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Terrain

Anthropologie & sciences humaines

63 | 2014
Attendre
Attendre

« Être le dernier jeune »


Les temporalités contrariées des migrants irréguliers

Stefan Le Courant
p. 38-53
https://doi.org/10.4000/terrain.15490

Résumés
Français English
Le renforcement des politiques de contrôle des migrations en Europe a eu pour effet le
développement de poches d’attente tout au long du parcours des aspirants à cette
migration. Parallèlement, la restriction des conditions d’obtention d’un titre de séjour a
retardé l’accès à un statut régulier pour les étrangers déjà présents sur le territoire. En
attendant ces « papiers » tant espérés, les étrangers en situation irrégulière sont contraints
à vivre dans un éternel présent fait de multiples recommencements. Si l’obtention des
« papiers » ouvre une nouvelle temporalité, un temps devenu profitable, les étrangers
régularisés découvrent vite les contradictions temporelles de la vie de migrant.

The strengthening of the political control of migration in Europe has led to the
development of pockets of places of waiting created at different stages of the journeys of
those attempting migration. At the same time the tightening of the conditions under which
foreigners already present in the country can legally obtain rights of residence has
lengthened these waiting times. While waiting for much desired and necessary papers the
illegal migrants are forced to live in an eternal present composed of numerous fresh
starts. Yet, even if obtaining papers opens up a new temporality and profitable time use
the now legalised foreigners soon discover the contradictions of life as an immigrant.

Entrées d’index
Thème : temps, migrations
Lieu d'étude : France
Mot-clé : sans-papier, migration, France, temporalité
Keyword: sans-papier, migration, France, temporality
Texte intégral

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1 Le 13 septembre 2009, je retrouve Abdoulaye Sacko1 à la sortie de son travail
près de la gare d’Austerlitz. Depuis sa régularisation, en février de la même
année, il a multiplié sans succès les tentatives pour quitter la restauration et
trouver un emploi qui lui laisserait enfin libres les soirs et les week-ends. En neuf
ans en France, il a toujours travaillé en cuisine. Ce 13 septembre, il semble très
inquiet. Le lendemain, il prend l’avion pour retourner au Mali pour la première
fois depuis son arrivée en France à la fin de l’année 2000. Il n’a pas encore fait
ses valises, il ne sait pas encore comment il va pouvoir y faire entrer tous les colis
qu’il doit remettre à son arrivée. Demain, avant d’aller à l’aéroport, il doit passer
une dernière fois par le foyer où vivent la plupart des hommes originaires de son
village. Il sera chargé de transporter l’argent que ces derniers destinent à leur
famille au pays, et une partie des cotisations mensuelles de tous les villageois
habitant en France. Et puis il y a aussi les « vieux » qui veulent lui parler avant
son départ : « Je sais pas ce qu’ils me veulent ceux-là ! » Il ne voit pas comment il
aura le temps de tout faire, se plaint de devoir apporter tant de colis au village,
craint de devoir payer des frais de bagages supplémentaires, il peste contre tous
ceux qui ne l’ont jamais appelé et qui maintenant veulent absolument le voir
avant son départ, sans doute pour lui confier un paquet de plus… Il doit
justement rencontrer l’un d’eux dans quelques minutes. En chemin, il me dit
qu’il n’a pas prévenu sa mère de son arrivée. Notamment pour lui épargner de
fausses joies si un problème de dernière minute venait à surgir, mais aussi pour
se prémunir contre les nombreuses demandes de son entourage au village qui ne
manqueraient pas d’affluer : un téléphone portable, un jeans, une radio, etc. De
toute façon, il sait bien que le voisinage se sera chargé de lui annoncer la bonne
nouvelle. Il anticipe déjà les exigences de sa mère : « Elle va vouloir que je me
marie, mais c’est pas mon truc. » Je suis surpris de le voir si anxieux à la veille de
son départ. Ces soucis de dernière minute me semblent bien dérisoires face à ce
voyage qu’il évoquait sans cesse lors de nos rencontres. Pendant neuf ans, il a
attendu ces « papiers » pour pouvoir voyager, neuf ans au cours desquels il aura
souvent frôlé l’expulsion lors de ses arrestations. Arrivé près du lieu de son
rendez-vous, il désigne au loin un homme qui tient un paquet à la main : « Tu
vois c’est lui, au bled on était tout le temps ensemble. Ça fait cinq ans qu’il est en
France et je ne l’ai vu que trois fois. Et là, il a su que je rentrais, il m’a appelé… »
Avant de nous séparer il ajoute :

Je vais m’ennuyer au village. Toute la génération avant moi, ils sont mariés,
ma génération aussi et celle d’après ils commencent à être mariés. Quand ils
sont mariés, ils changent. Ils restent avec les adultes, ils rentrent chez eux
tôt. Je vais être tout seul là-bas. Je suis le dernier jeune.

