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La « nouvelle

géographie » :
une physique du
social
Le « temps des craquements » (A. Meynier)
Crise de la pensée classique et renouveau de la pensée

En 1947, Louis POIRIER alias Julien GRACQ écrit dans son


ouvrage l’évolution de la géographie humaine :

« Il sera passionnant de voir la géographie humaine adapter ses


méthodes à un monde pour lequel elle devra se refaire des yeux
neufs : un monde où la seule intelligence de l’homme génératrice
de techniques qui à leur tour l’embrigadent collectivement sans
merci, substituera une fatalité créée aux anciennes déterminations
du milieu »

Le temps des craquements est produit par la crise des objets


étudiés et nécessite un renouveau de la pensée.
Louis Poirier alias Julien Gracq
(1910-2007)
* Selon Louis Poirier :
Ø le milieu physique s’indifférencie.
Ø Louis Poirier constate l’affranchissement des hommes des
contraintes de la nature.
Source : L’enlèvement de la Géographie par
Quantifactus, illustration d’un auteur anonyme
reproduite par Peter Gould (1989) in The
geographer at Work, London/New York,
Routledge, p. 34.
La « nouvelle géographie »
Qu'y a-t-il de nouveau dans la « nouvelle géographie »?
Est-ce une rupture technique ou rupture épistémologique ?

La « New Geography » (terme employé pour la 1ère fois en


1968 par Peter GOULD) ou « nouvelle géographie » (terme
popularisé en France par Paul CLAVAL) se démarque
nettement de la géographie régionale classique. Paul Claval (1932-…)

« La géographie est en pleine mutation. Sous le nom de


Nouvelle Géographie, on désigne souvent tout ce qui suppose
l'emploi de méthodes modernes et repose en particulier sur
l'utilisation des démarches quantitatives. Nous voudrions
montrer que c'est mal comprendre ce qui fait l'originalité des
transformations en cours ».
Claval P. (1972), « La réflexion théorique en géographie et les
méthodes d'analyse », L'Espace Géographique, 1, 7-22
La « nouvelle géographie »
Qu'y a-t-il de nouveau dans la « nouvelle géographie »?
Est-ce une rupture technique ou rupture épistémologique ?

« Sans les progrès de la réflexion théorique, les ordinateurs les plus


puissants ne serviraient encore sans doute qu'à parfaire des
typologies dont l'utilité est douteuse. Les moyens de calcul
puissants permettent en revanche de procéder à de véritables
vérifications des hypothèses mises en avant par les théoriciens, et Paul Claval (1932-…)
rendent nécessaires les remises en cause perpétuelles des schémas
généraux d'explication, sans lesquels il n'est pas possible de faire
progresser la recherche ».
Claval P. (1972), « La réflexion théorique en géographie et les
méthodes d'analyse », L'Espace Géographique, 1, 7-22

Aujourd’hui cette « nouvelle géographie » s’est diffusée. On parle


plutôt de « l’analyse spatiale » en France.
Une approche néopositiviste
Approche néopositiviste consiste à proposer une refondation scientifique:
Ø Une démarche inspirée de la philosophie du Cercle de Vienne
Ø Un nouveau statut scientifique calqué sur les sciences « dures »
de l’époque (et non plus sur les sciences de la « nature » du XIXe)
Ø Finalité: construire et développer des théories à l’aide de
méthodes rigoureuses et de modèles testés empiriquement pour
dégager des lois de l’espace.

Une inflexion forte de la géographie qui met à distance le milieu

I – Un changement de regard : le Monde au prisme de l’espace géographique


II – L’outillage méthodologique et théorique de la « nouvelle géographie »
III – Un paradigme ?
I – Un changement de regard : le Monde
au prisme de l’espace géographique
Le changement de regard émerge à la faveur d’une controverse entre Hartshorne (passeur
de la la géographie « classique » aux Etats-Unis) et Schaefer (père de la géographie
économique) :
Richard Hartshorne publie The Nature of Geography: A
Critical Survey of Current Thought in the Light of the Past
(1939) où il considère que le seul véritable socle de la
géographie est de considérer« chaque région est unique ».

