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PASCAL DAYEZ-BURGEON

LES CORÉENS

TALLANDIER
Cartographie © Flavie Mémet, 2011

Éditions Tallandier – 2, rue Rotrou 75006 Paris

www.tallandier.com

© Éditions Tallandier, 2013 pour la présente édition numérique


www.centrenationaldulivre.fr

Réalisation numérique : www.igs-cp.fr

EAN : 9-791-021-001-879
Pour K.J.N.
QUOI DE NEUF ? LA CORÉE

« Quoi de neuf ? – Molière ! » Voilà ce que répondait Sacha Guitry


à la fin de sa carrière. Et aujourd’hui ? On a envie de répondre : la
Corée. La Corée libre, moderne, audacieuse : celle du Sud.
Quoi de neuf, en effet, en ce début de siècle où les États-Unis
doutent d’eux-mêmes, où l’Europe et le Japon peinent à reprendre
leur souffle et où la Chine, l’Inde et le Brésil s’emballent à force de
perspectives mirobolantes ? La Corée du Sud qui, partie de rien il y a
soixante ans, sans autre force que le talent et la ténacité de son
peuple, domine aujourd’hui la construction navale, l’électroménager,
les écrans plats, les téléphones portables ou les composants
électroniques.
Quoi de neuf à une époque où la gestion des connaissances
culturelles et digitales, nouvelle source de croissance, passe un peu
vite pour le pré carré d’Hollywood, de Microsoft, de Google et de
Facebook ? Encore la Corée du Sud, à qui une décennie a suffi pour
devenir le fer de lance de la révolution numérique et l’épicentre d’une
vague audiovisuelle qui déferle sur l’Asie, le Proche-Orient et
l’Amérique latine.
Quoi de neuf dans un monde où idéologies, religions, civilisations et
appétits de puissance se livrent à un immense jeu de go planétaire ?
Toujours la Corée du Sud, passionnément démocratique, et qui, au-
delà des gesticulations et des oiseaux de mauvais augure, ne croit
pour elle-même comme pour sa sœur stalinienne du Nord qu’au bon
vieux principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
En somme, sur chacun des chantiers où se bâtit l’avenir du monde,
compétitivité et justice sociale, éducation et cyberdéveloppement,
marchés des culture et respect de leur diversité, démocratie des
peuples et autonomie des États, paix et coopération entre les
nations, la Corée du Sud est présente, propose son savoir-faire et
suggère ses solutions.
Cette réussite étonnante est un paradoxe. Les superpuissances
d’aujourd’hui sont des continents qui regorgent de richesses et
d’ambitions, des kaléidoscopes de peuples, de langues et de
cultures, des creusets politiques où surpopulation, despotisme
oligarchique et revendications populaires forgent jour après jour un
inextinguible appétit de changement. Avec son territoire exigu et
dépourvu de ressources propres, sa population restreinte – pas tout
à fait 50 millions d’habitants – menacée par un ralentissement
démographique sans précédent, le risque permanent d’une explosion
au Nord, guerre sanglante ou drame humanitaire, la Corée manque a
priori de tout. Les succès économiques qu’elle engrange depuis
trente ans lui ont même fait perdre ses avantages comparatifs :
farouchement attachés à une démocratie qu’ils ont conquise de haute
lutte, les Coréens exigent désormais de partager équitablement les
fruits de la croissance. Salaires, éducation, loisirs, protection sociale
y rejoignent les standards de l’OCDE.
Pourtant, les résultats sont là. Taux de croissance maintenus,
course à l’innovation technologique et culturelle, consensus social en
faveur du développement, la Corée continue à aller de l’avant.
Aiguillonnées par une classe politique résolument libérale qui a su
éviter pression fiscale et endettement public, ses entreprises
continuent à conquérir nos marchés et sa technologie à formater
notre quotidien.

Il est donc temps de se poser la question. Malgré ses doutes et


ses échecs, même si la menace du Nord hypothèque son avenir, le
modèle sud-coréen fonctionne. Pourquoi ? Quelles sont les raisons
de son succès ? Quelles en sont l’origine et la dynamique, quelles en
sont les limites ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer pour la Corée
elle-même comme pour le développement économique mondial dont
elle constitue désormais un des piliers ?
Ces questions, le Japon et l’Asie, confrontés chaque jour à la
concurrence coréenne, ont commencé à se les poser. Les États-Unis
s’interrogent à leur tour. À plusieurs reprises au cours de
l’année 2010, le président Obama a cité en exemple le système
éducatif coréen. L’Europe en revanche, et notamment la France,
demeure en retrait. La Corée y suscite bien sûr curiosité et
sympathies. On y publie de solides études, des traités érudits et des
témoignages touchants. Mais le modèle coréen n’est pas encore un
sujet de premier plan, traité en tant que tel. Ce sont les géants de
demain qui préoccupent les médias et intéressent l’opinion. La Chine
inquiète, l’Inde fascine et le Brésil obnubile ; la Corée, pas encore.
Ce n’est qu’une question de temps. Nouveaux marchés,
automobiles, portables ou robots futuristes, tensions avec le Nord : la
Corée s’insère chaque jour davantage dans notre quotidien.
L’évidence coréenne finira par s’imposer. Autant nous y préparer. Ni
somme exhaustive, ni précis d’histoire, ni reportage à chaud, mais
réflexion générale et libre, cet essai n’a pas d’autre ambition que de
lancer le débat sur la Corée d’aujourd’hui, ses succès, ses doutes,
ses défis, qui contribuent à préfigurer le monde qui nous attend.
VADE-MECUM CORÉEN

Tous ceux que passionne la Corée en ont fait l’expérience.


Intéresser les néophytes se heurte à trois obstacles : la langue, la
géographie et l’histoire. Passe encore pour la langue. L’intérêt
croissant des médias, la publication régulière d’enquêtes fascinées
par le destin du pays, sa séparation et la dictature ubuesque qui s’est
installée au Nord, permettent d’accéder à la Corée sans passer par
le coréen. Demeure toutefois l’écueil de ce qu’on ne peut pas
traduire : les noms de villes, les noms de marques et, surtout, les
noms de famille. Délicats à écrire, ardus à prononcer, ils n’offrent
guère de prise aux Occidentaux pour les mémoriser. Difficulté
supplémentaire, les Américains qui ont transcrit le coréen en lettres
latines ont imposé leurs règles phonétiques qui ne sont pas les
nôtres. Pour eux, les lettres « ae » ou « ai » se prononcent « ê »,
« ee » comme un « i » long, « oo » ou « u » comme un « ou » et
« eo » comme le « o » de pot. En d’autres termes, la ville de Séoul
se dit en fait « So-oul », le groupe « Hyundai », « Hyoun-dê » et le
président Kim Dae-jung, « Kim Dê Joung ». En somme,
cacophoniques, riches en chausse-trappes, les noms coréens sont de
vrais repoussoirs.

Pour faire face à ce problème, il n’y a guère d’autre solution que de


s’en remettre à l’habitude. Il faut aussi y aller avec parcimonie. Rien
de plus démotivant que ces sommes d’histoire ou ces guides
touristiques qui égrènent des litanies de noms de rois, d’hommes
politiques ou d’artistes qui, à nos oreilles, se ressemblent tous. Pour
les noms de famille, on peut aussi rappeler quelques règles. La
première ne souffre aucune exception et vaut d’ailleurs pour la Corée
comme pour le reste de l’Asie. Comme le clan prime sur l’individu, le
nom de famille précède obligatoirement le prénom. Contrairement à
ce que croient nombre de journalistes pressés, le nom du secrétaire
général des Nations unies est Ban. Ki-moon est son prénom. La
deuxième règle respecte un usage séculaire. Sauf exception, les
prénoms masculins se composent de deux syllabes. L’une d’elles est
générationnelle, c’est-à-dire que tous les fils d’une même fratrie la
portent. C’est le cas en Corée du Nord. Le dirigeant suprême a trois
fils. L’aîné s’appellent Jong-nam, le cadet Jong-cheol et le benjamin,
récemment promu général et dauphin, Jong-un. Ces syllabes
alternent au sein d’une même famille de génération en génération.
Quant à l’autre syllabe, elle se combine avec la première pour donner
à l’ensemble une consonance poétique et flatteuse. En rapprochant
« Dae » et « Jung », on obtient ainsi « grande cloche », c’est-à-dire
« dont la réputation sonne au loin ». De fait, le président Kim Dae-
jung a reçu le prix Nobel de la paix en 2000. La troisième règle
concerne le sexe opposé. Primauté du clan une fois encore : même
mariée, une dame garde son nom de naissance. Les prénoms
féminins, eux, sont libres et soulignent le charme et la vertu, comme
Young-hee, qui signifie « fleur en train d’éclore ». À moins qu’à bout
d’imagination, un père, qui aurait préféré un fils, ne se contente de
Sam-soon, « Troisième née ».
La seconde difficulté quand on aborde la Corée tient à sa
géographie. On n’en situe pas précisément ni les provinces ni les
villes, pas plus au Sud qu’au Nord. Les deux cartes ci-jointes
(1)
devraient y aider . Or il faut avoir à l’esprit que Séoul, implantée à
une cinquantaine de kilomètres de la frontière avec le Nord, le long du
e
38 parallèle, est à la même latitude que Lisbonne ou Athènes.
Résultant des courants eurasiens qui viennent y achever leur course,
le climat de la péninsule, glacial en hiver, chaud et humide en été, n’a
rien de méditerranéen. Il faut aussi se rappeler la proximité de la
Chine, que 250 kilomètres suffisent à atteindre, comme celle du
Japon, situé à 100 kilomètres de Busan, le grand port du Sud. Le
nombre de villes qui comptent plus d’un million d’habitants témoigne
en outre du poids de la Corée urbaine et de sa densité
démographique.
La dernière difficulté tient à l’histoire. Les Coréens s’y réfèrent
volontiers alors que les étrangers en ignorent presque tout. S’y
retrouver nécessite en outre d’avoir de bonnes notions d’histoire
chinoise et japonaise, avec qui la Corée a toujours été liée. Les longs
développements nécessaires n’auraient pas leur place ici. On se
contentera d’indiquer qu’au cours de leur histoire, les Coréens ont dû
surmonter cinq défis.
Le premier de ces défis fut de s’imposer en tant que peuple. Si la
légende attribue à Tangun, fils du Ciel et premier roi mythologique du
pays, la création de la Corée en 2333 avant notre ère, c’est au cours
er
du I millénaire que des nomades venus du Nord – Mandchourie,
Mongolie et Sibérie – ont définitivement supplanté les cueilleurs et les
pêcheurs qui peuplaient jusque-là la péninsule, en leur apportant la
riziculture, la sidérurgie et le chamanisme. Cette Corée archaïque
devait être suffisamment prospère pour que le premier empire chinois
ait jugé bon, à partir de 108 avant Jésus-Christ, d’y implanter quatre
postes de garnison, chargés d’empêcher tout débordement et de
diffuser les apports de la civilisation chinoise : écriture, confucianisme
et bouddhisme.
Le deuxième défi consista à faire de ce peuple une nation. Sous
l’influence et pour s’opposer aux garnisons chinoises, les Coréens
commencèrent à s’organiser politiquement. Dans le Sud de la
péninsule, agricole et commerçant, apparurent ainsi les royaumes de
Silla et de Baekje, réputés pour leur richesse et leur raffinement
artistique et littéraire, tandis qu’au nord le royaume de Goryeo,
aristocratique et guerrier, était en perpétuel conflit avec l’Empire
chinois. Au prix d’une alliance de revers avec la dynastie chinoise des
e e
Tang (VII -VIII siècles), Silla s’imposa un temps à toute la péninsule
e e
(VII -X siècles), avant de passer le relai au Nord. Goryeo profita de
cette hégémonie de deux siècles pour mettre en place une véritable
administration et développer un artisanat sophistiqué dont les
extraordinaires céramiques vert céladon sont parvenues jusqu’à nous.
Mais il finit par tomber sous la coupe des Mongols, qui conquirent le
pays en 1231 avant de s’emparer de Pékin en 1271. Plus d’un siècle
fut nécessaire aux Coréens pour secouer le joug mongol et retrouver
leur indépendance.
Dans un troisième temps, il fallut consolider la nation en État. Tel
fut le but de la nouvelle dynastie, fondée en 1392 par le général Lee,
victorieux des derniers Mongols et des pirates japonais. Elle y réussit
deux siècles durant. S’inspirant des Ming, montés sur le trône de
Chine en 1378, les Lee modernisèrent le royaume, baptisé Joseon,
favorisèrent le confucianisme au détriment du bouddhisme, dont le
clergé était devenu un véritable État dans l’État sous Goreyo,
développèrent l’agriculture et le commerce, la science et les
techniques. Sous Sejong (1397-1450), le plus grand des rois Lee,
furent mis au point la clepsydre, le cadran solaire et surtout le
hangul, un alphabet de vingt-quatre lettres, toujours en vigueur.
Toutefois, ruiné par l’invasion successive des Japonais (1592-1598)
et des Mandchous (1627-1637), Joseon se recroquevilla dans une
vassalité attentiste vis-à-vis de Pékin, à qui était envoyé un tribut
annuel. La société se figea, les échanges périclitèrent et l’aristocratie
s’agrippa à la rente foncière, suscitant de perpétuelles jacqueries.
Dès lors ne tarda pas à se poser aux Coréens leur quatrième défi,
e
celui de la modernisation. À la fin du XVIII siècle, Joseon n’était plus
qu’une coquille vermoulue que minaient les pressions extérieures.
Après le christianisme, les puissances coloniales imposèrent leurs
hommes. À la suite de la Chine (1842) et du Japon (1853), ils
s’implantèrent en Corée à partir de 1876, y bâtirent des ports,
creusèrent des mines et construisirent des voies de chemin de fer. Le
Japon y devint prépondérant malgré l’opposition de la Chine, chassée
de la péninsule en 1895, et celle de la Russie, qui subit le même sort
en 1905, et finit par annexer le pays en 1910. La colonisation
japonaise fut sans pitié : les opposants furent décimés, la population
asservie, les ressources mises en coupe réglée. Mais la destruction
de la société traditionnelle et l’équipement du pays préparèrent son
industrialisation.
Depuis l’indépendance, proclamée le 15 août 1945, les Coréens
sont confrontés à leur cinquième défi, celui du développement.
Attisée par la rivalité qui opposait États-Unis et Union soviétique
depuis la reddition du Japon, la guerre de Corée (juin 1950-juillet
1953) fut une terrible guerre civile qui opposa le peuple aux nantis,
souvent compromis avec l’occupant. Tandis que le Nord fit le choix du
collectivisme, sous la forme d’une démocratie populaire classique,
satellite de Moscou et de Pékin, le Sud opta pour la dictature mais
aussi pour la libre entreprise. Si, au début, le Nord sembla avoir le
vent en poupe, Kim Il-sung (1912-1994), son président à vie, renoua
avec les erreurs de Joseon : isolationnisme économique, sclérose
idéologique et monarchie héréditaire, en y ajoutant la paranoïa
militaire et le goulag. Le Sud, lui, après s’être débarrassé en 1960 de
l’incapable Syngman Rhee (1875-1965), se dota avec le général Park
Chung-hee (1917-1979) d’une sorte de Franco coréen : impitoyable
politiquement mais économiquement efficace. Les résultats sont tels
qu’arriéré en 1950, le pays constitue aujourd’hui un modèle de
développement, malgré le coup de semonce occasionné par la crise
des économies asiatiques en 1997. La démocratie a été portée par
la prospérité. Chun Doo-hwan (1980-1987), médiocre épigone de
Park Chung-hee – assassiné en 1979 –, a voulu s’y opposer. En mai
1980, à Gwangju, il fait tirer sur la foule désarmée. Le régime y perd
sa légitimité. En 1987, pour ne pas ternir l’image du pays qui
s’apprête à accueillir les Jeux olympiques, l’armée remet le pouvoir
aux civils. Après le terne Roh Tae-woo (1987-1992) et l’arriviste Kim
Young-sam (1992-1997), Kim Dae-jung (1997-2002 ; mort en 2009),
premier élu progressiste, donne à la Corée une stature internationale
en relançant magistralement la croissance et en ouvrant en 2000 le
dialogue avec Pyongyang, démarche couronnée par le prix Nobel.
Contestés l’un pour ses atermoiements, l’autre pour son
conservatisme, ses successeurs Roh Moo-hyun (2002-2007 ; mort en
2009) et Lee Myung-bak (élu en 2007) n’en ont pas moins confirmé
l’ancrage démocratique du pays.
Élections présidentielle, législatives et locales s’y déroulent sans
anicroche tous les quatre ans, permettant l’alternance entre
conservateurs, représentés depuis 1997 par le Hannara, le « grand
parti national », aujourd’hui majoritaire, et progressistes, que
rassemblent principalement le Minjoo, c’est-à-dire le parti
démocratique, fondé en 1995 et réorganisé en 2005, ainsi que
quelques petites formations minoritaires. Monocaméral, le Parlement
comprend 299 députés qui, de temps à autre, n’hésitent pas à faire le
coup de poing. Ces incidents, pas plus que les scandales
régulièrement dénoncés par la presse, la réduction des taux de
participation électorale ou la multiplication des candidatures sans
étiquette ne remettent pas en cause le régime, civil, libéral et
démocratique, auquel l’opinion s’avère foncièrement attachée.
Sous la férule de Kim Jong-il, qui a succédé à son père en 1994, le
Nord s’est enfoncé dans le marasme et ne vit plus que d’expédients :
appels à l’aide internationale, trafics divers et, depuis 2006, chantage
nucléaire. Nul ne conteste plus que le Sud a relevé haut la main le
défi du développement.
Comme si leur présent constituait un précipité d’histoire, les
Coréens n’en ont pas fini avec les défis : comment se maintenir en
tant que peuple, comment réunifier la nation, comment moderniser
l’État et s’adapter aux exigences de la mondialisation ? Toute la
question coréenne est là.

Note
(1) Voir cartes p. 193-195.
Chapitre premier

LA REVANCHE DU PHÉNIX

Miracle sur le Han


Une image vient spontanément à l’esprit à propos de la Corée du
Sud : celui du miracle économique. Cela peut se comprendre. Voilà
un pays qui, il y a un peu plus de cinquante ans, deux générations
tout au plus, n’était rien. Un champ de ruines où Nord-Coréens,
Chinois et Américains avaient entamé ce conflit planétaire qu’allait
devenir la guerre froide et laissé, après trois ans de chassés-croisés
meurtriers (juin 1950-juillet 1953), trois millions de morts et six
millions de sans-abri. Un finistère exigu et montagneux de moins de
2
100 000 km – trois régions françaises tout au plus –, versant
misérable et surpeuplé d’une péninsule où dynamisme, infrastructures
et ressources minières se calfeutraient au nord. Une autocratie
mafieuse dirigée par un vieillard cacochyme et âpre au gain dont
même ses alliés reconnaissaient qu’il leur était utile pour contenir le
communisme mais qu’il ne leur faisait pas honneur. On ne parlait alors
de la Corée du Sud que sur le ton de la commisération et de
l’inquiétude. Qu’allait-il advenir de ce lambeau d’Asie, le plus
misérable du continent, plus pauvre que le Togo et le Bénin ? Quel
avenir pour ce réduit fantoche où famine, mortalité infantile et
exactions policières constituaient le lot quotidien d’une population
agrippée à ses rizières ?
Un demi-siècle plus tard, les superlatifs manquent pour souligner
combien ces pronostics pessimistes ont été déjoués. À cette remise
des prix internationale que constitue la publication des statistiques
économiques de l’OCDE (Organisation de coopération et de
développement économiques), du FMI (Fonds monétaire
international) ou de la Banque mondiale, la Corée du Sud récolte
année après année lauriers et accessits, tant ses résultats sont en
constante progression. Au quinzième rang au début de la décennie en
termes de produit intérieur brut (PIB), le pays flirte aujourd’hui avec la
dixième place. Il occupe en fait la septième si on rapporte son PIB à
sa population, un peu plus de 49 millions d’habitants, après les États-
Unis, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon, mais
avant la Russie, le Mexique, le Brésil et, surtout, la Chine et l’Inde.
Bon an mal an, sa croissance moyenne se maintient depuis dix ans
autour de 6 %, taux qui laisse rêveurs les membres de l’OCDE, où la
Corée a été admise en 1996, comme ceux du G20 dont elle a
d’emblée fait partie. Le pays est aujourd’hui le premier armateur au
e e
monde, le 3 producteur de biens électroniques, le 4 d’automobiles,
e
le 5 d’acier. Le pouvoir d’achat de ses habitants, équivalent à celui
de l’Union européenne, et son indice de développement humain,
indicateur plus sophistiqué qui pondère niveau de vie, éducation et
santé, confirment que la Corée du Sud compte désormais au nombre
des sociétés les plus avancées de la planète.

On pourrait continuer à égrener ces performances, comme les


médias coréens qui, jour après jour, se plaisent à les commenter,
presque en se pinçant, pour s’assurer qu’ils ne rêvent pas et
s’encourager à progresser de plus belle. On préférera, entre mille
autres, citer ce témoignage d’un habitant de Séoul, qui, comme de
(1)
juste, se nomme M. Kim . « À ma naissance, en 1967, mes parents,
mes huit frères et sœurs et moi logions dans la même pièce d’une
masure en torchis, située au coin d’une rizière dans le Sud du pays.
L’autre pièce, la plus grande, abritait le bétail. En 1975, nous avons
pu nous loger dans une ferme de 4 pièces en parpaings et en tôle
ondulée. L’eau courante a été installée en 1977 et nous avons été
raccordés à l’électricité l’année suivante. Le téléphone a été branché
en 1979. C’est en 1980 que j’ai goûté ma première orange et ma
première banane, un an avant que mes parents ne se décident enfin
à acheter une télévision : tous nos voisins en avaient déjà une. En
revanche, en 1984, mon frère aîné, qui avait été engagé par une
banque, a été un des premiers à rouler en voiture. Dès qu’il s’est
marié, il est parti s’établir à Séoul et je l’y ai suivi en 1988, juste
après mon service militaire. Admis à l’université, j’ai dû m’acheter un
ordinateur comme tous les autres étudiants. Il n’était pas très
performant et j’en ai changé assez vite. C’était en 1990 je crois, en
tout cas avant que je ne vote pour la première fois, à l’élection
présidentielle de 1992. Je ne me rappelle plus la date de mon
premier magnétoscope, mais très bien celle de mon premier
téléphone portable : c’était en septembre 1996, au retour de mon
premier voyage à l’étranger. Il était cher, trop lourd et mon fils n’arrive
pas y croire quand je le lui raconte : il ne permettait même pas de
prendre des photos ! Heureusement qu’aujourd’hui les nouveaux
mobiles permettent de capter la télévision via Internet, sinon, en juin
dernier, comme nous étions coincés dans un embouteillage, nous
aurions raté les informations sur le nouvel essai de Naro, la première
(2)
fusée coréenne . »
Marcher ainsi à pas de géant peut vous faire trébucher. En 1979,
le second choc pétrolier frappe de plein fouet un pays que
l’assassinat du dictateur Park a plongé dans une crise de régime. La
conjoncture se retourne brusquement et le FMI est appelé à la
rescousse. Mais dès 1982, la croissance repart en flèche avec des
taux annuels de 10 %. La Corée rejoint la meute des dragons d’Asie
où s’ébrouent également Taiwan, Hong Kong et Singapour. Vingt ans
plus tard, la crise monétaire asiatique est beaucoup plus violente. Elle
entraîne une fuite des capitaux alors que l’économie coréenne gage
ses investissements sur le crédit. La croissance se rétracte
brusquement, de grands groupes font faillite et il faut à nouveau
appeler à l’aide le FMI et la Banque mondiale. Un prêt de 57 milliards
de dollars est consenti à la Corée pour lui permettre d’honorer ses
engagements et de relancer son économie. Après une année de
marasme et de chômage très dure, la croissance repart à nouveau,
de façon plus maîtrisée et sur des bases financières assainies. Quant
à la récession actuelle, après un ralentissement en 2009, le pays
semble en passe de la surmonter. Préférant l’investissement industriel
à la spéculation financière, il en a profité pour investir et pour stocker
afin de répondre à la demande qui commence à reprendre en Asie.
Nous n’avons donc pas affaire à un feu de paille. Malgré quelques
erreurs de parcours, la croissance coréenne a les reins solides.
Pour qualifier cette success story, parler de miracle économique
s’avérait tentant. Les Anglo-Saxons n’y ont pas résisté. En référence
au redressement allemand au sortir de la Seconde Guerre mondiale,
baptisé « miracle sur le Rhin », on s’est mis à vanter le « miracle sur
le fleuve Han », du nom de la majestueuse rivière qui sépare le vieux
Séoul du Séoul moderne. L’image du miracle ne rend pourtant justice
ni à la réalité ni à l’histoire. S’en tenir à la seconde moitié du
e
XX siècle entretient une illusion d’optique. Même si le Japon l’a nié
pour justifier sa mainmise coloniale (1910-1945), l’économie coréenne
e
avait commencé à se développer dès le XVIII . Une classe
entreprenante de paysans et d’artisans enrichis avait dopé le marché
intérieur, lancé des travaux d’aménagement, encouragé l’instruction.
Forcée comme le Japon à s’ouvrir aux empires européens et aux
États-Unis, la Corée avait su faire face à la situation et, dès la fin du
e
XIX siècle, s’était dotée de manufactures, de ports modernes et de
voies de chemin de fer. En outre, même si le sujet demeure tabou, il
est indéniable que la colonisation japonaise a accéléré le
développement du pays. L’agriculture a été modernisée, des
barrages construits en nombre pour fournir l’énergie nécessaire,
l’industrie a décollé dans le sillage des grands groupes japonais,
repliés dans la péninsule moins exposée que l’archipel. Les Japonais
ont largement associé les Coréens à cette expansion. Ouvriers, issus
de l’exode rural, et entrepreneurs, sous-traitants des Japonais, ont
acquis à leur contact le savoir-faire nécessaire pour bâtir une
économie nationale viable. Quand débute la guerre du Pacifique, le
pays a atteint un niveau supérieur à bien des colonies, peu ou prou
comparable aux pays d’Amérique latine. Et si la guerre de Corée
imprime un brusque coup d’arrêt à ce processus, le Sud ne part pas
de zéro. Tout est détruit, les villes, les infrastructures et les ateliers,
mais on sait parfaitement comment reconstruire et on s’y met sans
tarder. Contrairement à d’autres économies asiatiques, les capitaux
massivement injectés par les Américains ne tombent pas entre des
mains incompétentes et prévaricatrices. La croissance coréenne
couronne donc un savoir-faire séculaire et s’apparente plus à une
reprise qu’à un miracle ex nihilo.

