamais écrit. Pour lui non seulement l’œuvre littéraire est de toute
façon collective à cause de l’existence préalable du langage, mais elle doit être la réalisation
esquissée d’une société idéale, d’une république des lettres. Toute politique qui ne va pas jusqu’à
cette idée de la société « littéraire » ne peut l’intéresser. Aussi la littérature pour lui est-elle
politique par elle-même et n’a nul besoin de s’engager au dehors. C’est en étant enfoncé dans la
composition d’un « bon » livre que l’on travaille le plus pour ses contemporains car on leur
donne l’exemple d’une moralité neuve et d’une société vivable.
Dans le Voyage en Orient, c’est Maxime Du Camp qui sera l’organisateur. Flaubert, blessé par
lui et par Bouilhet lors de la lecture de la première Tentation, adoptera l’attitude de se laisser
guider par lui passivement ; il l’accompagnera dans « son » voyage. Il ne publiera d’ailleurs
jamais ses notes, malgré ses intentions premières, alors que Maxime Du Camp fera de son
compte rendu un livre superbe avec les premières illustrations photographiques dans l’histoire de
la librairie.
Le dernier voyage le mène à Carthage pour la préparation de Salammbô.
Les premiers voyages sont déjà des esquisses de son voyage en Orient. Lorsqu’il va dans les
Pyrénées ou la Corse, c’est à la recherche d’une certaine lumière, celle qu’ont déjà interrogée ses
prédécesseurs, les grands voyageurs romantiques. Et lorsqu’il part pour la Bretagne, il conçoit
l’affaire comme un substitut et une préparation du grand voyage dont il rêve. Voici un passage
de l’ouverture :

À d’autres temps, pour plus tard, les grands voyages à travers les mondes, au dos des chameaux sur des selles turques, ou sous le
tendelet des éléphants ; à d’autres temps, si jamais cela arrive, le grelot des mules andalouses, les pérégrinations rêveuses dans la
Maremme, et les mélancolies de l’histoire, surgissant avec les vapeurs du crépuscule, du fond de ces horizons où se sont passées
les choses que l’on rêve dans les vieux livres.
Aujourd’hui, sans trop quitter le coin de sa cheminée où on laisse pour les y retrouver, presque tièdes encore, sa pipe et ses
songeries, et sans aucun des poignants arrachements du départ, on s’en va, sac au dos, souliers ferrés aux pieds, gourdin en main,
fumée aux lèvres et fantaisie en tête, courir les champs pour coucher dans les auberges dans de grands lits à baldaquins, pour
écouter les oiseaux sous les arbres quand il a plu et pour voir, le dimanche, les paysannes sous le porche de l’église sortir de la
messe avec leurs grands bonnets blancs et leurs gros jupons rouges, et quoi encore ? pour se hâler la peau à coup sûr, et pour
attraper des poux peut-être.
Quand on lit la correspondance de Flaubert au cours de son voyage en Orient, on est étonné de
voir à quel point il est dévoré par les insectes. Certes ces pays ne correspondaient pas à nos
notions actuelles de l’hygiène, mais s’il en parle tellement, c’est que cela touchait quelque chose
d’essentiel. Les puces de l’Orient, c’est ce qui va réussir à traverser la carapace masculine pour
éveiller la sensibilité féminine. Ces puces orientales ont déjà des avant-courrières au cours du
voyage en Corse.
Cette île est pour le jeune Flaubert un lieu de révélation ; le bandit y a l’allure d’un héros
d’Homère. Une nuit qu’il couche chez de vertueux amis, il dort fort mal dans la chambre pauvre.

Non, non, on ne dort pas mieux (de corps du moins) à Ghisoni que dans les lits de pourpre (style poétique, car je n’ai jamais
couché que dans des draps blancs) ; cela veut dire que les puces m’ont tenu éveillé pendant trois heures, quelque invention que
j’aie prise pour les fuir. J’avais éteint mon flambeau, et la lune avec tous ses rayons entrait dans ma chambre et m’éclairait
comme en plein jour. Je me levai et regardai la campagne, je voyais les chèvres marcher dans les sentiers du maquis et sur les
collines ; çà et là les feux des bergers, j’entendais leurs chants ; il faisait si beau qu’on eût dit le jour, mais un jour tout étrange,
un jour de lune.

Menues messagères de l’inspiration, les puces lui ont donné l’occasion d’une expérience
poétique dans laquelle nous reconnaissons le thème traditionnel de la coïncidence des opposés, la
réunion du jour et de la nuit.

Étant arrivé de nuit dans le village, je n’avais pu voir le paysage où il se trouve placé, mais il m’était maintenant facile d’en saisir
tous les accidents, tout aussi bien qu’en plein soleil.

Paysage de la transparence, de la réalité devenue lumineuse. Le jeune écrivain blanchit la Terre


pour pouvoir écrire sur elle autre chose que le récit de voyage habituel, la Terre considérée
comme un immense corps féminin que le voyage va dévêtir.

Entre les gorges des montagnes il y avait des vapeurs bleues et diaphanes qui montaient et qui semblaient se bercer à droite et à
gauche comme de grandes gazes d’une couleur indéfinissable qu’une brise aurait agitée sur le flanc de toutes ces collines. Leur
grande silhouette se projetait en avant, de l’autre côté de la vallée ; la lumière s’étendait, claire et blanche, autour de la lune, et
devenait de plus en plus humide et tendre en s’approchant du haut faîte inégal des montagnes. Tous les contours, toutes les lignes
saillissaient librement grâce à leur teinte grise qui surplombait les grandes masses noires du maquis. Le ciel semblait haut, haut,
et la lune avait l’air d’être lancée et perdue au milieu ; tout alentour elle éclairait l’azur, le pénétrait de blancheur, laissant tomber
sur la vallée en pluie lumineuse ses vapeurs d’argent qui, une fois arrivées à la terre, semblaient remonter vers elle comme de la
fumée.

La lumière circule à l’intérieur de ce paysage féminin (gorges, gazes…) et le spectateur désire


devenir un moment de cette circulation, de ce grand discours, de ce paradis que les puces lui ont
fait découvrir par une déchirure de la nuit.
La Bretagne et la Normandie de Par les champs et par les grèves nous offriront un paysage à
deux niveaux : une sauvagerie dans laquelle on va trouver des révélations sur la nature cachée
par la bourgeoisie contemporaine, mais aussi l’enduit, le fard de cette bourgeoisie recouvrant
presque tout. Il y a par exemple un théâtre populaire qui horrifie Flaubert, et dans une auberge un
ensemble de cinq images d’Épinal grossièrement colorées, qui nous amuseraient sans doute
beaucoup aujourd’hui, représentant les cinq étapes d’un mariage bourgeois, et qui offrent pour
lui ce qu’on peut imaginer de plus laid et de plus scandaleux. Ce mariage bourgeois au milieu de
la pérégrination par les champs et les grèves, c’est comme l’épisode prébovaryque à l’intérieur
de cette version antérieure de la Tentation de saint Antoine qu’est Smarh.
Il existe en Bretagne un lieu particulièrement trompeur à cause de son nom. Il s’y produit un
lapsus géographique. Lorsque Flaubert ira en Égypte, un des lieux auxquels il s’attardera sera
naturellement le grand temple de Karnak. Or il y a un Carnac en Bretagne avec ses célèbres
alignements, qui ne provoquent pas du tout chez lui les réactions auxquelles nous aurions pu
nous attendre. C’est pour lui l’origine d’une pseudo-archéologie celtique qui jouera un grand rôle
dans Bouvard et Pécuchet et qui l’exaspère tellement que le passage qui la concerne est le seul
de tous ses voyages qu’il ait publié de son vivant.
Mais au-delà de cette couverture et de ces malentendus, la nature peut se révéler dans ces
provinces dans toute sa splendeur sauvage. Lorsque Flaubert visite le musée de Nantes, il est
particulièrement intéressé par deux objets ethnographiques qui sont comme les emblèmes de la
sauvagerie qu’il cherche. S’il se montre insensible à la poésie de l’image populaire, il se révèle
remarquablement apte pour son époque à saisir la beauté de certaines épaves d’horizons
lointains.

La belle chose qu’une tête de sauvage ! Je me souviens de deux qui étaient là, noires et luisantes à force d’être boucanées,
superbes en couleurs brunes, avec des teintes d’acier et de vieil argent. La première (celle d’un Indien du fleuve des Amazones)
porte des dents qu’on lui a enfoncées dans les yeux ; parée d’ornements d’un goût inouï, couronnée de toutes sortes de plumages,
et les gencives à nu, elle grimace d’une façon horrible et charmante ; à côté sont suspendus les colliers bigarrés de plumes
d’oiseaux qu’autrefois dans la savane, lorsqu’elle criait et remuait, elle a pris sur les ennemis vaincus ; les colliers sont
nombreux, ce qui prouve que c’était un brave qui avait expédié beaucoup d’âmes à Areskoui, car ces petites choses-là sont
l’inverse de nos médailles de sauvetage.

Beaucoup de choses se superposent : la relation à l’époque contemporaine qui renverse ce qui


était beau dans la vie sauvage, la référence à Areskoui qui est chez Chateaubriand le Satan des
Indiens d’Amérique du Nord.

On a mis près d’elle une tête d’homme de la Nouvelle-Zélande sans autre ornement que les tatouages qui l’ont engravée comme
des hiéroglyphes et les soleils que l’on distingue encore sur le cuir brun de ses joues, sans autre coiffure que ses longs cheveux
noirs, débouclés, pendants et qui semblent humides comme des branches de saule. Avec ses plumes vertes sur les tempes, ses
longs cils abaissés, ses paupières demi-closes, elle a un air exquis de férocité, de volupté et de langueur. On comprend en la
regardant toute la vie du sauvage, ses sensualités de viande crue, ses tendresses enfantines pour sa femme, ses hurlements à la
guerre, son amour pour les armes, ses soubresauts soudains, sa paresse subite et les mélancolies qui le surprennent sur les grèves
en regardant les flots.
Sur les grèves Flaubert lui-même veut redevenir sauvage ; il veut retrouver le sauvage en lui sous
la croûte contemporaine, être à la fois si possible le plus sauvage et le plus savant, le plus
masculin et le plus féminin. Le sauvage dont le musée de Nantes a fourni la figure, on va pouvoir
le retrouver avec des raffinements inattendus dans certains habitants de la Bretagne. Flaubert
arrive dans une petite église, mené par un jeune guide à qui il trouve quelque élégance.

Avant de rentrer dans la ville, nous fîmes un détour pour aller visiter la chapelle de la Mère-Dieu. Comme d’ordinaire on la
ferme, notre guide prit en route le gardien qui en a la clef ; il vint avec nous, emmenant par la main sa petite nièce qui tout le long
du chemin s’arrêtait pour ramasser des bouquets. Il marchait devant nous dans le sentier. Sa mince taille d’adolescent à cambrure
flexible, un peu molle, était serrée dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos s’agitaient les trois rubans de velours de son
petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur le derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon.

Le jeune homme ouvre la porte avec sa clef.

Nous sommes entrés. Le jeune homme s’est agenouillé en ôtant son chapeau, et la grosse torsade de sa chevelure blonde s’est
échappée et s’est dépliée dans une secousse en tombant le long de son dos. Un instant accrochée au drap rude de sa veste, elle a
gardé la trace des plis qui la roulaient tout à l’heure, peu à peu est descendue, s’est écartée, étalée, répandue comme une vraie
chevelure de femme. Séparée sur le milieu par une raie, elle coulait à flots égaux sur ses deux épaules et couvrait son cou nu.
Toute cette nappe d’un ton doré avait des ondoiements de lumière qui changeaient et fuyaient à chaque mouvement de tête qu’il
faisait en priant. À ses côtés la petite fille à genoux comme lui, avait laissé tomber son bouquet par terre. Là seulement, et pour la
première fois, j’ai compris la beauté de la chevelure de l’homme et le charme qu’elle peut avoir pour des bras nus qui s’y
plongent. Étrange progrès que celui qui consiste à s’écourter partout les superfétations grandioses de la nature, si bien que lorsque
nous la découvrons dans toute sa vierge plénitude, nous nous en étonnons comme d’une merveille révélée.

L’époque contemporaine, la bourgeoisie, détruit le corps humain en le recouvrant par les habits
et en le taillant. Castration généralisée. Ainsi l’expression par excellence de la société Louis-
Philippe, c’est le coiffeur.

Ô coiffeurs, ô fers à papillotes, ô philocomes à la vanille ou au citron, perruquiers de tous pays, brosses de toutes façons, onguent
de toutes puanteurs, ornez les chevelures de vos tire-bouchons et de vos tortillons, rasez-les à la malcontent, roulez-les à la
Perrinet-Leclerc, montez-les en poire, étalez-les en saule pleureur, versez dessus votre colle de poissons, votre sirop de coings,
vos bandolines, fixateurs et vos encaustiques luisants ; taillez, coupez, frisez raide et pommadez gras, jamais vous ne m’en
montrerez une d’une distinction si relevée, d’une grâce si voluptueuse que celle-là qu’on ne peignait sans doute qu’avec un gros
peigne de corne blanche et que la pluie du ciel et la rosée mouillaient seules de leur eau pure.

Mais il n’y a pas que la chevelure qui nous soit interdite ; c’est le corps humain tout entier. À
Saint-Malo, après avoir salué la tombe encore vide de Chateaubriand, Flaubert regarde de jeunes
garçons se baigner au coucher du soleil. Soudain apparaît un adulte.

Près de nous passa un homme dont la chevelure trempée tombait droite autour de son cou. Son corps lavé brillait. Des gouttes
perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire et il secouait ses cheveux pour en faire tomber l’eau. Sa poitrine large où un sillon
velu lui courait sur le thorax, entre des muscles pleins carrément taillés, haletait encore de la fatigue de la nage et communiquait
un mouvement calme à son ventre plat dont le contour vers les flancs était lisse comme l’ivoire. Ses cuisses nerveuses, à plans
successifs, jouaient sur un genou mince qui, d’une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste terminée par un
pied cambré à talon court et dont les doigts s’écartaient. Il marchait lentement sur le sable.

Académie sauvage, trésor perdu. Rien n’apparaissait de tout cela dans les notes au jour le jour.

L’homme étant ainsi devenu ce qu’il y a de plus rare et de plus difficile à connaître (je ne parle pas de son cœur, ô moralistes !), il
en est résulté que l’artiste ignore la forme qu’il a et les qualités qui la font belle. Quel est le poète aujourd’hui, parmi les plus
savants, qui sache ce que c’est que la femme ? Où en aurait-il vu, le pauvre diable ? Qu’en a-t-il pu apprendre dans les salons, à
travers le corset ou la crinoline, ou dans son lit même, s’il y a songé, pendant les entr’actes du plaisir ?

Même au moment où nous croyons connaître une femme, elle a son vêtement qui lui est entré
dans la peau. Il faut réussir à la dévêtir pleinement. Au coin d’une rue, d’un musée, passant le
long d’une grève nous pouvons éprouver cette ouverture de la coquille, la naissance d’une
Vénus. Toute la nature et tout l’art peuvent en cela nous aider. Nous trouvons dans ce texte des
extases devant le paysage qui sont parmi les plus extraordinaires de toutes les rêveries
romantiques. Ainsi cette grande promenade à Belle-Isle au nom prédestiné. En voici le projet
dans les notes au jour le jour :

Le lendemain, grande journée de marche à travers la campagne et les rochers. Nous avons déjeuné sous un bois de petits pins, le
soir nous étions gris de la nature. Après nous être reposés deux heures sur le sable, nous étions repartis, emportés par la fièvre des
rochers, des goémons, des varechs. – Caverne chocolat. – Une avec des herbes vert feu de bengale, et distillant des gouttes d’eau ;
un grand pan en glacis, etc. etc. forme variée des herbes, couleur d’argent, veines de sang ; grands pans réguliers qui font penser à
des ruines de palais antédiluviens.

Heureusement que l’épisode est tombé sur un chapitre impair ! Quand on lit le somptueux
développement de ce thème on ne peut s’empêcher de penser que c’est Flaubert qui a désiré
rester une journée de plus pour approfondir les cavernes, ce thème essentiel du milieu et de la fin
du siècle, que l’on retrouvera chez Hugo dans Les Travailleurs de la mer et Jules Verne dans
plusieurs Voyages. Il faudrait suivre étape par étape toute cette journée initiatique. Des signes
avant-coureurs paraissent, en particulier des oiseaux :

Il passa une hirondelle, nous la regardâmes voler ; elle venait de la mer, elle montait doucement, coupant au tranchant de ses
plumes l’air fluide et lumineux où ses ailes nageaient en plein et semblaient jouir de se développer toutes libres. Elle monta
encore, dépassa la falaise, monta toujours et disparut.

Signes dans la terre elle-même :

Cependant nous ramions sur les rochers dont chaque détour de la côte nous renouvelait la perspective. Ils s’interrompaient par
moments et alors nous marchions sur des pierres carrées, plates comme des dalles, où les fentes se prolongeant presque
symétriques semblaient les ornières de quelque antique voie d’un autre monde.
Et c’est bien à la recherche d’un autre monde que Flaubert va toute cette journée, traversant
épreuve sur épreuve, en particulier celle de l’égarement :

Voulant traverser l’île dans sa largeur, nous nous dirigeâmes d’après le soleil et allâmes droit en face de nous ; mais bientôt
perdus dans la campagne, nous ne cherchâmes plus dès lors qu’à retrouver la mer dont le rivage, si nous le suivions toujours,
devait nous ramener enfin au Palais, soit le soir, soit dans la nuit ou le lendemain matin, car nous ne savions plus où il était, ni
nous-mêmes où nous étions.

Ils continuent, arrivent dans une vallée fermée, mystérieuse ; tout d’un coup ils aperçoivent les
grottes.

Elles s’ouvraient toujours par de grandes ogives, droites ou penchées, poussant leurs jets hardis sur d’énormes pans de rocs aux
coupes régulières. Noires et veinées de violet, rouges comme du feu, brunes avec des lignes blanches, elles découvraient pour
nous qui les venions voir, toutes les variétés de leurs teintes et de leurs formes, leurs grâces, leurs fantaisies grandioses. Il y en
avait une, couleur d’argent, que traversaient des veines de sang ; dans une autre des touffes de fleurs ressemblant à des
primevères s’étaient écloses sur le glacis de granit rougeâtre, et du plafond tombait sur le sable fin des gouttes lentes qui
recommençaient toujours. Au fond de l’une d’elles, sous un cintre allongé, un lit de gravier blanc et poli, que la marée sans doute
retournait et refaisait chaque jour, semblait être là pour recevoir au sortir des flots le corps de la Naïade ; mais sa couche est vide
et pour toujours l’a perdue ! Il ne reste que ces varechs encore humides où elle étendait ses beaux membres nus fatigués de la
nage et sur lesquels, jusqu’à l’aurore, elle dormait au clair de lune.

Féminisation du paysage, incarnation. Tout l’entourage va caresser la naïade absente pour la


faire revivre et Flaubert va se confondre de plus en plus avec ces caresses.

C’était l’heure où les ombres sont longues. Les rochers étaient plus grands, les vagues plus vertes. On eût dit aussi que le ciel
s’agrandissait et que toute la nature changeait de visage.
Donc nous repartîmes en avant, au-delà, sans nous soucier de la marée qui montait, ni s’il y aurait plus tard un passage pour
regagner terre. Nous avions besoin jusqu’au bout d’abuser de notre plaisir et de le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le
matin, nous sautions, nous courions sans fatigue, sans obstacle, une verve de corps nous emportait malgré nous et nous
éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et singulière.

Plus légers que le matin, cela veut dire bien sûr plus légers qu’ils l’étaient le matin. Leur journée
de marche, d’exploration, à partir du moment où ils sont parvenus à ce lieu magique, ne leur fait
plus éprouver de fatigue. Ils sont en train de boire à la fontaine de Jouvence. La jeunesse du
monde reparaît en eux ; c’est la Renaissance. Mais le texte est écrit de telle sorte qu’il puisse y
avoir une ambiguïté, et que l’on puisse comprendre qu’ils sont plus légers que le matin lui-
même, qu’ils sont devenus une sorte de super-matin. Maxime Du Camp, si bon voyageur par
ailleurs, nous aurait-il communiqué cette griserie, cette fièvre ?

Nous secouions nos têtes au vent et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos mains. Aspirant l’odeur des flots, nous
humions, nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de couleurs, de rayons, de murmures : le dessin des varechs, la douceur des
grains de sable, la dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les découpures du
rivage, la voix de l’horizon ; et puis c’était la brise qui passait comme d’invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, le ciel
où il y avait des nuages allant vite, roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions
l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les
oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-mêmes, sans doute à l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à
nous, et s’y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à
cette union plus complexe. À force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous nous diffusions en elle, elle
nous reprenait, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre,
être pris par elle ou l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l’amour on souhaite plus de mains pour palper, plus de
lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer, nous étalant dans la nature dans un ébattement plein de délires
et de joies, nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du
ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne pussent entendre graviter
dans la terre la formation des granits, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l’océan. Et dans la
sympathie de cette effusion contemplative, nous aurions voulu que notre âme irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie
pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au soleil de l’éternité ses
métamorphoses !

Tout cela n’est que prophétie. Moïse ne peut qu’indiquer la Terre promise ; il ne peut y entrer
qu’en songe ou vision. L’âge de plomb, de graisse ou de colle, l’âge des coiffeurs va refermer sa
grille.

Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d’idées…

Nous sommes trop faibles, nous sommes obligés de rentrer dans l’heure actuelle. Mais la
révélation demeure, et lorsque Flaubert réussira enfin à publier La Tentation de saint Antoine
jusqu’au bout, ce qu’il proclamera, c’est ce qu’on peut nommer l’oracle de Belle-Isle.
Après la dramatique séance de lecture de la première version, Flaubert repart néanmoins avec
Maxime Du Camp pour un voyage qui à l’origine devait être immense. La correspondance nous
apprend que les deux amis (peut-on encore les appeler ainsi ?) avaient l’intention d’aller jusqu’en
Perse en passant par Bagdad. Certes Babylone devait les tenter, mais il a fallu écourter parce que
l’argent a commencé à se faire plus rare.
Pour Flaubert l’essentiel était fait. Il avait accepté de partir avec Maxime pour vérifier et
interroger deux lieux essentiels : la Thébaïde et Jérusalem. Il veut voir si cette Tentation peut être
défendue malgré le verdict ; il commence, sans en avoir pleinement conscience, sans doute, à
préparer la stratégie de la troisième version qui consistera à ménager une possibilité de
considérer ce texte comme une sorte de roman historique. Une fois les deux grands oracles
interrogés, il peut songer au retour.
Nous avons à notre disposition le récit de voyage de Maxime Du Camp avec ses propres
illustrations photographiques, les Souvenirs littéraires de celui-ci, et, outre le récit de voyage de
Flaubert, sa correspondance, notamment les lettres qu’il écrit à sa mère et à Louis Bouilhet.
Chacun de ces textes prend l’aventure sous un angle différent. Ainsi ce ne sont pas les mêmes
épisodes que Flaubert va raconter à tel ou tel correspondant. Ainsi lorsqu’il écrit à Bouilhet il
s’attarde sur ses prouesses sexuelles avec une certaine vantardise.
Cette pluralité de points de vue, d’angles d’attaque, se retrouve à l’intérieur du récit de Flaubert
lui-même. Lorsqu’il arrive en Égypte, il commence un ouvrage du même style que son Voyage
dans les Pyrénées et en Corse ou sa participation à Par les champs et par les grèves. Pendant une
dizaine de pages nous assistons à une première tentative de transformation du voyage en livre.
Cela s’appelle À bord de la Cange. Au bout de quelques jours il renonce à toute tentative de
rédaction définitive sur place, et se contente de prendre des notes destinées à être reprises plus
tard, au retour. Mais ces notes ne sont pas tout à fait de même nature selon le moment du voyage.
En Égypte, en Palestine, jusqu’à Constantinople, elles préparent vraiment un livre. Lorsqu’on est
sur le retour, en Grèce, à Rome, nous n’avons plus que des fiches à consulter dans l’ermitage,
concernant surtout les musées.
À bord de la Cange, à cause de son titre et de son style, est étroitement lié à ce qui est pour moi
une des énigmes de la vie de Flaubert. Il ne nous parle jamais de Gérard de Nerval, ni dans ses
œuvres, ni dans sa correspondance. Il l’a pourtant très vraisemblablement rencontré, et ils
auraient dû s’intéresser. Ils ont fréquenté les mêmes milieux ; ils étaient très liés tous les deux au
même moment avec Théophile Gautier. Quand Flaubert part pour l’Orient, il est impossible qu’il
n’ait pas su que Nerval l’y avait précédé quelques années auparavant et avait fait un trajet assez
semblable à celui qui devait être le sien. Certes le Voyage de Nerval n’avait pas encore été publié
en volume, et en particulier le passage qui concerne ce personnage qui leur est commun et qu’ils
héritent tous deux de Charles Nodier, la reine de Saba, était encore inédit et probablement pas
encore écrit. Mais dans la première partie de cette œuvre : Les Femmes du Caire, qui concerne
l’Égypte, il y a une section qui s’appelle La Cange et qui était déjà publiée. Nous avons donc de
bonnes raisons de penser que cette esquisse abandonnée est une réponse à Nerval, lequel devait
apparaître à Flaubert, avec sa maladie nerveuse, comme une sorte de double dangereux dont il
valait mieux pour lui ne pas parler directement. Cette référence secrète apporte à toute une partie
de l’œuvre une résonance nouvelle.
En Égypte, Flaubert va descendre (ou monter ; c’est le pays des renversements) beaucoup plus
loin que Nerval et que la plupart des voyageurs littéraires antérieurs. Il remonte le Nil jusqu’à
Ouadi Halfa, la deuxième cataracte, l’actuelle frontière de l’Égypte et du Soudan, qui joue le rôle
d’un miroir, d’un point de rebroussement. Ce n’est qu’au retour qu’il s’arrête à Louqsor, Thèbes
comme il dit, lieu de la splendeur disparue et en même temps scène classique de la méditation,
l’ermitage de saint Antoine. L’expédition fera ensuite une pointe jusqu’au port sur la mer Rouge
d’où les Égyptiens s’embarquent pour le pèlerinage de La Mecque. Rimbaud y passera quelques
années plus tard. Ils reviennent au Caire, s’embarquent pour Beyrouth, de là font le pèlerinage
aux lieux saints, reprennent la mer pour Rhodes, Smyrne, Constantinople, troisième point de
rebroussement, d’où ils reviennent en Europe par la Grèce et Rome où la mère de Flaubert vient
le rejoindre.
Aller en Égypte, c’est vérifier la Tentation et c’est mieux devenir Antoine ; c’est mesurer la
différence entre Karnak et Carnac ; mais c’est aussi une façon de mourir. Toute la vallée est un
immense cimetière où sont les plus grands de tous les tombeaux. Flaubert part en Égypte avec un
de ses bourreaux, l’un des tueurs de la séance de lecture. Lorsqu’il écrit à Bouilhet, c’est à l’autre
bourreau. Il vit son départ comme une agonie.

Ma mère était assise dans un fauteuil, en face de la cheminée ; comme je la caressais et lui parlais, je l’ai baisée au front, me suis
élancé sur la porte, ai saisi mon chapeau dans la salle à manger et suis sorti. Quel cri elle a poussé, quand j’ai fermé la porte du
salon ! il m’a rappelé celui que je lui ai entendu pousser à la mort de mon père, quand elle lui a pris la main.

Le cri de la mère annonce la mort de son fils. Celui-ci fait bonne figure à ce moment-là.

J’avais les yeux secs et le cœur serré, peu d’émotion, si ce n’est de la nerveuse, une espèce de colère, mon regard devait être dur.
J’allumai un cigare.

Le cigare fait partie de la carapace.

Et Bonnenfant vint me rejoindre ; il me parla de la nécessité, de la convenance de faire un testament…

Quelque temps plus tard, le sentiment qu’il va vers l’expérience de la mort le saisit ; il écrit à sa
mère :

Je l’ai là cette lettre (je viens de la relire et je la touche froidement) écrite à une heure du matin, après toute une soirée de sanglots
et d’un déchirement comme aucune séparation encore ne m’en avait causé.

Au moment où il rédige en repensant à son voyage qui s’est heureusement terminé, il nous
déclare :

Entre le moi de ce soir et le moi de ce soir-là, il y a la différence du cadavre au chirurgien qui l’autopsie.

Le cadavre qu’il était alors, a fait le voyage égyptien, le voyage osiriaque pour renaître. Il est allé
au fond de la tombe maternelle thébaine pour en ressortir différent et plus fort, se constituer une
autre personnalité. Maxime Du Camp, son bourreau, lui servira d’épreuve permanente, haire et
discipline, l’armera pour qu’il réussisse à fabriquer, sécréter cette carapace que seront au retour
l’écriture et la publication de Madame Bovary.
Tombe maternelle, l’Égypte est aussi femme séduisante. La mort et la luxure y dialoguent
comme dans la Tentation. Les femmes vont jouer dans le texte du Voyage en Orient un rôle
beaucoup plus important que dans les récits de voyage précédents. Lors des préparatifs, il
cherche avec Maxime Du Camp un domestique pour les accompagner. C’est Maxime qui va
découvrir et engager le nommé Sassetti. Dans une lettre Flaubert précise les conditions : il sera
payé, bien nourri, mais devra les servir et comprendre qu’il aura à se priver d’un certain nombre
de choses, de femmes en particulier. La correspondance nous montre que les trois compagnons
ne s’en sont nullement passé, que chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, ils en ont profité
comme des bourgeois ou des domestiques français, la femme étant considérée comme objet de
consommation. Flaubert en parlera surabondamment dans ses lettres à Louis Bouilhet ; mais dans
le texte même du Voyage, les courtisanes jouent un rôle d’un tout autre ordre.
À cette époque le pacha du Caire les avait exilées à Esneh, un peu au sud de Louqsor, donc tout
près de Thèbes. Lorsque Flaubert remonte le Nil vers le Sud, la haute Antiquité, les Pères du
désert, il vogue en même temps vers les femmes.
Le passage le plus connu de ce récit, parce qu’il annonce la danse de Salomé dans Hérodias,
c’est la rencontre avec la courtisane Ruchiouk-Hanem. Elle est préfigurée par la visite du
quartier spécial de Qeneh, un peu au nord de Louqsor, qui est donc encadré entre ces deux
expériences. Flaubert y a vis-à-vis des courtisanes une attitude toute différente de celle qu’il
arborait auparavant et qu’il a d’habitude en voyage dans ses relations aux femmes vénales.

Nous retournons dans la rue des almées, je m’y promène exprès ; elles m’appellent : « Cawadja, cawadja, batchis ! batchis ! » Je
donne à l’une, à l’autre, des piastres ; quelques-unes me prennent à bras-le-corps pour m’entraîner, je m’interdis de les baiser
pour que la mélancolie de ce souvenir me reste mieux, et je m’en vais.

L’Égypte est la terre de la mélancolie. Flaubert éprouve la nostalgie de la France dès qu’il part,
mais quand il quittera l’Égypte, il éprouvera aussi une profonde nostalgie ; elle sera devenue une
de ses patries. Il organise son voyage de telle sorte qu’il puisse remplacer la nostalgie de la
France par celle de l’Égypte. Ainsi, dans cet épisode, au lieu de se comporter comme le
bourgeois français qu’il est en surface (et comme ses compagnons), il s’interdit certaine
satisfaction pour se préparer des souvenirs d’un certain type, sa nostalgie de la Thébaïde. Mais
celle-ci va le démanger. Notre Antoine ne va pas s’en tirer si facilement avec ces fantômes des
femmes thébaines, avec l’incarnation contemporaine de la reine de Saba. Après avoir « brûlé »
Louqsor en bateau, sans s’y arrêter, le réservant pour le retour, arrivé dans la ville d’Esneh, il
rencontre une almée messagère.

Pendant que nous déjeunions, une almée maigre et les tempes étroites, les yeux peints d’antimoine et ayant un voile passé par-
dessus sa tête, et qu’elle tenait avec ses coudes, est venue causer avec Joseph.

C’est le guide qu’ils ont pris au Caire.

Elle était suivie d’un mouton familier, dont la laine peinte par place en henné jaune, le nez muselé par une bande de velours noir,
très touffu, les pieds comme ceux d’un mouton factice, et ne quittant jamais sa maîtresse.

Les moutons de Marie-Antoinette et ceux de l’iconographie chrétienne.


Bembeh nous précède, accompagnée du mouton ; elle pousse une porte et nous entrons dans une maison qui a une petite cour ; et
en face de la porte un escalier. Sur l’escalier en face de nous, la lumière l’entourant et se détachant sur le fond bleu du ciel, une
femme debout, en pantalons roses, n’ayant autour du torse qu’une gaze d’un violet foncé.