Il est vivement critiqué par Fred K. Schaefer :


« Exceptionalism in geography: A
Methodological Examination » (1953). La
géographie ne doit pas se considérer et/ou
être considérée comme une science à part. Il
est indispensable d’arrêter la description
« explicante » censée épuiser le réel et
construire des lois.
I – Un changement de regard : le Monde
au prisme de l’espace géographique
William Bunge :
Theoretical Geography
(1962) : un nouveau
programme de recherche
pour la géographie et un
nouveau paradigme
Passage à une science
nomothétique

è l’espace géographique n’est pas un donné


mais il est produit. On parle alors de la
production d’espace
A –L’espace géographique : des relations
verticales aux relations horizontales
Relations verticales étudiées par la Relations horizontales étudiées par la
géographie classique pour un lieu ou nouvelle géographie
une région donnée = connexions entre lieux ou régions
-> notion de site et de milieu -> notion de situation relative

Relations verticales Relations horizontales


A –L’espace géographique : des relations
verticales aux relations horizontales

Source: J.-F. Deneux (2000), Histoire de la


pensée géographique, Paris, Belin
A – L’espace géographique : des relations
verticales aux relations horizontales
• Article fondateur d’Edward Ullman : « Geography as Spatial Interaction » (1954)
Les relations horizontales étudient les interactions spatiales (se dégage de l’emprise du
milieu)
Ø les lieux, les villes, les régions interagissent entre eux
Ø échanges de multiples flux : de population, de marchandises, d’information
Ø des positions plus ou moins centrales ou périphériques
Ø un espace relatif (et non absolu) : chaque lieu dépend de sa position par rapport à
celles des autres (et qui n’insiste plus sur la spécificité de chaque lieu)

Espace géographie est...


un espace humain
- Polarisation
- Dimensionnement
- Organisation
A – L’espace géographique : des relations
verticales aux relations horizontales
• Conséquence : changement de regard sur
la région :
Passage de la région homogène
(naturelle) à la région « polarisée » c’est-à-
dire organisée par un centre (comme le
montre entre autres le travail d’Etienne
Juillard en France (1962))

- Aires d’influence
- Hiérarchie
- Déplacements = f(d,t,€)
- voir distance-temps, distance-coût
- Forces centripètes (><) et centrifuges (<>)
- si uniformité des comportements spatiaux
et des mentalités (sociologie spatiale)
- Essentiellement fonctionnelle
- Région = centre de gestion et de pouvoir
- Nécessite une politique de transport efficace
B – Un espace différencié et
hiérarchisé
Le modèle centre/périphérie en est emblématique :
des relations asymétriques entre 2 lieux ou régions (échanges inégaux)
Source:
www.hypergeo.eu/spip.php?article
10
Une modèle graphique de l’agriculture du monde par Ch. Grataloup

http://grasland.script.univ-paris-
diderot.fr/GO312/cours_c/cours_c3/cours_c3.
html
C – L’organisation de l’espace,
fille de la modernité et de l’urbanisation
• Après Seconde Guerre mondiale : urbanisation, industrialisation massive, forte
croissance
En France : 30 Glorieuses, montée en puissance du rôle de l’Etat et de l’enjeu
d’aménagement du territoire : DATAR (1963)

• Une géographie impliquée dans les transformations de son temps:

-> expression chez M.-F. Rouge (1947 mais méconnu), chez J. Gottmann (« De
l’organisation de l’espace », 1950)

succès surtout dans les années 1960-1970 : ex : J. Labasse, L’organisation de


l’espace (1966)
II – L’outillage méthodologique et théorique
de la « nouvelle géographie »

Source : J.-Ch. François, A. Ribardière (2004), http://mappemonde.mgm.fr/num3/articles/art04305.html


