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CYCLE « LES CLAVECINISTES DU ROI »

RÉCITAL DE PIERRE HANTAÏ

Samedi 15 novembre 2003


Salon d’Hercule du château de Versailles
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PROGRAMME

LOUIS COUPERIN Prélude à l’imitation de Mr Froberger


(1626-1661)

JOHN-JACOB FROBERGER Suite en sol mineur


(1616-1667)) allemande, gigue, courante, sarabande

JEAN-HENRY D’ANGLEBERT Passacaille en sol mineur


(1628-1691)

JEAN-HENRY D’ANGLEBERT Suite en ré mineur


prélude, allemande, courante, sarabande, gigue

LOUIS COUPERIN Chaconne

FRANÇOIS COUPERIN - La Forqueray (3e livre)


(1668-1733) - Prélude n° 8, (L’art de toucher le clavecin)
- La Petite pince-sans-rire (4e livre)

JEAN-HENRY D’ANGLEBERT Suite en sol mineur


prélude, allemande, courante, sarabande, gigue

JEAN-BAPTISTE LULLY Passacaille d’Armide


(1632-1687) arrangement : d’Anglebert

JOHN-JACOB FROBERGER Tombeau fait à Paris sur la mort de Monsieur de Blancheroche,


lequel se joue fort lentement à la discrétion
sans observer aucune mesure.

FRANÇOIS COUPERIN Prélude (Concerts Royaux : Troisième concert)

JEAN-HENRY D’ANGLEBERT Allemande

FRANÇOIS COUPERIN Courante (5e Ordre, 1er Livre)

MARIN MARAIS Sarabande


(1656-1728) (arrangement d’Anglebert)

JEAN-HENRY D’ANGLEBERT Gigue, Chaconne Rondeau

Pierre Hantaï, clavecin


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PRÉSENTATION DU PROGRAMME

Le florilège composé par Pierre Hantaï présente deux générations de musiciens de génie de
l’âge d’or du clavecin français. C’est pour l’essentiel celle des disciples de Jacques Champion de
Chambonnières, considéré comme le fondateur de l’Ecole française du clavecin, avec Louis
Couperin et Jean Henry d’Anglebert en compagnie de Lully, tous trois nés en l’espace de dix ans,
et de leur illustre ami allemand Johann Jakob Froberger. Puis celle des musiciens de la Régence, le
temps de l’apogée , avec François Couperin et Marin Marais.

Louis Couperin est le doyen des compositeurs ici représentés, et le premier des Couperin
venus exercer à Paris. On connaît, contée par Titon du Tillet, l’anecdote célèbre illustrant l’origine
de cette grande famille. La dynastie des Couperin vivait à Chaumes-en-Brie, un climat sans doute
apprécié des musiciens puisque souche, également, de la famille Forqueray, et non loin de la terre
de Chambonnières où séjournait Jacques Champion, musicien de haute réputation à la cour. Un
jour, donc, trois des enfants de Charles Couperin, l’organiste de l’abbatiale de Chaumes-en-Brie,
vinrent honorer leur illustre voisin Chambonnières d’un hommage musical, pour le jour de sa fête.
Le maître eut tôt fait de remarquer l’exceptionnel talent de compositeur de l’aîné des trois, Louis,
et de l’engager à se consacrer à la musique. En compagnie de ses deux frères musiciens, François et
Charles, père du futur François-le-Grand, Louis laisse donc le village paternel pour se rendre à
Paris, où il s’établit vers 1650.

Né vers 1626, il n’a pas 25 ans. Violoniste, violiste, claviériste, compositeur alors bien en cour,
Chambonnières le prend sous sa protection. Une brillante carrière parisienne s’ouvre au jeune
homme. Moins de trois ans plus tard, le 9 avril 1653, il est titularisé à l’orgue de Saint-Gervais,
premier des Couperin à occuper cette tribune que la dynastie familiale allait illustrer presque deux
siècles durant, jusqu’en 1826. Il entre également à la Chambre du Roi, ordinaire de la musique
(c’est-à-dire musicien permanent), comme dessus de viole, et se trouve mêlé de près aux premières
représentations de ballets et d’opéras italiens ; compositeur actif, peut-être même fut-il l’auteur de
certains ouvrages joués alors. On l’ignore, ne connaissant de lui – par des manuscrits, rien n’ayant
été alors édité – que quelques fantaisies et sinfonies pour les hautbois ou les violes, outre son œuvre
pour le clavier.