On ferait par ailleurs une erreur en interprétant l’essor du pays


comme un destin collectif et uniforme. Les courbes économiques,
toujours ascendantes, et les indicateurs statistiques, toujours en
progrès, flattent la geste nationale mais ne rendent pas compte de la
réalité, forcément plurielle. Pour les soutiers de la croissance, les
générations sacrifiées de l’après-guerre, les salariés peu qualifiés,
les personnes âgées sans famille pour les assister, les jeunes sans
emploi, les clochards de la gare centrale de Séoul, le « miracle du
fleuve Han » demeure un rêve, une formule vide, d’une ironie
grinçante. Dans la capitale, conurbation hypertrophiée où s’entassent
près des deux cinquièmes des Coréens, des poches de tiers-monde,
avec leurs estaminets, leurs chars à bras et leurs poteaux électriques
déglingués, voisinent avec les gratte-ciels high-tech, les monuments
de marbre et les centres commerciaux sophistiqués. La Femme de
(3)
chambre , un film sorti à l’été 2010, proclame ce que les feuilletons
télévisés, plus policés, évoquent à mots couverts : l’incommensurable
distance qui sépare le petit peuple de la caste richissime et
occidentalisée des patrons d’entreprise. Bellâtre arrogant, le maître
de maison y déguste chaque soir des bourgognes qu’une année de
salaire ne permettrait pas à ses employés de s’offrir. Au fond, le
« miracle du fleuve Han » ne rend pas compte d’un processus
historique. La formule s’apparente davantage à un bilan comptable, à
un cap à maintenir, à un slogan pour mobiliser. Le « miracle social »,
lui, n’a pas encore eu lieu.
La parabole du miracle économique conduit en outre à des
explications disparates et trompeuses. Pour les nationalistes, qui ne
craignent pas la tautologie, la Corée devrait sa réussite miraculeuse
au « génie coréen ». Il leur reste à préciser pourquoi ce génie ne se
e
serait manifesté qu’à la fin du XX siècle et pourquoi il ne souffle pas
au Nord. Les conservateurs se complaisent à glorifier le dictateur
Park Chung-hee qui aurait eu l’autorité et la vision nécessaires pour
faire de son pays ce qu’il est devenu. Mais si la dictature constituait
la clé de la croissance, pourquoi ne joue-t-elle pas au Nord et, tant
qu’à faire, dans tous les régimes autoritaires encore en voie de
développement ? Version plus culturelle, les amateurs d’exotisme font
du confucianisme, de son respect pour la hiérarchie, de son sens de
la famille, de son éthique du travail, la source du dynamisme coréen.
Mais une fois encore, pourquoi l’influence de Confucius, qui enseigna
un siècle avant Platon, n’aurait-elle commencé à jouer qu’au
e
XX siècle ? Sans compter que l’Asie entière, et pas seulement la
Corée, a recueilli son héritage et aurait pu en profiter. À l’autre bout
du spectre, les idéologues dénient au pays toute substance, toute
originalité. Aiguillon du capitalisme le plus orthodoxe fiché au flanc de
l’Asie rouge, la Corée n’aurait réussi qu’avec le soutien intéressé des
États-Unis. La décadence du Nord attesterait, quant à elle, de
l’inefficacité intrinsèque du système communiste. Tous les vassaux de
l’Amérique n’ont pourtant pas connu le destin de la Corée. Version
actualisée de cette vision des choses, comme une cousine de
province héritant d’un parent enrichi, la Corée serait portée par le
dynamisme chinois. De nos jours, la Chine est effectivement devenue
le premier partenaire du pays. Pourtant, elle en est aussi un
concurrent redoutable. Qui plus est, cette situation n’a pas dix ans.
Faut-il pousser plus avant ? Ces explications simplistes et
péremptoires sont surtout des explications en trompe-l’œil.

Optons plutôt pour la voie médiane. La Corée possède


indubitablement une spécificité qui rendrait illusoire toute tentative de
transposer purement et simplement son modèle de développement à
d’autres économies en panne d’expansion. Mais sa remarquable
croissance n’en présente pas moins de nombreux points communs
avec les autres économies de l’OCDE. Trois d’entre eux retiennent
particulièrement l’attention : la production, le travail et l’éducation. Pas
de croissance sans structures de production dynamiques, sans
organisation du travail efficace, sans système éducatif performant.
Ces moteurs de développement ont joué en Corée comme ailleurs.
Mais visiblement, ils ont mieux fonctionné, ils se sont mieux combinés
en Corée qu’ailleurs. Pourquoi ? Pour ces trois facteurs – acteurs
économiques, sens du travail et tropisme éducatif –, ce qui frappe
dans le cas coréen, c’est son pragmatisme, son sens de l’adaptation,
sa réactivité. Confrontée comme tous ses partenaires aux défis du
monde d’aujourd’hui, la Corée a su jusqu’à présent les relever plus
vite, sans idée préconçue, sans hésiter à changer de réponse si
nécessaire. Destin ou détermination ? Miracle ou esprit de suite ?

« Changez tout, sauf votre épouse et vos


enfants »
Ceux qu’on félicite en premier lieu pour la success story coréenne
sont ses artisans les plus évidents : les grandes firmes du pays. Les
compagnies Hyundai, Samsung ou L.G., pour s’en tenir au trio de
tête, sont, depuis une vingtaine d’années, parvenues à imposer leurs
enseignes dans les quartiers d’affaires, les banlieues industrielles et
les grandes surfaces du monde entier. En coréen, on les désigne
sous le nom de chaebol – prononcer « tchê-bol » –, mot à mot
« entrelacs de prospérité », c’est-à-dire réseaux d’affaires ou, plus
concrètement, grandes entreprises à filiales. Ces chaebols ont une
réalité : des dizaines, voire des centaines de milliers de salariés
répartis en d’innombrables sites, branches et filiales, une culture
d’entreprise qui tient à la fois du fan-club et du parti unique, une
direction toute-puissante, secrète et héréditaire. Mais leurs fanions
qui flottent désormais aux quatre coins de la planète inspirent aux
Coréens un sentiment de fierté qui dépasse le patriotisme
économique. Les chaebols ont fait leur entrée au panthéon des
mythes nationaux. Leurs logos sont autant de devises et de blasons.
Fondé juste après guerre où tout était à rebâtir, les infrastructures
comme les mentalités, Hyundai signifie « modernité » et a fait de
cette valeur son objectif stratégique. Samsung, étymologiquement
« les trois étoiles », se flatte d’avoir été guidé par ce bon augure
astrologique. L.G., acronyme de « Lucky Goldstar », un autre astre
porteur de chance, a adopté comme emblème stylisé la figure
grimaçante mais propitiatoire qui, un peu comme nos gargouilles,
ornait jadis les demeures nobles. Pas de chaebol non plus sans saga
héroïque, complaisamment rapportée dans les médias comme sur le
Net. Partis de rien, tous ont bâti des empires. Bon an mal an, chacun
a fini par incarner un archétype moral. Fondé ex nihilo par le truculent
Chung Ju-yung, ancien portefaix devenu milliardaire, Hyundai passe
pour un trust patriotique, en sympathie avec le peuple, à rebours de
l’aristocratique Samsung, dirigé avec morgue par l’élitiste dynastie
Lee. Issu d’un milieu de lettrés tentés par les affaires, L.G. est tout
en componction confucéenne, redoutablement efficace sans être
flamboyant.
Moteurs hors-bord de l’économie coréenne, les chaebols
multiplient les records. À tout seigneur, tout honneur : Samsung trône
depuis une décennie au premier rang d’entre eux. Premier producteur
mondial de semi-conducteurs, de microprocesseurs, et de puces
mémoire, de téléviseurs, d’écrans d’ordinateur et d’imprimantes laser,
second producteur de téléphones mobiles avec l’objectif affiché de
devenir le premier d’ici 2015, la marque aux trois étoiles a
définitivement distancé le japonais Sony, l’américain Motorola et
l’allemand Siemens. Avec 270 000 salariés, Samsung est le premier
employeur de Corée et représente 15 % de son PIB et 20 % de ses
exportations. En ne plaisantant qu’à moitié, de jeunes blogueurs ont
rebaptisé leur pays « Samsung-land » et suggèrent à son P-DG, qui
passe pour un satrape capricieux, de s’offrir tout bonnement la Corée
du Nord. Sur les talons de Samsung depuis 1999, Hyundai demeure
un géant des travaux publics et de la construction navale. Sa filiale
e
automobile s’est hissée en 2010 au 4 rang mondial devançant Ford
grâce à des modèles réputés pour leur confort et leur fiabilité. L.G.
est devenu en vingt ans une multinationale de la chimie et de
l’électronique. Un quart des réfrigérateurs produits dans le monde
portent son logo. La firme s’est donné pour objectif de dominer un
jour toute la gamme électroménagère et toute la filière de l’air
conditionné. Un cortège de chaebols moins connus à l’étranger mais
tout aussi performants font escorte à ce triptyque capitaliste. SK (les
anciennes filatures Sunkyung) règne sur la téléphonie mobile du pays,
POSCO (Pohang Steel Company) sur la production d’acier, Lotte,
qui, plaisamment, doit son nom à Lotte à Weimar, le célèbre roman
de Thomas Mann, sur la distribution et les loisirs, GS sur les
plastiques, Hanjin et Kumho, qui possèdent Korean Air et Asiana, les
deux compagnies aériennes rivales, sur la logistique et les transports.
N’était le risque de se répéter, une dizaine d’autres mériteraient d’être
également cités.
Au-delà des produits et des marques, les parcours se ressemblent.
Décrire un chaebol, c’est les raconter tous. Prenons le cas de Lucky
Goldstar, qui, toute proportion gardée, a moins fait parler de lui que
Hyundai ou Samsung. C’est en 1947, moins de deux ans après la
libération, que le jeune Koo In-ho, issu d’une dynastie de lettrés
confucéens, ose déroger en fondant une fabrique de cosmétiques
que, pariant sur l’avenir, il baptise Lucky, « la Chanceuse ».
Engrangés dès la fin de la guerre civile, les premiers profits sont
réinvestis dans la production de savon et de dentifrice qui inondent le
marché. En argot coréen, « lucky » a longtemps signifié dentifrice.
Viennent ensuite les objets en plastique : brosses à dents, peignes,
bassines et réservoirs. Les résultats sont tels que Koo peut acheter
une compagnie pétrolière en 1957 et, dix ans plus tard, une raffinerie.
Parallèlement, grâce aux capitaux de sa belle-famille, il fonde la
Goldstar, spécialisée dans l’électronique bon marché. En 1959, la
production de la première radio Goldstar prend aux yeux de l’opinion
coréenne l’importance d’un Spoutnik national. En moins de deux ans,
elle s’impose sur le marché américain où elle casse les prix. Il ne faut
ensuite à Goldstar que quelques années supplémentaires pour
produire des ascenseurs, des lave-linge, des réfrigérateurs, des
climatiseurs et, bientôt, des téléviseurs. Pour vendre ses produits,
Lucky et Goldstar investissent conjointement dans la distribution,
l’import-export, les assurances et s’offrent un quotidien. Elles
reçoivent en outre d’importants fonds de l’État pour contribuer au
développement du réseau électrique et téléphonique du pays.
Reprenant les rênes de la double société au début des années 1970,
le fils du fondateur renforce son réseau commercial, lance la
première carte de crédit à la consommation, investit dans de
nouveaux secteurs – pétrochimie, pharmaceutique, fibres optiques –
et ouvre les premières filiales à l’étranger, en Chine et en Europe de
l’Est. Aux manettes à partir de 1995, son héritier fait de Lucky
Goldstar, rebaptisé L.G., une compagnie résolument mondiale, qui
délocalise, acquiert concurrents ou partenaires sur tous les continents
et signe un accord avec Philips pour se partager l’électroménager
mondial. Porté par cet élan, L.G. est parti à l’assaut des nouvelles
technologies, téléphones mobiles, lecteurs, moniteurs et graveurs, et,
persuadé qu’il s’agit là d’un secteur d’avenir, s’attaque désormais aux
batteries solaires et aux technologies vertes. Si le capitalisme était
une course d’obstacles, on applaudirait le sans-faute.

Les mécanismes d’une telle expansion sont classiques, mais les


chaebols y excellent. Historiquement, ils ont parfaitement réussi à
monter en gamme. De l’agroalimentaire et de la manufacture
traditionnelle, textile et papeterie, ils sont passés à la quincaillerie et
à la chimie. De là à l’industrie lourde, aciérie, pétrochimie, à
l’équipement de masse, bâtiment, automobile, électroménager, et aux
services de masse : distribution, banque et assurance. Et de là
encore à l’électronique, à la robotique, aux nouvelles technologies et
aux biotechnologies. Les chaebols ont au fond suivi le même
parcours que les grandes entreprises européennes ou américaines,
mais beaucoup plus rapidement. Ils ont également mis en œuvre une
double stratégie d’intégration : une intégration horizontale, qui
consiste à diversifier les productions pour pénétrer et si possible
s’imposer sur tous les marchés ; une intégration verticale destinée à
contrôler, à l’amont, les sources d’approvisionnement – minerai de
fer, pétrole – sans dépendre des producteurs et à diriger, à l’aval, les
circuits de distribution. À l’heure actuelle, c’est grâce à cette logique
que Samsung, qui a la main sur ses fournisseurs de composants
électroniques, peut lancer de nouvelles gammes de portables, alors
que la défaillance de leurs sous-traitants asiatiques entrave Apple,
Sony ou Nokia. Toujours à l’affût, les chaebols n’ont raté aucune
révolution technologique, délaissé aucun marché et systématiquement
intégré la concurrence internationale à leur stratégie. Des transferts
de capitaux et de technologies, ils sont progressivement passés aux
exportations à bon marché, de là aux grands chantiers
d’infrastructure, spécialité incontestée de Hyundai, équipementier
favori des États du Golfe qui payent en pétrole, enfin aux
délocalisations et aux joint-ventures. Ils mènent désormais jusqu’à
l’obsession une stratégie de niche consistant à dominer la production
mondiale de tel ou tel produit cible. En 2010, le gouvernement coréen
estime ces niches à cent cinquante, dont les navires de transport, les
semi-conducteurs, les cartes mémoire pour ordinateur, les écrans
plats, les fours à micro-ondes, les machines à désaliniser ou les
textiles en polyester.
Le dynamisme des chaebols tient à leurs équipes : leurs salariés,
qualifiés, durs à la tâche, et qui se sont, deux générations durant,
contenté de salaires modestes ; leurs ingénieurs, méticuleux, précis,
longtemps accusés de copier les technologies étrangères, mais
capables de les maîtriser et de les améliorer ; leurs équipes
commerciales, rusées, souvent têtues, toujours infatigables ; et bien
sûr leurs directions, absolutistes, manœuvrières mais visionnaires.
Nombreuses sont les anecdotes qui courent sur les P-DG de
chaebols qui sont un peu à l’opinion coréenne ce que les maréchaux
d’Empire représentent pour les Français. En 1993, Lee Kun-hee, le
nouveau dirigeant de Samsung, craignant que le groupe s’en tienne à
l’électroménager de moyenne gamme, aurait convoqué tous ses
dirigeants à Francfort où il se trouvait pour les admonester.
« Changez tout, leur aurait-il dit, sauf votre épouse et vos enfants. »
Quelques mois plus tard, Samsung se lançait dans l’aventure du
téléphone mobile. En 2010, avec 4 550 nouveaux brevets, le groupe
s’est classé au second rang mondial des compagnies les plus
innovantes, après IBM mais avant Microsoft. Anecdote similaire chez
L.G. où, le jour de son avènement à la tête du groupe, le chairman
(« président ») Koo aurait imposé sa ligne nouvelle : « créer de la
valeur pour les consommateurs » et « respecter la dignité humaine »,
slogans actuels de la compagnie. Propagande capitaliste, culte du
chef, légende dorée ? Le fait est que, telle une armée en campagne,
les chaebols ont su, à chaque étape, se mobiliser, se transformer et
repartir de plus belle. Tous n’y sont pas parvenus. La crise asiatique
de 1997 a été fatale à des groupes comme Kia ou Daewoo, de
fâcheuse réputation en France où il fut un moment question de lui
céder Thomson pour un franc symbolique. Incapable d’honorer leurs
dettes, ils ont fait faillite et ont été démantelés. D’autres groupes ont
connu le même sort au nom de ce principe d’airain : s’adapter ou
mourir.
Prompts à mettre leurs mérites en exergue, les chaebols se font
en revanche plus discrets lorsqu’il s’agit de l’État. Libéraux par
principe et par opposition au Nord communiste, les Coréens se
méfient de la chose publique. Chung Ju-yung, le fondateur de
Hyundai, a même fait campagne à la présidentielle de 1992 sur le
thème de la pression fiscale, pourtant très clémente en Corée. L’État
a toutefois joué un rôle crucial. Mis en place en 1961, l’Office de
planification économique, rejoint par les meilleurs économistes
coréens et de nombreux consultants étrangers, a mené une politique
d’incitations et de contrôle pour éviter que l’industrialisation ne
détruise trop rapidement l’agriculture, s’assurer que l’expansion
parfois excessive des chaebols demeure en phase avec la demande
mondiale et empêcher que leur mise en concurrence ne tourne à la
guerre économique. C’est également l’État qui a poussé au virage
technologique de l’année 2000 qui a parachevé le « miracle du Han ».
C’est encore lui qui est à l’origine d’une « nouvelle donne »
environnementale et du virage des technologies vertes depuis 2008.
Les finances publiques ont su se montrer keynésiennes si
nécessaire : dans les années 1960 pour se désendetter, au début
des années 1980 pour favoriser les industries de pointe et dynamiser
le marché intérieur, en 1998 pour résorber la crise financière. Sans
abuser de la facilité protectionniste, le gouvernement coréen a
également su jouer des taux d’intérêt, des changes et des droits de
douane pour conserver aussi longtemps que possible ses avantages
comparatifs. En somme, ce n’est pas uniquement aux chaebols qu’on
doit la croissance coréenne, mais à cette subtile cogestion, à cet
efficace système de checks and balances économiques entre
secteur public et secteur privé. Aux chaebols les forces vives, la
valeur ajoutée, l’épopée tactique ; à l’État, la vision d’ensemble, le
long terme et les succès stratégiques.
Clé de l’expansion coréenne, ce partage des tâches a failli se
gripper. Au pouvoir de 1961 à 1979, le général Park Chung-hee
prétendait commander aux chaebols, qui en tiraient avantage, comme
il manœuvrait ses troupes. L’anticommunisme officiel leur permettait
de brider les salaires, de briser les grèves et de brimer les sous-
traitants. La reprise des échanges avec le Japon, la participation aux
opérations militaires américaines au Viêt-Nam dopèrent leurs carnets
de commande. Même l’étonnant caprice du dictateur, qui consacra
l’indemnité de guerre versée par le Japon à la construction d’une
gigantesque autoroute traversant un pays où ne roulaient encore que
quelques milliers de voitures étrangères, lui aurait été susurré à
l’oreille par le président de Hyundai qui projetait en grand secret de
produire une automobile populaire. Dans les années 1980, cette
collaboration bien comprise vire à la collusion. Portés par des taux de
croissance qui s’emballent, les chaebols deviennent des États dans
l’État. La corruption se généralise. Pour avoir les mains libres et
détourner les subventions, les chaebols stipendient qui leurs
ministres, qui leurs députés. Devenu gendre du général-président Roh
Tae-woo, l’héritier du groupe Sunkyung met la main sur la Société
nationale des pétroles, opportunément privatisée, et décroche la
première licence de téléphonie mobile. Investisseurs boulimiques, les
groupes maquillent leurs comptes et empruntent à fonds perdus
auprès de banques qui n’ont aucun moyen de s’y opposer. Privée de
garde-fou, l’émulation de groupe se transforme en concurrence
sauvage. En dépit d’une conjoncture internationale en berne,
Samsung se lance en 1996 dans la construction automobile. Dès
l’année suivante, Hyundai contre-attaque en rachetant à grands frais
Kia, son principal concurrent, en dépit de dettes abyssales. C’est une
économie profondément déréglée que la crise financière de 1997
asiatique frappe de plein fouet.
Pourtant, la Corée parvient à mobiliser l’énergie nécessaire pour
redresser la situation. L’élection de Kim Dae-jung à la présidence et
l’intervention du FMI remettent l’État en selle. Les chaebols trop
endettés sont sacrifiés. Comme l’arrogant Daewoo, Hyundai passe à
deux doigts du démantèlement. Des mesures draconiennes
d’assainissement sont imposées au groupe, dont le fondateur
historique doit passer la main. Strictement séparées des chaebols,
les banques retrouvent leur autonomie et renouent avec les règles
internationales du crédit. Pour relancer l’économie, le gouvernement
débloque les salaires et ébauche un premier filet de protection
sociale. Cela dope le marché intérieur tout en mettant un terme à
l’avantage comparatif dont avaient longtemps bénéficié les chaebols.
L’État se lance aussi dans une série de grands travaux : titanesque
poldérisation de la baie d’Incheon, au débouché du fleuve Han sur la
mer Jaune, projet de nouvelle capitale et, plus récemment,
aménagement des grands fleuves. Ayant repris son leadership
stratégique, l’État assigne à coups de subventions et d’incitations
fiscales de nouveaux moteurs de croissance à l’économie :
technologies de l’information et de la communication,
nanotechnologies, biotechnologies et industries culturelles. De
nouvelles entreprises en bénéficient, concurrençant les chaebols
dans ces secteurs porteurs. Un arsenal réglementaire vise enfin à
rapprocher l’économie coréenne des standards internationaux :
ouverture aux capitaux étrangers pour favoriser les joint-ventures,
comme celle qui lie depuis 2000 Renault-Nissan à Samsung ; lutte
contre les fraudes aux copyrights et les ententes illicites, comme
l’accord secret entre Samsung et Hynix sur les semi-conducteurs,
condamné par la justice en mai 2010. L’objectif consiste à tirer
pleinement profit de la mondialisation de l’économie. En confrontant
les chaebols à la concurrence internationale, les pouvoirs publics les
contraignent à renoncer à leur rente de situation et à innover pour
défendre leurs positions puis développer de nouveaux produits. En
contrepartie, la Corée a beau jeu d’accroître sa pénétration sur les
marchés extérieurs. La signature, le 2 avril 2007, d’un accord de
libre-échange avec les États-Unis consacre cette nouvelle orientation
politique. D’aussi grande portée commerciale que le traité de libre-
échange nord-américain de 1994, cet accord, qui prévoit une
réduction de 90 % des droits de douane dans les secteurs agricole,
automobile, pharmaceutique et audiovisuel, a été violemment attaqué
et continue à susciter nombre de réticences. Il n’en confirme pas
moins que pour les États-Unis, et leurs partenaires de l’OCDE, la
Corée constitue désormais un pilier fondamental de l’architecture
économique planétaire.

Où en est-on aujourd’hui ? Les chaebols demeurent le principal


levier de la croissance coréenne mais ne la dominent plus comme
avant. Les prévarications sont régulièrement dénoncées et punies. Le
P-DG de Samsung a été condamné en 2008 à une amende record de
100 millions de dollars pour fraude et corruption. Les dirigeants de
Hyundai et de SK ont connu des difficultés analogues. Des preuves
de collusion avec les autorités japonaises d’occupation ont été mises
à jour, impliquant Samsung et le groupe Lotte, d’ailleurs basé à
Tokyo. Les opposants à l’actuel président, l’impopulaire Lee Myung-
bak, dénoncent régulièrement son inféodation au groupe Hyundai dont
il a été un des dirigeants pendant près de trente ans. Les réflexes
claniques des chaebols passent désormais pour des comportements
d’un autre âge, ceux du groupe Samsung par exemple où les postes
clés sont confisqués par la famille du président Lee. Son fils dirige
Samsung Electronics, sa fille aînée, la chaîne hôtelière Shilla, sa
cadette, le groupe de médias Cheil, sa première sœur, le papetier
Hansol et sa seconde sœur, les grands magasins Shinsegae –
Napoléon n’en usait pas autrement avec les membres de sa famille.
Des contre-modèles de bonne gouvernance sont opposés aux
chaebols, comme le groupe sidérurgique POSCO, cinquième
entreprise du pays, qui n’appartient à aucune famille, ou le chimiste
OCI, sacré premier producteur de valeur ajoutée en 2010. À la
cogestion initiale État-chaebols est en train de se substituer une
nouvelle cogestion triangulaire État-chaebols-entreprises innovantes
plus équilibrée, plus stimulante et plus à même de répondre à la
dépression mondiale. Une fois encore, le phénix coréen a su renaître
de ses cendres.