2 Ce 13 septembre 2009, l’angoisse d’Abdoulaye Sacko ne se résume pas aux


enjeux d’un premier retour au pays. Il sait qu’il sera jugé sur sa générosité, sur
les cadeaux qu’il va apporter au plus grand nombre comme autant de preuves
que ces années passées au loin n’ont pas été inutiles (Sayad 1998). Mais ce qu’il
appréhende le plus est l’ennui des soirées passées seul, au milieu de tous ces
« adultes ». Les politiques de contrôle de la migration n’exercent pas uniquement
leurs pouvoirs sur les déplacements des aspirants à la migration ou des étrangers
en situation irrégulière. Pour ces derniers, quitter la France avant d’avoir les
« papiers » c’est prendre le risque de ne jamais pouvoir revenir. Ces politiques
affectent également, de part et d’autre des frontières qu’elles sont censées
garantir, la temporalité et les projets d’avenir des migrants. Par le biais de la
préfecture qui décide de régulariser ou d’expulser, les étrangers en situation
irrégulière font l’expérience de la mise en attente comme forme particulière de
l’exercice du pouvoir (Bourdieu 1997 : 270). Les « sans-papiers » ne sont donc pas
uniquement ceux qui n’ont pas le droit d’être là, ils sont aussi ceux qui se voient
dépossédés de la maîtrise du temps. Comme dans toute attente, les années
passées en situation irrégulière sont peuplées d’activités permettant d’en
contourner les effets (Kobelinsky 2010), comme dans toute attente, le présent est
suspendu à une régularisation espérée et incertaine qui conditionne tous les
projets futurs. La mise à l’écart de la légalité du séjour se traduit aussi par une
mise à l’écart du temps social en France comme dans le pays d’origine. Plongés
dans un perpétuel présent, les étrangers en situation irrégulière restent les
« derniers jeunes » alors qu’ils en ont passé l’âge.

De l’enfermement spatial au confinement


temporel
3 Le durcissement des contrôles aux frontières européennes au cours des
dernières décennies s’est accompagné de la restriction croissante des conditions
d’accès au séjour pour les étrangers déjà présents. Les politiques encadrant les
migrations ont ainsi eu pour effet d’accroître les attentes qui jalonnent les
parcours de migrants. Attentes qui s’éternisent parfois : attente du bon moment
pour partir (Gaibazzi 2012), attente d’avoir rassemblé la somme d’argent
nécessaire à cette entreprise, attente imposée par les administrations d’un
passeport et d’un visa, ou encore attente de la bonne occasion pour franchir la
frontière clandestinement (Pian 2009). Ces politiques forcent à prendre des
risques toujours plus grands ceux qui désirent accéder à l’Europe et, de l’autre
côté de la frontière, enferment sur le territoire des États ceux qui ne peuvent
partir avant d’être régularisés. Car le renforcement de la surveillance aux
frontières européennes s’accompagne d’une restriction des conditions d’accès à
une situation administrative légale pour ceux qui se trouvent déjà sur le
territoire, entraînant un allongement de la durée du séjour avant un premier
voyage vers le pays d’origine. Ce basculement répressif des politiques
migratoires, datant du début des années 1970, est particulièrement perceptible ce
17 avril 2013, jour où Masséré Diaby s’apprête pour la première fois, après douze
ans en France, à prendre l’avion pour le Mali. Comme Abdoulaye Sacko, il est
originaire d’un village soninké de la région de Kayes. Comme Abdoulaye, il aura
dû attendre sa régularisation de longues années. Ce jour-là, il a entreposé dans la
salle commune du foyer où il réside tous ses bagages : des sacs, des valises et une
grande malle qu’il s’échine à fermer sous l’œil amusé de deux « vieux » Algériens
à la retraite qui vivent au même étage. Des plaisanteries sont échangées et
Masséré reçoit des conseils de ces experts : comment peser ses valises, faire
attention à la surcharge de bagage, etc. Il faut dire qu’ils comptabilisent chacun
près de « quatre-vingts allers-retours en Algérie » après plus de quarante années
passées en France.
4 L’attente creuse un peu plus les inégalités entre les migrants empêtrés dans des
législations restrictives et tous ceux qui, bénéficiant de la mondialisation, ont vu
leurs mouvements multipliés et accélérés (Bayart 2004). Ce ralentissement des
déplacements affecte la vie quotidienne des migrants jusque dans ses aspects les
plus ordinaires. En janvier 2011, Amidou Sy m’invite à lui rendre visite. Après
quelque temps à discuter sur « son dossier » de régularisation alors dans les
mains de la préfecture, il m’explique qu’il est assez pressé car c’est à son tour de
préparer le repas du soir pour tous les hommes du foyer originaires de son
village en Mauritanie. Une cinquantaine de bouches à nourrir. Seuls les « vieux »
sont exemptés de cette corvée qui incombe à tous les autres une fois par mois :

Mais nous aussi un jour on sera vieux et on pourra se reposer. C’est fatigant
de faire à manger. C’est des grandes marmites ! Nous on gueule pour que les
jeunes viennent. Tous ceux de ma génération veulent que des jeunes
viennent. Mais y’a pas beaucoup de jeunes qui viennent. À cause des visas,
de l’argent. Même quand on arrive à avoir l’argent, y’a pas de visas…
(Amidou Sy, 11 janvier 2011.)

5 Le durcissement législatif entrave un système migratoire instauré depuis des


décennies qui assure le renouvellement de la présence en France, chaque
migrant remboursant l’argent reçu pour son voyage en finançant la venue d’un
nouveau ressortissant du même village. Le renouvellement ne se faisant plus, la
hiérarchie est figée. Les derniers arrivés restent indéfiniment les « jeunes » tant
que de nouveaux membres du village ne seront pas arrivés en nombre suffisant.
Les politiques migratoires accroissent ainsi la déconnexion entre le temps
chronologique et le temps social, autant sur le territoire français que dans le pays
d’origine. Abdoulaye Sacko a trente ans lorsqu’il rentre pour la première fois au
Mali. Il se sait jeune au village alors que ses pairs ne le sont plus. C’est qu’avant
même d’être un âge biologique, sa jeunesse est sociale : il n’est pas encore marié.
Les neuf années passées en France apparaissent comme une parenthèse
temporelle ayant ajourné son passage à l’âge adulte. Toujours faire partie des
jeunes ici ou être le « dernier jeune » là-bas, l’attente est double de part et d’autre
de la frontière.

Tout commencer à zéro… y revenir parfois


6 C’est la mort d’un ami, victime de la répression policière de son association
étudiante, qui décide Mamadou Conté à quitter la Guinée. Après une étape au
Maroc, il entre en France avec un passeport d’emprunt et découvre très vite la
réalité de cette vie d’étranger en situation irrégulière puisqu’il est arrêté et placé
en rétention quatre mois après son arrivée. Comme la grande majorité des
personnes interpellées, il est libéré2 après cinq jours d’enfermement.

