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63 | 2014
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Stefan Le Courant
p. 38-53
https://doi.org/10.4000/terrain.15490
Résumés
Français English
Le renforcement des politiques de contrôle des migrations en Europe a eu pour effet le
développement de poches d’attente tout au long du parcours des aspirants à cette
migration. Parallèlement, la restriction des conditions d’obtention d’un titre de séjour a
retardé l’accès à un statut régulier pour les étrangers déjà présents sur le territoire. En
attendant ces « papiers » tant espérés, les étrangers en situation irrégulière sont contraints
à vivre dans un éternel présent fait de multiples recommencements. Si l’obtention des
« papiers » ouvre une nouvelle temporalité, un temps devenu profitable, les étrangers
régularisés découvrent vite les contradictions temporelles de la vie de migrant.
The strengthening of the political control of migration in Europe has led to the
development of pockets of places of waiting created at different stages of the journeys of
those attempting migration. At the same time the tightening of the conditions under which
foreigners already present in the country can legally obtain rights of residence has
lengthened these waiting times. While waiting for much desired and necessary papers the
illegal migrants are forced to live in an eternal present composed of numerous fresh
starts. Yet, even if obtaining papers opens up a new temporality and profitable time use
the now legalised foreigners soon discover the contradictions of life as an immigrant.
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Thème : temps, migrations
Lieu d'étude : France
Mot-clé : sans-papier, migration, France, temporalité
Keyword: sans-papier, migration, France, temporality
Texte intégral
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1 Le 13 septembre 2009, je retrouve Abdoulaye Sacko1 à la sortie de son travail
près de la gare d’Austerlitz. Depuis sa régularisation, en février de la même
année, il a multiplié sans succès les tentatives pour quitter la restauration et
trouver un emploi qui lui laisserait enfin libres les soirs et les week-ends. En neuf
ans en France, il a toujours travaillé en cuisine. Ce 13 septembre, il semble très
inquiet. Le lendemain, il prend l’avion pour retourner au Mali pour la première
fois depuis son arrivée en France à la fin de l’année 2000. Il n’a pas encore fait
ses valises, il ne sait pas encore comment il va pouvoir y faire entrer tous les colis
qu’il doit remettre à son arrivée. Demain, avant d’aller à l’aéroport, il doit passer
une dernière fois par le foyer où vivent la plupart des hommes originaires de son
village. Il sera chargé de transporter l’argent que ces derniers destinent à leur
famille au pays, et une partie des cotisations mensuelles de tous les villageois
habitant en France. Et puis il y a aussi les « vieux » qui veulent lui parler avant
son départ : « Je sais pas ce qu’ils me veulent ceux-là ! » Il ne voit pas comment il
aura le temps de tout faire, se plaint de devoir apporter tant de colis au village,
craint de devoir payer des frais de bagages supplémentaires, il peste contre tous
ceux qui ne l’ont jamais appelé et qui maintenant veulent absolument le voir
avant son départ, sans doute pour lui confier un paquet de plus… Il doit
justement rencontrer l’un d’eux dans quelques minutes. En chemin, il me dit
qu’il n’a pas prévenu sa mère de son arrivée. Notamment pour lui épargner de
fausses joies si un problème de dernière minute venait à surgir, mais aussi pour
se prémunir contre les nombreuses demandes de son entourage au village qui ne
manqueraient pas d’affluer : un téléphone portable, un jeans, une radio, etc. De
toute façon, il sait bien que le voisinage se sera chargé de lui annoncer la bonne
nouvelle. Il anticipe déjà les exigences de sa mère : « Elle va vouloir que je me
marie, mais c’est pas mon truc. » Je suis surpris de le voir si anxieux à la veille de
son départ. Ces soucis de dernière minute me semblent bien dérisoires face à ce
voyage qu’il évoquait sans cesse lors de nos rencontres. Pendant neuf ans, il a
attendu ces « papiers » pour pouvoir voyager, neuf ans au cours desquels il aura
souvent frôlé l’expulsion lors de ses arrestations. Arrivé près du lieu de son
rendez-vous, il désigne au loin un homme qui tient un paquet à la main : « Tu
vois c’est lui, au bled on était tout le temps ensemble. Ça fait cinq ans qu’il est en
France et je ne l’ai vu que trois fois. Et là, il a su que je rentrais, il m’a appelé… »
Avant de nous séparer il ajoute :
Je vais m’ennuyer au village. Toute la génération avant moi, ils sont mariés,
ma génération aussi et celle d’après ils commencent à être mariés. Quand ils
sont mariés, ils changent. Ils restent avec les adultes, ils rentrent chez eux
tôt. Je vais être tout seul là-bas. Je suis le dernier jeune.