Le travail, valeur suprême


Osons une lapalissade : ses succès, la Corée les doit aux
Coréens. Or si le temps a passé, l’esprit de revanche ne s’est pas
émoussé. La déliquescence de la monarchie finissante, l’exploitation
sous l’occupation japonaise, les destructions de la guerre et le drame
de la partition demeurent présents dans les esprits. Pour surmonter
ces tragédies et tout reconstruire, il a fallu déployer une telle énergie
qu’aujourd’hui encore, comme si le couronnement de ces efforts n’y
avait rien changé, elle continue à électriser toute la population. En
2010 comme en 1953, les Coréens s’investissent comme s’il fallait
encore et toujours rebâtir. L’épée de Damoclès suspendue au Nord y
est sans doute pour quelque chose. Bon an mal an, les Coréens
s’attendent à ce que la situation se dégrade, qu’un nouveau conflit
éclate et qu’une fois encore il faille se retrousser les manches et
repartir de zéro. Puisque l’avenir est sombre, autant s’y préparer.
Plus ouvertes sur le monde, plus hédonistes, plus prospères, les
générations actuelles donnent parfois le sentiment de dételer. Les
cousins coincés au Nord définitivement perdus de vue, le vivre et le
couvert douillettement assurés, ce qui motive vraiment les jeunes
serait plutôt le portable dernier cri. Pourtant, à regarder de plus près
les bandes dessinées ou les jeux vidéo dont tant de jeunes sont
friands, soixante-cinq ans après la libération, l’obsession japonaise
demeure toujours aussi vivace. Dans un classique du genre, Haro sur
le Sud !, saga futuriste que Lee Hyun-se a commencé à dessiner en
1994, Corée et Japon se déclarent une guerre high-tech dont les
héros sont des adolescents prêts à mourir pour leur pays. En 1998,
au plus sombre de la crise financière, les Coréens se sont rués dans
les services publics pour faire don de leurs bijoux à l’État et renflouer
les caisses. Au premier rang, des cohortes de jeunes filles. Peu
importe l’âge : si le pays est menacé, pas question de se laisser
faire.
Tant pour faire pièce au Nord qu’industrialiser le pays tambour
battant, la dictature n’a pas ménagé cette opiniâtreté. « D’abord la
croissance, ensuite le bien-être ! » était le slogan favori du général
Park. De l’école à l’armée et de l’armée à l’usine, l’ensemble de la
société était enrégimenté. Exploités, mal payés, sans voix au
chapitre, les ouvriers constituaient les sans-grade de cette
mobilisation économique généralisée. Le souvenir de ces générations
sacrifiées, qui ont maintenant dépassé l’âge de la retraite, ne s’est
pas perdu. On fredonne toujours en Corée la Complainte des quatre
saisons, que chantaient jadis les employées des filatures, à voix
basse pour éviter les réprimandes. « Voici venir le printemps, mais
ses fleurs ne sont pas pour moi, prisonnière de ma machine à
coudre. Voici venir l’été, ses moissons et ses fêtes, mais je dois
coudre et encore coudre. Voici venir l’automne, mais ses fruits ne
sont pas pour moi. Et voici venir les neiges de l’hiver, je couds
toujours et je suis blanche comme la mort. » Rançon de la
mondialisation, on a récemment produit une version rap de ce Temps
des cerises coréen. Si avec la démocratisation du pays, à la fin des
années 1980, les conditions sociales se sont progressivement
améliorées, l’ardeur au travail ne s’est pas démentie.
L’encasernement a disparu, mais on continue à travailler dur. Il s’agit
toujours de porter la croissance. Mais désormais, il s’agit aussi de
montrer aux Japonais, aux Américains et au reste du monde de quoi
la Corée est capable. Corollaire patriotique, on achète si possible
coréen pour soutenir le marché et le maintenir coréen. De nos jours,
même si rien ne l’interdit, acheter une automobile ou un portable de
marque étrangère n’est pas très bien vu. S’ajoute à cela la crainte de
la Chine, de ses produits de qualité médiocre, des conditions
accueillantes qu’elle offre aux chaebols pour délocaliser. En Corée,
pas de doute, croissance et patrie sont un seul et même combat.
Édith Cresson, lorsqu’elle était Premier ministre, défraya la
chronique en traitant les Japonais de fourmis. La comparaison
manquait d’élégance. S’agissant de la Corée, tentons un registre
d’une autre trempe : ses habitants sont de nouveaux Spartiates. Leur
acharnement au travail dans un environnement hostile, brûlé par le
soleil en été et glacial en hiver, où, à Séoul même, balayée par les
blizzards sibériens, le thermomètre descend à vingt degrés sous
zéro, leur résistance à la douleur, à la fatigue et au stress, leur force
physique à l’école, à l’armée comme dans les salles de taekwondo, le
sport de combat national, rappellent la vertu des anciens Grecs. Les
écoles privées où nombre d’adolescents s’astreignent à une discipline
draconienne pour préparer leurs examens s’appellent d’ailleurs des
« Sparta ». Les héros nationaux ont tous été élevés à la dure et
demeurent des modèles de frugalité, à l’image de l’inoxydable
fondateur du groupe Hyundai. Fils de paysans, Chung Ju-yung,
discipline ou affectation, préféra toute sa vie la marche à pied aux
limousines et la vie simple et frugale de ses employés au confort
douillet des parvenus. Sous le manteau, on cite aussi ses maîtresses
et ses nombreux enfants, tous de mère différente : l’énergie
amoureuse fait également partie de la panoplie du surhomme coréen.
Tout est prétexte à aguerrir cette dureté. À l’école, combats à main
nue et châtiments corporels ne sont pas rares. D’une durée de dix-
huit mois, le service militaire est réputé pour ses brimades
physiques : marches forcées en pleine canicule, plongées sous la
glace en hiver. Une dizaine d’appelés trouvent la mort chaque année.
Résultat, comme le rappelle le musée des Armées à Hô Chi Minh-
ville : « De toutes les troupes engagées au Viêt-Nam durant la
guerre, les plus cruels furent les Coréens. » On souligne souvent
l’influence du confucianisme sur la croissance coréenne, mais il y
entre aussi une bonne part de force, de bravoure et de défi physique.
Cette robustesse, dont les Coréens ne sont pas peu fiers, explique
sans doute la violence des conflits du travail. Voici en effet une
population placide, laborieuse et policée, mais qui explose
régulièrement en manifestations très dures aussi durement
réprimées. Grévistes, le crâne ceint d’un bandeau rouge, et policiers,
caparaçonnés comme des guerriers de science-fiction, n’hésitent pas
à faire le coup de poing, sans craindre plaie ni bosse. Durant la
dictature, protestations et syndicats étaient systématiquement
réprimés. Pourtant issu du peuple, le P-DG de Hyundai se targuait
d’être un impitoyable briseur de grèves. La violence constituait le seul
moyen de se faire entendre. En 1970, le jeune Jeon Tae-il, employé
quatorze heures par jour dans une filature depuis l’âge de dix-sept
ans, finit par s’immoler par le feu pour alerter l’opinion et obtenir que
les rares mesures sociales votées par le Parlement soient enfin
appliquées dans les ateliers. Les travailleurs coréens s’y réfèrent
aujourd’hui comme au martyr de leur cause. Romans, films et bandes
dessinées célèbrent son sacrifice. Violentes furent également les
manifestations étudiantes dans les années 1980 et bien plus violente
encore la répression. Le 27 mai 1980, à Gwangju, la métropole du
Sud-Ouest, la police tire à bout portant sur une foule désarmée,
faisant 150 morts. De ce massacre date l’épopée du mouvement
démocratique qui, sept ans plus tard, contraindra l’armée à rentrer
dans ses quartiers et à remettre le pouvoir aux civils. Le sort des
ouvriers s’est alors amélioré, des droits leur ont été reconnus, mais
bien en deçà des autres pays développés. Les horaires de travail
demeurent extensibles, les congés payés chichement comptés, une
dizaine de jours tout au plus. Dans les PME, les protections sont le
plus souvent négligées. Le dialogue avec le patronat reste donc très
dur et achoppe encore sur les principes de base. Condition sine qua
non pour être recruté chez Samsung, il faut renoncer à se syndiquer.
Tout contrevenant est immédiatement licencié. On comprend la part
croissante que prennent les travailleurs coréens dans le mouvement
altermondialiste.
Quelles qu’en soient les conditions, on n’imagine pourtant pas
d’alternative au travail. Travail et vie sociale sont indissociables.
L’entreprise constitue une société en soi où il faut faire bonne figure,
nouer des amitiés, voire se marier, puisque les Coréennes ne se
contentent plus de rester au foyer. Pour souder les équipes et solder
les tensions, les patrons invitent souvent leurs employés à dîner et
surtout à boire. Pas question de refuser : on risquerait la quarantaine.
Or, en Corée, il n’y a pas de pire cauchemar que d’être exclu du
groupe auquel on appartient. L’ensemble de la hiérarchie sociale
dépend des fonctions occupées. Les chaebols et notamment
Samsung occupent le sommet, avant même les hauts fonctionnaires.
Viennent ensuite les agents publics, les PME et le petit commerce.
Même le monde parallèle des jeux et des établissements de plaisir,
rackettés par une mafia besogneuse qui inspire tant les cinéastes, a
sa hiérarchie, ses patrons, ses contremaîtres et ses rites
professionnels. Quant aux jeunes, aux étudiants, aux chômeurs, aux
personnes âgées qui refusent de dételer, ils se procurent un arbeit,
c’est-à-dire un petit job de serveur, de livreur ou de gardien de
parking, peu qualifié et encore moins bien rémunéré. Personne ne se
rappelle au demeurant pourquoi le mot allemand qui signifie travail
s’est imposé. En théorie économique, on parlerait de chômage
déguisé. En Corée, il s’agit de ne pas rompre avec la communauté
laborieuse. Le pays a définitivement renoncé à l’oisiveté
aristocratique de jadis, vouée à la philosophie et à la calligraphie.
S’abstenir de travailler n’est ni patriotique ni convenable. Les
chômeurs, qui représentent environ 3 % de la population active, se
font le plus discrets possible. Dans la Corée d’aujourd’hui, ne pas
travailler, c’est être coupé de la communauté nationale, c’est n’être
plus tout à fait coréen.
Trouver à s’employer, à vrai dire, n’est pas un problème. La Corée
est une société de services. Un coup de fil suffit, tout vous est livré à
domicile : vos courses, vos chaussures cirées, votre linge repassé,
les films ou les livres dont on parle et même, si nécessaire, les
gadgets informatiques dernier cri. Les taxis sillonnent les villes jour et
nuit et sont disponibles pour la moindre course. Quelle que soit
l’heure, l’idée même qu’il puisse être difficile de se restaurer à plus de
cent mètres de chez soi n’effleurerait pas le plus pessimiste des
Coréens. Les renseignements téléphoniques fonctionnent, les
magasins ferment rarement et les épiceries jamais. Traduit en coréen
comme tant de romans français, Vous plaisantez, Monsieur Tanner,
dans lequel Jean-Paul Dubois narre ses déboires avec tous nos
corps de métier, s’est heurté à un mur d’incompréhension. En Corée,
électriciens, plombiers ou garagistes sont disponibles quand on les
contacte et consentiraient naturellement un rabais s’ils ne finissaient
pas dans les temps. Pour répondre à la demande, il y a toujours de
quoi faire. Près d’un tiers des salariés sont autoentrepreneurs, taux
trois fois supérieur au reste de l’OCDE où il n’atteint pas 10 %. Des
milliers de boutiquiers à la petite semaine, de cordonniers, de livreurs
et de réparateurs en tous genres contribuent à l’effervescence d’une
société toujours prête à en faire davantage. Les salaires ayant
rattrapé ceux de l’OCDE, ce sens du service constitue sans doute le
nouvel avantage comparatif de la Corée. C’est un des principaux
atouts des téléphones Samsung sur le marché européen : le service
après-vente est efficace et les dépannages immédiats. Selon Henri
Proglio, P-DG d’EDF, c’est ce même sens du service et de l’attention
due au client qui, en décembre 2009, a permis à un conglomérat
coréen (Hyundai, Samsung et la compagnie nationale d’électricité) de
remporter le « contrat du siècle », la construction des quatre
centrales nucléaires d’Abu Dhabi, pour un montant de 20 milliards de
dollars.
La question du service prête parfois à contresens. On y voit la
facette archaïque et tiers-mondiste d’une croissance trop rapide. Il
n’en est rien. La société coréenne est si extravertie que tout le monde
y sert tout le monde. Tel étudiant, barman en arbeit le soir, fera appel
à une repasseuse le lendemain. Et cette élégante cliente d’un salon
de beauté accueillera demain le public au guichet d’une banque ou
d’une administration. Le service n’est vécu ni comme une servitude ni
comme une malédiction, mais comme un rôle à tenir, une expérience
pratique, une situation temporaire. Qu’il soit chômeur ou salarié,
célibataire ou père de famille, artiste ou pasteur, le Coréen est un
entrepreneur qui, sur le moment, fait avec ce qu’il a, mais couve dans
le secret de ses cartons deux ou trois projets d’avenir. Il s’agit
souvent de plans sur la comète, l’ébauche d’un commerce improbable
ou la maquette d’une invention mirobolante et ces chimères peuvent
coûter cher. Beaucoup s’y ruinent. Depuis 2000, le taux d’épargne
des ménages se réduit à mesure que le recours au crédit se
généralise. Le monde du travail n’est pas tendre en Corée. Les
mauvais payeurs, les usuriers et les escrocs y croisent en eau
trouble. Il faut être aussi tenace que résistant pour faire son trou.
Mais l’esprit d’entreprise l’emporte. À ce titre, Kim Woo-choong reste
une référence, un héros. Né en 1936 dans une famille aisée proche
du général Park Chung-hee, tout le destinait à décrocher une
confortable sinécure dans un chaebol ou dans la haute administration.
À trente ans, Kim préfère pourtant se jeter dans la mêlée. Reprenant
une petite entreprise textile rebaptisée Daewoo, « le monde est à
nous », il en fait en trente ans le second chaebol coréen, brassant
tous les secteurs de l’économie, le bâtiment, les machines-outils,
l’électroménager, l’automobile, les hélicoptères et l’industrie
d’armement. Cette boulimie fondée sur l’endettement finit par
trébucher sur la crise financière de 1997. Daewoo a été vendu à
l’encan. Mais quelle aventure ! Nombre de salariés y rêvent encore le
soir, au sortir de leurs bureaux, lorsqu’il s’agit d’oublier la routine, la
hiérarchie et les traites de fin de mois. Et si nous avions là une des
clés du dynamisme coréen, la soif de l’aventure ?

Tous à l’université
L’homme est un animal politique, disait Aristote. Le Coréen, lui,
serait plutôt un animal scolaire. La formule est facile mais ne manque
pas de justesse. Bon an mal an, un Coréen sur quatre est en
formation. Le moindre quartier, le moindre village arbore avec fierté
son école primaire, bâtiment austère et imposant, son terrain de
sport et de récréation, vaste, ratissé de près, et son drapeau
national, hissé tous les matins. Depuis les années 1980, collèges et
lycées se sont multipliés sur tout le territoire. Le pays compte
actuellement plus de cent universités, publiques ou privées,
généralistes ou techniques, élitistes ou démocratiques, dont plus d’un
tiers à Séoul. Il n’est pas un lycéen, ni une mère de famille, qui ne
rêve aux trois plus prestigieuses d’entre elles : Séoul nationale, Koryo
et Yonsei. Pour les désigner, on use de l’acronyme SKY, qui parle de
lui-même. Depuis une trentaine d’années, les boîtes à bac, les
incontournables hagwon, ont poussé comme des champignons. À
l’exception des plus pauvres et des plus paresseux, les adolescents
s’y pressent en nombre pour accroître leur chance de réussir aux
examens. Devenus adultes, ils hantent les cours du soir dans l’espoir
d’embellir leur CV ou, tout simplement, d’améliorer leur culture
personnelle. Le diplôme est toujours un signe de réussite. Même les
vedettes de l’écran ou les idoles sportives affichent
consciencieusement leurs titres universitaires, pourtant de
complaisance. Ce bachotage obsessionnel a sa hiérarchie : les
répétiteurs, les instituteurs, les professeurs et, au sommet, les
universitaires, héritiers respectés des lettrés confucéens. En coréen,
où la grammaire sert d’étiquette, ils ont droit au mode de politesse le
plus soutenu. Le titre d’instituteur ou de professeur s’emploie
couramment au sens de « Monsieur ». Même l’appellation
d’« étudiant », d’usage courant lorsqu’on s’adresse dans la rue à un
jeune pour lui demander un renseignement, a une connotation
flatteuse. De près ou de loin, la majorité des Coréens appartient à
une association d’anciens. Ces amicales sont aussi actives dans le
secondaire que dans le supérieur. La haute société américaine est
WASP, white anglo-saxon protestant. Son homologue coréenne est
KS, Korean standard au sens officiel de l’acronyme, mais aussi parce
qu’elle est passée par le lycée Kyonggï, un des plus chics de la
capitale, avant d’entrer à l’université nationale de Séoul.
Les résultats sont là pour conforter cet engouement. Depuis une
génération, l’illettrisme a complètement disparu en Corée : 100 %
des enfants vont à l’école et au collège, où ils apprennent à maîtriser
l’écriture coréenne, mais aussi l’alphabet latin et des rudiments
d’idéogrammes chinois. Ils acquièrent aussi de bonnes bases de
calcul. Si quelques mauvais garçons décrochent parfois avant le
lycée, choix risqué qui leur ferme les portes du service militaire et,
plus tard, des emplois à responsabilité, 97 % de leurs condisciples
continuent si possible jusqu’au niveau de la terminale. À l’issue du
lycée, près de 90 % des jeunes se dirigent vers le supérieur. Une
bonne moitié d’entre eux (55 %) entre à l’université pour y décrocher
une licence, qui dure quatre ans en Corée. Les autres s’inscrivent
pour deux ans en écoles de commerce ou en instituts de technologie.
Les discriminations à l’encontre des jeunes filles, qui, jadis,
n’étudiaient pas ou qu’on orientait vers des finishing schools ou des
« universités féminines », ont définitivement pris fin. Quant à tous
ceux qui, malgré tout, auraient échappé aux mailles du filet éducatif,
des cours de rattrapage sont proposés le soir et le week-end. Au
total, les Coréens constituent aujourd’hui une des populations les
mieux formées de la planète. Dans le monde, seuls les Finlandais
obtiendraient de meilleurs résultats. Le président Barack Obama l’a
d’ailleurs souligné dans plusieurs de ses discours publics, incitant les
Américains à méditer le cas coréen. À chaque étape de son
développement, le pays a pu compter sur le niveau de formation qui
lui était nécessaire. Sous l’occupation japonaise, l’habileté de ses
artisans a facilité la première greffe industrielle, au nord de la
péninsule. Après guerre, le développement de l’enseignement
technique a canalisé les jeunes ruraux vers les filières
professionnelles nécessaires à la reconstruction. La scolarisation
généralisée a enfin donné naissance à la Corée d’aujourd’hui qui
investit désormais massivement dans la recherche. Le « miracle du
fleuve Han » a commencé à l’école et se prolonge à l’université.
La soif d’apprendre ne se décrète pas. Si elle taraude intensément
les Coréens, c’est qu’ils n’imaginent pas d’autres moyens d’accéder à
la société et de s’y faire une place. L’école coréenne est avant tout
un lieu de socialisation qui enseigne à vivre en groupe et à développer
son potentiel. Cet apprentissage commence rudement. Nombre de
bandes dessinées, de séries télévisées et maintenant de blogs
soulignent le désarroi des lycéens, engoncés dans leur uniforme,
tenus par des maîtres sévères jusqu’à la cruauté, confrontés aux
sarcasmes et à la violence de leurs condisciples. Dans Notre héros
défiguré, un étonnant roman publié en 1987, qui est aussi une
réflexion sur la dictature, Yi Mun-yol dresse le portrait subtil d’un
adolescent qui, après s’être opposé par idéalisme au dur qui
terrorisait son école, finit par être fasciné et se rallier à lui, jusqu’à
devenir son bras droit, son ami et son défenseur. L’université laisse
en général un bien meilleur souvenir à ceux qui y sont passés. Après
l’effort secondaire, le réconfort supérieur. Il ne s’agit pas moins du
même rituel d’insertion, auquel pour les garçons s’ajoutent les dix-huit
mois de service militaire, souvent amers mais combien émollients. Il a
fallu du temps pour que le système éducatif ouvre ses portes en
grand. À l’époque japonaise comme sous la dictature prévalait un
strict numerus clausus politique et social. Seuls les soutiens
confirmés du régime pouvaient inscrire leurs fils à l’université. Mais
avec la démocratisation, pour laquelle de nombreux étudiants ont
donné leur vie dans les années 1980 où l’armée n’hésitait pas à
réprimer les manifestations dans le sang, la donne s’est inversée. S’il
en a le niveau, tout Coréen intègre l’université. Pour sélectionner les
candidats, un concours a été instauré à l’échelle nationale et tous y
sont astreints. Année après année, les patrons de chaebols et les
politiciens en vue s’efforcent d’inscrire leur progéniture dans les
meilleurs établissements sans sacrifier à ce rite. Peine perdue : leurs
manœuvres font scandale et aboutissent rarement. En Corée, la
démocratie est avant tout une méritocratie.
On souligne souvent les dérives de l’éducation en Asie, qui,
spécialement en Corée, pousseraient les jeunes au désespoir et au
suicide, mais paradoxalement, ce sont les Coréens les plus critiques.
Ils trouvent leur système beaucoup trop compétitif. À l’instar des
chaebols, les universités coréennes sont classées. Réactualisé
année après année par le quotidien Joongang, indépendant du
ministère de l’Éducation, ce palmarès est pris très au sérieux. Pour
intégrer les meilleures universités, il faut non seulement réussir le
concours national d’entrée, mais sortir parmi les premiers. Cette
obsession rendrait les familles hystériques, un peu comme si, chez
nous, une génération tout entière devait se présenter à la fois à
Normale sup, à Polytechnique et à l’ENA. Inscrits en cours particuliers
dès le plus jeune âge, condamnés aux boîtes à bac à l’adolescence,
les jeunes ne seraient plus que des singes savants, égoïstes et
capricieux, esclavageant leurs parents sans vergogne. Effet pervers,
tout se jouant au moment du concours d’entrée, les étudiants ne
songeraient plus par la suite qu’à rattraper le temps perdu en
sombrant dans la débauche et dans l’alcool. L’enseignement serait en
outre beaucoup trop conformiste. Ne visant en définitive qu’à
sélectionner, il privilégierait la mémoire quantitative au détriment de la
créativité qualitative. Il broierait impitoyablement individualité, talents
et originalité, pourtant indispensables au renouveau économique. La
suffisance et l’insuffisance des jeunes diplômés, dénués de tout sens
pratique, sont régulièrement dénoncées par les chaebols, qui ne
recrutent pourtant que les meilleurs. Depuis une dizaine d’années, ils
ont dû se résoudre à mettre en place des formations ad hoc pour
préparer leurs nouvelles recrues à la vie professionnelle. Quant aux
autres, issus d’universités de moindre prestige, ils ont de plus en plus
de mal à trouver un emploi et doivent longtemps survivre
d’expédients. Depuis l’élection présidentielle de 2007, qui s’est
longuement penché sur leur cas, ils forment la génération « 880 000
wons », l’équivalent en parité de pouvoir d’achat de ce qu’en Europe,
(4)
suite à l’enquête à succès de deux journalistes italiens , nous
appelons la « génération 1 000 euros ».
Mais il y a pire. À force d’être sélectif, le système se serait
retourné contre la démocratie qu’il était censé conforter. À moins d’un
miracle, réussir le concours national nécessite de vivre à Séoul, de
fréquenter les bons lycées, de s’inscrire dans les meilleures boîtes à
bac. Chaque année, le lauréat du concours national jure
solennellement avoir étudié seul, dans un établissement banal, sans
l’aide d’aucun tuteur. Personne n’y croit. Pour les moqueurs, cette
fable relève des « grands mensonges nationaux », au même titre que
le commerçant qui prétend vendre à perte, la jeune fille qui ne songe
pas au mariage ou la grand-mère qui, à chaque anniversaire,
déclare : « Maintenant, je peux mourir. » À l’université, la sélection
par l’argent joue de plus belle. Toutes les universités sont payantes.
Destinés à l’origine aux enfants méritants des milieux défavorisés, les
établissements publics sont chers. Mais les universités privées sont
hors de prix. Or, à l’exception de l’université nationale de Séoul, les
meilleurs établissements sont privés. Entre droits d’inscription, cours
annexes, achat de polycopiés, logement et argent de poche, étudier
à Yonsei, par exemple, coûterait de 30 000 à 40 000 euros par an.
Située en plein Séoul sur un immense campus où de pittoresques
bâtiments de style néo-Tudor voisinent avec des constructions high-
tech, dont le meilleur hôpital du pays, Yonsei offre à ses étudiants
des conditions de rêve, mais au terme de quels sacrifices. Comme
les bourses sont rares et congrues, les familles s’endettent au-delà
du raisonnable. Prêts étudiants sur vingt-cinq ans, emprunts familiaux,
hypothèques, second emploi pour la mère : tous les expédients y
passent. Globalement, le coût annuel moyen d’un étudiant coréen,
secondaire compris, est d’environ 10 000 euros. Les autres pays de
l’OCDE arborent des taux voisins. Mais la répartition de la charge est
radicalement différente. En Europe et même en Amérique, le soutien
de la collectivité publique est déterminant. En France, il est de 84 %.
En Corée, c’est l’inverse : 76 % de la dépense incombe aux familles.
Même le Japon, avec 68 %, n’en est pas à ce point. À court terme,
ce système bénéficie à l’équilibre des finances publiques que grève
partout ailleurs le budget de l’éducation. À long terme en revanche, il
pèse sur la démographie. Étant donné que les frais de scolarité
peuvent dépasser 40 % des dépenses du ménage, les familles
préfèrent s’en tenir à deux enfants, au maximum trois. Les fratries
nombreuses, typiques de la Corée des années 1960, ont totalement
disparu. Le retournement démographique est même si violent qu’à
continuer sur sa lancée, la population pourrait devenir en 2050 une
des plus âgées de la planète. Tous les Coréens en ont conscience,
mais rien n’y change. Les dépenses d’éducation continuent leur
course exponentielle.
On aurait toutefois tort de pronostiquer l’effondrement du système.
Sa faculté d’adaptation reste la force de la Corée. Elle a joué pour
son économie, elle bénéficie maintenant à son éducation. L’objectif de
la scolarisation généralisée ayant été atteint, il s’agit désormais de
passer au niveau supérieur. La Corée n’ambitionne ni plus ni moins
que de devenir un des pôles d’excellence mondiaux en formation et
en recherche. Cela nécessite des fonds considérables. Les chaebols
sont mis à contribution. À l’origine, ce sont des associations privées,
souvent religieuses, qui finançaient les universités coréennes. Yonsei
porte encore le nom de ses deux fondateurs en 1885, les pasteurs
Young et Severance. Ce sont les Jésuites qui ont créé l’université de
Sogang, à l’ouest de la capitale, et, dit-on sous le manteau, la secte
Moon qui soutiendrait l’université Sejong. Depuis les années 1980, les
entreprises ont pris le relais. Samsung contrôle l’université
Sungkyungwan de Séoul et Hyundai celle d’Ulsan. En 1986, le groupe
sidérurgique POSCO a tout bonnement créé la sienne, sur la côte est
du pays, l’université des sciences et des technologies de Pohang,
plus connue sous le nom de Postech. En vingt-cinq ans, il en a fait un
des premiers centres scientifiques d’Asie, doté de son propre
synchrotron et d’un centre précurseur en biotechnologies. Depuis la
crise de 1997, les investissements privés se sont encore accrus. De
2005 à 2010, Samsung et L.G. annoncent avoir consacré 50 milliards
de dollars à la recherche, dont une bonne part au profit des
universités. L’État n’est pas en reste. Ouvert en 1971, le KAIST
(Korean Advanced Institute of Science and Technology) est devenu
un centre d’excellence en informatique et en robotique. Depuis 2000,
l’État s’est en outre doté d’un réseau d’instituts polytechniques qui
délivrent des diplômes en deux ans, destinés à fournir aux entreprises
les cadres dont elles ont besoin. L’État s’efforce également de
décongestionner la capitale en favorisant la constitution en province
de pôles universitaires mixtes, publics et privés, si possible
spécialisés. C’est à Daejon, au centre du pays, où trône le KAIST,
que palpite le cœur scientifique du pays et se développe sa « Silicon
Valley ». Au même titre que les chaebols, les universités privées sont
un levier du développement. Mais la concurrence excessive à laquelle
elles se livrent pour attirer les meilleurs étudiants nécessite d’être
canalisée. En science comme en économie, il s’agit pour l’État
d’affirmer son rôle de stratège.
Persuadée que l’éducation constitue un marché mondial, l’université
coréenne est en train de s’internationaliser. L’obsession linguistique
avait déjà entrouvert la porte. Les Coréens considèrent à tort ou à
raison que leur avenir dépend de leur maîtrise de l’anglais. Depuis
trois décennies, des hordes de lecteurs américains, canadiens ou
australiens autoproclamés écument la moindre école du pays pour
tenter d’y inculquer leur langue, avec des résultats il faut bien dire
mitigés. Pour recueillir le précieux sésame à sa source, les étudiants
les plus aisés se sont mis à émigrer en masse, qui aux États-Unis,
qui en Australie ou en Nouvelle-Zélande, où ils ont été accueillis à
bras ouverts. En 2003, Comment maîtriser définitivement l’anglais,
une comédie populaire, a obtenu un beau succès en se moquant sans
retenue de cette hantise nationale. Certains parents ne sont-ils pas
allés jusqu’à faire inciser la langue de leurs rejetons pour les aider à
mieux prononcer le redoutable « th » anglo-saxon ? L’émigration
linguistique en a entraîné d’autres. Les étudiants coréens ont pris
l’habitude d’aller se former un peu partout, en affaires aux États-Unis,
en technologie en Allemagne, en sciences sociales en France ou
encore en chant en Italie. Ces expériences ont déssillé bien des yeux.
On s’est aperçu que l’enseignement coréen, aussi routinier que daté,
pouvait être amélioré. Des ponts d’or ont été offerts aux professeurs
des meilleures universités pour venir enseigner en Corée. L’Américain
Robert Laughlin, prix Nobel de physique en 1998, a même été
nommé un moment président du KAIST. Les résultats ne se sont pas
fait attendre. Depuis 2005, il y a plus de Coréens admis à Harvard et
à Yale que de Chinois et d’Indiens. Aujourd’hui, les efforts portent sur
les étudiants étrangers. Les universités rivalisent d’initiatives pour les
attirer. Les campus font peau neuve, à l’image de l’université féminine
d’Ewha, au cœur de Séoul, réorganisée en profondeur par Dominique
Perrault, l’architecte de la Bibliothèque nationale François-Mitterrand.
Postech a lancé des bourses réservées aux étrangers. Certes, la
balance étudiante coréenne demeure déficitaire. Il y a près de trois
fois plus de Coréens qui étudient à l’étranger que d’étrangers qui
étudient en Corée. Mais le pli est pris, notamment en Asie. Le
système éducatif coréen n’est pas parfait. Son financement pose un
grave problème et il a affaire à forte concurrence. Il n’en faut pas
moins compter désormais avec lui.