Si j’étais resté chez moi j’aurais pu trouver un travail, bouger, faire ma vie.
Mais là je repars de moins que zéro : moins un. Je ne suis même pas encore
arrivé à zéro. Parce que pour arriver à zéro, il faut au moins une situation, à
partir de là chercher un boulot et chercher un logement. Mais là d’abord tu
commences par chercher le point zéro […]. Toi t’es même pas au point de
départ. Il faut arriver en situation régulière, où tu n’as pas peur d’être
persécuté et tout ça, d’être raflé à longueur de journée alors que tu te
promènes. Tu vois, c’est le quotidien que nous vivons. (Mamadou Conté,
27 mars 2011.)

7 Ne pouvant reprendre ses études interrompues en quatrième année, il assiste à


quelques cours à l’université et enchaîne les petits boulots pour tenter de
subvenir à ses besoins en attendant une régularisation qu’il espère prochaine.
Passé le soulagement d’avoir réussi à entrer en France, la plupart de mes
interlocuteurs, comme Mamadou Conté, parlent des premiers temps comme d’un
« départ à zéro » où tout reste à faire. Trouver un logement, chercher un emploi
et surtout apprendre à se débrouiller dans cette nouvelle vie… Huit ans après son
arrivée, quand Abdoulaye Sacko fait le bilan de ses années de « sans-papiers », il
n’arrive même plus à compter les interpellations policières, trop nombreuses.
Trois fois il aura été enfermé dans des centres de rétention, deux fois pour la
durée maximale de trente-deux jours3. Pour prévenir toute tentative de
résistance à leur éloignement, les étrangers en rétention ne sont informés qu’au
dernier moment du sort qui leur est réservé (Fischer 2005). Placés dans cette
incertitude, ils ont l’impression que le temps s’étire, les trente-deux jours
d’enfermement sont vécus comme une éternité. À leur sortie de rétention,
nombreux sont ceux qui apprennent qu’ils ont été licenciés par un employeur
qui découvre – ou feint de découvrir – à cette occasion leur situation irrégulière.
Abdoulaye aura ainsi perdu plusieurs emplois, des logements qu’il ne peut plus
payer ou qu’il décide de quitter, de peur de voir au petit matin la police, qui
connaît maintenant son adresse, venir frapper à sa porte. Chaque placement en
rétention a été vécu par Abdoulaye – ainsi que par tous mes interlocuteurs –
comme un « retour à zéro ». À la sortie, il faut de nouveau chercher un logement,
trouver un travail. Cette politique de contrôle participe de l’insécurisation des
étrangers en situation irrégulière présents, parfois de longue date, sur le
territoire. Chaque arrestation, chaque perte d’emploi anéantit ce qui a été
entrepris jusque-là, fragilisant un peu plus leur présence en France (Le Courant
2010) et enfermant les étrangers en situation irrégulière dans la temporalité
cyclique d’un continuel « retour à zéro ».
8 Au lendemain d’un épisode d’enfermement, de nombreux étrangers en
situation irrégulière ayant pris conscience que leur vie est susceptible de
basculer à tout moment cherchent en urgence à être régularisés. Ils redécouvrent
alors l’assujettissement à la temporalité administrative et la mise en suspens que
leur imposent les préfectures (Dubois 1999) : attendre un an4 que la mesure
d’expulsion ne soit plus valable, attendre d’avoir assez d’années de présence
pour demander une régularisation et enfin, lorsque ces conditions sont remplies,
attendre une réponse de la préfecture. En janvier 2008, Masséré Diaby sort de
rétention avec une interdiction du territoire français de trois ans prononcée par
un juge du tribunal de grande instance de Créteil du simple fait de son séjour
irrégulier. Au cours des trois années qui suivent, il multiplie les tentatives de
régularisation, essaie de bénéficier du mouvement de grève des sans-papiers qui
commence en avril 2008, mais toutes ces démarches se heurtent à la mesure
d’expulsion toujours en vigueur. Plein d’espoir, il se rend à la préfecture le
12 avril 2011 pour déposer une demande de régularisation, puisqu’il cumulera
bientôt dix ans de présence en France5. Dix années de séjour qu’il lui faudra
prouver par tous les documents amassés qui constituent les « preuves de
présence ». Malgré une notice d’asile du 13 juin 2001, la guichetière lui explique
que la première preuve qui sera prise en compte est datée de novembre 2001. Il
est donc invité à se représenter dans sept mois. À la sortie de la préfecture, il est
dépité : « Un jour viendra… C’est ça que disent les Français ? Un jour viendra, les
souffrances de Masséré, elles vont terminer et je serai heureux. » En 2009, son
frère cadet avait été régularisé à la suite de la grève dans son entreprise. Depuis,
ce petit frère est retourné se marier au village, un premier enfant est né. Il a
aussi acheté un terrain à Bamako sur lequel il construit une maison. Masséré
explique que « normalement, chez nous les Soninké », un cadet doit attendre que
tous ses aînés soient déjà mariés pour accéder au mariage. C’est ce qui se serait
passé s’ils étaient restés tous les deux au Mali. Mais « avec les papiers c’est
chacun sa chance ». Face à l’État, la seule patience ne suffit pas (Auyero 2011), il
faut aussi avoir de la « chance ». Comment expliquer autrement que ce jeune
frère arrivé en France deux ans après Masséré, ait déjà les « papiers » ? En
mettant en attente les immigrés, l’administration agit indirectement sur les
relations familiales, perturbant les règles de préséance traditionnellement en
vigueur. Par comparaison avec son petit frère, Masséré « n’a rien fait ». Il a bien
essayé de trouver une femme en France, mais la première fois son oncle a refusé
de marier sa fille : « Comment un sans-papiers peut-il s’occuper d’une famille ? »
La deuxième tentative, à l’été 2010, s’est également soldée par un échec. Cette fois
c’est la future épouse qui n’a plus donné de nouvelles une fois reçus les cadeaux
précédant la noce. Après cette nouvelle mésaventure, Masséré est résigné : « De
toute façon je suis en retard. C’est pas la peine de se précipiter maintenant.
J’attends les papiers et je chercherai une femme au Mali. »