Mais nous aussi un jour on sera vieux et on pourra se reposer. C’est fatigant
de faire à manger. C’est des grandes marmites ! Nous on gueule pour que les
jeunes viennent. Tous ceux de ma génération veulent que des jeunes
viennent. Mais y’a pas beaucoup de jeunes qui viennent. À cause des visas,
de l’argent. Même quand on arrive à avoir l’argent, y’a pas de visas…
(Amidou Sy, 11 janvier 2011.)
Si j’étais resté chez moi j’aurais pu trouver un travail, bouger, faire ma vie.
Mais là je repars de moins que zéro : moins un. Je ne suis même pas encore
arrivé à zéro. Parce que pour arriver à zéro, il faut au moins une situation, à
partir de là chercher un boulot et chercher un logement. Mais là d’abord tu
commences par chercher le point zéro […]. Toi t’es même pas au point de
départ. Il faut arriver en situation régulière, où tu n’as pas peur d’être
persécuté et tout ça, d’être raflé à longueur de journée alors que tu te
promènes. Tu vois, c’est le quotidien que nous vivons. (Mamadou Conté,
27 mars 2011.)
Être « en retard »
9 « J’ai perdu ma vie ici », « J’ai gâché ma vie », « J’ai perdu mon temps », « Je suis
en retard » sont autant d’expressions qui reviennent constamment dans les lieux
d’enfermement des étrangers en situation irrégulière6. Systématiquement, la
comparaison est faite avec ce qui se serait passé « si j’étais resté au pays ».
Puisque l’éternel recommencement les prive de repères temporels, ce retard est
exprimé le plus souvent par rapport à leur groupe d’origine. Pour les jeunes
hommes particulièrement visés par les politiques de contrôle, les marqueurs
temporels que sont le mariage et les enfants constituent la manière privilégiée de
le calculer7. En dehors des arrestations et des enfermements, la potentialité de
l’expulsion pèse sur le quotidien. L’incertitude instaurée par cette menace
empêche de penser à autre chose qu’au moyen de s’en défaire, de parvenir à la
régularisation. « J’ai trop de choses dans la tête », répètent régulièrement mes
interlocuteurs dès que des projets d’avenir sont évoqués, comme si cette menace
insidieuse réduisait l’avenir à cette seule régularisation à laquelle tout serait
conditionné. L’attente objective imposée par les procédures administratives se
double donc de la perception subjective d’un temps figé, suspendu à cette
régularisation espérée. Loin du groupe d’appartenance et des références
temporelles qu’il impose, le corps de l’individu semble devenir le seul témoin du
temps qui passe. Cet éternel présent marqué par l’angoisse transforme
l’impossible vieillissement social en un vieillissement physique accéléré.
Comparé à la photo de leur passeport, le visage de beaucoup de mes
interlocuteurs semble marqué par le passage d’un temps bien plus long que le
nombre d’années effectivement écoulées.