Le texte s’attarde longuement sur cette incarnation de l’Égypte.

Ruchiouk-Hanem est une grande et splendide créature, plus blanche qu’une Arabe, elle est de Damas ; sa peau, surtout du corps,
est un peu cafetée.

Venue de Damas, lieu de conversion, avec quelque détour sans doute du côté du pays de Saba,
mais baignée d’Égypte, visage de l’Égypte.

Quand elle s’assoit de côté, elle a des bourrelets de bronze sur ses flancs. Ses yeux sont noirs et démesurés, ses sourcils noirs, ses
narines fendues, larges, épaules solides, seins abondants, pomme. Elle portait un tarbouche large, garni au sommet d’un petit
disque bombé, en or, au milieu duquel était une petite pierre verte imitant l’émeraude ; le gland bleu de son tarbouch était étalé en
éventail, descendait, et lui caressait les épaules ; devant le bord du tarbouch, posé sur les cheveux et allant d’une oreille à l’autre,
elle avait une petite branche de fleurs blanches, factices. Ses cheveux noirs, frisant, rebelles à la brosse, séparés en bandeaux par
une raie sur le front, petites tresses allant se rattacher sur la nuque. Elle a une incisive d’en haut, côté droit, qui commence à se
gâter. Pour bracelet, deux tringlettes d’or tordues ensemble et tournées l’une autour de l’autre. Triple collier en gros grains d’or
creux. Boucles d’oreilles : un disque en or, un peu renflé, ayant sur sa circonférence de petits grains d’or.
Elle a sur le bras droit, tatouées, une ligne d’écritures bleues.

C’est une femme écrite, donc encore une figure de la littérature. On fait venir des musiciens dont
le concert ne plaît nullement à nos Européens.

Un enfant et un vieux, l’œil gauche recouvert d’une loque ; ils raclent tous les deux du rebbabeh, espèce de petit violon rond,
terminé par une branche de fer qui s’appuie par terre, avec deux cordes de crin. Le manche aussi est très long par rapport au corps
même de l’instrument. Rien n’est plus faux ni plus désagréable. Les musiciens ne discontinuent pas d’en jouer ; il faut crier pour
les faire s’arrêter.
Ruchiouk-Hanem et Bembeh se mettent à danser. La danse de Ruchiouk est brutale, elle se serre la gorge dans sa veste de
manière que ses seins découverts sont rapprochés et serrés l’un contre l’autre. Pour danser, elle met, comme ceinture pliée en
cravate, un châle brun à raie d’or, avec trois glands suspendus à des rubans.

Flaubert, dans les pas de cette danse, reconnaît l’Antiquité classique, du moins quelque chose qui
l’a traversée.

Elle s’enlève tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, chose merveilleuse ; un pied restant à terre, l’autre se levant passe devant le
tibia de celui-ci, le tout dans un saut léger. J’ai vu cette danse sur des vieux vases grecs.

Nous retrouverons ce pas dans la danse de Salomé. Spécialement intéressant par rapport à la
thèse de Flaubert que le corps humain dans l’époque moderne est perdu par son vêtement, le
passage du strip-tease, la danse de l’abeille. On couvre les yeux des musiciens. Ruchiouk-Hanem
enlève tous ses habits puis les remet, et l’on s’installe pour la nuit. Elle n’a pas très envie de les
voir rester, parce que lorsqu’il y a des étrangers des voleurs viennent souvent les dévaliser. Mais
comme ils sont quatre hommes, on se dispose çà et là, et c’est Flaubert qui partage la couche de
Ruchiouk-Hanem ; il en éprouve beaucoup de satisfaction, puis la contemple.

Elle s’endort la main entre-croisée dans la mienne, elle ronfle ; la lampe, dont la lumière faible venait jusqu’à nous, faisait sur son
beau front comme un triangle de métal pâle, le reste de sa figure dans l’ombre.

Dans le lit de l’almée de Thèbes, lieu de mémoire, il fait repasser ses souvenirs.

Je me suis livré là à des intensités nerveuses pleines de réminiscences.

Figure de la mort, elle offre la sensualité que l’on peut rêver dans le tombeau. Elle est Judith, la
dame de pique, la femme à l’épée.

Une autre fois, je me suis assoupi le doigt passé dans son collier, comme pour la retenir si elle s’éveillait. J’ai pensé à Judith et à
Holopherne couchés ensemble. À deux heures trois-quarts, réveil plein de tendresse. Nous nous sommes dit beaucoup de choses
par la pression ; tout en dormant, elle avait des pressions de mains ou de cuisses machinales, comme des frissons involontaires.

Flaubert ne sait pas l’arabe, et Ruchiouk-Hanem évidemment pas le français, mais il y a la


langue fondamentale du toucher, langue oraculaire antérieure à la confusion de Babel, discours
qui dépasse tous les mensonges habituels des nuits de la lubricité bourgeoise. Flaubert se montre
sentimental, et rêve au souvenir qu’elle aura de ce moment sublime pour lui.

Quelle douceur ce serait pour l’orgueil si, en partant, on était sûr de laisser un souvenir, et qu’elle pensera à vous plus qu’aux
autres, que vous resterez en son cœur !

Il monte (ou descend) jusqu’à Ouadi Halfa, visite au retour un certain nombre de temples, en
particulier ceux d’Abou-Simbel. Tout d’un coup recul :

Réflexions : les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme
les cascades dans les Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire ; être toujours, selon les circonstances (et quoique la
répugnance du moment vous en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils,
comme un citoyen, etc. doit être !

Toutes les attitudes que l’on doit normalement avoir en voyage, les sentiments que le lecteur
voyageur va s’efforcer d’éprouver, et avec lesquels l’écrivain voyageur tentera, lui, de prendre
quelque distance.
La haute vallée du Nil apparaît entre les deux parenthèses des séjours à Esneh, ville de la
séduction égyptienne incarnée. Lorsqu’il y repasse, un mois et demi plus tard (mais c’est comme
s’il s’était passé un an, un siècle, tout un cycle), il revoit naturellement Ruchiouk-Hanem pour
travailler sa nostalgie future.
À dix heures environ, Bembeh vient à la cange et monte à bord ; elle a mal à l’œil droit, qui est couvert de son bandeau, nous lui
donnons de l’eau blanche. Le mouton n’est plus avec elle, le mouton est mort. Nous allons chez Ruchiouk-Hanem, par le derrière
de la ville. Bembeh marche devant nous.
Chez Ruchiouk-Hanem. – La maison, la cour, l’escalier ruiné, tout est là, mais elle n’est plus là, elle, sur le haut, le torse nu,
éclairée, dans le soleil ! Nous entendons sa voix qui salue Joseph ; nous montons au premier, Zeneb verse de l’eau sur les pavés.
Silence, temps lourd, nous attendons.

C’est un peu comme le temps retrouvé.

Elle arrive, sans tarbouch, sans collier, ses petites tresses tombent au hasard, nu-tête ; aussi son crâne est très petit à partir des
tempes. Elle a l’air fatigué, et d’avoir été malade. Elle se coiffe avec un mouchoir, elle envoie chercher ses colliers et les boucles
d’oreilles, que tient en dépôt un séraf de la ville, avec son argent ; elle n’a rien chez elle de peur qu’on ne la vole. Nous nous
faisons des politesses et des compliments. Elle a beaucoup pensé à nous, elle nous regarde comme ses enfants et n’a pas rencontré
de cawadja aussi aimable.

Avec notre mauvais esprit d’hommes du XXe ou XXIe siècle nous pouvons penser que Ruchiouk-
Hanem disait cela à tous les Européens et même à tous les Égyptiens qu’elle revoyait, mais
Flaubert le reçoit comme une révélation. Il a touché le cœur de l’Égypte. C’est comme si des
années avaient passé, toute une vie ; elle se souvient encore de lui. Jamais il n’oubliera ce
moment. D’autres femmes se mettent à danser. La cérémonie se déroule d’un bout à l’autre. Ils
se quittent. Elle lui promet d’aller lui dire adieu. Vient un borgne qui demande l’aumône.

De tout cela il en est résulté une tristesse infinie ; elle s’était, comme le premier jour, frotté les seins avec de l’eau de rose. C’est
fini, je ne la reverrai plus, et sa figure, peu à peu, ira s’effaçant dans ma mémoire.

Tandis qu’ils se promènent juste avant de quitter Esneh, ils apprennent qu’elle est venue leur dire
au revoir sur le bateau. Flaubert n’a pu la voir, mais elle a fait le geste. Alors l’épisode peut
s’inscrire indélébile dans le souvenir.
Puis longue visite de Thèbes et du temple de Karnak, témoin d’une Antiquité fabuleuse,
immense, magnifique et horrible à la fois, enfer « sain » ouvrant sur le paradis.

La première impression de Karnak est celle d’un palais de géants, les grilles en pierre qui se tiennent encore aux fenêtres donnent
la mesure d’existences formidables ; on se demande en se promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi là
des hommes entiers enfilés à la broche comme des alouettes.

Cette anthropophagie fabuleuse nous rappelle les deux têtes de sauvages vues au musée de
Nantes ; elle aura son couronnement dans l’épisode horrifique du nourrissement de la statue
mécanique de Moloch dans Salammbô par le sacrifice des petits enfants dans la fournaise
dévorante, ce que Flaubert dans sa correspondance appelle en frissonnant et s’amusant de ses
frissons « la grillade des bébés ». Il éprouve souvent en Égypte l’expérience de l’horreur, et
lorsqu’il a pour la première fois l’impression d’être enfin en Orient, il le décrit comme « quelque
chose d’immense à l’intérieur de quoi l’on se sent perdu », mais c’est aussi quelque chose à
l’intérieur de quoi il est délicieux de se perdre, à l’intérieur de quoi on perd le vieux corps, le
vieux moi, le vieil homme. Le « palais » de Karnak est une porte ouverte sur l’enfer d’autrefois
et les secrets du monde, cachés par l’enfer doucereux d’aujourd’hui, ces enfers que nous devons
tous deux regarder en face pour découvrir le paradis. Les compagnons passent une nuit à
l’intérieur du temple ; la mythologie des tombeaux des rois apparaît brusquement comme une
légende rêvée.

Nous partons pour Karnak. – Logés dans la chambre du roi, c’est celle qu’a occupée le docteur Lipsius. – Petite mare verte où
toutes les nuits navigue une cange d’or avec des hommes d’or. Le bord est piqué de joncs pointus, piquants. Maxime s’y baigne.
– Aspect de son corps nu, debout sur les bords.

Éclair édénique ; dans cet étang magique Maxime le bourreau apparaît un instant au moins
comme l’homme sauvage-cultivé qu’il pourrait être s’il n’était tellement pourri par la fausse
civilisation contemporaine.
Révélations sur le paradis de l’autre côté de la tombe, révélations lumineuses qui apparaissent à
travers l’expérience de l’horreur, visites de Flaubert dans la grande pyramide et la vallée des
Rois, mais surtout la grotte de Samoun dans laquelle il se faufile au milieu des morts. On monte
jusqu’au pied de la montagne d’où l’on a une vue splendide sur la vallée des vivants, puis on
pénètre en la fissure.

Un trou dans lequel on descend ; il faut marcher sur les genoux. C’est du sable, bientôt ce n’est plus que de la pierre ; les pierres
anguleuses sont grasses, mais glissantes. Douleur aux genoux, tout suinte le bitume, on rampe sur la poitrine, atroce fatigue ; seul,
on n’irait pas loin, la peur et le découragement vous prendraient. On tourne, on descend, on monte, souvent il faut se glisser de
côté pour passer, je suis souvent obligé de me mettre sur le dos et de me glisser à coups de vertèbres comme un serpent. À deux
cents pas environ du chantier des momies, cadavre desséché d’un Arabe que l’on ne voit bien que jusqu’au tronc : il a la face
horriblement contractée, la bouche de côté, ronde comme un œuf, crie de toute la force humaine possible.

Cri absolument silencieux à l’intérieur de cette réactivation de lectures enfantines de certaines


des pages les plus angoissantes des Mille et Une Nuits :

C’est un Arabe venu là avec un Maugrabin et mort on ne sait comment. La tradition est qu’ils étaient venus chercher des trésors
et que le Diable l’a étranglé. Il y a quelques années à peine, si l’on pouvait entrer dans ces grottes, on y étouffait au bout de cinq
minutes ; il se sera déclaré sans doute quelque courant d’air depuis. Il y a quelques années le feu y a pris et a duré un an ; c’est là
sans doute la cause de l’espèce d’humidité qui y règne, le bitume suinte de partout, les roches en ont des sortes de stalactites, on
en sort goudronné ; l’Arabe, mentionné plus haut, s’est momifié tout seul. On me dit de faire un effort pour monter, je m’appuie
(les bougies sont éteintes) sur les deux pieds de momie, qui font seuil, et j’entre.
Amoncellement désordonné de momies de toutes sortes, le plafond noir de bitume, les côtés pleins d’ombre, le sol gris jaune de
la couleur des bandelettes ; je m’assois haletant par terre, la toux ne me quitte pas.
Ils sont là tous, les uns sur les autres, entassés, tranquilles ; on casse les os sous ses pieds, on baisse la main et on tire un bras.
Jusqu’à quelle profondeur faudrait-il descendre pour trouver le sol ? Il y en a tant qu’il peut y en avoir.
Enfoui parmi les cadavres, le sol lui-même est amoncellement de morts, momie parmi les
momies.
La seconde culmination de l’horreur, c’est l’interrogation même des lieux saints : l’horreur
antique s’y continue et l’horreur contemporaine y vient pourrir même les bâtiments du Saint-
Sépulcre. Pendant son voyage Flaubert a vu beaucoup d’aveugles et de lépreux ; dans les
hôpitaux il examine des malades dont le corps se décompose, horreur fondamentale que
l’Occident devrait pouvoir guérir avec la science de ses grands médecins paternels. L’horreur
douceâtre de la bourgeoisie Louis-Philippe vient de son incapacité à regarder en face cette
horreur fondamentale de la nature qu’il faut traverser pour arriver à ce paradis dont la ville de
Jérusalem était l’annonce et la préfiguration pour beaucoup. Flaubert a grand peur de n’y
éprouver que des sentiments convenus, d’être victime de la propagande pieuse ou des autres.
Lorsqu’il arrive, c’est avec fierté qu’il note :

Voici le troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d’avance ne m’y est encore survenue ; ni
enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens devant
tout ce que je vois, plus vide qu’un tonneau creux.

L’arrivée à Jérusalem le blanchit pour qu’il puisse recevoir des impressions nouvelles.

Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. À qui la faute, Dieu de miséricorde ? à
eux ? à Vous ? ou à moi ? À eux, je crois, à moi ensuite, à Vous surtout.

Eux, ce sont les autres qui depuis Paris réussissent à empoisonner la source ancienne.

Mais comme tout cela est faux ! comme ils mentent ! comme c’est badigeonné, plaqué, verni, fait pour l’exploitation, la
propagande et l’achalandage ! Jérusalem est un charnier entouré de murs : la première chose curieuse que nous y ayons
rencontrée, c’est la boucherie. Dans une sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou
du sang caillé des tripes, des merdes, des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à l’entour.

La boucherie, c’est l’enfer, mais au moins cela se donne comme tel, c’est franc, donc il y a
possibilité de transmutation.

Ça puait très fort, c’était beau comme franchise de saleté.

Lorsqu’il entre au Saint-Sépulcre, la première chose qui le frappe, c’est un portrait de Louis-
Philippe, qui ne règne plus en France, mais dont le visage continue d’insulter ce qui devrait être
pour les chrétiens le tombeau par excellence.

Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe, qui décore le Saint-Sépulcre. Ô grotesque,
tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! Ce qui
frappe le plus ensuite, c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct, retranché
avec soin, on hait le voisin avant toute chose.

L’hérésie généralisée, le règne de la colère mesquine.

C’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que je m’en suis allé sans songer à
rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n’étais pas un pacha. Dieu me préserve pourtant d’avoir eu une pensée
d’orgueil ! Non, j’allais là bêtement, naturellement, sans me fouetter à rien, et dans la simplicité de mon cœur calme.

Un cœur simple ; nous avons déjà là le titre d’un des Trois Contes. Lorsque Flaubert va visiter la
mer Morte, il arrive à un détour d’où il aperçoit le Jourdain et note :

Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Touque à Pont-l’Évêque.

On sait le rôle essentiel que jouera la Touque dans Un cœur simple. Ainsi la Normandie apparaît
brusquement au milieu de la Palestine. Il nous faut parvenir à voir dans cette rivière un avatar du
fleuve Jourdain lui-même, ce qui donne à la pauvre Félicité toute sa valeur de sainte, avatar du «
cœur simple » de Flaubert blessé par ses amis et par le Saint-Sépulcre.

Heureux sont-ils tous ceux qui là ont pleuré d’amour céleste ! Mais qui sait les déceptions du patient Moyen Âge, l’amertume des
pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on leur disait en les regardant avec envie : « Parlez-m’en ! Parlez-m’en ! »
« Méfie-toi du hadji » (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem ont défense, sous peine
d’excommunication, de parler à leur retour de leur voyage, de peur que ce qu’ils en diraient ne dégoûtât leurs frères d’y aller.

Le lendemain, lors d’une autre visite, comme il sort du Saint-Sépulcre, un prêtre grec lui donne
une rose.

Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments
les plus amers de ma vie, c’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place ! comme
tout cela était perdu pour moi ! que j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum !

L’acte qui aurait pu être si beau est pourri par « eux », par la France de Louis-Philippe qui
subsiste en dépit de la révolution de 1848, mais à travers subsiste le parfum de la rose d’Esneh.
Dans les notes utilitaires de la fin, il est un moment où l’aventure traverse la sécheresse du
catalogue. C’est à Rome, lors d’une visite à Saint-Paul-hors-les-Murs.

En tournant la tête à gauche, j’ai vu venir lentement une femme en corsage rouge, elle donnait le bras à une vieille femme qui
l’aidait à marcher ; à quelque distance un vieux en redingote, et ayant au cou une cravate tricotée les suivait. J’ai pris mon
lorgnon et je me suis avancé. Quelque chose me tirait vers elle.
Quand elle est passée près de moi, j’ai vu une figure pâle avec des sourcils noirs et un large ruban rouge noué à son chignon et
retombant sur ses épaules ; elle était bien pâle ! Elle avait des gants de peau verdâtres, sa taille courte et carrée se tordait un peu
dans le mouvement qu’elle faisait en marchant, appuyée au bras droit sur le bras gauche de la vieille bonne.
Une rage subite m’est descendue, comme la foudre, dans le ventre, j’ai eu envie de me ruer dessus comme un tigre, j’étais
ébloui !…

Tel Frédéric Moreau sur le navire devant Mme Arnoux.

Je me suis remis à regarder les fresques et le custode qui tenait des clefs à la main.
Elle s’était arrêtée et assise sur un banc, contre le grand carré d’échafaudages ; je l’ai regardée et j’ai joui de suite, à la douceur
envahissante qui m’est survenue.

L’incarnation de la séduction romaine se présente comme une malade qu’il faudrait, qu’il devrait
guérir.

Elle s’est levée et s’est remise à marcher ; elle a une maladie de poitrine ? ou de reins ? à sa démarche ; elle est peut-être
convalescente, elle avait l’air de jouir du beau temps ; c’est peut-être sa première sortie, elle avait fait toilette.

Je ne la reverrai plus.

Même formule que pour Ruchiouk-Hanem.

J’avais eu dans l’église l’envie de me jeter à ses pieds, de baiser le bas de sa robe ; j’ai eu envie tout de suite de la demander en
mariage à son père (?) ! Dans la voiture j’ai pensé à avoir son portrait et à faire venir pour cela de Paris Ingres ou Lehmann… si
j’étais riche ! J’ai pensé à aller me présenter à eux comme médecin pour la guérir !… et à la magnétiser ! Je ne doutais pas que je
l’aurais magnétisée et que je l’aurais guérie peut-être !

Déjà ses traits s’effacent dans ma mémoire.

Lorsqu’il va à Carthage, dans son dernier grand voyage, pour la préparation et la vérification de
Salammbô, il trouve sur les lieux fort peu de vestiges, et ce n’est nullement de là que viennent les
détails, mais il a besoin de l’énergie que donne le voyage pour se mettre au texte. Dans ce récit,
ce qui est le plus curieux, c’est la façon dont il se termine. Il rentre, il retrouve ses amis, il se
renferme dans sa Normandie.

Voilà trois jours passés à peu près exclusivement à dormir. Mon voyage est considérablement reculé, oublié ; tout cela est confus
dans ma tête, je suis comme si je sortais d’un bal masqué de deux mois. Vais-je travailler ? Vais-je m’ennuyer ?
Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent

– nous retrouvons l’oracle de Belle-Isle –

et qu’elles s’exhalent dans mon livre. À moi, puissances de l’émotion plastique ! résurrection du passé, à moi, à moi ! Il faut
faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes !
Donne-moi la Force – et l’Espoir !…
(Nuit du samedi 12 au dimanche 13 juin, minuit.)
L’heure où les magiciens évoquent leurs démons. Flaubert est un Faust, mais son Méphisto est
en même temps le seul dieu qu’il puisse reconnaître, le « dieu des âmes », c’est-à-dire celui qui
les guide au-delà de la mort à travers toutes les épreuves et jugements vers le lac lumineux du
temple de Karnak, vers cet autre monde à l’intérieur de notre monde, nouvel Anubis, dieu chacal,
savant Hilarion, pilote au voyage de l’écriture.
À PROPOS DE
« MADAME BOVARY »
Une production considérable à demi secrète précède le premier livre officiel que Flaubert a écrit
par déception devant la réception faite par ceux qu’il conservera comme amis, Louis Bouilhet au
moins constamment, avec bien sûr un certain nombre de guillemets et réserves, à la lecture de la
première version de la Tentation. Dans la stratégie qu’il mène pour parvenir à faire entendre cet
oracle, Madame Bovary peut être considérée comme un masque, lequel doit présenter une
surface suffisamment lisse, d’où un certain travail traditionnel sur le style, le polissage, mais qui
doit aussi apparaître, au moins de temps en temps, comme un masque, faire sentir que derrière il
y a autre chose, qui doit donc comporter fissures et replis ; il faut parfois sentir les bords.
Ainsi au début Flaubert nous parle à la première personne du pluriel, nous raconte comme un
souvenir d’enfance l’apparition de Charles Bovary à l’intérieur de sa classe. À d’autres moments
le décrochement est réalisé par la brusque utilisation d’un présent non point narratif, mais
d’actualité : en allant dans cette région, on peut encore voir ceci ou cela. C’est ce qui se passe à
la fin du texte, lorsque nous apprenons qu’Homais « vient de recevoir » la croix d’honneur. Des
indices grammaticaux signalent les lézardes à l’intérieur de la façade et nous demandent de
l’explorer verticalement, en l’épaisseur.
Les textes de jeunesse doivent être lus au fil de la ligne, on doit être emporté. Avec Madame
Bovary Flaubert peine volontairement sur la page et exige du lecteur qu’il y revienne avec lui. Le
principal procédé pour obtenir cet effet est bien sûr le style indirect libre. Alors que dans les
styles direct et surtout indirect normal, le sujet qui parle est parfaitement précisé, il est ici sous-
entendu avec le verbe de la principale, et nous avons donc la possibilité de glisser sous nos
phrases des sujets différents. Certes, la plupart du temps nous saurons qui parle, pense, imagine,
mais parfois nous aurons à nous le demander ; nous nous apercevrons que nous sommes victimes
d’apparences, d’illusions. Après avoir supposé que c’est tel personnage qui sous-tend tout un
discours, nous nous apercevrons au bout de quelques lignes, que ce ne peut être ce personnage
même, mais ceux qui sont autour, cette région de l’opinion publique ; et quelquefois cela ne va
pas non plus, il nous faut supposer l’opinion habituelle, celle que Flaubert peut imaginer chez
son lecteur ; et dans certains cas cela ira encore plus loin, ce pourra être l’opinion qu’il voudrait
trouver chez son lecteur, son propre visage apparaissant alors à travers tous ces voiles.
Le style indirect libre est une façon de creuser la surface du texte et de nous amener à revenir sur
lui en nous posant des questions sur ce point de vue extrêmement mobile ; de même au cinéma,
nous subissons les mouvements de la caméra, nous voyons un personnage de loin, de près, nous
rétrécissons ou élargissons le champ.
Autre façon de forcer la lecture à revenir sur elle-même, le retard dans la nomination des
personnages. Dans un récit habituel du XIXe siècle les personnages sont étiquetés dès qu’ils
apparaissent, mais parfois l’auteur plus habile nous montre d’abord ceux-ci, les fait vivre pour
nous avant de nous révéler leurs noms. Souvent les romans de Balzac commencent ainsi : tel
jour, sur la route de tel lieu à tel autre, on pouvait voir un jeune homme qui… Ce n’est que peu à
peu qu’il sera doté d’un état civil. La nomination une fois venue va provoquer un choc en retour,
une réorganisation de ce que l’on s’était représenté. Ce phénomène sera particulièrement fort
lorsque nous aurons des nominations ambiguës, lorsque par exemple plusieurs personnages de la
même famille ont les mêmes noms comme cela arrive si souvent chez William Faulkner. Nous
avons un exemple remarquable de ce phénomène dans le nom même de l’héroïne de Madame
Bovary.
Ce titre est en effet beaucoup moins simple qu’il paraît d’abord. Dans ses Souvenirs littéraires,
Maxime Du Camp raconte :

Le souvenir de sa mère le tirait du côté de Croisset ; la déconvenue de sa Tentation de saint Antoine l’accablait ; bien souvent, le
soir, sur notre barque, pendant que l’eau du fleuve clapotait contre les plats-bords et que la constellation de la Croix du Sud
éclatait parmi les étoiles, nous avons tant discuté encore ce livre qui lui tenait tant au cœur.

Rien de toutes ces discussions n’apparaît dans le récit, ni dans la correspondance, même à
Bouilhet ; volets fermés (entre nous, au mois de mars, même à Ouadi Halfa, la constellation de la
Croix du Sud ne devait guère « éclater » parmi les étoiles).

En outre, son futur roman l’occupait ; il me disait : « J’en suis obsédé. » Devant les paysages africains il rêvait à des paysages
normands. Aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet de Djebel-Aboucir qui domine la seconde cataracte, pendant que
nous regardions le Nil se battre contre des épis de rochers en granit noir, il jeta un cri : « J’ai trouvé ! Eurêka ! eurêka ! je
l’appellerai Emma Bovary » ; et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en prononçant l’o très bref.

Ce nom lui semble donc une trouvaille particulièrement heureuse, une perle qu’il vient de
découvrir en ce fin fond. Lorsque, dans son enfance et adolescence, il écrit à sa sœur Caroline, la
mère de cette Caroline qu’il adoptera pratiquement comme sa fille, il lui envoie de nombreux
calembours, et nous découvrirons à l’intérieur de ce roman un calembour d’autant plus curieux
qu’il ne nous est pour ainsi dire plus sensible aujourd’hui à cause d’un changement de
prononciation. Lorsque Mme Bovary s’est suicidée, Charles appelle à son secours son
professeur, le grand médecin Larivière. Homais va tout faire pour se rapprocher de cette célébrité
; il l’invite à déjeuner et lui demande des conseils pour ses enfants. Mme Homais s’inquiète de
savoir si le sang de son mari n’est pas en train d’épaissir, s’il n’en a pas trop, et le grand médecin
de répondre : « Ce n’est pas le sens qu’il a en trop. » Aujourd’hui nous prononçons toujours ce
mot en faisant sonner l’s final, justement pour éviter des ambiguïtés de ce genre ; mais dans la
France ancienne, sang et sens allaient forcément ensemble.
Dans le titre de Madame Bovary il y a un premier calembour auquel ses amis bourreaux étaient
forcément sensibles puisque l’histoire qu’ils lui avaient conseillé de prendre comme point de
départ, celle du suicide de Mme Delaunay, femme d’un médecin, s’est passée dans le village de
Ry. Dans la première syllabe avec sa fermeture, « bove », nous retrouvons l’élément bovin, si
fréquent dans le paysage normand et qui vient empâter jusqu’au Bouvard du dernier livre.
Amusements de petites chapelles. Mais lorsqu’on est entraîné dans cette voie on rencontre
d’autres lectures, une en particulier dont on peut penser qu’elle est à l’origine d’un des épisodes
les plus importants de l’ouvrage : celui du rire terrible d’Emma au moment de sa mort. Nous
pouvons y trouver aussi son infidélité. La brièveté de l’o notée par Du Camp peut s’interpréter
comme impliquant un léger silence après cette voyelle : Bo’vary, qui détache la suite comme un
second mot : Madame Beau varie. Mais ce nom varie aussi dans la façon dont il s’applique. Il
concerne en effet trois personnages différents.
Il désigne d’abord la mère de Charles ; et celle-ci le conserve jusqu’à la fin du livre, car elle ne
meurt qu’à la dernière page. Il désigne ensuite la première épouse de Charles, veuve que l’on
croit riche et ne l’est pas en réalité. Lorsqu’Emma, celle qui restera dans notre souvenir Madame
Bovary, apparaît pour la première fois, nous nous doutons qu’elle est la fille du fermier Rouault,
mais il se garde bien de la nommer. Puis ce sera Mlle Emma et Mlle Rouault. Même lorsqu’elle
se marie, on ne la nomme pas encore Mme Bovary, mais Mme Charles pour la distinguer de la
mère de celui-ci. C’est seulement fort tard dans la première partie, à la fin de l’avant-dernier
chapitre, lors de l’invitation à cette première orgie que sera le bal au château de la Vaubyessard,
qu’Emma est enfin baptisée Mme Bovary. C’est une nomination feuilletée : les personnages se
découvrent les uns après les autres sous ce nom. Le langage va fonctionner comme les voiles de
la danse de l’abeille ou de Salomé.
Ainsi, derrière la surface impersonnelle, lisse, marmoréenne de ce roman de mœurs
contemporaines, nous sentirons perpétuellement grouiller quelque chose que la lecture des autres
œuvres nous permettra d’identifier.
Il est facile de lire dans Madame Bovary une « tentation ». Antoine résiste aux tentations, et
d’une version à l’autre va en profiter du mieux qu’il lui sera possible, tandis qu’Emma, en dépit
de ses efforts méritoires, y succombera. Elle se scinde en deux surfaces, va se constituer un
masque lisse, relativement tranquille, sous lequel un grouillement va creuser. Par les interstices
de cette carapace les tentateurs vont s’immiscer de plus en plus profondément, et lorsqu’ils
l’auront entièrement vidée il ne lui restera plus qu’à mourir.
Au bout d’un certain temps la distance entre sa carapace, ce qu’elle présente aux gens
habituellement et à son mari, et ce qu’elle est et fait en réalité, sa peau de fille, devient si forte
qu’à l’intérieur même de sa conscience il se produit un dédoublement. Elle a deux vies secrètes :
un gouffre qu’elle aime, sa liaison avec Léon lors de ses voyages à Rouen, qu’elle sait si
habilement camoufler sous le masque des leçons de piano chez Mlle Lempereur, et qui lui
masque cet autre gouffre qui se creuse de plus en plus, celui que fabrique Lheureux, le marchand
de modes, trappe à l’intérieur de laquelle elle va tomber. Personnage doublement double.
Devant le sujet que ses amis bourreaux lui proposent comme supplice ou épreuve, ce qu’il
ressent d’abord, c’est la surprise. Il ne comprend pas comment ce suicide a été possible. Il écrit le
livre pour le comprendre. Il veut se mettre et nous mettre à la place de cette femme. Ce qui est
d’abord inintelligible doit devenir inévitable. Il nous montre donc comment le piège se creuse
autour d’elle et en elle, comment elle ne peut pas ne pas y tomber, aspect du roman qui a été
ressenti à l’époque, en particulier par les magistrats, comme profondément immoral. Flaubert
nous fait participer au « péché » de son héroïne. Il faut bien que nous comprenions comment elle
a pu être séduite par des personnages qui au premier abord ne sont nullement séduisants. Lors du
procès, le ministère public reproche à Flaubert avec pertinence de « peindre le crime sous des
couleurs agréables ». Mais s’il ne peignait pas la tentation sous des couleurs séduisantes, on ne
pourrait comprendre pourquoi elle tente.
Flaubert met le lecteur à la place de Mme Bovary, lui fait éprouver les tentations qu’elle éprouve,
tout en lui donnant d’autres éléments qui vont lui permettre de situer ces tentations, de les placer
à leur niveau, de les opposer à des tentations du même genre mais bien supérieures. Il va falloir à
la fois faire ressentir la tentation et la démasquer, à la fois nous faire comprendre comment
Emma ne peut pas résister aux pièges de Lheureux, et nous faire bien voir que ce sont des pièges.
Avec Lheureux cela se voit tout de suite ; avec Homais, ce n’est que lentement que nous nous
apercevons que derrière sa bêtise il y a toute une astucieuse stratégie, que ce n’est pas du tout un
hasard s’il a provoqué la ruine de Charles.

Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite
battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège.

Lorsqu’Emma arrive à Yonville, elle est comme Antoine dans la Thébaïde, les péchés capitaux
vont défiler autour d’elle. Si nous interrogeons le texte selon cette grille, nous voyons
immédiatement un certain nombre de choses s’organiser : plusieurs personnages sont des
incarnations des péchés capitaux non point dans leurs formes les plus hautes comme dans la
dernière version de la Tentation, mais dans leurs formes bourgeoises, donc les plus méprisables
pour Flaubert. Rodolphe va séduire Emma avant que celle-ci essaie de le séduire pour de bon et
de se faire enlever par lui. Ce n’est pas un véritable amoureux, c’est un viveur, un gourmet. Pour
lui, Mme Bovary est une friandise. Il va la déguster, la consommer. Dès qu’il la rencontre il la
trouve intéressante, de quoi passer un bon moment, mais le premier problème qu’il se pose, c’est
« comment s’en débarrasser ? ». La luxure de Léon sera plus profonde, surtout lorsqu’il revient
paré des prestiges de Paris. Lheureux, au nom prédestiné puisqu’il va prospérer sur la ruine
d’Emma, distingue qu’il y a un masque chez elle, devine qu’elle cache quelque chose et va en
profiter pour s’enfoncer et l’enfoncer dans ses mensonges. En la tentant par des objets, il
l’endette de plus en plus jusqu’au moment où il estimera le fruit mûr et qu’il convient de racler
tout ce qui s’est amassé à l’intérieur de cette poche sous la surface. Lheureux est un vicieux
récompensé de ses manœuvres. Tout lui réussit. À la mort de Mme Bovary, il s’est
considérablement enrichi et va pouvoir ouvrir dans Yonville son grand magasin de nouveautés «
les favorites du commerce ». Si l’on braque les projecteurs sur la carrière de Lheureux, le roman
pourrait s’appeler « les prospérités du vice » ou « l’avarice récompensée ».
Homais tente Charles, et sa femme par contrecoup, en lui proposant de guérir le pied bot, une des
victimes non seulement de la nature, mais de la société contemporaine qui ne sait qu’en faire.
Charles, poussé par Emma-Ève, tente une opération dont il sent très bien qu’il n’est pas capable
de la réussir. Il ne sera nullement étonné lorsqu’il verra qu’il a produit une catastrophe. Sans
qu’il y ait peut-être chez lui à ce moment-là une conscience claire de ce désir, Homais veut
éliminer le médecin, et c’est pourquoi il lui propose quelque chose qu’il sait dangereux. Si
jamais l’opération en question avait réussi, il aurait tenté autre chose, l’aurait tenté par autre
chose. Homais pratique clandestinement la médecine, et a déjà eu maille à partir avec la police à
ce sujet. Ne pouvant être médecin, il fait comme s’il l’était ; tissant tout un univers de
mensonges, il usurpe cette fonction sainte par excellence pour Flaubert. Il est une
personnification de l’envie. À la fin il sera considéré par l’ensemble de la population entièrement
corrompue par lui à cet égard, comme le médecin qui lui correspond vraiment dans son ombre.
Officiellement tout le monde dira qu’il n’est pas médecin, mais tout le monde ira le consulter.
Tout le monde dira que des activités comme les siennes devraient empêcher d’avoir la croix
d’honneur ; pourtant il l’obtiendra enfin.
Cette présence si claire de quatre péchés capitaux nous amène à chercher les autres. Dès le
premier chapitre Charles Bovary est marqué comme ayant un défaut principal, un « péché
d’habitude », la paresse. Au début il est seulement nommé « le nouveau », et très vite va avoir un
problème avec son nom. Le professeur le lui demande, et Charles le prononce si faiblement qu’il
sera inintelligible.

Le nouveau articula d’une voix bredouillante un nom inintelligible.


– Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
– Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler
quelqu’un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on
trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui
reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit en classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles
Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse au
pied de la chaire.

Lorsque le nom d’abord inconnu s’approche, éclate enfin, c’est dans un malentendu ; les élèves
l’entendent comme « charivari » et le réalisent comme tel. Lorsqu’il fera ses études de médecine,
Charles aura de temps en temps de bons mouvements, mais une incurable paresse le reprendra si
bien qu’il ratera d’abord ses examens, et réussira tout juste à obtenir le droit d’être appelé
médecin.
Naturellement, par nonchalance, il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était faites. Une fois il manqua la visite, le
lendemain son cours, et, savourant sa paresse, peu à peu n’y retourna plus.

Malgré toute sa bonne volonté, Charles ne pourra jamais manifester l’activité, le dynamisme qui
auraient satisfait Emma.
En opposition à Homais qui voudrait être médecin, il y a celui dont il est envieux, le médecin, le
vrai, le grand personnage, celui que Charles, il le sait bien, ne pourra pas être, le vrai savant
semblable à un dieu. Ce magnifique développement de l’orgueil le plus élevé, c’est le docteur
Larivière, image dans le roman du père admiré de Flaubert. Entre cette forme la plus haute et le
pauvre Charles, il y a un intermédiaire, très humble par rapport au grand patron, plein de morgue
par rapport à celui qu’il constate être son inférieur. Emma a de l’orgueil, ses aventures
amoureuses vont lui donner de l’orgueil, et elle voudrait provoquer l’orgueil de Charles. Malgré
toutes ses vertus, ou plutôt à cause d’elles, c’est le docteur Larivière qui va tenter Emma dans
cette direction.
Quant à la colère, elle va se dissimuler dans celui qui est du côté de la police et du
gouvernement, l’autre pensionnaire du Lion d’or, l’ancien militaire Binet maintenant capitaine
des pompiers mais surtout percepteur, représentant de la justice gouvernementale, de la vindicte
publique avec l’huissier, maître Hareng, qui viendra prendre les meubles d’Emma et provoquera
son suicide.
Si Emma est incapable de résister à ces tentations pour la plupart si basses, c’est qu’elle a déjà
une structure double avant d’arriver à Yonville ; elle est prête à succomber, n’attend que cela.
Lheureux est habile, mais il ne peut gruger les femmes qu’à partir du moment où elles sont
éblouies par autre chose. C’est seulement lorsqu’elle devient « coupable », selon le langage de
l’époque, c’est-à-dire lors de sa liaison avec Rodolphe, que le rongeur peut commencer à creuser
ses galeries, ses chausse-trappes. Et si elle se laisse séduire par Rodolphe, c’est qu’il y a dans son
esprit toutes sortes d’interprétations déjà prêtes, de « lectures », qu’elle va projeter sur les
personnages qu’elle rencontre. La civilisation contemporaine, en particulier la littérature, l’a
creusée de telle sorte qu’elle est sans défense. Son malheur, expression d’un malheur répandu sur
la France entière d’alors, vient d’une littérature drogue, d’une littérature de pharmacien, qu’il
faut remplacer par une littérature de médecin. Ainsi il imite respectueusement son père dans cette
littérature nouvelle.
Dans son enfance, l’esprit d’Emma a été formé par une éducation à plusieurs étages. Sous
l’enseignement apparent, un autre masqué agit beaucoup plus fortement. D’abord très simple, ce
n’est qu’une fille de campagne, son personnage va se creuser sous les yeux de Charles. Elle a des
remarques qui ne sont pas celles de son milieu, parce qu’elle a eu une instruction meilleure que
la plupart de ses compagnes. Cela aurait dû l’armer pour être heureuse. Cette éducation dont on
dit qu’il faut la répandre, Flaubert nous montre qu’en réalité elle peut faire le malheur, parce
qu’elle n’est pas ce que l’on croit. Sous l’enseignement donné par les sœurs, qui d’ailleurs serait
fondamentalement insuffisant, se glissent toutes sortes d’écoles.
Lorsque Charles va soigner le père Rouault, sa première épouse s’aperçoit qu’il rentre avec plus
de tonus. Elle se renseigne, apprend qu’il y a une jeune fille.

Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux, Mme Bovary jeune ne manquait pas de s’informer du malade, et
même, sur le livre qu’elle tenait en partie double, elle avait choisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut
qu’il avait une fille, elle alla aux informations ; et elle apprit que Mlle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait reçu,
comme on dit, une belle éducation, qu’elle savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie, et
toucher le piano. Ce fut le comble !

La danse permettra à Emma de briller au bal de la Vaubyessard, ce qui éveillera en elle toutes
sortes de désirs. Le piano joue un rôle essentiel dans la bourgeoisie du XIXe siècle ; c’est son
instrument de musique par excellence, son meuble essentiel. À la fin du roman les leçons de
piano seront le masque derrière lequel Emma se cachera pour aller retrouver Léon à Rouen. La
tapisserie permettra de faire des cadeaux aux amants, le dessin de faire leur portrait.
Le plus curieux dans cette liste ; c’est la mention de la géographie. Il faut lire sous Madame
Bovary non seulement La Tentation de saint Antoine qui y est cachée, mais aussi le Voyage en
Orient. Pour le lecteur parisien toute l’affaire se passe presque au même endroit, dans une petite
région de Normandie, mais à l’intérieur de cette région, les déplacements ont une importance
considérable. Chaque fois qu’Emma arrive dans une nouvelle chambre, c’est un nouveau
chapitre de sa vie qui commence. À la fin du roman les petits voyages seront le substitut des
grands. Emma rêve de partir, de se faire enlever par Rodolphe ; lorsqu’elle retrouvera Léon, elle
réussira à mimer ce grand voyage rêvé par son extraordinaire périple autour de la ville de Rouen.
L’espace que connaît Emma directement est borné par un horizon très étroit. Un des premiers
reflets de l’éducation sera de creuser cet horizon qui apparaîtra comme la couverture ou le
masque d’un autre lequel va se constituer comme lieu mythologique, infernal ou paradisiaque.
Ce creusement du monde creusera le cœur d’Emma. Lorsqu’elle arrive dans la maison de Tostes
après son mariage, elle se dit qu’elle devrait être comblée par son amour pour Charles, mais
s’aperçoit qu’elle éprouve un manque.

Avant qu’elle se mariât elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il
fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de
félicité, de passion et d’ivresse qui lui avaient paru si beaux dans les livres.

C’est la fin du chapitre. Vient le silence ou blanc marqué du chiffre six. Le chapitre suivant va
illustrer et expliquer l’attitude d’Emma. Comme elle était intelligente et sensible, l’éducation
qu’elle a reçue a provoqué chez elle un développement, des transformations que personne dans la
civilisation contemporaine n’est capable de maîtriser et qui produisent nécessairement des
victimes. Pour qu’il n’y ait plus de ces victimes obscures, il en faut une éclatante, exemplaire, un
sacrifice. La disparition violente et solennelle de Mme Bovary dans son livre devrait permettre
de commencer une transformation véritable de la société. Donc retour en arrière et magnifique
description de la façon dont s’est constituée la mythologie d’Emma.

Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout
l’amitié de quelque bon petit frère qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers,
ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau.

Paul et Virginie joue un rôle décisif dans la France du XIXe siècle. La littérature consommée par
les enfants, qu’elle soit rédigée ou non pour eux, est la plus importante de toutes. C’est ce par
rapport à quoi tout le reste va se placer. Un certain nombre d’images se détachent de ces textes
pour former comme des caractères lumineux et attirants sur une page ou sur un mur, quelque
chose de très proche du défilé des dieux dans la Tentation. Dans la maison de campagne où
j’allais passer mes vacances en mon enfance, il y avait une vieille lanterne magique avec des
verres anciens parmi lesquels se trouvait précisément l’histoire de Paul et Virginie. J’ai aussi
subi l’attraction et l’illumination de cet ouvrage.

Lorsqu’elle eut treize ans, son père l’amena lui-même à la ville pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du
quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l’histoire de Mlle de La Vallière. Les
explications légendaires, coupées çà et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses de cœur et
les pompes de la Cour.

Dans mon enfance, il y avait aussi de belles assiettes illustrées chez les grand-mères ou les
tantes. En mangeant le dessert on voyait apparaître progressivement l’image. Une série
particulièrement excitante représentait des rébus. Une fois qu’on avait enlevé le voile de la crème
sur l’image, cette image même était le voile d’un texte. On trouvait la solution de l’autre côté de
l’assiette, et l’on pouvait la regarder lorsque celle-ci était déjà suffisamment propre au gré des
parents. Mlle de La Vallière, d’abord amante du roi, puis retirée dans un couvent, satisfait toutes
les morales d’alors : galante, patriotique-royaliste et religieuse, la morale de la noblesse et celle
de l’Église. Ainsi dans l’enfance d’Emma se constitue le thème de l’amant avec la figure du frère
aîné venant ou revenant d’un pays lointain, et celui de l’amante à qui elle voudra ressembler.
Même les images pieuses sont à double face ; en dehors de leur utilisation pédagogique
officielle, elles alimentent les rêveries des jeunes filles.

Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur, et elle aimait la brebis malade, le
sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui tombe en marchant sur sa croix.

Les sermons eux-mêmes vont virer dans cette atmosphère.


Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au
fond de l’âme des douceurs inattendues.

Sous les lectures officielles se glissent les clandestines. La préposée aux vêtements, aux voiles,
va l’alimenter de littérature romanesque.

Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l’archevêché
comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des
bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent des
pensionnaires s’échappaient de l’étude pour aller la voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle
chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos
commissions, et prêtait aux grandes en cachette quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la
bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants,
amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on
crève à toutes les pages, forêts sombres ; troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune,
rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas,
toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes.

Équivalent romantique de certaines collections qui se vendent admirablement dans les librairies
de nos gares. Emma monte peu à peu dans l’échelle des valeurs littéraires.

Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle de garde et ménestrels. Elle aurait voulu vivre
dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude
sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un
cheval noir.

Elle appliquera toutes ces images sur son expérience, comme Don Quichotte celles des romans
de la chevalerie, lesquelles forment un étage dans la mythologie d’Emma. Dans celle-ci les
femmes qui ont joué un rôle dans l’Histoire apparaissent avec une lumière particulière.
L’Histoire pour elle, comme pour nous, sauf lorsque nous nous mettons à étudier sérieusement
l’une de ses parties, se constitue avant tout comme un ensemble d’images puissantes reçues en
général dès l’enfance, avec lesquelles nous allons mesurer les événements du jour.
Derrière l’horizon que connaît plus ou moins directement Emma, se déploie une France royale
organisée autour de Paris et Versailles avec les figures centrales de Louis XIV et de Louise de La
Vallière, plus une couronne de cartes maîtresses qui sont toutes les grandes héroïnes d’une part,
les grandes scènes de l’Histoire de France de l’autre. Au-delà les romances et les keepsakes vont
apporter un cercle beaucoup plus vaste dans lequel on peut distinguer deux régions principales :
une froide, l’Écosse de Walter Scott à laquelle on peut rattacher la Suisse des cascades et des
chalets, l’autre chaude, l’Orient, dont l’île de Paul et Virginie est comme une première esquisse.

Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets
grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des
sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des
chameaux accroupis ; – le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire
tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches sur un fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.

Horizon imaginaire absolu du romantisme, dans lequel des éléments qui apparaissent en général
dans la réalité comme exclusifs l’un de l’autre, se trouvent réunis comme dans certaines
représentations médiévales ou renaissantes du paradis, coïncidence des opposés.
Plus séduisant encore que l’Orient pour Emma, Paris, la grande ville considérée comme centre
du monde, le lieu à travers lequel on pourra toucher tous les autres, la gare de triage, la station de
correspondance pour tout voyage, pour elle comme pour tous les Français du XIXe siècle. Ses
différentes amours vont lui être étroitement liées. Paris est le porche du tourisme passionné dont
elle rêve.
Lorsqu’elle arrive pour la première fois à Yonville, Emma réfléchit sur le trajet qu’elle a déjà
parcouru :

C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, la
seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci ; et chacune s’était trouvée faire
dans sa vie comme l’inauguration d’une phase nouvelle.

La dernière de ces scansions sera la chambre qu’elle partagera à Rouen avec Léon. Lorsqu’elle
est allée à la Vaubyessard, elle y a reconnu le monde qui devrait être le sien, éprouve l’orgueil
d’être à sa mesure. Son éducation dans la danse, dans les manières, vont lui permettre non
seulement de s’intégrer, mais, pour un instant, de briller. Elle sera capable d’apprécier la
conversation dans ses épisodes touristiques.

À trois pas d’Emma un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient
la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de
lune.

La couleur bleue est caractéristique de ces pays imaginaires au-delà de l’horizon. Mais si Emma
peut bien glisser à la surface de la conversation mondaine, elle rencontre vite des fissures qui
donnent sur des régions pour elle fort obscures et d’autant plus fascinantes.

Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme
qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. L’un se
plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.

Dans ses grandes rêveries au couvent, lorsqu’Emma organisait ses visions de lanterne magique,
souvent elle entendait un fiacre passer dans la rue. Ce fiacre nous le retrouverons avec Léon. Ce
bruit entendu dans l’enfance, lié à toutes les rêveries amoureuses, est l’accompagnement obligé
de son abandon. Lorsqu’elle rêvera à son départ avec Rodolphe, elle entendra la course des
chevaux. Charles d’ailleurs lui en achètera un sur sa demande, ce qui facilitera ses rencontres
avec son amant.
La nuit à la Vaubyessard réactive toutes ses rêveries de jeunesse qui s’organiseront beaucoup
plus fortement qu’avant autour de la ville de Paris dont elle a reçu en quelque sorte le message.
Elle songe que les personnages qu’elle a rencontrés, en particulier certain vicomte qui lui a fait
beaucoup d’effet et dont elle conserve une relique, l’étui à cigares, s’en retournent vers la
capitale.

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l’armoire, entre les plis du linge où elle l’avait laissé, le porte-cigares
en soie verte.
Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. À qui cela appartenait-il ?
… Au Vicomte. C’était peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble
mignon que l’on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les boucles molles de la
travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passé parmi les mailles du canevas ; chaque coup d’aiguille avait fixé là une
espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n’étaient que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis le
Vicomte, un matin, l’avait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu’il restait sur la cheminée à large chambranle, entre les
vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris maintenant ; là-bas ! Comment était-ce Paris ?
Quel nom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de
cathédrale ! Il flamboyait à ses yeux jusque sur l’étiquette de ses pots de pommade.

Publicité constitutive de l’imaginaire, le nom de Paris est répercuté par toutes sortes d’objets,
comme encore aujourd’hui.

La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant La Marjolaine, elle s’éveillait ; et,
écoutant le bruit des roues ferrées qui, à la sortie du pays, s’amortissaient vite sur la terre :
– Ils y seront demain ! se disait-elle.

Encore un bruit de fiacre.

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des
étoiles. Au bout d’une distance indéterminée il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.

Elle se met donc à l’étude.

Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les
boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux
fatigués, à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des
marchepieds de calèches, qui se déployaient à grands fracas devant le péristyle des théâtres.

Pour mieux préciser son imagination, elle s’abonne à de la littérature parisienne : deux journaux
féminins, La Corbeille, journal des femmes, et Le Sylphe des salons qu’elle accompagne de
feuilletons parfois de grande qualité.
Elle étudia dans Eugène Sue des descriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements
imaginaires pour ses convoitises personnelles.

Charles, à côté d’elle, ne comprend rien de ce qui se passe dans l’approfondissement de son
regard.

À table même, elle apportait son livre et elle tournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en lui parlant. Le souvenir du
Vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés elle établissait des rapprochements. Mais le
cercle dont il était le centre peu à peu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait, s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin
pour illuminer d’autres rêves.

Paris se présente lui-même comme un jeu de cartes ou d’images. Il y a un alphabet pour la


capitale comme pour l’Histoire de France avec ses scènes, ou pour l’âme humaine avec les
péchés et vertus. Flaubert ne nous expose qu’une partie de ce tarot parisien. Il en détache les trois
lames qui brillent pour Emma au point de lui masquer les autres.

Paris, plus vaste que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en
ce tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui
cachaient tous les autres et représentaient à eux seuls l’humanité complète.

Il y a d’abord le monde des ambassadeurs, celui de l’idéal masculin, messager du lointain, le


cavalier qui arrive à cheval du fond de l’horizon.

Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales
couvertes d’un tapis aux crépines d’or. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des
sourires.

Le deuxième monde est celui de l’idéal féminin, celui des Louise de La Vallière qui ne sont pas
encore entrées au couvent.

Venait ensuite la société des duchesses : on y était pâle ; on se levait à quatre heures ; les femmes, pauvres anges ! portaient du
point d’Angleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par
partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient des héritières.

L’homme, dans le monde des duchesses, apparaît comme l’ombre d’un ambassadeur ; il en mime
les gestes. Enfin le monde de l’art et de la littérature, image à Paris d’un ailleurs plus lointain et
plus divers, réalisation parmi d’autres du voyage immobile.

Dans les cabinets des restaurants où l’on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des gens de lettres et
des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une
existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était
perdu, sans place précise, comme n’existant pas.

Si Emma va à Yonville, c’est parce que le désir du voyage une fois précisé, approfondi par la
nuit de la Vaubyessard, fait qu’elle ne peut plus tenir en place. Or dès qu’elle arrive en ce
nouveau lieu, image de tout lieu autre, elle y rencontre un jeune homme travaillé par la même
démangeaison. La première conversation avec Léon va creuser l’horizon de thèmes touristiques.

– Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs ? continuait Mme Bovary parlant au jeune homme.
– Oh ! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l’on nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois
le dimanche je vais là, et j’y reste avec un livre à regarder le soleil couchant.
– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.
– Oh ! j’adore la mer, dit M. Léon.
– Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua Mme Bovary, que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la
contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal ?
– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me
disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d’une
grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices, et à mille pieds sous vous des vallées
entières quand les nuages s’entrouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l’extase ! Aussi je ne
m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devant
quelque site imposant.
– Vous faites de la musique ? demanda-t-elle.
– Non, mais je l’aime beaucoup, répondit-il.

Voilà Léon qui apparaît à Yonville, par cousin interposé, comme l’ambassadeur du pays musical
des cascades, avec la complicité de Liszt, le grand voyageur du piano, toujours cavalcadant d’un
bout à l’autre de son clavier, dans ses fugues romantiques s’opposant à la fugue classique avec
ses règles, dans ses rhapsodies qui voyagent de thème en thème et de pays en pays.
Léon ne représentera Paris que plus tard ; pour l’instant, son émissaire dans Yonville c’est
Rodolphe avec son chic. Il existe aussi un représentant permanent du gouvernement parisien, de
sa face colérique, bilieuse, c’est Binet, le percepteur-capitaine des pompiers, qui veut éteindre
toute flamme. Lors des comices, d’autres représentants viendront tenir des discours officiels.
Rodolphe est le reflet du Paris séducteur, du Paris de la mode, des produits de beauté, de la
littérature, des théâtres, concerts, ambassadeurs, duchesses et artistes de toutes sortes.
L’aventure entre Rodolphe et Emma se distribue en deux versants, autour de l’opération
catastrophique du pied bot ; d’abord c’est lui qui veut la séduire, ensuite c’est elle qui veut
absolument que la séduction continue, que les choses aillent jusqu’au bout. Alors c’est elle qui
mènera l’affaire à laquelle Rodolphe se dérobera au dernier moment. Et c’est aussi lors d’une
opération, réussie cette fois, que l’aventure prend son départ.
Rodolphe vient chez Charles pour faire saigner un de ses domestiques, lequel a des
démangeaisons, des « fourmis » dans tout le corps. Le paysan va être fort étonné de voir son sang
jaillir. Il trouvera d’abord cela amusant, et Charles de remarquer que quelquefois cela se passe
très bien au début et qu’ensuite les gens s’écroulent. En effet, le paysan, en dépit de toute sa
force apparente, s’évanouit. Lui aussi, sous sa carapace, a une sensibilité de jeune fille. Alors le
domestique élève d’Homais, Justin, l’une des victimes obscures des scélérats d’Yonville, le seul
qui soit vraiment épris d’Emma, s’évanouit aussi. Homais en l’apprenant pousse de grands cris,
le traite d’incapable, déclarant bien haut qu’il n’a aucune difficulté à voir couler le sang des
autres, mais avouant qu’en ce qui concerne le sien, c’est quelque chose qu’il n’aime même pas
imaginer, ce qui, selon la mythologie de l’ancienne France, indique qu’il n’a aucune noblesse.
Rodolphe supporte très bien la vue du sang, surtout chez les autres ; et ce qu’il remarque chez
Emma, c’est qu’elle n’a pas bronché. Il estime alors qu’elle a de grandes qualités.
Il l’« aura » avant l’opération du pied bot, et ne cherchera plus ensuite qu’à s’en débarrasser. Elle
déploiera alors toutes sortes de ruses parisiennes, toutes les recettes de séduction qu’elle a
apprises et continue d’apprendre pour le fixer à elle et l’obliger à l’emmener enfin sur les routes.
Charles et Emma rêvent l’un près de l’autre dans leur lit commun.

Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté
tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l’ombre au bord du lit.
Charles les regardait. Il croyait entendre l’haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite,
amènerait un progrès ; il la voyait déjà revenant de l’école à la tombée du jour…

Les rêves d’Emma sont tout différents.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient,
ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide
avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus
portaient des nids de cigognes.

Cette grande ville qu’on aperçoit d’en haut avec sa cathédrale au centre, Rouen tout à l’heure en
sera le substitut.

On marchait au pas à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes
habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir des mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des
fontaines dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramides au pied des statues pâles qui souriaient
sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient un soir dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la
falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre : ils habiteraient une maison basse à toit plat, ombragée d’un
palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence
serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée pendant les nuits douces qu’ils contempleraient.
Cependant sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait : les jours, tous magnifiques,
se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil.

Rodolphe mimera le départ avec elle jusqu’au moment où il s’enfuira seul. Emma en tombe
malade. Charles se souvenant des avis de son maître, se laisse conseiller par elle un peu de
voyage, et c’est ainsi qu’on va à l’opéra de Rouen où l’on rencontrera Léon retour de Paris.
Laissant Charles rentrer seul à Yonville, elle reste en compagnie du jeune homme. Visite de la
cathédrale, thème essentiel dans le roman depuis Hugo, l’édifice représentant un autre livre, un
livre antérieur. Ainsi les sculptures qui figurent les péchés capitaux et le jugement dernier vont
illustrer la destinée d’Emma. Impatient Léon fait venir un fiacre. Alors le « suisse » resté sur le
porche leur crie :

« Sortez au moins par le portail du nord pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les Réprouvés
dans les flammes d’enfer. »

C’est l’imagerie de la Tentation. Vient alors l’aria du voyage circulaire à Rouen. C’est « un »
fiacre bien sûr, mais qui se féminise vite en « voiture ».

Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et longtemps du côté d’Oyssel, au-delà des îles.
Mais tout d’un coup elle s’élança d’un bond à travers Quatremars, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et elle fit sa
troisième halte devant le Jardin des Plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course…

Elle revient ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda…

Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux
ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus
close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.

Tous les thèmes du voyage flaubertien se retrouvent ici. C’est bien sûr l’équivalent de la calèche
tirée par quatre chevaux, mais c’est aussi un navire qui amènerait vers l’Écosse de Lucia de
Lamermoor ou vers l’Orient des djiaours, des sultans et des bayadères, et au-delà encore vers les
paysages dithyrambiques.
Et c’est un tombeau.
Quant à la ville de Rouen elle est le substitut de « la » grande ville. Lorsque, sous le couvert des
leçons de piano chez Mlle Lempereur, Emma va régulièrement y retrouver Léon, nous avons la
description de sa journée entière depuis le départ d’Yonville par la diligence nommée
L’Hirondelle avec l’arrivée au-dessus de la vieille cité.

Puis, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.


Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine
campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut,
le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture ; les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve
arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs
arrêtés. Les cheminées des usines poussaient d’immenses panaches bruns qui s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement
des fonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient
des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient inégalement selon la hauteur des
quartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en
silence contre une falaise.
Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur s’en gonflait abondamment, comme
si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là eussent envoyé toutes à la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Son
amour s’agrandissait devant l’espace et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au
dehors sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale
démesurée, comme une Babylone où elle entrait.

Rouen est non seulement Paris, mais aussi la ville orientale à laquelle pourrait mener Paris, ou
fait rêver Paris. Voyages vers une nouvelle vie, voyages à travers la mort.
Nous agonisons avec Emma, et la correspondance nous montre abondamment que Flaubert
s’identifie à son héroïne au moment où il décrit ses derniers instants. Victime d’un sacrifice
expiatoire, Mme Bovary rassemble le mal répandu à Yonville comme le bouc émissaire des
Hébreux. Elle est en même temps sacrificatrice. Un des premiers symptômes de son
empoisonnement, c’est qu’elle a dans la bouche « un goût d’encre ». J’imagine Flaubert enfant
goûtant l’encre, et qu’il la regoûte lorsqu’il écrit cette page, sacrifiant Emma et mourant avec
elle.
Ce chant funèbre comporte trois moments : d’abord la description des symptômes, puis la
cérémonie de l’extrême-onction, et enfin le rire terrible provoqué par la chanson de l’aveugle qui
avait accompagné ses voyages à Rouen, l’aveugle sans visage dont Homais peut de moins en
moins supporter l’horrible nudité, à tel point qu’il entreprend une campagne de presse pour que
l’on soit enfin débarrassé de cet épouvantail qui risque de provoquer des accidents en effarant les
chevaux de la diligence, l’aveugle tellement démasqué qu’il n’a même plus de peau et qui
représente dans Madame Bovary cette splendide horreur fondamentale de la nature que la
bourgeoisie n’ose pas considérer. Cette horreur de l’horreur est l’origine même de la corruption
des péchés capitaux par l’époque contemporaine. Le véritable artiste est celui qui est capable de
regarder en face cette réalité infernale dont les flammes se déploieront dans Salammbô et de la
renverser en douceur et beauté.
Le rire que le chant de l’aveugle provoque chez Emma signifie sa volonté de détruire toute la
société qui l’entoure. Apaisée par l’extrême-onction qui lui apporte, si l’on peut dire, le pardon
des choses, elle ne pardonne pas à cette époque dont elle a condensé le malheur et le mal.
Lors de l’administration du sacrement, nous voyons passer un condensé de théologie chrétienne
et en particulier les péchés capitaux.

Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et collant ses lèvres contre le
corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite
il récita le Misereatur et l’Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux qui
avaient tant convoité les somptuosités terrestres ; puis sur les narines friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur
la bouche qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains qui se
délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses
désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.
Comme nous avons ici la mention expresse de deux péchés, le groupe des sept se présente tout
de suite à notre esprit. Luxure et orgueil ; la mention de celui-ci est d’autant plus intéressante que
cet orgueil n’est pas si facile à identifier au premier abord. Nous pouvons imaginer facilement les
moments où elle a crié dans la luxure, mais il nous faut interroger astucieusement le texte,
revenir maintes fois sur lui pour découvrir les moments où cette bouche a pu « gémir » d’orgueil,
évidemment d’orgueil déçu, blessé, de cet orgueil qui l’a fait aider Homais à tenter Charles pour
l’opération du pied bot.
À cette mort dramatique s’oppose une mort très douce, celle de Charles qui s’éteint comme une
veilleuse épuisée, après avoir enlevé l’un des derniers masques d’Emma, une fois qu’il a
découvert dans une boîte au fond d’un secrétaire la correspondance avec Rodolphe. Quelques
jours plus tard, il rencontre celui-ci, assez gêné, qui se dit que la seule chose à faire pour garder à
peu près contenance, c’est d’offrir un verre à ce pauvre veuf.

Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avait
aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.
L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser
une allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des
souvenirs. Elle s’empourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; il y eut même un instant où Charles,
plein d’une fureur sombre, fixa les yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Mais bientôt la même
lassitude funèbre réapparut sur son visage.
– Je ne vous en veux pas, dit-il.
Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit d’une voix éteinte et avec l’accent résigné des douleurs
infinies :
– Non, je ne vous en veux plus !
Il ajouta même un grand mot, le seul mot qu’il ait jamais dit :
– C’est la faute de la fatalité.

C’est une expression que, peut-être sans le savoir, il reprend à Rodolphe. Dans sa lettre d’adieu à
Emma, que Charles a lue sans doute avec les autres, il déclarait :

« Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous ai connue ? Pourquoi étiez-vous si belle ? Est-ce ma faute ? Ô mon Dieu !
non, non, n’en accusez que la fatalité ! »

Au moment de l’écrire, le séducteur gourmet l’avait commentée ainsi :

– Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il.

