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MUSIQUE À LA CHAMBRE DE HENRY IV

ET DE MARIE DE MÉDICIS

Jeudi 6 Décembre 2001 - 21 h 00


Salon d’Hercule du château de Versailles

une coproduction du Centre de Musique Baroque de Versailles


et de l’Établissement public du musée et du domaine national de Versailles
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PROGRAMME

ROBERT II BALLARD Troisième entrée de Luth


(n ca 1575 - m ap. 1650) extrait du Ballet de la reine (31 janvier 1609) ?

PIERRE GUÉDRON Quel espoir de guarir


(n ca 1575 - 1620)
Je suis bon garçon

CLAUDE LE JEUNE Qu’est devenu ce bel œil


(n ca 1530 - 1600) poème d’après Gilles Durant de La Bergerie

HENRY DE BAILLY Pasacalle la Folie : Yo soy la locura


(m 1637) extrait du Ballet de la Folie (1614)

PIERRE GUÉDRON Dessus la rive de la mer y a trois belles filles

PIERRE GUÉDRON Complainte : Las ! pourquoy ne suis-je née

PIERRE GUÉDRON Cessez mortels de soupirer


extrait d’un ballet non identifié

PIERRE GUÉDRON En fin le ciel a retiré (version instrumentale)


extrait du Ballet de la délivrance de Renaud (29 janvier 1617)

PIERRE GUÉDRON Reynes voicy la belle Cypris (version instrumentale)


extrait du Ballet des princes (1617)

PIERRE GUÉDRON Ces nymphes dont les regards (version instrumentale)


extrait d’un ballet non identifié (ca 1615)

PIERRE GUÉDRON Maintenant les vertus sacrées (version instrumentale)


extrait du Ballet des Bacchantes (1608)

PIERRE GUÉDRON Maintenant que les cœurs (version instrumentale)


extrait du Ballet du maître à danser (1609)

PIERRE GUÉDRON Noires fureurs, ombres sans corps


[2nd récit d’Alcine et de ses nymphes]
extrait du Ballet de Monseigneur le duc de Vendosme ou ballet d’Alcine (12 janvier 1610)

PIERRE GUÉDRON À Paris sur petit pon

PIERRE GUÉDRON Qu’on ne me parle plus d’amour


extrait du Ballet des inconstants (1608)
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avec
LE POÈME HARMONIQUE
Vincent Dumestre

LE CONCERT DES VOIX


Claire Lefilliâtre, dessus
Marc Pontus, haute-contre
Serge Goubioud, taille
Marco Horvat, basse-contre

LE CONCERT DES VIOLES


Sophie Watillon, dessus de viole
Sylvie Moquet, dessus de viole
Sylvia Abramowicz, basse de viole
Françoise Enock, contre-basse de viole

LE CONCERT DES LUTHS


Vincent Dumestre, guitare et luth soprano
Massimo Moscardo, guitare et luth ténor
Jean-Luc Tamby, guitare et luth ténor
Benjamin Perrot, guitare et luth basse
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MUSIQUE À LA CHAMBRE DE HENRY IV ET DE MARIE DE MÉDICIS

Le règne de Henry IV a été bref, entre sa difficile prise de pouvoir, dans une France harcelée par la
Ligue, méfiante vis à vis de ce huguenot (qui pourtant a abjuré sa foi) et son assassinat par
Ravaillac, le 14 mai 1610. Ce bon roi n’a pas eu le temps d’exercer un mécénat significatif sur les arts
et c’est modestement qu’il ouvre ce XVIIe siècle que son petit-fils Louis XIV clora si brillamment.
Néanmoins, le divertissement est indispensable à la vie et la cour de France lui a toujours accordé
une place majeure, en temps de guerre comme en temps de paix. La “ Chambre du roi ” est
l’appellation, spatialement quelque peu restrictive, de toutes les activités touchant à la musique
profane. Les musiciens de la Chambre, compositeurs, chanteurs, instrumentistes, sont souvent
sollicités pour des spectacles de grande envergure, dans le cadre desquels il sont associés à ceux de
la Chapelle et de la Grande Écurie. Mais la chambre du roi (entendez les appartements royaux) c’est
aussi le théâtre intime de divertissements peu spectaculaires, de soirées où se rencontrent les
seigneurs et les dames, autour de collations délicates et d’un groupe de chanteurs réuni pour les
régaler de musique.
Quelle musique ? la musique vocale, bien entendu, les “ airs ”, souvent dits “ airs de cour ”, qui
forment l’essentiel du répertoire du temps. Ces airs de cour, tout Paris les chante et la province en
achète des éditions simplifiées qui donnent la quintessence du “ goût ” de la noblesse.
Qu’est-ce donc qu’un air ? C’est d’abord une poésie : qu’elle soit noble, galante ou satirique, elle
s’inscrit dans le code social de la cour dont elle véhicule les modes de pensée et les thèmes chers.
Ce peut être aussi une chanson rustique, ancienne mais encore en vogue, empruntée au répertoire
de la rue par le musicien de cour qui la parera des ornements de la polyphonie savante. Cette
polyphonie à quatre ou cinq parties semble destinée aux chantres de la chambre du roi : elle illustre,
en effet, la forme la plus savante, donc la plus noble des airs de cour. On pouvait en outre l’accom-
pagner de luths ou de violes, dans un de ces concerts de voix et d’instruments si prisés dans toute
l’Europe.