10 Malgré leur situation administrative, nombre d’étrangers en situation
irrégulière tentent de se construire comme des êtres transnationaux. Sans se
déplacer, ils sont à la fois ici et là-bas (Chu 2010). Jouant de ces deux espaces, ils
s’extraient de ce provisoire qui dure, de cet éternel présent, en préparant leur
avenir au pays. Cela va de l’achat d’un terrain au mariage pour lequel ils se
feront représenter par un tiers. Mais les aléas de la vie de sans-papiers viennent
fréquemment contrarier ces aspirations. Après une arrestation ou la perte d’un
emploi, les envois d’argent se raréfient. Les appels téléphoniques qui
permettaient de participer à la vie au pays, de suivre l’avancée des travaux d’une
maison, etc. sont désormais redoutés puisqu’ils annoncent des demandes qu’ils
ne pourront pas satisfaire, à tel point que certains finissent par regretter le temps
des lettres qu’ont connu ceux qui les ont précédés en migration. Les contacts
avec la famille se réduisent et les projets entamés sont suspendus faute de
moyens. Une maison restera sans toit des mois voire des années, le temps
d’épargner. Sans emploi, ils se replient sur l’espace privé. Dans l’incapacité
d’entretenir cette double présence, ils se voient de nouveau confinés dans
l’espace et le temps de leur fragile existence locale. Se donner des échéances pour
sa régularisation est une autre manière de mettre fin à cet éternel
recommencement, de limiter le retard qui s’accumule. En 2008, à sa sortie de
rétention, Tidiane Diallo annonce qu’il rentrera au Mali s’il n’est pas régularisé
dans les six mois. L’année suivante, il annonce :
Si en 2011, j’ai toujours rien, je rentre. Je suis en train de gaspiller ma vie ici.
Il faut trouver une femme et des enfants. C’est pas facile ici. (Tidiane Diallo,
17 décembre 2009.)
11 Borner le temps n’est que très rarement l’expression d’un réel projet de retour.
Les longues années passées en France seraient rendues inutiles s’il devait
retourner au pays comme il l’a quitté, lui qui n’a « rien fait là-bas », puisqu’il n’a
ni terrain, ni maison. Fixer des limites temporelles – qui seront sans cesse
repoussées dans l’attente d’une régularisation qui tarde à venir – est avant tout le
moyen de reprendre le contrôle sur un temps dont il se sent dépossédé, de ne
plus subir un calendrier imposé par la seule administration. Pour Tidiane,
annoncer qu’il rentre en 2011 s’il n’a « toujours rien » est une manière d’affirmer
qu’il est encore maître de sa destinée.
Dès que j’ai les papiers, je quitte Gameiro [son patron]. C’est sûr ça. Je fais de
l’intérim pour gagner de l’argent. Si j’ai les papiers cette année, je pense que
j’irai pas en Afrique avant 2013, le temps de gagner de l’argent. Quand je
rentre au Mali, je prends deux femmes, direct. Pour rattraper mon retard.
(Masséré Diaby, 3 avril 2011.)
13 Cette dernière phrase est dite dans un grand sourire, il m’explique ensuite que
même s’il réussissait à épargner l’argent pour deux mariages, ce qui lui semble
impossible, il n’est pas permis de prendre si rapidement deux épouses. Cette
plaisanterie témoigne néanmoins de l’impasse dans laquelle il a l’impression de
se trouver, lui qui voit son retard s’accumuler dans l’attente de sa régularisation.
Ce projet impossible de « prendre deux femmes direct » est d’autre part
l’expression d’une volonté de remettre les choses en ordre. Puisque son jeune
frère n’a pas encore pris de deuxième épouse, il reprendrait l’avance dévolue à
l’aîné.