Notes
(1) Témoignage recueilli par l’auteur en juillet 2010.
(2) Le lancement effectué le 10 juin 2010 a été un échec.
(3) Film de Im Sang-soo diffuse hors de Corée sous le titre anglais The Housemaid.
(4) Generazione 1 000 euro, d’Alessandro Rimassa et Antonio Incorvala, publié sur Internet
en 2005.
Chapitre II

AU CŒUR DU CYBERMONDE

Le triomphe de la cyber-Corée
Scène de la vie ordinaire à Séoul. Un dimanche, dans un des
quartiers latins qui fleurissent autour des trente universités que
compte la capitale. Kim et Lee, deux étudiants coréens, se sont
donné rendez-vous pour un dîner entre amis. Petite difficulté qui
déconcerte beaucoup les étrangers, les rues coréennes n’ont pas de
nom. Ce sont les pâtés de maisons qui en portent et on les connaît
rarement. On se retrouve à tâtons, en prenant des repères. Kim a
proposé à Lee de l’attendre devant l’épicerie Lotte, à droite d’un
concessionnaire Samsung. Mais Lee, qui connaît mal le coin, passe
devant trois boutiques Samsung sans trouver. Son portable comprend
une fonction GPS qu’il active tout en appelant Kim. Se pose alors la
question du restaurant. Kim, qui a des goûts exotiques, aimerait bien
un italien. Son application Naver lui indique le plus proche, Primo
Bacchio, un franchisé coréen, à deux rues de là. « Entrez, entrez vite,
Messieurs les clients, et soyez les bienvenus » leur hurle le serveur,
qui, débordé par l’affluence, oublie pourtant de leur apporter le menu.
L’établissement possède sa page interactive sur le Net. Pour
commander, il suffit de cliquer. Lee est tenté par une saltimbocca alla
romana tout en se demandant de quoi il peut bien s’agir. Un coup
d’œil sur le portail Daum le renseigne. Prudent, il préfère se rabattre
sur les lasagnes. Le temps que les plats arrivent, Kim montre à son
ami, qui n’en croit pas ses oreilles, son dernier score sur Lineage II,
le jeu vidéo à la mode. Visiblement, il est moins doué avec les
spaghettis, qu’il a du mal à maîtriser. Lee immortalise la scène et
envoie aussitôt la photo à Kim par e-mail. Mais voici que leurs deux
téléphones se mettent à vibrer en même temps. Park, leur ami à tous
deux, vient de leur envoyer un message conjoint : « Venez me
rejoindre, je suis en train de télécharger deux ou trois vidéos. » Kim
et Lee se lèvent de table et se dirigent vers la caisse. Primo Bacchio,
bien sûr, accepte le paiement par mobile, plus rapide et plus sûr que
les cartes de crédit. Il en sera de même pour le taxi, hélé au coin de
la rue. Car Park n’habite pas tout près. Où exactement ? Eh bien,
activons notre GPS…
Ce type de scène a lieu, partout, tous les jours et dans tout le
pays. En Corée, les nouvelles technologies ont cessé d’être un
progrès, un programme, un objectif à atteindre pour constituer un
mode de vie. Le pays est le mieux équipé au monde. En moyenne,
trois habitants sur cinq possèdent un ordinateur, mais les moins de
vingt ans en ont tous un. Les autres fréquentent les « PC bangs »,
l’équivalent de nos cybercafés, qu’on trouve à tous les coins de rue.
Depuis 2008, 113 % des Coréens ont un mobile. Chiffre absurde ?
Non : beaucoup en utilisent deux, voire davantage. Quant aux
nouveaux appartements que Hyundai construit à la chaîne autour des
grandes villes, ils sont tous « domotisés ». Électricité, éclairage,
chauffage, alarmes de sécurité : tout est automatique et se
commande à distance, comme la télévision. Grâce à cet équipement
de pointe, la Corée est devenue le pays le plus connecté au monde.
Quatre habitants sur cinq ont régulièrement recours à l’Internet, avec
d’autant de plus de facilité que l’accès est bon marché et le haut débit
généralisé. Tout se fait en ligne : communiquer avec ses collègues de
travail ou ses amis, effectuer ses achats de nourriture et de
vêtements, avec d’importants rabais, payer ses factures et remplir un
formulaire administratif, télécharger des cours, des films ou de la
musique, regarder la télévision ou jouer à ses jeux favoris. Pour
faciliter ce nouveau mode de vie, on a fait converger les technologies.
Télévisions et ordinateurs sont devenus compatibles. Pionnière dans
ce domaine, la Corée a lancé la télévision sur mobile dès mai 2005 et
généralisé en 2007 l’accès des portables à l’Internet haut débit. Les
jeunes ne peuvent plus s’en passer. Depuis juin 2010, l’engouement
s’est porté sur le smartphone Galaxy S, lancé par Samsung, qui offre
tous les services de la téléphonie intelligente ainsi que des images en
trois dimensions : il s’est déjà vendu à deux millions d’exemplaires.
Fascinés par l’outil, les Coréens n’en ont pas moins dompté
l’Internet. On accédait jadis aux principales villes du pays par de
grandes portes gardées nuit et jour et situées aux quatre points
cardinaux. Épargnées par la guerre, certaines d’entre elles sont
parvenues jusqu’à nous révérées comme des trésors nationaux. En
février 2008, l’incendie de la Grande Porte du Sud a traumatisé les
Séoulites. Les internautes coréens ont renoué avec cette tradition
des portes. Ils accèdent sur la Toile par le biais de deux portails
nationaux, Daum et Naver. Pionnier de la messagerie électronique
dès 1995, Daum a été rattrapé par Naver qui a lancé en 1999, six
mois après Google, le premier moteur de recherche national et
inventé en 2002 le premier service d’intelligence en ligne, c’est-à-dire
le premier forum de questions-réponses, dont s’est ensuite inspiré
Yahoo. Les deux portails offrent aujourd’hui une gamme étendue de
services similaires : téléphonie, messagerie, revue de presse,
téléachat, banque audiovisuelle, jeux, recherche et questions-
réponses, blogs et forums en ligne qui, en Corée, s’appellent des
« internet cafés ». Soutenu par Samsung, Naver s’est imposé comme
le portail le plus populaire. Symbolisé par son logo au casque ailé, il
cultive des valeurs conviviales et familiales. Prononcé à la coréenne,
son nom, qui est une crase pour navigator, sonne comme neighbor,
c’est-à-dire comme « voisin ». Le portail a récemment ouvert un
sous-portail pour les enfants, Junior Naver, et un site de donations en
ligne, premier du genre. Daum, qui signifie « nouvelle génération », se
positionne de manière plus offensive. Contrairement à Naver, il
n’expurge pas ses forums, même si les commentaires postés n’y sont
pas politiquement corrects. À la surprise générale, il s’est offert le
moteur de recherche Lycos en 2004. Si Yahoo ou Microsoft Korea
n’ont jamais réussi à percer, un troisième portail coréen gagne
actuellement des parts de marché. Il s’agit de Nate, soutenu par SK
Telecom, et qui doit son succès à Cyworld, lancé en septembre
1999. Cyworld n’est ni plus ni moins qu’un Facebook avant la lettre,
devenu au cours des ans aussi indispensable aux jeunes Coréens que
l’air qu’ils respirent ou le portable qui ne les quitte plus. On s’étonne
parfois que Facebook Corée ne décolle pas. C’est que le pays n’avait
pas attendu Mark Zuckerberg pour socialiser en ligne.

Leur dynamisme a également poussé les Coréens à prendre


d’assaut le cybermonde. Arrivés tardivement dans l’industrie des jeux
vidéo, ils ont contribué à leur dématérialisation. Des sociétés comme
Nexon, fondée en 1996, ou NC Soft, créée l’année suivante, toutes
deux coréennes malgré leur fragrance américaine, ont popularisé
dans le monde entier des jeux en ligne comme Lineage, Aion, Maple
Story, Ragnarok et bien d’autres encore. Il s’agit la plupart du temps
de fantasmagories médiévisantes, regorgeant de donjons et de
dragons, qui obnubilent leurs consommateurs et rapportent de
substantiels bénéfices à leurs exploitants. Comme ils ne sont que
partiellement payants, ces jeux tirent leurs revenus des biens virtuels
qu’il faut acquérir pour jouer. Le principe est identique sur Cyworld.
Pour s’y faire le plus d’amis possible, chacun cherche à rendre
attractif son site personnel, sa homepi comme on dit en Corée, c’est-
à-dire sa home page. Or ces décors virtuels s’achètent en monnaie
virtuelle, en l’occurrence en dotori, « glands », tout aussi virtuels. Ces
dotori peuvent se glaner en ligne, en jouant à certains jeux ou en
intervenant à bon escient sur les forums de questions-réponses.
Entre internautes comme dans la vraie vie, il est également de bon
aloi de s’offrir des cadeaux en dotori. Mais beaucoup n’ont pas cette
patience et se procurent leur argent virtuel en monnaie sonnante et
trébuchante. Comme au début 2010, la Cour suprême de Corée a
légalisé cette pratique, SK Telecom, l’opérateur de Cyworld, a tout
bonnement organisé le change et donné licence à des courtiers pour
vendre des dotori. Même en cyber-Corée, l’économie ne perd jamais
ses droits.
Si le développement industriel du pays a fait figure de miracle, le
triomphe de la cyber-Corée a suscité moins d’hyperboles. Ne
sommes-nous pas habitués aux prouesses coréennes ? On y a vu la
convergence heureuse d’une logique industrielle et d’une stratégie
étatique. Au fond, c’est en continuant à monter en gamme que
Samsung, L.G. et Hynix, ancienne filiale de Hyundai, seraient passés
des éléments électroniques et des tubes cathodiques à la production
de microprocesseurs, de circuits intégrés et de barrettes de
mémoire. Maîtrisant les composants de base, les chaebols se
seraient lancés dans la production d’ordinateurs puis de téléphones
portables de plus en plus sophistiqués qui constituent aujourd’hui leur
créneau le plus porteur. En 2010, Samsung et L.G. ont produit un
tiers des mobiles vendus dans le monde, près de 100 millions
d’unités, talonnant ainsi le géant finlandais Nokia. Le concours de
l’État serait opportunément venu soutenir cette dynamique
industrielle. Au début des années 1990, transformer le pays en
« société de la connaissance » était devenu une obsession politique.
La crise asiatique de 1997 y a conduit au pas de charge. Pour
relancer l’économie, le nouveau président Kim Dae-jung décide de
privilégier une série de moteurs de croissance, dont les technologies
de l’information et de la communication, les nanotechnologies et les
biotechnologies. Dans ce cadre, l’ambition du programme « Cyber
Korea 21 », lancé en 1999, est nette : tout miser sur les TIC, les
technologies de l’information et de la communication, pour faire de la
Corée une Mecque cybernétique. De judicieuses dépenses
d’infrastructure ont permis en quelques années de câbler l’ensemble
du pays et d’équiper écoles, universités et administrations.
Subventions et dégrèvements fiscaux ont renforcé l’investissement
des chaebols. Tout est fait pour encourager la recherche, développer
ses applications, déposer des brevets. Dix ans plus tard, les résultats
sont au rendez-vous. La cyber-Corée vaut 16 % du PIB global et
galvanise l’économie tout entière.
Il n’en demeure pas moins que la société de la connaissance ne se
décrète pas. Équiper un pays, lui assigner des objectifs ne suffit pas
à en faire un pionnier. Les Coréens ne se sont pas convertis aux
nouvelles technologies et à l’Internet parce qu’on les y a obligés. Ils y
ont massivement adhéré. Quelle force a bien pu les motiver, pourquoi
cet enthousiasme sans commune mesure avec les autres pays
avancés de la planète ? Comme pour l’industrialisation du pays, on a
mis en avant les transferts de technologie et la propension des
Coréens à s’inspirer des modèles étrangers. La Corée n’aurait pas
vraiment fait preuve d’originalité. Samsung se serait par exemple
contenté de se placer dans le sillage de Sony, le géant japonais, à
qui nous devons la télévision couleur, les cassettes vidéo, le
magnétoscope, le walkman, le caméscope, la disquette ou le lecteur
de CD. Quant à l’Internet et aux jeux vidéo, les procédés techniques,
les références culturelles, les systèmes d’exploitation, le vocabulaire,
tout serait d’inspiration américaine. C’est aller un peu vite en
besogne. L’engouement des Coréens pour les nouvelles technologies
ne se réduit pas à un activisme de plagiaires. Le pays est d’ailleurs
devenu précurseur, un exemple qu’on envie et qu’on imite. Pour
décrypter son dynamisme en ligne, trois raisons peuvent être
avancées. La cyber-Corée résulte d’un héritage, d’une exigence
politique et d’un appétit de renouveau social.

La révolution hangul
Volontiers narcissique, l’Europe n’en a que pour Gutenberg qui
aurait inventé l’imprimerie et initié la Renaissance. Or la Corée aussi
a connu une révolution médiatique il y a six cents ans. Si elle n’a pas
e
mis au point l’imprimerie, apparue en Chine dès le VII siècle, elle l’a
améliorée en systématisant l’usage des caractères mobiles et en les
coulant dans du métal. Le plus ancien ouvrage réalisé selon cette
méthode date de 1377 et est actuellement conservé à la Bibliothèque
nationale François-Mitterrand. Mais il y a mieux. Pour tirer profit de
cette nouvelle technique, la Corée a tout bonnement inventé
l’alphabet. Entendons-nous bien. L’écriture remonte sans doute à
quatre millénaires avant notre ère. En Occident, elle a pris un tour
alphabétique, à chaque lettre correspond un son. En Asie ont été
préférés les idéogrammes – les caractères y représentent des mots,
des concepts. Surmontant la question des langues et des accents, ce
système a une ambition universelle. Dans les faits, il achoppe sur sa
complexité. Seuls les mandarins et les lettrés ont la compétence et le
temps de maîtriser les idéogrammes qui prolifèrent par milliers.
Source de leurs pouvoirs, ils se gardent bien de les simplifier. Aussi,
le 9 octobre 1446, Sejong, quatrième souverain de la dynastie Lee,
décida purement et simplement de passer des idéogrammes à
l’alphabet. « Les sons de notre langue, proclama-t-il par décret, sont
trop différents du chinois, si bien qu’il nous est impossible, à nous
autres Coréens, de continuer à utiliser les caractères de l’empire du
Milieu. Les gens du peuple, incapables d’écrire ce qu’ils souhaitent
communiquer, doivent renoncer à exprimer leur pensée. Nous avons
donc décidé de créer un ensemble de vingt-quatre lettres, les “sons
corrects pour l’instruction du peuple”, de façon à permettre à chacun
d’apprendre à lire pour son usage quotidien. » Le hangul, l’alphabet
coréen, était né. Son principe était radicalement nouveau : quatorze
consonnes, dix voyelles, représentées par des figures géométriques
aussi faciles à reconnaître que simples à apprendre. Selon Sejong et
la commission de savants auxquels il avait fait appel, il pouvait être
maîtrisé « en une matinée par un homme intelligent et en moins de dix
jours par un imbécile ». Toujours en vigueur, le hangul demeure à ce
jour la seule tentative réussie de création concertée et d’adoption
politique d’un système d’écriture.
L’objectif de Sejong était strictement administratif. Le roi voulait
être mieux obéi de ses sujets. L’imprimerie mobile et le nouveau
système d’écriture servaient l’une comme l’autre ses desseins. Latin
de l’Asie, le chinois conservait son statut supérieur de langue
savante, lettrée et calligraphiée. La promulgation d’un alphabet
populaire dans un océan d’idéogrammes aristocratiques n’en était
pas moins révolutionnaire. Les Coréens ne s’y trompèrent pas, qui lui
firent un triomphe. Le hangul devint au fil du temps l’écriture des
femmes et des déshérités, celle des utopistes et des premiers
chrétiens, celle encore des résistants antijaponais et des
progressistes. Proclamé alphabet officiel à la libération, le hangul
s’est imposé à l’ensemble de la population à mesure que l’éducation
se généralisait. S’ils sont encore enseignés, les caractères chinois ne
suscitent plus auprès des jeunes qu’un intérêt poli, comme chez nous
le latin et le grec. La Corée contemporaine est définitivement hangul.
Elle l’est d’autant plus que les cybernautes en ont découvert une
e
nouvelle facette. Les savants du XV siècle avaient forgé leur alphabet
en combinant des tracés géométriques à portée symbolique : le
point, figurant le ciel, un trait horizontal pour la terre et un trait vertical
pour l’homme. Les vingt-quatre lettres peuvent donc se décomposer
en une dizaine de figures de base, ce qui rend les claviers de
téléphone ou d’ordinateur très faciles à activer. Quand on songe aux
manœuvres compliquées auxquels s’astreignent Japonais ou Chinois
pour rédiger e-mails ou SMS, ceux du moins qui n’optent pas pour
l’anglais, la Corée bénéficie à coup sûr d’un avantage. Composant
stratégique de la cyber-Corée, le hangul fait dès lors l’objet d’une
attention jalouse. Dès 1989, un traitement de texte spécifique,
surnommé comme de juste hangul, a été mis au point par une équipe
d’informaticiens où le créateur de NC Soft, la société de jeux en ligne,
fit ses premières armes. En 1998, menacé d’absorption par
Microsoft, Hancom, l’opérateur de hangul, fut recapitalisé in extremis
par le gouvernement, l’Académie de Corée et une coalition
d’utilisateurs, horrifiés à l’idée que l’héritage du roi Sejong passe sous
contrôle américain. Depuis, Hancom résiste encore et toujours à
l’envahisseur. En 2010, la possibilité de libeller des noms de domaine
en hangul a été officialisée. On peut désormais ne surfer en ligne
qu’en coréen. C’est dire si, pour les Coréens, hangul et technologies
nomades constituent les deux phases d’une même révolution initiée
par Sejong en 1446 : celle de la communication.
Or la communication joue un rôle essentiel dans un pays qui
privilégie la vie de groupe. Clan et famille, école et entreprise, église
ou club sportif, le Coréen s’insère dès l’enfance dans de multiples
réseaux de convenances, d’intérêts et de sympathies. Les nouvelles
technologies contribuent à entretenir ces liens en atténuant les
embarras de la mobilité professionnelle, l’isolement de la banlieue ou
le déracinement de l’exode rural. Mieux encore, elles permettent de
développer de nouvelles solidarités. Les aficionados du dernier
Samsung, les blogueurs hébergés sur Naver, les mordus de jeux
vidéo forment autant de communautés d’un nouveau genre. C’est le
cas pour Cyworld où la majorité des jeunes Coréens aiment à se
retrouver. Comme s’ils ne formaient au fond qu’une grande famille,
ses membres s’appellent ilchon, terme qui ne désigne ni plus ni moins
que le lien de parent à enfant. C’est aussi le cas des jeux vidéo, qui
sont d’autant plus appréciés qu’ils sont « massivement multi-
joueurs », comme on dit dans les cafés Internet. Contrairement aux
sympathies des jeunes Japonais pour les guerriers solitaires ou les
princes en exil, les héros virtuels coréens sont la plupart du temps
des meneurs, des chefs de bande qui, tôt ou tard, s’imposent à leur
groupe. Même les obscurs et les sans-grade trouvent leur compte en
ligne. Fortement hiérarchisée, la société coréenne leur donne
chichement voix au chapitre. Les subalternes, les sous-fifres, les
femmes de peine sont tenues à l’écart, tout juste tolérés. Mais en
cyber-Corée, ces distances n’ont plus cours. Le patriarche austère,
la propriétaire acariâtre, le professeur d’université sont à la portée
d’un simple clic. Boire a longtemps remédié à la timidité sociale.
L’ivresse est aujourd’hui en ligne.
L’engouement des Coréens pour ces technologies nomades que
sont les technologies de l’information et de la communication tient à la
géographie du pays. La Corée, au fond, est une île que sa
population, son histoire et, depuis 1950, le glacis communiste de
Pyongyang séparent du continent chinois. Comme tous bons
insulaires, les Coréens rêvent de l’outre-mer d’où viennent le
changement, l’innovation, l’inconnu. L’aube de leur histoire pointait à
peine qu’ils étaient déjà partis à la découverte du monde. Si ces
questions ne donnaient pas lieu à d’interminables contentieux
nationalistes, le rôle des comptoirs coréens en Mandchourie, en
Chine et au Japon serait passionnant à étudier. En retour, le pays a
largement ouvert ses portes aux influences étrangères. La Chine a
er
implanté très tôt des comptoirs en Corée. Au I millénaire, le
royaume de Silla, dominant le Sud de la péninsule, échangeait de
fréquentes ambassades avec l’Asie du Sud-Est et le monde indien.
Comme l’ont confirmé les archéologues, la péninsule formait déjà un
vaste marché où s’échangeaient riz et céréales, céramiques et
orfèvreries. Les invasions, les guerres et les ravages qui ont ponctué
son histoire ont occulté ce dynamisme sans y mettre un terme. Même
sous la dynastie Lee, réputée pour avoir verrouillé le pays pendant
quatre siècles, les échanges étaient plus actifs qu’on ne l’a dit.
Délivrée de ses entraves, la Corée d’aujourd’hui aurait tout
simplement renoué avec cet esprit d’aventure. Partis à la découverte
du monde, ses hommes d’affaires, ses diplomates et ses étudiants
en reviennent les bras chargés de produits inconnus et d’idées
nouvelles. Dans le pays lui-même, exode rural, montée à la capitale,
déménagements fréquents, la mobilité est un mode de vie. Même les
foyers semblent avoir la bougeotte. Aux placards encastrés, on
préfère les étagères démontables et les coffres. Les pièces sont peu
différenciées, on dîne et on dort à même le sol. Selon nos critères,
les Coréens semblent davantage camper dans leur appartement
qu’ils n’y habitent. À ce nomadisme généralisé répond l’engouement
pour les technologies nomades. Grâce aux portables et à Internet, le
Coréen vit enfin selon ses goûts. Il est à la fois chez lui et ailleurs, en
Corée et à l’étranger, dans le monde réel et dans le cyberespace.
Pour reprendre Jacques Attali, le voilà devenu la quintessence de
« l’homme nomade ».
C’est ensuite leur savoir-faire qui a motivé les Coréens. Leurs
potiers, leurs orfèvres, leurs papetiers sont fameux depuis l’Antiquité.
Certaines de leurs productions ont fait le tour du monde. C’est le cas
e e
des céramiques du XI et du XII siècle dont les formes épurées et les
teintes vert céladon, proches du jade, fascinent les collectionneurs.
C’est aussi le cas de ces étonnantes couronnes, forgées à Silla, le
e e
royaume méridional, entre le V et le VI siècle. Entrelacs de bronze et
d’or martelé, rehaussés de jades, figurant les ramures d’un renne
totémique ou les branches d’un arbre ésotérique, ces couronnes
étaient portées par les rois et les grands seigneurs de l’époque. Elles
symbolisent aujourd’hui le raffinement de la Corée archaïque. Parfois
jusqu’à l’excès : pas un restaurant touristique, pas un syndicat
d’initiative qui n’en arbore une copie de fer blanc, pieusement
exposée sous verre. Une bande dessinée fantastique ira jusqu’à
prétendre qu’il s’agissait de casques de transmission radio avant la
lettre. Le développement du textile et la mécanique de précision, le
passage réussi à la miniaturisation et l’actuel engouement pour les
nanotechnologies s’inscrivent dans cette tradition. Le portable
e
Samsung serait au XXI siècle ce qu’étaient jadis les vases céladon ou
les couronnes de Silla. En Corée, où le patriotisme s’égare parfois
sur les sentiers de la pataphysique, on va jusqu’à alléguer d’un
avantage physiologique. La main coréenne serait de petite taille et
donc plus habile que d’autres. Surnommés la « pouce génération »,
les adolescents d’aujourd’hui seraient d’une habileté inégalable pour
pianoter sur les claviers de leur portable. En somme, à peuple digital,
révolution digitale. S’il s’agit de rendre hommage à un tour de main
ancestral, pourquoi pas ?
Ce goût pour la mobilité s’est transformé en urgence. « Palli,
palli » sont en général les premiers mots qu’on apprend en
découvrant la Corée. Un peu comme l’italien presto ou l’allemand
schnell, « palli palli » signifie « vite », « dépêche-toi », « et que ça
saute ! ». Les mères de famille, les boutiquiers, les adjudants-chefs
ne s’en lassent pas. Rejet de l’aristocratique oisiveté des lettrés
confucéens, activisme du négociant, impatience du lendemain, les
Coréens mènent leur vie tambour battant. Quitte à bâcler, délais,
retards et pauses-café ne sont pas dans leur nature. Ouvriers,
vieillards et même moines, tout le monde s’affaire. Tout ce qui flatte
ce penchant est bienvenu : une affaire rondement menée, un film
d’action, un roman de quatre-vingts pages. Amélie Nothomb ne
l’ignore pas, dont chacune des parutions, traduite en coréen en un
mois, devient un best-seller. En revanche, le contraire ennuie,
impatiente et inquiète. Un film d’une longueur inaccoutumée
représente une épreuve. Au bout d’une heure, les spectateurs
allument leurs portables : « Où es-tu, cela n’en finit pas, je m’embête
à mourir. » Une demi-heure supplémentaire et une bonne moitié de
l’auditoire s’endort. Attendre à la poste, au restaurant ou chez le
médecin est inimaginable. Ne sont prises avec philosophie que les
lenteurs rituelles : une cérémonie religieuse, le discours d’un ancien,
un embouteillage inévitable. Après douze ans de travaux, le Korea
Train Express, le TGV coréen, construit avec l’aide d’Alstom, a été
inauguré en avril 2004. Il fallait plus de quatre heures pour relier
Séoul à Busan, le grand port du Sud. Le trajet prend désormais deux
heures. Le succès a été immédiat. Les lignes ont dû être renforcées
et les rames doublées puis triplées. Paradoxalement, les dessertes
aériennes n’en ont pas souffert. Rapidité et mobilité s’entraînent l’une
l’autre.
Ces hommes pressés versent parfois dans l’excès. La nouveauté
intrigue, amuse et intéresse. Si elle plaît, on l’adopte sans coup férir.
Le tam-tam numérique aidant, l’effet de mode peut être ravageur. À
la fin des années 1990, un étudiant a eu l’idée de se décolorer les
cheveux. Ses amis ont aimé et se sont passés le mot. Leurs amis les
(1)
ont imités le lendemain et leurs amis le surlendemain . Un mois plus
tard, la Corée était blonde. Lors des matches de qualification pour la
Coupe du monde de football 2002, on reconnaissait les joueurs
coréens à leur chevelure peroxydée. Cette mode capillaire n’a duré
qu’un temps. Les jeunes d’aujourd’hui préfèrent à se teindre les
cheveux bavarder sur leur portable ou compter leurs amis sur
Cyworld. Mais en changeant d’objet, l’enthousiasme n’a pas changé
de nature. Les Coréens sont fondamentalement des early adopters,
des « adopteurs précoces » et, parfois, il faut bien le reconnaître, un
peu snobs. Pourvu qu’ils aient l’air chic, du jour au lendemain on
s’arrachera tel article de mode, tel vin de renom, telle création d’un
faiseur italien. Le phénomène est bien connu du marketing high-tech.
Même de marque étrangère, un portable nouvelle génération, un jeu
vidéo original, un site inédit seront d’abord testés en Corée. Les
réactions sont si rapides qu’elles permettent si nécessaire d’ultimes
ajustements. L’engouement pour les portables, l’Internet et le très
haut débit était couru d’avance. Les technologies de la vitesse étaient
faites pour ce peuple impatient.