Les salons parisiens, friands de poésie et de musique, trouvent


dans ces airs de cour transcrits pour voix et luth un inépuisable
répertoire, aisément accessible aux amateurs. Angélique Paulet, la
muse du salon de la marquise de Rambouillet, chantait en
s’accompagnant elle-même au luth, tandis que, dans le jardin de
l’hôtel particulier, les rossignols posés sur la margelle du puits,
retenaient leur souffle et ravalaient leur dépit (c’est du moins ce
qu’écrivirent des témoins dignes de foi...).

Pierre Guédron

On sait fort peu de choses sur ce compositeur du début du XVIIe


siècle, auteur d’airs de cour et fondateur de ce genre. On ne
s’étonnera pas que peu d’enregistrements discographiques lui
soient consacrés car il n’existe pas encore d’édition de sa musique.
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Cette lacune, cependant, sera comblée dans les mois qui viennent, grâce à l’activité du “ chantier
Air de cour ” au Centre de Musique Baroque de Versailles, qui publiera l’édition critique intégrale
de son œuvre.
Né à Chateaudun aux alentours de 1565, mort à Paris en 1620, il prit en 1600 la succession de Claude
Le Jeune dans la charge de compositeur de la chambre du roi Henry IV avant de devenir, sous
Louis XIII, surintendant de la musique de la chambre du roi. On a conservé de lui six livres d’airs
de cour polyphoniques publiés par Pierre Ballard, “ seul imprimeur du roi pour la musique ”,
entre 1602 et 1620 ; les pièces proposées ce soir sont, pour la plupart, issues du second livre (1612 ;
2e édition : 1613). Ses airs connurent un très grand succès et furent imprimés, sous d’autres formes
éditoriales plus accessibles au public bourgeois (pour une voix et luth, pour une voix seule) qui
permettait une diffusion assez large de la musique de cour à travers tout le pays. Quelques recueils
publiés à l’étranger (Angleterre, Frise orientale) attestent la renommée de Pierre Guédron hors de
France. En sa qualité de compositeur, puis de surintendant de la musique de la chambre du roi, il
fournissait de la musique à tous les divertissements royaux. Les ballets tenaient une place sans
cesse croissante dans la vie aristocratique. Bien qu’ils soient, dans l’ensemble, très mal conservés,
on en retrouve des traces dans les recueils de musique vocale (livres d’airs de cour) et dans les
manuscrits de musique instrumentale (collection Philidor).

Ce concert propose une palette très vivante des différents styles pratiqués à la cour et à la ville au
temps de Pierre Guédron. On y trouvera des chansons d’origine inconnue, de sensibilité populaire
et de ton léger, voire gaillard (À Paris sur petit pon), qui voisinent, comme dans les recueils du temps,
avec les airs de cour de facture plus raffinée. De ceux-ci, la poésie (souvent anonyme) révèle un goût
prononcé pour les sentiments d’insatisfaction amoureuse, les regrets, les soupirs. Certaines pièces,
liées à des circonstances particulières (un ballet de cour, par exemple) apportent une touche
différente et une certaine théâtralité (Noires fureurs). Pierre Guédron domine cette sélection par le
nombre et la qualité de ses airs, mais il est entouré de contemporains comme Claude Le Jeune
(Qu’est devenu ce bel œil), Henry de Bailly ou Le Bailly (Yo soy la locura) et Robert Ballard, luthiste et
compositeur de musique instrumentale, dont Pierre Ballard est l’imprimeur.

Chansons et danses instrumentales

Troisième entrée de luth - Enfin le Ciel a retiré...