S’il fréquente, bien sûr, le monde des organistes, il est également l’ami des chanteurs, des
violistes, des luthistes français ; et Froberger, arrivé à Paris peu après, lui révèlera les grands styles
européens, l’art, surtout, de Frescobaldi. Très tôt reconnu par la ville et « fort goûté » à la cour, il est
l’hôte des grands, ses pairs le louent. En 1659, le voici appelé à suivre le long voyage de la cour à
Saint-Jean-de-Luz, où Louis XIV s’en va épouser l’infante Marie-Thérèse d’Espagne. Il s’éteint
prématurément, à Paris, le 29 août 1661, au moment où le Grand Roi s’empare du pouvoir. Il n’a
que 35 ans, l’âge où disparaîtra Purcell, dont bien des traits le rapprochent. Les quelque 130 pièces
qu’il a destinées au clavecin l’ont d’emblée placé au rang des plus grands, et le font reconnaître,
après son maître, comme l’un des pères fondateurs de l’école française de clavecin. Mais avec 70
pièces, son œuvre pour orgue, retrouvée en 1959 (manuscrit Oldham) et publiée depuis, le place
également au premier rang de l’Ecole française de son instrument.
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Chambonnières eut aussi pour élève Jean Henry d’Anglebert. De trois ans seulement le cadet
de Louis Couperin, parisien d’origine lorraine, il s’illustre d’abord comme organiste avant de
racheter à son maître Champion de Chambonnières sa charge de joueur d’épinette de la Chambre
du roi, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1691, à l’âge de 63 ans. Ses deux fils aînés seront
également de brillants clavecinistes, Jean Baptiste Henry, qui lui succédera à la Chambre du roi, et
un autre Jean Henry, à ne pas confondre avec celui-ci. C’est le père qui fut le fameux compositeur,
dont la gloire est assurée par son ouvrage, publié en 1689, au titre éloquent de Pièces de clavecin com-
posée par J. Henry Danglebert, ordinaire de la Chambre du Roy avec la manière de les joüer. Diverses cha-
connes, ouvertures et autres airs de Monsieur de Lully mis sur cet instrument. Quelques fugues pour l’orgue
et les Principes de l’accompagnement, Livre premier.

L’essentiel en est constitué par quatre Suites pour le clavecin, mais l’auteur précise dans sa
préface : « Je n’ay mis des pieces dans ce recüeil que sur quatre tons, bien que j’en aye composé sur tous les
autres. J’espere donner le reste dans un second Livre. » Ce second Livre n’a apparemment jamais vu le
jour, mais on connaît par ailleurs d’autres pièces manuscrites du musicien. Après les modèles de
Chambonnières et de Louis Couperin, les Suites de d’Anglebert voient se définir l’archétype du
genre, composé d’un prélude suivi de quatre danses stylisées en mouvements contrastés,
allemande, courante, sarabande et gigue. Ce sera, entre autres, le schéma des Suites pour
violoncelle seul de Bach, sous influence française. On observe ici de façon très frappante se
manifester la polyvalence des musiciens du temps, aussi volontiers clavecinistes qu’organistes, et
leur volonté de donner des commentaires sur les modes de jeu, les signes des agréments et la
manière d’exécuter leurs pièces, en ce temps d’un art à l’état naissant et d’une notation non encore
rigoureusement codifiée.

Enfin, le recueil montre à l’évidence le rayonnement de la musique lyrique de Lully, qui


venait de mourir au moment où d’Anglebert publie son Livre. Comme tant d’autres de ses
contemporains le faisaient à l’orgue ou au clavecin, d’Anglebert manifesta son admiration pour
Lully en réalisant des transcriptions de divers fragments de ses ouvrages lyriques. Il déclare
lui-même dans sa préface avoir « joint quelques Airs de Monsieur de Lully. Il faut avoüer que les
Ouvrages de cet homme incomparable sont d’un goût fort supérieur à tout autre. Comme ils réüssissent avec
avantage sur le Clavecin, J’ay cru qu’on me sçaurait gré d’en donner ici plusieurs de différent caractère ».
Son Livre imprimé ne compte pas moins de quinze pièces tirées notamment de la pastorale d’Acis
et Galatée ou des tragédies de Cadmus et Hermione, Proserpine, Phaéton, Atys ou Armide. De cette
dernière, datant de 1686, le musicien, sensible à l’écriture à cinq voix, très « pleine », du Florentin
transcrivit une chaconne qui se prête parfaitement à cette métamorphose.

