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Depuis cette mise en ligne, j’ai rédigé un article intitulé « Une mise au point

papale bienvenue concernant le Renouveau dans l’Esprit », qu’il faut avoir lu


pour relativiser la charge critique de celui-ci.
Le site de l’agence de presse catholique Zenit, de Rome, a mis en ligne le 27 mars
2015 la Cinquième prédication de Carême prononcée par le P. Raniero
Cantalamessa, prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape et de la
Curie romaine. Connu pour sa grande appréciation du mouvement charismatique, le
religieux consacre une part non négligeable de son homélie à exalter ce mouvement
et à le recommander à l’ensemble des fidèles. Extraits :

« Toutes les Églises d’Occident, ou nées de ces Églises, depuis plus d’un siècle, sont
traversées par un courant de grâce qui est le mouvement pentecôtiste et les divers
renouveaux charismatiques qui en dérivent dans les Églises traditionnelles. En
réalité, au moins dans le cas du Renouveau catholique, il ne s’agit pas d’un
mouvement dans le sens courant du terme. Il n’a ni fondateur, ni règle, ni de
spiritualité à lui ; il n’a également pas de structures pour le gouverner mais
seulement pour coordonner et dispenser des services. C’est donc un courant de grâce
qui devrait se répandre dans toute l’Église et se disperser en elle comme une
décharge électrique dans la masse, pour ensuite, à la limite, disparaître comme un
phénomène indépendant. Impossible d’ignorer plus longtemps, ou de considérer
comme marginal, un phénomène qui, de façon plus ou moins profonde, a touché des
centaines de millions de croyants en Jésus-Christ dans toutes les confessions
chrétiennes et des dizaines de millions dans la seule Église catholique. En recevant
pour la première fois, le 19 mai 1975, les responsables du renouveau charismatique
catholique à la basilique Saint-Pierre, le bienheureux Paul VI, dans son discours, l’a
défini " une chance pour l’Église et pour le monde".
Le théologien Yves Congar, dans son intervention au congrès international de
Pneumatologie, organisé au Vatican, à l’occasion du XVI centenaire du Concile
œcuménique de Constantinople de 381, en parlant des signes de réveil de l’Esprit
Saint à notre époque, déclara:
"Comment ne pas situer ici le courant charismatique, connu sous le nom de Renouveau dans
l’Esprit ? Celui-ci s’est répandu comme du feu courant dans les broussailles. Il s’agit de bien
autre chose que d’une mode […] Un de ses aspect, surtout, fait penser à lui comme à un
mouvement de réveil: le caractère public et vérifiable de son action qui change la vie des
personnes […] qui apporte comme une jeunesse, une fraîcheur et de nouvelles possibilités au
sein de la vieille Église, notre mère."
Ce que je voudrais mettre en évidence maintenant c’est un point précis: dans quel
sens et sous quel aspect peut-on dire que cette réalité est une chance pour l’Église
catholique et les Églises nées de la Réforme ? Voici ce que je pense : celle-ci permet
de remonter la pente et de rendre au salut chrétien le riche et exaltant contenu
positif, résumé dans le don de l’Esprit Saint. La vie chrétienne retrouve son but
principal qui est, comme disait saint Séraphin de Sarov, "l’acquisition du Saint-Esprit
de Dieu". Saint Jean-Paul II, dans un discours aux responsables du Renouveau
charismatique catholique, en 1998, avait dit ceci :
"Le mouvement charismatique catholique, […] comme une nouvelle Pentecôte, a suscité dans la
vie de l’Église une extraordinaire floraison d’agrégations et de mouvements, particulièrement
sensibles à l’action de l’Esprit […]. Que de fidèles laïcs ont pu expérimenter dans leur vie
l’incroyable puissance de l’Esprit et de ses dons ! Que de personnes ont retrouvé leur foi, le goût
de la prière, la force et la beauté de la Parole de Dieu, traduisant tout cela en un généreux
service à la mission de l’Église ! Que de vies changées en profondeur!"

1
Je ne dis pas que parmi les personnes qui se reconnaissent dans ce "courant de grâce",
tous vivent ces caractéristiques, mais je sais par expérience que tous, voire les plus
simples, savent de quoi il s’agit et aspirent à les réaliser dans leur vie. Même l’image
qu’on donne de la vie chrétienne est différente : il s’agit d’un christianisme joyeux,
contagieux, qui n’a rien du sombre pessimisme que Nietzsche lui reprochait. Le
péché n’est absolument pas banalisé car un des premiers effets de la venue du
Paraclet dans le cœur de l’homme est de "le convaincre de péché" (cf. Jn 16, 8).
J’en suis bien convaincu moi-même, car ce fut précisément une expérience de ce
genre qui m’emmena à accepter à cette grâce, après beaucoup de résistance.
Il ne s’agit pas d’adhérer à ce "mouvement" - ou à aucun mouvement -, mais de
s’ouvrir à l’action de l’Esprit, quelles que soient les conditions de vie dans lesquelles
on se trouve. Personne n’a le monopole du Saint-Esprit, encore moins du mouvement
pentecôtiste et charismatique. L’important est de ne pas rester en dehors du courant
de grâce qui traverse, sous différentes formes, toute la chrétienté; de voir en lui une
initiative de Dieu et une chance pour l’Église, et non une menace ou une infiltration
étrangères au sein du catholicisme.
Une chose peut gâcher cette chance, et celle-ci vient, hélas, de l’intérieur d’elle.
Les Écritures affirment la primauté de l’œuvre sanctificatrice de l’Esprit sur son
activité charismatique. Il suffit de lire dans la foulée 1 Corinthiens 12 et 13, sur les
divers charismes et sur le chemin par excellence à suivre : la charité. Cela serait
compromettre cette opportunité, si l’emphase sur les charismes, et en particulier
sur certains d’entre eux plus clinquants, finissait par prévaloir sur les efforts visant
une vie authentique "en Jésus Christ" et "dans l’Esprit", basée sur la conformation au
Christ et donc sur la mortification des actes de la chair et sur la recherche des fruits
de l’esprit.
J’espère que la prochaine retraite mondiale du clergé, organisée en juin ici à Rome,
pour préparer le 50ème anniversaire du Renouveau Charismatique catholique en 2017,
servira à réaffirmer avec force cette priorité, tout en continuant à encourager, par
tous les moyens possibles, l’exercice des charismes, si utiles et nécessaires, selon le
concile Vatican II, "au renouvellement et au développement de l’Église" […].

Le mouvement charismatique ne pouvait rêver de meilleure promotion que ces


propos chaleureux. Toutefois, l’obéissance au dictamen de ma conscience 1
m’oblige à une franchise coûteuse. En effet, je crains que ce texte ne donne une
image trop favorable de ce mouvement en passant sous silence les nombreuses
interrogations qu’il a suscitées dès sa création et qui n’ont pas toutes été résolues
depuis, tant s’en faut. En outre, il relègue dans l’ombre de nombreuses autres
formes de vie ecclésiale, tout aussi méritantes, sinon davantage. C’est pourquoi
j’ai jugé utile de publier aujourd’hui un texte que j’ai longtemps laissé inédit 2.
Il met en lumière les faiblesses structurelles de cette spiritualité et de ses
présupposés dont certains me semblent erronés et dommageables pour la foi et
la vie d’union à Dieu des fidèles.

1 Voir : Le droit au désaccord avec l’enseignement du Magistère ordinaire de l’Église.


2 Il date de 1983. Je le reproduis tel quel, à l’exception de quelques remarques qui sont

le fruit de mes réflexions ultérieures.

2
LE PHÉNOMÉNE CHARISMATIQUE
Analyse critique de l’ouvrage du P. Van den Eynde, s.j.,
Intitulé « Charismes et ministères » (1979)

Introduction

Inconnu en Europe avant le Concile Vatican II, longtemps tenu en haute suspicion
par la hiérarchie catholique, ce qu’on appelle aujourd’hui le « Phénomène
charismatique » aurait-il été reconnu, par les pasteurs, comme une parole de
Dieu pour notre temps ? Ce semble bien être le cas, puisque – à part quelques
discrètes mises au point, çà et là, émanant d’évêques ou de théologiens – on
assiste, en cette dernière décennie, à une éclosion particulièrement féconde de
"groupes de prière" et autres communautés du même genre, dont on dit le
meilleur ou le pire, et dont il faut bien reconnaître que certains de leurs membres
ne font rien pour lever les équivoques et les inquiétudes que suscitent certaines
de leurs attitudes, déclarations ou publications.
Le but de la présente étude n’est ni de refaire l’historique du mouvement 3, ni
de porter sur lui un jugement théologique qui n’est d’ailleurs pas de ma
compétence, mais bien plutôt de tenter de sensibiliser les pasteurs et les
théologiens de l’Église, au désarroi – le terme n’est pas trop fort – qui est celui
de beaucoup de chrétiens face à l’ambiguïté du phénomène charismatique.
Méthodologiquement et parce qu’il n’entre pas dans le cadre d’un article
relativement limité de procéder à une enquête exhaustive, je me limiterai à
l’analyse critique d’un ouvrage intitulé Charismes et Ministères 4. Je précise,
d’emblée, qu’il ne s’agit pas d’un maître-ouvrage représentant la quintessence
de la spiritualité de ce mouvement, mais, bien plutôt, de la publication d’une
série de causeries données, dans le cadre de retraites charismatiques, à la Maison
N. D. du Travail de Fayt-lez-Manage (Belgique). On pourra donc se demander
pourquoi j’ai cru bon de consacrer une analyse relativement serrée, précisément
à un ouvrage dont l’auteur lui-même minimise l’importance et la portée 5. La
raison en est simple. Ce sont les réactions passionnelles de membres du
"Renouveau", à mes commentaires ponctuels émis dans le cadre d’un petit groupe
paroissial catholique de réflexion sur les Écritures – que m’avait confié leur curé

3 Je renvoie le lecteur à la brochure éditée à la suite du Colloque de Malines (21-26 mai


1974) et intitulée Le Renouveau charismatique, Orientations théologiques et pastorales,
édit. Lumen Vitae, Bruxelles 1979 ; et surtout, à l’ouvrage du R. P. Philippe, Afin que
vous portiez beaucoup de fruits, 2 vol., éd. Pneumathèque – Paris 1983, équipé d’une
bibliographie (T. 2, pp. 219-221).
4 Jean Van den Eynde, s.j., Charismes et ministères et notes sur la prière charismatique,

Maison Notre-Dame du Travail, Fayt-lez-Manage, Belgique, 1979.


5 Lettre personnelle de l’auteur, en date du 11 juillet 1984.

3
qui l’animait lui-même avant de partir pour une année sabbatique – qui ont
déclenché mes soupçons et ma détermination d’aller plus au fond des choses.
L’honnêteté m’oblige donc à quelques précisions peu agréables, dont –
malheureusement – je ne saurais faire l’économie ici sans fausser l’intention et
le but de la démarche qui est la mienne dans ces pages.
Durant l’année 1983, j’ai eu à donner régulièrement des causeries bibliques
hebdomadaires au groupe en question. À l’occasion de l’analyse d’un texte
biblique particulier que nous imposait le calendrier liturgique d’alors, j’eus à
commenter le célèbre passage de Paul sur les charismes et leur hiérarchie (1 Co
12-14). À cette occasion, je crus bon d’évoquer les excès dont j’avais entendu
parler et qui étaient le fait de tel ou tel groupe du "Renouveau", ou se réclamant
de ce mouvement. Ces gens, en effet, se croyaient dotés du charisme du "parler
en langues" et, aux dires de personnes dignes de foi et de bonne santé spirituelle,
tout cela ressemblait davantage à de l’hystérie collective ou à de l’illuminisme
qu’à des manifestations de l’Esprit Saint.
Je fus alors sévèrement pris à partie par une personne dont j’ignorais totalement
qu’elle appartenait précisément à un groupe de prière du Renouveau
charismatique ! Il me fut dit sans ménagement que je ne savais pas ce dont je
parlais. Mon péché était d’avoir insisté sur la place modeste que l’Apôtre
réservait au parler en langues (glossolalie) qu’il plaçait en dernier, ce qui,
estimais-je, faisait justice des excès pentecôtistes qui accordaient à ce
phénomène une place prépondérante. Je fus alors mis en demeure par mon
auditrice d’aller me documenter sérieusement au lieu de me faire l’écho des
calomnies de personnes envieuses, malveillantes, ou ignorantes. Cet événement,
ainsi que la vivacité de ton et les passions qu’il souleva dans notre petit groupe,
m’intrigèrent. Je décidai d’y regarder de plus près. Il s’avéra bientôt que deux
personnes de ce groupe étaient des militants inconditionnels du "Renouveau". Je
parlai avec eux, en privé, essayai de mon mieux de les persuader de la pureté et
de la droiture de mes intentions ; rien n’y fit. Pour m’éduquer, on me remit alors
le petit livre dont l’analyse fait l’objet principal de la présente réflexion. Je le
lus avec soin et – à ce qu’il me semble - sans parti pris. Je dois avouer que cette
lecture m’atterra. Je compris, alors la raison de l’ire de ces deux personnes. En
effet, quoi qu’en dise l’auteur de ce livre, il s’avérait être le bréviaire
théologique des personnes que j’avais scandalisées. J’eus beau utiliser des textes
conciliaires imparables, montrer que le Colloque de Malines lui-même (voir note
1, ci-dessus) – non suspect de parti pris – mettait en garde contre les excès que
je dénonçais. On m’écoutait avec une résignation butée, je sentais que mes
paroles glissaient comme sur du marbre. Il me fut dit que j’avais l’esprit du
monde, que je ne cherchais qu’à critiquer. En bref, j’étais un esprit superbe et
un révolté, je résistais à l’Esprit-Saint, puisque je remettais en cause le
"Renouveau", mouvement suscité par l’Esprit-Saint lui-même.
Cette petite guerre dura quelques mois. Larvée, souterraine, elle réapparaissait
à la moindre occasion, c’est-à-dire à chaque fois qu’un texte néotestamentaire
expliqué par mes soins, semblait se retourner contre les présupposés de ces
personnes. À l’instar de Jérémie, je me dis alors : « Ce ne sont que de pauvres
gens, ils agissent follement, parce qu’ils ne connaissent pas la voie du Seigneur,