A – Le rôle clé de la statistique
et de l’informatique
Analyser « l’information géographique »
• Prolifération de données statistiques massivement produites (notam. par les
Etats) après la Seconde Guerre mondiale à toutes échelles (« révolution
quantitative »)
-> usage de la statistique pour leur donner un sens et tester des modèles
-> rôle de la cartographie de données quantitatives et des typologies fondées sur
des classifications statistiques

• Nouveaux outils informatiques


• systèmes d’information géographiques (SIG) = des couches informations
localisées à une certaine échelle
• simulations informatiques issues de l’intelligence artificielle = créer un
modèle informatique et regarder comment il évolue
B – Les modèles Burgess
1925

• Un modèle : représentation simplifiée de la réalité qui


permet de la comprendre = un aboutissement provisoire
Hoyt
dans la construction de la connaissance 1939

• Peter Haggett : Locational Analysis in Human


Geography (1965, traduit en France en 1973 sous le Harris
nom d’Analyse spatiale) & Ullmann
= le livre qui fait connaître la « nouvelle géographie » en 1945
France présente de nombreux modèles notamment de
l’Ecole de Chicago sur la répartition des populations et des
activités dans l’espace urbain
Des modèles d’origine empirique ou
hypothético-déductive?
• Empirique : le plus souvent = partir des faits pour dégager des hypothèses
= démarche inductive

Francfort
Ex : le modèle des
lieux centraux
Nuremberg
de Christaller (1933)
sur la répartition spatiale
Stuttgart et la taille des villes
Strasbourg
Munich

Zurich
Des modèles d’origine empirique ou
hypothético-déductive?
• Empirique : le plus souvent = partir des faits pour dégager des hypothèses
= démarche inductive

Premier essai de modélisation


urbaine :

LA THEORIE DES PLACES


CENTRALES
OU
LE MODELE DE CHRISTALLER
Des modèles d’origine
empirique ou hypothético-
déductive?
• le modèle gravitaire
Inspiré de la physique de Newton : deux
corps s'attirent en raison directe de leur
masse et en raison inverse de la distance qui
les sépare.
Cette loi est (re)formulée par Reilly (loi de
Reilly) en 1929

è Dans un espace de circulation


relativement homogène, les échanges entre
deux régions ou deux villes seront d'autant
plus importants que le poids des villes ou des
régions est grand et d'autant plus faibles
qu'elles seront éloignées. Selon ce modèle,
l'intensité de l'attraction, et donc des
interactions géographiques, décroit en
fonction de la distance, très fréquemment
sous la forme d'un gradient.
Les aires d'attraction urbaines des villes de France de l'Est

http://grasland.script.un
iv-paris-diderot.fr/
Des modèles d’origine empirique ou
hypothético-déductive?
• Hypothético-déductive : on part d’hypothèses
pour construire un modèle qu’on teste ensuite

Ex : le modèle de von Thünen sur l’usage des


terres à proximité du marché agricole (1826)

Fonction résidentielle, ceinture de


maraîchage et d’élevage laitier, ceinture
forestière (bois de chauffage), céréales,
élevage extensif…
Théorie de la localisation des agents économiques
Des modèles élémentaires :
les chorèmes

• Une grammaire de l’espace = la chorématique


Chorèmes
Roger Brunet les désigne comme les structures
élémentaires de l’organisation de l’espace
On remarquera que l’approche structuraliste est
ici très développé au même titre que dans la
plupart des SHS (linguistique, littérature,
anthropologie, psychanalyse)

• Décrire des combinaisons de chorèmes


= chorotypes

• Grand succès dans la géographie scolaire car


pédagogique

Table des chorèmes, in Mondes nouveaux, vol.1 de la


Géographie universelle, Roger Brunet (dir.), GIP Reclus, 1994.
Des modèles élémentaires :
les chorèmes
Le chorotype de l’île tropicale

Source : Outre-mer, vol. 13 de L’Atlas de France, Roger


Brunet (dir.), GIP Reclus, 1998.
Des modèles
élémentaires :
leur
combinaison
De la carte…