La musique instrumentale, assez dévaluée au XVIIe siècle au regard de la musique vocale, ne
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manquait pas, cependant, d’être abondamment et talentueusement pratiquée. Elle ne nous est
parvenue que par des vestiges très imparfaits, le plus souvent manuscrits car les imprimeurs du roi
se souciaient peu de sa diffusion. Il existe de grandes collections dans lesquelles survit cette
musique, notamment la Collection Philidor, vaste manuscrit en plusieurs volumes qui rassemble
quantité de musiques provenant des ballets de cour de Henry IV à Louis XIV. S’y ajoutent les suites
pour orchestre (comme celles retrouvées par Jules Ecorcheville dans le Manuscrit de Cassel) et les
éditions de pièces pour le luth de Robert Ballard (Corpus des luthistes français, éditions du CNRS).
Puiser dans ce corpus ne suffit pas ; encore faut-il arranger (comme on le faisait d’ailleurs à
l’époque), c’est-à-dire restituer les parties manquantes, enrichir la polyphonie instrumentale de
diminutions improvisées, l’embellir de timbres bien choisis et appropriés au caractère des pièces
(une sarabande mélancolique ne requiert pas les mêmes sonorités qu’une gaillarde enlevée). Les
musiques instrumentales proposées pour ce concert sont donc des restitutions à la fois libres et
respectueuses des usages du temps – du moins de ce que l’on en connaît. Les luths et les violes,
sollicités en ensembles (car leur grande tradition soliste est, alors, encore à venir) recréent avec
audace et poésie l’atmosphère sonore dans laquelle baignait la cour des rois de France, que ce soit
dans les versions instrumentales des airs ou dans les introductions instrumentales aux pièces
vocales.

La Troisième entrée de luth offre bien peu de précisions quant à son origine. Probablement issue du
Ballet de la Reine dansé le 31 janvier 1609, cette pièce est reprise et mise en tablature de luth par
Robert II Ballard dans son Premier Livre de tablature (Paris, Pierre Ballard, 1611) ; il est cependant
difficile de savoir s’il en est l’auteur ou seulement l’arrangeur. Robert Ballard le luthiste est dit
Robert II pour ne pas qu’on le confonde avec Robert I Ballard, fondateur de la maison d’impri-
merie de ce nom, qui était vraisemblablement son oncle. (un autre Robert Ballard devait, vers
1640, prendre la succession de Pierre, fils de Robert I, à la tête du monopople d’ “ Imprimeur
du Roi pour la musique ”). Sous le nom de Ballet de la Reine, on pouvait entendre aussi bien un
ballet conçu ou dansé par la reine (en 1609, Marie de Médicis), représenté chez elle, ou encore
offert à la souveraine ; enfin, la Reine était aussi le nom sous lequel on désignait encore
Marguerite de Valois, première épouse de Henry IV, chez qui les représentations de ballet
étaient fastueuses.
Les autres titres présentés sous l’acception “ versions instrumentales ” sont, à l’origine, des airs
extraits de partitions vocales. En les proposant sous la forme de chansons instrumentales, les
artistes du Poème Harmonique rejoignent les pratiques des musiciens du temps, perpétuellement
à la recherche de répertoire et habiles dans l’arrangement sur leurs instruments de chansons écrites
pour les chantres de la chambre. C’est, à plusieurs titres, une véritable anthologie qui est proposée
ici : anthologie de divers ballets royaux (La délivrance de Renaud, 1617) ou princiers, nobles ou légers
(Ballet des Bacchantes, 1608), anthologie des divers modes du discours musical, anthologie des sono-
rités de l’ “ orchestre ” aux débuts de son histoire. Comme le faisaient sans doute les chanteurs avec
la partition originale, les instrumentistes raffinent dans l’art de l’ornementation, de l’improvisation
des “ agréments ” pour offrir un discours riche, plein de la fantaisie de plusieurs imaginations
conjuguées et de la variété des sonorités des cordes pincées ou frottées.