Flaubert s’efforce certes de montrer toute la fatalité qu’il y a dans le drame d’Emma, mais cette
fatalité est conduite :
Rodolphe qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peu
vil.

Rodolphe prospère comme les autres tentateurs qui ont conduit aussi cette fatalité. Mais le
pauvre Charles, certes un peu vil, va mourir dans une bénédiction :

Le lendemain, Charles alla s’asseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuilles de vigne
dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides embaumaient autour des lys en fleur,
et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur chagrin.

Il est tout à coup transporté dans l’éden, sous le signe de la couleur bleue, et boit à la fontaine de
Jouvence. C’est à ce moment qu’il meurt brusquement, passe de l’autre côté sans la moindre
souffrance, et sans que personne s’en aperçoive pour longtemps.

À sept heures la petite Berthe qui ne l’avait pas vu de toute l’après-midi, vint le chercher pour dîner.
Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux
noirs.

Les cheveux d’Emma, naturellement.

– Papa, viens donc ! dit-elle.


Et croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort.

On fait une autopsie pour voir s’il s’agit d’un autre suicide. Mais non, cette supposition était pure
malveillance d’Homais qui lui envie même sa mort. Celle-ci a été toute naturelle. Charles n’a été
que trop puni de sa paresse. Son châtiment s’achève dans la douceur d’un paradis.
À ce médecin paresseux, proie des pharmaciens parce qu’il est presque l’un d’eux, et à cette
littérature paresseuse qui va nous cacher la vérité, s’opposent une médecine vigoureuse,
vertueuse, orgueilleuse, et la littérature qui lui correspond. À cause de la paresse générale, le
grand médecin arrive malheureusement trop tard.

L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary leva les mains, Canivet s’arrêta court et Homais retira son bonnet
grec avant que le docteur fût entré.
Il appartenait à cette grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération maintenant disparue, de praticiens
philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sagacité ! Tout tremblait dans son
hôpital quand il se mettait en colère, et ses élèves le vénéraient si bien qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de l’imiter le plus
possible ; de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mérinos et son large habit noir,
dont les parements déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants,
comme pour être plus promptes à plonger dans les misères.

C’est l’expression même de son saint orgueil.


Dédaigneux des croix,

donc l’opposé d’Homais (Flaubert dira plus tard : « les honneurs déshonorent »),

des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire,

ce qui est bien plus vertueux que lorsqu’on y croit,

il eût presque passé pour un saint, si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon.

Encore un mariage du ciel et de l’enfer.

Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les
allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la
fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable.

Le passage de l’écriture horizontale à l’écriture verticale est une manifestation de la


transformation de l’écrivain Flaubert dans la perspective de cet idéal superpaternel, médical et
chirurgical. Il va constituer un corps de phrases sur ce lit ou cette table d’opération qu’est la page
blanche. À l’intérieur de ce corps, ou de cette âme, il va trancher, recoudre. Il transforme le
lecteur en chirurgien, le faisant passer d’une littérature de paresse à une littérature d’orgueil qui
doit disperser, brûler les mensonges, et qui a besoin bien sûr de la paresse sous la forme la plus
noble, l’amour de la retraite, pour se développer. La moralité de Madame Bovary, avec tous ses
aspects religieux et sacrificiels, c’est la moralité du « style », c’est-à-dire bistouri ou glaive,
instrument qui tranche et sépare les différentes strates ou fibres qui se camouflent l’une l’autre,
désarticulant tous complots.
À PROPOS DE
« SALAMMBÔ »
Lorsque Flaubert a enfin publié Madame Bovary, que cette épreuve initiatique est terminée, cette
pénitence, on peut s’imaginer qu’il est libéré. Il se remet en effet à La Tentation de saint Antoine,
met au point la seconde version et en fait paraître une partie dans L’Artiste, la revue de Théophile
Gautier. À partir de ce moment il estime que le salut de son grand œuvre est assuré. Il a passé le
mot. Le premier livre publié d’un écrivain risque toujours d’être le seul, et Flaubert a tout fait
pour que son roman, élément d’une complexe stratégie, soit quelque chose d’efficace, même s’il
restait isolé. L’ouvrage a eu la chance de provoquer un scandale, un procès gagné. Flaubert a
donc à ce moment des possibilités qui ne se présenteront peut-être plus. Il assure l’existence au
grand jour de la Tentation, et le fragment manifesté fait pas mal d’effet puisque Baudelaire en
parle dans son article sur Madame Bovary et qu’il en est question dans les plaidoiries. Le monde
parisien sait que le livre existe ; c’est comme un faire-part de naissance.
Mais l’enfant est retiré de la circulation, comme Hannibal dans Salammbô, mis en réserve ; il a
encore besoin de mûrir dans quelque collège ou ermitage intime. Ayant réglé cette urgence,
Flaubert se lance dans un autre livre avec lequel il veut se libérer des contraintes qu’il s’était
imposées pour Madame Bovary, aventure qui va nous mener dans un monde tout différent, une
Antiquité demi-fabuleuse, cruelle et splendide, qui correspond dans notre mythologie actuelle à
la Rome hollywoodienne du technicolor et cinémascope. Si nous comparons la troisième version
de la Tentation aux deux précédentes, l’aspect visuel, l’aspect « grande machine » a
considérablement augmenté, et il est clair que la rédaction du roman punique a été un exercice
essentiel pour ce passage. Exercice d’exposition, de visualisation, mais aussi de méditation ; la
pensée de la Tentation va s’approfondir par l’intermédiaire de cette œuvre plus encore que de la
précédente. C’est d’elle que peut être datée la grande prise de conscience du renversement des
valeurs autour des péchés capitaux.
Le titre actuel apparaît seulement fort tard dans le travail qui a duré cinq ans. L’ouvrage devait
d’abord s’appeler Carthage. Nous reconnaissons dans cette évolution l’incarnation d’un lieu
dans une femme, que nous avait montré le Voyage en Orient. Salammbô est l’incarnation de la
déesse Tanit et la figure vivante de sa ville. Quand elle meurt dans la dernière page, non
seulement le texte meurt avec elle, mais c’est déjà la mort de Carthage bien qu’il faille attendre
encore deux guerres puniques, c’est-à-dire à peu près un siècle, pour que cette agonie s’achève.
Tout lecteur qui a fait ses études secondaires en France au XIXe siècle, sait que « Carthage doit
être détruite » comme l’avait dit Caton. Carthage, c’est la grande menace qui a pesé sur la
république romaine, ce qui aurait pu faire que l’Empire romain n’ait pas existé. Rome a pour
nous deux aspects principaux qui sont les deux piliers de notre histoire culturelle, les deux
testaments sur lesquels toute notre civilisation est fondée : d’une part la Rome impériale et par
conséquent l’Antiquité classique, celle des humanistes, des études grecques et latines, et d’autre
part la Rome chrétienne, le siège de Pierre. Quand les voyageurs romantiques vont en Orient, ils
font un pèlerinage aux origines de leur pensée, de leur sensibilité, allant de ville essentielle en
ville essentielle : Rome, Athènes, Jérusalem. Athènes et Jérusalem sont déjà repris par les deux
aspects de Rome qui organise pour la première fois autour d’un centre le monde qui restera le
seul connu jusqu’aux grandes découvertes de la Renaissance, à part quelques lueurs comme le
récit de Marco Polo. Carthage est ce qui a failli empêcher cela, et c’est ce qui fascine Flaubert.
Carthage est ainsi l’envers de l’Antiquité, aussi bien classique que chrétienne. Lorsque Flaubert
braque sa caméra sur cette ville, il décentre notre représentation du monde. Rome est le cœur du
monde ancien pour nos ancêtres, et les grandes capitales occidentales ont rêvé l’une après l’autre
de devenir la nouvelle Rome, et le rêvent souvent encore aujourd’hui. Si nous attirons l’attention
vers un autre centre, notre image de l’univers se transforme, devient elliptique avec deux foyers
entre lesquels toutes sortes d’agitations vont bouillonner. Ce monde décentré est pour Flaubert le
monde antérieur à la centralisation romaine, tel qu’il était dans sa variété originelle avant que la
monotonie impériale ait imposé partout ses colonnes corinthiennes, ses arcs de triomphe et ses
théâtres.
Monotonie pire encore du monde aujourd’hui. L’amélioration des transports a été payée par une
uniformisation du réel. Pour beaucoup, voyager de ville en ville, c’est voyager de Hilton en
Hilton, dans des chambres qui sont semblables à Hong Kong, Buenos Aires ou Cincinnati. Notre
nostalgie de cette variété en perdition s’exprime en particulier dans la littérature ou le cinéma de
science-fiction qui prennent comme champ de voyages l’ailleurs de la Terre elle-même, un
espace où l’on retrouve les impressions de découverte. Lorsque nous lisons Salammbô
aujourd’hui, si toutes sortes d’aspects nous rappellent la littérature du Moyen Âge, l’errance
chevaleresque telle qu’elle s’exprime encore si harmonieusement dans l’Orlando furioso, nous
nous trouvons plongés dans certains des thèmes fondamentaux de la science-fiction avec non
seulement les extraordinaires machines remontées de l’Antiquité profonde, mais surtout ce
déploiement d’une variété culturelle qui annonce celle qu’explorent les astronautes de nos rêves
allant de planète en planète lors de quelque guerre des étoiles.
Carthage, c’est ce qui nous est caché par Rome, ce qui a été détruit par Rome à tel point que c’en
est devenu un tabou. On ne doit plus savoir ce que c’était. Malgré le prestige de certains de ses
généraux, pédagogiquement utiles comme ce avec quoi il faut rivaliser, le reste doit n’être
considéré que comme abominable et même innommable. Le livre est l’arrachage d’un voile. À
l’intérieur, le voile essentiel, le voile des voiles, le zaïmph, est arraché par le seul héros vraiment
sympathique, le mercenaire Mâtho. Et le livre meurt avec la phrase suivante :

Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit.

Carthage est ce que Rome nous cache non seulement à l’extérieur, mais à l’intérieur d’elle-
même, la représentation de ce qui est caché dans Rome, la face cachée de ses deux aspects
fondamentaux : Antiquité et christianisme. Elle va incarner pour Flaubert tout ce que nous
préférons ne pas trop regarder dans la culture antique, en particulier la cruauté, tout ce qui
s’ordonne autour de la notion de sacrifice, et aussi ce qui annonce déjà ce qu’il déteste dans la
civilisation contemporaine, Carthage étant le type même de la république marchande, magnifique
à certains égards, mais horrible aussi, superbement horrible et mollement horrible, écœurante
parce qu’elle est une république d’épiciers, le pouvoir y étant aux mains de la banque, ce qui
nous révèle un autre aspect de la république romaine qui n’est pas pour lui seulement la vertu
que l’on nous montre d’habitude, mais aussi une organisation de conquête commerciale et
financière du monde ancien.
Carthage, c’est non seulement l’envers de Rome, c’est l’envers de Paris, l’envers d’Yonville.
Nous retrouverons les mêmes personnages d’une cité à l’autre sous des déguisements
extraordinaires. Le nom même d’Yonville où l’auberge principale est à l’enseigne du Lion d’or
est secrètement lié aux lions de Carthage.
Face cachée de la Rome antique, c’est donc aussi ce que nous n’avons nullement à regretter dans
celle-ci puisque c’est la réalité de notre France contemporaine. C’est aussi la face cachée de
l’autre testament romain : du christianisme et du judaïsme. Salammbô, bourré de références plus
ou moins directes à la Bible et à l’Évangile, est un livre remarquablement blasphématoire en
accordant tant d’importance à des figures divines considérées par les prophètes comme
l’exemple même de ce qu’il faut détruire : Moloch ou Baal. Reconstituer Carthage, c’est en
même temps ranimer les divinités phéniciennes, mettre en plein jour ce que la Bible nous révèle
en quelque sorte malgré elle.
Madame Bovary est un texte double. Ici tout dans la ville est double : à la fois ce que cache
Rome et ce qui est caché dans Rome, à la fois l’Antiquité lointaine et ce que nous reconnaissons
chez nous, à la fois ici et ailleurs, aujourd’hui et autrefois. C’est un texte à deux dates et deux
lieux. Sa langue même va être à deux étages, deux époques. Flaubert ne peut évidemment pas
écrire en punique ; il y a donc une distance temporelle considérable entre la langue qu’il utilise et
l’objet qu’il décrit. Pour pouvoir nous faire vivre à Carthage, nous tenter avec ses tentations,
Flaubert, tout en écrivant en français, est obligé d’enfoncer sa langue dans le passé. C’est
pourquoi il utilise le plus souvent possible des termes empruntés à la littérature antique, mais non
point ceux que nous reconnaissons le plus facilement, qui faisaient partie du vocabulaire courant
du français cultivé à l’époque.
Cela est très net en ce qui concerne la géographie. Flaubert aurait très bien pu utiliser les noms
actuels pour nous décrire le monde tel qu’il était vu de Carthage. Il aurait pu nous parler du
détroit de Gibraltar et tout le monde aurait compris. Nomination directe et simple. Mais il préfère
le détour. Il dispose d’une expression antique, encore assez connue : les colonnes d’Hercule. Il
traduit l’Hercule gréco-romain par ce qu’il considère comme son équivalent punique : Melkart.
Ainsi le texte s’enfonce peu à peu. Certains passages sont envahis de noms qui nous viennent
bien par l’intermédiaire d’autorités grecques et latines, mais qui sont à peu près inintelligibles
pour le lecteur moyen sauf comme des signes que nous dépêchent à travers les brumes de l’oubli
ou de l’interdit, des peuples chassés de l’Histoire. Grandes énumérations de type homérique dans
lesquelles les termes sont animés par des qualifications, où certains seront vite reconnus par qui
jouit d’une solide culture classique, d’autres en demanderaient une approfondie qu’aucun lecteur
n’est censé avoir, que même le spécialiste ne pourra avoir dans tout ce domaine, d’autres enfin
sont inventés pour multiplier l’impression de variété perdue.
Le mot « ancien » dans Salammbô a un sens particulier : il désigne la partie de la population
représentée par Hamilcar, celle qui est à l’origine de la grandeur de la cité, et dont la puissance a
été usurpée par une autre : les riches représentés par Hannon, l’autre suffète qui sera crucifié
d’une manière spectaculaire.
Le monde extérieur se présente à Carthage comme une croix cardinale. Hamilcar songe que la
ville est menacée par quatre ennemis principaux : Rome au nord, les Libyens à l’est, les barbares
nomades au sud, les Numides à l’ouest. Ces quatre peuples forment une première couronne qui
va se compléter et s’expliciter dans les mercenaires qu’elle a utilisés et dont elle veut se
débarrasser. Tous, sauf quelques traîtres numides, seront éliminés à la fin. Le dernier, celui qui
recueille toutes les puissances des autres, Mathô, sera sacrifié au dernier chapitre, mourra dans la
dernière page. Couronne formée de peuples dont nous reconnaissons encore les noms : Libyens,
Numides, Grecs, Ibères, Lusitaniens, Gaulois même, l’un d’entre eux nostalgique de son pays
natal, ce qui nous procure au milieu des fureurs carthaginoises, un délicat paysage normand :

Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d’automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans
le brouillard, et, fermant les paupières, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes couvertes de paille, trembler sur les
marais au fond des bois.

Flaubert insiste beaucoup sur la variété de leurs mœurs, de leurs coutumes, de leurs croyances et
de leurs langues. Ils ne se comprennent pas entre eux. Spendius, le Grec ingénieux, le Mercure
de cet ensemble, sera l’interprète de la plupart. Mais tous vont balbutier quelques mots de
punique.
La menace que cette armée de mercenaires fait peser sur la ville devient si forte que la nouvelle
d’une destruction possible se répand. À partir du moment où la puissance de ce centre
carthaginois s’affaiblit, où il commence à se vider, il se produit comme un appel d’air. Comme le
pourrissement du centre romain aspirera les barbares, les problèmes de Carthage vont attirer
toute une nouvelle couronne de peuples d’alentour. C’est ici que nous avons un grand passage de
science-fiction voyageuse :

Ce n’étaient pas des Libyens des environs de Carthage ; depuis longtemps ils composaient la troisième armée ; mais les nomades
du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et du promontoire de Derné, ceux de Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient
traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts de plumes
d’autruche, étaient venus sur des quadriges ; les Garamantes, masqués d’un voile noir, assis en arrière sur leurs cavales peintes ;
d’autres sur des ânes, sur des onagres, sur des zèbres, sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avec leurs familles et leurs
idoles le toit de leur cabane en forme de chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l’eau chaude des fontaines ;
des Atarantes qui maudissent le soleil ; des Troglodytes qui enterrent en riant leurs morts sous des branches d’arbres ; et les
hideux Auséens qui mangent des sauterelles ; les Achyrmachides qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui
mangent des singes.

Ce sont tous des peuples qui viennent de l’Orient. Les Libyens sont comme la face que leur
variété présente à Carthage. Voici maintenant ceux de l’Occident, dont les Numides sont la face :

Puis, du côté de l’Ariane, apparurent les hommes de l’Occident, le peuple des Numides. En effet, Narr’Havas ne gouvernait que
les Massyliens ; et d’ailleurs une coutume leur permettant après les revers d’abandonner le roi, ils s’étaient rassemblés sur le
Zaine, puis l’avaient franchi au premier mouvement d’Hamilcar. On vit d’abord accourir tous les chasseurs du Malethut-Baal et
du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longue
crinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en peau de serpent ; puis les Pharusiens portant de hautes couronnes
faites de cire et de résine ; et les Caunes, les Macares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond en cuir
d’hippopotame. Ils s’arrêtèrent au bas des Catacombes, dans les premières flaques de la lagune.

Voici maintenant ceux du Sud dont les quelques nomades intégrés à l’armée des mercenaires
sont la face tournée vers Carthage :

Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à l’endroit qu’ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, la multitude
des Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, du Harousch-noir, du désert d’Augyles et même de la grande contrée
d’Agazymba qui est à quatre mois au sud des Garamantes, et de plus loin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse de
leur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des caleçons en fils d’écorce,
des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête, et, hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles
garnies d’anneaux et brandissaient des queues de vache au bout d’un bâton en manière d’étendards.

Noms de plus en plus obscurs ; puis il y a ceux dont on ne sait même plus les noms :

Puis derrières les Numides, les Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres répandus au-delà de Taggir dans les
forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient sur les épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi
hauts que des ânes, et qui n’aboyaient pas.

Cet horizon de peuples méconnus, oubliés, cachés par d’autres, représente aussi les parties de la
population de Carthage que l’on ne peut voir, qui se cachent ou que l’on cache :

Enfin, comme si l’Afrique ne s’était point suffisamment vidée, et que, pour recueillir plus de fureurs, il eût fallu prendre jusqu’au
bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des hommes à profil de bête et ricanant d’un rire idiot ; misérables ravagés par
de hideuses maladies, pygmées difformes, mulâtres d’un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges clignotaient au soleil ; tout en
bégayant des sons inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche pour faire voir qu’ils avaient faim.

L’aveugle au visage écorché.


Plus nous nous éloignons du centre, plus les objets qui viennent de ces peuples vont être
étranges, sacrés, vont nous mettre en communication avec l’envers de la réalité, atteignant une
valeur extraordinaire, témoins de ces confins du ciel et de la Terre, et de l’enfer. Certains de ces
hérauts de l’inconnu apportent des pierres précieuses :

Et parfois, sur des seins couverts de vermine, pendait à un mince cordon quelque diamant qu’avaient cherché les Satrapes, une
pierre presque fabuleuse et suffisante pour acheter un empire.

La religion de Carthage, ou sa science, cela va être une mise en forme, un enregistrement de cette
connaissance en partie oubliée. C’est pourquoi elle va s’accumuler dans les parties secrètes des
temples et des maisons. L’immense palais d’Hamilcar est le lieu par excellence de la splendeur
carthaginoise. À l’intérieur, les magasins nous offrent une représentation du monde,
caractéristique d’une république marchande. Lorsque j’arrive dans une ville étrangère, surtout
dans un pays où je ne suis jamais allé, une des premières choses que je vais visiter, c’est le ou les
plus grands magasins, musées de la vie quotidienne et de la perception de l’extérieur. Dans les
réserves d’Hamilcar, tout objet se transforme en monnaie pour le trésor ou pour l’échange.
Incarnation de la curiosité des « anciens », Hamilcar envoie des expéditions pour découvrir
peuples et trésors nouveaux. Rentré de son aventure en Sicile, il fait la revue de sa maison-
château organisée comme une armée avec toute une hiérarchie d’intendants. Deux nous
intéressent particulièrement : le chef des navires et celui des voyages. Hamilcar complète le
Périple d’Hannon (un tout autre Hannon) par une expédition qui va s’engager encore plus loin
vers l’Ouest, dans un monde inconnu qui joue secrètement dans notre texte un rôle essentiel :

D’autres avaient continué vers l’Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des navires s’embarrassait
dans les herbes,

(la mer des Sargasses),

l’horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes,

(pour Chateaubriand la nature américaine se trouve résumée dans les chutes du Niagara),

des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfums endormait les équipages…

Puis il fait venir le chef des voyages qui a organisé les expéditions par terre :

Les caravanes étaient parties régulièrement à l’équinoxe d’hiver. Mais de quinze cents hommes se dirigeant sur l’extrême
Éthiopie, avec d’excellents chameaux, des outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, – les
autres étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du désert ;

(Rimbaud de retour au pays) ;


– et il disait avoir vu, bien au-delà du Harousch-noir, après les Atarantes et le pays des grands singes, d’immenses royaumes où
les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large comme une mer, des forêts d’arbres bleus, des collines
d’aromates, des monstres à figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder, s’épanouissaient
comme des fleurs ; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal qui supportent le soleil. D’autres
étaient revenus de l’Inde avec des paons, du poivre et des tissus nouveaux.

Par l’intermédiaire des caravanes et des expéditions maritimes un nouvel horizon se matérialise
dans les objets les plus précieux. Hamilcar descend contempler le cœur de son trésor :

Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l’idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de
vin, couleur de sang, tout à coup illuminèrent la salle. Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d’or
accrochées comme des lampadaires aux lames d’airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C’étaient des callaïs
arrachés aux montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l’urine des lynx, des glossopètres tombés de la lune, des
tyanos, des diamants, des sandastrums, des béryls, avec les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphirs et les douze
espèces d’émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d’argent, et
jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies engendrées par le tonnerre étincelaient près des calcédoines
qui guérissent des poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui
empêchent les avortements, et des cornes d’Ammon que l’on place sous les lits afin d’avoir des songes.
Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d’or. Hamilcar debout souriait, les bras
croisés ; et il se délectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables,
infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout près des génies
souterrains. C’était comme la joie d’un Kabyre ; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l’extrémité
d’un invisible réseau qui, à travers des abîmes, l’attachait au centre du monde.

Termes qui nous sont totalement inconnus, termes connus qui nous font comprendre quel genre
de choses nous diraient les autres si nous étions plus savants, et la multiplication des termes
connus qui les emplissent de mystère. Quelles sont les douze espèces d’émeraudes ? C’est à nous
de les inventer. Au-dessous de ce trésor déjà impressionnant, voici le plus étonnant, le trésor du
trésor, ce qui vient de l’autre côté du monde. Pour le voir, Hamilcar doit mettre en jeu une
inscription tatouée sur son propre corps, se lire lui-même comme texte :

Une idée le fit tressaillir, et s’étant placé derrière l’idole, il marcha droit vers le mur.
Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait en
chiffres chananéens le nombre treize. Alors il compta jusqu’à la treizième des plaques d’airain, releva encore une fois sa large
manche ; et la main droite étendue, il lisait à une autre place de son bras d’autres lignes plus compliquées tandis qu’il promenait
ses doigts délicatement à la façon d’un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa sept coups ; et d’un seul bloc toute une
partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau où étaient enfermées des choses mystérieuses, qui n’avaient pas de nom et d’une incalculable
valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; il prit dans une cuve d’argent une peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il
remonta.

Nous reverrons cette peau que Flaubert nommera alors peau d’antilope. Il n’a osé utiliser qu’une
fois ce mot (lama) désignant un animal dont il sait très bien qu’il n’existe qu’en Amérique. Ce
nouveau monde apparaît encore en deux endroits très importants : d’abord dans le rêve de
Mâtho, lorsque Salammbô venue jusque dans sa tente pour reprendre le voile de la déesse va
succomber à son désir :

Au-delà de Gadès

(autre désignation du détroit de Gibraltar),

à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux. Sur les montagnes de grandes
fleurs pleines de parfums qui fument se balancent comme d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres,
des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l’air est si doux qu’il empêche de
mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans des grottes de cristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne
l’habite, ou je deviendrai le roi du pays.

Mouvement parallèle à celui du rêve d’Emma allongée dans son lit près de Charles : aller dans
un pays qui soit en même temps un voyage. Eldorado, fontaine de Jouvence. Et le sacrifice de
Mâtho dans les dernières pages évoque évidemment les cérémonies des Aztèques.
Dans cet horizon extrême la Terre et le Ciel se marient. La représentation de la Terre se complète
par celle du Ciel. La maison d’Hamilcar est aussi une sorte de temple. Elle comporte une
chapelle dans laquelle on retrouve des pierres tombées de la Lune et où le maître se recueille
pour recevoir les influences planétaires :

Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis ayant retiré d’une coquille d’or suspendue à son bras une spatule garnie de
clous, il ouvrit une petite chambre ovale.
De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre, l’éclairaient doucement. Entre les rangs
de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils à ceux des urnes dans les columbariums. Ils contenaient chacun une pierre
ronde, obscure et qui paraissait très lourde. Les gens d’un esprit supérieur seuls honoraient ces abaddirs tombés de la lune. Par
leur chute ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur la nuit ténébreuse, et par leur densité la cohésion des choses
terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin que le vent avait poussé sans doute à travers la
porte, blanchissait un peu les pierres rondes posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes après les
autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et tombant à genoux, il s’étendit par terre, les deux bras
allongés.
Le jour extérieur frappait contre les feuilles de lattier noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux
se dessinaient dans leur atmosphère diaphane ; et la lumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par-
derrière le soleil, dans les mornes espaces des créations futures. Il s’efforçait de bannir de sa pensée toutes les formes, tous les
symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l’esprit immuable que les apparences dérobaient. Quelque chose des
vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu’il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime.

Description en grand détail de deux temples en certaines de leurs parties : le temple féminin de
Tanit que Mâtho explore, et dans lequel il va arracher le voile de la déesse, contemplant ainsi la
féminité même, et celui masculin de Moloch, constructions symboliques élaborées dans
lesquelles nous trouvons inscrite l’astronomie carthaginoise. Ainsi, dans le temple de Tanit,
Mâtho arrive dans une salle qui s’illumine mystérieusement à son approche, nouvelle machine de
la science perdue des « anciens », à l’intérieur de laquelle évolue un planétarium :

Mâtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons, et voilà que les sphères se mirent à tourner, les monstres à rugir ; une musique
s’éleva, mélodieuse comme l’harmonie des planètes ; l’âme tumultueuse de Tanit ruisselait répandue.

Dans le temple de Moloch, le soleil ancien, le Saturne punique, un passage nous mène à une salle
à sept fenêtres dédiées aux sept planètes avec des pierres de sept couleurs différentes. Les dieux
carthaginois correspondent à cette semaine, mais les masculins apparaissent plus clairement que
leurs équivalents gréco-latins, en communication les uns avec les autres, aspects ou reflets du
soleil, les féminins de la lune. Chacun des personnages principaux incarnera l’un de ces dieux, à
l’exception de Salammbô, unique femme à part entière, qui incarnera à elle seule les deux
divinités féminines lunaires : Tanit et Astarté, Diane et Vénus, tandis que Mâtho est Khanon-
Apollon, Hamilcar Moloch-Saturne, Spendius Eshmoun-Mercure ou encore Esculape,
Narr’Havas Melkart-Mars ou encore Hercule, et Hannon les dieux patèques ou Jupiter. Il faut
dire qu’à partir du moment où Salammbô a rompu son vœu de virginité, donc où elle incarne
surtout Vénus-Astarté, c’est Shahabarim, l’eunuque, qui devient la figure de la virginité, donc de
Diane, mais incapable d’assumer en l’absence de Salammbô toute la féminité de sa déesse, il vire
en faux prêtre de Moloch. Le dictionnaire qu’est la Tentation, nous permet de retrouver avec ces
dieux les sept péchés capitaux.
Singulières machines célibataires. Nous ressentons la sexualité en général comme ce qui est aussi
peu mécanique que possible, mais chez un certain nombre d’écrivains l’aspect mécaniste de
notre société pénètre la sexualité même. Flaubert est remarquablement célibataire. Il n’a jamais
été question de mariage pour lui. Il a des amours, des activités sexuelles ; la femme devient pour
lui figure et clef du lieu. Mais à partir du moment où il adopte pratiquement sa nièce Caroline,
plus question qu’il ait d’autre enfant. Dans sa correspondance avec Louise Colet, on peut voir
son inquiétude à l’idée qu’il puisse devenir père, ce qui ne lui est pas arrivé. Dans Salammbô, si
le titre est le nom d’une femme, celle-ci reste unique avec sa domestique ; les autres femmes font
partie de la foule, elles ne sont jamais honorées d’un nom. La fille d’Hamilcar est seule au milieu
d’un monde presque entièrement masculin. Les enfants sacrifiés à Moloch ont bien des mères,
mais aucune ne se distingue. Les mercenaires ont bien des femmes ; elles sont toujours au
pluriel. Hamilcar a deux enfants : Salammbô et Hannibal ; leur mère, son épouse, n’est jamais
mentionnée.
Une femme représente Carthage, et pourtant dans Carthage il y a un interdit, un voile sur la
féminité ; le Zaïmph la recouvre. La libération de Salammbô par rapport à son vœu de virginité
se produit lorsque celui-ci est dérobé.
Dans la peinture du XIXe siècle, on parle souvent de « grandes machines » à propos des toiles
historiques que faisaient les étudiants des beaux-arts pour gagner leur prix de Rome, représentant
en général des scènes de l’Antiquité classique. Les décors, la mise en scène de ces œuvres fait
penser à l’opéra d’antan. Salammbô peut être considérée comme une grande machine dans ce
sens, mais son texte est une machine dans un sens beaucoup plus littéral, et à l’intérieur les
machines jouent un rôle très important.
Au XIXe siècle et pour une bonne partie d’entre nous encore aujourd’hui, la preuve d’un progrès,
d’une marche en avant, c’est la présence de machines de plus en plus grandes et de plus en plus
nombreuses ; nous sommes dans une mythologie de la croissance industrielle. Flaubert, en nous
montrant ses mystérieuses machines de la science ancienne et les impressionnantes machines de
la guerre d’antan, déplace notre interprétation de l’Histoire, mettant en question la notion de
progrès général.
Et ces machines anciennes sont aussi des représentations de machines modernes. Ce sont des
machines antérieures, mais en même temps l’aspect caché des nôtres. C’est un lieu commun que
d’interpréter la machine la plus spectaculaire de tout l’ouvrage, la statue mécanique de Moloch,
comme une figure du monde industriel du siècle passé.
En contraste avec les machines symboliques merveilleuses, nous avons les machines terrifiantes,
destructrices, liées à la machinerie de la société carthaginoise dans laquelle la bourgeoisie
transforme le reste de la population en pièces interchangeables. Les machines de guerre sont
contrôlées par le bourgeois hyperbolique Hannon, qui n’est certes pas leur inventeur, mais sait
les entretenir et les utiliser. Hannon, incarnation de l’esprit bancaire et administratif de la
république carthaginoise, est l’époux de la machine. Ses inventeurs sont les anciens, les
civilisations antérieures, l’Égypte, Babylone, les Grecs. Lors de leur défilé le plus
impressionnant, elles sont au service des mercenaires, retournées contre Carthage par eux et
comme eux.
Dans ce défilé leurs noms sont de plus en plus obscurs, pour nous les faire imaginer de plus en
plus complexes, témoignages d’une science de plus en plus oubliée.

En deçà de cette multitude, à trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.
Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrent plusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient se réduire à
deux systèmes : les unes agissant comme des frondes et les autres comme des arcs.
Les premières, les catapultes, se composaient d’un chassis carré avec deux montants verticaux et une barre horizontale. À la
partie antérieure un cylindre muni de câbles retenait un gros timon portant une cuiller pour recevoir les projectiles ; la base en
était prise dans un écheveau de fils tordus, et quand on lâchait les cordes, il se relevait, et venait frapper contre la barre, ce qui,
l’arrêtant par une secousse, multipliait sa vigueur.