4
ni le droit de leur Dieu. J’irai donc vers les grands et je leur parlerai, car ils
connaissent, eux, la voie du Seigneur et le droit de leur Dieu […] » (Jr 5, 4-5).
Je me rendis alors chez l’un des guides spirituels les plus autorisés du mouvement
charismatique – un ecclésiastique et religieux – et lui exposai toute l’affaire. Il
réagit avec prudence, se gardant bien de mettre en cause l’auteur du livre, dont
j‘estimais, sur la base de mon expérience concrète, qu’il causait du tort. Je lui
dis que j’étais attelé à une analyse assez détaillée du dit ouvrage et que je serais
heureux d’avoir son avis. Il sembla satisfait et m’invita à lui faire parvenir le fruit
de mes réflexions. Ce que je fis dès la semaine suivante. Aucune réponse ne vint.
Je téléphonai à cet ecclésiastique et m’enquis de l’éventuelle réception de mes
feuillets. Oui, il avait reçu. Sa réaction ? Il était encore trop tôt pour qu’elle
s’exprime. Oui, j’aurais de ses nouvelles. Ceci se passait vers le mois de mars
1983. Entre temps, l’un des membres laïcs du groupe biblique que j’animais par
intérim, me servait d’intermédiaire et me "tenait au courant". Après trois mois
de lourd silence, je reçus le verdict, transmis par ce laïc : le père X… s’était tu
par discrétion, par charité (comprenez : à l’égard de ma "témérité" et de l’ineptie
de mes "attaques"). Malgré ma demande expresse, il n’avait même pas cru devoir
transmettre mes remarques à l’auteur, qu’il connaissait bien au demeurant. Bref,
c’était le désaveu total et définitif. Inutile de préciser que - pour le chrétien qui
avait servi d’intermédiaire et pour les membres du groupe biblique, dûment mis
au courant par lui – ce fut le choc.
Ce n’est qu’en début juillet 1984, que j’adressai mon travail critique à l’auteur
lui-même. J’accompagnai mes feuillets d’une lettre fraternelle et apaisante,
précisant surtout que je ne venais, ni pour juger, ni pour détruire, mais pour
recevoir des éclaircissements, car j’étais persuadé que les mots avaient trahi la
pensée de l’auteur. Une quinzaine de jours plus tard, je reçus une réponse fort
cordiale et humble de l’auteur, qui disait « recevoir avec gratitude mes
remarques, etc. […] être bien d’accord avec ce que je dis et se rendre compte
lui-même des imprécisions du langage et des risques qu’il comportait ». Je ne
puis citer ici d’autres paroles touchantes et empreintes d’une humilité qui
semblait sincère ; bref, le tout à l’honneur de leur auteur. Par contre, ce dernier
estimait qu’il « ne [lui] semblait pas que [son ouvrage] ait donné lieu à des
déviations notoires », ce qui n’était précisément pas mon avis. Toutefois, il
promettait de lire attentivement mon texte et de me répondre dès qu’il en aurait
achevé la lecture.
N’ayant reçu nulle réponse ni mise au point, je refis signe par courrier en août,
puis à la fin du mois de septembre 1984, sans plus de succès. Je fis questionner,
le plus discrètement possible, par charismatiques interposés : silence total.
En conséquence, je décidai de rédiger mes conclusions et de les transmettre à
l’autorité religieuse compétente, plutôt que de laisser se développer cette
campagne de silence hostile et d’attaques feutrées ; mieux valait, en effet,
estimai-je, la lumière que les ténèbres, la parole douloureuse que le silence
vindicatif.

Ce long préambule m’a paru nécessaire pour que le lecteur se rende compte du
but et des limites du présent travail, qui se veut, avant tout, un cri d’alarme. À

5
une époque où pullulent les sectes, les gourous frelatés, les faux-prophètes et les
illuminés de toutes sortes, un mouvement aussi vaste et, semble-t-il, aussi
honorable que le "Renouveau", se doit de prendre lui-même les devants et de se
purifier des scories qu’il contient déjà, de débusquer les loups qui, déguisés en
brebis, ont pénétré dans sa bergerie. Il doit avoir le courage et l’humilité de
répondre à des interrogations comme celles qui font l’objet de cet article, au
lieu de se réfugier dans la mauvaise humeur systématique ou le dolorisme, quand
ce n’est pas dans la manie de la persécution.
Toute "critique" n’est pas l’œuvre de Satan, comme l’insinuent ou l’affirment
tant de gens qui croient avoir le monopole de l’Esprit. En l’occurrence, la réaction
passionnelle de certains membres de ce mouvement, me semble révéler un
malaise, voire une déviation, un abcès qu’il faut débrider et opérer au plus vite,
avant que le mal ne se propage. Ceci étant dit, je n’aurai garde d’insinuer – et
encore moins d’affirmer – que les faiblesses que je crois avoir décelées et mises
en lumière, sont de nature à faire condamner l’ensemble. Comme le dit l’adage
bien connu, ce serait "jeter l’enfant avec l’eau du bain".
J’ai pu me rendre compte par moi-même, suite à mes rencontres avec des
personnes remarquables, membres, elles aussi, du "Renouveau", que ce
Mouvement témoigne incontestablement d’un certain souffle que l’on peut
attribuer à l’Esprit-Saint. Reste qu’il ne faudrait pas canoniser tout livre, article,
parole ou attitude, affichant le label "charismatique", ou "Renouveau". Ici,
comme dans d’autres domaines, on ferait bien d’utiliser l’étiquette : "Se méfier
des contrefaçons".

On lira donc, ci-après, une étude qui se divise en trois parties :

1. Analyse de l’ouvrage "Charismes et Ministères" ;


2. Pentecôtisme et Renouveau – réalités et illusions ;
3. Conclusion.

6
I. ANALYSE DE L’OUVRAGE "CHARISMES ET MINISTÉRES"

« Un jeune qui n’a aucune éducation dans la Foi, qui a une morale tout à fait
aberrante, peut très bien, le jour de l’effusion de l’Esprit, recevoir le
charisme de la prière en langue ; il n’est pas converti du même coup. Il est
affronté au Dieu vivant. Peut-être que, progressivement, sous l’effet de ce
charisme bien vécu, il va se convertir, mais ce n’est pas sûr : il faut qu’il
accepte de se convertir. » 6

Commentaire : Une telle chose est-elle possible ? Les dons du Saint-Esprit


seraient-ils accordés à une personne en état de péché actuel, conscient ?
Qu’entend l’auteur par « une vie morale tout à fait aberrante » ? S’agit-il
d’errements passés, de péchés publics, mais regrettés ? Dans ce cas, pourquoi
cette personne doit-elle se convertir ?

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« Il faut distinguer ensuite les dons faits par chacune des personnes divines.
Paul précise très bien dans l’Épître aux Corinthiens : l’Esprit donne des
charismes, le Seigneur donne des ministères et le Père donne des opérations,
c’est-à-dire des dons naturels. » 7
Commentaire : Je ne connais pas cette théologie de l’appropriation trinitaire en
matière de charismes. Le Père ne serait-il spécialisé que dans la gratification de
dons naturels, tandis que le Fils se réserverait les ministères, et l’Esprit, les
charismes ? La citation exacte est en 1 Co 12, 4-6 : "Il y a, certes, diversité de
dons spirituels, mais c'est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c'est le
même Seigneur ; diversité d'opérations, mais c'est le même Dieu qui opère tout
en tous." C’est incontestablement une formulation trinitaire – cas qui est loin
d’être unique chez Paul –, mais il ne saurait être question de déduire, de la forme
d’expression adoptée par l’Apôtre, une sorte de théorie des appropriations par
chaque personne de la Trinité de telle ou telle catégorie de dons. Sinon, il
faudrait comprendre de la même façon 2 Co 13, 13 : "La grâce du Seigneur Jésus
Christ, l’amour de Dieu et la communion de l’Esprit soient avec vous", et en
déduire que le Fils s’approprie la grâce, le Père, l’Amour, et l’Esprit Saint, la
communion.
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« Le premier charisme, c’est la prière en langue[s]. C’est le premier, je l’ai


constaté, car il a comme fonction l’édification de l’homme spirituel. Quand
ce charisme n’est pas libéré dans un groupe, le groupe est bloqué ; quand une
personne exerce un autre charisme, alors que la prière en langue[s] n’est pas

6 Op. Cit., p. 8.
7 Op. Cit., fin p. 8 et début p. 9.

7
libérée chez elle, l’exercice de ce charisme est souvent gêné en elle par des
interférences humaines non purifiées […] » 8
Commentaire : Peut-être eût-il fallu préciser que ce charisme est le premier
parce qu’il est le plus ordinaire, le plus inférieur dans l’échelle des charismes 9,
comme le sont les émotions spirituelles et les consolations affectives des
commençants, dans la voie, dite "purgative", des mystiques. Sur quoi se base
l’auteur pour affirme que ce charisme doit être « libéré » d’abord ? Je ne vois
nulle part, dans l’Écriture, cette hiérarchie, cette condition sine qua non.
Lorsque Paul écrit : "N’empêchez de parler en langues" (1 Co 14, 39), il veut dire :
ne comprenez pas de ce que j’ai privilégié le don de prophétie qu’il faut
déprécier, ni surtout proscrire le parler en langues, car, lui aussi, est un don de
l’Esprit. Mais il ne le pose pas en préalable des autres dons, au contraire, il a
plutôt tendance à mettre en garde contre lui, comme nous le verrons plus loin.
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« Selon Saint Paul, le charisme des langues est personnel, il se vit d’abord
dans le cœur de chacun ; en communauté, il n’est vécu qu’en vue d’un
message qui sera délivré à l’assemblée par le charisme d‘interprétation. "S’il
n’y a pas d’interprète dans la communauté, qu’on se taise", dit St Paul, "et
qu’on prie en langue[s] dans son cœur". Il est clair que, pour Saint Paul, ce
charisme est donné, d’abord, pour l’édification spirituelle de la personne qui
le reçoit. Quand on sera devenu personne spirituelle, alors, tous les autres
charismes de l’Esprit pourront être donnés et vécus de façon pure, sobre, et
avec fruits spirituels. » 10

Commentaire : L’auteur rapporte correctement la pensée de Paul, en résumant


son enseignement sur les charismes dans les deux premières phrases. Par contre,
il ne me semble plus fidèle à la doctrine paulinienne lorsque, après avoir constaté
avec justesse : « Il est clair que, pour St Paul, ce charisme est donné d’abord
pour l’édification spirituelle de la personne qui le reçoit », il commente ainsi
cette constatation : « Quand on sera devenu personne spirituelle, alors, tous les
autres charismes de l’Esprit pourront être donnés et vécus de façon pure, sobre,
et avec fruits spirituels ». La suite de ses raisonnements et de ses déductions
prouve que l’auteur croit sincèrement que le charisme de la glossolalie est une
étape indispensable à l’édification spirituelle du Chrétien ; comme en fait foi
cette autre phrase (p. 13) : « la prière en langue[s] est un charisme de prière
parallèle au don de piété. Il va nous introduire, petit à petit, dans cette pauvreté
spirituelle impossible à l’homme. Il va vous faire devenir de tout petits enfants ».

8 Op. cit., fin p. 11 et début p. 12.


9 C’est d’ailleurs ce qu’affirme le Colloque de Malines des 21-26 mai 1974 : « Les
charismes sont néanmoins d’inégale importance. Ceux qui sont plus directement
ordonnés à l’édification de la communauté ont une dignité plus grande (cf. 1 Co 12, 27-
28). L’égalitarisme en matière de charismes et de ministères est étranger à la vie de
l’Église », in Le Renouveau charismatique…, Op. cit., p. 8.
10 Op. Cit., fin p. 13.

8
Certes, cette exégèse est ingénieuse, elle a un avantage spirituel certain : la
prière en langues est réputée indispensable pour apprendre à ne pas résister aux
dons de l’Esprit, à ne pas se raidir, ni juger, devant l’insolite, voire le ridicule
apparent de ce don étrange et dérangeant pour nos intellects rassis de modernes.
Mais, à mon sens, telle n’était pas la pensée de Paul. Le retour fréquent, dans ce
passage sur les charismes, du terme édification, ne doit pas faire illusion. En ce
qui concerne le charisme de glossolalie, en tout cas, il est clair que Paul veut dire
que ce don émeut et dispose à l’amour de Dieu le fidèle qui en est l’objet, tandis
que les autres membres ne se sentent pas concernés, puisqu’en cet instant, eux
ne prient pas ainsi. Ils ne participent pas à la joie, au recueillement, voire à
l’émerveillement du glossolale. Ils ne sont donc pas "édifiés" par ce qu’il dit, sauf
si le glossolale sait interpréter, ou que quelqu’un peut interpréter. Mais on voit
nettement, par la lecture de tout le passage, que le cœur de Paul penche en
faveur de la prophétie. Le terme d’édification sert précisément de pivot, dans
ce contrepoint incessant entre glossolalie et prophétie : "Celui qui parle en langue
s’édifie lui-même, celui qui prophétise édifie l’assemblée". (1 Co 14, 4).
-----------------------------

« Nous avons un urgent besoin de ce charisme [glossolalie], car nous sommes


terriblement intellectualisés et hypercontrôlés [sic] ; nous avons mis la main
sur notre propre vie et nous ne sommes plus capables de nous lâcher, d’où la
difficulté chez beaucoup de libérer la prière en langue[s]. » 11

Commentaire : D’où l’auteur tire-t-il cette nécessité d’un tel charisme ? Sur quel
passage de l’Écriture s’appuie-t-il pour en affirmer l’urgence ? La suite de son
texte semble d’ailleurs indiquer que, pour lui, la glossolalie "s’enseigne", ou, du
moins, qu’il importe de "débloquer" psychologiquement et spirituellement les
membres du groupe charismatique, comme en témoigne le texte suivant. En
outre, le retour incessant du terme "libérer" m’inquiète. Ici, il me paraît avoir
une connotation psychologique, voire psychiatrique. La seule liberté dont parle
le Nouveau Testament est celle qui découle de la foi en la Vérité et de l’adhésion
au Christ, qui font de nous des enfants de Dieu.
-----------------------------

« On peut sentir par discernement qu’une personne a reçu ce charisme […] On


lui dit : "L’Esprit veut prier en vous, parlez un peu, laissez sortir n’importe
quoi !" – "Comment cela ?" – "Mais, vous dites n’importe quoi !" – "Je ne saurais
pas" – "Comment, vous ne sauriez pas ? Mais enfin, dites des bêtises, quoi !".
La personne est bloquée net : "Je manque de simplicité" –. "Mais enfin, devant
moi, ça n’a aucune importance". Elle transpire […] Pas moyen de sortir un mot
qui ne vienne du cerveau, pas moyen de dire des choses qui ne traduisent pas

11 Op. Cit., p. 14.

9
sa pensée ! Vous sommes tellement autocontrôlés [sic] qu’il n’y a pas moyen
de se lâcher. » 12

Commentaire : Si cette scène a vraiment eu lieu, elle fait monter en moi un


malaise 13. J’avoue que ma réaction eût été exactement la même que celle de la
personne soumise à une telle maïeutique qui s’apparente plus aux techniques de
la dynamique de groupe et de la catharsis des psychiatres qu’à la pratique des
charismes dans l’Église primitive. Rien dans les Écritures ni dans l’agir de l’Église,
ne nous permet de nous croire autorisés à pratiquer de telles méthodes. Les
"visitations" de l’Esprit, qu’elles se traduisent par un parler en langues ou par
quelque autre don spirituel, sont un effet souverain de l’Esprit Saint, même si
notre volonté et notre conscient doivent y collaborer quelque peu ; mais elles
n’ont pas besoin d’être conditionnées, entraînées, encore moins provoquées. Je
suis encore plus mal à l’aise quand l’auteur précise :
« Dès que le souffle de Dieu passe, on le sent. Aussi faut-il le faire remarquer
à celui chez qui on a discerné le charisme et qui essaie de le libérer. Petit à
petit, on va l’aider à prendre conscience : "Ça, c’est l’Esprit, ça, c’est toi". » 14
Qu’est-ce que ces "incantations" ont à voir avec la disposition fondamentale que
doit apporter tout chrétien, que ce soit à la prière tout court, ou à la réception
éventuelle d’un charisme, à savoir : une vie pure sous l’œil de Dieu, un cœur
contrit et humilié et une totale disponibilité à la volonté de Dieu, sans aucune
recherche de faveurs ni de consolations divines ?
-----------------------------
« Le charisme du parler en langue[s] est donné pour apprendre la docilité
intérieure, l’abandon vécu ; la coïncidence profonde avec l’Esprit vivant en
moi ; c’est un charisme qui nous éduque à la dépendance spirituelle. C’est le
charisme le plus transformant, au point que Saint Paul dit : "Je voudrais que
vous priez tous en langue[s]. Moi, je prie en langue[s] plus que vous tous". (1
Co 14, 5. 18) ». 15

Commentaire : La prémisse (première phrase) est correcte ; la conclusion ne


l’est pas. Quant aux références scripturaires d’autorité, elles sont isolées de leur
contexte et, comme on va le voir, elles enseignent exactement le contraire de
ce que comprend l’auteur. Voici la citation exacte : (1 Co 14, 5)
Je voudrais, certes, que vous parliez tous en langues, mais plus encore, que
vous prophétisiez, car celui qui prophétise l’emporte sur celui qui parle en
langues, à moins que ce dernier n’interprète, pour que l‘assemblée en tire
édification.