14 En février 2009, la grève dans le restaurant où Abdoulaye Sacko travaillait a
porté ses fruits, il vient de recevoir une autorisation provisoire de séjour de trois
mois. Pour la première fois depuis que nous nous sommes rencontrés, il parle de
son avenir, il formule de nombreux projets. Il veut se réinvestir dans
l’association des jeunes de son village qu’il a contribué à fonder. Il veut
absolument quitter la chambre d’hôtel qu’il partage avec un ami depuis des
années. Dès le lendemain de notre rencontre, il prévoit d’aller relancer la
procédure de logement engagée six mois plus tôt par son entreprise et
immédiatement interrompue par la découverte de sa situation irrégulière. Il
envisage de demander à son chef des jours de travail fixes pour pouvoir suivre
des cours du soir de français. Et puis, dans un an, quand il aura renouvelé sa
carte, il suivra une formation pour quitter les cuisines. Au village, il veut ouvrir
le premier cyber-café et construire sa maison. Il s’imagine aussi faire un film
pour montrer à tous la réalité de cette vie de sans-papiers. Avant de préciser que
la priorité du moment c’est de retourner travailler au plus vite – les sept mois de
grève ayant épuisé tout son argent – et d’aller voir sa mère « au bled ». Les
papiers sont la clef qui ouvre à cette nouvelle temporalité où tous les projets
jusque-là sans cesse reportés sont enfin formulés (Têtu-Delage 2009 : 206). Et de
tous les projets, puisqu’il peut à présent franchir les frontières, c’est retourner
voir la famille qui a la priorité au lendemain de la régularisation.
15 Comme si l’horizon se dégageait enfin, régulier, il devient possible de se
projeter dans le futur. Ces intentions des migrants pour l’avenir témoignent de la
réappropriation d’un temps dont l’administration les avait dépossédés. Le tempo
s’accélère. La temporalité incertaine du sans-papiers engluée dans les méandres
administratifs est remplacée par un fourmillement d’objectifs à atteindre au plus
vite. Mais le soulagement de la régularisation cède vite la place à l’angoisse du
renouvellement du titre de séjour. À six mois de sa convocation à la préfecture,
Dario Achado s’interroge : doit-il accepter un travail salarié pour pouvoir
présenter les preuves de revenus exigées par l’administration ou continuer son
activité non déclarée bien plus lucrative dans les travaux d’intérieur ? La
question est d’autant plus cruciale qu’il n’est pas encore allé voir sa famille au
pays et qu’il doit épargner assez d’argent pour ne pas « rentrer comme un
clochard ». En attendant, lui qui souffrait d’autant plus de son impossibilité de
quitter la France qu’il voyait ses oncles, ses tantes, ses cousins, ses amis d’enfance
multiplier les allers-retours avec l’île Maurice, ne sait quelle décision prendre.
Privilégier les gains au risque de perdre son titre de séjour ou accepter un travail
peu rémunéré et reporter ces retrouvailles, voilà le dilemme dans lequel Dario
est plongé alors que « c’est justement maintenant que je devrais travailler à fond
pour rattraper mon retard ».
16 La volonté de « rattraper son retard » est commune à tous les étrangers
régularisés. Jusque-là le retard était constaté, à présent il est possible d’agir pour
le combler. Le meilleur moyen pour y parvenir est l’argent. En gagner le plus
possible, le plus vite possible. Nombreux sont ceux qui envisagent de changer de
métier ou de suivre des formations courtes pour s’extraire des tâches les plus
ingrates et les moins rémunératrices. La régularisation ne donne pas seulement
le droit à ces formations, elle ouvre à une temporalité où il est enfin possible
d’agir en fonction de ses prévisions. Le temps n’est plus figé, il s’est transformé
en une ressource. Gagner de l’argent devient la manière de rentabiliser cette
ressource, comme si les sommes accumulées pouvaient permettre de rattraper le
temps perdu. La perception du temps change donc radicalement au lendemain
de la régularisation, le temps inutile d’une attente subie devient un temps
profitable (Schwartz 1975). La menace de « revenir à zéro » disparue, le temps
élastique et sans contour devient homogène et standardisé8. Il ne réserve plus de
surprises, en début de mois on peut compter avec certitude sur le salaire qui sera
versé. Le temps est désormais capitalisable, traduisible en somme d’argent
épargnée en vue des projets à réaliser. Au lendemain de la régularisation, les
calculs commencent. Combien de temps pour économiser l’argent nécessaire à
un retour au pays, au mariage, à l’achat d’un terrain ? De nouveaux dilemmes
apparaissent : vaut-il mieux envoyer de l’argent à un petit frère qui attend au
Maroc sa traversée vers l’Europe ou épargner en vue d’un voyage au pays ?