Être « en retard »
9 « J’ai perdu ma vie ici », « J’ai gâché ma vie », « J’ai perdu mon temps », « Je suis
en retard » sont autant d’expressions qui reviennent constamment dans les lieux
d’enfermement des étrangers en situation irrégulière6. Systématiquement, la
comparaison est faite avec ce qui se serait passé « si j’étais resté au pays ».
Puisque l’éternel recommencement les prive de repères temporels, ce retard est
exprimé le plus souvent par rapport à leur groupe d’origine. Pour les jeunes
hommes particulièrement visés par les politiques de contrôle, les marqueurs
temporels que sont le mariage et les enfants constituent la manière privilégiée de
le calculer7. En dehors des arrestations et des enfermements, la potentialité de
l’expulsion pèse sur le quotidien. L’incertitude instaurée par cette menace
empêche de penser à autre chose qu’au moyen de s’en défaire, de parvenir à la
régularisation. « J’ai trop de choses dans la tête », répètent régulièrement mes
interlocuteurs dès que des projets d’avenir sont évoqués, comme si cette menace
insidieuse réduisait l’avenir à cette seule régularisation à laquelle tout serait
conditionné. L’attente objective imposée par les procédures administratives se
double donc de la perception subjective d’un temps figé, suspendu à cette
régularisation espérée. Loin du groupe d’appartenance et des références
temporelles qu’il impose, le corps de l’individu semble devenir le seul témoin du
temps qui passe. Cet éternel présent marqué par l’angoisse transforme
l’impossible vieillissement social en un vieillissement physique accéléré.
Comparé à la photo de leur passeport, le visage de beaucoup de mes
interlocuteurs semble marqué par le passage d’un temps bien plus long que le
nombre d’années effectivement écoulées.
10 Malgré leur situation administrative, nombre d’étrangers en situation
irrégulière tentent de se construire comme des êtres transnationaux. Sans se
déplacer, ils sont à la fois ici et là-bas (Chu 2010). Jouant de ces deux espaces, ils
s’extraient de ce provisoire qui dure, de cet éternel présent, en préparant leur
avenir au pays. Cela va de l’achat d’un terrain au mariage pour lequel ils se
feront représenter par un tiers. Mais les aléas de la vie de sans-papiers viennent
fréquemment contrarier ces aspirations. Après une arrestation ou la perte d’un
emploi, les envois d’argent se raréfient. Les appels téléphoniques qui
permettaient de participer à la vie au pays, de suivre l’avancée des travaux d’une
maison, etc. sont désormais redoutés puisqu’ils annoncent des demandes qu’ils
ne pourront pas satisfaire, à tel point que certains finissent par regretter le temps
des lettres qu’ont connu ceux qui les ont précédés en migration. Les contacts
avec la famille se réduisent et les projets entamés sont suspendus faute de
moyens. Une maison restera sans toit des mois voire des années, le temps
d’épargner. Sans emploi, ils se replient sur l’espace privé. Dans l’incapacité
d’entretenir cette double présence, ils se voient de nouveau confinés dans
l’espace et le temps de leur fragile existence locale. Se donner des échéances pour
sa régularisation est une autre manière de mettre fin à cet éternel
recommencement, de limiter le retard qui s’accumule. En 2008, à sa sortie de
rétention, Tidiane Diallo annonce qu’il rentrera au Mali s’il n’est pas régularisé
dans les six mois. L’année suivante, il annonce :

Si en 2011, j’ai toujours rien, je rentre. Je suis en train de gaspiller ma vie ici.
Il faut trouver une femme et des enfants. C’est pas facile ici. (Tidiane Diallo,
17 décembre 2009.)
11 Borner le temps n’est que très rarement l’expression d’un réel projet de retour.
Les longues années passées en France seraient rendues inutiles s’il devait
retourner au pays comme il l’a quitté, lui qui n’a « rien fait là-bas », puisqu’il n’a
ni terrain, ni maison. Fixer des limites temporelles – qui seront sans cesse
repoussées dans l’attente d’une régularisation qui tarde à venir – est avant tout le
moyen de reprendre le contrôle sur un temps dont il se sent dépossédé, de ne
plus subir un calendrier imposé par la seule administration. Pour Tidiane,
annoncer qu’il rentre en 2011 s’il n’a « toujours rien » est une manière d’affirmer
qu’il est encore maître de sa destinée.

Rattraper le temps perdu


12 Alors qu’il ne sait pas qu’il devra encore attendre un an avant d’être régularisé
au nom de ses dix années de présence en France, Masséré Diaby imagine ce qu’il
fera quand il aura enfin les papiers :

Dès que j’ai les papiers, je quitte Gameiro [son patron]. C’est sûr ça. Je fais de
l’intérim pour gagner de l’argent. Si j’ai les papiers cette année, je pense que
j’irai pas en Afrique avant 2013, le temps de gagner de l’argent. Quand je
rentre au Mali, je prends deux femmes, direct. Pour rattraper mon retard.
(Masséré Diaby, 3 avril 2011.)