12 Op. Cit., p. 14-15. Les italiques sont de moi.


13 Voir Annexe 1, à la fin de la présente étude.
14 Op. Cit., p. 19. Les italiques sont de moi.
15 Op. Cit., p. 15. Les italiques sont de moi.

10
On comprend, par le contexte, que la glossolalie est comme "concédée" par Paul,
mais que la prophétie est préférable pour l’édification de l’assemblée. Quant à
1 Co, 14, 18, il convient de restituer toute la phrase :
Je rends grâces à Dieu de ce que je parle en langues plus que vous tous ; mais,
dans l’assemblée, j’aime mieux dire cinq paroles avec mon intelligence, pour
instruire aussi les autres, que dix mille en langues.
Ce que veut dire Paul est maintenant clair : il proteste de ce qu’il a, lui aussi, le
don de glossolalie, et même plus que quiconque, pour ne pas qu’on l’accuse de
négliger ce qu’il ne connaît pas, mais, cependant, il persiste dans son choix du
discours cohérent, pour édifier l’assemblée. Je reviendrai plus loin sur ce passage
capital.
Quant à l’affirmation tranchée de l’auteur, selon laquelle la glossolalie « est le
charisme le plus transformant », on se demande sur quoi il se fonde pour
l’émettre. Il est possible que, par son expérience concrète au sein de
communautés bénéficiaires de dons charismatiques, l’auteur ait pu constater les
effets bénéfiques de la glossolalie ; mais peut-être est-ce parce que c’est surtout
de ce don-là qu’il a été témoin. Peut-on imaginer, en fait, qu’un don de l’Esprit,
s’il est authentique et répété, n’exerce pas une action bienfaisante sur celui qui
en est gratifié ? Il semble que les dons de science, de discernement de sagesse et
surtout de prophétie, ne transforment pas moins le cœur et l’âme de ceux qui en
sont bénéficiaires.
-----------------------------

« […] Par ce charisme (de glossolalie), l’Esprit va me donner la prière du cœur.


Beaucoup, malgré leurs efforts, ne sont pas arrivés encore à la prière du
cœur ; ils ont une prière intellectuelle ou moralisante : "Quand on se convertit
au Seigneur, dit St Paul, le voile du cœur tombe" (2 Co 3, 16). » 16

Commentaire : Qui a dit que la glossolalie était la porte de la prière du cœur ?


Pas le Seigneur, en tous cas, ni Paul. C’est là, me semble-t-il, une affirmation
dangereuse, car les fidèles vont croire que la glossolalie est l’antichambre quasi
obligée de la vraie prière. En outre, pourquoi employer l’expression « prière du
cœur » qui, systématisée par l’hésychasme, a trouvé, dans la "philocalie", sa
charte spirituelle et, dans les Récits d’un pèlerin russe, son témoignage populaire
efficace ? Ne risque-t-on pas ainsi d’accroître la confusion ? Enfin, pourquoi
utiliser, au sens spirituel, la métaphore du voile sur le cœur, dont St Paul use,
par analogie avec le voile dont Moïse se cachait le visage pour que les fils d’Israël
ne voient pas la gloire de Dieu dont il était irradié ? La "lettre" du texte (dont on
aurait tort de croire qu’elle ne fait que "tuer"), le sens obvie de ce passage, sont
explicités par Paul lui-même : "Oui, jusqu’à ce jour, toutes les fois qu’on lit Moïse,
un voile est posé sur leur cœur. C’est quand on se convertit au Seigneur que le
voile est enlevé, car le Seigneur, c’est l’Esprit" (2 Co 3, 15 ss.). Donc, pourquoi
détourner ce texte, qui concerne la compréhension totale des Écritures par les

16 Op. Cit., fin p. 15.

11
juifs, au moyen de la foi au Christ, pour l’appliquer spirituellement à la prière
dite "du cœur", que viendrait voiler « la prière intellectuelle et moralisante » 17 ?
À ce stade, il convient peut-être de faire justice d’une critique incessante faite
par l’auteur de ce qu’il qualifie d’« intellectualisme ». Parfois, ses propos sont
de nature à faire croire que la glossolalie est opposée, par l’Esprit, à
l’intelligence, comme en témoigne ce passage :
« Le chant en langue[s] dans la communauté est utilisé par l’Esprit du cœur.
Dieu pourrait donner son message sans le faire précéder par un parler en
langue [...] (7). S’il le fait, c’est que ce charisme a une action spirituelle ; il
met la communauté au niveau du cœur : pour qu’on n’écoute pas avec
l’intelligence, pour qu’on ne soit pas victime de toutes sortes de suspicions
critiques ; il nous appauvrit et nous dispose à une écoute du cœur par le
charisme". 18
Or tel n’est pas l’enseignement de Paul. Tout au contraire, il privilégie la prière
dite avec intelligence (c’est-à-dire celle dont l’orant comprend le sens), témoin
le passage suivant :
C’est pourquoi celui qui parle en langue doit prier pour pouvoir interpréter.
Car, si je prie en langue, mon esprit est en prière, mais mon intelligence n’en
retire aucun fruit. Que faire donc ? Je prierai avec l’esprit, mais je prierai
aussi avec l’intelligence. Je dirai un hymne avec l’esprit, mais je le dirai aussi
avec l’intelligence" (1 Co 14, 13-15).
Or l’auteur, lui, soutient exactement l’inverse :
« Ce charisme a une action spirituelle ; il met la communauté au niveau du
cœur : pour qu’on n’écoute pas avec l’intelligence […] ».
Et, pour qu’il ne subsiste pas de doute, je rappelle que Paul tranche ainsi :
Je rends grâce à Dieu de ce que je parle en langues plus que vous tous ; mais,
dans l’assemblée, j’aime mieux dire cinq paroles avec mon intelligence pour
instruire aussi les autres que dix mille en langues. (Ibid., v. 18).
Qui croire donc, l’auteur, ou St Paul ? Pour ma part, je préfère m’en tenir au
"dépôt" dont Paul est, c’est incontestable, l’interprète inspiré. D’ailleurs, c’est
ainsi que pratiquent les plus éminents docteurs de l’Église, tel St Augustin, qui
affirme : « Il ne faut pas donner son accord, même aux évêques catholiques, au
cas où il leur arriverait de se tromper et où ils s’exprimeraient de façon contraire
aux Écritures canoniques » (De Unitate Ecclesiae II, 28 PL 43, 41-411). De même,
St Thomas d’Aquin écrit : « [Il y a les prophètes et les apôtres à qui la révélation
a été faite.] Nous n’accorderons créance à leurs successeurs que dans la mesure
où ils nous proposent les vérités que les Apôtres ont laissées dans les Écritures ».
(De veritate 9. 14a, 10 ad 11).

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17 Op. cit., début p. 16.


18 Op. cit., p. 22.

12
« Petit à petit, à cause de cette onction dans le cœur, tout va changer : on va
entrer dans la grande liberté des enfants de Dieu et vivre en suivant l’Esprit,
les motions de l’Esprit (Gal. 5, 13-25). Saint Paul, lui-même, a manifestement
été guéri par le charisme de la prière en langue[s]. Il y a des choses qu’il
n’aurait jamais dites s’il n’avait pas vécu ce charisme ; ce charisme qui lui a
donné une expérience et une connaissance intérieure[s] de Dieu […] Par
l’exercice du charisme de la prière en langue[s], je m’ouvre progressivement
à cette action transformante de l’Esprit […] » 19.

Commentaire : Encore une fois, c’est la même affirmation, gratuite, non fondée
et non explicitée, des effets merveilleux du charisme de la glossolalie. Je le
répète : si quelqu’un a réellement reçu ce charisme, il ne fait aucun doute que
l’exercice lui en sera bénéfique. Mais le long excursus auquel se livre l’auteur a
les allures d’un plaidoyer en faveur de la glossolalie, l’élevant ainsi au rang
d’étape spirituelle indispensable pour vivre selon l’Esprit, ce que Paul n’a jamais
enseigné. C’est d’ailleurs la même emphase qui nous vaut une nouvelle citation,
hors contexte et même indûment évoquée (Gal 5, 13-25), puisqu’on nous parle,
à son propos, des « motions de l’Esprit », alors que le texte, lui, porte "le fruit
de l’Esprit" (v. 23). Quiconque se reporte au contexte voit clairement que
"charité, joie, paix, longanimité, serviabilité", ne sont pas présentés comme des
fruits de la glossolalie, mais comme "le fruit de l’Esprit", ce qui est tout de même
différent.
Enfin, on reste confondu devant cette affirmation, toujours aussi péremptoire,
mais non étayée, selon laquelle Paul aurait été « guéri par la glossolalie ». Guéri
de quoi ? Qui a dit cela ? Pas Paul, en tous cas. Paul n’a jamais dit non plus que
« ce charisme [de la glossolalie] lui a donné une expérience et une connaissance
intérieure[s] de Dieu ». Il a fait état de son "chemin de Damas", de hautes
révélations et de sa saisie par le Christ, mais pas de son illumination par la
glossolalie. (Notons la récidive, fin p. 17 : « St Paul a aussi été éduqué par ce
charisme à la vraie vie morale dans l’Esprit ») 20.
-----------------------------

« Par conséquent, on ne saurait dire combien ce charisme est important 21 :


"Je voudrais que vous parliez tous en langue" (1 Co 14, 5). » 22

Commentaire : Voir ce qui a été dit plus haut – commentaire de la p. 15 -


concernant l’utilisation de ce passage de Paul.
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19 Op. cit., p. 16-17.


20 Op. cit., fin p. 17.
21 Le Colloque de Malines, une fois de plus, affirme le contraire : « Le charisme de

glossolalie est le plus humble de tous, précisément parce qu’il contribue le moins
immédiatement à l’édification de la communauté », Op. cit., p. 15.
22 Op. cit., p. 18.

13
« Nous devons apprendre, par une pratique toujours plus ample et plus libre
du charisme, à donner à l’Esprit tout pouvoir sur notre vie. Pour cela, il faut
prier en langue[s], seul, souvent […] » 23.

Commentaire : Ce texte laisse perplexe. J’avais cru comprendre que tout


charisme était un don libre de l’Esprit. Ici, il apparaît comme une « pratique ».
Mieux, il "faut" prier en langue[s] "souvent". Je peux comprendre que l’auteur
nous parle d’un bénéficiaire du don habituel de glossolalie. Tout de même, cette
formulation donne l’impression qu’en "s’exerçant", on fait mieux. Cela n’est-il
pas de nature à pousser des natures faibles et imaginatives, qui ne demandent
qu’à se persuader qu’elles sont glossolales, à se livrer sans retenue à de
frénétiques et piteuses improvisations, prétendument charismatiques, davantage
de nature à scandaliser qu’à édifier 24 ?
-----------------------------

« L’interprétation peut être donnée dans un langage, elle peut aussi être
donnée sous forme de vision. La vision est plus importante que la parole, car
elle a une force et une durée d’action plus grandes. » 25
Commentaire : Qu’est-ce donc que cette interprétation par vision ? Une fois de
plus, l’auteur ne nous indique ni ses sources, ni ses autorités. Dans le Nouveau
Testament, on ne trouve aucune allusion à ce nouveau charisme 26. Quant aux
exemples évoqués dans la même page, ils me donnent plutôt l’impression d’être
le fruit de l’imagination vive de personnes à la complexion psychologique
particulièrement impressionnable. L’interprétation de la vision du lac 27 est
ingénieuse, mais on peut en donner plusieurs autres, tout aussi vraisemblables,

23 Op. cit., p. 20.


24 Voir aussi l’Annexe 1, à la fin de la présente étude.

25 Op. cit., p. 24.

26 Ou plutôt si, il y en a une, mais elle fait justice de ce prétendu "charisme". Dans son

Épître aux Colossiens, en effet, Paul fustige celui "qui se complaît en d’humbles
pratiques […] et donne toute son attention aux choses qu’il a vues, bouffi qu’il est d’un
vain orgueil par sa pensée charnelle." (Col 2, 18). C’est à de telles attitudes que Jérémie
faisait déjà allusion lorsqu’il s’écriait, sous l’inspiration de l’Esprit : "C’est le mensonge
que ces prophètes prophétisent en mon nom ; je ne les ai pas envoyés, je ne leur ai rien
ordonné, je ne leur ai point parlé. Visions de mensonge, divinations creuses, rêveries de
leur cœur, voilà ce qu’ils prophétisent." (Jr 14, 14). Et encore : "J’ai entendu comment
parlent les prophètes qui prophétisent en mon nom le mensonge, en disant : « J’ai eu
un songe ! J’ai eu un songe ! ». Jusqu’à quand y aura-t-il au sein des prophètes, des gens
qui prophétisent le mensonge et annoncent l’imposture de leur cœur ? Avec les songes
qu’ils se racontent l’un à l’autre, ils s’ingénient à faire oublier mon Nom à mon
peuple […] Qu’ont de commun la paille et le froment, oracle du Seigneur ? […] Je vais
m’en prendre à ceux qui prophétisent des songes mensongers, […] qui les racontent et
égarent mon peuple par leurs mensonges et leurs vantardises. Moi, je ne les ai pas
envoyés, je ne leur ai pas donné d’ordres, ils ne sont d’aucune utilité à ce peuple […]".
27 Op. cit., p. 24.

14
car, si le monde des symboles est vaste, les clés pour leur interprétation sont
légion.
-----------------------------

« Un vrai prophète peut être trompé parfois par le mauvais esprit […] » 28.