Au pays des Netizens


Yoboseyo ?, « Allô ! », « Qui est à l’appareil ? ». Fusant à tout
instant, l’interjection est devenue le cri de ralliement d’un pays où,
dans la rue, dans le métro, en voiture et même en réunion, tout le
monde téléphone tout le temps. Plaisamment, yoboseyo signifiait à
l’origine « Regarde-moi ». Les vieux campagnards l’utilisent encore en
ce sens. Mais l’engouement coréen pour le téléphone fut tel que le
yoboseyo fut adopté en un tournemain à défaut d’autre interjection
disponible. Un siècle plus tard, le boom des portables confirme que le
Coréen est définitivement devenu un « Homo telephonicus », pour
reprendre la formule du sociologue Kim Shin-dong qui a fait florès.
Dans la foulée, puisque le mobile s’est transformé en ordinateur
portable nouvelle génération, il est également devenu un « Homo
interneticus » qui passe une bonne partie de son temps à consulter
ses e-mails, à papillonner sur les sites et à dialoguer sur les forums.
Il faut dire que, foncièrement social, le Coréen n’aime rien tant que
bavarder. Mais ce bavardage est aussi un rattrapage, une
affirmation, une prise de parole. Pendant longtemps, le peuple n’a
pas eu le droit de s’exprimer. La monarchie ne valorisait que le
discours aristocratique et lettré. Dans les derniers temps de
l’occupation japonaise, il était interdit de parler coréen à l’école, dans
les lieux publics et dans les administrations. Sous la dictature, les
associations étaient muselées, les syndicats proscrits et les partis
manipulés. La langue de bois régnait en maître comme elle règne
encore en Corée du Nord. Le passage à la démocratie à la fin des
années 1980 a libéré la parole. Le peuple coréen peut enfin voter,
s’exprimer, donner son opinion. Il s’en prive d’autant moins qu’on l’a
doté d’un porte-voix : les nouvelles technologies. C’est donc à l’aune
politique qu’il faut mesurer la cyber-Corée. Elle est la démocratie en
action.
Cette prise de pouvoir en ligne s’est pleinement manifestée lors de
l’élection présidentielle de décembre 2002. Après une campagne
électorale riche en rebondissements, Lee Hoi-chang, le candidat
conservateur, passait pour favori. Roh Moo-hyun, son opposant
progressiste, n’avait pas vraiment le soutien de Kim Dae-jung, le
président sortant, auréolé de son prix Nobel, et pâtissait d’une
alliance chaotique avec le mirobolant Chung Mong-joon, vice-
président de la FIFA et surtout fils du patriarche de Hyundai. Le
19 décembre, en fin de matinée, les sondages donnaient Lee Hoi-
chang vainqueur. Dépités par le recul conservateur que promettait un
tel résultat, les jeunes entrèrent dans la danse. En quelques heures,
une déferlante de coups de fil, de SMS et d’e-mails mobilisa les
moins de 35 ans, qui se précipitèrent vers les isoloirs. En fin de
soirée, l’impossible s’était produit. Roh Moo-hyun avait rattrapé puis
distancé son adversaire de près de 2 % et remportait l’élection. Six
ans avant Barack Obama, il devenait le premier « Internet président »
e
du XXI siècle. Les politiciens coréens ont immédiatement intégré
cette nouvelle donne. On n’imaginerait plus de se présenter à un
suffrage sans mener campagne sur le Net. Lee Myung-bak, le
conservateur ultra-libéral qui a succédé à Roh Moo-hyun en 2007, n’y
a pas manqué. Retour de bâton : il doit aujourd’hui faire face à une
intense opposition en ligne. En avril 2008, sa décision d’autoriser
l’importation de bœuf américain suscita, comme titra joliment Le
Monde, une véritable « jacquerie high-tech ». Concoctées en ligne,
d’immenses manifestations paralysèrent le centre de Séoul deux mois
durant. Le président battit des records d’impopularité. La situation
s’est progressivement tassée, mais une forte opposition à son
gouvernement continue à agiter le Net. En revanche, les taux de
participation aux élections législatives de 2008 et locales de 2010
sont tombés très bas. Une vie politique parallèle serait en train de se
développer en ligne, de plus en plus critique vis-à-vis de la classe
politique, où, il faut bien le dire, les coups d’éclat, les compromissions
et les scandales sont monnaie courante.
Cette « cyberpolitique » aux contours inexplorés commence à
inquiéter. Des manipulations ne sont-elles pas à craindre, et, à terme,
la dérive vers une sorte de « populisme digital » ? L’affaire Minerva a
pu y faire croire. Fin 2008, un internaute anonyme signant de ce nom
ses billets postés via le portail Daum se fit remarquer par l’incroyable
justesse de ses prédictions économiques : la faillite de la banque
Lehman Brothers, la baisse du cours du won, la monnaie coréenne,
ou la chute de l’indice boursier KOSPI. En quelques semaines, les
blogs, les médias et les hommes politiques coréens ne parlaient plus
que de Minerva, qui y gagna le surnom de « cyber-président » du
pays. Pour couper court aux rumeurs, le gouvernement finit par
l’appréhender, sans l’inculper durablement ni convaincre l’opinion que
le banal employé qui avait été arrêté était le vrai Minerva. Le mythe
d’un Robin des Bois du Net avait suscité trop de sympathies pour
qu’on y renonce facilement. Les autorités en ont profité pour étayer
leur arsenal répressif. Sur le Net coréen, l’inscription nominale est
obligatoire depuis 2004. On peut user de pseudonymes en ligne,
mais le serveur dispose de votre véritable identité. L’affaire Minerva a
permis d’aller plus loin, de renforcer les contrôles pour éviter les
usurpations d’identité, interdire les insultes et les diffamations en ligne
ou encore obliger les opérateurs de téléphonie et d’Internet à
conserver les échanges en mémoire et à faciliter les écoutes. La lutte
contre le piratage s’est également intensifiée. Les internautes
contrevenants peuvent être mis à l’amende, voire déconnectés.
Mêmes sanctions pour les serveurs favorisant les téléchargements
illégaux. Comme le cinéma, la télévision et les jeux vidéo continuent à
être soumis à une censure assez tatillonne qui réprime la violence, la
sexualité et même la nudité. La cyber-Corée présente en définitive
une image contrastée, celle d’un pays à la pointe du progrès
technique mais numériquement frileux.
Le Net a donc ses cahiers de doléances. Depuis 1997, le réseau
Jinbo, qui signifie « progressiste » en coréen, en a fait sa spécialité.
Soutenu par les centrales syndicales et les associations
altermondialistes, Jinbonet milite en faveur d’un cyberespace plus
démocratique. Il a fourbi ses premières armes lors du passage à
l’« e-government », c’est-à-dire l’administration en ligne, lancé sous
Kim Dae-jung. Au programme figurait notamment le NEIS, le
« National Education Information System », un réseau mis au point
par Samsung et destiné à compiler toute une gamme de
renseignements professionnels, personnels, familiaux et sanitaires sur
les étudiants et leurs professeurs, sans l’avis des intéressés, sans
procédure de rectification ni garantie de confidentialité. Dès son
entrée en service au début 2003, le NEIS suscita une levée de
boucliers d’une ampleur inattendue, attisée par Jinbonet et ses alliés,
défenseurs des droits de l’homme, associations de parents d’élèves
et syndicats d’enseignants. Au bout de deux mois, l’État dut céder et
suspendre le réseau pour l’expurger et le sécuriser. Les pouvoirs
publics tirèrent la leçon de l’événement. Depuis, usagers et
fonctionnaires sont systématiquement associés à la mise en place du
« e-government ». Le pays est régulièrement cité en exemple pour le
dynamisme de ses consultations en ligne. Jinbonet n’a pas désarmé
pour autant. Il fait aujourd’hui campagne contre « trois grands
cybermaux » : l’obligation de décliner son identité pour accéder au
Net, le contrôle systématique des communications et la répression
des insultes en ligne, dont les pouvoirs publics feraient un usage trop
extensif. Toutes ces mesures seraient contraires à la liberté d’opinion
garantie par la Constitution. Ironiquement, la liberté de commerce
bénéficie de meilleures garanties. C’est en son nom que le
gouvernement renâcle à réglementer le commerce en ligne et à lutter
contre les « spams », ces e-mails trompeurs qui, la plupart du temps,
flirtent avec l’escroquerie.
Entre impératifs d’ordre public et aspirations des internautes à
davantage de liberté, la démocratie numérique coréenne se cherche
et se construit. À surfer sur les forums et sur les blogs, le potentiel
politique de l’Internet est clairement revendiqué. Ses usagers s’y
appellent netizens, « citoyens du Net », comme s’ils étaient membres
d’une république parallèle. Contrairement à ces symboles de la
réussite que sont le logement, l’automobile ou l’éducation qui
séparent nettement les riches des pauvres, la cyber-Corée semble
moins segmentée par l’argent. Équipements et abonnements sont à
la portée de toutes les bourses. Le fils de famille et l’étudiant
besogneux téléphonent avec les mêmes portables. Échappant aux
hiérarchies traditionnelles, la cyber-Corée valorise les échanges
horizontaux et l’intelligence participative. Le quotidien numérique
Ohmynews en constitue un exemple intéressant. Lancé le 2 février
2000, à 2 h 22, Ohmynews proclame que « chaque citoyen est un
journaliste » et fonctionne depuis dix ans grâce à une armée de
bénévoles, qu’encadre une équipe réduite de professionnels.
Ohmynews eut son heure de gloire en œuvrant à l’élection du
président Roh, qui lui accorda sa première interview. Malgré les
critiques et les difficultés financières, la revue est parvenue à se
maintenir tout en innovant : lancement d’une version au Japon,
impression des meilleurs papiers, création d’un centre de formation.
Paradoxalement, les Coréens portent moins d’intérêt à Ohmynews
que les observateurs étrangers. Seule la presse classique passe
pour sérieuse et continue à tirer à des millions d’exemplaires
quotidiens. La cyber-Corée en est encore à l’heure des
expérimentations. Ohmynews valait la peine d’être tenté.
Grâce à ces innovations, la Cyber-Corée a acquis une réputation
internationale, celle d’un laboratoire pour la société civile virtuelle. Le
pays est désormais considéré comme une référence en matière
d’administration en ligne. En raison des consultations de netizens, de
l’interconnexion généralisée des services, de la dématérialisation des
formulaires, servies par le très haut débit, les pays de l’OCDE
reconnaissent s’être largement fait distancer par la Corée en moins
de dix ans. Un ministre français, chargé de l’économie numérique, en
a fait l’expérience. À Séoul, où il s’était rendu pour jauger des
avancées coréennes, on se serait adressé à lui, dans les ministères
comme chez Samsung Electronics, « sur ce ton de commisération
condescendante dont les colonisateurs européens usaient jadis avec
“les rois nègres” ». Année après année, au COEX, l’immense palais
des congrès de Kangnam, au sud de la capitale, le pays organise
assises et conférences internationales qui préfigurent l’« e-
government » de demain.
Les médias ne consacrent en général que quelques entrefilets à
ces rencontres techniques. Ils s’intéressent en revanche de plus en
plus aux championnats de jeux vidéo, inventés à Séoul au tournant du
siècle. Ces tournois statiques, où les joueurs s’affrontent par écran
interposé, ont su trouver leur public, en Corée comme à l’étranger. La
discipline s’est organisée en ligues et en fédérations, suivies par
quatre chaînes de télévision spécialisées et quantité de magazines.
Ses champions sont vénérés comme des stars. C’est le cas de
Boxer, Lim Yo-hwan à la ville, qui serait aussi agile au clavier de son
ordinateur que jadis Franz Liszt à celui de son piano. Sacré à vingt
ans roi de Starcraft, son fan-club compterait un demi-million
d’admirateurs et ses revenus annuels dépasseraient le million de
dollars. Les Jeux olympiques de Séoul, organisés en 1988, ayant
montré au monde que la Corée était une démocratie moderne, la
cyber-Corée s’est à son tour essayée à l’olympisme. Lancés en 2001
avec le soutien de Samsung, les World Cyber Games devaient faire
de Séoul la capitale mondiale de l’« e-sport » comme on l’appelle
aujourd’hui. Les quatre premières éditions suscitèrent un tel
engouement que la manifestation, récupérée par Microsoft, tourne
désormais dans le monde entier. Les joueurs coréens n’en continuent
pas moins à dominer la discipline. Démocratie en ligne, jacquerie
high-tech, « e-government », « e-sport » : rien de ce qui est virtuel
n’est étranger au pays des netizens.

Movida on line
La Corée a longtemps vécu sous le régime du couvre-feu. Instauré
dès l’indépendance en 1945 et renforcé durant la guerre civile, il
interdisait aux Coréens de circuler de minuit à quatre heures du
matin. Annoncé au hululement des sirènes, il donnait lieu à des
courses éperdues pour rentrer chez soi à temps ou trouver refuge
chez des amis, dans des clubs complaisants ou de petits hôtels
discrets. Télévision et radio étaient soumises au même régime et
cessaient leurs programmes à minuit, non sans avoir pieusement
diffusé l’hymne national. La suppression du couvre-feu en 1982, la
levée progressive du quadrillage policier et l’avènement de la
démocratie ont eu le même impact en Corée qu’en Espagne la
disparition du général Franco. Une frénésie s’est emparée de la
population, qui s’est enthousiasmée en quelques mois pour les sorties
nocturnes, les services non-stop et les éclairages au néon. Une
génération plus tard, cette « movida » coréenne s’est imposée dans
les mœurs, à Séoul comme en province, chez les jeunes comme chez
leurs parents. La Corée a cessé d’être un pays de matins calmes.
Les nouvelles technologies ont pris une part essentielle à cette
effervescence. Grâce au portable, plus personne n’est à court
d’amis, de moyens ou d’initiative pour patienter dans les transports,
découvrir de nouveaux lieux de plaisir et prendre un dernier verre.
Ouverts toute la nuit, les bangs contribuent à l’excitation générale :
les video-bangs (club vidéo), les PC bangs (cafés Internet) ou les
nore bangs (karaoké). En somme, la « movida » coréenne est
largement une « movida on line ». C’est à elle que la cyber-Corée
doit ses succès. Portées par les ingénieurs, soutenues par les
autorités, les nouvelles technologies n’ont pas été imposées par le
haut. Elles ont été plébiscitées par la population comme autant de
moyens d’expression et de libération. Bien loin de s’y substituer, les
nouvelles technologies ont renforcé la société de services. Au lieu
d’être remplacés par d’inefficaces services en ligne, les petits métiers
se sont mis au portable et à l’Internet. Joignables en permanence, les
livreurs, les ravaudeurs, les réparateurs sont sollicités comme jamais.
C’est grâce à eux que le commerce électronique prospère puisqu’un
article acheté en ligne sera livré, remplacé ou réparé dans la journée.
Même succès pour les administrés à qui les services en ligne
épargnent désormais les files d’attente, les formulaires redondants et
les vexations bureaucratiques. La délivrance d’un passeport prend
trois jours. Au-delà de ce délai, pour s’excuser de son retard,
l’administration vous fait cadeau du timbre fiscal. La cyber-Corée n’a
pas été conçue pour remplacer la Corée de tous les jours, mais pour
en faciliter l’existence.
Cette « movida » en ligne s’est immédiatement propagée à l’amont.
Une kyrielle d’inventions répondent à l’insatiable demande de
nouveautés. Certaines tenaient du concours Lépine et ont fait long
feu, comme le téléphone portable à option miroir et poudrier ou la
gabardine diffusant à l’avant les images captées à l’arrière pour
donner l’illusion d’invisibilité. Les autres témoignent d’une créativité
foisonnante. Citons en vrac, pour l’année 2010, outre le Samsung
Galaxy S, un ordinateur à double écran tactile, avec webcam, lecteur
de CD et livre électronique incorporés, la télévision et les portables
en trois dimensions, les mobiles super intelligents capables
d’effectuer des recherches complexes sur le Net et dotés de
nanopuces pour détecter odeurs et émotions. Depuis quelques
années, l’énergie créatrice se porte sur les robots. Il s’agit de
rattraper le Japon, pionnier en la matière. Au robot Asimo, mis au
point par Honda en 2000, le KAIST a répondu en janvier 2005 en
créant un « humanoïd robot », dénommé Hubo, mobile et à
commande vocale, doté de la tête d’Albert Einstein. Sony étant entré
dans la course avec le robot domestique Qrio, le KIST, un institut de
recherche de pointe associé au KAIST, a contre-attaqué en janvier
2010 en réalisant Mahru, un robot nouvelle génération capable de se
déplacer, d’identifier et de manipuler des objets. Il peut même
effectuer des tâches complexes comme balayer, actionner un four à
micro-ondes ou une machine à laver, danser et faire des grimaces
expressives. Les enjeux de cette rivalité technologique sont
industriels. Le secteur coréen de la robotique est en pleine
expansion. Selon l’institut de recherche économique Samsung, son
chiffre d’affaires, qui a atteint un milliard de dollars en 2010, devrait
doubler d’ici cinq ans. L’objectif de Samsung, de L.G. et du
gouvernement consiste à généraliser d’ici 2020 les robots ménagers
et à commercialiser des robots ultrasophistiqués, capables
d’enseigner l’anglais ou de prendre soin des personnes âgées. En
médecine, des nano-robots sont envisagés pour améliorer la chirurgie
(2)
artérielle. Pour renforcer la DMZ , on envisage des robots de
surveillance chargés de détecter et de repousser les invasions. Pour
susciter chez les jeunes des vocations de roboticiens, les pouvoirs
publics ont mis en chantier « Robotland », une sorte de Futuroscope
mâtiné de Disneyland où les dernières créations seront présentées
au grand public. Fin 2010, Girls Generation, le groupe musical féminin
du moment, a remporté un grand succès avec sa « danse des
robots ». Jour après jour, les frontières entre cyber-Corée et
science-fiction semblent s’estomper.
Pour se maintenir en tête du marathon planétaire à l’innovation,
l’ensemble du système éducatif coréen a été mobilisé. À l’éducation
traditionnelle succède le « e-learning ». Naguère, l’école enseignait à
lire, à écrire et à compter. On y apprend désormais à dompter les
ordinateurs. Le moindre lycée, le collège le plus reculé est équipé en
très haut débit. Rivés toute la journée sur leurs écrans, les étudiants
enchaînent le soir sur leurs ordinateurs portables. Les classes
demeurant surchargées, point noir du système éducatif coréen, de
plus en plus de jeunes délaissent les cours magistraux pour les
formations à distance, les diplômes en ligne étant entrés dans les
mœurs. Juste retour des choses, les étudiants se précipitent vers les
filières informatiques aux débouchés prometteurs. Le pays a un
besoin incessant en techniciens de maintenance et ingénieurs, mais
aussi en chercheurs et inventeurs. La Corée s’est ainsi dotée de
cyber schools qui forment aux métiers de la conception et de la
programmation vidéo, qu’il s’agisse de programmes de détente ou de
« jeux sérieux » comme on dit aujourd’hui. Les plus doués sont
réorientés vers la recherche de pointe, les universités et même le
KAIST.
Cette obsession numérique ne va pas sans susciter d’inquiétudes.
Elle serait surtout une affaire d’hommes. Les statistiques sont sans
appel : les joueurs en ligne, les étudiants en informatique, les
ingénieurs chez Samsung et chez L.G. sont majoritairement
masculins. La cyber-Corée creuserait donc ce fossé si typiquement
coréen qui sépare les sexes. Longtemps cantonnées aux tâches
subalternes et sciemment moins rémunérées, les Coréennes, à
niveau de formation égal, revendiquent aujourd’hui l’accès aux
responsabilités et à des salaires équivalents. Principalement portée
par les hommes, la relance par les nouvelles technologies leur paraît
conforter l’ordre traditionnel. Mais celui-ci semble à son tour menacé
par la cyber-Corée. Toute l’organisation du pays repose sur le
principe hiérarchique. Quel que soit le cercle auquel on appartient, il
s’y trouve toujours un supérieur auquel on doit respect et obéissance,
le chef de son clan, le patron de son entreprise, le président de son
syndicat ou de sa confrérie religieuse. Ce système est mobilisateur
mais s’avère aussi conformiste. Il valorise la reproduction du passé,
l’imitation des comportements ancestraux. À cette structure verticale,
l’informatique oppose une organisation en réseau où priment initiative,
innovation et création. Corée et cyber-Corée se retrouvent en porte-
à-faux. C’est une des conclusions que tire le professeur Chang Sea-
jin dans son étude Sony versus Samsung parue à Singapour en
2008. Samsung serait confronté à un dilemme crucial. Maintenir
l’organisation verticale qui lui a permis de s’adapter à la demande et
de résister aux crises, ou se transformer radicalement pour favoriser
créativité et originalité qui seront les moteurs de croissance de
demain ? Sacrifier un modèle qui en a fait une des machines à
exporter les plus rentables du moment ou sauter dans l’inconnu pour
se préparer à des changements eux-mêmes inconnus ? Lee Kun-hee,
le patron de Samsung, semble avoir tranché. « Dans dix ans, la
plupart des produits qui font la force du groupe auront disparu », a-t-il
fait savoir en mars 2010 à l’ensemble de ses employés par message
(3)
Twitter, rééditant son fameux appel de Francfort . Le plus
hiérarchique des chaebols coréens réussira-t-il sa révolution
copernicienne ?
Dopée aux nouvelles technologies, la Corée en subit les contre-
coups. Le virus informatique qui a paralysé le pays le 25 janvier
(4)
2003 en a souligné la dépendance. Un arsenal de protections a été
édifié depuis pour éviter toute panne généralisée qui paralyserait
l’administration, les transports ou le commerce. Pour beaucoup
d’utilisateurs, les nouvelles technologies tournent à l’addiction :
fétichisme technologique, informatique obsessionnelle, autisme en
ligne. Dans Je suis un cyborg, mais je fais avec, attachant petit film
tourné en 2006, le réalisateur Park Chang-wook raconte la folie d’une
jeune fille qui finit par se prendre pour une machine. La situation n’a
fait qu’empirer. Selon un sondage récent, un tiers des écoliers
présenteraient des signes d’accoutumance aux jeux en ligne.
Régulièrement, des drames consternent l’opinion : tel joueur, mort
d’une crise cardiaque après avoir joué quatre-vingt-six heures
d’affilée, telle famille poussée au suicide après s’être ruinée en ligne.
La tragédie la plus vivement ressentie s’est produite en mars 2010 :
un couple de chômeurs aurait laissé mourir son enfant pour avoir
consacré tout son temps à élever un nourrisson virtuel sur le jeu
collectif Prius. Tragique confusion entre réalité et virtualité. Les
autorités ont pris les choses en main. Depuis 2002, une agence de
prévention finance des campagnes d’information dans les écoles et
des stages de désintoxication. Les plus atteints sont même envoyés
dans des camps militaires. En avril 2010, elles ont restauré le couvre-
feu, mais dans le monde virtuel cette fois. Il s’agit d’interdire aux
enfants scolarisés l’accès aux jeux en ligne entre minuit et huit heures
du matin. Seul l’Américain Blizzard, opérateur de Starcraft, s’y est
pour le moment refusé. Pour les adultes, il est prévu de bloquer
l’accès au haut débit après une dizaine d’heures d’utilisation non-stop
ou d’envoyer des messages subliminaux incitant à se déconnecter.
De l’avis général, il faudra aller encore plus loin.
Dans un registre voisin, l’incivilité numérique suscite de plus en plus
d’inquiétudes. La politesse représente une institution nationale dont la
Corée est très fière. Formules alambiquées, sourires obligeants,
courbettes de courtoisie constituent le lot quotidien d’un des pays les
plus densément peuplés de la planète. Or la cyber-Corée semble
menacer cette civilité raffinée. En ligne, délivrés du fardeau de
l’étiquette et du regard de l’autre, les gracieux citoyens se
comportent en grossiers netizens. De la muflerie à la méchanceté
collective, il n’y a guère plus d’un clic. En 2005, une étudiante
écervelée en a fait la triste expérience. Habituée à laisser son
caniche s’oublier à sa guise, un mauvais coucheur l’a prise en grippe.
Photographiés, le chien mal élevé, sa propriétaire et l’objet du délit
ont été mis en ligne, suscitant un déluge d’insultes et d’attaques
personnelles. Sous la pression, l’imprudente a préféré démissionner
de son université et quitter Séoul. Cette chasse aux sorcières a ému
l’opinion sans empêcher que les rumeurs, les révélations et les
calomnies deviennent monnaie courante sur la Toile, à la grande
angoisse des politiciens en vue et des vedettes à la mode. Elles ont
finalement conduit les autorités à pénaliser ces atteintes en ligne à la
vie privée. On a immédiatement hurlé à la censure. Le débat est loin
d’être clos.
De proche en proche, ces dérives sociales ont conduit à la
cybercriminalité. En Corée comme partout ailleurs, les bateleurs, les
escrocs et les souteneurs ont trouvé sur le Net un terrain
exponentiellement propice à leurs activités. Ils ont beau être illégaux,
les jeux en ligne, les sites de rencontres tarifées et les offres
mirobolantes de toute nature prolifèrent. À les écouter, l’amour, la
fortune et la rédemption seraient à la portée du premier clic. Une
cybermafia veille à ne laisser aucun naïf échapper aux mailles de ses
filets. La police coréenne s’est donné les moyens informatiques pour
lutter contre cette délinquance high-tech. Mais combattre le
cyberterrorisme est une autre paire de manches. Tout le monde en
est persuadé : la menace vient du Nord. En dépit de son
délabrement, la Corée communiste n’a pas raté le coche
informatique. Impitoyablement censurées, coupées du reste du
monde, les nouvelles technologies y ont malgré tout prospéré, de
même que l’Internet. Dans les faits, nous en sommes réduits aux
conjectures. Grâce à une armada d’un millier de hackers, le Nord
aurait déjà lancé plusieurs attaques numériques contre les États-Unis
et la Corée du Sud, en juillet 2009 ou en juin 2010, et s’efforcerait de
mettre au point une véritable bombe informatique pour paralyser le
Sud. Au Sud, les internautes ne sont pas en reste. En janvier 2011, ils
seraient parvenus à pirater le compte Twitter du Nord et à poster des
messages appelant à la résistance sur des sites officiels. Pour
(5)
protéger le pays, les services de renseignements coréens
disposeraient en outre d’un bataillon de spécialistes formés à la
guerre virtuelle. Avatar numérique de la guerre moderne ou fantasme
de jeu vidéo ? Un peu des deux, sans doute. Officiellement, les deux
Corées sont toujours en guerre. Leur guerre froide se poursuit en
ligne.