Le mot « catapulte » est clair pour nous, l’était encore plus pour les lecteurs du XIXe siècle. C’est
une machine antique encore connue. Il lui aurait été déjà nettement plus difficile de se
représenter la baliste :

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué : sur une petite colonne, une traverse était fixée par son milieu où
aboutissait à angle droit une espèce de canal, aux extrémités de la traverse s’élevaient deux chapiteaux qui contenaient un
entortillage de crins ; deux poutrelles s’y trouvaient prises pour maintenir les bouts d’une corde que l’on amenait jusqu’au bas du
canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de métal se détachait, et, glissant sur des rainures, poussait des
flèches.

Il faudrait relire plusieurs fois ces lignes pour en extraire un schéma sûr, et remarquons que
pendant tout ce long paragraphe le terme « baliste » n’est pas encore employé. Flaubert
s’empresse d’ailleurs de compliquer encore les choses en donnant à ces machines des surnoms
pour les multiplier à notre imagination et les doter de nouveaux pouvoirs symboliques :

Les catapultes s’appelaient également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds, et les
balistes des scorpions, à cause d’un crochet dressé sur la tablette, et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir le ressort.

Ce qui permettra ces dialogues :

Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur le nom des machines. Ainsi les tenailles à prendre les béliers
s’appelant des loups, et les galeries couvertes des treilles, on était des agneaux, on allait faire la vendange ; et en armant leurs
pièces, ils disaient aux onagres : « Allons, rue bien ! » et aux scorpions : « Traverse-les jusqu’au cœur ! »

D’autres noms sont encore plus étranges. À la fin nous verrons la machine des machines de
guerre, une grande tour mobile à plusieurs étages remplis eux-mêmes de machines, l’hélépole, le
rempart devenu véhicule.
Plusieurs fois au cours du texte ces machines se déplaçant sur l’horizon avec leurs bras qui se
tendent nous donnent l’image d’une ville industrielle en développement : grues, derricks ou puits
de mine.
Machines célibataires destructrices, elles culminent dans la statue articulée de Moloch qui
élimine les enfants, expression de la société carthaginoise que la bourgeoisie régnante transforme
tout entière en machines, en particulier à l’intérieur de son armée.
Les mercenaires qu’elle utilise nous donnent l’image d’une variété inépuisable, d’une vitalité,
d’une fécondité extraordinaires. Nous naviguons dans cette mer qui n’en finit pas ; nous avons
l’impression que nous pourrions trouver encore des peuples et des peuples, encore des trésors et
des merveilles. Cette variété si riche, Carthage veut l’utiliser dans sa guerre, mais elle se méfie
fort de son bouillonnement. C’est pourquoi elle va s’efforcer de transformer ses propres soldats
en machines, ou plutôt en pièces de machines, ce qui est remarquablement exprimé par la façon
dont Flaubert nous décrit la pièce maîtresse de la stratégie punique, le fonctionnement de la
phalange, adaptation de la phalange macédonienne, instrument de la conquête d’Alexandre,
modèle de la légion romaine. C’est une machine humaine : les individus y sont métamorphosés
en rouages qui perdent tout visage propre.

Au milieu se hérissait la phalange, formée par des syntagmes ou carrés pleins, ayant seize hommes de chaque côté. Tous les chefs
de toutes les files apparaissaient entre de longs fers aigus qui les débordaient inégalement, car les six premiers rangs croisaient
leurs sarisses en les tenant par le milieu, et les dix rangs inférieurs les appuyaient sur l’épaule de leurs compagnons se succédant
devant eux. Toutes les figures disparaissaient à moitié dans la visière des casques ; des cnémides de bronze couvraient toutes les
jambes droites ; les larges boucliers cylindriques descendaient jusqu’aux genoux ; et cette horrible masse quadrangulaire remuait
d’une seule pièce, semblait vivre comme une bête et fonctionner comme une machine.

16 x 16 : 256 ; cela fait déjà une masse humaine considérable qui est prise dans une sorte de
carrosserie. Char d’assaut fait d’hommes qui ne peuvent plus devenir des guerriers au sens
épique, manifestant leur vertu. La stratégie carthaginoise n’est pas seulement une façon de
vaincre les ennemis à l’extérieur, mais de maintenir la population à l’intérieur, pour l’empêcher
de trouver un chef qui puisse mener sa révolte contre l’administration, laquelle est aussi conçue
comme une machine :

Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du gain l’empêchait d’avoir cette prudence que donnent les ambitions
plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque, elle s’y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient
autour d’elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine.

Le génie de Carthage, c’est le génie financier. La comparaison avec un bateau évoque


immédiatement la ville de Paris, mais il s’agit là d’un bateau mécanique qui évoque moins la nef
que nous voyons sur les armoiries de notre capitale que ces bateaux à vapeur qui commençaient à
sillonner les mers du temps de Flaubert. L’énergie qui contrôle tout, c’est la richesse :

Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son cœur son argent et ses dieux ; et son patriotisme était entretenu par la
constitution même de son gouvernement.
D’abord le pouvoir dépendait de tous sans qu’aucun fût assez fort pour l’accaparer. Les dettes particulières étaient considérées
comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de la
piraterie par ceux de l’usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse.
Elle ouvrait seule toutes les magistratures ; et bien que la puissance et l’argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on
tolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’y atteindre.

Carthage est une ville où règne l’envie qui s’incarne dans l’un des deux suffètes, Hannon :

C’était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d’Afrique, un vrai Carthaginois. Ses revenus égalaient ceux des Barca.
Personne n’avait une telle expérience dans les choses de l’administration.

Il organise administrativement la guerre comme un ministère ou une entreprise. Au contraire


Hamilcar, l’autre suffète, l’« ancien », la commandera non seulement en la préparant, mais en
étant inspiré sur le champ de bataille. Il pactise malheureusement avec Hannon, si bien qu’il ne
parvient pas à manifester toute la noblesse qui lui reste, sauf dans la lumière du combat. Hannon
est décrit comme une caricature de la bourgeoisie qui, à cause de la distance dans le temps et
l’espace, peut s’épanouir en un burlesque extraordinaire. C’est un personnage fellinien. Lors de
sa première apparition, il cherche à frustrer les mercenaires de la solde qu’il leur avait promise :
Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l’on découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et
boursouflée ; les sourcils formaient comme deux arcs d’ébène se rejoignant par les pointes ; des paillettes d’or étincelaient dans
les cheveux crépus, et la face était si blême qu’elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre…
Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d’argent. Des bandelettes, comme autour d’une momie, s’enroulaient à ses
jambes, et la chair passait entre les linges croisés. Son ventre débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis
de son cou retombaient jusqu’à sa poitrine comme des fanons de bœuf ; sa tunique, où des fleurs étaient peintes, craquait aux
aisselles ; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles manches lacées. L’abondance de ses vêtements,
son grand collier de pierres bleues, ses agrafes d’or et ses lourds pendants d’oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité.
On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout le corps, lui donnait
l’apparence d’une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilatait violemment, afin d’aspirer l’air,
et ses petits yeux, aux cils collés, brillaient d’un éclat dur et métallique. Il tenait à la main une spatule d’aloès pour se gratter la
peau.

Lors de ses retours successifs, Flaubert va essayer d’augmenter de plus en plus notre dégoût, en
le chargeant peu à peu de tous les vices vulgaires qui vont colorer son envie fondamentale. Il est
paresseux, luxurieux, goulu, etc. Il se promène dans un confort extravagant. Lorsqu’il va diriger
la guerre en contremaître, il se fait accompagner par tout un équipage qui transporte en
particulier une grande baignoire dans laquelle il prend des bains d’huile en mangeant des petits
pâtés de graisse d’oie figée recouverts de neige.

Hannon est décrit comme un volume qui se transforme en surface. Tout coule chez lui : les joues,
le ventre se répandent. Son étalement complet se réalisera lors de sa crucifixion, sacrifice et
châtiment, suppression symbolique de tout ce qui écœure Flaubert dans la civilisation
contemporaine, de tout ce qui le démentit. Cette mort n’éveillera chez nous aucune pitié. Son
cadavre sera encore plus répugnant que son corps vivant. Des barbares arrivent jusqu’à sa tente.
Lâche, il supplie qu’on l’épargne.

Hannon tomba sur l’herbe ; et il voyait, autour de lui, encore d’autres croix, comme si ce supplice dont il allait périr, se fût
d’avance multiplié ; il faisait des efforts pour se convaincre qu’il se trompait, qu’il n’y en avait qu’une seule, et même pour croire
qu’il n’y en avait pas du tout. Enfin on le releva…
À la base des trente croix, les Anciens languissaient par terre ; déjà des cordes étaient passées sous leurs aisselles. Alors le vieux
suffète, comprenant qu’il allait mourir, pleura.

Le sacrifice va commencer.

Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements, et l’horreur de sa personne apparut. Des ulcères couvraient cette masse sans nom ;
la graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds ; il pendait à ses doigts comme des lambeaux verdâtres ; et les larmes qui
ruisselaient entre les tubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chose d’effroyablement triste, ayant l’air d’occuper
plus de place que sur un autre visage humain.

Larmes de graisse. Hamilcar vient voir ce chemin de croix.


Au faîte de la plus grande un large ruban d’or brillait ; il pendait sur l’épaule, le bras manquant de ce côté-là, et Hamilcar eut
peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne tenant pas sous les fiches de fer, des portions de ses membres s’étaient
détachées, et il ne restait à la croix que d’informes débris, pareils à ces fragments d’animaux suspendus contre la porte des
chasseurs.

C’est comme dans Le Cas étrange de Monsieur Waldemar d’Edgar Poe ; c’est comme si toutes
les dernières années de la vie d’Hannon n’avaient été qu’un sursis magnétique. Une fois exposé,
son cadavre ne peut plus se tenir ; il s’effondre sur le sol. Hannon est l’ulcère ou l’abcès de la
société carthaginoise ; une fois disparu, elle pourrait guérir. Il est ce qu’il faudrait enlever dans la
société française pour que la splendeur ancienne puisse y revenir. Sacrifice d’une victime noire.
Que d’autres morts dans ce texte, et que de victimes lumineuses ! La plus solaire, c’est Mâtho,
incarnation de Khamon-Apollon, sacrifié au crépuscule pour mêler son sang aux rayons.
La plus grande partie des mercenaires meurt de faim dans le défilé de la Hache. D’autres vont
s’exterminer mutuellement sous les yeux des Carthaginois. Dans un dernier combat ils vont se
concentrer dans le seul Mâtho dont le sacrifice vaudra pour toute cette gigantesque foule en
communication avec le mystérieux horizon du monde ancien.
Ce sacrifice doit être joie rancunière, envieuse pour la population entière de Carthage. Ce n’est
qu’à la fin qu’apparaîtra un sacrificateur individuel improvisé, l’eunuque Schahabarim qui a
déserté le temple de Tanit pour se mettre au service de Moloch. L’ancienne paresse érémitique se
lie à l’avarice saturnienne pour châtier la fécondité.
Cette grande cérémonie finale doit se terminer par un festin qui répond à celui des premières
pages, descriptions qui servent d’exercice à Flaubert pour passer de la deuxième à la troisième
version de la Tentation ; même genre de nature morte symbolique somptueuse :

Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires à plusieurs branches étaient plantés, comme des arbres, sur les tapis de
laine peinte qui enveloppaient les tables basses. De grandes buires d’électrum, des amphores de verre bleu, des cuillers d’écaille
et des petits pains ronds se pressaient dans la double série des assiettes à bordures de perles ; des grappes de raisins avec leurs
feuilles étaient enroulées comme des thyrses à des ceps d’ivoire ; des blocs de neige se fondaient sur des plateaux d’ébène, et des
limons, des grenades, des courges et des pastèques faisaient des monticules sous les hautes argenteries ; des sangliers, la gueule
ouverte, se vautraient dans la poussière des épices ; des lièvres, couverts de leurs poils, paraissaient bondir entre les fleurs ; des
viandes composées emplissaient des coquilles ; les pâtisseries avaient des formes symboliques ; quand on retirait les cloches des
plats, il s’envolait des colombes.

Au-dessus de ce magnifique buffet, Salammbô préside comme l’incarnation même de Carthage :

Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d’elle l’immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les
perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme
corporifiée.
Le peuple ne se contente pas du festin, il veut un luxe qui contente mieux son envie, il veut
s’acharner sur Mâtho. De même que nous agonisons avec Mme Bovary, nous agoniserons avec
lui, et il est en partie son propre sacrificateur, même si celui-ci s’extériorise dans l’ensemble de
la population, puis dans Schahabarim. L’envie carthaginoise va commander ce supplice :

Mais quels citoyens seraient chargés de son supplice et pourquoi en frustrer les autres ? On aurait voulu un genre de mort où la
ville entière participât, et que toutes les mains, toutes les armes, toutes les choses carthaginoises, et jusqu’aux dalles des rues et
aux flots du golfe pussent le déchirer, l’écraser, l’anéantir. Donc les Anciens décidèrent qu’il irait de sa prison à la place de
Khamon, sans aucune escorte, les bras attachés dans le dos ; et il était défendu de le frapper au cœur pour le faire vivre plus
longtemps, de lui crever les yeux afin qu’il pût voir jusqu’au bout sa torture, de rien lancer contre sa personne et de porter sur elle
plus de trois doigts d’un seul coup.

Pour lui arracher un morceau de peau ou de chair avec les ongles. Le peuple de Carthage
effeuille le corps de Mâtho, son texte, page par page, ligne par ligne. Ce sont des puces qui vont
crever sa carapace, sa peau de guerrier, pour qu’apparaisse dans toute sa splendeur sa peau
sensible, sa peau d’amoureux, sa peau de nudité profonde, écorché lumineux. Ceci ne doit se
produire qu’à la fin du jour, au moment où le soleil meurt pour reparaître le lendemain, ou des
siècles plus tard dans une autre ville. Mâtho meurt pour que le livre puisse paraître. Salammbô
regarde l’endroit d’où il doit sortir :

Au sommet de l’Acropole, la porte du cachot, taillé dans le roc au pied du temple, venait de s’ouvrir ; et dans ce trou noir, un
homme sur le seuil était debout.
Il en sortit courbé en deux, avec l’air effaré des bêtes fauves quand on les rend libres tout à coup.
La lumière l’éblouissait ; il resta quelque temps immobile. Tous l’avaient reconnu et ils retenaient leur haleine.
Le corps de cette victime était, pour eux une chose particulière et décorée d’une splendeur presque religieuse. Ils se penchaient
pour le voir, les femmes surtout. Elles brûlaient de contempler celui qui avait fait mourir leurs enfants et leurs époux ; et du fond
de leur âme, malgré elles, surgissait une infâme curiosité, le désir de le connaître complètement, envie mêlée de remords et qui se
tournait en un surcroît d’exécration.

Salammbô exprime cela en désirant le plus possible la mort de Mâtho, mais ce désir de meurtre
va se révéler peu à peu comme étant désir amoureux, désir de mourir avec lui pour revivre avec
lui.

Il appartenait aux prêtres maintenant ; les esclaves venaient d’écarter la foule ; il n’y avait plus d’espace. Mâtho regarda autour de
lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô.
Dès le premier pas qu’il avait fait, elle s’était levée, puis, involontairement, à mesure qu’il se rapprochait, elle s’était avancée peu
à peu jusqu’au bord de la terrasse ; et bientôt, toutes les choses extérieures s’effaçant, elle n’avait aperçu que Mâtho. Un silence
s’était fait dans son âme, un de ces abîmes où le monde entier disparaît sous la pression d’une pensée unique, d’un souvenir, d’un
regard. Cet homme qui marchait vers elle, l’attirait.
Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine ; c’était une longue forme complètement rouge ; ses liens rompus pendaient le
long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des tendons de ses poignets tout dénudés ; sa bouche restait grande ouverte ; de
ses orbites sortaient deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à ses cheveux ; et le misérable marchait toujours !
Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchée sur la balustrade ; ces effroyables prunelles la contemplaient, et la
conscience lui surgit de tout ce qu’il avait souffert pour elle. Bien qu’il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui
entourant la taille de ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle avait soif de les sentir encore, de les entendre ; elle ne voulait
pas qu’il mourût ! À ce moment-là, Mâtho eut un grand tressaillement ; elle allait crier. Il s’abattit à la renverse et ne bougea plus.

Sa peau plus ou moins blanche a disparu. Nous voyons non seulement la chair de l’écorché, mais
l’intérieur de son corps. Dans la mort d’Hannon nous avions l’accomplissement de la pourriture
et le volume du corps se transformait en surface, la profondeur carthaginoise disparaissant en ce
corps étalé ; le corps de Mâtho reste toujours aussi ferme, tandis que le soleil mourant le pénètre.
Ceci rappelle le Cavalier de Fragonard (un autre Fragonard) au musée vétérinaire d’Alfort,
double écorché, humain sur cheval, muscles détachés qui s’envolent dans le mouvement, ou ces
squelettes ou écorchés dans la fameuse édition de Vésale, avec leurs attitudes pleines de grâce,
représentations de corps lumineux, glorieux. La lumière imprègne jusqu’au cœur Mâtho, ce cœur
avec lequel le nôtre a battu, et que nous allons voir en pleine nudité lorsque Schahabarim se
transforme en prêtre aztèque :

Un homme s’élança sur le cadavre. Bien qu’il fût sans barbe, il avait à l’épaule le manteau des prêtres de Moloch, et à la ceinture
l’espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d’or. D’un seul
coup il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le cœur, le posa sur la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l’offrit au
soleil.
Le soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le cœur tout rouge. L’astre s’enfonçait
dans la mer à mesure que les battements diminuaient ; à la dernière palpitation il disparut.

Nous subissons avec Flaubert le supplice de Mâtho pour que nous puissions retrouver les
puissances anciennes qui nous ont été interdites par la face cachée de Rome, par Hannon et tout
ce qu’il représente, et aussi par l’insuffisance d’Hamilcar, par tout ce qu’il y a de mensonge en
lui. Hamilcar représente l’ancienne noblesse carthaginoise et française, qui a failli à son rôle à
cause de ses compromis avec la bourgeoisie. L’ancienne noblesse a perpétré le meurtre de ses
propres enfants, de ses propres héritiers, un des thèmes fondamentaux du romantisme étant que
c’est l’écrivain qui est alors l’héritier véritable de la noblesse, le seul authentique représentant du
peuple entier.
Hamilcar pourrait très bien abandonner à sa décadence la société carthaginoise, aller fonder une
autre ville ailleurs avec son fils Hannibal, mais il ne se résout pas à quitter ses trésors. Aussi va-t-
il mentir de plus en plus, pactiser avec Hannon, ce qui va aboutir au massacre des enfants, lequel
doit être inauguré par celui de l’enfant d’un ancien. Doit être sacrifié d’abord le plus beau des
enfants de Carthage, celui dans lequel toute sa jeunesse s’est concentrée, donc Hannibal.
Hamilcar qui s’identifie à Moloch-Saturne, dont il est l’incarnation parmi les autres personnages
du roman, en montant sur sa statue lors de la réunion du conseil dans son temple, mettant ses
pieds dans la cendre des anciens sacrifices, remplace Hannibal par le fils d’un esclave, faisant de
toute la cérémonie un faux-semblant.
Carthage est doublement condamnée ; par le massacre des enfants, et par le fait que ce massacre
commence par une duperie. Hannibal sauvé, une seconde guerre punique aura lieu, mais il sera
battu. Ce massacre nous indique comment la chance de Carthage a été perdue. Il faut retrouver la
fécondité. La justification mythique de la victoire de Rome sur Carthage, c’est que c’est la
victoire de la ville de Vénus sur celle de Diane. Roma Amor. Le déplacement de l’intérêt sur
Carthage nous montre ce qu’il y a par-dessous Rome mais c’est dans la postérité de Rome que
nous sommes, et c’est elle que nous avons à retourner, à écorcher pour voir en ses entrailles et
retrouver ce cœur fécond de l’univers, ce qu’il y a derrière le soleil.
À PROPOS DE
« L’ÉDUCATION SENTIMENTALE »
L’œuvre de Flaubert est très picturale. Lorsqu’il prépare Bouvard et Pécuchet, il parle souvent
des difficultés qu’il éprouve à faire avec les sottises de ses personnages quelque chose de «
plastique ». Il veut que nous visualisions tout cela. Il est facile d’isoler dans Madame Bovary des
tableaux que l’on peut mettre en relation avec l’art de Gustave Courbet, et aussi les débuts de la
photographie, car c’est un livre, peut-on dire, en noir et blanc. Au contraire Salammbô évoque la
peinture la plus romantique, le Sardanapale de Delacroix avec ses couleurs très intenses.
L’Éducation sentimentale nous fait irrésistiblement penser aux peintres impressionnistes, encore
que Flaubert ne les ait guère connus et point appréciés. Des murs de malentendus empêchent
souvent les artistes d’une même époque de se lire ou de se regarder les uns les autres, de
comprendre qu’ils cherchent les mêmes choses. À certains moments de notre lecture nous
croyons nous trouver devant une peinture de Degas, ainsi lors de la grande description du champ
de courses ; d’autres scènes ont leur répondant chez Manet ou Renoir.
Parenté dans les sujets, mais aussi dans leur cadrage. La façon dont L’Éducation sentimentale est
découpée en chapitres peut être comparée au découpage impressionniste. Dans Madame Bovary
ou dans Salammbô les chapitres se détachent de la façon traditionnelle : lorsqu’une scène s’isole
d’elle-même, elle est encadrée en quelque sorte par les blancs, par exemple les comices
agricoles. Dans Salammbô nous avons alternance entre ce qui se passe à l’intérieur et à
l’extérieur de Carthage. Dans L’Éducation sentimentale aucun chapitre ne correspond à « une »
scène ou « un » décor. On passe toujours de l’un à l’autre. Flaubert veut nous faire sentir la
continuité, et le blanc intervient souvent lorsqu’il n’y a point de coupure dans ce qui est raconté,
pour souligner quelque chose d’important. C’est particulièrement net dans la grande coupure
entre la deuxième et la troisième partie.
Couleur très « française », avec beaucoup de gris, mais irisés, des gris où la lumière se divise :
éclairages en demi-teintes, brumes, soleil à travers les feuilles, perpétuels arcs-en-ciel. La
division des couleurs dans l’œuvre de Monet, le traitement en petites touches, dédouble la
surface de la peinture. Quelle différence avec un Ingres, par exemple, qui travaille dans
l’extrême du lisse, faisant tout ce qu’il peut pour qu’on n’arrive plus à savoir comment cela a été
fait, cacher sa main ! Chez le peintre impressionniste la main se montre, s’exalte, et nous avons
toujours le sentiment de voir deux choses à la fois : non seulement ce que la peinture représente,
mais aussi la peinture elle-même. Lorsque nous regardons une Cathédrale de Rouen, certes
l’édifice se montre à nos yeux, mais la surface de la peinture vient en avant du sujet même.
Ce thème de la surface double, qui se feuillette, lié si profondément à la sensibilité de Flaubert,
se développe dans L’Éducation sentimentale plus encore que dans les romans précédents qu’il
superpose à bien des égards. Les événements sont situés en gros dans la même période que ceux
de Madame Bovary, la contemporaine, celle dont les objets nous sont familiers. Mais à l’intérieur
de cette familiarité se creuse ici une profondeur historique. C’est depuis la fin du Second Empire
que Flaubert nous parle de la révolution de 1848 et de tout le cycle d’événements qui aboutissent
au début de ce règne dans lequel il languit. Il remet en mémoire une époque antérieure, certes
beaucoup moins lointaine que celle de Salammbô, mais profondément oubliée par la plupart des
lecteurs parisiens. En 1848 la surface de la société française s’était ouverte et quelque chose
d’héroïque est apparu pendant quelque temps, recouvert ensuite par la superficie bourgeoise qui
s’est refermée. Lors des événements de mai 1968, la lecture de cet ouvrage était d’une
remarquable actualité. Un certain nombre des phénomènes qui s’étaient manifestés cent vingt ans
plus tôt et que Flaubert avait admirablement perçus, se sont retrouvés presque littéralement. On
pouvait faire changer de siècle certains discours ou slogans sans en déplacer une lettre, ce qui
montre que certains problèmes sont restés en suspens dans la société française depuis cette
époque ; ils n’ont pas encore trouvé leur solution.
Cette volonté de remettre en mémoire quelque chose qui est oublié depuis vingt ans, et non
depuis deux mille, oubli encore plus scandaleux, explique certains aspects du « réalisme » de ce
texte. Pour reconstituer Carthage, Flaubert a besoin d’un immense travail d’érudition, en partie
pour pouvoir se défendre contre les critiques pédantes qu’il prévoyait et qui n’ont pas manqué de
venir. Lorsqu’il se documente sur la révolution de 48 et ses suites, il songe à des critiques venant
d’une région tout autre, de ses amis nouveaux ou anciens, de ceux avec qui il s’est brouillé, qu’il
a retrouvés, qui ont participé de plus ou moins près à ces événements. Il veut que le texte puisse
réveiller tout cela, que cela revienne en pleine figure pour produire une guérison, et c’est pour
cela qu’il a besoin de détails si précis. Un exemple célèbre étonne souvent les commentateurs :
Flaubert demande à Duplan de faire des recherches minutieuses sur les moyens de transport qui
permettaient de revenir de Fontainebleau à Paris lors des émeutes qui vont amener la prise du
pouvoir par Napoléon III. Il n’utilisera toute cette documentation que pour deux lignes :

La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas.

S’il n’avait mentionné le nom d’aucune compagnie, cela aurait été tout aussi « réaliste » au sens
habituel de ce mot. Mais Flaubert a besoin de ce genre de petits faits vrais pour faire sauter chez
son lecteur la couche d’oubli. Ainsi sont disséminées toutes sortes d’allusions à des nouvelles de
l’époque, non point pour en faire une véritable histoire, mais pour provoquer des secousses de
reconnaissance et réminiscence.
Frédéric Moreau est tenté par un éventail, un arc-en-ciel de femmes au milieu desquelles trois
principales se détachent : Mme Arnoux avant tout, femme centrale qui va illuminer toutes les
autres, puis Rosanette Bron avec qui, dans la deuxième partie, il va tromper Mme Arnoux, mais
qu’il va tromper intellectuellement et sentimentalement avec celle-ci, et Mme Dambreuse avec
laquelle il trompera les deux autres et qu’il trompera avec les deux autres. Au début c’est un solo
sentimental, puis un duo : Frédéric passe perpétuellement de l’une à l’autre, et lorsqu’enfin il
couchera avec Rosanette, ce sera dans l’appartement et le lit qu’il avait prévus pour Mme
Arnoux ; les deux femmes se superposent. Puis un trio, l’amour de tête pour Mme Dambreuse,
de type balzacien, rastignacien (il « aime » pour conquérir la fortune, une position politique), se
combine à l’amour de cœur pour Mme Arnoux et l’amour de ventre pour Rosanette ; lorsque
Frédéric couche enfin avec la femme du banquier, comme elle n’est plus de la première jeunesse
et qu’il y a en elle certaines choses qui lui déplaisent, il ne réussit à se montrer vaillant qu’en se
remettant en mémoire les traits des deux autres. La structure sentimentale devient de plus en plus
complexe : éducation pour le lecteur.
Chacune de ces trois femmes s’adresse à une partie, à une passion de Frédéric Moreau, mais ce
ne sont pas les seules à le tenter. Ainsi il voudra épouser son amie d’enfance Louise Roque, mais
il arrivera trop tard, et assistera aux noces de Deslauriers avec elle. À un autre moment il songe
très sérieusement à utiliser pour sa carrière rastignacienne la « nièce » de Mme Dambreuse, en
réalité sa belle-fille, la fille naturelle du banquier, mais celle-ci épousera un autre de ses
camarades, Martinon, après en avoir tenté un autre, de Cisy. Mlle Vatnaz, caricature fort
méchante de George Sand avant que Flaubert ait été séduit par les éminentes qualités de celle-ci,
femme de lettres, intellectuelle féministe qui fait des discours sur la « désubordination de la
femme » provoque un jour chez Frédéric un désir sauvage. Il résiste, et lorsqu’elle s’en va le
salue d’un « adieu, homme aimé », qui le surprend mais ne nous surprend point, nous montre à
quel point ce désir qu’il a ressenti a été sciemment éveillé par elle.
Une septième femme vient compléter notre arc-en-ciel, celle qui est évoquée sans son nom, dès
le début du livre, et qui sera nommée dans la dernière page, Zoraïde la Turque, nullement turque
en réalité, qui tient une maison de délices « orientales » au bord de la rivière de Nogent. Venu
avec Deslauriers en apportant un gros bouquet de fleurs, Frédéric, encore innocent, lorsqu’il voit
toutes ces femmes offertes, est tellement ébahi qu’il n’ose plus et sort. Mais on les voit sortir, et
tout le monde croit qu’il a couché avec ou chez Zoraïde la Turque.
Remarquable abondance de femmes par rapport aux deux livres prédécents, et qui vont faire
sortir chez Frédéric ses qualités. C’est naturellement Mme Arnoux surtout qui possédera cette
faculté. Ceci montre bien comme reste superficiel ce qu’on appelle d’habitude l’antiféminisme
de Flaubert. Célibataire endurci, se méfiant profondément des femmes, il est profondément
sensible à leurs vertus. Le trio féminin essentiel se détache sur un septuor dont il fait partie,
lequel se détache à son tour sur une population féminine innombrable, un mundus muliebris.
Lors d’une réception chez la Dambreuse, Frédéric voit sur un canapé circulaire au centre du
salon de nombreuses femmes de la bonne société, assises les épaules découvertes, et remarquant
la variété de leurs complexions, il estime que c’est comme un harem et même que cela évoque
quelque chose de plus grossier, évidemment la maison de Zoraïde. Au bal de l’Alhambra dans la
première partie, au bal masqué chez Rosanette dans la seconde, ou au champ de courses, l’arc-
en-ciel féminin se démultiplie en inépuisables irisations.
Mais Frédéric est encore exposé à d’autres séductions bien plus dangereuses, celles de ses « amis
», qui vont pour la plupart lui faire manifester ses faiblesses. Un éventail d’hommes le tente pour
obtenir de lui argent, soutien mondain, sentimental ou politique. Au centre se trouve le protecteur
des arts, le moderne dérisoire Apollon marchand de tableaux, M. Arnoux qui se dégradera de
plus en plus au cours du récit. Autour de ce soleil corrompu gravitent six planètes ou satellites :
Deslauriers, l’ami d’enfance, et puis ceux qu’il va rencontrer peu à peu : Hussonnet, Martinon,
Sénécal, de Cisy, le peintre Pellerin. Dans les réceptions qu’il donne, Frédéric accueille cet arc-
en-ciel personnel, mais dans celles offertes par Arnoux, de Cisy, Dambreuse, nous en verrons
d’autres se déployer autour de ceux-ci. Certains personnages sont communs à plusieurs groupes,
mais tous vont ainsi se dédoubler, se combiner.
Au milieu de tous ces corrupteurs, se détache un personnage pur, noble, héroïque, fidèle,
intelligent, etc., le « bon », le « brave » Dussardier, en butte à l’ironie des autres, mais qui
incarne la vertu, la force, qui plaît aux femmes, incarne en un mot toutes les qualités qui étaient
celles de l’ancienne noblesse, alors que le représentant apparent de celle-ci dans l’arc-en-ciel
autour de Frédéric n’en est que l’ombre ou le reflet. De Cisy est un faux noble parce qu’il
manque complètement de courage. Lors du duel avec Frédéric il se comporte lamentablement,
incapable de supporter la vue du sang et en particulier l’idée que le sien pourrait couler.
Chacun des tentateurs est un danger pour Frédéric, va lui faire manifester l’un de ses vices, et
aussi pour la population parisienne dont Dussardier est l’authentique représentant. Chacun
incarne en effet une attitude politique constante à travers les changements d’opinion. Ce sont
tous des gens qui manquent de ligne droite. Arnoux se prétend républicain lorsque nous le
voyons pour la première fois, mais il est en réalité tout à fait favorable au gouvernement de
Louis-Philippe puisqu’il a publié une lithographie qui représente ce monarque avec la reine et les
princes sous le titre « une bonne famille ». Dans sa mutabilité il restera toujours à la recherche du
vent. Un autre est beaucoup plus habile à cet égard, c’est Dambreuse (ou Martinon qui se modèle
sur lui), toujours comme ceux de sa profession, selon Flaubert, du côté des puissants de l’heure,
mais capable, à cause de l’information dont il dispose, de soutenir le puissant réel contre
l’apparent. Au moment de la mort du banquier, Flaubert récapitulera sa carrière et nous dira qu’il
aimait tant les puissants qu’il serait allé jusqu’à « payer pour se vendre ». Sénécal, socialiste
violent, deviendra de plus en plus autoritaire jusqu’à une sorte de fascisme, et à la fin se
retournera en l’un des agents du nouveau gouvernement. C’est lui qui sacrifiera Dussardier qui
tombera les bras en croix.
Le titre est repris d’un roman rédigé avant la première version de La Tentation de saint Antoine,
et qui a certains points communs avec celui-ci, avant tout le fait que nous trouvons au début deux
amis qui correspondent à Frédéric et Deslauriers et une figure féminine qui ressemble à Mme
Arnoux. Sinon la structure générale est complètement différente. Cette version antérieure est déjà
la troisième transposition par Flaubert d’un épisode de sa jeunesse, son aventure avec la femme
du marchand de tableaux Schlesinger, déjà racontée dans une longue nouvelle : les Mémoires
d’un fou, puis dans un court roman : Novembre. Comme pour la Tentation, nous voyons quelque
chose qui traverse des années de travail et de ruse, et continue à évoluer derrière la façade des
premières publications.
Flaubert veut non seulement raconter une éducation, mais aussi faire celle de son lecteur ; le
travail nécessaire à l’appréciation de l’ouvrage est une préparation à la lecture de la réalité
contemporaine. Flaubert veut nous faire reconnaître nos sentiments, nous protéger contre un
certain nombre de tentations et d’illusions ; mais il ne s’agit pas seulement du sentiment
individuel amoureux, c’est une éducation du sentiment politique. L’exposition des séducteurs est
là pour nous protéger contre les entraînements qui risquent d’empêcher le pauvre Dussardier
d’avoir sa république, et du même coup le pauvre Frédéric d’être réuni à Mme Arnoux, les deux
plans se correspondant grâce à tout un système de coïncidences. De même que celui-ci est séparé
de la femme qu’il aurait dû avoir, à cause de l’ensemble des corrupteurs au premier rang
desquels se trouve son époux, de même Dussardier est séparé de la république dont il rêvait et
qui devrait être la sienne, quelle que soit d’ailleurs la forme que cette « république » revêt,
laquelle pourrait fort bien s’exprimer sous un extérieur monarchique à l’anglaise, par les mêmes
tentateurs dont les corruptions dans un domaine expriment les corruptions dans les autres.
Éducation du sentiment, non qu’on puisse en donner à qui n’en aurait pas. « Le cœur », dit
Mathilde à propos de Julien Sorel, « le cœur, cela ne s’apprend pas » ; mais on peut apprendre à
lire dans son cœur. Éducation aussi par le sentiment. Si Flaubert se méfie d’une éducation qui ne
serait que sentimentale en ce sens-là, comme celle qu’a subie Mme Bovary, s’il faut qu’elle soit
purgée par une éducation intellectuelle aussi scientifique que possible, une éducation purement
scientifique ne permettrait pas d’action véritable ; elle se renfermerait dans son orgueil.
Certes il est facile de retrouver la grille des péchés capitaux à l’œuvre aussi bien dans l’arc-en-
ciel féminin que dans le masculin, la gourmandise noble, le raffinement, s’incarnant en Mme
Arnoux, la basse en son mari, l’avarice chez Sénécal et la Vatnaz, la colère chez Deslauriers et
Louise Roque, etc. Chacun d’ailleurs à la fin du livre étant d’une façon ou d’une autre l’époux de
sa chacune, mais la version qui nous en est donnée dans les temples de Salammbô va fonctionner
plus clairement encore dans l’organisation de cet ouvrage. Un planétarium est à l’œuvre dans
l’imagination de Flaubert. Dans le dernier chapitre, Frédéric et Deslauriers récapitulent leur
existence et se renseignent sur ce qui est arrivé à leur groupe :

Puis ils s’informèrent mutuellement de leurs amis. Martinon était maintenant sénateur.