Commentaire : Même si cette possibilité existe théoriquement, il me paraît


nuisible de l’ériger en généralité. L’Écriture et la pratique de l’Église nous
enseignent, au contraire, qu’un tel malheur est rare. Certes, il peut arriver que
le prophète parle avec présomption, c’est-à-dire qu’il prenne ses désirs pour des
réalités. L’Ancien Testament est rempli d’exemples de ce genre, et le prophète
qui parle, lui, réellement au nom de Dieu, est rarement celui qui annonce les
événements les plus probables et encore moins les plus rassurants. Mais, avec
tout cela, l’Écriture nous rassure : "Mais le Seigneur est fidèle. Il vous affermira
et vous gardera du Mauvais". (2 Th 3, 3). Et encore : "Dieu est fidèle ; il ne
permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces […]" (1 Co 10, 13). En
outre, la forme lapidaire de cette affirmation de l’auteur est de nature à jeter
les fidèles dans la crainte, et pire, dans la confusion. En effet, l’auteur a admis
qu’il y a une différence majeure entre le ministère prophétique et le charisme
de prophétie 29. Alors pourquoi employer, à propos de celui qui a eu un charisme
de prophétie – que le cas soit exceptionnel ou s’avère fréquent –, l’expression
amphibologique de « vrai prophète » ? Il eût mieux valu parler d’authentique
prophétie. Ces précisions me paraissent importantes en un temps où grande est
la confusion, en ces matières comme en bien d’autres. D’autant que les exemples
donnés par l’auteur sont de nature à désorienter complètement le fidèle. En
effet, les critères proposés pour « discerner » si la prophétie est « vraie » ou
« fausse », sont que « ça éteignait l’Esprit en vous » 30. Ou encore : « cette
prophétie ne rejoignait pas ce que j’avais dans le cœur et je n’avais pas la paix
en l’acceptant » 31. Sont-ce là des critères ? Après tout, si je n’ai pas la vertu
d’humilité et que quelqu’un m’affirme avec zèle : « abandonnez tel projet que
vous avez fait, car il est motivé par le désir de vous mettre en valeur », il y a de
fortes chances pour que naisse en moi un trouble de mauvais aloi, provenant de
la colère et de la déception. En sens contraire, la même affirmation faite à Ste
Thérèse d’Avila, par un confesseur présomptueux (le fait s’est réellement
produit !), a également déclenché, chez elle, un trouble intérieur, car l’ordre
provenait de Notre Seigneur et il s’est avéré que le confesseur, lui, avait l’esprit
du monde !
Comment donc procédera-t-il, le pauvre fidèle pas assez détaché de lui-même ni
expérimenté dans les voies de la vertu, pour discerner le vrai du faux dans les

28 Op. cit., p. 30.


29 Op. cit., p. 27.
30 Op. cit., p. 29, vers la fin.
31 Op. cit., milieu de la p. 30.

15
"prophéties" dont le malheur de notre temps veut qu’elles abondent dans la
bouche de tant de gens qui se prétendent inspirés ?
-----------------------------

« Ou bien (la prophétie) suscite un trouble (le trouble vient toujours du


mauvais esprit) […] » 32.

Commentaire : Autre affirmation sans nuance. Non, le trouble ne vient pas


toujours du mauvais esprit. L’exemple de Thérèse d’Avila cité ci-dessus en est
une preuve. Certes, il existe un trouble qui provient du Mauvais, surtout s’il
persiste, s’il incline à la récrimination intérieure, au jugement des autres, à la
rébellion, à la colère, à la rancœur, etc. C’est aux fruits qu’on juge l’arbre. Mais
il est des cas – la vie des Saints en surabonde – où d’authentiques personnes
spirituelles sont jetées dans le trouble intérieur par la faute de leurs frères, mal
avisés et présomptueux, qui se mêlent d’intervenir dans la délicate alchimie des
rapports mystérieux entre Dieu et l’âme, et se croient autorisés à porter le fer
dans ce qui leur paraît être une plaie, alors que ce n’est que la brûlure de l’amour
divin. Ils lient les âmes ou les désemparent. Donc, le trouble n’est pas toujours
le signe du Mauvais, ou plus exactement, une parole dite avec présomption et qui
se prétend parole de Dieu, est perçue par l’âme réellement servante du Seigneur,
avec résistance et malaise. Dans ce cas, l’auteur a raison, le trouble vient du
mauvais esprit, mais c‘est la parole réputée prophétique qui l’a engendrée, alors
que la réaction négative, elle, vient de Dieu. Le malheur est que, faute de savoir
discerner ces choses, l’âme, surtout si elle est humble, reste longtemps dans ce
trouble qu’on a semé en elle, précisément parce qu’elle n’a pas d’elle-même une
haute opinion et qu’elle croit devoir accepter la parole présomptueuse qu’on lui
a prodiguée, comme étant une parole de Dieu à elle transmise par celui qu’elle
croit être son interprète fiable.
À toutes fins utiles, je rappelle que tant Marie, à la salutation de Gabriel, que
Zacharie, à la vue de l’ange du Seigneur, furent troublés, au témoignage exprès
de l’Évangile (cf. Lc 1, 12.29). Jésus aussi a éprouvé ce sentiment et l’exprime
explicitement :
Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette
heure ! Mais c'est pour cela que je suis venu à cette heure. (Jn 12, 27).
En résumé, une vraie prophétie peut troubler, si on refuse de l’accepter ; une
fausse peut troubler, elle aussi, en faisant perdre la paix à celui qui vit dans
l’Esprit (cf. le témoignage de l’auteur lui-même 33) ; enfin, une fausse prophétie
peut emplir de joie celui qui ne demande qu’à se croire objet de révélation
divine, mais c’est là une fausse paix et, pour ma part, je lui préfère le trouble
qui vient de la résistance de l’Esprit au mensonge.
-----------------------------

32 Op. cit., p. 31.


33 Op. cit., p. 30.

16
« Celui qui vit ce charisme de cette façon-là (il s’agit du charisme de guérison)
est poussé, à un moment donné, alors qu’il n’a pas réfléchi, à imposer les
mains à quelqu’un. Il sent à l’intérieur cette motion physique qui l’habite et
qui résiste à ses hésitations et à ses doutes. Elle s’impose avec une vraie
objectivité. Cette motion doit être nettement différente, dans son origine,
d’une émotion suscitée par la souffrance d’un malade et d’une conviction de
nature psychologique que l’on peut se donner à soi-même. Il faut que ce soit
une vraie motion de l’Esprit ; c’est l’Esprit et ce n’est pas l’Esprit. Mais il y a
toujours cet acte de foi à faire, un doute à surmonter, par la foi » 34.

Commentaire : Autant l’ensemble de cette mise au point me paraît correcte et


de bonne doctrine, autant je suis décontenancé par l’affirmation : « C’est l’Esprit
et ce n’est pas l’Esprit ». Que veut dire ce langage ? Doit-on en inférer que ce ne
sera l’Esprit qu’au moment où le charismatique adhérera dans un acte de foi
totale et pure, à cette motion ? S’il en est ainsi, comment peut-on dire de la
motion – qui a été rendue inutile par le doute intérieur de celui qui l’a perdue –
qu’elle n’était pas de l’Esprit ? Bref, je ne comprends pas ce langage. Quant à la
réalité des charismes de guérison, il va de soi que je n’en doute pas un seul
instant ; dommage seulement que l’expression hésitante et embarrassée des
dispositions intérieures nécessaires à l’acceptation de ce charisme, soit de nature
à favoriser les lubies de gens faibles et assoiffés de signes et qui ne demandent
qu’à s‘autosuggestionner.
Le « c’est l’Esprit et ce n’est pas l’Esprit » les encouragera à se dire : Allons,
c’est l’Esprit ; et ils croiront de toutes leurs forces que c’est le cas. On me dira
qu’alors, il ne se produira rien et que toute la confusion sera pour eux. Je ne
crois pas qu’il faille ainsi se consoler de ces écueils. La confusion sera aussi pour
l’assemblée ou pour les témoins, et que dire du désespoir du malade, déçu de
n’avoir pas été guéri, et du scandale de ceux qui attendaient sincèrement un
signe de Dieu, et qui ont été abusés ?
-----------------------------

« "L’Esprit vous gardera dans la vérité tout entière" » 35.

Commentaire : Cette citation de Jean, 16, 13, n’est pas exacte ; il faut lire (v.
12-13) : "J’ai encore beaucoup de choses à vous dire mais vous ne pouvez les
porter à présent. Mais quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous fera entrer
dans la vérité tout entière." La différence est dans les mots : "garder", contre
"faire entrer". Elle peut sembler minime et sans portée, en fait, elle est capitale.
Si l’Esprit a pour rôle de nous garder dans la vérité tout entière, c’est que celle-
ci est déjà entièrement saisie et comprise. Or, c’est précisément le contraire que
Jésus affirme. Il ne peut dévoiler tous les aspects de la vérité qu’il est venu
révéler aux hommes. Certes, il a tout révélé en Lui-même, mais tout est loin
d’être compris et mis en pratique. Les conséquences, surtout les implications,

34 Op. cit., p. 35 ss.


35 Op. cit., p. 41.

17
qui découleront, en son temps, de ce mystère initial révélé, ne sont pas encore
toutes comprises. C’est pourquoi l’Esprit est envoyé pour amener toutes choses
à leur plénitude.
On remarquera que cette citation n’est pas la seule qui soit inexactement
rapportée dans ce livre. En effet, dans un autre passage du livre on lit cette
citation, donnée pour être de Luc 22, 26 : "Le plus grand parmi vous, c’est celui
qui est le plus soumis" 36. Or, il faut lire : "Que le plus grand parmi vous se
comporte comme le plus jeune, et celui qui gouverne, comme celui qui sert". Le
service (diaconia) n’a rien à voir avec la soumission.
-----------------------------

« Le pasteur est celui qui représente le Seigneur dans la communauté. C’est


une personne, ce n’est pas une fonction : on ne peut pas remplir ce ministère
à tour de rôle. Le ministère de pasteur est rempli par une personne qui est
retirée du troupeau, assumée par le Seigneur, pour être sa présence vivante
dans la communauté. C’est autour de lui que la communauté va se
rassembler : il ne peut pas y avoir de troupeau sans pasteur ! Il est
indispensable à la communauté. Une communauté n’est pas constituée et ne
saurait fonctionner dans sa vérité spirituelle, s’il n’y a pas un pasteur reconnu,
accepté et exerçant son ministère » 37.

Commentaire : Tout cela est bel et bon et nul chrétien ne songerait à y redire,
d’autant qu’on nous cite l’organisation hiérarchique de l’Église en modèle, et
même le pouvoir de lier et de délier remis aux Apôtres par Jésus (Mt 16, 19).
Mais, quand on comprend mieux où l’auteur veut en venir, à savoir : aux
communautés charismatiques, on ressent à nouveau un malaise. Tout ce qu’il a
dit précédemment concerne l’Église de la terre. Y aurait-il donc d’autres pasteurs
que ceux que l’Église visible ordonne à cette mission ? Il semble que oui, pour
l’auteur, comme nous le verrons à l’examen du passage suivant. Quant à
l’affirmation selon laquelle « on ne peut remplir ce ministère à tour de rôle »,
elle est tout bonnement exorbitante. Le principe de la rotation des ministères
existe, même dans les ordres les plus rudes. C’est une mesure de précaution
contre l’érosion de l’autorité, ou son évolution vers la dictature. Pourquoi cette
exigence surérogatoire ?

-----------------------------

« Il en va de même dans chaque communauté chrétienne. Elle ne reste


communauté rassemblée par le Christ, conduite par Lui, que dans la mesure
où ce ministère de Pasteur est reconnu en quelqu’un et accepté par
l’assemblée de la communauté. Tout refus de ce ministère manifeste la
présence du prince de ce monde et son influence dans nos cœurs ; sur ce

36 Op. cit., p. 119.


37 Op. cit., p. 49-50.

18
point, certaines communautés devraient être réellement éclairées, et parfois
exorcisées. » 38

Commentaire : Ce texte soulève beaucoup de problèmes. Comment "reconnaît"-


on ce "ministère de pasteur" en "quelqu’un » ? Là non plus, pas de critère sûr.
Que signifie « l’acceptation » par « l’ensemble de la communauté » ? À partir de
quel nombre y-a-t-il "ensemble" ? De même, on est effrayé par l’imprécation
solennelle (qui provient de Dieu sait quelle autorité ?) : « Tout refus de ce
ministère manifeste la présence du prince de ce monde ». Pire encore, s’il arrive
que, dans certaines communautés, l’autorité du pasteur soit mal supportée, on
envisage… l’exorcisme ! Même au temps où l’Église était toute puissante et
triomphaliste, on n’en est pas venu là à l’égard de paroissiens insatisfaits de leur
curé. Au fait, parlons-en de ces vrais pasteurs-là. Quel rôle jouent-ils encore
aujourd’hui ? Quelle place a la communauté paroissiale ? Je sais, on dit que
l’Esprit n’y souffle pas ; mais, tout de même, les Saints Mystères s’y célèbrent.
Le curé et ses vicaires ne sont pas des pasteurs charismatiques, mais ils ont le
ministère sacerdotal. Si ce sont de piètres pasteurs, n’est-ce pas parce qu’ils ont
de piètres paroissiens, ou, surtout, parce qu’on a vidé leur ministère de tout
contenu ? Sans parler de la solitude effrayante de leur vie, le plus souvent. On
leur reproche de manquer de ferveur, de sainteté, et l’on oublie que ce sont des
hommes. Des hommes de Dieu, certes, mais des hommes tout court aussi. On est
passé, sans transition, d’un cléricalisme omniprésent à un a-cléricalisme plus
redoutable encore que l’anticléricalisme libéral. Si l’on veut que les prêtres
redeviennent sérieux, il faut les prendre au sérieux. Si l’on veut qu’ils soient plus
saints, il faut leur demander Dieu plus souvent, avec plus d’instance, mais aussi
avec humilité. Revenons à eux, ils reviendront à nous et à Dieu. François d’Assise
voyait, tout autant que les vaudois, les vices et la richesse éhontée du clergé de
son temps, mais, à l’inverse de ces zélateurs amers – qui finiront d’ailleurs dans
l’hérésie –, il a aimé et vénéré les prêtres, et c’est ainsi qu’il en ramenait
beaucoup à Dieu et à un saint ministère.
Tout ce passage sur les "pasteurs" au sens "charismatique" du terme, m’inquiète.
Surtout, la mise en demeure à l’égard de ceux qui renâcleraient, face au pasteur
désigné 39. Et pourtant, si avaient raison ceux qui renâclent ? Et si trente amis du
monde (c’est-à-dire ayant l’esprit du prince de ce monde) ont élu qui leur
ressemble, et que deux ou trois (voire une seule) des brebis sentent leur peau se
hérisser à l’approche de ce loup ravisseur introduit dans la bergerie, ont-elles
obligatoirement tort ? Peut-être ont-elles, celles-là, le discernement qu’on prône
tant dans cet ouvrage ? Et qui doit-on exorciser ? Un petit reste perdu qui
claudique et souffre à cause d’un pasteur indigne ou incapable, ou bien ce
pasteur lui-même et ceux qui l’ont promu ?

