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Roger LÉCUYER1
RÉSUMÉ
La manière classique de raconter l’histoire de la théorie de Piaget (1936,
1937) consiste à dire que se posant la question épistémologique de l’origine
des connaissances, il a élaboré une réponse en termes de développement
(l’épistémologie génétique), qui l’a conduite à un petit détour par la psychologie
de l’intelligence qui a duré le restant de sa vie. Ceci a entraîné un certain nombre
de conséquences importantes dans l’étude postérieure de la cognition précoce.
Pour Piaget, l’action sensorimotrice est le facteur central de la connaissance.
Le nativisme, se posant la même question de l’origine a donné une réponse en
termes de connaissances innées, faisant l’économie des apprentissages et donc de
l’action. Un troisième point de vue sera défendu ici, pour expliquer l’existence
de connaissances trop précoces pour être expliquées par la théorie de Piaget, en
faisant appel à l’action perceptive et non sensorimotrice, et décrivant des niveaux
de représentation précoce et non des connaissances d’origine génétique.
MOTS-CLÉS : NATIVISME, CONSTRUCTIVISME, REPRÉSENTATION, PENSÉE, ACTION
ABSTRACT
About thinking without moving and moving without thinking
The conventional way to tell the story of the theory of Piaget (1936, 1937) is that
asking the epistemological question of the origin of knowledge, he has developed
a response in terms of development (genetic epistemology) which led him to a
small detour to the psychology of intelligence, that lasted the rest of his life. This
has resulted in a number of important consequences in the subsequent study
of early cognition. For Piaget, the sensorimotor action is the central factor of
knowledge. Nativism, asking the same question of the origin of knowledge gave a
response in terms of innateness, making the economy of learning and thus of the
action. A third viewpoint is proposed here, to explain the existence of knowledge
too early to be explained by the theory of Piaget, calling for perceptual action
rather than sensorimotricity, and describing the early levels of representation and
not genetic knowledge.
KEY-WORDS: NATIVISM, CONSTRUCTIVISM, REPRESENTATION, THOUGHT, ACTION
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regard. Or l’œil maintenu dans son orbite nécessite pour bouger une énergie
faible, et la motricité oculaire est suffisamment efficiente dès la naissance pour
que Slater puisse depuis bien longtemps effectuer des habituations avec des
nouveau-nés.
Ces aspects méthodologiques sont importants pour plusieurs raisons.
L’invention de ces méthodes a bouleversé nos connaissances sur les bébés et
leurs capacités cognitives précoces. Ceci implique que seule une méthodologie
adéquate est susceptible de permettre de mettre en évidence de telles capacités.
En conséquence, il est toujours permis de penser que la non découverte de
connaissance de règles chez les nouveau-nés est due au fait que nous n’avons
pas trouvé la méthodologie adéquate.
Par ailleurs, il faut toujours se souvenir que la situation expérimentale dans
laquelle un bébé est placé est nécessairement écologique, en ce sens que le
cadre dans lequel elle s’effectue lui convient, que ce qui lui est montré lui plaît,
que les temps pendant lesquels les choses lui sont présentées lui conviennent,
etc. Sinon, le bébé fait savoir très vite que la situation ne lui convient pas et
l’expérience s’arrête. Contrairement à ce que peuvent laisser penser quelques
indices de surface, les situations de laboratoire sont très proches des situations
de la vie quotidienne du bébé.
Cependant, les trois lois évoquées ci-dessus et la procédure même
d’habituation, pour laquelle l’indice recueilli est la diminution d’une réponse, ainsi
que la faiblesse de l’activité motrice mise en jeu ont parfois conduit certains
auteurs à considérer que le bébé placé dans ces situations est en fait passif. Or
depuis Piaget, l’idée qu’un apprentissage doit nécessairement être actif est bien
ancrée dans les esprits. Ceci a suscité un scepticisme certain quant à la validité
des données obtenues par les méthodes impliquant l’habituation, scepticisme
d’autant plus développé quand ces méthodes sont censées rendre compte de
processus cognitifs complexes.
Ce scepticisme concernant la méthodologie correspondait bien à une
opposition au nativisme conduisant donc à des tentatives de retour à Piaget,
lesquelles impliquent une contestation de la mise en évidence des capacités
cognitives précoces. Le rejet de la théorie est allé de pair avec une contestation
méthodologique, essentiellement centrée sur la permanence de l’objet, et en
particulier sur l’expérience de Baillargeon, Spelke et Wasserman (1985).
Mais « les faits sont têtus ». La mise en évidence des premières connaissances
non simplement factuelles vers 2-3 mois a été confirmée et s’est diversifiée. Elle
ne concerne pas seulement l’unité ou la permanence de l’objet, mais aussi la
catégorisation ou la causalité perçue par exemple. De telles connaissances sont
incompatibles avec les mécanismes d’apprentissage décrits dans la théorie de
Piaget. Elles sont par contre compatibles avec la théorie nativiste, elle-même
incapable d’expliquer que lesdites connaissances ne puissent être mises en
évidence dès la naissance.
Il en résulte la nécessité de proposer une troisième solution. C’est ce que
fait Mandler en 1988 dans un article célèbre intitulé How to build a baby: On the
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avec ces objets et sont eux aussi soumis aux lois de la physique, permettant donc
d’apprendre par exemple qu’un objet partiellement caché garde son unité.