De la rue à la cour

Je suis bon garçon - Dessus la rive de la mer - À Paris sur petit pon
Le XVIe siècle chante : dans les rues et les cours, sur les ponts (et surtout le Pont-Neuf), dans les
chapelles de la ville et du Louvre, dans les appartements royaux, partout ce ne sont que chansons
de métier et d’amour, airs de cour et de ballet, messes et motets. La mémoire des musiciens est
remplie de ces chansons qu’ils ont engrangées depuis leur enfance et qu’ils rencontrent quotidien-
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nement dans la vie. Il n’est pas étonnant que Pierre Guédron, dont la vie enjambe la frontière
entre XVIe et XVIIe siècles, se soit approprié, comme support de ses airs savants, plusieurs de ces
mélodies populaires, patrimoine commun du peuple et de l’artistocratie. Les harmonisant avec sa
science du contrepoint, les intégrant habilement dans ses recueils d’airs destinés à la chambre du
roi, il marie avec élégance deux cultures que la société séparera bientôt de plus en plus radicale-
ment. Plusieurs airs illustrent cette liberté de ton, ce mélange des genres dont Pierre Guédron est
peut-être le dernier représentant. Par ces airs (qui ne furent que de modestes chansons avant d’être
imprimées dans les divers livres d’Airs de cour, mis à 4 & 5 parties par Pierre Guédron, compositeur en
musique de la chambre du Roy) il fait s’attarder le XVIe siècle dans le XVIIe naissant. Lui qui saura être
si moderne dans ses récits, il pare d’une polyphonie – qui en rehausse l’humour – les fausses
naïvetés de Si tu veux apprendre et de Dessus la rive de la mer, (sur le thème favori du galant
audacieux et de la belle fille pressée d’en finir avec son innocence), les vers rustiques de Je suis bon
garçon et les contrepèteries impertinentes de À Paris sur petit pon. L’esprit gaulois aristocratisé, en
somme ; mais sous l’habit de cour se lit encore facilement la simplicité originelle logée dans cette
disposition des couplets en concaténation, typique des chansons dites populaires du passé.

Quel espoir de guarir - Complainte : Las, pourquoi ne suis-je née - Cessez mortels de soupirer
Conçus sur des textes poétiques d’inspiration plus élevée – l’esprit français –, les airs Las, pourquoi
ne suis-je née, Quel espoir de guarir [sic], Cessez mortels de soupirer, sont d’authentiques airs de cour.
De la cour de France, on se fait volontiers l’idée d’un milieu d’un grand raffinement de mœurs et
de culture, ce que démentent tous les témoignages contemporains. Une vraie rusticité de langage et
de comportement y sévit, mais il n’est pas douteux que l’aristocratie, et notamment les femmes,
aspirent à un savoir-vivre plus respectueux et à des relations plus teintées de délicatesse… La
poésie amoureuse adopte les thèmes de la pastorale, dans laquelle les Philis, Cloris et autres
Climène traitent avec une délicieuse cruauté leurs amants (leurs “ mourants ”) toujours éconduits,
rabroués, moqués, mais amoureux et fidèles à jamais ! Cette charmante fiction nourrit neuf textes
sur dix et constitue un véritable code social : chacun se reconnaît dans les héros et héroïnes des airs
que l’on écoute avec ravissement à la chambre du roi et que l’on s’essaie même à chanter, accom-
pagné d’un luth, dans ces salons féminins où la séduction règne en maître absolu. Grâce aux formes
variées prises par l’édition des airs, témoins de la diversité des publics et “ consommateurs ”,
chacun, modeste amateur ou virtuose reconnu, peut donc s’exercer à l’art vocal selon ses possibili-
tés. Les interprètes de plus haut niveau sont vraisemblablement les chantres de la chambre du roi,
auxquels sont dévolues les versions polyphoniques les plus savantes. C’est un peu le souvenir de
ces artistes qui est ranimé ici par le Poème Harmonique. L’air Cessez, mortels, de soupirer serait, selon
certaines sources manuscrites, issu d’un ballet. Mais, outre que ce ballet n’est pas identifiable, les
caractères poétiques et musicaux de cette pièce (galanterie sans connexion visible avec un
argument, élégance du phrasé et vocalité des courbes mélodiques) l’éloignent du style que l’on
prête aux airs de ballet. Le rythme cependant pourrait s’apparenter à celui d’une “ chanson à
danser ”. Ceci est un exemple parmi tant d’autres des incertitudes que laissent planer les sources
très lacunaires des airs de cour. La complainte Las, pourquoi ne suis-je née résonne tour à tour dans
toute la plénitude profonde des voix a capella, des violes mêlées aux voix, puis dans l’appel épuré
du solo vocal avec luth. Quel espoir de guarir expose la plainte amoureuse dans une polyphonie plei-
ne et sonore d’où la voix de dessus s’évade parfois en emphases mi-galantes mi-pathétiques. Toutes
les nuances de la musique du temps se trouvent réunies dans ces deux seules pièces. Le chant au
luth semble avoir été particulièrement prisé dans les salons parisiens animés par des femmes
lettrées et raffinées. Le chanteur ou la chanteuse sont bien les magiciens de la cour et des salons ;
leur art surpasse tous les modes de communication et fascine la société du temps. La qualité de la
prononciation, la justesse et le bon goût avec lesquels l’interprète placera, inventera et exécutera les
ornements, sont les critères sur lesquels il sera jugé. C’est dans ces airs graves ou sombres que s’ex-
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prime le mieux l’originalité du talent de Pierre Guédron. En effet, l’adéquation entre un texte et une
musique est ici beaucoup plus élaborée que dans les airs composés sur des chansons. La poésie élue
engendre le projet artistique du compositeur et l’invite, sur la base du plus parfait respect de la
prosodie, à explorer toutes les dimensions (notamment mélodiques et harmoniques) de l’expressi-
vité musicale. Ces airs illustrent en Pierre Guédron le compositeur tourné vers les promesses du
siècle naissant à la modernité duquel, on le mesure maintenant, il contribua grandement.