-----------------------------

38 Op. cit., p. 50, vers la fin.


39 Voir Annexe 2, ci-après.

19
Tout ce qui est écrit sur les "ministères" 40.

Commentaire : Plutôt que de citer un texte précis, j’épinglerai çà et là quelques


phrases, car la matière est abondante. Et, tout d’abord, je me pose une question
de principe capitale, théologique en fait. Je croyais que les "charismatiques" se
limitaient à l’exercice des charismes. Or, voici que soudain, j’apprends qu’ils ont
aussi des ministères. Et quels ministères ? Précisément, ceux dont la Tradition a
remis à l’Église le soin de les confier à des personnes distinctes. Pour ce faire,
l’Église a repris la très ancienne institution juive de l’imposition des mains, ou
ordination. Les ministères ne sont pas des fonctions que l’on s’arroge. Aucune
communauté, fût-elle charismatique, n’en a le monopole, pas même le dépôt.
Seuls les Apôtres et leurs successeurs, les évêques, ont reçu cette mission de les
transmettre et d’y ordonner ceux que l’Église juge dignes et aptes à remplir ces
ministères. Selon moi donc, et jusqu’à plus ample informé, et à moins d’une prise
de position explicite de l’Église, les choses doivent rester en l’état, et je
considère tout ce chapitre sur les ministères dans les communautés
charismatiques, comme un transfert indu. À moins que l’auteur ait voulu prendre
cette institution ecclésiale comme modèle et que l’application qu’il en fait à ses
communautés ne soit qu’analogique. Il ne semble pas, toutefois, que ce soit le
cas. En effet, quatre des fonctions qu’il décrit, à savoir : apôtre, pasteur
évangéliste, docteur, font, à proprement parler, partie des ministères dont
l’Église confère la charge à ceux qu’elle institue (ordonne) pour les exercer. Je
ne comprends pas ce que la « prophétie » vient faire dans les ministères
ecclésiaux, sinon par hyperbole, ou en supposant que Dieu va remettre en vigueur
la "fonction" prophétique", comme aux temps bibliques.
Peut-être l’auteur croit-il être dans la ligne de cette déclaration de l’assemblée
plénière des évêques, à Lourdes, où fut étudié le dossier "Tous responsables dans
l’Église" :
« Mystère, sacrement et ministère sont, non seulement liés, mais intérieurs
l’un à l’autre. Toute l’Écriture nous dit que, lorsque Dieu intervient dans le
monde, il suscite un peuple et des hommes serviteurs de son dessein. Jésus,
en qui s’accomplit en plénitude le mystère de Dieu, est le serviteur et il
s’associe des hommes pour être ses disciples et ses envoyés. L’Esprit, quand
il est donné et reçu, transforme les hommes en serviteurs. Le mystère de
l’Église, dès qu’il est accueilli par des hommes, devient ‘ministère’ de la part
de ces hommes. Il est confié à la responsabilité de tous ceux qui le reçoivent
et le vivent, solidairement, les uns avec les autres et selon la grâce reçue par
chacun » 41.
Mais telle n’est pas, du moins à l’heure actuelle, la pratique de l’Église. Dans le
même ouvrage, on peut d’ailleurs lire :
« […] dans la trilogie traditionnelle des tâches qui reviennent au ministère
pastoral (parole, sacrement, responsabilité de guider l’ecclesia), la part

40 Op. cit., p. 47-63.


41 Je cite ici l’extrait rapporté par Initiation à la Pratique de la Théologie T. III

(Dogmatique II), fin p. 225.

20
sacerdotale est […] la moins originale. On a énuméré les circonstances
exceptionnelles où des chrétiens non ordonnés peuvent être ministres de
certains sacrements et exercer ainsi ministériellement le sacerdoce du Christ
(baptême, mariage, onction des malades), mais on ne voit pas comment ils
pourraient jouer le rôle des ministres ordonnés vis-à-vis de la parole, puisque
ce rôle inclut, par exemple, la capacité d’exprimer conciliairement la foi de
l’Église ; on voit encore moins à quel titre des chrétiens non-ordonnés
pourraient présider l’Église et être son lien, au sens théologique que l’on a
précisé » 42.
Et encore :
« Au-delà des problèmes d’actualité, il convient de distinguer les
responsabilités qui reviennent à la fraternité chrétienne dans le baptême, au
service chrétien, aux ministères reconnus et institués par rapport aux
ministères ordonnés » 43.
Et à nouveau :
« On appellera cette participation, non pas ministère, mais service chrétien,
parce qu’aucune désignation ou reconnaissance n’est nécessaire pour
témoigner de la foi dans le monde, pour être au service les uns des autres
dans l’Église, ou pour un grand nombre de tâches qui contribuent à l’annonce
de l’Évangile et à la construction du corps du Christ » 44.
L’ouvrage parle encore des « ministères institués » tels que ceux de « lecteur […]
et d’acolytes, que les évêques peuvent confier à des laïcs par une institution
liturgique prévue dans le rituel » 45.
Il évoque enfin une formule plus souple : « les ministères confiés », tels que,
catéchèse, enseignement chrétien et religieux, etc.
« Dans chaque cas, il s’agit d’une reconnaissance officielle ou d’une
désignation donnant autorité à la personne pour s’acquitter d’un ministère au
service et au nom de l’Église, de façon relativement stable, dans un cadre
délimité […]. Dans la forme canonique : il peut s’agir d’une reconnaissance de
fait, d’une désignation officielle par l’évêque ou le vicaire général, avec
publication dans le journal officiel du diocèse […] » 46.
Tous les passages cités sont les fruits concrets du Concile Vatican II. On voit donc
que l’Église, en se mettant à jour, n’a pas manqué de porter remède à une
conception trop "verticale", hiérarchique, de l’exercice des ministères. Mais il
n’en reste pas moins que c’est elle, et elle seule, qui confère les ministères.
Pourquoi donc invoquer son exemple et sa structure apostolique pour créer, de
façon autonome, des mini-Églises, appelées communautés, où s’exerceraient de
prétendus "ministères ecclésiaux" ?

42 Ibid., p. 224.
43 Ibid., p. 226.
44 Ibid., p. 227.
45 Ibid., p. 228.
46 Ibid., p. 229.

21
J’insiste : s’il s’agit d’une métaphore ou d’une analogie, il importe de le préciser
clairement, sinon les fidèles croiront, de bonne foi, que l’Église admet la
génération spontanée (même sous l’impulsion de l’Esprit) des ministères
traditionnels dans les communautés, sans la réception d’une ordination, ou sans
désignation par l’évêque ou ses délégués 47.

47 Voir Annexe 3, ci-après.

22
CONCLUSION

En conclusion, après avoir lu, ligne par ligne - et, je l’espère, sans préjugé –, cet
ouvrage sur les charismes et les ministères, et malgré un certain nombre de
choses positives qui y figurent, je n’arrive pas à me départir d’une grande
perplexité. Bien entendu, je comprends qu’il ne s’agit pas là d’une somme
normative, mais plutôt de réflexions, d’orientations. Certes, le mouvement
charismatique est encore jeune, et les hésitations, voire les erreurs sont
inévitables. Mais, au-delà de tout ce que l’on peut bien admettre de la faillibilité
des hommes, et même, justement, à cause de cela, je me fusse attendu à plus
de modération, à moins d’affirmations tranchées, moins de définitions
incontrôlées.
En outre, j’ai été frappé par l’accent fréquent, voire lancinant, mis sur la
nécessité d’une soumission totale au pasteur, dans la communauté. J’ose le dire,
les mises en garde, les anathèmes lancés contre ceux qui refusent de se
soumettre à une telle autorité, me jetteraient plutôt dans les rangs de ces
révoltés. Peut-être ai-je, moi aussi, l’esprit du monde, mais, je le dis en toute
liberté d’esprit, cette exigence m’apparaît excessive dans un tel contexte. On a
l’impression que, dans ces communautés, on a peur de la critique objective, voire
de l’objection tout court, même la plus sincère et basée sur les meilleurs
sentiments. Il me semble qu’on exige de l’adepte une foi aveugle et une
soumission servile plus grandes encore que dans certains ordres religieux ou
instituts les plus austères. Pourquoi ? Craint-on la liberté d’esprit ? De quel droit ?
Les ordres religieux et les instituts séculiers ne suffisent-ils pas comme chemin
de perfection ? On s’étonne d’autant plus d’une telle emprise qu’elle est conférée
à des "inconnus nés d’hier", comme dit l’Écriture. Après tout, lorsqu’on entre
dans un Ordre religieux vénérable, on se soumet, en toute quiétude, à une Règle
qui a fait ses preuves, qui a forgé des saints. En outre, on choisit l’Institut en
fonction des affinités que son esprit et son idéal présentent avec ce à quoi on
aspire soi-même. Enfin, ces Ordres ont la bénédiction et la recommandation de
l’Église, ainsi que le charisme de leurs saints fondateurs et religieux. Est-ce le
cas des communautés charismatiques ? Qui m’est garant du discernement
spirituel du "pasteur" (ou "berger") de telle communauté, de son aptitude
objective à diriger un groupe de gens d’origines, de culture, de mentalité et de
niveau spirituel divers ? Enfin, l’empire immense conféré à ces responsables
excède ce que la saine doctrine religieuse enseigne. Même dans les Ordres les
plus rudes, où la sainte obéissance est érigée en vertu fondamentale, le religieux
a toujours la ressource de s’adresser au Provincial ou au Visiteur, voire, dans les
cas-limite, de changer de couvent. Si l’on en croit l’écrit passé en revue ici : dans
les communautés charismatiques, la simple remise en question de l’autorité du
"pasteur" est le signe indubitable du prince de ce monde. Le Pape lui-même est
plus contesté, et il n’anathématise pas.
En bref, ou bien j’ai mal, très mal compris le propos de l’auteur, et - si c’est le
cas – je le prie de m’en excuser, ou bien c’est ainsi que les choses ressortent de

23
la lecture de son livret, et même, si telle n’est pas - en fait - la réalité, c’est là
un grand dommage.
Pour finir, je me permets d’émettre une suggestion. S’agissant d’un mouvement
qui attache – à l’en croire – tant de prix à l’obéissance, à la soumission totale au
pasteur de la communauté, à l’esprit d’enfance spirituelle, à l’amour de l’Église,
etc., ne serait-il pas opportun de lui recommander de ne rien imprimer sur le
sujet (même à titre officiellement "privé") sans soumettre auparavant le
manuscrit, tout d’abord à d’autres responsables de communautés, et enfin – et
surtout – à une autorité ecclésiastique, choisie, bien entendu, parmi les évêques
favorables a priori, au mouvement du "Renouveau" ? Un tel geste de filiale
soumission irait droit au cœur des pasteurs de l’Église, éviterait peut-être des
erreurs doctrinales, et, de toute façon, édifierait et rassurerait les fidèles, outre
qu’il ne nuirait en rien à l’expansion du mouvement. Et quand bien même les
publications seraient émondées, ce serait pour la plus grande gloire de Dieu, et
leur fruit n’en serait que plus abondant.

Conscient d’avoir osé prendre la plume pour demander des explications à des
gens meilleurs que moi, je sollicite par avance leur compréhension et leur
miséricorde, et j’espère d’eux une réponse ou une mise au point fraternelles,
aussi franches et éprises de vérité, et ennemies de tout esprit de contestation,
que s’est efforcée de l’être ma remise en question.

24
EXCURSUS
PENTECÔTISME ET RENOUVEAU - RÉALITES ET ILLUSIONS

De l’avis même du Colloque de Malines, le Renouveau est la branche cousine du


Pentecôtisme américain :
« En 1967, aux États-Unis, un groupe de professeurs et d’étudiants firent
l’expérience d’un renouveau spirituel étonnant. Celui-ci s’accompagnait de
certains "charismes" évoqués par Saint Paul dans sa première Épître aux
Corinthiens. Cette expérience marqua les débuts de ce qui est actuellement
le "Renouveau charismatique catholique » 48.
Le même Colloque présente, comme le fruit du Renouveau :
« la redécouverte d’une relation personnelle à Jésus, Seigneur et Sauveur, et
à son Esprit. La puissance de l’Esprit opère une conversion profonde et
transforme la vie de beaucoup ; elle se manifeste en volonté de service et de
témoignage. Malgré son caractère profondément personnel, cette nouvelle
relation à Jésus, loin d’être une affaire privée et intimiste, oriente vers la
communauté, provoque une compréhension du mystère de l’Église et favorise
une adhésion loyale à sa structure sacramentelle et à son magistère. À l’instar
du renouveau biblique et liturgique, le renouveau charismatique suscite cet
amour de l’Église qui s’attache à renouveler son élan, en puisant à la source
de sa vie : la gloire du Père, la seigneurie du Fils et la puissance du Saint-
Esprit. » 49
Enfin, théologiquement parlant, ce Colloque affirme que :
« Le mouvement charismatique est fondé sur le renouvellement de ce qui nous
constitue d’Église : à savoir, les "sacrements de l’initiation chrétienne" :
baptême, confirmation, eucharistie. L’Esprit-Saint, reçu dans l’initiation, est
constamment accueilli de façon plus profonde, tant au plan personnel que
communautaire ; dès lors, une "métanoia" continuelle s’opère tout au long de
la vie chrétienne » 50.