Quels qu’en soient les usages et les mésusages, la cyber-Corée


frappe pourtant par son potentiel créateur. Indispensables outils de
communication, les nouvelles technologies ont inspiré artistes et
inventeurs. Depuis quelques années, la Corée est en train de devenir
un des pôles mondiaux de ce qu’on appelle le « Net art ». Dans la
lignée des biennales d’art contemporain de Gwangju et de Busan,
dans le Sud du pays, elle a lancé un festival d’art digital à Incheon,
organise régulièrement des « mobile phone films festival » et annonce
un prochain « Web art festival ». La Toile et ses interfaces, mais
aussi ses vecteurs, le téléphone et l’ordinateur : tout est mis à
contribution. On joue avec les codes numériques, les images en trois
dimensions et la musique synthétique. Plusieurs artistes coréens se
sont déjà fait un nom dans ce domaine nouveau. Tous rendent
hommage à leur précurseur, l’étonnant Paik Nam-june, considéré
comme le père de l’art vidéo. Musicien d’avant-garde, partisan de la
musique électronique, volontiers dadaïste, Paik s’est lancé dès les
années 1960 dans l’assemblage monumental d’écrans de télévision et
de tubes cathodiques, mi-statues détournées, mi-robots futuristes.
Parmi ses créations les plus réputées, un bouddha installé devant un
poste de télévision projetant précisément l’image d’un bouddha
regardant la télévision. Jeu de miroirs imbriqués, méditation sur la
culture et la technologie : ce fameux TV Buddha, qui date de 1974, a
fait date. Disparu en 2006, Paik Nam-june ne s’est pas attaqué à la
cyber-Corée. Elle lui doit néanmoins cette intuition que les
technologies qui cornaquent notre vie ne sont pas seulement des
médias mais aussi des matériaux et des sources d’inspiration. Le
cinéaste Jang Sun-woo s’est engagé sur la même voie avec sa
(6)
Résurrection de la petite vendeuse d’allumettes , réalisée en 2002.
Centrée sur la vie besogneuse d’un professionnel des jeux vidéo,
l’histoire sort rapidement des sentiers battus. Le héros devient lui-
même un personnage de jeu vidéo. Comme sur un écran d’ordinateur,
icônes et fichiers se mêlent aux images du film, commentées en voix
off. Les personnages se transforment inopinément, l’action perd toute
logique et s’achève dans un déluge de flammes. Le film, dont les
effets numériques auraient ruiné son producteur, n’a remporté qu’un
succès d’estime. Brouillon inspiré plus que produit fini, on l’a accusé
d’être un Matrix coréen de seconde zone. Il n’en demeure pas moins
une des tentatives les plus audacieuses de faire de la cyberculture le
sujet et même la trame d’une création artistique. Rien d’innovant
n’échappe à la Cyber-Corée.

Notes
o
(1) « Le jour où les Coréens sont devenus blonds », revue Tangun, n 1.
(2) Demilitarized zone, zone démilitarisée séparant les deux Corées.
(3) Cf. supra, p. 36.
(4) Les experts ont surnommé ce virus particulièrement destructeur « W 32 Slammer ».
(5) Le NIS, National Intelligence Service.
(6) Resurrection of the Little Match Girl en anglais.
Chapitre III

NOUS N’ÉCHAPPERONS PAS AU HALLYU

La fièvre coréenne
La Corée a changé de nom à plusieurs reprises. Dominée par le
er e
royaume de Silla au I millénaire puis par celui de Goryeo du X au
e
XIV siècle, la péninsule s’est appelée Jeoson au temps de la dynastie
Lee, nom que le Nord a d’ailleurs conservé. L’ethnie, le peuple, la
nation coréens, eux, se sont toujours appelés « Han ». En version
originale, tout ce que nous appelons « coréen » est donc « han ». La
république de Corée, le régime du Sud depuis la libération, se dit
« Hanguk ». Hangul désigne l’alphabet coréen. Le costume national
est le han-bok. Depuis 1999, on parle aussi de han-ryu ou plutôt, une
fois la liaison effectuée, de hallyu. De quoi s’agit-il ? De cet
engouement pour les produits culturels coréens, de cette « fièvre
coréenne » qui déferle sur l’Asie du Nord, et, de proche en proche,
sur l’Océanie, le Proche-Orient et l’Amérique latine, en attendant le
reste de la planète. Tout a débuté à la télévision. À la fin des
années 1990, de meilleure qualité technique, sentimentaux jusqu’aux
larmes, au point qu’on les a surnommés des dramas, les séries
coréennes ont commencé à remporter un joli succès. Celui de
Sérénade d’automne, tourné en 2000, est phénoménal. L’histoire est
mélodramatique à souhait : une Cendrillon moderne, partagée entre
deux princes charmants, se meurt de leucémie. Mais la facture, le ton
et les acteurs touchent l’opinion et surtout le cœur des Coréennes.
Rapidement diffusé en Chine, au Japon et dans toute l’Asie du Sud-
Est, le succès est à nouveau au rendez-vous, dépassant tous les
pronostics. Coup de chance ? Non, car chaque année ou presque les
producteurs coréens rééditent l’exploit. En 2002, c’est Sonate
(1)
d’hiver : même trame, même triangle amoureux, même triomphe.
Bae Yong-jun, l’acteur principal, doit engager des gardes du corps.
Quand il se rend au Japon, des milliers de fans l’attendent à
l’aéroport. Les Japonaises se passionnent soudain pour le coréen,
qui devient en deux ans la seconde langue étrangère la plus parlée
(2)
après l’anglais. En 2003, Le Joyau du palais , drama historique qui
e
a pour cadre la Corée du XVI siècle, est un phénomène social.
D’Oulan-Bator à Djakarta, en passant par Pékin, Hanoi et Manille,
tout s’arrête à l’heure de la diffusion, même en version originale.
(3) (4)
Viennent ensuite Je mise tout et Pension complète en 2004, Je
(5)
m’appelle Kim Sam-soon en 2005, Palais royal en 2006, Le Café
(6) (7)
Prince en 2007, Ces garçons florissants en 2009 et le feuilleton
d’espionnage Iris en 2010. On ignore encore le cru hallyu 2011, mais
nul doute qu’il fera pleurer toutes les Margots de la planète.
Dopé par la télévision, le hallyu s’est propagé aux autres secteurs.
Le cinéma en a profité le premier. Popularisés par le petit écran, les
acteurs sont passés au grand en portant des productions à gros
budget plébiscitées en Asie, mais aussi des films d’auteur plus
ambitieux très remarqués en Europe et en France, le hallyu couvrant
ainsi culture populaire et cinéma d’auteur. La musique a suivi le
cinéma et la télévision. Des groupes coréens ont inondé le marché
asiatique. Souvent éphémères, ils forment ce qu’après la variété
japonaise ou la « Canto-pop », on appelle la « K-pop », la Korean
pop. Un nom s’est imposé depuis 2003, celui de « Pi », « Rain » en
anglais, « Pluie » en français. Baptisé « prince du rhythm and blues »
par ses fans, danseur de talent, modèle à l’occasion, acteur
d’opportunité et symbole incontesté de la nouvelle génération
coréenne, il a fait son entrée en 2006 dans la liste des cent
personnalités qui, selon le magazine américain Time, comptent dans
le monde. Très fiers, ceux de ses compatriotes qui en doutaient
encore ont perçu cette année-là le pouvoir du hallyu. La vague a
ensuite atteint les manhwas, comme on appelle la bande dessinée
coréenne. En toute logique puisque nombre de films et de dramas,
Palais royal notamment, sont des adaptations de manhwas à
succès. Quant aux boys band coréens, ils adoptent volontiers les
costumes futuristes, les coiffures savamment hirsutes et la gestuelle
expressionniste des héros de papier. Moins guerriers, moins
technologiques, moins asociaux que les mangas japonais, les
manhwas conquièrent année après année de nouvelles parts de
marché. En France notamment, grande consommatrice de mangas et
de manhwas, des artistes comme Choi Ho-cheol, auteur de
(8)
L’Étincelle, une biographie dessinée de Jeon Tae-il , le héros des
travailleurs coréens, sont considérés comme des classiques et invités
en amis au festival d’Angoulême. L’époque où les Coréens plagiaient
sans vergogne les bandes dessinées et les animations japonaises est
bel et bien révolue. L’heure du sport a ensuite sonné. Le succès de la
Corée lors de la Coupe du monde 2002 a révélé ses joueurs et leur a
permis d’essaimer dans les équipes du monde entier. Portés par les
dieux de l’écran et du stade, les créateurs de mode et les
cosmétiques coréens ont envahi l’Asie à leur tour. Grâce au succès
du Joyau du palais, dont l’héroïne est à la fois cordon bleu et
guérisseuse, la cuisine coréenne elle-même est devenue un « must ».
Interrogés par l’hebdomadaire britannique The Economist en
janvier 2010, de jeunes Asiatiques déclaraient qu’à leur sens, depuis
le triomphe du hallyu, « c’en était fini des cultures américaine et
japonaise ». Pour le moment, l’Europe et l’Amérique résistent encore
à ce raz-de-marée culturel.
Sans surprise, on a rattaché le hallyu au train du miracle
économique coréen. Il traduirait au fond l’arrivée à maturité des
industries culturelles, partagées entre le secteur public de la KBS
(Korea Broadcasting System), et un secteur privé, les chaînes
Munhwa Broadcasting et Seoul Broadcasting, CJ Entertainment,
géant de la production et de la distribution cinématographique,
financé par les anciennes sucreries Samsung, ainsi que les
compagnies de jeux vidéo Nexon ou NC Soft. Dans un climat de
concurrence et de connivence bien compris, l’ensemble produit films,
dramas et jeux en ligne, les diffuse et les exporte pour le plus grand
bien de la balance commerciale coréenne. De 500 millions de dollars
en 2002, les bénéfices du hallyu seraient passés à 1 milliard en 2005
et à près de 3 milliards en 2008, essentiellement grâce aux jeux
vidéo. Déficitaire jusqu’en 1999, la Corée fait depuis 2008 partie des
dix principaux exportateurs culturels de la planète. La crise financière,
une fois encore, a donné l’impulsion nécessaire. Très endettées, les
sociétés de production menaçaient de faire faillite. Afin de promouvoir
conjointement contenu et contenant, le président Kim Dae-jung est
intervenu pour relancer la machine. Les industries culturelles ont été
promues au rang de moteurs de croissance au même titre que les
nouvelles technologies. Prêts et subventions ont été accordés pour
aider le secteur à se concentrer et à se moderniser. En amont, la
formation a été encouragée : production, images numériques et
même cours de chant et de diction. À l’aval, d’immenses multiplexes,
à la fois cinéma, restauration rapide et café Internet, ont été bâtis
aux quatre coins du pays.
Cette politique a immédiatement payé. Mû par une curiosité teintée
de patriotisme, le public coréen a réservé un triomphe aux nouvelles
productions coréennes, au demeurant d’excellente qualité. Le
mouvement a commencé en 2001 avec Les Amis, un drame mettant
en scène la petite mafia du port de Busan. Ce film a attiré 8 millions
de spectateurs, soit un Coréen sur six. Du jamais vu dans un pays où
le seuil du million passait pour un exploit. Deux ans plus tard, nouveau
record avec Shilmido, sombre histoire d’un commando entraîné en
secret pour assassiner Kim Il-sung. Le film a conduit 11 millions de
spectateurs dans les salles. Deux mois plus tard, Quand flotte le
(9)
drapeau de Kang Je-gyu, Frères de sang à l’exportation, réédite le
score de Shilmido. Le film réunit Chang Dong-gun, le héros des
Amis, et Won Bin, la vedette de Sérénade d’automne et, pour la
première fois, dépeint la guerre de Corée sans fard patriotique,
comme un conflit fratricide, cruel et absurde. En 2005, L’Homme du
roi, diffusé chez nous sous le titre Le Roi et le clown, majestueuse
e
reconstitution de la Corée du XVI siècle, franchit le cap des
12 millions de spectateurs. Enfin, à l’été 2006, ce sont 13 millions de
Coréens, quasiment un sur trois, qui se ruent dans les multiplexes
(10)
pour y voir Le Monstre , étonnante tragicomédie où la capture d’un
Godzilla mutant qui hante les égouts de Séoul permet à Bong Joon-
ho, son réalisateur, de vilipender les Américains, les élites au pouvoir
et l’administration en général. Forts de ces énormes succès, les
pouvoirs publics ont accepté d’inclure le cinéma dans l’accord de
(11)
libre-échange signé en 2007 avec les États-Unis . Malgré les
craintes de la profession, l’effondrement annoncé ne s’est pas
produit. Le score du Monstre n’a pas été dépassé, mais les
productions coréennes à 10 millions de spectateurs sont devenues
monnaie courante. Les pyrotechnies américaines sont beaucoup
moins prisées. À l’étranger, elles doivent désormais compter sur la
concurrence coréenne. En 2010, Haeundae, film catastrophe où un
raz-de-marée ravage le port de Busan, l’aurait emporté sur les
blockbusters américains du moment, en Chine et au Japon, en Asie
du Sud-Est, mais aussi en Australie, en Turquie et en Europe de l’Est.

Comme souvent, les chiffres sont trompeurs. Même s’ils sont


substantiels, les bénéfices du hallyu ne suffisent pas à en expliquer la
dynamique. La balance industrielle continue à l’emporter largement
sur la balance culturelle. Les industries culturelles constituent en
revanche un incomparable moyen de promotion, une vitrine de la
Corée qui réussit, une publicité permanente pour la Korean way of
life, urbaine, technologique et élégante. Les chaebols et les pouvoirs
publics ont transformé le pays en machine à exporter, mais c’est le
hallyu qui attire les clients et leur donne envie d’acheter coréen. Le
maître mot est ici le placement de produit. Pas un drama, pas un
boys band en tournée, pas un film à succès sans une pimpante
limousine Hyundai, un portable Samsung dernier cri ou un dîner
romantique au Shilla, la chaîne de luxe coréenne. Le chanteur Pi ne
s’en cache pas, des portables aux ordinateurs en passant par les
vêtements de ski, les nouilles instantanées ou les placements
bancaires, c’est de la publicité qu’il tire la majorité de ses revenus.
Tous ses collègues pourraient en dire autant. Les stars du hallyu sont
avant tout des VRP de la marque Corée. Le hallyu contribue en outre
à l’ambition du pays de devenir un pôle international. Inauguré en
mars 2001, l’aéroport d’Incheon est un des plus modernes du monde
et vise à devenir un des principaux hubs aériens d’Asie. Concurrentes
acharnées, Korean Air et Asiana, les deux compagnies aériennes, ont
l’intention de desservir le monde entier d’ici 2020. Le hallyu sert cette
stratégie. D’immenses bannières figurant les stars coréennes flottent
à l’entrée de l’aéroport et des espaces hallyu accueillent les fans
dans chaque terminal. Année après année, des foules de fans chinois
et japonais se rendent en tour organisé sur les principaux lieux de
tournage de Sonate d’hiver ou du Joyau du palais. Depuis qu’ils en
ont les moyens, les Coréens sont devenus des touristes infatigables.
Grâce au hallyu, les voilà qui, à leur tour, accueillent des touristes
étrangers. Il y a dix ans, qui y aurait cru ?

À trop forcer le trait, on pourrait se méprendre. Oui, le hallyu


répond à une logique industrielle. Il sert de réclame à la Maison
Corée. Mais la qualité est également au rendez-vous. De même que
Samsung est passé de l’électroménager bon marché à l’électronique
haut de gamme, on se tromperait en prenant le hallyu pour une
machine à produire du drama à la chaîne, des jeux vidéo de pacotille
et des CD pour boîtes de nuit. Tous les moyens ont été mobilisés
pour faire du hallyu une réussite : des fonds importants, des
interfaces techniques inédites, mais aussi des talents : acteurs,
décorateurs, graphistes, scénaristes, réalisateurs. Le résultat est à la
mesure de l’entreprise. Il y a certes beaucoup de ratages, des
réalisations bâclées, frisant le ridicule, sombrant dans la vulgarité ;
mais aussi d’incontestables réussites, sensibles, élégantes,
originales, et cela quel que soit le secteur concerné : télévision,
cinéma, jeux vidéo, manhwas. Là réside probablement la force du
hallyu : être parvenu, pratiquement sur commande, à viser aussi bien
la qualité que la quantité. Trois raisons peuvent être avancées pour
saisir cette connivence réussie entre art et industrie : le savoir-faire
coréen, l’émergence de valeurs alternatives et l’affirmation d’une
nouvelle esthétique.