13 Cette dernière phrase est dite dans un grand sourire, il m’explique ensuite que
même s’il réussissait à épargner l’argent pour deux mariages, ce qui lui semble
impossible, il n’est pas permis de prendre si rapidement deux épouses. Cette
plaisanterie témoigne néanmoins de l’impasse dans laquelle il a l’impression de
se trouver, lui qui voit son retard s’accumuler dans l’attente de sa régularisation.
Ce projet impossible de « prendre deux femmes direct » est d’autre part
l’expression d’une volonté de remettre les choses en ordre. Puisque son jeune
frère n’a pas encore pris de deuxième épouse, il reprendrait l’avance dévolue à
l’aîné.
14 En février 2009, la grève dans le restaurant où Abdoulaye Sacko travaillait a
porté ses fruits, il vient de recevoir une autorisation provisoire de séjour de trois
mois. Pour la première fois depuis que nous nous sommes rencontrés, il parle de
son avenir, il formule de nombreux projets. Il veut se réinvestir dans
l’association des jeunes de son village qu’il a contribué à fonder. Il veut
absolument quitter la chambre d’hôtel qu’il partage avec un ami depuis des
années. Dès le lendemain de notre rencontre, il prévoit d’aller relancer la
procédure de logement engagée six mois plus tôt par son entreprise et
immédiatement interrompue par la découverte de sa situation irrégulière. Il
envisage de demander à son chef des jours de travail fixes pour pouvoir suivre
des cours du soir de français. Et puis, dans un an, quand il aura renouvelé sa
carte, il suivra une formation pour quitter les cuisines. Au village, il veut ouvrir
le premier cyber-café et construire sa maison. Il s’imagine aussi faire un film
pour montrer à tous la réalité de cette vie de sans-papiers. Avant de préciser que
la priorité du moment c’est de retourner travailler au plus vite – les sept mois de
grève ayant épuisé tout son argent – et d’aller voir sa mère « au bled ». Les
papiers sont la clef qui ouvre à cette nouvelle temporalité où tous les projets
jusque-là sans cesse reportés sont enfin formulés (Têtu-Delage 2009 : 206). Et de
tous les projets, puisqu’il peut à présent franchir les frontières, c’est retourner
voir la famille qui a la priorité au lendemain de la régularisation.
15 Comme si l’horizon se dégageait enfin, régulier, il devient possible de se
projeter dans le futur. Ces intentions des migrants pour l’avenir témoignent de la
réappropriation d’un temps dont l’administration les avait dépossédés. Le tempo
s’accélère. La temporalité incertaine du sans-papiers engluée dans les méandres
administratifs est remplacée par un fourmillement d’objectifs à atteindre au plus
vite. Mais le soulagement de la régularisation cède vite la place à l’angoisse du
renouvellement du titre de séjour. À six mois de sa convocation à la préfecture,
Dario Achado s’interroge : doit-il accepter un travail salarié pour pouvoir
présenter les preuves de revenus exigées par l’administration ou continuer son
activité non déclarée bien plus lucrative dans les travaux d’intérieur ? La
question est d’autant plus cruciale qu’il n’est pas encore allé voir sa famille au
pays et qu’il doit épargner assez d’argent pour ne pas « rentrer comme un
clochard ». En attendant, lui qui souffrait d’autant plus de son impossibilité de
quitter la France qu’il voyait ses oncles, ses tantes, ses cousins, ses amis d’enfance
multiplier les allers-retours avec l’île Maurice, ne sait quelle décision prendre.
Privilégier les gains au risque de perdre son titre de séjour ou accepter un travail
peu rémunéré et reporter ces retrouvailles, voilà le dilemme dans lequel Dario
est plongé alors que « c’est justement maintenant que je devrais travailler à fond
pour rattraper mon retard ».
16 La volonté de « rattraper son retard » est commune à tous les étrangers
régularisés. Jusque-là le retard était constaté, à présent il est possible d’agir pour
le combler. Le meilleur moyen pour y parvenir est l’argent. En gagner le plus
possible, le plus vite possible. Nombreux sont ceux qui envisagent de changer de
métier ou de suivre des formations courtes pour s’extraire des tâches les plus
ingrates et les moins rémunératrices. La régularisation ne donne pas seulement
le droit à ces formations, elle ouvre à une temporalité où il est enfin possible
d’agir en fonction de ses prévisions. Le temps n’est plus figé, il s’est transformé
en une ressource. Gagner de l’argent devient la manière de rentabiliser cette
ressource, comme si les sommes accumulées pouvaient permettre de rattraper le
temps perdu. La perception du temps change donc radicalement au lendemain
de la régularisation, le temps inutile d’une attente subie devient un temps
profitable (Schwartz 1975). La menace de « revenir à zéro » disparue, le temps
élastique et sans contour devient homogène et standardisé8. Il ne réserve plus de
surprises, en début de mois on peut compter avec certitude sur le salaire qui sera
versé. Le temps est désormais capitalisable, traduisible en somme d’argent
épargnée en vue des projets à réaliser. Au lendemain de la régularisation, les
calculs commencent. Combien de temps pour économiser l’argent nécessaire à
un retour au pays, au mariage, à l’achat d’un terrain ? De nouveaux dilemmes
apparaissent : vaut-il mieux envoyer de l’argent à un petit frère qui attend au
Maroc sa traversée vers l’Europe ou épargner en vue d’un voyage au pays ?
Certains envisagent de cumuler les emplois pour rentabiliser au mieux le temps
dont ils disposent. Et ce voyage vers le pays d’origine n’est pas le retour fantasmé
vers une société que l’on espère retrouver à l’identique (Sayad 1998) mais le
premier d’une circulation entre deux espaces qui se prolongera encore des
années. Ce retour doit entériner toutes les années passées, il sera l’occasion de
quitter – en se mariant, en construisant une maison, etc. – cette « jeunesse » que
l’irrégularité a trop fait durer. Le temps et l’espace peuvent enfin se déconnecter.
Le confinement spatial et temporel de l’irrégularité cesse et le temps devient
transférable. L’argent gagné ici permettra de récupérer le temps perdu là-bas.
17 Au début de l’année 2013, dix mois après sa régularisation, Masséré passe ses
nuits à compter l’argent nécessaire à son mariage au Mali et ses journées à
trouver les personnes auprès de qui l’emprunter. Lui qui vient de France ne peut
pas faire une cérémonie avec « moins qu’une vache et deux moutons » s’il ne
veut pas faire honte à sa mère. En juillet, il est de retour en France. Pour toute
réponse à mes multiples interrogations je dois me contenter d’un : « Je suis
content, c’est tout. » Quelques heures plus tard, après avoir répondu aux
courriers accumulés au cours des quatre mois d’absence – formulaire de
renouvellement de son assurance maladie, de demi-tarif pour les transports,
etc. –, il consent à raconter un peu son séjour au village, son mariage et répète
plusieurs fois : « Ce qui me ferait vraiment plaisir, c’est que ma femme attende
un bébé. » À peine arrivé, il sait qu’il ne pourra pas retourner au Mali avant un
an, au mieux. Avant ça, il va devoir trouver un travail et rembourser ses dettes.
Avoir un enfant le plus tôt possible lui permettrait de ne pas avoir à attendre un
prochain voyage pour combler commencer à son retard.