Tout ce qu’on vient de lire est édifiant. N’oublions pas, toutefois, qu’à l’instar
des déclarations conciliaires, il s’agit de la proclamation d’un programme et du
rappel d’un idéal sans cesse à atteindre. Aussi bien, les membres du "Renouveau"
eux-mêmes n’oseraient pas - je pense – prétendre qu’ils ont atteint les sommets
évoqués ci-dessus, qui constituent la perfection de la vie chrétienne.
C’est la première remarque qu’appellent ces textes. La seconde remarque est en
forme de question existentielle que l’on pourrait formuler à peu près comme
suit : Dans les faits, qu’en est-il de ce bel idéal ? Autrement dit, les membres du
Renouveau se conduisent-ils dans la vie de tous les jours, au travail, dans leur

48 Le Renouveau Charismatique, Op. cit., p. 2.


49 Ibid., fin p. 2.
50 Ibid., fin p. 3.

25
foyer, dans les paroisses et divers groupes chrétiens ou non chrétiens, de manière
différente des autres Chrétiens. Les deux cas évoqués, dans notre introduction
sont-ils marginaux ?
Mais il est une troisième interpellation que j’aimerais adresser, fraternellement,
aux responsables du "Renouveau", et elle est de loin la plus importante et la plus
grave : en vertu de quelle autorité déclarez-vous, ou laissez-vous déclarer, de
manière péremptoire, qu’en 1967, l’effusion générale de l’Esprit-Saint, prédite
par Joël, s’est réalisée (ou a commencé de se réaliser) ; tandis que vous
interprétez, avec assurance, un événement militaire et politique – certes
significatif et émouvant - à savoir : la réunification de Jérusalem, par Israël –
comme accomplissant la prophétie de Jésus, en Lc 21, 23 ss. ?
Je me base, en effet, sur les deux textes suivants, émanant, l’un d’un auteur
aussi zélé que E. R. de Pouzet 51, l’autre étant extrait d’une conférence
enregistrée du R. P. Regimbal 52, de l’ordre des Trinitaires, qui, lui aussi, est un
fervent du "Renouveau", lequel le prise lui-même beaucoup.
Les voici in extenso :
« […] Le Pape Jean XXIII implora une nouvelle Pentecôte. Sa prière fut récitée
pendant des années par des millions de catholiques : "Seigneur, renouvelez en
nos jours, les merveilles de la Pentecôte". Cette faveur insigne fut obtenue du
ciel. Chez certains frères protestants, l’effusion avait commencé sur une
petite échelle depuis plus un demi-siècle. Chez les catholiques, elle a
commencé à déferler en l’an de grâce 1967, année charnière pour le Peuple
de Dieu. Le Temps des Nations, celui des Gentils comme l’enseignait Jésus, a
pris fin, en effet, le 6 juin 1967, lorsque, durant la guerre des Six Jours, les
commandos israéliens s’emparèrent de l’esplanade du Temple et de la vieille
cité de Jérusalem. Alors se réalisa l’oracle du Christ : "Jérusalem sera foulée
aux pieds par les païens (non juifs) jusqu’à ce que soit révolu le temps des
nations" (Lc 21, 24) 53.
La coïncidence de ce double événement : reprise par les juifs de l’esplanade
du Temple tombé aux mains des Gentils en 587 avant l’ère chrétienne, lors de
la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, roi de Babylone, et effusion de la
seconde Pentecôte n’est pas une circonstance fortuite. La promesse des

51 Eric Renhas de Pouzet, Imminence de la Parousie, édit. Jules Hovine, 33, rue Longue
- 7713 Marquain (Belgique), 400 avenue Jean-Jaurès - 59790 Ronchin (France), 1974-
1975, t. 2, p. 87-89 ; les italiques sont de moi.
52 La cassette porte l’indication Siloe 622 et s’intitule La fin des Temps – la fin du Monde ;

cf. l’ouvrage du même auteur : R.P. Régimbal (de l’ordre des Trinitaires) : Signes et
témoins du Royaume. Éditeur non précisé.
53 Depuis, j’ai fermement pris position, à titre personnel, contre cette interprétation.

Voir Menahem Macina, La fin du temps des nations a-t-elle eu lieu en juin 1967 ?. J’ai
mis en italiques le participe passé « révolu », qui ne correspond pas au sens du verbe
plèroô, employé par Luc à la forme passive (plèrôthôsin), qui signifie ‘être parvenu à
son terme’, ‘être accompli’. J’ai épinglé, par des italiques, l’expression « seconde
Pentecôte », car c’est une métaphore pieuse et non un événement réel appartenant à
la dispensation du salut. Le fait que des papes l’ont reprise à leur compte, n’en fait pas
une réalité théologique.

26
richesses surabondantes du Paraclet, faite par le prophète Joël pour les
derniers temps s’harmonise avec le Plan du Très-Haut. La première Pentecôte
concernait la fin des Temps d’Israël, lorsque l’Église naissante aux prises avec
une tâche surhumaine, offrait la Parole de Jésus à tous les peuples de la terre
jusqu’au terme des Temps Messianiques.
La seconde Pentecôte vise à aider l’Église des derniers temps, celle de la
grande apostasie. Aujourd’hui, elle engage la lutte contre les forces du Prince
des Ténèbres et bientôt de son lieutenant sur terre, l’antichrist […] Le Dieu
de lumière la répand en abondance sur le monde. Chacun doit l’accueillir pour
être dans le Christ, mais il doit aussi vivre cette lumière dans la sainteté et
l’amour. Alors, de par Dieu, il devient lumière dans le Seigneur et l’esprit du
Christ se sert de lui. Désormais, il fait partie des commandos de choc [!] du
Royaume de Dieu. Tandis que se désagrègent de nombreux membres de
l’Église, ces commandos de choc se multiplient. Leurs membres seront les
témoins du Christ dans la force de l’Esprit. Ils vaincront… Alors que tout
paraîtra perdu pour les tenants du Dieu vivant, ils seront l’avant-garde
victorieuse du Christ en majesté.
Il est désormais facile de saisir pourquoi le Très-Haut entend communiquer
avec les siens, non seulement par l’économie coutumière de la grâce, mais
aussi par ses prophètes et messagers. À ceux-là, chargés de mission pour leurs
frères humains, il va communiquer ses lumières spéciales pour mettre en
lumière la réalisation des signes des temps et préparer la Parousie. »
« Mais Jésus avait aussi annoncé que la ville de Jérusalem serait détruite et
que, du Temple il ne resterait plus pierre sur pierre. Et c’est dans ce contexte
que Jésus annonce un fait qui a longtemps échappé à la pensée de l’homme
jusqu’à ce que les faits historiques le vérifient. Allons voir dans St Luc, chap.
21, à partir du verset 23 : "Il y aura, en effet, grande détresse dans le pays et
colère contre ce peuple (il s’agit du peuple d’Israël). Ils seront passés au fil
de l’épée, emmenés captifs dans toutes les nations et Jérusalem demeurera
foulée aux pieds par les païens jusqu’à ce que soient révolus les temps des
païens." Ce texte était incompréhensible, en fait, tant [lire : avant] que les
événements de juin 1967 ne viennent les remettre à [lire : devant] nos yeux.
Nous n’avions pas compris parce que les événements ne s’étaient pas encore
déroulés. Mais à la lumière de la guerre des Six Jours, nous voyons clairement
que la Terre Sainte et notamment Jérusalem, ont toujours été foulées aux
pieds par les païens. Depuis Sennachérib, en 701 avant J. C., jusqu’au 6 juin
1967, jamais les juifs n’avaient été rois et maîtres dans leur pays d’Israël et
jamais Jérusalem n’avait été complètement sous la domination des autorités
israélites.
C’est pourquoi ce temps des nations est une réponse, une étape, extrêmement
importante dans l’histoire de la Parousie parce qu’elle ouvre immédiatement
ce que la Sainte Écriture appelle les temps qui sont les derniers […] De Jésus
au temps des nations, c’est la cinquième phase et, du temps des nations
jusqu’à la Parousie, la sixième et dernière phase de miséricorde. Cependant,
après le retour de Jésus sur la terre des hommes, il régnera à Jérusalem et
cette phase se terminera, la fin du septième jour, la fin de la septième
période, par l’eschatologie ; la destruction finale. »

27
Je reviens, à présent, plus en détail, sur les deux points principaux de ces textes :
a) la "Nouvelle Pentecôte" ; b) la "Fin du Temps des Nations".

a) La "Nouvelle Pentecôte" :
Les dirigeants du mouvement du "Renouveau" proclament que beaucoup de leurs
membres ont reçu le "baptême dans l’Esprit-Saint". Le Cardinal Suenens
[aujourd’hui défunt] qui, comme on le sait, fut un chaleureux partisan du
"Renouveau", exprimait jadis devant un journaliste, son agacement face à cette
prétention, en ces termes :
« L’Église catholique n’accepte pas ce "superbaptême" : pour elle, le baptême
sacramentel initial implique, dès le départ, toute la richesse de sanctification
inhérente au mystère de notre régénération en Jésus-Christ. Il n’y a donc pas
place pour ce signe qui serait réservé à des super-Chrétiens » 54.
Inutile de préciser que nombreux sont les pasteurs et les chrétiens qui partagent
cette opinion. Je l’ai émise moi-même, en présence de membres ou de
sympathisants du "Renouveau", provoquant, une fois de plus, leur scandale. Si,
ce baptême existe, disent-ils, à la manière d’André Frossard 55, la preuve : je l’ai
reçu. Le fait est là. Je ne suis pas le seul à m’être vu assener cette vérité
élémentaire, avec la conviction fervente que confère à celui qui croit en avoir
bénéficié, le souffle de l’Esprit lui-même. Interrogés sur les modalités de ce
"baptême", ou "effusion" d’Esprit, les intéressés s’avèrent pudiques ou
embarrassés. Poussés dans leurs derniers retranchements, ils se lancent dans des
explications compliquées et floues, se contredisent, et, le plus souvent, se
fâchent ou arborent des mines de persécutés.
Le son de cloche le plus fréquent est : le témoignage des "autres". À les entendre,
des centaines, voire des milliers d’"autres", comme eux, ont reçu ce "baptême".
Et ce sont des : « Ah ! Si vous aviez été là, vous ne parleriez pas ainsi ! » On vous
relate alors, de petits miracles, tel celui que narre un organe du "Renouveau" 56 :
« Depuis mon arrivée, j’étais plein de joie. Mais, le lundi matin, j’ai eu un
malaise en faisant la queue au self. En effet, je souffre terriblement depuis
que, dans un accident de voiture, mon pied gauche, resté coincé dans les
tôles, a été complètement déformé et l’ensemble des orteils totalement
déboîté. J’avais pris l’habitude de marcher sur le talon et je me fatiguais très
facilement. Le mardi, pendant la messe, au moment de l’Élévation, j’ai senti
des fourmillements dans mon pied malade. J’ai eu alors la conviction que le
Seigneur allait me guérir. Je l’ai loué et remercié. À l’instant, un courant
chaud a traversé mon pied et j’ai pu remuer les orteils. Depuis, je marche

54 Extrait d’une interview du journal La Libre Belgique, 30 avril 1984, p. 6, intitulée « Le


Cardinal Suenens s’explique sur le "parler en langues" ».
55 Cf. André Frossard, Dieu existe, je l’ai rencontré. Fayard, Paris, 1976.

56 Cahiers du Renouveau, n° 34, p. 22, dans sa rubrique "Témoignages", titre : « Remis

sur pied ».

28
normalement, et mon pied, d’ordinaire bleu, a repris sa teinte naturelle.
Merci, Seigneur. »
Et puis il y a les "témoignages". En cette matière, le "Renouveau" n’innove pas.
Bien des mouvements pieux, tels les "Focolari", ou "Foyers de l’unité" (mouvement
d’origine italienne, particulièrement fervent et communicatif), pratiquent
abondamment ce mode d’expression. Les premiers prédicateurs évangéliques
l’avaient fait, bien avant eux. Dans le "Renouveau", comme ailleurs, la qualité de
ces "témoignages" est inégale. Parfois émouvants, parfois pitoyables, il ne faut
pas y chercher une nourriture spirituelle relevée, encore moins une doctrine.
Leur caractéristique la plus agaçante est le "simplisme". À les entendre, tout est
merveilleux, il n’y a qu’à, etc. En voici un exemple, qui est loin d’être parmi les
pires du genre :
« Je m’appelle André, je suis cuisinier. Après l’école hôtelière, à 17 ans, j’ai
trouvé un emploi tout de suite. L’hôtellerie, pour ceux qui connaissent ce
métier, c’est un peu spécial : on travaille 12 heures d’affilée et après, on aime
bien "faire la bringue". Pour moi, je sortais avec des filles et je buvais ; j’étais
tombé très bas. J’avais complètement renié le Seigneur. Mes parents
m’imposaient d’aller à la Messe et je ne voulais pas ; je faisais exprès de faire
des bêtises. Un soir, en rentrant en voiture avec des copains, nous avions pas
mal bu, et nous avons eu un accident. Nous sommes restés bloqués 1 heure
dans la voiture, sans secours. L’essence coulait partout et la batterie était
restée allumée. On aurait pu être brûlés vifs […] Le Seigneur devait être là.
Après, forcé de m’arrêter, je me suis trouvé en présence d’un grand vide. Je
ne savais plus où j’en étais, je ne comprenais plus la vie que je menais. Un
soir, un garçon du groupe de prière de Parthenay, travaillant dans le même
hôtel que moi, m’a emmené au cinéma. À la fin, on a été prendre un verre et
là, il a commencé à me parler du Renouveau de Paray [-le-Monial]. J’ai été un
peu touché, et chaque fois qu’il me parlait de tout cela, sans savoir pourquoi,
je me sentais bien dans ma peau. Et puis, un soir, il m’a emmené à une
assemblée de prière ; d’abord, je les ai tous trouvés complètement fous. À un
moment deux personnes ont ouvert leur Bible et sont tombées sur le même
texte. Cela m’a secoué. Tout d’un coup, je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai
eu envie de chanter et je l’ai fait comme si cela faisait 20 ans que j’étais dans
le Renouveau. À la fin, j’ai été acheter une Bible, et plein de choses ont
changé dans ma vie. Au début, mes amis du village ne me reconnaissaient
plus. Depuis un an, je ne bois plus ; la bringue, c’est terminé ! J’ai rencontré
le Seigneur et je suis heureux. Je voudrais tant que tous les jeunes vivent
cela » 57.
Tout cela, je le précise, est réputé être le fruit du "baptême dans l’Esprit", ou de
la "prière en langues". Mais l’impulsion de cet Esprit ne s’arrête pas là, elle suscite
des "prophètes", ou même des "voyants". Témoin la description d’un éminent
ecclésiastique, plutôt favorable au "Renouveau", qui lui a consacré un article, au
demeurant fort équilibré, le Révérend Père Dominico Grosso, professeur de

57 Cahiers du Renouveau, n° 34, p. 22, dans sa rubrique "Témoignages", titre : « La


bringue, c’est terminé ».