L’Homme du roi
Dès sa sortie, le 29 décembre 2005, L’Homme du roi fut un succès
colossal. En quatre mois, un Coréen sur quatre avait vu ou revu le
film en salle. Sa sortie en DVD puis sa diffusion à la télévision suscita
à chaque fois une nouvelle vague d’enthousiasme national. De fait, le
film est une réussite. Une reconstitution historique enlevée, des
couleurs somptueuses, un drame shakespearien de pouvoir, d’amour
et de mort. L’histoire se déroule en 1506, à la fin du règne de
Yeonsan, dixième roi de la dynastie Lee et descendant direct du
fameux Sejong, l’inventeur du hangul. Totalement inconnu chez nous,
ce souverain domine la légende noire coréenne comme une sorte de
Caligula mâtiné de Macbeth. Quantité de biographies, de romans, de
films et même de bandes dessinées lui ont été consacrés. Fils
adultère du roi Seongjong, son enfance aurait été marquée par la
folie, l’exil puis la mort de sa mère, acculée au suicide. Placé sur le
trône par sa grand-mère qui entendait le manipuler, il ne tarda pas y
à montrer des signes de déséquilibre. Après avoir traqué sans pitié
les ennemis de sa mère, il peupla sa cour de concubines et de
saltimbanques, lança contre ses mandarins des campagnes de
proscription sanglantes et finit par assassiner sa grand-mère au
cours d’une cérémonie publique. Un coup d’État mit fin à ces excès,
Yeonsan et sa maîtresse furent éliminés, et son frère cadet Jungjong
placé sur le trône où il demeura près de cinquante ans. Au lieu de
s’en tenir aux exactions de Yeonsan, Lee Jun-ik, le réalisateur du film,
adapte subtilement l’action. Brodant à partir d’une chronique du
temps, il dresse un portrait réussi de la société coréenne d’alors, de
l’aristocratie au peuple, et s’attache à montrer la place qu’occupaient
les comédiens, marginaux mais poètes, voleurs mais libres.
S’inspirant d’une pièce à succès, il suggère même un flirt entre Kong-
il, jeune marionnettiste de la Cour au physique ambigu, et un Yeonsan
taraudé par le remords, la folie et le doute sexuel. Trame déroutante
pour nos sensibilités occidentales, L’Homme du roi nous livre
plusieurs clés pour décrypter le hallyu.
Première clé, manifeste : la redécouverte, l’exaltation, la
magnification du passé. En Europe et surtout en France, c’est un
réflexe naturel. En Asie, il n’en va pas de même. D’épais sédiments
séparent les peuples de leur histoire : la couche du colonialisme, puis
celle du nationalisme décolonisateur ; la couche du communisme et la
couche de l’américanisation anticommuniste ; enfin la couche du
progrès à tout crin qui rase sans pitié tout ce qui fait obstacle à l’Asie
développée et futuriste. Le hallyu, lui, renoue sans gêne ni faux-
semblant avec le passé, sa grandeur et ses petitesses. Le Japon de
Kurosawa s’y était essayé avec talent. La Corée, qui n’a pas le
même passé militariste et conquérant, a transformé l’essai en succès
populaire. Elle a fait des reconstitutions historiques une de ses
marques de fabrique. Son héritage y a aidé : des calligraphes et des
peintres de génie, un art consommé des couleurs et des matières, un
sens original des mélopées et des percussions. Elle s’y est d’abord
mise de manière industrielle, en produisant une kyrielle de feuilletons
en costumes, tout bruissant d’intrigues de cour, de douairières
cruelles et de concubines empoisonnées, mais souvent théâtreux et
médiocres. Avec L’Homme du roi, Le Joyau du palais, le seuil de la
qualité dramatique et plastique est franchi. En Corée comme dans les
pays où il est plébiscité, hallyu rime désormais avec qualité
artistique, fierté historique et passé retrouvé. Peu importe, au fond,
que ce passé soit coréen, qu’on y parle, qu’on y mange et qu’on s’y
vête à la coréenne, que la musique jouée soit coréenne : il vaut pour
tous les autres. Quand l’héroïne du Joyau du palais concocte ses
plats compliqués, ce sont toutes les cuisinières asiatiques qui vibrent.
Quand Yeonsan fait massacrer ses ennemis, ce sont toutes les Cités
interdites et toutes les satrapies orientales qui reviennent en
mémoire. Quand les héros de Quand flotte le drapeau plongés en
pleine guerre de Corée ne rencontrent pas un soldat américain, c’est
toute l’Asie qui se rappelle qu’il y eut un temps où les Blancs ne
s’étaient pas encore imposés parmi eux.
Mais s’il restaure le passé, le hallyu a également l’art de le
modifier et de l’adapter. Les héros y sont jeunes, glabres et musclés,
les héroïnes, humbles mais libres et entreprenantes comme il sied
aux Coréennes d’aujourd’hui. Les costumes y sont soyeux et
chatoyants jusque dans le peuple où tout le monde mange à sa faim.
Les palais de jadis, disparus depuis longtemps, sont restitués dans
leur splendeur d’autrefois grâce à une débauche d’effets numériques
qui démultiplie les échelles. Tout y est propre et ripoliné. Nous ne
manquons pourtant pas de documents d’époque. Ils nous chantent
une tout autre chanson, celle d’une élite étriquée, d’un peuple
misérable, entassé dans des masures. À en croire les photographies
de Séoul en 1900, ou plutôt Hanyang comme on disait alors, la ville
ressemblait à une grosse bourgade aux monuments noircis, aux
ruelles boueuses, encombrées de coolies assommés de travail. Pour
le hallyu, il ne s’agit pas de nier ce passé, mais de l’exalter, de
l’embellir, d’établir une filiation avec le présent, d’enraciner la richesse
actuelle dans l’histoire. Le hallyu ne triche pas vraiment, il adapte, il
justifie, il démontre que la réussite d’aujourd’hui était déjà en
gestation. Qui, en Asie, refuserait un tel scénario ? Au passage, bien
sûr, la Corée en profite. Le placement de produits vaut aussi pour le
passé. Le quartier d’Insadong, au cœur de Séoul, qui est un peu le
Soho coréen, s’est spécialisé dans l’antiquité récente et la simili-
brocante. On y vend des costumes traditionnels rappelant ceux des
séries télévisées, des pinceaux de calligraphes à la façon d’autrefois
et des meubles de cour fabriqués la veille. Il ne s’agit pas
d’escroquer l’amateur de rétro, mais de renouer avec le passé et de
le rendre vivant. N’en est-il pas de même pour les monuments
historiques, les palais royaux de Séoul, les temples bouddhistes à la
campagne ? Mieux que restaurés, ils sont en permanence
reconstruits pour conserver intact leur lustre initial. Telle est aussi la
mission du hallyu.
L’autre clé que nous donne L’Homme du roi est d’ordre social. Fils
d’une courtisane, méprisé par l’aristocratie, le roi Yeonsan est attiré
par le peuple qui est au fond l’autre héros du film. Maladroitement, il
cherche à le comprendre, à le séduire, à le protéger. Là réside sans
doute le succès des productions coréennes. Le hallyu représente une
défense et une illustration du peuple coréen et, à travers lui, des
peuples d’Asie. La culture coréenne n’est pas moins segmentée que
la nôtre. L’élite élégante cultive ses propres goûts où l’art
contemporain et la musique classique prennent une grande part.
Même si Chung Myung-whun, le grand chef d’orchestre, aime à
répéter qu’il n’y a pas de musique occidentale et que le génie d’un
Olivier Messiaen, son compositeur favori, « appartient au patrimoine
(12)
de l’humanité », la culture européenne constitue pour les Coréens
un puissant marqueur social. La culture populaire est plus spontanée,
plus affective. Elle valorise le mélodrame, la farce truculente et,
héritage du chamanisme, une forme de grivoiserie rituelle. Elle est à
l’origine d’œuvres de grande qualité, comme les pansori, vastes
épopées scandées où se mêlent joie et nostalgie, ou encore l’histoire
e
de Hong Kil-tong, chronique picaresque du XVII siècle, narrant les
aventures d’un Arsène Lupin coréen avant l’heure. Le hallyu se situe
dans cette vaine populaire, reflétant avec plus ou moins de bonheur
et plus ou moins de talent les travaux et les jours de la Corée
laborieuse. Même dans les reconstitutions historiques, les héros sont
souvent de petites gens en butte à la dureté de la vie et à
l’indifférence méprisante des puissants. Certes, les dramas n’ont pas
la force du grand romancier Hwang Sok-yong qui a mis sa plume au
service des laissés-pour-compte, qu’il s’agisse des journaliers
exploités des Terres étrangères ou des derniers bidonvilles de Séoul,
dépeints dans Prospérité. Ils n’hésitent pourtant pas à mettre en
scène des pauvres en proie aux difficultés quotidiennes et des
chômeurs qui se battent pour s’en sortir. Sans être voyeurs ni
politiquement corrects, les artistes coréens se sont même attaqués
aux tabous sociaux. Dans Trop jeunes pour mourir, tourné en 2002,
Park Jin-pyo traite crûment de la sexualité des personnes âgées.
Dans Oasis, tourné la même année, Lee Chang-dong ébauche une
histoire d’amour entre un simple d’esprit et une polyhandicapée.
Mais c’est surtout la condition féminine qui intéresse le hallyu. Il
rend compte du statut de la femme dans les sociétés asiatiques
d’aujourd’hui. À l’exception de quelques princesses et artistes de haut
vol, la Coréenne, soumise et effacée, était avant tout une mère, une
compagne et une ménagère. L’industrialisation, l’éducation et la
démocratie ont fait évoluer les mentalités. La femme existe
désormais par elle-même. Paru en 1995, La Chambre solitaire de
Shin Kyong-suk raconte la pénible ascension d’une jeune ouvrière qui,
à force de sacrifices, parvient à entrer à l’université et à devenir
écrivain. Dix ans plus tard, avec l’héroïne du Joyau du palais, la
femme active reçoit ses lettres de noblesse. Mais c’est Mon nom est
Kim Sam-soon, feuilleton diffusé à l’été 2005, qui a fait prendre
conscience à l’opinion que les choses avaient changé. Loin des
intrigues classiques où l’héroïne, courageuse et déterminée, hésite
entre deux bellâtres avantageux, Kim Sam-soon est plus
grassouillette que jolie, plus pratique qu’ambitieuse. Son objectif est
tout simple : ouvrir une pâtisserie et vivre avec son petit ami, sans
forcément l’épouser. Une vie banale en somme, sans tragédie ni
destin exceptionnel, mais indépendante et heureuse. Les Coréennes
se sont identifiées à Sam-soon et ont plébiscité la série. En Asie, la
série a également eu un étonnant succès. L’année suivante, la Corée
réformait son antique système patrilinéaire qui faisait obligation aux
femmes d’émarger sur le livret de famille de leur père, de leur mari,
de leur frère, voire d’un parent éloigné, pourvu qu’il s’agît d’un
homme. Depuis quelques années, les femmes sont entrées dans les
affaires et même en politique. Plusieurs sont devenues député et
ministre. Nommée par le président Roh en avril 2006, une militante
des droits de l’homme, Mme Han Myung-sook, dirigea même le
gouvernement sud-coréen au cours de l’année 2006. Pour l’élection
présidentielle de 2012, Park Geun-hye, la fille de l’ancien dictateur
Park Chung-hee, possède des chances réelles. Taxée
d’opportunisme par ses opposants, qui, faisant un jeu de mots avec
son prénom, l’ont surnommée « Princesse balançoire », elle l’emporte
actuellement en popularité sur tous ses concurrents. Le hallyu,
symbole de l’émancipation féminine ?
Du portrait à la critique sociale, il n’y a qu’un pas. Héritiers des
saltimbanques de L’Homme du roi, comédiens et artistes populaires
le franchissent allègrement. Ils n’hésitent pas à tourner la société
coréenne en dérision et à la critiquer amèrement. C’est une des clés
du Monstre, le film aux 13 millions de spectateurs, où tous les
puissants, politiciens, policiers et militaires américains, tournés en
ridicule, sont renvoyés dos à dos. Le statut des artistes contribue à
leurs prises de position. Dans la Corée de jadis, ils appartenaient à la
caste la plus basse, celle des déclassés et des marginaux de tout
poil, celle des magiciens, des tanneurs et des filles de joie.
Aujourd’hui, les choses n’ont pas vraiment changé. Officiellement, les
vedettes du hallyu sont les ambassadeurs de la Corée nouvelle. Côté
jardin, il en va autrement. Recrutés pour leur plastique, les stars
coréennes sont issues de milieux modestes que tout sépare de la
classe dominante. En mars 2009, la jeune Chang Ja-yun, vedette du
feuilleton Ces garçons florissants, s’est ainsi donnée la mort en
accusant plusieurs producteurs et politiciens en vue d’avoir usé d’elle
comme d’une vulgaire courtisane. L’affaire fit grand bruit sans
changer grand-chose. La barrière reste infranchissable. Aucune
famille huppée n’acceptera de gaieté de cœur d’accueillir un
comédien ou un chanteur en son sein. Stigmatisés socialement, les
artistes du hallyu mènent une vie affranchie, voire immorale.
Beaucoup s’engagent en faveur de causes humanitaires ou
progressistes. La profession s’est par exemple mobilisée contre le
(13)
traité de libre-échange signé avec les États-Unis en 2007 , vécu
comme un danger mortel menaçant la création coréenne. Elle a
également milité contre la loi de 2009 qui fragilise les médias
indépendants. En phase avec le mouvement démocratique des
années 1980, né après le massacre de Gwangju, certains prennent
(14)
ouvertement position. Dans Les Hommes du moment , tourné en
2005, qui revient sur l’assassinat du dictateur Park Chung-hee, le
réalisateur Im Sang-soo n’hésite pas à souligner le rôle officiel que
jouait alors sa fille, Park Geun-hye. Quand on connaît les ambitions
présidentielles de cette dernière, la dénonciation est virulente. Cet
engagement explique sans doute la fascination du hallyu pour la
pègre des souteneurs et des racketteurs. Les films sur ce sujet ne se
comptent plus. Récemment, Rue cruelle de Yu Ha ou Mouche à
(15)
merde de Yang Ik-joon ont fait sensation par leur noirceur tragique
et sans concession. Les héros y sont de pauvres brutes, soumises à
d’autres brutes bien plus cruelles qui n’hésitent pas à torturer et à
assassiner leurs rivaux. Mais ce qu’on retient de leur misérable
histoire est plutôt leur marginalité, leur naïveté, leur incapacité à se
faire au monde implacable qui est le leur. Car c’est aussi cela le
hallyu : une méditation sur la vie en société, une évocation
mélancolique des illusions perdues.

Hallyu Wood
« Hallyu Wood » est sans doute un jeu de mots facile, mais c’est
aussi une réalité. En 2005, pour tirer profit de l’énorme succès des
dramas et des films coréens, les autorités du pays ont décidé de
construire au nord de Séoul un immense parc à thème, à la fois
complexe cinématographique, centre de formation, studio de
production et espace d’exposition. Le projet, qui ouvrira ses portes en
2011, a une mission très claire : attirer 10 millions de visiteurs d’ici
2015 et faire de la Corée un nouveau pôle de la culture mondiale.
L’objectif est si ambitieux qu’en 2009 « Hallyu Wood » a été rebaptisé
« Hallyu World ». Mais ce type de défi n’est pas de nature à freiner
les Coréens, qui ont transposé aux industries culturelles les recettes
qui avaient porté leurs fruits dans les autres secteurs. Pour conquérir
les marchés, les produits ont été conçus dans une logique de
gamme. Globalement, les jeux vidéo et les manhwas visent le public
des adolescents, la pop coréenne les jeunes filles et les dramas les
« ménagères de moins de cinquante ans ». Le cinéma a été
segmenté en fonction de cibles bien précises. Aux consommateurs de
spectacle, les comédies populaires et les films à gros budget,
comme Haeundae, le film catastrophe de 2009, aux spectateurs plus
exigeants, les films d’auteur. La Corée poursuit dans ce domaine une
véritable « stratégie cannoise », consistant à rafler le plus de prix
possible sur la Croisette comme dans les autres festivals
internationaux de cinéma. Cela fonctionne. En attendant la Palme
d’or, Im Kwon-taek a obtenu le prix de la mise en scène en 2002 pour
Ivre de femmes et de peinture et Lee Chang-dong le prix du meilleur
(16)
scénario en 2010 pour Poésie . En Corée, ces films d’auteur
restent confidentiels et n’obtiennent, quand ils sont distribués, qu’un
succès d’estime. Aucune importance : le but est de convaincre Paris
et quelques autres capitales que le pays est au niveau des standards
européens de qualité. Le public coréen, lui, a droit à ses propres
productions. La stratégie est claire : il s’agit tout simplement
d’adapter l’offre à la demande. Pour accroître leur audience, les
producteurs coréens n’hésitent pas non plus à délocaliser. Des
dramas sont tournés à Pékin, à Macao, à Bali, en Europe et même
aux États-Unis, comme le mémorable Love Story à Harvard, réalisé
en 2004, qui a suscité pendant quelques mois un emballement des
étudiantes coréennes pour Boston.
Toutefois, en se positionnant sur le même créneau que les États-
Unis, même prime à l’audiovisuel, même public cible, même stratégie
de conquête, la Corée prenait le risque de l’affrontement. Jusqu’ici,
elle a su éviter le choc avec Hollywood. En élargissant le traité de
libre-échange de 2007 aux industries culturelles, le pays s’est
ménagé de judicieuses coopérations techniques et financières. Les
stars du hallyu, comme le chanteur Pi, Lee Byung-hun, et bientôt
Chang Dong-gun, ont été invitées à tourner dans des super-
productions américaines. En 2007, avec Dragon War, des
producteurs coréens sont même allés jusqu’à tourner un film
entièrement aux États-Unis avec des acteurs américains. Au vu du
résultat, l’essai reste à transformer. Mais le calcul est évident : la
Corée attend d’Hollywood un véritable transfert de technologie
culturelle. Il faut dire aussi qu’aux États-Unis, on ne croit guère à la
concurrence du hallyu dont on se moque sans complexe. En octobre
2006, lors de sa tournée au Carnegie Hall, la critique traita le
chanteur Pi de « Michael Jackson du pauvre, bodybuildé et bridé ».
La communauté des Coréens américains, qui compte près d’un million
et demi de membres, hurla au parti pris raciste, sans vraiment
convaincre. Sans doute les circonstances n’étaient-elles guère
favorables. Quelques mois plus tôt, pris de folie, un étudiant d’origine
coréenne avait massacré trente-deux de ses condisciples sur le
campus de l’université technologique de Virginie. La situation n’a
guère évolué depuis. Pour l’opinion américaine, le hallyu demeure
purement et simplement ethnique. Il en va autrement en Asie où le
raz-de-marée coréen commence à agacer. « Même si je ne suis pas
aussi beau que Sung Seung-heon, regarde-moi » chantait en 2004 un
rappeur malaisien, en se moquant de la vedette de Sérénade
d’automne. Depuis, le phénomène s’est accéléré. Au Japon, les
mangas tournant le hallyu en dérision font un tabac auprès des
jeunes. Plusieurs chaînes de télévision chinoises et thaïlandaises ont
décidé de fermer leur prime time aux productions coréennes,
notamment Pékin mon amour, drama tourné en 2004, qui dépeint
une Chine arriérée, très en retard sur la Corée. En somme, à imiter
Hollywood, le hallyu commencerait à en subir les mêmes
contrecoups.
Ce qui dédouane toutefois le hallyu est d’avoir su rester
fondamentalement coréen. Malgré son ambition internationale, il
demeure avant tout un produit de la culture, de la langue et de la
mentalité coréennes. À Hong Kong, à Taiwan, les acteurs se
rebaptisent Maggie Cheung ou Jerry Yan, jouent en anglais des
scénarios aseptisés. Pas de cela en Corée. Ce n’est ni par esprit de
fermeture ni par manque de curiosité, mais par attachement viscéral
à l’identité nationale. Certes, sous la dictature, le pays était fermé
aux influences étrangères. En riposte à l’occupation coloniale, tous
les produits culturels japonais étaient interdits, romans, mangas et
films. Jusqu’en 1992, lorsque Séoul et Pékin ont normalisé leurs
relations, il en était de même pour la Chine communiste, principal
soutien au régime de Pyongyang. Même les produits américains,
taxés de violence et d’immoralité, étaient sévèrement censurés.
Dallas, la fameuse saga texane, a longtemps été interdite en Corée.
Mais dans les années 1990, une fois la démocratie consolidée, le
pays s’est ouvert culturellement. Fascinée par la nouveauté, la
jeunesse a vécu quelques années à l’heure japonaise, au point que
les manhwas imitèrent servilement les mangas. La Chine étant
devenue tendance à son tour, la Corée a tourné des films de
taekwondo à l’image des séries de kung-fu. Des États-Unis ont
déferlé les jeux vidéo, le rap et les casquettes de base-ball. Mais
après cette phase d’engouement, l’esprit coréen a repris le dessus.
Se démarquant des productions chinoises ou japonaises où
mythologie, fantastique et arts martiaux dominent, le hallyu a adopté
dans ses dramas une tonalité qui lui est propre, plus sociale, plus
réaliste, plus humaine. La musique américaine a été adaptée à son
tour, donnant naissance à une pop originale, vocale et puissante, à un
rap à la fois moderne et nourri de pansori et de percussions
traditionnelles. En somme, tout en partant à l’assaut de l’Asie et du
monde, le hallyu a su conserver son authenticité.
Cette authenticité fait la force du hallyu en lui donnant sa légitimité.
Contrairement aux États-Unis, la Corée ne prétend pas que sa culture
a une valeur universelle. L’accuse-t-on d’imposer ses dramas, ses
chanteurs et ses jeux vidéo que la Corée a beau jeu de répondre
qu’elle ne cherche qu’à promouvoir sa culture sans écraser celle des
autres. Officiellement, son objectif est d’être reconnue à la hauteur de
ses talents. Le cri du cœur des Diables rouges, les supporters
coréens lors de la Coupe du monde de football 2002, témoigne de
cet état d’esprit. « Maintenant, nous sommes comme tous les autres
vainqueurs », scandaient-ils après chaque match gagné, et non pas,
comme on aurait pu s’y attendre, « Nous sommes meilleurs que les
autres ». Les Coréens demeurent persuadés qu’ils sont incompris. À
l’entrée de Kyobo, la grande librairie de Séoul, une longue galerie
expose le portrait de tous les lauréats du prix Nobel de littérature
depuis 1901. Un cadre demeure vide, celui du titulaire coréen à venir.
Le pays ne comprend pas que le poète Ko Un ou l’écrivain Hwang
Sok-yong n’aient pas encore été distingués. Tout est mis en œuvre
pour pallier ce déficit de reconnaissance culturelle. Le pays multiplie
les festivals internationaux et invite à grands frais les artistes les plus
réputés. En 2012, elle organisera une Exposition internationale à
Yeosu. Le hallyu fait partie de la panoplie. Sa mission est de faire
connaître la Corée, de la rendre attirante et sympathique. Tant mieux
s’il garantit au pays de substantiels bénéfices. Mais tel n’est pas son
objectif premier. Hollywood est une industrie, le hallyu, un plaidoyer.
Enfin, le hallyu a pour lui ses valeurs. Sans renier celles de la
culture américaine, la démocratie, la libre entreprise, la modernité,
elles s’en démarquent. Moins militantes, moins explicites, elles n’en
confèrent pas moins au hallyu toute son aura persuasive. La
première de ces valeurs concerne la famille. Dans la culture
américaine, la famille est nucléaire, comme aiment à dire les
démographes, c’est-à-dire qu’elle se résume aux relations de parents
à enfants, avec, le cas échéant, un aïeul ou un chien en option. Le
hallyu est profondément patriarcal, lignager, clanique. La question du
groupe, du nom et du sang y est déterminante. Le héros n’est jamais
un solitaire. Il est toujours un héritier. Comme dans la tragédie
grecque, il doit obéir, à son corps défendant s’il le faut, aux lois
d’airain de la parenté : prénommer un enfant selon les exigences du
grand-père, renoncer à l’amour pour un mariage arrangé, faire des
sacrifices pour un frère ou un cousin. Pour les orphelins, point de
salut sans famille de substitution : des voisins accueillants, une petite
entreprise, ou, comme dans les films noirs, un gang de quartier.
Famille à charge, drama à succès diffusé en 2008, en est un bon
exemple. Pour ménager une jeune fille amnésique qui a perdu tous
les membres de sa famille dans un accident de voiture, un parent
éloigné engage des comédiens de substitution. Après moult
quiproquos, tous finissent par se prendre au jeu et par former une
famille recomposée plus solide que nature. Cette obsession familiale
traduit bien évidemment la dominante confucéenne de la culture
coréenne. Elle explique le succès du hallyu en Asie, qui partage les
mêmes valeurs que la Corée. Mais plus largement, au Proche-Orient,
en Afrique, en Amérique latine, les questions de parenté et de filiation
demeurent aussi prégnantes. Ce sont précisément les régions où le
hallyu commence à s’implanter.
Une autre clé du hallyu a trait à la nature. Société hyperurbanisée
où près de neuf habitants sur dix s’entassent dans des appartements
exigus, la Corée rêve de grands espaces, d’horizons lointains et de
sommets inviolés. Jour après jour, leurs messages publicitaires
vantent avec une cruelle ironie ce dont les Coréens sont précisément
privés : de grands appartements spacieux, un jardin pour leurs
enfants, une campagne sans barre d’immeubles ni hangar industriel.
Le hallyu pallie en rêve ce qui fait défaut au quotidien. Au moment
crucial, lorsque tout se joue et que l’héroïne doit choisir entre l’amour
passion et l’amour raison, l’appel de la nature s’avère irrésistible, qu’il
s’agisse d’un temple isolé au sommet d’une colline, d’une plage
déserte ou d’un îlot boisé. Dans Poésie, le dernier film de Lee
Chang-dong, le retour sur soi passe par une retraite rurale.
Épouvantée par l’inconscience criminelle de son petit-fils, ne
parvenant plus à joindre les deux bouts, malade, l’héroïne,
(17)
merveilleusement interprétée par Yoon Jeong-hye , ne retrouve une
raison de vivre qu’après une excursion campagnarde, par une après-
midi ensoleillée. Sans doute est-ce cette fois le vieux fonds
chamanique qui s’exprime, ou la sagesse bouddhiste et le respect
qu’elle voue au règne végétal. Toujours est-il que ce culte pour la
nature trouve un large écho dans les mégalopoles d’Asie et du tiers-
monde qui ont explosé depuis une génération sous l’effet d’un exode
rural précipité et anarchique. Hollywood, bien entendu, dépeint
également la nature, magnifiée comme un écrin, une richesse, une
source d’énergie, mais rarement avec cette nostalgie, cette
inquiétude, ce sentiment d’urgence qui caractérise le hallyu. Le
succès du Monstre en 2006 témoigne de cet état d’esprit, la créature
qui terrorise Séoul étant au fond une métaphore de la pollution
industrielle. Même les dramas les plus populaires professent une
sympathie pour la nature, un respect pour l’environnement, une
sensibilité écologique qui reflètent une préoccupation nouvelle. Depuis
quelques années, la majorité des Coréens s’est ralliée au
développement durable, à la réduction des gaz à effet de serre et
aux énergies alternatives. Les chaebols l’ont bien compris qui,
comme Hyundai, misent sur la voiture hybride, mi-pétrole mi-
électrique, ou comme L.G. sur les panneaux solaires. Pour avoir
transformé un égout à ciel ouvert en canal d’agrément lorsqu’il était
maire de Séoul, Lee Myung-bak se pose volontiers en « président
vert ». Il a lancé en août 2008 une « nouvelle donne » écologique en
faveur des énergies propres et des réseaux électriques intelligents,
c’est-à-dire capables d’adapter au mieux l’offre et la consommation.
Implicitement, le hallyu contribue à cette sensibilité verte.
Mais s’il ne fallait retenir du hallyu que son trait de caractère le
plus frappant, ce serait son sens du tragique. Le public occidental
adore les happy ends. Les Coréens ne s’y reconnaissent pas. Pour
eux, une belle histoire finit mal. L’héroïne de Sérénade d’automne
meurt en pleine jeunesse. Le commando de Shilmido est abattu sans
pitié. Les saltimbanques de L’Homme du roi sont massacrés avec
leur souverain. Malgré son courage, la petite fille du Monstre ne survit
pas à ses blessures. On explique volontiers ce penchant pour le
drame en convoquant le han, cet état d’esprit mêlé de tristesse, de
rancœur et de résignation dont les Coréens vous parlent avec la
même componction que les Portugais la saudade et le fado. Sans
doute le hallyu est-il han. Mais il est plus que cela. Il est
profondément fataliste, marqué par cette conviction que chacun doit
suivre son destin. La joie, le bonheur, la réussite se rencontrent
parfois en route, mais le malheur, le drame et la mort finissent
toujours par l’emporter. Cette inclination collective pour la tragédie
tient au sort du pays, brisé par l’impérialisme japonais, ravagé par la
guerre froide, mutilé depuis plus de soixante ans. Son extraordinaire
réussite n’a pas fait oublier au pays les terribles malheurs qu’il a
endurés. Le sens du drame est tellement ancré dans l’âme coréenne
qu’il lui arrive de confiner à la complaisance. Certains acteurs
surjouent le pathos jusqu’à l’expressionnisme, certains dramas
s’avèrent lacrymogènes jusqu’à l’excès, certains films mettent en
scène la violence jusqu’à l’écœurement. Il n’empêche que cette
mélancolie fondamentale propre au hallyu trouve un écho chez tous
ceux, peuples, cultures, religions, pour qui priment les forces du
destin. « Ce qu’il y a de gentil avec vous, déclarait Swann à la
duchesse de Guermantes, c’est que vous n’êtes pas gaie. » Peut-
être est-ce un des secrets du hallyu : la gravité.