Découvrir la vie d’immigré


18 Après trois mois en situation régulière, Tidiane Diallo m’explique que « les
papiers n’ont rien changé », à part pour son agence d’intérim qui le trouve
« moins gentil » depuis qu’il conteste le montant du chèque à la fin du mois
lorsqu’il ne correspond pas aux heures travaillées : « Avant tu me niques. Mais
maintenant c’est fini », conclut-il. Si la régularisation introduit à une nouvelle
temporalité – celle du temps profitable –, elle permet également de se dégager en
partie de la dépendance à l’égard de l’employeur. Ce vocabulaire que je l’entends
employer pour la première fois marque lui aussi cette prise de distance avec
l’hypercorrection qu’il s’imposait jusque-là. Comme Tidiane, les étrangers
récemment régularisés déchantent vite quand ils comprennent que les papiers
sont loin d’être la garantie d’une vie meilleure (Fassin, Morice & Quiminal 1997).
Deux mois après sa régularisation, Masséré Diaby trouve que rien ne va assez
vite, il n’a toujours pas de numéro de sécurité sociale qui lui permettrait de
chercher un nouvel emploi, le mois d’août arrivant il ne sait pas où il va pouvoir
travailler. La plupart du temps, les étrangers récemment régularisés découvrent
à leurs dépens que les papiers ne changent pas tout, qu’ils n’ont d’autre choix
que de continuer à exercer les métiers auxquels ils pensaient pourtant être
cantonnés du fait de leur situation administrative. L’administration se charge
d’ailleurs de contenir ce désir de changement. Quand il me présente son titre de
séjour tout juste obtenu, Abdoulaye Sacko pointe du doigt : « Profession
autorisée : commis de cuisine en Île-de-France […]. C’est chiant. Peut-être que j’ai
envie de changer d’activité. » Un an plus tard, au retour de son voyage au Mali, le
restaurant dans lequel il travaille cesse son activité. Son entreprise lui propose
un autre poste, qu’il refuse car il est trop loin. Avec la coupure en milieu de
journée il devrait quitter son domicile à 8 heures pour n’y revenir qu’après
minuit. Les discussions durent plusieurs semaines, il est soutenu par les
syndicats mais la directrice des ressources humaines possède un argument de
taille : « Si tu ne travailles plus avec nous, la préfecture ne va peut-être pas
renouveler tes papiers. » Il décide de prendre le risque et répond à une annonce
affichée dans un autre restaurant. Il revient souriant de l’entretien d’embauche :
il commence le lendemain. L’employeur a accepté le salaire qu’il demande, soit
une augmentation de deux cents euros par rapport à son ancien poste, et ça n’a
pas eu l’air de déranger le gérant lorsque Abdoulaye lui a annoncé qu’il
envisageait de partir deux mois par an au Mali. Trois semaines plus tard, il n’a
toujours pas signé de contrat. Le patron lui explique qu’il va lui falloir « s’aligner
sur les Bangladais » qui travaillent en cuisine pour mille euros par mois sans être
déclarés9. Il quitte son poste et mettra plusieurs mois à se faire payer les trois
semaines travaillées. Il décide alors de suivre une formation de cariste proposée
par le Pôle emploi pour quitter enfin les cuisines qu’il fréquente depuis dix ans. Il
ne trouvera jamais d’emploi de cariste. Cinq ans après avoir eu les « papiers »,
Abdoulaye Sacko vit toujours dans un foyer proche de Paris. En janvier 2014,
alors qu’il est rentré deux mois plus tôt de son troisième « voyage au bled », je
prends de ses nouvelles. C’est sur un ton dépité qu’il m’annonce : « Je suis
retourné en cuisine. »
19 Si la régularisation ne change pas tout, elle permet au moins de voyager et de
retourner voir sa famille. Avant de partir, Sally Touré a dû calquer les dates de
son voyage sur celles du renouvellement de sa carte de séjour, en avril. Il veut
partir quatre mois, mais si à la fin du mois de décembre il n’a pas assez d’argent,
il ne partira qu’après son rendez-vous à la préfecture. Huit mois après sa
régularisation, Sally Touré est de retour de Mauritanie. « Ça s’est bien passé »,
comme prévu il a pu « prendre une deuxième femme ». Il commente les photos
qui défilent sur son téléphone : les multiples robes pour la cérémonie, la fête, la
moto… Revenu à la première photo, il pose son téléphone et entame la discussion
sur le renouvellement de son titre de séjour. Il aura de nouvelles fiches de paie à
présenter puisqu’il a déjà repris ses quelques heures comme plongeur au
restaurant. Il a recontacté la piscine où il faisait le ménage et attend la réponse. Il
envisage de chercher un travail de nuit pour gagner plus d’argent et pouvoir
cumuler plus d’emplois :

Il faut que je travaille, j’ai plus rien. Faut tout recommencer. J’ai tout
dépensé. C’est pas une vie quand même. Travailler deux ans, tout dépenser,
revenir ici. J’ai tout gâté là-bas. […] J’ai construit mais un tout petit peu. C’est
pas une vie. (Sally Touré, 21 avril 2011.)