Qu’on ne me parle plus d’amour - Noires fureurs, ombres sans corps - Yo soy la locura
La participation des compositeurs de la chambre du roi aux ballets de la cour est représentée ici par
trois airs : Qu’on ne me parle plus d’amour, Noires fureurs, Yo soy la locura. Le premier appartient au
Ballet des Inconstants, dansé en 1608 et dont on ignore tout. Dans ce temps où la poésie est un passe-
temps mondain plus qu’un métier, où les ballets sont l’œuvre collective de jeunes
aristocrates, on ne s’étonnera pas de l’importante proportion de textes anonymes mis en musique.
En écoutant Qu’on ne me parle plus d’amour, on sera cependant frappé de son allure simple, tant pour
le texte que pour la musique : encore un possible emprunt de Guédron au répertoire populaire qui
témoigne de cette mixité des cultures si vivante du temps de Henry IV. D’un caractère radicalement
opposé, l’air Noires fureurs, ombres sans corps, offre l’aspect le plus résolument moderne de l’art de
Pierre Guédron. Il appartient au Ballet de Monseigneur le duc de Vendôme (dit aussi Ballet d’Alcine),
l’un des derniers grands ballets du règne de Henry IV. Il fut dansé au Louvre en
janvier 1610 ; Alcine chantait cette invocation aux enfers “ en sonnant d’une pandore ”, entourée de
ses douze nymphes ; aussitôt l’air fini, la forêt qui les abritait disparaissait. Baroque par excellence,
l’invocation des esprits infernaux nous introduit dans un monde effrayant et mystérieux, typique
de l’imaginaire du XVIIe siècle.

Sans le savoir, Pierre Guédron et le poète (non identifié) de cet air créaient la racine d’une longue
tradition dramatique, le modèle des Alcine, Armide et autres Circé qui allaient lancer leurs impré-
cations vers les démons infernaux pendant cent cinquante ans d’opéra. Le style de cet air, malgré
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son écriture partiellement polyphonique (il fut également édité en 1611 dans une version pour voix
et luth), peut être considéré comme une première tentative de musique dramatique (l’équivalent
français du recitar cantando des Italiens ?). Cette tentative très originale de déclamation chantée
révèle la complexité du monde mental de Pierre Guédron. Il a eu, là, une vision véritablement
futuriste de son art ; en effet, il faudra attendre soixante ans encore pour que Jean-Baptiste Lully
reprenne à son compte la création du récitatif français, les successeurs immédiats de Guédron ne
l’ayant pas suivi dans cette voie ouverte par lui à la musique dramatique.

L’air espagnol Yo soy la locura n’est pas une composition de Guédron. Cet air de ballet fut composé
et chanté par Henry de Bailly qui appartenait à la musique du roi et dont la réputation de chanteur
virtuose était grande. Intitulé “ Pasacalle la Folie ”, il appartenait au Ballet de la Folie (1614), dont trois
airs sont publiés pour voix et luth dans le cinquième livre des Airs de différents auteurs mis en
tablature de luth par Gabriel Bataille, en 1614. De la passacaille (pasacalle en espagnol) il a, sinon la
basse obstinée, du moins une construction sur une basse aux motifs courts, répétitifs, dans le mode
mineur, qui confèrent à l’air une sorte de religiosité. En somme, peut-être une forme quelque peu
hypocondriaque de la folie ?

Le temps de Henry IV

Qu’est devenu ce bel œil


Cet air est un hommage à Claude le Jeune, mort en 1600 et qui avait précédé Pierre Guédron comme
compositeur de la chambre de Henry IV. Les implications spirituelles, philosophiques et esthétiques
de cet air sont multiples : poésie chantée sur la mort de l’aimée, recherche de l’authentique chant
orphique à travers la musique mesurée à l’antique, cheminement personnel et expérimental vers le
genre chromatique tel que Nicola Vicentino l’avait théorisé en Italie en 1555, cette pièce, une des
plus belles du répertoire de la Renaissance, est habitée d’une intense expression ; elle symbolise tout
ce que l’esprit humaniste avait de curiosité fervente et de foi en l’art.

© CMBV - GEORGIE DUROSOIR

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