…au chorème

R. Brunet (1986), « La carte-modèle et


les chorèmes », Mappemonde, n°4,
pp.2-6
C – L’approche systémique
• Les objets géographiques comme
• Dans l’explication : rupture avec la causalité
linéaire : des systèmes : ex : systèmes de villes
des effets retours (boucles de rétroaction)
Franck Auriac (1970), le
système du vignoble
languedocien
III – Un paradigme ?
Un courant disciplinaire qui a grandement renouvelé la discipline
mais plus diversifié qu’on ne le pense
et qui n’a pas acquis une position hégémonique dans la discipline
comparable à celle des Ecoles nationales

1996, fondée par Denise Pumain

1972, fondée par Roger Brunet

1986, fondée par Roger Brunet


A – Une géographie foisonnante :
débats et réseaux de relations
B – L’affirmation d’autres courants
géographiques qui prennent leur distance
Diverses critiques adressées à la « nouvelle géographie » :

• Notion de loi inspirée des sciences dures : des lois, des régularités ou des
logiques spatiales ? un déterminisme géométrique ?

• Echappe pas à une certaine influence de la géographie classique : empilement


des données, compartimentation de la pensée

• Approche utilitariste : très fonctionnelle, visant notamment à aménager l’espace


-> dénoncé par la géographie radicale comme étant du côté des acteurs et des
logiques économiques dominantes (Etat, grandes entreprises)
Les différences entre la géographie
classique et la « nouvelle géographie »
Géographie classique « Nouvelle géographie »
Valeurs Etre concret, donner des faits. Construire des théories.
Etre neutre. S’impliquer dans l’action.
Accès au réel Direct et fiable. Chaque région est une Pas d’accès au réel dans sa globalité ->
combinaison emblématique du passer par des modèles qui aident à le
fonctionnement du Monde. comprendre et qu’il faut tester
Objet Les lieux pour eux-mêmes et l’importance du Les interactions entre les lieux, sur la base
milieu (notamment « naturel ») envisagé de problématiques de recherche explicites.
comme un « donné ».
Exercices-types Excursion de terrain, commentaire de cartes Modélisation (mathématique et
et « leçons de géographie régionale » graphique)
Classifications statistiques
Instrumentation Cartes et autres documents iconographiques Informatique
(photographies) Outils mathématiques et statistiques
Généralisations Verbales : certaines notions dérivées du Des concepts
symboliques langage ordinaire fréquemment employées Des formules mathématiques
(milieu, paysage, genre de vie, région) Des modèles graphiques
D’après ORAIN Olivier, De plain-pied dans le Monde. Ecriture et réalisme dans la géographie française au
XXe siècle, L’Harmattan, 2009.
Bibliographie complémentaire
BUNGE William, Theoretical Geography, Lund, Lund Studies, 1962.
GOTTMAN Jean, « De l’organisation de l’espace », Revue d’Economie, 1950, p. 60-71.
GOULD Peter, « The New Geography. Where the action is? », Harpers’ Magazine, 1968.
HAGGETT Peter, Locational Analysis in Human Geography (trad. L’analyse spatiale en géographie
humaine), Londres, Arnold (Paris, A. Colin), 1965 (1973).
HARTHORNE Richard, The Nature of Geography, Lancaster (E.-U.: Pennsylvanie), AAG, 1939.
JUILLARD Etienne, « La région : essai de définition », Annales de Géographie, 70:387, 1962, p. 483-
499.
LABASSE Jean, L’organisation de l’espace. Eléments de géographie volontaire, Paris, Hermann,
1966.
ORAIN Olivier, De plain-pied dans le Monde. Ecriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle,
L’Harmattan, 2009.
ROUGE Maurice-François « La géonomie ou l’organisation de l’espace », Libraire Générale de Droit
et de Jurisprudence, 1947.
SCHAEFER Fred, « Exceptionalism in Geography », Annals of the Association of American
Geographers, 43-3, 1953, p. 226-249.
ULLMAN Edward, Geography as Spatial Interaction, Seattle, U. of Washington Press, 1954.

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