20 De retour en France, Sally est confronté à un énième recommencement. S’il a


eu la possibilité de reprendre la plonge dans son restaurant, il est bien rare de
retrouver si vite un emploi après une absence de plusieurs mois. Certains font
délibérément le choix du travail intérimaire dont ils apprécient la flexibilité.
Flexibilité qui, pour la plupart, s’apparente plutôt à une précarité entravant toute
projection dans le futur. De retour en France, les projets d’avenir – un prochain
voyage, un achat important, la construction de la maison – sont ajustés au fur et à
mesure des circonstances, et remis à une date difficile à prévoir avec certitude.
En attendant, il n’y a plus qu’à travailler. Dans cette vie partagée entre deux pays,
cette fois-ci ce ne sont plus les arrestations mais les voyages qui imposent de
« tout recommencer ».
21 Au retour de ce premier voyage au pays, les sentiments sont mêlés. La joie et le
soulagement d’avoir revu sa famille, d’avoir enfin pu franchir des étapes de la
vie sont contrariés par la révélation de ce que vont être les années à venir. La
régularisation tant attendue inaugure une vie de circulation où tout ce qui est
accumulé pendant des années d’un côté est dépensé en quelques mois de l’autre,
où il va falloir continuer à faire le ménage, travailler en cuisine ou sur des
chantiers pour faire vivre une famille que l’on ne verra qu’une fois tous les deux
ans. « C’est pas une vie », mais il ne semble pas y avoir d’autres solutions. Vivre
auprès de sa famille au pays alors qu’il « n’y a rien à faire là-bas » ou essayer de
faire venir sa femme et ses enfants ? Peu nombreux sont ceux qui l’envisagent,
conscients des conditions de plus en plus restrictives du regroupement familial –
eux qui pour la plupart partagent une chambre pour économiser un loyer
devraient posséder un logement assez grand pour les accueillir –, mais également
effrayés par l’éducation que leurs enfants recevraient en France et plus
particulièrement par la perspective de les voir devenir des « racailles » s’ils
grandissaient ici. C’est face à ce constat que Sally Touré répète de nombreuses
fois ce jour-là un « c’est pas une vie » accompagné d’un long soupir.
22 Une figure semble condenser à elle seule toutes les aberrations de cette vie de
migrant : le « vieux10 ». Qu’il soit une présence au foyer ou une connaissance
lointaine, le vieux est celui qui n’a pas su partir, celui qui n’a pas su mettre fin à
cette vie d’attente. Ce vieux n’a plus d’âge, le nombre d’années passées en France
suffit à le désigner. Pendant que l’on boit un café dans la salle commune du
foyer, Tidiane Diallo attire mon attention sur un groupe d’hommes installés dans
un coin : « Ils sont là depuis quarante ans. Ils s’assoient au café, ils font rien. »
Une autre fois, il me désignera le « plus vieux du foyer » : « Lui, il a fait presque
cinquante ans ici je crois. » La « vacance » de ces vieux révèle toutes les
contradictions de cette vie d’immigré (Sayad 1986). À l’époque où Tidiane parlait
tant de ces vieux, il était encore en train d’espérer sa régularisation. En les
désignant ainsi, il semblait prendre conscience à travers eux que l’attente des
papiers n’était que le préalable à d’autres attentes. Une fois les papiers obtenus, il
lui faudrait attendre d’avoir assez d’argent pour voyager. Revenir et
recommencer. Si les vieux qui « ne font rien de toute la journée » sont moqués
c’est aussi parce qu’ils révèlent l’absurdité de cette vie passée à attendre, d’une
vie qui n’est plus faite que d’allers et retours (Hmed 2006 : 154). Eux qui
incarnent un destin tant redouté, dévoilent que « cette vie qui n’en est pas une »
peut s’éterniser et que toutes les années passées à attendre ne se rattrapent
guère.

Conclusion
23 À la fin du mois d’octobre 2009, je retrouve Abdoulaye Sacko tout juste rentré
de son premier voyage au Mali. Pendant son court séjour d’un mois, nos
échanges ont été rares puisqu’il a finalement passé la majeure partie de son
temps au village où le téléphone ne fonctionne que par intermittence. Il me fait
le récit de son arrivée « à la maison », sa mère pleurant, les retrouvailles avec ses
amis, la rencontre avec tous les enfants qui ne connaissaient de lui que son nom.
Finalement, il me raconte comment sa mère a obtenu ses fiançailles à grand
renfort de pleurs et d’arrangements en coulisse. Il a bien essayé de reporter cette
union à son prochain voyage mais…

… à ce moment-là maman elle me pousse, elle me dit : « Tu peux pas partir


comme ça. Il faut que tu te maries, que tu mettes ta femme à côté de moi.
Même si je ne te vois pas, je vois ta femme et ça fait plaisir. »
(Abdoulaye Sacko, 29 octobre 2009.)