Certains envisagent de cumuler les emplois pour rentabiliser au mieux le temps
dont ils disposent. Et ce voyage vers le pays d’origine n’est pas le retour fantasmé
vers une société que l’on espère retrouver à l’identique (Sayad 1998) mais le
premier d’une circulation entre deux espaces qui se prolongera encore des
années. Ce retour doit entériner toutes les années passées, il sera l’occasion de
quitter – en se mariant, en construisant une maison, etc. – cette « jeunesse » que
l’irrégularité a trop fait durer. Le temps et l’espace peuvent enfin se déconnecter.
Le confinement spatial et temporel de l’irrégularité cesse et le temps devient
transférable. L’argent gagné ici permettra de récupérer le temps perdu là-bas.
17 Au début de l’année 2013, dix mois après sa régularisation, Masséré passe ses
nuits à compter l’argent nécessaire à son mariage au Mali et ses journées à
trouver les personnes auprès de qui l’emprunter. Lui qui vient de France ne peut
pas faire une cérémonie avec « moins qu’une vache et deux moutons » s’il ne
veut pas faire honte à sa mère. En juillet, il est de retour en France. Pour toute
réponse à mes multiples interrogations je dois me contenter d’un : « Je suis
content, c’est tout. » Quelques heures plus tard, après avoir répondu aux
courriers accumulés au cours des quatre mois d’absence – formulaire de
renouvellement de son assurance maladie, de demi-tarif pour les transports,
etc. –, il consent à raconter un peu son séjour au village, son mariage et répète
plusieurs fois : « Ce qui me ferait vraiment plaisir, c’est que ma femme attende
un bébé. » À peine arrivé, il sait qu’il ne pourra pas retourner au Mali avant un
an, au mieux. Avant ça, il va devoir trouver un travail et rembourser ses dettes.
Avoir un enfant le plus tôt possible lui permettrait de ne pas avoir à attendre un
prochain voyage pour combler commencer à son retard.
Il faut que je travaille, j’ai plus rien. Faut tout recommencer. J’ai tout
dépensé. C’est pas une vie quand même. Travailler deux ans, tout dépenser,
revenir ici. J’ai tout gâté là-bas. […] J’ai construit mais un tout petit peu. C’est
pas une vie. (Sally Touré, 21 avril 2011.)
Conclusion
23 À la fin du mois d’octobre 2009, je retrouve Abdoulaye Sacko tout juste rentré
de son premier voyage au Mali. Pendant son court séjour d’un mois, nos
échanges ont été rares puisqu’il a finalement passé la majeure partie de son
temps au village où le téléphone ne fonctionne que par intermittence. Il me fait
le récit de son arrivée « à la maison », sa mère pleurant, les retrouvailles avec ses
amis, la rencontre avec tous les enfants qui ne connaissaient de lui que son nom.
Finalement, il me raconte comment sa mère a obtenu ses fiançailles à grand
renfort de pleurs et d’arrangements en coulisse. Il a bien essayé de reporter cette
union à son prochain voyage mais…
Il y avait une fille ici [à Paris], je voulais la marier. Elle [sa mère] n’a pas
voulu. J’avais une copine ici, depuis 2003 on se connaît, elle est très sérieuse
aussi, elle voulait que je la marie, c’est une Malienne.C’est la famille en plus
encore : la fille à ma tante. Pour eux, ils pensaient : « Tu te maries ici, c’est
fini on te voit plus. » La plupart des gens qui sont avec leur femme ici, ils
peuvent rester ici dix, quinze, vingt ans, ils partent pas au bled.
(Abdoulaye Sacko, 29 octobre 2009.)