Mais l’explication ainsi proposée aux apprentissages précoces à la fin des
années 1980 restait un peu courte. En effet, si l’on a pu montrer que des
apprentissages par habituation étaient possibles dès la fin de la période fœtale,
ces apprentissages sont de type factuel, et non des apprentissages de règles. Un
pas a dont été franchi par Needham et Baillargeon (1993) lorsqu’elle a montré
dans plusieurs expériences que l’on pouvait apprendre une règle à un bébé dans
le court délai d’une expérience de laboratoire. Ainsi, en montrant à des bébés
de 5 ; 6 mois qu’un objet posé sur le bord d’un support tombe, alors que si
plus de la moitié de l’objet est sur le support, il ne tombe pas, a-t-elle permis
à ces bébés de généraliser la règle à de nouveaux objets, alors qu’usuellement,
cette règle n’est apprise qu’à 6 ; 6 mois. L’apprentissage de la règle se fait bien
par la perception, sans action motrice sur la situation. Ce qui se passe dans
l’expérience de Baillargeon dans des conditions de contingence systématique
peut évidemment se produire, probablement sur des durées plus longues que
les quelques minutes d’une expérience, dans les conditions quotidiennes moins
contingentes dans lesquelles les bébés observent le monde. Ils pourraient bien,
dans les mêmes conditions apprendre par exemple que les objets disparus
continuent d’exister, en particulier quand un objet, disparu du champ visuel,
continue à occuper le champ auditif en s’adressant au bébé.
C’est effectivement ce que l’on peut observer, par exemple dans l’erreur A non B
et dans l’erreur C non B.
L’erreur A non B, découverte par Piaget et appelée par lui erreur du stade 4
est observée typiquement vers 9 mois et consiste à retourner chercher sous un
cache A un objet qui y a été antérieurement caché, mais qui vient d’être placé,
sous les yeux du bébé, sous un cache B. De très nombreuses expériences ont été
réalisées sur ce problème complexe et il n’est pas possible d’en rendre compte
ici. Simplement, si l’on simplifie la réponse motrice demandée au bébé pour nous
indiquer qu’il sait que l’objet est en B, le pourcentage d’erreur devrait diminuer.
C’est bien ce qu’observe Lécuyer (1993) avec une réponse visuelle : sur un écran
de télévision, un petit ours se déplace et disparaît successivement derrière un
écran A puis un écran B. Dès 5 mois, les bébés ne retournent pas attendre sa sortie
en A. inversement, si l’on augmente le coût cognitif de la réponse, le nombre
d’erreurs devrait augmenter. C’est ce que montre Berger (2004) avec une situation
impliquant un déplacement : soit l’enfant doit retrouver un objet en se déplaçant
sur un plancher plat, soit il doit descendre un escalier. Les bébés de 13 mois font
plus d’erreurs dans le second cas que dans le premier.
L’intérêt de la situation C non B (Lécuyer, Rivière & Durand, 2007 ;
Rivière & Lécuyer, 2003) est qu’elle concerne des enfants âgés de 30 mois, âge
auquel personne ne semble contester l’existence d’une permanence de l’objet.
L’expérimentateur est situé face à l’enfant et entre eux, trois mouchoirs sont
posés sur une table. L’expérimentateur prend un jouet dans sa main, qu’il referme
et fait passer sous le mouchoir A, puis sous le mouchoir B où il laisse l’objet et
enfin sous le mouchoir C, d’où elle ressort ouverte. Les enfants peuvent alors
rechercher le jouet. Deux essais successifs sont proposés. Les sujets sont soit
des enfants atteints d’une maladie génétique neuro-dégénérative de la moelle
épinière qui perturbe leur motricité (Amyotrophie spinale infantile (ASI) de type
2), soit des enfants sains. D’après la théorie de Piaget, les premiers ayant un
développement sensorimoteur perturbé devraient être en retard sur les seconds
dans des tâches de recherche d’objet. D’après la théorie « perceptiviste », la
réussite devrait être la même dans les deux groupes. En fait, la réussite est
significativement meilleure pour les enfants malades. Pourquoi ?
Si l’on s’intéresse à la latence moyenne de la réponse (temps qui s’écoule entre
le moment où l’expérimentateur sort sa main du cache C et le moment où l’enfant
lance son geste de recherche), au premier essai, elle est inférieure à 2 secondes
pour les enfants sains et supérieure à 5 secondes pour les enfants ASI. Ceci
pourrait s’expliquer par les difficultés motrices des seconds, si au second essai
on ne retrouvait une latence équivalente dans les deux groupes. Ce qui semble se
passer est que dans une situation problème, les enfants ASI réfléchissent avant
de lancer un geste de recherche, pour eux coûteux, alors que les enfants sains se
précipitent sur le dernier cache d’où sort la main de l’expérimentateur, bien que
le mouchoir B soit bombé par l’objet situé dessous. Rivière et Lécuyer (2003) ont
donc eu l’idée d’empêcher une recherche immédiate chez les enfants sains, en leur
bloquant les bras pendant une seconde. Leur taux de réussite rejoint alors celui
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des enfants ASI. Il en va de même si l’objet est caché en A plutôt qu’en B, ce qui
laisse davantage de temps pour collecter l’information pertinente avant d’agir.
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Tableau 1.
Les quatre niveaux de représentation proposés et les capacités qu’ils impliquent.
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BIBLIOGRAPHIE
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