Il est l’époux de Cécile Dambreuse, laquelle n’est ici qu’un substitut de Mme Dambreuse qui
s’est remariée à un mystérieux Anglais. Cécile Dambreuse, en son nom propre, avait tenté de
Cisy, était son épouse « astrale ».

Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous la main tous les théâtres et toute la presse.
De Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait le château de ses aïeux.
Retraite de sa paresse.

Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l’homéopathie, les tables tournantes, l’art gothique et la peinture humanitaire,
était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir, avec un corps minuscule et
une grosse tête.

Dérisoire Mercure-Eshmoun, il est en même temps une préfiguration de Bouvard et Pécuchet. Ils
passent en revue les autres et s’interrogent sur la moralité de leurs aventures :

Et ils résumèrent leur vie.


Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
– C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
– Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus
fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.

Le coléreux Deslauriers n’a certes pas manqué d’acharnement, mais on ne peut nullement dire
qu’il soit allé en ligne droite ; la logique, pour lui aussi, était incarnée par l’avaricieux Sénécal,
Saturne meurtrier de son propre enfant solaire, qui peut changer totalement de principes en
conservant la même rigueur d’application. Puis ils s’enfoncent un peu plus dans leurs souvenirs.
Certes a joué un rôle essentiel l’éducation qu’ils ont reçue, l’officielle et les autres :

Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d’armes au bas de l’escalier, des figures de pions et d’élèves, un
nommé Angelmarre de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes, M. Mirbal et ses favoris rouges, les deux
professeurs de dessin linéaire et de grand dessin. Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote de
Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire, –
puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.

Pour que ces personnages que nous trouvons faibles, la plupart du temps médiocres, puissent
mobiliser notre sentiment, il faut qu’il passe à travers eux autre chose, et en particulier de la
culture classique. Flaubert veut faire revenir à la conscience de son lecteur de 1869 non
seulement les événements oubliés de 48, mais aussi tout ce qu’il avait appris autrefois, qui avait
fait briller, brûler des sentiments qu’il a depuis longtemps étouffés, lui avait révélé son cœur.
Ainsi ce planétarium de papier où dans chaque arc-en-ciel les termes vont se lier aux divinités
planétaires, ce qui permet un contrôle simple et vivant de toute cette prodigieuse complexité, va
mobiliser toute la mythologie antique. Ceci apparaît d’une façon particulièrement éclatante lors
de l’épisode de Fontainebleau, cette oasis où nous échappons en apparence pour quelque temps à
l’actualité politique. Avant la visite de la forêt, exploration de la Nature, la visite du Palais est
celle de l’Histoire au milieu de laquelle brille l’époque de la Renaissance, lorsque les caractères,
la religion, les vertus de l’Antiquité réapparaissaient.
Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment
l’outremer des cintres ; et du fond des bois dont les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venir en écho des hallalis
poussés dans les trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques assemblant sous le feuillage des princesses et des seigneurs
travestis en nymphes et en sylvains, – époque de science ingénue, de passions violentes et d’art somptueux, quand l’idéal était
d’emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres.

Hespérides : à la fois le nouveau monde et l’âge d’or.

La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la figure de Diane Chasseresse, et même en Diane infernale, sans
doute pour marquer sa puissance par-delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle,
une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer
tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette femme.
– Quelle femme ?
– Diane de Poitiers.
Il répéta :
– Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit « Ah ! » Ce fut tout.

Si Rosanette qui peut prendre tant de visages, n’est pas capable de s’identifier à Diane, c’est
qu’elle est par trop liée à une autre déesse, un autre astre. Il y a trop longtemps qu’elle a quitté
Tanit pour Astarté. Elle est l’incarnation actuelle de Vénus, maîtresse des métamorphoses ; c’est
pourquoi elle apparaît pour la première fois dans la scène essentielle du bal masqué, tout à fait
caractéristique au point de vue stylistique comme texte à plusieurs épaisseurs puisque tous les
personnages présents y pourront être désignés selon leurs masques, des surnoms qui se
superposent. Chacun va être expressément la représentation d’autre chose, en particulier de pays
lointains.
Dans L’Éducation sentimentale nous n’avons pas non plus à première vue de grands
déplacements. Pourtant le voyage y est un thème essentiel, d’abord à cause du grand périple qui
apparaît brusquement à la fin du livre entre deux paragraphes ultra-courts. Les deux niveaux du
roman : tentations autour de Frédéric, tentations autour de la population parisienne et à
l’intérieur, se ferment l’un après l’autre. La séquence historique se termine avec la mort de
Dussardier, c’est-à-dire la prise du pouvoir par Napoléon III, à la fin du troisième chapitre avant
la fin. Puis beaucoup de temps passe, et Frédéric va revoir une dernière fois Mme Arnoux qui
aura vieilli, de solaire sera devenue lunaire. Cette couche du roman se termine par un très court
paragraphe : « Et ce fut tout » lequel est un signe de ponctuation souligné d’autant plus qu’il
rime avec ce qui commente le « Ah ! » de Rosanette à Fontainebleau. Le dernier chapitre est la
conversation finale entre Frédéric et Deslauriers, qui sert d’épilogue.
C’est juste après le silence qui suit la mort de Dussardier que nous avons ce passage sur lequel
Proust a depuis longtemps attiré l’attention :
Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des
sympathies interrompues.
Il revint.

La longue phrase évoque une errance sur la Terre entière d’une durée indéterminée, un voyage
dont les voyages réels de Flaubert n’auraient été que des moments, des cas particuliers. C’est une
sorte de fenêtre par laquelle le grand voyage se manifeste, l’envers de tout ce qu’on a vu. Mais
cette fissure ne peut produire un tel effet que parce qu’elle a été annoncée par toutes sortes de
choses.
De même que dans Salammbô les chapitres alternaient entre l’extérieur et l’intérieur de Carthage,
ici les scènes alternent entre l’intérieur et l’extérieur de Paris. Cet extérieur, c’est d’abord
Nogent-sur-Seine, puis ce sera l’épisode de Fontainebleau, figure du voyage lointain.
À y regarder de plus près nous verrons qu’à l’intérieur de Paris les personnages se déplacent
considérablement. Au centre même de la capitale, dans le Champ de Mars, le champ de courses,
les trajets circulaires aussi rapides que possible sont l’expression parisienne, envieuse, du voyage
fondamental. Trajets circulaires au centre de Paris, trajets circulaires dans la forêt de
Fontainebleau qui vont toujours ramener Frédéric et Rosanette à leur hôtel le soir, et finalement
le grand trajet circulaire autour de la Terre.
Autour de cette figure traditionnelle du déplacement social, de la Roue de Fortune, qu’est le
champ de course, la « carrière », presque tous nos personnages vont changer de logement. Les
Dambreuse, très bien placés, ne bougent pas, mais les Arnoux vont avoir au moins trois logis
successifs et changent plusieurs fois de maison de campagne. On passe de quartier en quartier et
de banlieue en banlieue. Chacun des protagonistes a ainsi des caractéristiques locales et
itinérantes finement précisées.
La femme, selon Flaubert, ne peut être aussi attirante que dans la mesure où elle représente non
seulement un lieu, mais la présence des autres lieux à l’intérieur de celui-ci. C’est d’ailleurs par
cette liaison entre la femme et le voyage qu’une sorte de don-juanisme essentiel va pouvoir se
manifester, la femme n’étant plus seulement une seule femme, mais d’autres femmes
perceptibles, compréhensibles, aimables à travers elle. Frédéric Moreau, au cours de son «
voyage sentimental » apprend au moins une chose à travers tous ses malheurs, c’est que l’amour
d’une femme ne se ferme pas sur celle-ci. Si Frédéric est infidèle, c’est qu’il n’a pas réussi à
épouser Mme Arnoux, son épouse selon les astres. Toutes les autres femmes auraient alors été à
sa disposition par son intermédiaire ; elle possède la clef du royaume entier des femmes, de tout
ce monde féminin qui se déploie peu à peu autour de lui. Ne pouvant profiter de cette porte, il va
perpétuellement de femme en femme et de lieu en lieu, comme une mouche se heurtant à une
vitre sans pouvoir sortir. Les femmes dans ce livre apparaissent comme les messagères du
voyage et développent toujours des rêveries de voyage, ce qui fait que le grand voyage au début
du chapitre six de la dernière partie, finit par apparaître comme un substitut de la conjonction
manquée avec Mme Arnoux. À défaut de caresser celle-ci qui lui aurait donné la Terre entière, il
va s’efforcer de caresser la Terre, ce qui ne le satisfera point, car il ne peut posséder la Terre tant
qu’il n’a pas résolu plus ou moins la question de la femme.
Au cours du récit, nous avons plusieurs descriptions de déplacements paresseux, passifs ; en
bateau, en calèche, en coupé, qui s’opposent au déplacement actif du cavalier ou du piéton, et où
l’on éprouve fortement la relativité du mouvement. Est-ce le paysage ou le navire qui bouge, la
gare ou le train ? Ainsi Frédéric Moreau est en mouvement par rapport à la société parisienne,
mais il peut aussi être considéré comme un observateur presque immobile par rapport auquel
l’Histoire se déroule. Dans la première scène nous avons fortement ce sentiment du déplacement
du paysage par rapport au plateau, à la scène centrale sur la Seine, où apparaît un soleil autour
duquel les choses vont se mettre à tourner.

Ce fut comme une apparition :


Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses
yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et quand il se fut mis plus loin, du
même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant
la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de
mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez
droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.

Il se rapproche d’elle en ramenant un châle qui risque de tomber, et la scène prend une allure
magique parce qu’un harpiste vagabond se met à chanter :

C’était une romance orientale, où il était question de poignards, de fleurs et d’étoiles. L’homme en haillons chantait cela d’une
voix mordante ; les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse mesure ; il pinçait plus fort : les cordes vibraient, et
leurs sons métalliques semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte d’un amour orgueilleux et vaincu. Des deux côtés de
la rivière, des bois s’inclinaient jusqu’au bord de l’eau ; un courant d’air frais passait ; Mme Arnoux regarda au loin d’une
manière vague. Quand la musique s’arrêta, elle remua les paupières plusieurs fois comme si elle sortait d’un songe.

Mme Arnoux apparaît dans un ensoleillement extraordinaire avec la lumière qui lui traverse les
mains comme dans certaines images de madone, au milieu d’un voyage. Elle a l’air de venir
d’îles tropicales (teint d’Andalouse, cette négresse qui l’accompagne) et elle va continuer vers la
Suisse. Lorsqu’il la reverra à Paris, elle va peu à peu concentrer en elle les autres femmes de la
capitale, devenir, comme dit Flaubert, un élément à l’intérieur duquel il va vivre. Dans un
fameux passage des Vases communicants Breton nous fait assister à la constitution de cette
figure pour lui attirante entre toutes, qu’il appelle « la femme de Paris ». De même Frédéric
Moreau dans sa promenade va rassembler toutes les beautés féminines dans la lumière de Mme
Arnoux qui devient la ville de Paris de la même façon que Salammbô est Carthage :
Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop,
les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des
contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les dentelles, les pendeloques de pierreries, en les
imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À l’éventaire des
marchandes les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers les petites pantoufles
de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne
stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix
bruissait comme un immense orchestre autour d’elle.

Non seulement les autres femmes apparaissent comme des reflets de Mme Arnoux, mais sa
lumière pénètre tous les objets féminins. Paris apparaît au XIXe siècle et au début du XXe dans la
littérature occidentale comme la ville séductrice entre toutes, féminine par excellence, la ville de
la mode et de la couture. Le fait que le corps de Mme Arnoux va pouvoir se détailler en objets de
parure, en cachemires et dentelles, va permettre une grande scène décisive dans la dernière partie
où Mme Dambreuse tue sa rivale en effigie. Le banquier est mort. Il y a un problème d’héritage,
mais ce n’est rien, Frédéric va réussir dans sa carrière comme n’importe quel Rastignac, en
épousant sa veuve. Mais la jalousie de cette Junon fait manquer ce beau projet. Arnoux ruiné, on
fait vendre aux enchères son mobilier et toutes les affaires de sa femme. Mme Dambreuse, pour
se venger d’elle et de l’amour qu’elle continue de lui inspirer, oblige Frédéric à assister à cette
vente, à voir disperser les robes, les cachemires, les dentelles, et surtout à assister à la fin à
l’usurpation par elle d’un coffret d’argent qui est évidemment l’image du cœur de Mme Arnoux.
Alors pour Frédéric plus rien n’est possible avec celle qui ne désirait qu’être sa complice ; il ne
peut que fuir cette jalousie sans amour.
Lors des promenades dans des lieux parisiens qui donnent sur autre chose que le Paris actuel, la
sphère de Mme Arnoux s’élargit considérablement :

Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des
dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à
clochettes qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées.

Ce sont les thèmes qui défilaient dans la rêverie d’Emma Bovary couchée dans son lit à côté de
Charles. Mais alors qu’Emma, provinciale, ne connaît que les sous-produits de la culture,
Frédéric parisien touche au vrai luxe et au vrai romantisme. Les mêmes images vont prendre
d’un roman à l’autre une valeur beaucoup plus positive. C’est un aspect de ce renversement des
valeurs qui continue de s’opérer de la première à la troisième version de la Tentation.

Quelquefois il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la
substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb.
Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleine à gros bouillons.
Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d’autruche, dans une
robe de brocart. D’autres fois il la rêvait en pantalon de soie jaune sur les coussins d’un harem ; – et tout ce qui était beau, le
scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour, l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque
et insensible.

Avec le Jardin des Plantes et le musée du Louvre ce sont la Géographie et l’Histoire qui
s’organisent autour d’elle, dont elle va lui donner les clefs. La littérature, le langage aussi. Tout
le texte est une déclaration d’amour de Flaubert pour la ville de Paris et toutes les femmes qu’il a
aimées, taisant leur nom. Libre aux érudits de fouiller les correspondances et mémoires. Ces
femmes réelles ont servi à nourrir son imagination d’une femme idéale qu’il n’a jamais eue, qui
lui manque profondément, d’une Marie Arnoux qui illumine la vie de Frédéric, mais en lui
manquant toujours davantage.
Les autres femmes apparaissent aussi en liaison avec le voyage. Par exemple, Louise Roque, la
petite provinciale, la sauvage, l’habitante des forêts, l’épouse, à la fin du livre, de ce Mars qu’est
Deslauriers, lorsqu’elle se promène avec Frédéric dans les bois, au moment où elle lui déclare
une fois de plus son amour, lui montre un petit barrage qui évoque dans l’esprit du jeune homme
les chutes du Niagara. Dans la première Éducation, l’un des deux amis partait à New York avec
sa Marie Arnoux.
Clairement liée au voyage la reine des métamorphoses parisiennes, la Vénus élégante, Rosanette,
princesse du carnaval où les choses changent de sens, maîtresse en déguisement. Frédéric à son
bal n’est pas vraiment masqué ; il s’est rendu insignifiant, pourrait-on dire, en adoptant le
déguisement neutre, une simple cape qui cache son habit ordinaire. Mais tous les autres ont des
costumes hauts en couleur. Jacques Arnoux, qui l’y a mené, soleil corrompu des arts parisiens,
figure de cette gourmandise si ensoleillée dans le deuxième chapitre de la Tentation définitive,
arrive en costume de marmiton, portant sur sa tête un grand panier de victuailles. À l’intérieur de
ce bal révélateur, le déguisement de chacun c’est son emblème. Certains passages sont presque
surréalistes ou font penser à des pages de Raymond Roussel :

Un vieux beau vêtu, comme un doge vénitien, d’une longue simarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette qui portait un
habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons d’or. Le couple en face se composait d’un Arnaute chargé de
yatagans et d’une Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise et corset
rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu’aux jarrets, une grande blonde, marcheuse à l’Opéra, s’était mise en
femme sauvage ; et par-dessus son maillot de couleur brune, n’avait qu’un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un
diadème de clinquant d’où s’élevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle un Pritchard affublé d’un habit noir
grotesquement large, battait la mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un clair de
lune, choquait sa houlette contre le thyrse d’une Bacchante couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des
cothurnes à rubans d’or. De l’autre côté une Polonaise en spencer de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses bas de
soie gris perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire ventru, déguisé en
enfant de chœur, et qui gambadait très haut, levant d’une main son surplis et relevant de l’autre sa calotte rouge. Mais la reine,
l’étoile, c’était Mlle Loulou, célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle portait une large
collerette de dentelle sur sa veste de velours noir uni ; et son large pantalon de soie ponceau, collant sur la croupe et serré à la
taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long de la couture, des petits camélias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu
bouffie et à nez retroussé, semblait plus insolente encore par l’ébouriffure de sa perruque où tenait un chapeau d’homme en feutre
gris, plié d’un coup de poing sur l’oreille droite, et dans les bonds qu’elle faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient
presque au nez de son voisin, un grand Baron moyen âge tout empêtré dans une armure de fer. Il y avait aussi un ange, un glaive
d’or à la main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui allant, venant, perdant à toute minute son cavalier, un Louis XIV, ne
comprenait rien aux figures et embarrassait la contredanse.

Trois types de masques : les historiques, ceux qui représentent des époques antérieures : berger
Watteau, doge vénitien, etc., puis ce que je pourrais appeler les masques de fonction : enfant de
chœur, ange, métiers parisiens, et enfin les géographiques : Suissesse, Polonaise, ceux qui nous
intéressent le plus ici car ils vont permettre à l’imagination de Frédéric de voyager avec Mme
Arnoux. Son amour se nourrit à la science, à l’histoire, mais aussi à toute l’activité imaginative
du Paris contemporain. Le bal masqué est le résumé de cette fécondité mensongère et instructive
à la fois. Paris produit perpétuellement des illusions ; il faut être capable de s’en protéger, mais
aussi d’utiliser l’énergie qu’elles transmettent.

Elles tournaient si près de lui que Frédéric distinguait les goutelettes de leur front ; – et ce mouvement giratoire, de plus en plus
vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte d’ivresse, y faisait surgir d’autres images, tandis que toutes
passaient dans le même éblouissement, et chacune avec une excitation particulière selon le genre de sa beauté. La Polonaise qui
s’abandonnait d’une façon langoureuse, lui donnait l’envie de la tenir contre son cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur
une plaine couverte de neige. Des horizons de volupté tranquille au bord d’un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la
Suissesse qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante penchant en arrière sa tête brune, le
faisait rêver à des caresses dévoratrices dans les bois de lauriers-roses par un temps d’orage, au bruit confus des tambourins. La
Poissarde que la mesure trop rapide essoufflait, poussait des rires ; et il aurait voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner
à pleines mains son fichu comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse dont les orteils légers effleuraient à peine le parquet,
semblait receler dans la souplesse de ses membres et le sérieux de son visage tous les raffinements de l’amour moderne qui a la
justesse d’une science et la mobilité d’un oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau, sautillant sur
son collet, envoyait de la poudre d’iris autour d’elle ; et à chaque tour, du bout de ses éperons d’or, elle manquait d’attraper
Frédéric.

Irisation ; la valse des femmes masquées développe dans l’imagination de Frédéric tout un arc-
en-ciel de possibilités de plaisir incluant les diverses parties de la ville et du monde.
Nous venons de rencontrer une femme sauvage, mais c’est Rosanette qui est capable d’établir la
communication entre certains des aspects les plus raffinés de la vie parisienne et une sauvagerie
profonde, laquelle apparaîtra au mieux dans l’épisode de Fontainebleau qui établit un parallèle
entre la sauvagerie qui se révèle dans les émeutes parisiennes à ce moment et la sauvagerie de la
Nature telle qu’elle est conservée dans cet îlot, cette réserve que sont les parties les plus reculées
de la célèbre forêt.
Rosanette est ignorante et raffinée à la fois. Elle a une culture toute féminine. La culture
masculine selon Flaubert, c’est avant tout la science, et celle-ci se présente sous son aspect le
plus sérieux et le plus grave dans la médecine. Rosanette n’a pas de science. Elle n’est pas une
artiste non plus, au sens masculin du terme. L’artiste dans L’Éducation sentimentale, c’est avant
tout le mauvais peintre Pellerin, très changeant mais incarnation de l’orgueil (un de ses premiers
tableaux qui nous soient montrés, est une grande machine de salon qui a pour thème
Nabuchodonosor changé en bête). Mais Rosanette est une experte en une certaine culture
parisienne, celle des cachemires, dentelles et voitures, qui rivalise de précision et de complexité
avec la science masculine. Si elle n’a pas de contact avec le palais de Fontainebleau, elle aura
une sensibilité particulière au caractère panique de cette forêt primordiale dont les arbres vont se
présenter peu à peu comme des métaphores de plus en plus claires de ce qui se passe à Paris, des
soubresauts de l’émeute :

La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres à l’écorce blanche et lisse entremêlaient leurs couronnes ; des
frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes des houx pareils à du bronze se hérissaient ;
puis venaient une file de minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques ; et les pins symétriques comme des tuyaux
d’orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter.

Paris-orchestre.

Il y avait des chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient les uns les autres, et fermes sur leurs
troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe
de Titans immobilisés dans leur colère.

Ce sont des arbres Dussardier.

Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des
buissons d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups vont boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des
sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite ils traversaient des
clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient : c’était, au flanc
d’une colline, une compagnie de carriers battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus et finissaient par emplir tout le
paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines
méconnaissables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt penser à des volcans, à
des déluges, aux grands cataclysmes ignorés.

Le brusque passage au présent dédouble la temporalité, nous invite à aller nous-mêmes vérifier,
méditer.

Frédéric disait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin ; Rosanette détournait la tête,
en affirmant que « ça la rendrait folle », et s’en allait cueillir des bruyères. Leurs petites fleurs violettes, tassées les unes près des
autres, formaient des plaques inégales et la terre qui s’écroulait de dessous mettait comme des franges noires au bord des sables
pailletés de mica.

Et voici maintenant l’apparition des monstres ; leur défilé dans la septième partie de la Tentation
pourrait passer ici comme une parenthèse.

Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques ;
çà et là, telles que des promontoires sur le lit desséché d’un océan, se levaient des rochers ayant de vagues formes d’animaux,
tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables frappés par le soleil
éblouissaient ; – et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer.

Au milieu de l’Île-de-France, la forêt de Fontainebleau communique avec ce qui est le plus


lointain dans le temps et dans l’espace, avec ce que Frédéric ira chercher lors de son voyage
indéfini.
À l’éclatante mort en croix de Dussardier, crucifixion de la Seconde République, s’ajoute la mort
de l’enfant de Frédéric, annoncée par la maladie de celui de Mme Arnoux. Pellerin s’avère
incapable de nous donner une représentation convenable de cette mort, de nous faire comprendre
ce qui s’est passé. Il n’y aura pas de grand médecin pour sauver la petite victime dévorée par un
autre Moloch. La Deuxième République est condamnée parce qu’elle est l’enfant de Frédéric
avec Rosanette et non avec Mme Arnoux. S’il avait pu avoir un enfant de celle-ci, la population
parisienne aurait été guérie, et l’ancienne noblesse se serait reconnue à l’intérieur de Dussardier.
À PROPOS DES
« TROIS CONTES » ET DES TROIS PIÈCES
Avec L’Éducation sentimentale, Flaubert s’efforce de détruire la France du Second Empire,
d’éliminer ce qui empêche les Français de voir et de sentir. Le livre paraît en 1869 ; la guerre
éclate peu après ; elle aboutira à l’écroulement du règne de Napoléon III. Le vœu de Flaubert est-
il accompli ? Ce n’est ni grâce à lui, ni comme il l’aurait voulu. L’élimination du faux empereur
est viciée par le fait qu’elle est liée au déshonneur de la France qu’il ressent bien plus vivement
qu’il aurait cru. La correspondance de ces années nous montre un développement considérable
de son patriotisme. Lui qui se croyait si libéré, s’aperçoit de la relation viscérale qu’il entretient
avec son pays et ses croyances. Il ressent la débâcle de 1871 comme une catastrophe personnelle.
D’autre part, ce qui succède au Second Empire n’est nullement ce qu’il pouvait désirer. C’est
d’abord la Commune, reprise en plus violent d’un certain nombre des aspects de la révolution de
48. Si celle-ci a échoué, Flaubert estime que la Commune ne peut mener qu’à un échec encore
plus rude. Pellerin a été incapable de faire le portrait du bébé mort de Frédéric. L’artiste de
l’époque n’a pas su faire comprendre ce qui s’était passé. Malgré L’Éducation sentimentale, ce
portrait rétrospectif que Flaubert estime réussi mais qu’on n’a pas lu, la Commune reprenant et
accentuant les erreurs d’autrefois se termine par une seconde catastrophe, elle aussi
profondément ressentie par lui, la victoire des Versaillais, le retour au mauvais ordre. Pendant
toutes les dernières années de sa vie, il ne cessera de tonner contre ce qu’il appelle et qu’on
appelle à ce moment l’« ordre moral ».
Selon lui, tout ce qu’il y avait de haïssable dans le Second Empire subsiste dans la Troisième
République, et d’une façon plus sournoise parce qu’il n’y a même plus la figure de Napoléon le
Petit, qu’il était facile de ridiculiser, de haïr, quelque estime que l’on puisse avoir pour certains
membres de sa famille. Désormais la responsabilité est plus diffuse ; on ne trouve plus le bouc
émissaire.
Tout au long de la guerre Flaubert se remet à la Tentation. Avec l’écroulement du grand
mensonge, cette œuvre recuite, distillée, devrait être devenue lisible au moins pour quelques-uns.
Mais les choses se passent si mal qu’après avoir achevé sa troisième version, il préfère attendre
encore, et reprend un vieux projet mûri peu à peu, ce qui va devenir Bouvard et Pécuchet,
espérant publier ces deux livres ensemble comme un diptyque.
Mais alors qu’il s’est bien enfoncé dans la rédaction de ce dernier ouvrage, qu’il en a terminé le
premier chapitre, survient une nouvelle catastrophe. Il y avait eu dans l’intervalle la mort de sa
mère, avec laquelle il avait vécu jusqu’alors. Mais voici que sa situation financière se transforme
brusquement. Romantique, Flaubert estime que la littérature doit être une activité noble, libérale
dans ce sens qu’elle doit être cultivée, pratiquée sans aucune relation avec un profit pécuniaire.
C’est le père qui a fait la fortune de la famille ; le fils aîné suit sa carrière ; le cadet veut profiter
de l’argent amassé pour l’anoblir encore et s’anoblir ainsi. C’est pour cela qu’il a aidé au
mariage de sa nièce Caroline, qu’il a considérée dès la mort de sa sœur comme sa fille adoptive,
avec un homme d’affaires, Ernest Commanville qu’il estime pourtant être un « épicier ». Mais au
moins les affaires de sa nièce et celles de la famille entière lui semblent-elles en bonnes mains.
Le mari de Caroline doit assurer la tranquillité, le loisir de celle-ci et de son oncle, pour leur
permettre de cultiver leur vocation.
Mais l’épicier était un mauvais épicier ; l’homme d’affaires n’a pas su s’occuper de celles de la
famille. Peu à peu des problèmes financiers se posent, et tout d’un coup Flaubert s’aperçoit qu’il
est complètement ruiné. Il est même menacé de devoir vendre son laboratoire-belvédère de
Croisset. Autrefois riche, lui pour qui la littérature était en dehors de toutes questions de vente un
luxe sacerdotal, le voici démuni, faisant pitié à ses amis parisiens, ce dont il va beaucoup
souffrir. Ceux-ci s’efforcent de lui obtenir une sinécure dans un ministère, mais il ressent cela
comme une humiliante aumône. Il devrait par leur intermédiaire quémander quelque chose à ce
gouvernement, à ce pouvoir qu’il déteste tellement, pactiser, faire un compromis. Et les choses se
passeront encore plus mal que prévu. Ces places qu’on lui propose seront raflées par d’autres, et
il lui faudra descendre les degrés de la mendicité.
Ce coup de fortune après les catastrophes de la défaite française et de la mort de sa mère, va le
paralyser assez longtemps. Pendant quelques mois il ne peut plus écrire du tout, et abandonne le
travail sur Bouvard et Pécuchet. Il a le sentiment que s’il accepte certaines propositions, cède à
certaines tentations, il n’a plus le droit d’écrire un livre de vengeance comme celui-là.
Soudain quelque chose se débloque ; Flaubert commence à rédiger La Légende de saint Julien
l’Hospitalier, puis les deux autres Contes. Les biographes ont depuis longtemps remarqué que
l’écriture de cet ouvrage est étonnamment rapide par rapport à tout l’ensemble de sa production
depuis Madame Bovary ; et aussitôt après son achèvement, il se remet à travailler sur Bouvard et
Pécuchet.
Dans ces trois histoires à première vue fort différentes, nous retrouvons les thèmes flaubertiens
habituels et dans deux d’entre elles la couleur de ce qu’il a déjà publié. Ainsi Un cœur simple est
une histoire contemporaine, celle de la servante Félicité, figure très maternelle qui va pouvoir
représenter la France de l’enfance de Flaubert. Dans sa correspondance avec George Sand pour
qui il écrit tout spécialement ce texte, il la décrit comme une sainte. Son décor, c’est la
Normandie déjà peinte dans Madame Bovary ; c’est un texte de même couleur, mais comme
illuminée, transfigurée. De même Hérodias ressemble par certains aspects à Salammbô, et il se
demande comment il va faire pour trouver une couleur suffisamment distincte. L’ensemble des
Trois Contes constitue ainsi une mise en abyme de l’œuvre entière avec ses deux volets : histoire
contemporaine, Antiquité flamboyante, reliés par cette charnière essentielle qu’est la Légende.
Trois histoires de dénuement : les trois héros, les trois « saints » sont dans une extrême pauvreté
à la fin de leur existence. Félicité est seule dans sa chambre de la maison vide déjà mise en vente
depuis longtemps. Dans la Légende l’ermite a renoncé à toutes les richesses ; pauvre parmi les
pauvres, le peu qui lui reste, il le donne au mendiant lépreux qui lui demande de passer le fleuve.
Dans Hérodias, Jean Baptiste en sa caverne sous le palais d’Hérode à l’intérieur de la forteresse,
est nu et seul.
Trois célibataires : Félicité a aimé quelqu’un dans sa jeunesse, mais n’a pu l’épouser, et s’est
toujours consacrée aux enfants des autres ; Julien a épousé la fille de l’Empereur d’Occitanie, il a
traversé le mariage, puis il est entré dans la solitude ; quant à Jean Baptiste il est depuis toujours
fondamentalement célibataire. Tous trois se présentent en contraste avec une vie familiale : pour
Félicité, celle qui reste à Mme Aubain sa patronne, avec ses deux enfants, Paul et Virginie ; pour
Julien, le château des parents et le merveilleux palais d’Occitanie ; pour Jean Baptiste, la famille
d’Hérode qui fascine par l’intrication de ses relations internes, ce roi vivant maritalement avec sa
nièce qui est en même temps sa belle-sœur, ce qui donne une densité et une confusion
d’apparentements remarquables, la fille d’Hérodias tentant ainsi celui qui est plusieurs fois son
oncle. L’Histoire nous apprend qu’elle en épousera plus tard un autre.
Ce qui débloque tout le reste, c’est le récit le plus nouveau par sa couleur. La Légende nous
apporte une atmosphère, un lieu littéraire, profondément différent de tout ce que nous avions vu,
un lieu qui lie les deux autres. Le texte se termine par une phrase dans laquelle l’auteur sort du
personnage de témoin impersonnel qu’il avait adopté depuis ses premières publications à
quelques fissures près :

Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église dans mon pays.