24 Ce mariage est d’abord pour la mère d’Abdoulaye l’assurance de retours


réguliers de son fils et la possibilité de voir grandir ses petits-enfants. Puisqu’une
fois mariée l’épouse rejoint la famille du conjoint, c’est aussi pour elle une
manière de se consoler de l’absence d’un fils, tout en bénéficiant du labeur d’une
belle-fille. Un peu plus tard au cours de la discussion, Abdoulaye révèle des
épisodes de sa vie qu’il ne m’avait encore jamais confiés :

Il y avait une fille ici [à Paris], je voulais la marier. Elle [sa mère] n’a pas
voulu. J’avais une copine ici, depuis 2003 on se connaît, elle est très sérieuse
aussi, elle voulait que je la marie, c’est une Malienne.C’est la famille en plus
encore : la fille à ma tante. Pour eux, ils pensaient : « Tu te maries ici, c’est
fini on te voit plus. » La plupart des gens qui sont avec leur femme ici, ils
peuvent rester ici dix, quinze, vingt ans, ils partent pas au bled.
(Abdoulaye Sacko, 29 octobre 2009.)

25 Devenant « conjoint de Français », le mariage avec cette « fille sérieuse » aurait


sans doute permis à Abdoulaye Sacko de régulariser sa situation plus
rapidement. En privilégiant un mariage au village, sa mère ne s’assure pas
seulement des retours fréquents de son fils, la « fidélité » à la famille et plus
largement à son groupe d’origine (Sayad 1977), elle prévoit déjà les attentes à
venir. Pendant qu’Abdoulaye espérait l’obtention de ses « papiers », sa mère
attendait le retour d’un fils. Car la migration n’implique pas seulement la
personne qui se déplace, c’est toute une famille et, plus largement, tout un
groupe qui vit dans l’attente de ses membres partis au loin.

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Notes
1 Tous les noms apparaissant dans cet article ont été modifiés pour préserver l’anonymat
des interlocuteurs rencontrés au cours de mon enquête de terrain. Cette dernière a
commencé dans un local de rétention administrative de la région parisienne et s’est
ensuite prolongée par le suivi quotidien des étrangers non expulsés que j’y avais
rencontrés. Cette entrée sur le terrain explique la surreprésentation masculine de mes
interlocuteurs, ces derniers étant la cible privilégiée de la politique de contrôle. Au cours
des dernières années, sur dix personnes enfermées dans un centre de rétention
administrative, neuf étaient des hommes alors qu’aujourd’hui plus d’un migrant sur deux
est une migrante.
Je tiens à remercier Kegne de m’avoir permis de photographier son quotidien. Merci
également à Pablo Guidali de m’avoir fait bénéficier de son œil et de ses compétences
pour le choix et l’édition de ces images.
2 En 2011, 86 976 personnes ont été mises en cause en métropole pour « infractions aux
conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers », 24 544 étrangers ont été
enfermés dans des centres de rétention. Centres de rétention depuis lesquels, en
moyenne, moins d’un étranger sur deux est effectivement expulsé (Secrétariat général…
2012 : 70-74).
3 Ce délai s’est allongé depuis lors : en 2011, la durée maximale de la rétention
administrative est passée à quarante-cinq jours.
4 Après un an, les deux principales mesures d’éloignement – arrêté préfectoral de
reconduite à la frontière (aprf) et l’obligation de quitter le territoire français (oqtf) – sont
caduques. Ce qui ne signifie en rien la régularisation puisqu’une autre mesure d’expulsion
peut de nouveau être prise à tout moment. À côté de ces deux mesures administratives
existent des sanctions pénales dont la durée peut varier jusqu’à l’interdiction définitive du
territoire.
5 En 2006, la disposition donnant de « plein droit » le titre de séjour « vie privée et
familiale » aux étrangers pouvant prouver dix années de présence sur le territoire est
abrogée. La régularisation est désormais soumise à l’appréciation des préfectures.
6 La plupart des interlocuteurs cités ici sont originaires d’Afrique de l’Ouest. Cela tient
d’une part à leur surreprésentation dans le local de rétention où j’ai enquêté, d’autre part
à certains traits structurants des sociétés d’origine – notamment le rapport ainé-cadet
(Razy 2007) – qui rend plus évident l’expression du retard. Néanmoins, en rétention
comme au dehors, et quelles que soient leur origine, mes interlocuteurs m’ont tous un
jour fait part de cette impression d’avoir « perdu leur temps ».
7 Même si elles n’apparaissent pas dans ce texte, les rares femmes que j’ai rencontrées au
cours de mon terrain m’ont aussi parlé de ce sentiment d’enfermement temporel et
spatial. Si les mots pour le dire n’étaient pas toujours les mêmes, l’impression d’« être en
retard » était partagée.
8 L’approche marxiste a fait de l’horloge l’instrument du temps industriel devenu une
marchandise homogène et divisible.
9 Les conditions de travail des étrangers en situation irrégulière sont très diverses, du plus
formel de l’emploi déclaré sous couvert de « faux papiers » à l’informalité du travail
dissimulé. Quel que soit le type d’embauche, certains employeurs privilégient les sans-
papiers dont le statut administratif assure la docilité et la flexibilité, puisqu’il suffira de
feindre la découverte de l’irrégularité pour justifier un licenciement.
10 Réduit à une figure, car le plus souvent considéré de loin. Ce qui inquiète mes
interlocuteurs est bien plus ce que le « vieux » incarne que ce qu’il est réellement.

Pour citer cet article


Référence papier
Stefan Le Courant, « « Être le dernier jeune » », Terrain, 63 | 2014, 38-53.

Référence électronique
Stefan Le Courant, « « Être le dernier jeune » », Terrain [En ligne], 63 | 2014, mis en ligne le 01
septembre 2014, consulté le 13 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/terrain/15490 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.15490

Cet article est cité par


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10.3917/migra.164.0151

Auteur
Stefan Le Courant
Université Paris-Ouest – Nanterre-La Défense, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie
comparative

Articles du même auteur


« Moi je viens de Mars, et toi ? » [Texte intégral]
Le rire dans les espaces publics de la Goutte d’Or
Paru dans Terrain, 61 | 2013

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International - CC BY-NC-ND 4.0

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