29
théologie pastorale dans les Universités Grégorienne et du Latran, à Rome. Ce
spécialiste écrit, entre autres choses :
« Le nombre et la distribution géographique ne sont pas les seules
caractéristiques du fait charismatique tel qu’il se présente dans l’expérience
ecclésiale italienne. En général, dans le passé, les charismes, même ceux
destinés au bien commun de l’Église, étaient réservés à un petit nombre
d’âmes privilégiées. Ce fut le cas à Lourdes et à Fatima. Aujourd’hui le
phénomène a pris, à côté de cette dimension traditionnelle, une dimension
collective. Ceux qui s’en sont occupés, rapportent que non seulement des
individus sont l’objet des faits charismatiques, mais des groupes entiers. À
Lourdes, une seule personne a eu des apparitions authentiques, et ses
messages étaient destinés à l’autorité ecclésiastique, avec des demandes
précises. Aujourd’hui, au contraire, plus d’une fois, les voyants reçoivent des
messages quand ils sont réunis avec d’autres, et avec une destination
beaucoup plus vaste. Souvent, ce sont des personnes présentes qui en sont les
destinataires. Ainsi se sont formés des "cénacles eucharistiques", dans lesquels
on se réunit autour d’un voyant ou d’une voyante pour en écouter les discours
et recueillir ce que le Seigneur ou la Madone veulent communiquer par ce
canal. Nous-même, nous avons assisté quelquefois à ces réunions et nous
devons reconnaître que des phénomènes de fanatisme ne s’y sont pas produits,
comme on était en droit de le craindre. D’autre part, les messages n’avaient
rien de particulier : ils annonçaient les châtiments si l’on ne faisait pas
pénitence, et ensuite le triomphe de l’Église, encore en ce monde. Ensuite, il
y a des cas où le voyant est chargé de porter à quelqu’un - pas nécessairement
appartenant au clergé – un message particulier, parfois même aux dépens de
notables sacrifices de temps et d’argent, comme, par exemple, il fut
communiqué à un laïc, la demande de se rendre d’une extrémité de l’Italie à
l’autre, pour sauver quelqu’un en danger de perdre la foi. L’aspect collectif
du phénomène ne se limite pas à des groupes, il s’étend aussi aux voyants
mêmes. Beaucoup de gens ont, ou croient avoir, contact avec le surnaturel et
se connaissent entre eux, souvent par ce canal de la "révélation". Ils
s’écrivent, se visitent, se communiquent des expériences, étudient des plans,
consultent des prêtres pour être éclairés, demandent qu’on fonde des
associations pour faciliter la diffusion de tout ce qu’ils sont persuadés avoir
reçu de Dieu. Généralement, on dénote [lire : note] chez eux une grande
disponibilité à la hiérarchie, et, spécialement, un grand désir d’être aidés à
discerner et à se rendre compte de ce qui leur arrive, prêts à se soumettre
aux autorités compétentes. En bref, nous pouvons dire que les charismatiques,
bien que peut-être inconsciemment, tendent à former un mouvement, non
pas pour s’imposer à l’Église, comme par force, mais parce qu’ils croient que
ceci est la volonté de Dieu, et parce que, de cette manière, ils pourront plus
facilement atteindre les buts du Seigneur, c’est-à-dire le renouvellement de
l’Église et le triomphe du Christ dans le monde » 58.
Comme on le voit, on a affaire à un mouvement dont le programme, les ambitions
individuelles et collectives sont d’un tel gabarit et risquent d’avoir une telle

58L’article est intitulé « Le fait charismatique ». Il est paru dans la revue Stella Maris,
Edition du Parvis, Hauteville/Bulle (Suisse) n° 150, du 16 octobre 1981, pp. 2341 à 2344.
Je cite ici la page 2342.

30
portée, qu’il est grand temps de lui poser la question de confiance : Quel est
l’esprit qui vous anime ?

b) La Fin du Temps des Nations :

Cette question est encore plus urgente lorsqu’on en vient à la seconde et dernière
attitude que nous examinerons brièvement ici. Il s’agit de la propension à
déclarer accomplie la prophétie du Christ concernant la "Fin du temps des
nations".
On a vu ci-dessus, dans les deux textes cités à ce propos, que la reconquête, par
les Israéliens, de la partie arabe de la Ville sainte de Jérusalem, est interprétée
par certains membres ou sympathisants du "Renouveau", comme
l’accomplissement de la prophétie du Christ, en Lc 21, 23 ss.
L’exégèse du P. Regimbal, déjà évoqué, est à peu près la suivante : Jérusalem a
été détruite en 70 par Titus, et les juifs ont été emmenés en captivité dans toutes
les nations. Cette captivité, ou "dispersion", durait encore jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale, mais a commencé de prendre fin lors de la création de l’État
d’Israël, en 1947 59. En 1967, a eu lieu l’événement capital et prophétique : les
Israéliens ont repris la ville et l’ont "réunifiée". Un mystère vient de s’accomplir
sous nos yeux et nous ne l’avons pas compris. Les temps des nations sont
terminés, celui du Royaume messianique et de la Parousie est imminent. Donc,
les juifs vont bientôt se convertir, puisque la fin ne peut avoir lieu sans cette
heureuse issue !
On me dira que cette conclusion, l’auteur cité ne l’a pas énoncée ici. Ici, non.
Mais dans d’autres écrits, en d’autres cénacles, cela s’écrit, cela se dit.
Tout cela procède d’une ignorance profonde des Écritures, d’une grande naïveté
historique et d’une certaine prétention exégétique à connaître par avance le Plan
de Dieu. En effet, si le Temple a bien été détruit en 70, la ville de Jérusalem et
l’ensemble de la terre d’Israël ont continué d’être habités durant plus de soixante
années. C’est une grossière erreur historique de croire que tous les juifs ont été
déportés en 70. Un nombre encore très conséquent de juifs ont continué à résider
en Terre sainte durant longtemps. Ils étaient si peu "absents" que nombre d’entre
eux ont fomenté une immense révolte dont le faux Messie Bar Kochba prit la tête
et qui se termina, en 135, par la ruine totale de Jérusalem et une dispersion
d’une grande partie du peuple juif en terre d’Israël et dans le monde.
Certains biblistes affirment que le Nouveau Testament a télescopé les deux
événements successifs dans une même perspective. Admettons. Que fera-t-on
alors des "signes dans le soleil, la lune et les étoiles", des "puissances des cieux
ébranlées" et de la "venue du Fils de l’Homme dans une nuée" (cf. Lc 21, 25-27),
tous événements concomitants ou, à tout le moins, consécutifs de la prise de
Jérusalem, et qui, à l’évidence, n’ont pas eu lieu ?

59Il est symptomatique que c’est, à peu de choses près, l’interprétation actualisante
des événements, que font certains juifs contemporains.

31
Réponse de certains exégètes : dans la ruine à venir de Jérusalem (40 ans environ
après la mort du Christ), Jésus entrevoit la fin du monde 60. Si c’est bien le cas,
il faut être rigoureux dans la typologie, et donc une troisième ruine de Jérusalem
serait à venir, comme l’indiquent clairement Za 14 et Apocalypse 11. D’ailleurs,
un passage du Livre de Tobie (14, 4-5), si on l’examine attentivement, montre
clairement qu’il y aura une troisième reconstruction de Jérusalem.
Mais l’erreur la plus manifeste concerne l’expression-clé : "Temps des nations",
en hébreu ‘et goyim. Cette expression ne figure qu’une seule fois dans l’Ancien
Testament, en Ez 30, 3, où elle connote le jour du Seigneur:
"Ainsi parle le Seigneur Dieu. Poussez des cris : Ah ! Quel jour ! Car le jour est
proche, il est proche le jour du Seigneur ; ce sera un jour chargé de nuages,
ce sera le temps des nations".
Le terme hébreu ‘et signifie à la fois, temps, période, moment, heure. Il faut
donc rattacher ce "temps des nations", à la parole de Jésus, lors de son
arrestation, au Jardin de Gethsémani : "Mais c’est votre heure et la puissance des
ténèbres" (Lc 22, 47).
Ainsi compris, le "Temps des nations" n’est pas celui de l’Église des nations depuis
la chute de Jérusalem, jusqu’à la "réunification" de la Ville Sainte par l’armée
israélienne, en 1967, mais celui de l’assaut final des nations coalisées, à la fin
des temps, "contre le Seigneur et contre son oint" (Ps 2). L’Oint étant le peuple
de Dieu purifié, c’est-à-dire le Reste d’Israël, qui inclut les purifiés d’Israël,
comme prémices, et ceux qui se rallieront à lui, dans l’adoration du même Dieu
et la soumission au même Seigneur, Jésus le Christ, ce qui implique évidemment
le Reste des Chrétiens, mais aussi de tous les êtres humains, sans distinction de
race ni de confession, qui n’auront pas marché contre le Peuple de Dieu, mais
auront pris parti pour le droit et la justice et pour ce peuple innocent, recevant
ainsi, avec ce dernier, le baptême de sang qu’est le martyre.
Evidemment, c’est là un tableau brossé trop rapidement, j’en conviens ; et il
faudrait davantage détailler, nuancer. Il suffira pourtant, me semble-t-il, pour
donner un tout autre éclairage à la prophétie de Lc 21, 23 ss., et pour montrer
combien l’interprétation que font de ce texte certains adeptes du "Renouveau"
est pour le moins aventureuse, d’autant qu’elle se donne comme la seule
possible. J’en ai proposé une autre, ci-dessus. Il appartiendra aux spécialistes et,
en dernier ressort – s’il le juge opportun – au magistère ordinaire de l’Église, de
trancher en cette matière. Il en va de la vérité même de l’accomplissement des
prophéties, sur laquelle il n’est pas pensable que la chrétienté puisse se tromper.
Ce serait ouvrir la porte à l’apostasie finale qu’a prophétisée Paul (2 Th 2, 3).
L’issue d‘un tel enjeu ne peut pas être laissée à l’arbitraire des spéculations de
personnes privées, même si leur sincérité ne fait pas de doute.
En cette matière, il importe qu’un jour prochain, l’Église se prononce sans
équivoque.

60 Voir note de la Bible de Jérusalem, sous Mt 24, 1 ss., note f.

32
Conclusion

Au terme de cette longue analyse, j’espère qu’on aura perçu le danger que
paraissent receler certaines manifestations, attitudes et expressions orales ou
écrites, qui sont le fait de personnes appartenant ou se réclamant du "Renouveau
charismatique".
Ce ne sont pas tant les "bavures" ou les excès marginaux d’adeptes plus ou moins
représentatifs, que j’ai voulu exposer, que les présupposés théologiques et
scripturaires – conscients ou inconscients – qui dictent à des membres éminents
de ce mouvement son interprétation des "signes des temps". Ce n’est pas là chose
négligeable. Dans le passé, l’Église a dû faire face à maintes autres tentatives de
ce genre qui – je le précise sans intention malveillante – étaient tout aussi
"charismatiques" et de bonne venue spirituelle que le "Renouveau", du moins à
leurs débuts. Qu’on se remémore le cas d’école des vaudois, au XIIe siècle,
brièvement évoqué, plus haut. D’abord soumis au Pape et aux conciles et
rigoureusement orthodoxes, ces gens, qui dénonçaient durement les vices et le
relâchement (réels) du clergé, en vinrent à perdre la mesure et refusèrent
finalement de se soumettre à l’autorité ecclésiastique. Ce qu’ils voulurent faire,
par la force et avec un zèle amer, fut réalisé par un homme, humble et saint, le
Poverello d’Assise, François, qui se réforma lui-même d’abord, avant de rayonner
sur les autres, sans jamais leur "donner des leçons".
On me dira peut-être que, jusqu’ici, rien ne semble indiquer que le "Renouveau"
soit un mouvement superbe et orgueilleux. Je le crois volontiers. J’entends dire
– et je lis souvent – que ses membres sont, en général, soumis aux évêques. Mais
j’entends dire aussi que, si beaucoup d’entre eux affichent un grand respect des
hautes autorités de l’Église, il n’en va pas de même à l’égard du simple clergé et
encore moins vis-à-vis des autres fidèles. On parle d’intolérance, de zèle amer et
de schismes internes. Des curés et prêtres de paroisse m’ont confié que des
"chapelles" et des "cénacles" se créent un peu partout, décimant les rangs de leurs
paroissiens. La critique ouverte s’installe. De simples laïcs se prennent pour des
réformateurs inspirés et prêchent ouvertement la scission d’avec la communauté
paroissiale ordinaire, réputée tiède et moutonnière.
Même en tenant compte des excès (possibles) d’appréciation et du dépit (voire
de la malveillance) de certains plaignants, il reste qu’il y a trop de sons de cloche
concordants pour qu’on ne prête pas une plus grande attention à ces doléances,
qui ne sont pas toutes infondées.
S’il est incontestable que bien des paroissiens sont tièdes et que leurs pasteurs
ne sont ni des aigles, ni des saints, ce n’est pas une raison pour fomenter des
schismes internes. Au contraire, il faut porter témoignage et rayonner là où le
peuple chrétien est réuni, au nom de l’Église, et non essaimer sans cesse, sous le
prétexte qu’"avec ceux-là, le courant ne passe pas".
En outre, je l’ai dit et je le répète, il est grave que des gens, le plus souvent sans
formation spirituelle et encore moins théologique, et sans mandat de l’Église, se
mettent à prêcher et surtout à interpréter l’Écriture d’une manière qui donne
toutes les apparences du prophétisme et de l’oracle de l’Esprit-Saint, sans être

33
en mesure de justifier ce qu’ils croient être une mission de l’Esprit Saint, que
l’autorité ecclésiale n’a ni discernée ni confirmée.
Je me suis attardé, plus haut, sur le rejet farouche, par certains membres du
"Renouveau", de toute "remise en question", voire du moindre doute ou de la plus
infime réticence exprimée à l’égard de leur discours et de leurs actes, attitude
qualifiée par eux "d’esprit du monde », voire de "marque de Satan". Je n’y
reviendrai pas, mais convenons au moins que c’est là un symptôme inquiétant et
qui n’augure pas, chez ceux qui en sont atteints, d’une bonne santé spirituelle.
Quant à la "manipulation" – le terme n’est pas trop fort – de textes scripturaires,
réputés "accomplis" par des événements contemporains – mais dont le moins
qu’on puisse en dire est que la démonstration qui en est faite n’est pas probante
–, elle constitue le phénomène le plus inquiétant des retombées actuelles de ce
mouvement. On sait en effet, qu’il appartient au Magistère de l’Église, et
spécialement à l’assemblée collégiale des évêques, de se prononcer sur tout ce
qui regarde la doctrine et le dépôt des Écritures. L’Église a toujours fait montre
d’une prudence extrême – allant même jusqu’à l’excès – en ce qui concerne
l’interprétation de l’Écriture et surtout des prophéties. Ainsi ne s’est-elle jamais
prononcée dogmatiquement sur le Règne terrestre de mille ans, qui semble devoir
ressortir d’une lecture littérale d’Apocalypse 20, 1-6 61. De même, elle n’a jamais
tranché autoritairement à propos de tout ce qui concerne le retour d’Élie
précédant la Parousie, alors que les Évangiles synoptiques semblent désigner Jean
le Baptiste comme étant Élie, tandis que le Baptiste lui-même niait l’être, au
témoignage de l’Évangile de Jean. À combien plus forte raison, par conséquent,
devons-nous faire preuve d’une grande réserve à l’égard des affirmations
gratuites et – ce me semble – totalement infirmées par les événements actuels et
par les Écritures elles-mêmes, telles celles dénoncées plus haut, surtout

61 Je précise : "dogmatiquement", car, de fait, le magistère a plusieurs fois rappelé qu’on


ne saurait enseigner avec sûreté que le Christ reviendra régner sur la terre durant un
millénaire. Ce n’est pas le lieu de traiter de ce qu’on a appelé l’"hérésie millénariste".
[Depuis, j’ai consacré à cette problématique plusieurs articles – dont, entre autres,
celui-ci : Non-réception magistérielle de la croyance au Royaume de Dieu en gloire sur
la terre – et un livre, intitulé Un voile sur leur coeur: le 'Non' catholique au Royaume du
Christ sur la terre]. On retiendra seulement que c’est à cause des excès et des sectes
issus d’une actualisation par trop fondamentaliste d’Ap 20, 1-6 que le magistère a été
contraint, en son temps, de durcir ses positions contre une conception d’un règne
temporel du Christ, après la Parousie. Il est dommage que cette réaction qui voulait
seulement sanctionner des abus, ait été considérée comme la condamnation sans appel
d’une conception qui fut celle de plusieurs Pères de l’Église et écrivains ecclésiastiques
anciens et vénérables (dont, entre autres, au IIe siècle, Justin de Naplouse et Irénée de
Lyon). Cette interprétation excessive d’une simple mesure de prudence ecclésiastique,
a conduit beaucoup de chrétiens et la majeure partie de leurs pasteurs, à nier purement
et simplement l’avènement d’un règne futur du Christ sur terre et à renier ce passage
de l’Apocalypse, en l’allégorisant de manière forcée, comme d’ailleurs la totalité de ce
Livre Saint et maints autres passages des Écritures, au sens obvie duquel leur intelligence
rationnelle est rétive. Il pourra être utile de lire à ce sujet, entre autres, le petit ouvrage
de Ch. Ryrie et H. Payne, Le Millénaire, Image ou Réalité ?, éd. La Maison de la Bible –
Genève-Paris. Editions Promesse, Bienne, 1982.