Image lumineuse à l’intérieur de l’obscurité où il se débat, ce vitrail appartient à la cathédrale de


Rouen, et jusqu’à la fin de sa vie Flaubert a espéré que l’éditeur Charpentier allait faire une
édition de luxe de cette légende avec une reproduction du vitrail en question, mais en passant
sous silence le nom de Rouen, il le présente comme venant du fond de son enfance et lui
appartenant en quelque sorte en propre. Pont entre deux mondes, médiéval faisant communiquer
l’antique et le contemporain, le vitrail surtout lui donne l’assurance que l’on peut devenir un
saint tout en ayant tué son père et sa mère.
Au début nous sommes dans le château féodal par excellence, expression de la France du Moyen
Âge telle que nous pouvons la rêver aujourd’hui. Le seigneur et sa femme ont attendu
longuement un enfant. Autour de ce nouveau-né merveilleux, deux prophéties, l’une à la mère :

La nouvelle accouchée n’assista pas à ces fêtes. Elle se tenait dans son lit, tranquillement. Un soir, elle se réveilla, et elle aperçut,
sous un rayon de la lune qui entrait par la fenêtre, comme une ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure, avec un
chapelet au côté, une besace sur l’épaule, toute l’apparence d’un ermite. Il s’approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer les
lèvres :
– Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint !

L’autre au père :
Les convives s’en allèrent au petit jour ; et le père de Julien se trouvait en dehors de la poterne où il venait de reconduire le
dernier, quand tout à coup un mendiant se dressa devant lui dans le brouillard. C’était un Bohême à barbe tressée, avec des
anneaux d’argent aux deux bras et les prunelles flamboyantes. Il bégaya d’un air inspiré ces mots sans suite :
– Ah ! ah ! ton fils !… beaucoup de sang !… beaucoup de gloire !… toujours heureux ! la famille d’un empereur.

L’enfant reçoit d’abord une éducation maternelle et ecclésiastique aux mains d’un vieux moine,
puis passe à l’éducation paternelle et noble, avant tout celle de la guerre qui passe par celle de la
chasse. Le père se réjouit de le voir si bien progresser. Ah, il n’est que trop bon chasseur ! Un
jour il part dans la forêt pour une chasse fabuleuse qui va durer vingt-quatre heures et se
terminera par un massacre épouvantable de toutes les bêtes qu’il rencontre. À la fin de ce
carnage il aperçoit la famille animale par excellence : un grand cerf avec sa biche et son faon, les
tue tous les trois ; et au moment de sa mort, le cerf proclame une troisième prophétie :

« Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère. »

Profondément troublé, le jeune Julien revient au château. Un jour il tue presque son père et
presque sa mère, et décide de fuir. Il parcourt le monde, devient un grand guerrier, sert toutes
sortes de rois et finit par sauver l’Empereur d’Occitanie qui lui demande ce qu’il désire en
récompense : « trésors ? la moitié du royaume ? », puis lui propose ce qui est le visage même de
ces trésors et de ce royaume, sa propre fille à laquelle Julien ne peut résister. C’est la réalisation
de la prophétie faite au père. Quelque temps de vie merveilleuse dans le luxe hyperméditerranéen
de cette Andalousie provençale que Flaubert nous imagine. Mais Julien s’interdit d’aller à la
chasse, et cela lui pèse tellement qu’un jour sa femme l’encourage à s’y remettre. Suit une chasse
de cauchemar où il ne peut tuer aucun animal. Or il se trouve que cette nuit même, par une de ces
coïncidences parfaitement invraisemblables dont les romans « réalistes » de Flaubert sont pleins
eux aussi, son père et sa mère qui l’ont cherché depuis des années, depuis son départ, arrivent au
palais et sont reçus par sa femme qui lorsqu’ils se sont fait reconnaître, pour les honorer, les fait
coucher dans son propre lit. Julien revenu, furieux de n’avoir fait couler aucun sang, aperçoit une
barbe près de celle qu’il croit être son épouse, au petit matin, se voit trompé, et tue son père et sa
mère. Accomplissement de la prophétie faite au fils.
Il repart, abandonne toutes ses richesses, fait toutes les pénitences possibles et finit par se fixer
comme passeur près d’un fleuve et devient un saint. Accomplissement de la prophétie faite à la
mère. Un jour, un mendiant lépreux qui a l’air d’être l’incarnation du mal, lui demande de le
faire traverser, puis entre dans sa cahute, lui demande à boire. Julien lui donne ses dernières
gouttes d’eau. À manger ; il lui donne son dernier croûton de pain. C’est le décor de la Tentation
qui s’est enfoncé dans la brume. Il lui dit qu’il a froid ; il lui donne son lit. Qu’il a encore froid,
qu’il faut qu’il vienne auprès de lui ; il se déshabille, couche avec lui, prend le lépreux dans ses
bras, le baise sur la bouche ; alors celui qui au début du passage semblait le démon s’envole dans
le ciel avec lui et se révèle être Jésus.
Pour que cette histoire ait joué un tel rôle dans la vie de Flaubert, il faut qu’il ait eu l’impression
d’avoir tué son père et sa mère. Celle-ci vient de mourir, mais il nous fait l’effet d’avoir été un
fils exceptionnellement aimant et fidèle. Le problème est ailleurs, vraisemblablement dans ses
relations avec cette figure éminemment maternelle que devient la France pour lui lors de la
catastrophe de 71. La France est morte ou quasi morte, et Flaubert se demande s’il n’en serait pas
un peu responsable, fût-ce dans une mesure infime. Il y a une France qu’il déteste et qu’il
s’efforce d’éliminer, mais par-derrière et par-dessous il y en a une à laquelle il se découvre
profondément fidèle, cette France du Moyen Âge qui survit dans le personnage de Félicité
comme plus tard dans la Françoise de Proust, cette France qu’il explore et illustre dans la
Légende qui se montre ainsi non seulement récit d’un meurtre et de sa réparation, mais réparation
même.
En ce qui concerne le meurtre du père, l’histoire d’Œdipe avec tout ce qu’on peut en tirer, ne
suffira pas à nous éclairer dans un tel contexte. Flaubert est infiniment respectueux de la figure
paternelle du grand médecin ; certes il s’est dérobé à certains conseils, une ingénieuse maladie
lui a permis de troquer les études de droit contre les recherches littéraires, mais il veut désormais
être en littérature un médecin et un chirurgien. Les deux fils imitent leur père chacun dans sa
langue. De même que les légers sentiments de culpabilité à l’égard de la mère ont reçu une
amplification massive lors de la catastrophe de 71, de même ceux qui pouvaient exister à l’égard
du père doivent avoir été multipliés par le coup de fortune, la ruine qui apparaît comme
dilapidation de ce que le père lui avait confié. Flaubert a eu l’impression que, s’il avait réussi à
être pour sa nièce Caroline une bonne « mère » substitutive, une « nounou » selon l’expression
qu’il emploie dans de très nombreuses lettres (Félicité, c’est lui aussi, dans les Trois Contes), par
contre il a échoué comme figure paternelle, parce qu’il s’est débarrassé trop lâchement de ses
responsabilités sur le mari, et n’a pas été capable de mener sa partie de la barque familiale
comme il aurait dû.
Le romantique, voulant montrer qu’il est le véritable héritier d’une noblesse qui a failli à sa
tâche, se donne volontiers un pseudonyme noble : de Nerval, de Stendhal. Dans L’Éducation
sentimentale, Dambreuse est vraiment le contre-romantique, puisqu’il est à l’origine comte
d’Ambreuse, et qu’il a supprimé, assassiné l’apostrophe pour avoir mieux l’air d’un bourgeois.
Flaubert a l’impression qu’en s’affirmant comme romantique il a attenté en quelque sorte à
l’honneur de son père, et que pour hériter non seulement de son nom mais de son bien, il lui
aurait fallu réparer cet affront en se montrant capable, tout en faisant de la littérature aussi
romantique que possible, d’augmenter, de continuer sa fortune. La rapidité d’écriture des Trois
Contes va dans ce sens, avec son contrôle prodigieux, l’horizontal remis soudain en avant mais
sans rien perdre du vertical.
Dans Hérodias la figure paternelle va être singulièrement illuminée par celle de saint Jean
Baptiste, célibataire, mais père annonciateur. Le Christ a son père éternel, et aussi son père
nourricier qui est saint Joseph ; mais il a dans sa parole un père annonciateur, le prodrome,
comme on dit en grec, celui qui va permettre l’arrivée du fils par excellence, en quelque sorte
son accoucheur. Les messagers envoyés par Jean Baptiste en Galilée vont revenir pour dire qu’en
effet le Messie est là. D’abord décrit comme figure diabolique, noir, hirsute, avec les yeux
comme des charbons ardents, tel le lépreux dans la Légende, de même que celui-ci se renverse en
messie, il se renverse en son annonciateur.
Saint Jean Baptiste est le célibataire père ; Hérode par contre n’est que trop marié ; il est engoncé
dans une toile d’araignée de relations familiales, ce qui ne l’empêche pas d’être le mauvais père
par excellence, celui qui tue ses enfants, Saturne-Moloch. Dans cette famille, tout le monde
s’appelle Hérode. Celui que nous montre Flaubert est Hérode Antipas, l’un des fils d’Hérode le
Grand, sorte de Sardanapale à la Delacroix, lequel a eu vraisemblablement dix femmes. Nous
connaissons le nom de huit qui se sont succédé, ce qui fait de lui une sorte de Barbe-Bleue. Il a
eu quatorze enfants dont il a tué au moins la moitié. Il est l’antipère ; un autre Hérode tout proche
s’appelle d’ailleurs Antipater. Dans la tradition chrétienne Hérode le Grand est le responsable du
massacre des Innocents. Dans leurs efforts pour rendre justice aux victimes de la vision
ecclésiastique, les historiens du XVIIIe siècle ont essayé de le laver de ce crime, mais il a massacré
bien suffisamment de ses propres enfants pour pouvoir passer comme l’exemple même de
l’infanticide.
Hérode Antipas épouse une femme qui est à la fois sa nièce et sa belle-sœur. Haï par les Juifs
dont il veut être le roi, parce qu’il est à la fois inceste et adultère, il éprouve des tentations
superbes et il est capable de les reconnaître, et pourtant c’est un mauvais roi ; il est lâche, il est
une tromperie.
Salomé est à la fois sa nièce et sa petite-nièce ; elle est à deux niveaux de la famille à la fois et va
donc pouvoir lui faire éprouver des tentations particulièrement épicées. L’affaire se passe lors de
la visite du proconsul Lucius Vitellius, père d’Aulus Vitellius qui deviendra empereur, dans la
forteresse dont le trésor l’intéresse spécialement. Nous visitons les souterrains avec lui ; nous
découvrons dans un étage une troupe de chevaux blancs élevés dans le plus grand secret, les plus
beaux du monde. Revenu dans la cour, le proconsul voit une plaque ronde, demande ce que c’est.
Rien, juste un homme. Alors Lucius Vitellius se dit qu’il a trouvé le cœur du trésor, que tout ce
qu’on lui a montré jusqu’à présent n’était que des préliminaires. On ouvre ce couvercle et l’on
découvre le cachot abominable où Jean Baptiste est presque transformé en bête, tel
Nabuchodonosor, mais par la vertu du plus saint orgueil.
Hérode ne voulait pas montrer Jean Baptiste aux envoyés de Rome parce qu’il est effectivement
un trésor, mais dangereux. Hérodias le déteste parce qu’il monte les Juifs contre elle, mais
Hérode l’a conservé parce qu’il y a en lui quelque chose qui l’attire. Il est séduisant, ce qui sera
développé par la postérité littéraire de Flaubert, en particulier par Oscar Wilde. Mais chez celui-
ci c’est Salomé qui est amoureuse de Jean Baptiste, tandis que chez Flaubert c’est Hérode même.
Attirance sexuelle et religieuse à la fois, mais surtout attirance politique. Hérode s’efforce de
devenir roi de toute l’ancienne Palestine et d’en détacher les liens avec Rome. Il cherche son
indépendance ; or Jean Baptiste peut l’aider dans la mesure où il soulève les Juifs contre ce qui
règne actuellement à Jérusalem, c’est-à-dire le gouverneur Ponce Pilate et les Juifs «
collaborateurs », esclaves des Romains, c’est-à-dire contre Rome même. Cette envie d’Hérode
est si forte qu’elle l’a déjà fortement détaché d’Hérodias. Il se rend compte que sa liaison avec
elle est une erreur sur le plan politique ; et c’est pourquoi percevant son éloignement progressif,
elle a fait venir Salomé qui lui ressemble beaucoup, elle-même en plus jeune, pour parvenir à
reséduire Hérode par son intermédiaire. Et si Hérode veut que Jean Baptiste reste caché, c’est
qu’il a peur qu’en entendant ses imprécations les Romains comprennent ses propres ambitions.
Mais la voix du prodrome se fait entendre en dépit de tout. Hérodias tremble parce qu’Hérode
entend ce qu’il dit. Hérode tremble parce que Lucius Vitellius entend ce qu’il dit. Hérodias
profite de ce tremblement pour demander par l’intermédiaire de Salomé la tête de saint Jean
Baptiste. La mort de celui-ci signifiera l’hégémonie de Rome. Au lever du soleil on emporte sa
tête pour la semer comme une graine en Galilée, mais aussi des siècles plus tard en France en
humble annonciateur d’un autre affranchissement, d’autres splendeurs au ciel, d’un autre
nouveau-né un bras dans la caverne du dragon, d’un autre or à la place de l’argile, et d’un autre
désert s’épanouissant comme une rose.

Le Château des cœurs, écrit en 1863, c’est-à-dire avant que Flaubert se soit vraiment mis à
travailler sur l’actuelle Éducation sentimentale, est le résultat d’une collaboration avec Louis
Bouilhet et Charles d’Osmoy qui, lors de la Troisième République, deviendra directeur des
beaux-arts, réalisera donc la carrière attribuée par Flaubert à Hussonet. S’il y a des parties où la
marque flaubertienne est plus forte, nous n’avons nullement le droit d’éliminer les autres sous
prétexte qu’elles seraient seulement de ses collègues, car, étant donné la façon dont il concevait
la collaboration, il est certain qu’il a tout révisé, réécrit, assumé. Il a fait d’ailleurs tout ce qu’il a
pu dans la dernière partie de sa vie pour en obtenir la représentation, sans succès ; il est parvenu
au moins à le publier.
Féerie, donc spectacle destiné à la jeunesse, constitué d’une suite de tableaux dans lesquels la
mise en scène et surtout l’éclairage constituent presque l’essentiel, forme liée aux structures
fondamentales de l’imagination de Flaubert et de sa pensée, genre idéal pour lui quelle que
puisse être la niaiserie de la plupart de ses réalisations, cela doit lui permettre de présenter un
certain nombre de thèmes de façon certes moins complète et moins fine, mais beaucoup plus
simple ; c’est donc une clef pour tout le reste.
Le Château des cœurs était pratiquement irréalisable de son temps, mais on peut très bien en
imaginer aujourd’hui une adaptation cinématographique ou télévisuelle qui permettrait
notamment de résoudre les problèmes d’espace, de distance du spectateur par rapport à l’objet
qu’on lui montre. Lorsque Flaubert imagine un spectacle il a toujours envie de s’en approcher, de
toucher. Dans le théâtre du XIXe siècle, c’est impossible ; la distance est infranchissable, le
spectateur est presbyte. Au contraire au cinéma, et surtout à la télévision, la caméra va chercher
tel détail pour nous l’apporter.
Féerie rêvée, ses dix tableaux, comme les dix chapitres de Bouvard et Pécuchet, vont déployer
autour des deux personnages principaux un certain nombre de tentations. Cela commence chez
les fées qui se plaignent de l’état déplorable de l’humanité : les hommes ont perdu peu à peu
leurs cœurs, parce que les gnomes les leur volent, figuration de tout ce que Flaubert déteste dans
l’époque contemporaine, ce qu’il appelle la bourgeoisie et sa bêtise. Pour que l’humanité soit
sauvée, il est indispensable que les hommes retrouvent leurs cœurs confisqués, et ceci ne peut
arriver que si deux jeunes gens s’aiment d’un amour absolument pur, que si l’un accepte de se
sacrifier pour l’autre sans savoir si l’autre en saura quelque chose. Qui des deux subira l’épreuve
la plus grande ? On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’après avoir délibéré, les fées décident que
c’est la femme.
Le jeune Paul, noble plein de cœur mais ruiné, a un domestique, Dominique, dont la sœur
Jeanne, petite paysanne, provinciale, l’adore. Elle devra traverser un certain nombre de
métamorphoses sans jamais révéler son identité véritable. Finalement Paul, contrairement à
Frédéric Moreau, réussira à reconnaître convenablement son amour, si bien qu’à la fin Jeanne,
réalisant son sacrifice ultime, sera sauvée et toute l’humanité avec elle, retrouvant son cœur
perdu.
Premier tableau chez la reine des Fées, qui pose toute l’affaire. Puis Paul arrive à Paris avec
Dominique et rencontre dans un cabaret de banlieue un personnage méphistophélique,
déguisement du roi des gnomes, qui va lui proposer un pacte, tel Vautrin à Rastignac ou
Rubempré, pour conquérir la capitale. Fils de noble, Paul est peintre, et le tentateur veut
corrompre son art :

« Mais j’espère que vous allez pour parvenir, ne rien négliger de ce qu’il vous faut : pillez-moi les anciens, dénigrez les
modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands ; ça pose, premier pas ! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en
artilleurs et les lorettes en Vénus, avec les chevaux célèbres et les actions vertueuses sans nul souci du dessin ni de la couleur ; on
dirait que vous manquez d’idées, prenez garde ! Il faudra ensuite adopter le grec ou le gothique, le pompadour ou le chinois,
l’obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe ! Mais agenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez
rien qui dépasse la force de son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur ! Alors vos œuvres, reproduites à l’infini,
couvriront l’Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une gloire, presque une religion. Le
despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il s’étendra même sur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand
homme, car elle rappellera de loin vos barbouillages. »

Naturellement Paul refuse. Après nombre d’autres tentations, l’inconnu est finalement démasqué.
Puis nous allons chez le banquier qui a ruiné le père de Paul, préfiguration du Dambreuse de
L’Éducation sentimentale, et il y retrouve un ancien ami nommé curieusement de Cisy. Puis le
roi des gnomes va tenter Jeanne ; d’abord par la mode, passage très imaginatif qui rappelle
certains textes de Lewis Carroll :
Les collines du fond, figurant des carrés de culture différente, sont couvertes par de longues bandes d’étoffes. À droite, au bord
d’un ruisseau de lait d’amandes, poussent, comme des roseaux, des bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine
d’eau de Cologne sort d’un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le gazon, des paillettes brillent ; les buissons, çà et là, se
trouvent représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des savons de toutes couleurs. À gauche un arbre, semblable
à un tamaris, porte des marabouts, un autre, pareil à un palmier, offre des éventails. Il y a un champ de rasoirs ; plus loin l’arbre à
miroirs, l’arbre à perruques, l’arbre à houppes, l’arbre à peignes ; et des costumes bariolés pendent à des grands champignons.
Des mouches voltigeant dans l’air iront se coller d’elles-mêmes sur le visage des femmes ; la mouche assassine, la capricieuse, la
provocante, etc.

Qu’est-ce qui, au XIXe siècle, aurait pu faire voir au public du balcon que l’eau est de Cologne,
que cette masse rouge, c’est du fard ? À l’intérieur de cette île de la toilette règnent le roi
Couturin et sa femme qui décident de la mode. Le décor prend l’apparence d’un grand magasin
de nouveautés, avec les rayons pour femmes et pour hommes. La mode concerne non seulement
les costumes, mais les coutumes, la façon dont on se comporte. Une fois Jeanne à la mode dans
sa toilette, il faut qu’elle le devienne dans son langage. Scène de mécanique burlesque, le roi fait
apparaître les deux robots éducateurs de mode :

Monsieur et dame que l’on apporte. La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une raie derrière la tête, qui se continue
par les poils de son patelot symétriquement divisés jusqu’au bas des reins ; elle se reproduit sur chaque jambe du pantalon ;
lorgnon dans l’œil, chic anglais, etc.

Couturin :
Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains : tâche de reproduire leurs mouvements, si tu veux avoir
de belles manières. Rappelle-toi leurs discours et, en quelque lieu que tu te trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un
dîner ou au spectacle, tu pourras jacasser hardiment sur la Nature, la littérature, les enfants aux têtes blondes, l’idéal, le turf, et
autres choses. La clef, Couturine ?

Il remonte les deux automates à la poitrine.

Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu’il faut dire devant un beau paysage.

En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche à droite et à gauche, comme on fait avec une pendule dont le balancier est
arrêté. Couturine fait de même à la dame.

Partez !

Le Monsieur, avec de petits gestes rapides de la main droite et l’air guilleret :


Bonjour, chère !

La Dame, même jeu :


Bonjour, bonjour, mon bon !

Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène en roulant sur leurs roulettes, et quand ils sont arrivés face à face, ils se
secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.
Le Monsieur, regardant autour de lui, avec des mouvements de tête saccadés :
Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! où sommes-nous donc ?

La Dame, minaudant et en détachant ses phrases :


Ah ! la délicieuse campagne !… un site pittoresque !… et des petites fleurs ! – si poétiques ! – et inutiles !… poétiques parce
qu’elles sont inutiles, – inutiles parce qu’elles sont poétiques !

Le Monsieur, d’un ton bourru :


Moi… je la trouve bête comme chou… votre campagne ! – Du sentiment, allons donc ! – de l’élégie, ha ! ha ! ha ! – la poésie,
ha ! ha ! ha ! – Je suis revenu de tout ça… ha ! ha ! ha !

Un autre bouton sera utilisé pour enseigner ce qu’il convient de dire lorsque l’on veut être
amoureux ou faire croire qu’on l’est. Mais Paul ne reconnaît pas Jeanne défigurée par la mode.
Celle-ci désire alors devenir une femme simple et l’interprète en s’imaginant qu’elle voudrait
être bourgeoise. Le roi des gnomes saute sur l’occasion, Flaubert aussi. C’est alors le passage
auquel il accordait le plus d’importance : le royaume du pot-au-feu.

Le grand Pontife, une écumoire à la main :


Citoyens, bourgeois, croûtons ! En ce jour solennel, où nous sommes réunis pour adorer le trois fois saint Pot-au-feu, emblème
des intérêts matériels, autrement dit des plus chers, si bien que grâce à vous le voilà maintenant presque une divinité !… C’est à
moi, le grand pontife de ce culte sage, qu’il incombe de vous remémorer vos devoirs et de vous relier tous, par un acte commun, à
la vénération, à l’amour, à la frénésie du Pot-au-feu !
Vos devoirs, ô Bourgeois, nul d’entre vous, je le déclare, n’y a transgressé ! Vous vous êtes tenus philosophiquement dans vos
maisons, ne pensant qu’à vos affaires, à vous-mêmes seulement ; et vous vous êtes bien gardés de lever jamais les yeux sur les
étoiles, sachant que c’est le moyen de tomber dans les puits. Continuez votre petit bonhomme de chemin, qui vous mènera au
repos, à la richesse et à la considération ! Ne manquez point de haïr ce qui est exorbitant ou héroïque, – pas d’enthousiasme
surtout ! – et ne changez rien à quoi que ce soit, ni à vos idées, ni à vos redingotes ; car le bonheur particulier, comme le public,
ne se trouve que dans la tempérance de l’esprit, l’immutabilité des usages et le glouglou du Pot-au-feu.

À la fin du tableau la ville bourgeoise s’endort, et le Pot-au-feu envahit la nature entière :

Aussitôt le Pot-au-feu dont les anses se transforment en deux ailes, monte dans les airs et, arrivé en haut, il se retourne
entièrement. Tandis que les flancs du Pot-au-feu vont s’élargissant toujours, de manière à couvrir la cité endormie, des légumes
lumineux, carottes, navets, poireaux, s’échappent de sa cavité et restent suspendus à la voûte noire comme des constellations.

Mais Paul ne pourra reconnaître Jeanne déguisée en bourgeoise. Nouvel échec du roi des
gnomes. Troisième tentation pour elle : le pouvoir. Le tableau nous mène dans les États du
Pipempohé où une reine jouit d’un despotisme absolu. Jeanne se voit offrir le trône, mais comme
celui-ci implique toutes sortes de cruautés, elle finit par refuser. Enfin, dans le dernier tableau,
Paul croit qu’il est perdu, Jeanne croit qu’elle est perdue, mais tout se renverse au dernier
moment, on peut rendre leur cœur aux hommes, et Paul escalade pour rejoindre Jeanne un
escalier dont chaque marche exhale en son d’harmonica une des notes de la gamme.
Le titre du Sexe faible, destiné au théâtre de boulevard, arrangement par Flaubert d’une esquisse
posthume de Bouilhet, est une antiphrase. Flaubert superficiellement antiféministe estime que les
femmes n’ont pas besoin d’avoir le pouvoir politique parce qu’elles en ont un bien plus fort, et
que l’égalité que veulent certaines entre elles et les hommes, est en fait une injustice à leur
détriment, parce que le fait de considérer les femmes comme si elles étaient des hommes revient
à dire que la véritable existence c’est l’existence masculine. On dirait aujourd’hui qu’un tel
féminisme est un phallocratisme déguisé. Pour Flaubert, c’est en tant que femme que la femme a
un pouvoir qu’il s’agit de faire reconnaître : égalité des sexes mais dans leur différence que
certaines tentatives féministes s’efforcent en vain de gommer. On veut réduire la femme à
l’homme. Le Sexe faible est à la fois une satire contre le féminisme et une célébration de la
puissance méconnue de la femme. Celle-ci en fait dirige la société, mais son action qui devrait
être bénéfique, est devenue maléfique à cause de tous ces malentendus.
Un jeune homme, Paul encore, est marié par la conspiration des femmes autour de lui. Pour
essayer de se soustraire à cette emprise familiale, il va tromper son épouse avec sa cuisinière
Victoire, et établir celle-ci comme maîtresse sur un grand pied ; mais la conspiration des femmes
la déniche, et va lui envoyer en expédition un vieux militaire pour y mettre bon ordre. Le général
Varin des Ilots finira par succomber aux séductions de Victoire, ce qui privera Paul de ses seuls
appuis, et l’obligera d’adopter la vie que la conspiration des femmes avait prévue pour lui.

Quant au Candidat, œuvre cette fois du seul Flaubert, et la seule de ses pièces qu’il ait réussi à
faire jouer, satire politique sur les élections ; comme elle mettait en cause non point un parti,
mais le fonctionnement même de la démocratie française à ce moment-là, elle a été violemment
rejetée par tous.
De même qu’il estime que le féminisme est un malentendu parce que la femme y veut prendre la
place d’un homme et que la féminité même n’y est pas mise à sa place, de même le suffrage
universel lui semble une tromperie parce que l’égalité arithmétique ne permet pas aux
différences de s’exprimer. Ainsi les opinions qui d’abord s’opposaient pour pouvoir représenter
des parties différentes de la population, vont devoir s’exprimer presque sous la même forme à
cause du système même de la captation des voix. On arrive ainsi à un injuste milieu pétrificateur
qui va empêcher la société d’exprimer et de réaliser son profond désir de changement. C’est cette
forme qu’il veut nous faire entendre, le discours général de la propagande électorale.
Dans cette pièce, comme dans L’Éducation sentimentale, un niveau général politique se
conjugue à un niveau individuel sentimental. La femme du candidat est amoureuse d’un jeune
journaliste. À la fin les deux niveaux coïncident en un accord : un messager vient annoncer au
candidat : « vous l’êtes ! » ce qui signifie à la fois qu’il est élu et qu’il est cocu. La tromperie de
sa femme est la réponse à la tromperie de son élection, car la machinerie des intérêts et du
langage fera qu’inévitablement il sera considéré comme le représentant de tous alors qu’il n’est
le représentant d’aucun. En fait, il ne peut même pas exprimer sa propre voix, son propre cœur.
À PROPOS DE
« BOUVARD ET PÉCUCHET »
Dans les Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp :

Ce roman l’occupait exclusivement ; il disait : « ça, ce sera le livre des vengeances ! » Vengeances de quoi ? Je ne l’ai jamais
deviné, et ses explications à ce sujet ont toujours été confuses. Je connais la vie de Flaubert comme je connais la mienne, et il
m’est impossible d’y découvrir un fait, un incident dont il ait pu avoir à se venger. Il a été célèbre du jour au lendemain, et ce
n’était que justice ; il a été l’enfant gâté dans plus d’une intimité ; il a eu des amis dévoués et des amitiés de femmes qui étaient
enviables. Vengeance de quoi ? J’y reviens sans pouvoir me répondre ; de la bêtise humaine sans doute, qui l’offusquait et qui le
faisait rugir de fureur quand elle ne le faisait pâmer de rire.

Il n’est que trop tentant de répondre : de la bêtise de Maxime Du Camp.