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Notes
1 Tous les noms apparaissant dans cet article ont été modifiés pour préserver l’anonymat
des interlocuteurs rencontrés au cours de mon enquête de terrain. Cette dernière a
commencé dans un local de rétention administrative de la région parisienne et s’est
ensuite prolongée par le suivi quotidien des étrangers non expulsés que j’y avais
rencontrés. Cette entrée sur le terrain explique la surreprésentation masculine de mes
interlocuteurs, ces derniers étant la cible privilégiée de la politique de contrôle. Au cours
des dernières années, sur dix personnes enfermées dans un centre de rétention
administrative, neuf étaient des hommes alors qu’aujourd’hui plus d’un migrant sur deux
est une migrante.
Je tiens à remercier Kegne de m’avoir permis de photographier son quotidien. Merci
également à Pablo Guidali de m’avoir fait bénéficier de son œil et de ses compétences
pour le choix et l’édition de ces images.
2 En 2011, 86 976 personnes ont été mises en cause en métropole pour « infractions aux
conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers », 24 544 étrangers ont été
enfermés dans des centres de rétention. Centres de rétention depuis lesquels, en
moyenne, moins d’un étranger sur deux est effectivement expulsé (Secrétariat général…
2012 : 70-74).
3 Ce délai s’est allongé depuis lors : en 2011, la durée maximale de la rétention
administrative est passée à quarante-cinq jours.
4 Après un an, les deux principales mesures d’éloignement – arrêté préfectoral de
reconduite à la frontière (aprf) et l’obligation de quitter le territoire français (oqtf) – sont
caduques. Ce qui ne signifie en rien la régularisation puisqu’une autre mesure d’expulsion
peut de nouveau être prise à tout moment. À côté de ces deux mesures administratives
existent des sanctions pénales dont la durée peut varier jusqu’à l’interdiction définitive du
territoire.
5 En 2006, la disposition donnant de « plein droit » le titre de séjour « vie privée et
familiale » aux étrangers pouvant prouver dix années de présence sur le territoire est
abrogée. La régularisation est désormais soumise à l’appréciation des préfectures.
6 La plupart des interlocuteurs cités ici sont originaires d’Afrique de l’Ouest. Cela tient
d’une part à leur surreprésentation dans le local de rétention où j’ai enquêté, d’autre part
à certains traits structurants des sociétés d’origine – notamment le rapport ainé-cadet
(Razy 2007) – qui rend plus évident l’expression du retard. Néanmoins, en rétention
comme au dehors, et quelles que soient leur origine, mes interlocuteurs m’ont tous un
jour fait part de cette impression d’avoir « perdu leur temps ».
7 Même si elles n’apparaissent pas dans ce texte, les rares femmes que j’ai rencontrées au
cours de mon terrain m’ont aussi parlé de ce sentiment d’enfermement temporel et
spatial. Si les mots pour le dire n’étaient pas toujours les mêmes, l’impression d’« être en
retard » était partagée.
8 L’approche marxiste a fait de l’horloge l’instrument du temps industriel devenu une
marchandise homogène et divisible.
9 Les conditions de travail des étrangers en situation irrégulière sont très diverses, du plus
formel de l’emploi déclaré sous couvert de « faux papiers » à l’informalité du travail
dissimulé. Quel que soit le type d’embauche, certains employeurs privilégient les sans-
papiers dont le statut administratif assure la docilité et la flexibilité, puisqu’il suffira de
feindre la découverte de l’irrégularité pour justifier un licenciement.
10 Réduit à une figure, car le plus souvent considéré de loin. Ce qui inquiète mes
interlocuteurs est bien plus ce que le « vieux » incarne que ce qu’il est réellement.
Référence électronique
Stefan Le Courant, « « Être le dernier jeune » », Terrain [En ligne], 63 | 2014, mis en ligne le 01
septembre 2014, consulté le 13 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/terrain/15490 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.15490
Auteur
Stefan Le Courant
Université Paris-Ouest – Nanterre-La Défense, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie
comparative
Droits d’auteur
Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0
International - CC BY-NC-ND 4.0
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