34
l’effusion générale de l’Esprit, prophétisée par Joël pour les derniers temps (Jl
3, 1 ss.), et dont maints adeptes du Renouveau affirment qu’elle s’est produite
en 1967 ; ainsi que la certitude qu’ils affichent que la "fin du temps des nations",
annoncée par Jésus, s’est produite en cette même année 1967, à la suite d’un
événement militaire local. C’est là une monopolisation indue des Écritures, au
profit d’une interprétation actualisante qui n’a pas fait l’objet d’un discernement
autorisé.
En effet, Jérusalem n’a jamais été "foulée aux pieds par les nations", au sens
d’occupation multiséculaire, qu’attribuent à cette expression ceux qui en font,
sur la base de leur langue maternelle, l’exégèse évoquée plus haut. Le "foulage
aux pieds" dont parle Jésus, connote l’envahissement violent de la Ville sainte
par des forces militaires étrangères (et donc non juives !), et son corollaire : la
destruction, le viol, le pillage et la déportation. C’est là une action ponctuelle
qui a eu lieu, à deux reprises : sous Nabuchodonosor (en 586 av. J.C.) et Titus (en
70 de notre ère). Rien à voir, donc, avec l’occupation successive de Jérusalem et
de la Terre Sainte, par différentes nations, au cours des siècles passés, depuis les
éphémères royaumes des Francs, jusqu’à la domination israélienne, en passant
par les périodes de quasi-abandon, et surtout, la longue occupation ottomane et
le relativement récent mandat britannique, qui s’est achevé par la création de
l’État d’Israël.
Que les événements contemporains – tels la lente reconstitution du Peuple juif
sur sa terre ancestrale, sa reconquête de Jérusalem, et son choix renouvelé de
cette ville comme capitale historique d’Israël – soient à considérer comme des
"signes" dont Dieu ne semble pas absent, c’est, pour moi, incontestable. Mais, de
là à y voir l’accomplissement de la prophétie de Jésus, il y a un pas que l’on ne
saurait franchir tant que tous les signes, qu’il a Lui-même prédits, ne seront pas
présents, ou, à tout le moins, inaugurés.
Le pseudo-prophétisme est rarement conscient, et il procède encore moins, en
règle générale, d’une intention délibérée de tromper ; mais, le plus souvent, il
se trompe et trompe les autres en prenant ses désirs pour des réalités. L’abus de
"prédictions", qui caractérise incontestablement notre époque, en général, et le
mouvement du "Renouveau", en particulier, est à considérer comme un
phénomène ambigu, voire dangereux qui peut mener tout droit à un faux
messianisme. La pléthore de révélations privées 62, qui est la marque d’une
certaine chrétienté, laquelle est loin d’être représentative de l’ensemble du
Troupeau, risque de masquer, le jour venu, l’authentique prophétie qui ne
manquera pas à l’Église, lorsque les temps seront réellement "révolus".

62 Il est à noter que le "Renouveau" n’a pas le monopole de cet engouement pour le
spirituel. Cette soif incoercible de signes divins, de sensations, d’émotions, de
révélations, de miracles, a toujours caractérisé les périodes troublées (le Moyen-Âge en
était saturé). Tout cela procède d’un appétit de merveilleux et d’une fuite du réel. On
s’évade de la grisaille quotidienne ou des perspectives terrifiantes d’un avenir lourd de
menaces, en se réfugiant dans un faux mysticisme rassurant, ou un piétisme peu
compromettant. En ce sens, il ne faut pas se scandaliser que ceux du dehors recyclent à
l’encontre du sentiment religieux, en général, et des églises en particulier, la célèbre
formule de Marx, « la religion est l’opium du peuple ».

35
Il est faux et pernicieux de prétendre que tout cela n’est pas si grave, ou qu’il
s’agit de "phénomènes marginaux" qui n’affectent pas la bonne santé générale du
mouvement du "Renouveau". Au contraire, à l’instar de certaines maladies du
terrain, qui sont très lentes à se manifester, mais que l’on aurait pu déceler à
temps, voire juguler, si l’on avait su prendre garde aux signes et symptômes
annonciateurs de la catastrophe, il faut déraciner ces manifestations, dès
maintenant, en proclamant au grand jour et sans équivoque que l’effusion
générale de l’Esprit-Saint, prédite par Joël, n’est ni accomplie, ni inaugurée,
même si l’on peut en pressentir l’imminence ; quant aux "Temps des Nations",
dont on prétend qu’ils sont accomplis, il importe d’affirmer bien haut qu’ils n’ont
rien à voir avec le temps de l’Église. Cette dernière ne s’identifie plus depuis
longtemps avec les nations, dont le nom hébreu (goyim) désignait, chez les juifs,
les Païens, c’est-à-dire, ceux qui nient Dieu et s’opposent à Son Peuple. Par
conséquent, l’accomplissement de la prophétie de Jésus, en Lc 21, 23 ss, est
encore à venir.
Il me semble urgent d’en finir avec des prédications, des témoignages et des
pratiques qui s’apparentent à la « gnose au nom menteur », expression qui
constitue le sous-titre de l’Adversus Haereses, d’Irénée de Lyon, et qui, si on les
laissait se développer et s’accréditer sans les éprouver comme le feu éprouve
l’or, pourraient donner naissance - je le crains – à l’hérésie la plus pernicieuse
qu’ait jamais eu à affronter l’Église du Christ.
Le mouvement charismatique se grandira et prouvera son humilité et son
dévouement à l’ensemble du peuple chrétien, s’il a le courage de répondre à ces
interrogations et remises en cause douloureuses, et de mieux formuler sa
théologie et sa spiritualité. S’il ne voulait ou ne pouvait le faire, ce serait le
devoir de l’Église elle-même de l’y aider.
J’espère que cet appel sera entendu. Je ne prétends pas avoir raison sur tous les
points, tant s’en faut. Mon désir n’est que d’ouvrir et de provoquer un dialogue
qui – pour douloureux qu’il risque d’être – n’en sera que plus bénéfique pour
l’Église de Dieu, dont l’auteur de la présente étude reconnaît n’être qu’un
membre souffrant, parce que pécheur.

----------------------------

36
Annexes

Annexe 1

J’ai évoqué, plus haut, pour m’en étonner, un épisode relaté par l’auteur de
l’ouvrage ici passé en revue 63, dont j’ai cité ce propos mémorable ;
« On peut sentir par discernement qu’une personne a reçu ce charisme [du
‘parler en langues’] […] On lui dit : "L’Esprit veut prier en vous, parlez un peu,
laissez sortir n’importe quoi !" – "Comment cela ?" – "Mais, vous dites n’importe
quoi !" – "Je ne saurais pas" – "Comment, vous ne sauriez pas ? Mais enfin, dites
des bêtises, quoi !" »
Une telle scène ne risque-t-elle pas d’en évoquer une autre, tristement célèbre ?
Certes, rien à voir entre un "berger charismatique" et le gnostique magicien Marc
dont Irénée de Lyon dénonce les pratiques ; toutefois, il ne sera pas inutile de
citer, ici, un bref extrait de texte qui présente une certaine analogie avec la
pratique décrite par l’auteur :
« Voici que la grâce est descendue sur toi : ouvre la bouche et prophétise ! La
femme de répondre alors : "Je n’ai jamais prophétisé et ne sais pas
prophétiser". Mais lui, faisant de nouvelles invocations destinées à stupéfier
sa victime, lui dit : "Ouvre la bouche et dis n’importe quoi : tu prophétiseras".
Et elle, sottement enorgueillie par ces paroles et l’âme tout enflammée à
l’idée qu’elle va prophétiser, sent son cœur bondir beaucoup plus que de
raison : elle s’enhardit et se met à proférer toutes les niaiseries qui lui
viennent à la pensée, sottement et effrontément échauffée qu’elle est par un
vain esprit. Comme l’a dit un homme supérieur à nous à propos des gens de
cette sorte : "Elle est audacieuse et impudente, l’âme qu’échauffe une vaine
vapeur". À partir de ce moment, cette femme se prend pour une
prophétesse. » 64
Je tiens à préciser mon propos, pour qu’on n’aille pas penser que j’assimile
l’auteur des lignes que je déplore, au gnostique dépravé que fut le fameux Marc
dénoncé par Irénée. Loin de moi une telle pensée. Je me permets de faire ce
rapprochement, uniquement pour montrer quels sont les dangers de telles
pratiques, même si elles sont faites dans une bonne intention. Leurs effets
peuvent être catastrophiques sur des âmes faibles ou exaltées. En outre, elles
n’ont pas leur équivalent dans la pratique de l’Église et des saints, et, quand ce
ne serait que pour cette raison-là, elles doivent être proscrites.

63J. Van den Eynde, Charismes et ministères, Op. cit., p. 24.


64Irénée de Lyon, Contre les Hérésies. Dénonciation et réfutation de la prétendue gnose
au nom menteur. [Edition en un volume compact] Traduction française Adelin Rousseau.
Editions du Cerf, Paris 1991, p. 75. Les italiques sont de moi.

37
À titre d’illustration supplémentaire, je citerai encore le fait suivant qui m’a été
rapporté par des personnes dignes de foi.
Une religieuse se disant charismatique, effectuait une visite dans un monastère
(par discrétion, je m’abstiendrai de fournir plus de détails). Au cours d’une
discussion avec deux des moines responsables de la communauté, ladite
religieuse s’efforça de leur expliquer que la vie charismatique amenait à
l’exercice de l’esprit de créativité, qui permet, entre autres, de parler en
langues. Sur ce, elle les invita à se prosterner tout du long, face contre terre,
bras et jambes écartés, ce qu’elle fit, elle aussi, d’ailleurs, pour demander
l’Esprit. Dans cette attitude, elle a émis une prière, au demeurant fort belle. Aux
deux moines qui, malheureusement pour eux, n’avaient pas bénéficié d’une telle
visitation, elle expliqua que, sans la réception de ce charisme, ils ne pourraient
avoir l’esprit de créativité. Les bons moines s’excusèrent, humblement, de ne
pas être capables d’accéder à de telles hauteurs et déclarèrent s’en tenir,
jusqu’à nouvel ordre, à l’Écriture, à l’exemple des Saints et à la doctrine. J’ai,
depuis, posé la question à des amis du "Renouveau" concernant l’expression
"esprit de créativité". Ils m’ont dit ne pas en avoir connaissance, du moins, pas
en tant qu’expression signifiante et spécifique du "Renouveau Charismatique".
J’ajouterai, pour conclure cette longue remarque, qu’à l’évidence, on ne saurait
porter un jugement équilibré sur un mouvement aussi vaste et impressionnant
que celui du "Renouveau Charismatique", en se basant uniquement sur les
expressions écrites ou orales malheureuses et les pratiques de certains, comme
celles évoquées ici, et encore moins sur le comportement plus ou moins aberrant
de tous ceux qui se réclament du Renouveau dans l’Esprit.

Annexe 2
Voici un fait qui m’a été rapporté par un membre du "Renouveau". Il faisait partie,
depuis quelques années, d’un groupe de prières où il se trouvait bien et dont le
pasteur lui convenait à merveille. Un jour, ce "berger" fut remplacé par un autre,
auquel, comme tous les membres du groupe, il dut faire promesse d’obéissance
totale « jusqu’au bout et quoi qu’il dût m’en coûter », selon ses propres termes.
Malheureusement, au bout d’un certain temps il fut incapable de supporter la
personnalité de ce "berger". Après des mois de crise intérieure et de scrupules, Il
fit violence à sa nature discrète et sensible et demanda à ce "berger" d’être
considéré comme quitte de son engagement envers lui ; ce qui – Dieu merci ! – lui
fut accordé ; après quoi il s’affilia à un autre groupe de prière.
Il est superflu d’insister sur le caractère choquant de cette "ligature", qui
s’apparente presque à des vœux, dont il faut, en quelque sorte, être relevé pour
recouvrer sa liberté ! J’entends bien qu’il s’agit là d’une soumission volontaire,
et on me dira sans doute que la situation évoquée constitue un cas-limite chez
une personne hyper scrupuleuse. Il n’en reste pas moins que de telles situations
ne se créeraient pas si l’on s’abstenait d’inculquer, de manière systématique, à
des esprits naïfs et faibles, des principes d’obéissance servile et aveugle à un
prochain ne jouissant, ni de la garantie de l’Église, ni du discernement éprouvé
par une longue formation, sanctionnée par des autorités dignes de foi.

38
C’est là un retour à cet « esclavage » dont Paul affirmait bien haut que nous en
avions été totalement affranchis par la mort du Christ.

Annexe 3

J’ai dit, plus haut, le malaise que m’avait causé la conception des "ministères", –
aventureuse selon moi – telle que l’expose par le P. Van den Eynde. Peut-être,
s’origine-t-elle à une interprétation erronée d’un événement des débuts des
premières communautés chrétiennes. Je veux parler de l’envoi en mission de
Barnabé et Paul, par la communauté d’Antioche.
L’épisode est connu et il faut admettre qu’il pose quelques problèmes, comme
l’illustre avec justesse l’auteur de la note afférente à Ac 13, 3 dans la Bible de
Jérusalem, pour commenter l’envoi en mission de Paul et Barnabé:
« D’après Ac 14, 26 (cf. 15, 40), ce geste de la communauté [il s’agit de
l’imposition des mains] paraît recommander à la grâce de Dieu les nouveaux
missionnaires, choisis (v. 2) et envoyés (v. 4) par l’Esprit Saint. Le rite n’a
donc pas tout à fait la même portée que dans Ac 6, 6, où les Sept reçoivent
des Apôtres leur mandat. Cf. 1 Tm 4, 14 ss. ».
Est-il téméraire de soupçonner les adeptes du Renouveau d’avoir confondu cette
imposition des mains – qu’ils ont incontestablement empruntée aux premières
communautés chrétiennes, et qui n‘était qu’un signe de communion et de
recommandation à la grâce de Dieu (Ac 15, 40), en vue de confirmer le choix de
l’Esprit pour une mission épisodique – avec l’imposition des mains par les Apôtres
et leurs successeurs, qui confère un ministère permanent que nul ne peut
s‘arroger sans mandat de l’Église ?

Bruxelles, décembre 1984

© Menahem Macina
Mise à jour juillet 2015

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