Dans les œuvres publiées par Flaubert, seule Salammbô comporte des titres de chapitres ; mais
dans la correspondance il désigne les parties de Bouvard et Pécuchet par des noms. À partir du
moment où nous baptisons ainsi les chapitres des deux dernières œuvres, leur structure apparaît
clairement. C’est presque une invitation de la part de Flaubert. Il fait partie de ces auteurs qui
préfèrent que l’on ne voie pas trop vite comment les choses sont faites, qui s’expliquent, mais en
partie, pour que les structures agissent plus fortement dans l’ombre, prennent certains lecteurs
par surprise.
Deux petits bourgeois parisiens, copistes dans des bureaux, un jour se rencontrent, se découvrent,
se plaisent ; c’est un coup de foudre d’amitié. L’un d’eux fait un petit héritage, ce qui va leur
permettre de réaliser un de leurs rêves : se retirer à la campagne. Nous pouvons appeler le
premier chapitre celui de la retraite, en jouant sur le double sens d’ermitage et de fin de carrière.
Si Bouvard cesse tout de suite de travailler, Pécuchet attend l’âge légal pour se retirer avec son
ami ; il va encore copier pendant deux ans pour que sa retraite en soit une dans tous les sens du
terme. Ils réussissent à acheter un château en Normandie avec dépendances et fermes, et tout
pourrait fort bien se passer. Il leur suffirait de se laisser aller à leur paresse. Malheureusement
pour eux ils vont subir des tentations.
La première sera l’agriculture (ou plutôt la seconde, la première étant la paresse). Il est un peu
tard pour s’y mettre ; ils ont tous deux quarante-sept ans. Ils vont être perdus par elle. Toutes
leurs entreprises vont rater et en particulier la dernière dans laquelle ils s’efforcent de rassembler
tout cet art de l’économie domestique, toute la jouissance de leur terre en un élixir fabuleux,
délices de leur gourmandise, grand œuvre d’alchimie dérisoire où vont se rassembler des épices
venues de tous les coins du monde et qui s’appellera la Bouvarine. Au moment décisif l’alambic
explose, et ils se demandent si leur échec en agriculture n’est pas venu de leur ignorance de la
chimie.
Nouvelle grande tentation : ils sont séduits par la Science dont ils vont parcourir les orgueilleux
domaines les uns après les autres. Tout cela est perdu d’avance. Leur situation de départ est telle
qu’ils ne pourront pas réussir. Ainsi diverses muses ou démons les séduisent et les inspirent : ce
seront toutes les avarices de l’Histoire, toutes les envies de la Littérature, toutes les colères de la
Politique, chapitre qui nous permettra de suivre une fois de plus tout le développement de la
Seconde République, commençant en effet avec les premières émeutes de 1848 et se terminant
par le coup d’État du 2 décembre, nouvelle version de L’Éducation sentimentale.
Les notables autour des deux amis représenteront les différentes parties de la population, et,
comme l’éventail masculin des tentateurs autour de Frédéric Moreau, plutôt des caractères
politiques que des opinions, lesquelles vont changer. Un ancien noble incarne l’aristocratie, un
ancien menuisier le peuple. Au début du chapitre tout le monde est républicain, au milieu tout le
monde est du parti de l’ordre, à la fin tout le monde criera : « Vive Napoléon III notre empereur !
» ; eux seuls vont conserver leur honnêteté au milieu de toute cette corruption, leurs distances. Le
coup d’État les « dépolitique », pour reprendre l’expression de Baudelaire, et ils vont être alors
livrés à la tentation de l’amour.
Ainsi les sept premiers chapitres correspondent à ceux de la Tentation (paresse, gourmandise,
envie et luxure restent aux mêmes places ; l’orgueil passe devant l’avarice et la colère après
l’envie). Viennent alors trois chapitres supplémentaires, beaucoup plus longs que les précédents,
dans lesquels nos deux amis se replient sur eux-mêmes. La retraite au château de Chavignolles
qui est d’abord bourgeoisement luxueuse, qui vise surtout à l’agrément, change de sens ; cela
devient une sorte de couvent. On passe d’un palais d’Occitanie dérisoire à une dérisoire cabane
de passeur. Les trois vertus théologales jouaient un grand rôle dans les premières versions de la
Tentation, et dans la troisième jusqu’au dernier moment c’est elles qui apparaissaient à la fin
dans le soleil, avant d’être remplacées par le Christ juste avant la parution. Elles reviennent ici
pour commander les trois derniers chapitres et nous comprenons alors qu’elles ordonnaient déjà
les Trois Contes : Félicité la charité, Julien entre les espérances de ses parents et les tentations de
son désespoir qu’il surmonte envers et contre tout, Jean Baptiste l’annonciateur de la foi.
Le premier de ces trois derniers chapitres, selon le titre que lui donne Flaubert dans sa
correspondance, est consacré à la « philosophie ». Il y est en effet question de toutes les branches
des études classiques de philosophie, mais aussi de disciplines qui nous semblent au premier
abord étrangères : cela commence en effet par l’hygiène et la gymnastique, puis nous avons un
passage sur le spiritisme. Ce qui relie tout cela, c’est la question de la mort. Nos pauvres «
imbéciles » vont avoir ici autant d’ennuis qu’avec le reste et vont connaître la tentation du
suicide. Mais comme ils ratent tout, ils vont rater leur suicide aussi. Tout était prêt : dans leur
grenier ils étaient déjà montés sur des chaises avec leurs cordes pour se pendre, lorsqu’ils
s’aperçoivent qu’ils ont oublié de faire leur testament. Pour leur sacrifice exemplaire ils avaient
choisi la date du renouveau, la nuit de Noël. Regardant par la fenêtre, ils aperçoivent les fidèles
se dirigeant vers la messe.
C’est alors la tentation de la religion, ou la tentative. Lâchés par l’espérance philosophique, ils
vont parier sur la foi. Mais la religion s’effrite aussi. Ils s’efforcent alors de pratiquer la charité
dans sa forme qui apparaît donc la plus haute pour Flaubert, supérieure ici à la médecine même,
l’éducation. Ils s’intéressent aux deux enfants d’un forçat, Victor et Victorine, aussi peu doués
pour les études qu’eux-mêmes pour l’enseignement. Après avoir échoué avec les enfants, ils
veulent se rattraper avec les adultes, organiser cours et conférences, fonder l’université de
Chavignolles. La rédaction s’arrête là, mais nous avons le plan détaillé de la suite. Ils louent la
grande salle du café du village pour y faire leur présentation. Mais les notables voient cela d’un
mauvais œil ; ils estiment que nos deux « cœurs simples » qui, malgré leurs ridicules, restent
profondément sympathiques d’un bout à l’autre du livre, parce qu’ils sont les seuls à demeurer
honnêtes et désintéressés, perturbent l’ordre public, comme Socrate ou Jésus-Christ. S’ils ne
s’intéressent plus aux petites querelles politiques à l’intérieur du Second Empire, ils restent
fidèles, malgré leurs déceptions, à ce qui les a tentés, et cela suffit pour qu’on leur reproche de
saper les bases de la société. Rentrés chez eux ils songent à l’avenir de l’humanité, sombre pour
Pécuchet, éclatant pour Bouvard, quand les gendarmes arrivent. Cela finit par s’arranger, mais il
leur faut bien constater que « tout leur a claqué dans la main ». Ils trouvent alors une dernière
solution :

Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. – De temps à autre ils sourient quand elle leur vient, – puis,
enfin, se la communiquent simultanément.
Copier comme autrefois.
Confection d’un bureau à double pupitre. – (Ils s’adressent pour cela à un menuisier. Gorju qui a entendu parler de leur intention,
leur propose de la faire. – Rappeler le bahut.)
Achat de livres et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc.
Ils s’y mettent.

Ce devait être la fin du premier volume. En général on traite ces lignes comme devant être la fin
de l’ensemble ; mais Flaubert dans ses lettres ne cesse d’insister sur l’importance du second
volume « pratiquement fait », mais encore inédit aujourd’hui pour sa plus grande part. Les
échantillons publiés de ce grand dossier de citations, ce que les deux amis copient, c’est-à-dire
les passages qui les ont particulièrement intrigués dans leurs lectures des quinze cents volumes
qu’ils ont parcourus dans le premier, presque aussi vite et aussi intensément que Flaubert,
montrent qu’on peut le considérer comme un grand sottisier. Un ensemble de citations peut
constituer une œuvre : découper un paragraphe à l’intérieur de Descartes ou de Leibniz, et le
mettre en relation avec un paragraphe pris chez tel ou tel auteur de vulgarisation du XIXe siècle,
cela constitue une intervention considérable dans ce texte classique. Ce deuxième volume est à
certains égards ce qu’il y a de plus moderne dans toute l’œuvre de Flaubert, et c’est pourquoi il
serait si utile de le publier enfin convenablement.
Cette exploration des illusions contemporaines est faite par rapport à un personnage double qui
nous rappelle de nombreux autres bouffons dédoublés depuis le couple Don Quichotte et Sancho
Pança jusqu’aux tandems du cinéma comique américain ou des spectacles de variété. Si dans
l’œuvre de Cervantes l’un des deux continue à jouer le rôle de maître, avec Bouvard et Pécuchet,
et c’est ce qui se passe aussi dans maint couple de cinéma, chacun est le domestique de l’autre. Il
n’y a pas un maître et un serviteur, il n’y a que deux serviteurs, et la fonction « maître » est mise
entre parenthèses. Chacun, lorsqu’il reste isolé, ne constitue pas une individualité. À deux, ils se
mettent à exister ; leur dualité va leur donner la parole.
Pour comprendre le fonctionnement de ce double bouffon, on peut se référer au rôle du
confident, essentiel dans la tragédie classique, surtout chez Racine où tous les personnages
principaux sont dédoublés. Les confidents sont là pour varier le monologue des maîtres qui ont la
parole par eux-mêmes. Titus, Auguste n’ont besoin de personne pour faire des discours à autrui
et eux-mêmes, mais l’intervention du confident va leur permettre de donner la parole à un certain
nombre de doutes et de pulsions qu’ils ne pourraient s’avouer ou même ressentir à eux seuls.
Avec Bouvard et Pécuchet il s’agit d’une double confidence. Chacun est le miroir de l’autre. Se
regardant l’un l’autre ils se font parler l’un l’autre. Ce double miroir est un appareil de
perception du même genre que ces thermostats à double lame métallique dont un côté va se
dilater plus que l’autre. Ou encore nous avons ici deux pôles ; isolés ils restent inertes,
rapprochés ils donnent des étincelles, répondent à l’environnement. C’est la construction même
d’un individu que nous permet de suivre cet ouvrage.
Au départ Bouvard et Pécuchet ne sont que des virtualités. Le système social leur a retiré la
parole de telle sorte qu’ils ne sont plus capables que de copier, l’un dans l’administration, l’autre
dans le commerce. Ils se remettront à la copie à la fin du livre, mais un immense chemin aura été
parcouru, toute la distance qui sépare le cliché de la citation.
Martyrs de la société contemporaine, martyrs de la littérature ; Flaubert nous dit : « une mauvaise
providence les poursuivait ». Mariage du ciel et de l’enfer, de Dieu et de Satan, superposition qui
est la littérature même. Si Bouvard et Pécuchet ratent tout sauf leur copie, ce n’est pas qu’ils
manquent véritablement de moyens, mais c’est que le providentiel Flaubert accumule sur eux les
malheurs pour les rendre plus significatifs, leur permettre de bien nous montrer la réalité qui
nous échappe. Au cours du travail l’auteur s’identifie de plus en plus à eux, et c’est pourquoi le
second volume, œuvre commune de Flaubert et de ses personnages, est si important.
Comme dans la plupart des couples comiques, les personnages, tout en étant strictement égaux,
sont soigneusement distincts : l’un est grand, l’autre petit, l’un est sec, l’autre gras. Pécuchet est
vierge au début du livre, ce que Bouvard trouvera un peu ridicule. C’est cette différence qui
permettra à nos deux miroirs de devenir hypersensibles.
Flaubert était particulièrement fier de sa première phrase :

Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.

Déjà la présence du désert ; et sous le chiffre 33, âge du crucifié et formule d’examen médical,
on pourrait dénicher déjà des chausse-trappes. Par un jour habituel, au milieu de la foule
habituelle qui les a faits ce qu’ils sont, ils n’auraient jamais pu se rencontrer. Il faut un vide
particulièrement poussé pour que ces deux particules se joignent et constituent désormais un
atome. Le boulevard Bourdon, le long du canal Saint-Martin, bras artificiel de la Seine, reprend
le calembour que nous avons déjà vu fonctionner dans L’Éducation sentimentale sur scène et
Seine, soulignant le caractère subalterne de nos deux particules par le lieu même de leur
rencontre, et le nom Bourdon nous rappelle le murmure de la foule écartée par l’intrusion du
désert. Tous les autres constituants de cette foule sont prudemment à l’intérieur de leur maison, à
l’ombre ; la chaleur inattendue a donné à nos deux échantillons l’audace nécessaire pour
manifester la trace d’originalité qu’ils possédaient déjà sans s’en douter. Sortir de leur logis les
sacre aventuriers ; c’est l’équivalent d’un voyage en Orient.

Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un
bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au-delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et, sous la
réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient.

Verbe particulièrement important pour Flaubert. Il signe en quelque sorte des moments
essentiels, par exemple la rencontre de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux « dans
l’éblouissement de ses yeux ». Nous avons ici un exemple des courts paysages qui jalonnent
l’œuvre, et nous rappellent certaines peintures de l’époque. Les scènes de campagne évoqueront
ainsi des toiles de Jean-François Millet et les copies qui en ont été faites par Van Gogh.

Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphère tiède, et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la
tristesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes.

L’Histoire et la Géographie.

Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps
disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent à la même minute, sur le même banc.

C’est comme si, au milieu du boulevard, il y avait un miroir légèrement courbé.

Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau
de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
– Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs.
– Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau.
– C’est comme moi, je suis employé.
Alors ils se considérèrent. L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.
Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à grand-pont, qui godait par le bas sur des
souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la ceinture , et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en
boucles légères, lui donnaient quelque chose d’enfantin.
Il poussait au bout des lèvres une espèce de sifflement continu.
L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.
On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait
toute en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion
avec la longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse.

Ils se plaisent tellement qu’ils passeront toute la soirée ensemble. Ils parlent, ils parlent, le
crépuscule tombe.

Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations
individuelles. Ils dénigrèrent le corps des ponts et chaussées, la régie des tabacs, le commerce, les théâtres, notre marine et tout le
genre humain, comme des gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en écoutant l’autre retrouvait des parties de lui-même
oubliées. Et bien qu’ils eussent passé l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir nouveau, une sorte d’épanouissement,
le charme des tendresses à leur début.

Ils dînent ensemble, se raccompagnent mutuellement, et chez Bouvard s’aperçoivent qu’ils ont le
même âge.

Cette coïncidence leur fit plaisir, mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune. Ensuite ils admirèrent la
Providence dont les combinaisons parfois sont merveilleuses.
– Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantôt pour nous promener, nous aurions pu mourir avant de nous connaître !

Phrase particulièrement miroirique. Flaubert ne nous dit pas qui la prononce, et nous pouvons
fort bien imaginer qu’elle apparaît sur leurs lèvres à tous deux en même temps. Ils vont coucher
chacun chez soi, mais se retrouvent le lendemain. C’est une amitié qu’ils savent inaltérable. Ils
commencent à explorer la ville de Paris l’un pour l’autre, commencent à s’instruire en douceur,
mais ce début de culture leur fournit déjà quelque individualité, et donc les rend malheureux au
milieu de l’ignoble bonheur Louis-Philippe. Ils vont au Muséum, au Louvre.

Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus, et par cette curiosité leur intelligence se développa. Au fond d’un
horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des choses à la fois confuses et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu à l’époque où il servait, bien qu’ils ignorassent absolument
cette époque-là. D’après certains noms, ils imaginaient des pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les
ouvrages dont les titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère.
Et, ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances.

Le texte, lorsqu’il concerne les deux amis, est remarquablement linéaire. Leur vie antérieure tient
en un paragraphe pour chacun dans le premier chapitre. C’est une fois que tout ce qui concerne
l’agriculture est terminé que nous passons à la science. Tout ce qui est raconté avant le sixième
chapitre, celui de la politique et la Seconde République, est antérieur à la révolution de 48. Tout
ce qui vient ensuite est postérieur au coup d’État, à une exception près, si nous laissons
naturellement de côté l’amphithéâtre des lectures historiques et des recherches archéologiques de
nos deux amis. Cette boucle chronologique unique, au début du septième chapitre, celui des
amours ou de la luxure, détache l’épisode pour lui donner une force particulière. Pécuchet,
toujours vierge, devient amoureux d’une servante qu’il voit tirer de l’eau dans la cour. C’est la
fin du sixième chapitre :

La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins, et on voyait alors ses bas bleus jusqu’à la
hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait son bras droit, tandis qu’elle tournait un peu la tête, et Pécuchet, en la
regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini.

S’il est si sensible à ce spectacle, c’est qu’il a été initié à la puissance de l’amour en plein milieu
de la révolution de 1848. Juste après avoir essayé d’être le Lamartine de Chavignolles, il a
découvert avec stupéfaction la puissance érotique du représentant du peuple, Gorju, l’ancien
ouvrier vagabond qu’ils avaient recueilli, représentant authentique de cette partie de la
population, mais qui malheureusement va parcourir comme les autres l’éventail des opinions
politiques et finira par acclamer la prise du pouvoir par Napoléon III. Le 3 décembre il reviendra
au village, et l’on aura la surprise de le voir « nippé comme un bourgeois ». Le spectacle de la
sexualité triomphante ne peut avoir lieu que lors de cette fissure de l’écorce bourgeoise, ce qui
montre bien que, malgré toutes les déceptions qu’elle a provoquées chez Flaubert, c’est
viscéralement là qu’il se trouve. Dégoûtés de la politique, nos deux amis passent par une sorte de
torpeur, de paralysie dangereusement propice aux entraînements de la chair :

Des jours tristes commencèrent.


Ils n’étudiaient plus, dans la peur des déceptions ; les habitants de Chavignolles s’écartaient d’eux, les journaux tolérés
n’apprenaient rien, et leur solitude était profonde, leur désœuvrement complet.
Quelquefois ils ouvraient un livre, et le refermaient ; à quoi bon ? En d’autres jours, ils avaient l’idée de nettoyer le jardin, au
bout d’un quart d’heure une fatigue les prenait ; ou de voir leur ferme, ils en revenaient écœurés ; ou de s’occuper de leur
ménage, Germaine poussait des lamentations ; ils y renoncèrent.
Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum, et déclara ces bibelots stupides.
Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes ; l’arme, éclatant du premier coup, faillit le tuer.
Donc, ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc caresse de sa monotonie un cœur sans espoir. On
écoute le pas d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une
feuille morte vient frôler la vitre, puis tournoie et s’en va. Des glas indistincts sont apportés par le vent. Au fond de l’étable une
vache mugit.

Passage au présent. L’ennui des deux amis devient celui de Croisset. Avec l’habileté qui consiste
à utiliser à la fin de ce paragraphe un verbe qui a la même forme au présent et au passé simple,
de telle sorte que nous avons comme un aiguillage dans le temps.
Ils bâillaient l’un devant l’autre, consultaient les calendriers, regardaient la pendule, attendaient les repas, et l’horizon était
toujours le même : des champs en face, à droite l’église, à gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la
brume, perpétuellement, d’un air lamentable.
Des habitudes qu’ils avaient tolérées, les faisaient souffrir. Pécuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe
son mouchoir. Bouvard ne quittait plus sa pipe, et causait en se dandinant. Des contestations s’élevaient à propos des plats ou de
la qualité du beurre. Dans leur tête-à-tête, ils pensaient à des choses différentes.

Différentes mais parallèles : chacun est troublé par l’amour. Bouvard s’efforce de séduire la
veuve Bordin qui va lui faire croire qu’elle l’aime en effet, accepte de l’épouser mais pour qu’il
découvre chez le notaire qu’elle ne voulait qu’obtenir en dot une des fermes qu’il refusait de lui
vendre et que d’ailleurs il ne peut plus lui donner. Quant à Pécuchet il pense à Mélie, de plus en
plus agité par le souvenir de la scène révélatrice :

Un événement avait bouleversé Pécuchet.


Deux jours après l’émeute de Chavignolles, comme il promenait son déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des
ormes touffus, et il entendit derrière son dos une voix crier :
– Arrête !
C’était Mme Castillon.

Une fermière dont le mari est paralysé.

Elle courait de l’autre côté sans l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna. C’était Gorju ; et ils s’abordèrent à
une toise de Pécuchet, la rangée des arbres le séparant de lui.
– Est-ce vrai ? dit-elle, tu vas te battre ?

En effet, il ira se battre à Paris avec les émeutiers, avec Dussardier, et c’est le seul du village.

Pécuchet se coula dans le fossé, pour entendre :


– Eh bien ! oui, réplique Gorju, je vais me battre ! Qu’est-ce que ça te fait ?
– Il le demande, s’écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es tué, mon amour ! Oh ! reste !
Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient.
– Laisse-moi tranquille ! Je dois partir !
Elle eut un ricanement de colère.
– L’autre l’a permis, hein ?

Car il a séduit aussi Mélie, bien sûr.

– N’en parle pas


Il leva son poing fermé.
– Non, mon ami, non ! Je me tais, je ne dis rien.
Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues, dans les ruches de sa collerette.
Il était midi. Le soleil brillait dans la campagne, couverte de blés jaunes. Tout au loin, la bâche d’une voiture glissait lentement.
Une torpeur s’étalait dans l’air ; pas un cri d’oiseau, pas un bourdonnement d’insecte. Gorju s’était coupé une badine, et en raclait
l’écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tête.
Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les dettes qu’elle avait soldées, ses engagements d’avenir, sa
réputation perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le
rejoindre dans la grange ; si bien qu’une fois son mari, croyant à un voleur, avait lâché par la fenêtre un coup de pistolet. La balle
était encore dans le mur.
– Du moment que je t’ai connu, tu m’as semblé beau comme un prince. J’aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur !
Elle ajouta plus haut :
– Je suis en folie de ta personne !
Il souriait, flatté dans son orgueil.

La déclaration devient de plus en plus brûlante, Gorju de plus en plus méprisant ; et il s’en va.

Ce qu’il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte d’un monde, tout un monde ! qui avait des lueurs
éblouissantes,

toujours ce mot,

des floraisons désordonnées, des tempêtes, des trésors, et des abîmes d’une profondeur infinie ; un effroi s’en dégageait,
qu’importe ! Il rêva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l’inspirer comme lui.

L’aventure avec Mélie lui fera perdre non seulement sa virginité, mais sa santé, ce qui le mènera
à la « philosophie », à la religion, à l’éducation des enfants, puis des adultes avec le double
discours sur la représentation de l’avenir. Nous n’en avons malheureusement que le plan, mais il
suffit à nous faire regretter que Flaubert n’ait pas eu le temps d’y travailler davantage. Pécuchet
voit tout en noir ; il rassemble toutes les inquiétudes de Flaubert, politiques, esthétiques et
cosmologiques. Mais Bouvard voit tout en beau, et nous exprime, sous une forme que l’auteur
aurait naturellement voulue hyperbolique et burlesque, tout le rêve profond de son temps, dont
certains aspects qui pouvaient alors sembler les plus fous sont amplement réalisés, d’autres
n’étant pas près de l’être.

Bouvard voit l’avenir de l’Humanité en beau. L’homme moderne est en progrès.


L’Europe sera régénérée par l’Asie. La loi historique étant que la civilisation aille d’Orient en Occident, – le rôle de la Chine, –
les deux humanités seront enfin fondues.
Inventions futures : manières de voyager. Ballons. – Bateaux sous-marins avec vitres, par un calme constant, l’agitation des mers
n’étant qu’à la surface. – On verra passer les poissons et les paysages du fond de l’océan. – Animaux domptés. – Toutes les
cultures.
Avenir de la littérature (contrepartie de littérature industrielle). Sciences futures. – Régler la force magnétique.
Paris deviendra un jardin d’hiver ; – espaliers à fruits sur le boulevard. La Seine filtrée et chaude, – abondance de pierres
précieuses factices, – prodigalité de la dorure, – éclairage des maisons – on emmagasinera la lumière, car il y a certains corps qui
ont cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire
badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera les rues.
Disparitions du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion.
Communions de tous les peuples. Fêtes publiques.
On ira vers les astres, et quand la Terre sera usée, l’Humanité déménagera vers les étoiles.
Merveilleux de voir passer le Nautilus dans le château de Chavignolles, piloté par Charles
Fourier. Mais pour que les espoirs de Bouvard viennent à bout des angoisses de Pécuchet, il est
indispensable de les illuminer par la Tentation de saint Antoine. Lui seul pourra faire pénétrer
nos deux amis dans ce paradis qu’ils entrevoient derrière le mur de leurs copies, sauvant tout le
texte ancien en nous en découvrant l’envers.
BALLADE DE L’ÉCORCHÉ VIF
Comme il faisait une chaleur de 33 degrés
le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert
et la citadelle de Machaerous se dressait
à l’orient de la mer Morte
sur un pic de basalte ayant la forme d’un cône
les pages s’effeuillaient au vent des râles
volume après volume s’enroulait et les ratures s’effaçaient
cependant il sentait un froid de glace
qui lui montait des pieds jusqu’au cœur

Comme il faisait une douceur de matin de mai


la Ville de Montereau près de partir
fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard
et les soldats qu’avait commandés Hamilcar en Sicile
se donnaient un grand festin pour célébrer
le jour anniversaire de la bataille d’Eryx
cependant une abondance de délices
une joie surhumaine descendait
comme une inondation dans son âme pâmée

Comme il faisait un froid de rentrée des classes


le Proviseur entra suivi d’un nouveau habillé en bourgeois
et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre
et saint Antoine qui avait une longue barbe
de longs cheveux et une tunique en peau de chèvre
était assis jambes croisées en train de faire des nattes
cependant les mouvements de son cœur se ralentissaient
plus vagues chaque fois plus doux comme une fontaine s’épuise
comme un écho disparaît

Prince comme descendait sur toi la vision jaune


tu étais au haut du mont Atlas et de là contemplais le monde
et son or et sa boue et sa vertu et son orgueil
et tu n’avais plus sauf les yeux d’apparence humaine
de tes orbites sortaient deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à tes cheveux
longue forme complètement rouge tu t’abattis à la renverse
tombas sur le dos les bras en croix et ne bougeas plus
« À Ernest Chevalier.

Cher ami,

tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. mon ami on vient de renvoyer le brave des braves
la Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2 mondes. ami je t’enveirait de mes discours
politique et constitutionnel libéraux. tu as raison de dire que tu me feras plaisirs en venant à
Rouen sa m’en fera beaucoup. je te souhaite une bonne année 1831. embrasse de tout ton cœur ta
bonne famille pour moi. Le camarade que tu mas envoyer a l’air d’un bon garçon quoi que je ne
l’ai vu qu’une fois. Je t’en veirait aussi de mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire
moi, j’écrirait des comédie et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez
papa et qui nous contes toujours des bêtises je les écrirait. je n’écris pas bien parce que j’ai une
casse à recevoir de nogent. adieu répond moi le plutôt possible.
Adieu bonne santé ton ami pour la vie,
GUSTAVE FLAUBERT
Réponse le plutôt possible je t’en prie »

Flaubert vient d’avoir neuf ans. Orthographe respectée.


DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
(Bibliographie sélective)
Œuvres complètes :
I – Romans, 2006.
II – Répertoire 1, 2006.
III – Répertoire 2, 2006.
IV – Poésie 1, 2006.
V – Le Génie du lieu 1, 2007.
VI – Le Génie du lieu 2, 2007.
VII – Le Génie du lieu 3, 2008.
VIII – Matière de rêves, 2008.
IX – Poésie 2, 2009.
X – Recherches, 2009.
XI – Improvisations, 2010.
XII – Poésie 3, 2010.
Cet ouvrage a été numérisé
avec le concours du Centre national du Livre

Pour l’édition originale :


© SNELA La Différence, 1984, 2005.
ISBN de l’édition originale :
978-2-7291-1561-6

Pour la présente édition numérique :


© SNELA La Différence, 2015.
ISBN de l’édition numérique :
978-2-7291-2214-0

En couverture :
Page du manuscrit de Madame Bovary.

Cet ouvrage a été numérisé


le 15 septembre 2015 par Zebook.

Éditions de la Différence
30 rue Ramponeau — 75020 Paris
La copie de ce fichier est autorisée pour un usage personnel et privé. Toute autre représentation ou reproduction intégrale ou
partielle, sur quelque support que ce soit, de cet ouvrage sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause,
est interdite (Art. L122-4 et L122-5 du Code de la Propriété intellectuelle).
Selon la politique du revendeur, la version numérique de cet ouvrage peut contenir des DRM (Digital Rights Management) qui en
limitent l’usage et le nombre de copie ou bien un tatouage numérique unique permettant d’identifier le propriétaire du fichier.
Toute diffusion illégale de ce fichier peut donner lieu à des poursuites.
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
EN VERSION NUMÉRIQUE
Littérature française
Frédéric Baal, Chronique de l’ère mortifère, roman, 2014, éd. num. 2014.
Andréas Becker, L’Effrayable, roman, 2011, éd. num. 2015.
Régine Deforges, La Bergère d'Ivry, roman, 2014, éd. num. 2014.
Claire Fourier, Il n’est feu que de grand bois, roman, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Louis Fournier, Trop, 2014, éd. num. 2014.
Colette Lambrichs, Éléonore, roman, 2013, éd. num. 2014.
Mohamed Leftah, Le Dernier Combat du cap’tain Ni’mat, roman, 2011, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Le Ministère des ombres, roman, 2010, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Un prince doit venir, roman, 2010, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Marat ne dort jamais, roman, 2014, éd. num. 2014.
Joëlle Miquel, Au bonheur des jours - histoires de femmes, nouvelles, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Pierre Naugrette, Pelé, Kopa, Banks et les autres - les dieux de mon enfance, récit, 2014, éd. num. 2014.
Jean Pérol, La Djouille, roman, 2014, éd. num. 2014.
Caroline Renédebon, Bien-aimé Tchebychev, roman, 2014, éd. num. 2014.
Marianne Sluszny, Le Frère du pendu, roman, 2011, éd. num. 2014.
Marianne Sluszny, Un bouquet de coquelicots, nouvelles, 2014, éd. num. 2014.
Agnès Verlet, Le Bouclier d’Alexandre, roman, 2014, éd. num. 2014.
Littérature étrangère
Sergueï Chargounov, Livre sans photographies, roman, traduit du russe par Julia Chardavoine, illustré par Vadim Korniloff,
2015, éd. num. 2015.
Hamish Clayton, Wulf, roman, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marc Sigala, 2015, éd. num. 2015.
Henry James, Nouvelles françaises, nouvelles, traduites de l’anglais par Jean Pavans, 2010, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, La Langue de ma mère, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2011, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Forteresse Europe, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2012, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Les Boîtes en carton, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Tombé du ciel, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Troisièmes noces, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2013, éd. num. 2014.
Tom Lanoye, Esclaves heureux, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, 2015, éd. num. 2015.
Fernando Pessoa, Le Pèlerin, conte, traduit du portugais par Parcidio Gonçalves, 2013, éd. num. 2014.
Fernando Pessoa, Contes, fables et autres fictions, textes traduits du portugais par Parcidio Gonçalves, 2011, éd. num. 2015.
Zakhar Prilepine, Je viens de Russie, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène Corréard, 2014, éd. num. 2014.
Zakhar Prilepine, De gauche, jeune et méchant, chroniques, traduites du russe par Marie-Hélène Corréard et Monique Slodzian,
2015, éd. num. 2015.
Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, roman, traduit du portugais par Jean Giraudon, 2007, éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, La Correspondance de Fradique Mendes, roman, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, 2014, éd. num.
2014.
Eça de Queiroz, 202, Champs-Élysées, roman, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, 2014, éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, Son Excellence - Le comte d’Abranhos, roman, traduit du portugais par Parcidio Gonçalves, 2011, éd. num.
2014.
Mark Twain, Trois mille ans chez les microbes, roman, traduit de l’anglais par Michel Waldberg, 1985, 2e éd. 2014, éd. num.
2014.
Essais
Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, 1989, 3e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor - L'écriture en transformation, 1993, 2e éd. 2014, éd. num. 2015.
Michel Butor, Le Marchand et le Génie, Improvisations sur Balzac I, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Paris à vol d'archange, Improvisations sur Balzac II, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Scènes de la vie féminine, Improvisations sur Balzac III, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, entretien, 2012, éd. num. 2014.
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes - chroniques d’art 1968-1978, essais, 2012, éd. num. 2015.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, 2013, éd. num. 2015.
Jean-Luc Evard, Géopolitique de l’homme juif, 2014, éd. num. 2014.
Denis Langlois, Pour en finir avec l'affaire Seznec, 2015, éd. num. 2015.
Philippe Ollé-Laprune, Europe-Amérique latine, les écrivains vagabonds, 2014, éd. num. 2014.
Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, 2014, éd. num. 2014.
Politique
Adonis, Printemps arabes - Religion et révolution, traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, 2014, éd. num. 2014.
Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-démolition, témoignage, 2012, éd. num. 2015.
Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, 2013, éd. num. 2014.
Claude Mineraud, La Mort de Prométhée, essai, 2015, éd. num. 2015.
Noire
Pierre Lepère, Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015, éd. num. 2015.
Yves Tenret, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015, éd. num. 2015.
Stéphane Guyon, Ici meurent les loups, roman, 2015, éd. num. 2015.
La Ligne bleue
Maryline Gautier, Kidnapping, roman, 2015, éd. num. 2015.
Martine Pilate, La Page arrachée, roman, 2015, éd. num. 2015.
Retrouvez toutes nos publications sur

www.ladifference.fr

Vous aimerez peut-être aussi