On ne saurait négliger le rôle qu’eut auprès des musiciens français le bref passage à Paris du
génial et tourmenté Johann Jakob Froberger. Originaire de Stuttgart où il était né en 1616, le jeune
homme y avait été en contact avec de nombreux musiciens français, anglais, italiens et allemands,
et disposait de la vaste bibliothèque musicale de la cour ducale. On le retrouve organiste à Vienne,
puis se perfectionnant auprès de Frescobaldi à Rome – où il devient catholique – avant de
retourner à Vienne. Grand voyageur, on suit sa trace à Dresde, à Bruxelles, à Londres ainsi qu’à
Paris où il séjourne en 1652, avant de retourner à Vienne et d’aller finir sa vie en 1667 à la cour de
la princesse Sibylle de Wurtemberg, au château d’Héricourt, près de Montbéliard. Ayant parcouru
l’Europe, Froberger avait acquis une immense renommée internationale que confirma l’édition
posthume de ses œuvres, circulant jusque là sous forme de copies manuscrites. Admirée plus tard
par Fux, Bach et ses fils aînés, et même encore Mozart, son œuvre pour le clavier recueille l’héritage
des plus grands de ses prédécesseurs, le Néerlandais Sweelinck, le Ferrarais Frescobaldi, le Français
Titelouze ou le Saxon Scheidt, qu’il contribua à faire connaître à nombre de ses collègues au cours
de ses pérégrinations. Lors de son passage à Paris, où on l’appelait volontiers M. Frobergue en
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francisant son patronyme selon la coutume du temps, Froberger rencontra la fine fleur des
musiciens qui y travaillaient alors. C’est à ce moment que trépassa accidentellement Charles Fleury,
dit M. Blancrocher, ou Blancheroche, un luthiste amateur qui avait conquis une très importante
notoriété au-delà même des frontières du royaume, mais dont il ne subsiste aucun témoignage
musical. Froberger se trouvait en sa compagnie lorsque Blancrocher fit dans son escalier une chute
fatale avant de mourir dans ses bras. Comme les luthistes Dufault et Denis Gaultier, ainsi que Louis
Couperin en personne, Froberger lui dédia un hommage funèbre, ou tombeau, dont la gravité fait
fi de toute carrure métrique, comme il convient pour honorer l’art des luthistes et de leurs préludes
non mesurés, en s’abandonnant à la libre expression d’une âme endolorie. Ce Tombeau fait à Paris
sur la mort de Monsieur de Blancheroche, lequel se joue fort lentement à la discrétion sans observer aucune
mesure est une allemande grave pétrie de dissonances et de modulations insolites, de gammes
descendantes – figuralisme ambigu de la chute dans l’escalier ou de la descente dans la mort ? –,
évocation d’un glas lugubre avant la conclusion décharnée, livide et solitaire, dans le grave de
l’instrument. Un chef-d’œuvre proprement saisissant. Très frappé par l’art de l’Allemand, de même
que Roberday et bien d’autres encore, Louis Couperin devait en retour faire allégeance à son
collègue en un hommage sonore, le Prélude à l’imitation de M. Froberger.

Que l’on rencontre ici François Couperin n’a rien pour surprendre : on ne peut que faire
référence au maître qui cristallise l’art de ses devanciers en ces médaillons miraculeux où se
condense toute une vision poétique, portrait délicat, paysage enchanté ou état d’âme cerné des
traits les plus fins, ce que le rococo a produit de plus subtil et de plus convaincant. On pourra au
contraire s’étonner de la présence de Marin Marais, cet élève présumé de Sainte-Colombe, qui doit
l’essentiel de sa notoriété à son immense talent de violiste, et à ses propres compositions pour son
instrument, mais qui n’a pas laissé une seule page pour le clavecin seul. Or, précisément, sa
notoriété fut telle qu’elle se diffusa hors du domaine de la viole : quoique de trente ans son aîné,
d’Anglebert tint à lui rendre hommage et en faciliter la diffusion par une transcription pour le
clavecin. La Bibliothèque Nationale conserve un recueil manuscrit autographe de d’Anglebert, qui
présente quelque 35 pièces ne figurant pas dans le Livre imprimé. A côté de pièces originales, on
trouve des copies de Chambonnières et de Louis Couperin, et des transcriptions des Gaultier, le
« Vieux Gaultier » et « Gaultier le Jeune », de Mésangeau, ainsi qu’une sarabande de Marin Marais,
sans doute tâche tardive puisque Marais n’avait que trente-cinq ans à la mort de d’Anglebert.
Nouvelle preuve, nouveau témoignage de la connaissance et de l’admiration que se portaient au
plus haut niveau les musiciens de cet âge d’or.

GILLES CANTAGREL

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