À l’ombre des jeunes hommes en fleur


Il existe en Corée un amusant proverbe : nam nam puk nyo, « au
Sud les beaux garçons, au Nord les jolies filles ». Pour cette
péninsule divisée, la formule porte un peu à faux. Les Coréens la
prennent plutôt à la plaisanterie. À Séoul, il existe ainsi plusieurs
associations d’admirateurs des beautés du Nord. Lorsqu’il leur arrive
de rencontrer les représentantes de charme que Pyongyang délègue
aux rencontres intercoréennes, ses membres perdent toute
contenance. Quant aux hommes du Sud, on dirait que le hallyu a été
inventé pour leur rendre hommage. Plus encore que les actrices, ce
sont les acteurs qui sont portés aux nues par la fièvre coréenne. Des
stars comme Lee Byung-hun, qui est un peu l’Alain Delon coréen, ou
le footballeur Ahn Jung-hwan sont régulièrement classés par les
magazines féminins parmi les hommes les plus séduisants de la
planète. Les vedettes de dramas comme Bae Yong-jun, l’icône
ripolinée de Sonate d’hiver, Kwon Sang-woo, d’Escaliers pour le
paradis et bien d’autres encore ont dans le monde des fan-clubs de
dizaines de milliers d’admiratrices. Malgré leur charme, leur vitalité et
une musculature de plus en plus sculptée, leurs traits juvéniles et
orientaux limitent encore leur accès aux médias occidentaux où,
malgré une sympathie officielle pour la diversité ethnique, la maturité
blanche demeure la valeur suprême. Mais pour combien de temps ?
Ces hommes « beaux comme des fleurs », comme on dit en
coréen, ces « garçons florissants » pour reprendre le titre d’un drama
à succès, ont éclos récemment. Jadis, les acteurs coréens, issus du
théâtre, étaient prisés pour leur talent et arboraient une virilité
classique et conventionnelle, somme toute assez proche des canons
occidentaux. Depuis que le hallyu s’est imposé, seules comptent la
plastique et la jeunesse. Comme les héros de manhwas qui ne
vieillissent jamais, des vedettes comme le chanteur Pi ou l’acteur
Won Bin sont, à près de trente ans, d’éternels adolescents. Ce
rajeunissement généralisé traduit à quel point le phénomène est
féminin. Le hallyu est plébiscité par des hordes d’adolescentes qui se
trémoussent en groupe aux spectacles de leurs boys band favoris et
pleurent à chaudes larmes quand leur héros de drama a le cœur
brisé. Leur attirance naissante combinée à leurs craintes pour le sexe
opposé trouvent en ces « garçons-fleurs », mi-hommes mi-poupées,
l’objet de leurs désirs ambivalents. À ces stars du hallyu, quand elles
parviennent à les entrapercevoir d’un trottoir lointain après des heures
d’attente dans le froid et l’incertitude, elles crient Opa, saranghéo,
« Grand frère, je t’aime ! » : tout un programme.
La situation n’est pas figée pour autant et la dynamique du hallyu
semble en passe de se régénérer. Depuis 2010, l’étonnant succès
des girls band fait couler beaucoup d’encre. En quelques semaines,
des groupes de jeunes chanteuses coréennes comme Wonder girls,
Girl Generation ou Kara ont imposé leur charme sexy et déluré dans
tous les clubs de Séoul et de Tokyo avant de triompher en Chine et
en Asie du Sud-Est. Même si elle est encore récente, la tendance
semble révélatrice, au point qu’on commence à parler de « vague
rose » ou de « second hallyu ». Aux adolescentes pantelantes des
débuts succèderait une nouvelle génération plus indépendante et qui
n’entend plus être passive. Un phénomène similaire s’observe aussi
chez les mères de famille, voire les femmes mûres, gagnées à leur
tour par le hallyu. Elles s’organisent en fan-clubs exclusivement
féminins et prêts à payer le prix pour y convoquer les stars de leur
choix. C’est notamment le cas de Bae Yong-jun, le héros désormais
quadragénaire de Sonate d’hiver à qui ses admiratrices japonaises,
au premier rang d’entre elles Hatoyma Miyuki, l’épouse de l’ancien
Premier ministre, offrent de véritables ponts d’or pour venir à leur
rencontre. Volontiers matamores, les Coréens n’ont pas manqué
l’occasion de se moquer de la permissivité des époux japonais. Cet
engouement assumé pour les « hommes objets » a pourtant
commencé à gagner la Corée.
Cette question dépasse à vrai dire le cadre du hallyu. La beauté,
assimilée en Corée à une harmonie des traits jointe à la force de
caractère, joue un rôle social et même politique. On vante
ouvertement celle des dirigeants charismatiques. Kim Il-sung, le
fondateur du régime du Nord, était dans ses jeunes années un
exemple accompli de la beauté coréenne. Son petit-fils, le
grassouillet Kim Jong-un, récemment adoubé héritier de ce trône
communiste, fait tout son possible pour lui ressembler. Aux élections,
un candidat de belle figure aura plus de chance qu’un politicien
chafouin ou chenu. Oh Seo-hoon, l’actuel maire de Séoul, devrait
davantage sa carrière à ses traits avenants qu’à ses convictions.
Chung Dong-young, le candidat progressiste battu par Lee Myung-
bak à la présidentielle de 2007, était un ancien présentateur de
télévision. Ce goût pour la beauté s’exprime jusque dans la vision que
le pays se fait du monde. Les Coréens sont persuadés de leur
supériorité plastique. Elle justifierait le succès du hallyu en Asie et
apporterait une réponse orientale aux canons de beauté imposés par
l’homme blanc. Le nationalisme coréen traduit ce narcissisme. Les
Japonais passent à ses yeux pour des nains contrefaits et les
Japonaises de rebutantes planches à pain. Les Chinois seraient une
nation de paysans édentés et nauséabonds, les habitants des mers
du Sud des peuples efféminés et lascifs. Ces sobriquets d’après
boire témoignent d’une soif de reconnaissance, mais participent aussi
d’une propagande. À Panmunjeom, ce village frontalier où le Nord et
le Sud, après avoir signé un armistice le 27 juillet 1953, s’observent
depuis soixante ans en chiens de faïence, deux soldats sont nuit et
jour en faction. Celui du Nord a les traits las et flotte dans son
uniforme stalinien élimé. Le sudiste qui lui fait face en position
taekwondo, recruté pour sa taille, sa musculature et la régularité de
ses traits, exprime l’énergie et la sûreté de soi. Le contraste est
saisissant et le message limpide. Le Sud est plus jeune, plus fort et
plus beau que le Nord : l’avenir lui appartient.
Les Coréens se sont investis dans le sport avec le même désir que
dans les médias, celui d’être enfin reconnus à leur juste valeur. Le
drame de Son Ki-chong demeure dans toutes les mémoires. Médaillé
d’or aux Jeux olympiques de Berlin, organisés en 1936, pour avoir
remporté le marathon en deux heures et vingt-neuf minutes, sa
victoire fut attribuée au Japon. Ayant gardé la tête baissée durant
l’hymne japonais, il dut mettre un terme à sa carrière. Le lendemain,
les responsables du quotidien coréen Dong A, ayant titré en hangul,
ce qui était alors interdit : « Victoire coréenne à Berlin », furent jetés
en prison. Malgré ce patriotisme militant, de la libération du pays à la
mort de Son Ki-chong, en novembre 2002, la Corée n’est pas encore
parvenue à faire homologuer ce record à son profit. Aussi, lorsqu’en
septembre 1981 la Corée fut chargée d’organiser les Jeux
olympiques de 1988, ce choix fut-il vécu comme une éclatante
revanche. Tout le pays se mobilisa pour se montrer au monde sous
son meilleur jour. Séoul fut équipée, son métro modernisé, les
quartiers misérables reconstruits, les restaurants traditionnels servant
de la viande de chien fermés. À quelques mois de l’événement, sous
la pression de l’opinion et des observateurs internationaux, l’armée
accepta de rendre le pouvoir aux civils, permettant au pays d’adopter
une nouvelle constitution et d’élire démocratiquement son président
au suffrage universel. Malgré le boycott du Nord et le dopage de Ben
Johnson, les Jeux de Séoul furent un succès. Quatrième nation
médaillée après l’URSS, la RFA et les États-Unis, mais avant la Chine
et le Japon, la Corée avait prouvé qu’il faudrait désormais compter
avec elle. C’est toujours son credo sportif. Le pays est prêt à
accueillir toutes les manifestations d’envergure. Il y a réussi avec la
Coupe du monde de football 2002 et fait des pieds et des mains pour
décrocher les prochains Jeux olympiques d’hiver en 2018. Comme
pour l’industrie, la Corée s’implique dans toutes les disciplines. Du tir
à l’arc, de la course à pied et du taekwondo, qui sont des spécialités
immémoriales, ses sportifs sont parvenus à s’imposer en judo et en
athlétisme, en hockey et en patinage. Ses meilleurs joueurs sont
recrutés à l’étranger, comme Choo Shin-soo, qui a intégré l’équipe de
base-ball de Cleveland, ou le footballeur Park Ji-sung, recruté en
2005 par Manchester United. Des talents inattendus sont même
apparus en escrime et en natation avec le jeune Park Tae-hwan,
médaille d’or aux Jeux de Pékin. Comme les stars de l’écran, ces
athlètes vantent dès qu’ils en ont l’occasion les produits de leur pays,
telle tenue sportive, tel portable, telle automobile 4 × 4. Le hallyu a
définitivement gagné les stades.
Fiers des exploits de leurs champions, les Coréens ne sont pas
des sportifs en chambre. En 2002, lors de la Coupe du monde de
football, les millions de partisans de l’équipe nationale ont touché
l’opinion internationale par leur enthousiasme bon enfant, leur plaisir
d’être ensemble et leur sens civique. Malgré l’euphorie de la victoire,
pas un mot plus haut que l’autre, pas un incident grave, pas une
déprédation. On a moins remarqué que sous leurs amusants bonnets,
ornés de cornes rouges clignotantes, les supporters coréens
arboraient une forme éclatante. Et pour cause. Travaux des champs,
service militaire, entraînement au taekwondo : le pays a toujours
valorisé les exercices physiques. Du sauna au ginseng en passant
par une foule de potions plus ou moins chamaniques, les Coréens
portent également un soin jaloux à leur santé. Avec le hallyu, le sport
est devenu un véritable mode de vie. Le moindre quartier possède
son club de gym où se pressent hommes et femmes, jeunes et moins
jeunes, soucieux de se maintenir en forme ou de se muscler comme
les vedettes de l’écran. Le week-end venu, on part courir à la
campagne, arpenter les chemins de grande randonnée ou skier dans
les stations qui ont poussé comme des champignons au nord-est de
Séoul. Plus lactée, plus carnée, l’alimentation, où le soda et le
hamburger n’ont pas encore supplanté le choux fermenté et le
poisson cru, apporte l’énergie nécessaire à cette effervescence
sportive. Les jeunes Coréens sont désormais aussi robustes et
élancés que les Occidentaux et l’emportent d’une tête statistique sur
leurs frères du Nord ou leurs cousins d’Asie. La mode et les produits
de beauté complètent le tableau. Des sociétés aux résonnances
plaisamment françaises comme « La neige », « Ma monde » (sic),
« L.G. De Bon », promues comme de juste par les vedettes du
hallyu, triomphent en Asie. Dans le domaine de la mode, la
disparition d’André Kim en août 2010, sorte de Pierrot lunaire géant
et gominé qui contrôlait le secteur de la mode d’une main de fer,
devrait encourager les jeunes créateurs qui, comme Lee Sang-bong,
avaient pris l’habitude de s’exiler à Paris, Londres ou New York à
rentrer en Corée. Pour les accueillir, une gigantesque design plaza
ouvrira ses portes en 2011 : Séoul a la ferme intention de devenir une
des capitales mondiales de la couture et du style.

Ce nouveau culte du corps traduit un phénomène de génération. À


la Corée traditionnelle, lettrée, industrieuse, succède une Corée
nouvelle, physique et hédoniste. Sous ses dehors badins ou
mélodramatiques, le hallyu rend compte d’une révolution sexuelle.
Les corps se dénudent, les désirs s’expriment. Mariage et amour
n’avaient jadis qu’un lien occasionnel. « Que font les Coréens après
l’amour ? demande une blague éculée. Ils rentrent chez leur
épouse. » Tout Coréen d’importance entretenait une « seconde
épouse » et multipliait les aventures. Cette ère est révolue. Mille fois
prononcé, le mot crucial est désormais sarang, l’« amour ». À le
comprendre, on parle le hallyu dans le texte. Impensable jadis, la
question de l’union libre est ouvertement posée par le drama Je
m’appelle Kim Sam-soon, celle de la sexualité adolescente dans une
bluette à succès de 2005, Jenny Joono, où deux adolescents de
quinze ans font un enfant et décident de l’élever. L’Homme du roi ou,
(18)
plus récemment, Les Yeux dans les yeux , somptueuse
reconstitution historique réalisée en 2009, évoquent ouvertement
l’homosexualité dont les vieux Coréens prétendent encore qu’elle
aurait été importée du Japon. Tourné en 1999, l’étonnant Mensonge
de Jang Sun-woo – distribué sous le titre Fantasmes, il n’a tenu
l’affiche qu’à Paris – va jusqu’à explorer le masochisme. Portée par la
croissance économique, la recherche du plaisir prônée par la
jeunesse dorée de Séoul dès les années 1990, semble avoir gagné
toute la société. À en croire les personnes âgées, le changement est
radical. Les jeunes, qui n’ont connu ni la guerre ni les privations,
auraient perdu respect, sens de la famille, goût du travail bien fait et
ne songeraient plus qu’à s’amuser. Cette perte de repères
qu’accompagnent parfois drogue et dépression s’exprime chez les
écrivains de la nouvelle génération, comme Kim Young-ha et sa Mort
à demi-mots, publiée en 1996, qui flirte avec une apologie du suicide
et du sexe à corps perdu.
Cette jeunesse en crise traduit un bouleversement en profondeur.
Ceux qui découvrent Séoul grâce à ses quartiers étudiants sont
frappés par sa population juvénile. Le hallyu flatte cette impression.
Acteurs, chanteurs, sportifs : tous ses héros semblent à peine sortis
de l’adolescence. La maturité, le grand âge y servent de faire-valoir.
L’illusion d’optique est complète. En réalité, la démographie coréenne
s’est complètement retournée. Depuis 1970, le nombre de
naissances ne cesse de diminuer année après année. Tombé à 1,08
en 2005, le taux de fécondité, c’est-à-dire le nombre d’enfants par
femme, est un des plus faibles du monde. Les prévisions sont
alarmantes. En 2017, les pensions ne seront plus couvertes par les
cotisations. Si la tendance se maintient, un quart des Coréens aura
plus de 60 ans en 2026 et le pays sera un des plus âgés au monde
en 2050. Soucieux de ne pas asphyxier la croissance, les pouvoirs
publics ont mis au point un grand plan de relance prévoyant crèches,
congés maternité et allocation de maternité. Ses effets ne se font
pas encore sentir, d’autant que le coût de l’éducation, lui, ne cesse de
s’accroître. Pour les industries culturelles, la question est cruciale. Le
jour où les jeunes cesseront d’être ses consommateurs privilégiés
n’est plus si lointain. Qu’adviendra-t-il du hallyu dans ce nouveau
contexte ? Faudra-t-il continuer à valoriser une jeunesse ou s’adapter
à la nouvelle donne démographique ? Certains franchissent déjà le
pas. Producteurs de dramas ou animateurs de sites, comme le
portail Naver, s’adressent explicitement aux mères de famille. Des
jeux en ligne ou des manhwas sont conçus pour séduire les pères à
la page et les retraités de fraîche date. Quant au succès du dernier
smartphone Samsung, il serait dû à sa maniabilité par les plus de
50 ans, l’âge auquel la vue décline. Tel est désormais l’enjeu du
hallyu : répondre au défi de la maturité.

Notes
(1) Winter Sonata en anglais.
(2) A Jewel in the Palace.
(3) All in.
(4) Full House.
(5) Princess Hours.
(6) The First Shop of Coffee Prince.
(7) Boys before Flowers.
(8) Cf. supra, p. 45.
(9) Brotherhood en anglais.
(10) The Host.
(11) Cf. supra, p. 40.
(12) Citation recueillie par l’auteur en juillet 1998.
(13) Cf. supra, p. 40.
(14) The President’s Last Bang.
(15) Breathless.
(16) Poetry.
(17) Née en 1944, Yoon Jeong-hye vit en France depuis les années 1990 avec son époux, le
pianiste Paik Kun-woo.
(18) A Frozen Flower.
Chapitre IV

LE SUD NE PERD PAS LE NORD

« La réunification aura lieu mardi prochain, à


15 h 30 »
La question de la réunification coréenne s’apparente à la
quadrature du cercle : elle paraît insoluble. Tant d’inconnues entrent
en jeu qu’y répondre aujourd’hui relèverait de la science-fiction. Agacé
d’être régulièrement interrogé à ce sujet, un diplomate facétieux finit
un jour par répondre : « La date de la réunification ? Elle aura lieu
mardi prochain à 15 h 30. » À question oiseuse, réponse absurde. On
contourne en général l’obstacle en faisant appel à la morale ou au
cynisme. Pour parvenir à la réunification, prétendent les uns, il faut
condamner sans relâche le régime de Pyongyang pour le faire céder.
« Pensez-vous, rétorquent les autres, la solution du problème se
trouve à Pékin, à Tokyo et à Washington. » Des jusqu’au-boutistes
coréens prônent, eux, une guerre de revanche contre le Japon : ayant
écrasé leur ennemi héréditaire, Nord et Sud tomberaient à coup sûr
dans les bras l’un de l’autre. Plus imaginatif, un blogueur anonyme
proposait récemment que Kim Jong-un, le fils et héritier de Kim Jong-
il, épouse la fille de Lee Kun-hee, le président de Samsung, et qu’on
leur offre les deux Corées en cadeau de noces. À moins qu’à terme,
la question de la réunification ne se pose plus. En mai 2010, un
vulcanologue de l’université nationale de Busan a révélé que, selon lui,
le mont Baekdu, situé à la frontière de la Corée du Nord et de la
Chine, devrait bientôt entrer en activité. Cette « montagne à tête
blanche », qui, avec ses 2 744 mètres d’altitude, constitue le point
culminant de la péninsule, n’est en effet qu’un volcan récemment
assoupi. Il se serait manifesté pour la dernière fois en 1903. En cas
d’éruption majeure, qui pourrait être cinq à dix fois plus violente que
celle du volcan islandais Eyjafjöll, les deux Corées, le Nord de la
Chine, Pékin inclus, l’archipel japonais et la Russie jusqu’à Vladivostok
seraient engloutis sous près de deux mètres de cendres. Comme
c’est sur le Paekdu que seraient nés Tangun, le premier roi
légendaire du pays, mais aussi, à en croire la propagande de
Pyongyang, Kim Jong-il, le 16 février 1941, la boucle serait ainsi
bouclée. La Corée finirait là où elle a commencé. C’est dire si la
question peut échapper à toute logique rationnelle.

La situation paraît pourtant simple. Géographiquement, la Corée


est une péninsule cohérente qu’isolent de la plaine mandchoue les
douves fluviales du Tumen et du Yalu, à l’est et à l’ouest du donjon
Baekdu. Ethniquement, le peuple Han y a fait souche depuis vingt-
cinq siècles, forgé une culture qui lui est propre, une langue
commune, un même système d’écriture, une sensibilité religieuse
originale, mêlant chamanisme et bouddhisme. Deux mille cinq cents
ans ont en somme fait de ce pays et de ce peuple l’archétype de ce
qu’on appelle une nation. Mais depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale dans le Pacifique, en août 1945, la péninsule est coupée en
e
deux par une frontière qui serpente autour du 38 parallèle nord.
Provisoire à la libération du pays, cette frontière s’est littéralement
pétrifiée. En juillet 1951, à l’issue de la guerre de Corée, elle s’est
transformée en un long cordon sanitaire de 249 kilomètres sur
quatre, infranchissable et surarmé, ironiquement appelée « zone
démilitarisée » ou DMZ en anglais. Entérinée par le cessez-le-feu du
27 juillet 1953, la DMZ n’a plus bougé d’un iota et, année après
année, alimente tous les fantasmes, de la paranoïa des bellicistes au
catastrophisme des médias en passant par la fascination pour
l’absurde. Tragique pour les familles séparées, humiliante pour la
nation coréenne dont elle bafoue la souveraineté, pitoyablement
anachronique depuis la fin de l’URSS, cette irrémédiable coupure en
est arrivée à symboliser les problèmes les plus inextricables, les
situations les plus ubuesques. Publiée en 2005, une bande dessinée
américaine à succès dépeint le futur proche d’une Amérique ruinée,
en proie à une seconde guerre de Sécession, où New York tient lieu
de zone de démarcation. Son titre ? DMZ bien sûr.
Puisqu’elle s’avère contre nature, cette division doit cesser. Il faut
réunifier la Corée en tant que nation et en tant qu’État. Tout y appelle,
à commencer par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La
Corée en a été spoliée à deux reprises. À l’issue de la Première
Guerre mondiale, malgré les beaux principes wilsoniens, son
annexion par le Japon a été lâchement entérinée au congrès de
Versailles. Une nouvelle fois, à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale, la compétition naissante entre les États-Unis et l’Union
soviétique a eu raison de son unité. Désormais, la guerre froide ayant
pris fin, le temps n’est-il pas venu pour la nation coréenne de pouvoir
enfin disposer d’elle-même ? Il s’agit avant tout d’une exigence
humanitaire. En dépit d’une langue de bois vermoulue, plus personne
n’ignore qu’en Corée du Nord règnent famine, malheur et sous-
développement. Pour ses vingt-quatre millions d’habitants, la
réunification n’est ni plus ni moins qu’une question de survie.
Historiquement, cette nécessité s’avère tout aussi irréfutable. L’Union
soviétique a disparu et le maoïsme s’est dissous dans le capitalisme
rouge. Le communisme nord-coréen sonne comme un vieux disque
rayé qui a cessé de plaire. La dictature hystérique, les parades
militaires d’un autre âge et les goulags staliniens font rire jaune quand
ils ne font pas honte. La menace nucléaire que Pyongyang fait
(1)
aujourd’hui peser sur le monde n’est plus tolérable . Depuis la chute
du mur de Berlin, la page du rideau de fer est tournée. Combien de
temps faudra-t-il encore endurer la DMZ ?
Lorsque l’heure de la réunification aura sonné, nul doute qu’elle
s’opère par le Sud. Aucune alternative ne paraît crédible. Le Sud en
a les moyens logistiques, la légitimité démocratique, les appuis
internationaux. Le Nord, non. Il n’en a pas toujours été ainsi. À l’issue
de la guerre de Corée, le Nord concentre les ressources naturelles,
les sympathies progressistes et les talents pour reconstruire. Alors
que le Sud passe pour un porte-avions américain, maccarthyste et
corrompu, le régime de Pyongyang s’industrialise à toute allure, au
rythme du chollima, le Pégase de la mythologie coréenne. Si le Sud
rattrape économiquement son retard au milieu des années 1970, le
scénario d’une réunification par le Nord communiste demeure
crédible. En avril 1975, la victoire du Nord-Viêt-Nam communiste a
montré que c’était possible. L’aggiornamento chinois qui suit la
disparition de Mao Zedong en 1976 laisse à penser que le socialisme
de marché va offrir une seconde jeunesse au communisme asiatique.
Quitte à forcer le destin en déstabilisant le Sud à coups d’attentat, le
Nord croit encore à ses chances. Mais la roue tourne à la fin des
années 1980 lorsque Séoul confirme sa vitalité économique et se
convertit à la démocratie libérale. Le doute n’est plus permis : si
réunification il doit y avoir, seul le Sud en a la capacité. Depuis, le
Nord s’est acharné à confirmer ce diagnostic. Des famines à
répétition, une dictature implacable, une politique de chantage
permanent démontrent année après année que la monarchie rouge
de Pyongyang est aux abois. Même Pékin commence à prendre ses
distances vis-à-vis de cet encombrant allié. La légitimité du Sud à
reprendre en main la destinée de la péninsule ne se discute plus.
Pourtant, malgré l’urgence humanitaire, la logique économique et
l’évidence politique, la réunification n’est toujours pas à l’ordre du jour.
Pour le Sud, le défi est gigantesque. L’exemple allemand est dans
toutes les têtes. Sa réunification a coûté à l’Allemagne plusieurs
points de croissance. L’Est avait pourtant conservé un potentiel
économique important et ne comptait que 16 millions d’habitants, soit
un quart de la population de l’Ouest. La Corée du Nord, elle, équivaut
démographiquement à la moitié du Sud et s’avère aujourd’hui
incommensurablement plus pauvre que lui. Entre les deux
Allemagnes, le différentiel était à peu près de un à trois en termes de
pouvoir d’achat. Entre les deux Corées, il serait de un à douze. En
l’état, le coût de la réunification serait inabordable pour le Sud. En
2005, l’institut Samsung de recherche économique l’estimait à près
de 700 milliards de dollars. Cinq ans plus tard, la Rand Corporation la
chiffre à deux fois plus et l’université Stanford à quatre fois plus. Elle
fait donc peser sur Séoul un risque majeur. Elle pourrait ruiner son
économie, remettre en cause son équilibre politique et social. Pour
autant, le Sud a-t-il vraiment le choix ? Si le Nord s’effondrait, on
n’imagine pas qu’il puisse se dérober. Pourquoi ne pas avoir encore
relevé le défi de la réunification ? Pourquoi le Nord, malgré son
idéologie dépassée, son économie en ruine et sa dictature inhumaine,
continue-t-il à lui damer le pion ? Le sort s’acharnerait-il sur cette
péninsule, vouée à l’occupation, à la division et au malheur ?
Volontiers fatalistes, beaucoup de Coréens le pensent. De fait, la
Corée joue depuis la guerre froide le rôle peu enviable de zone
tampon entre les superpuissances : Est et Ouest jadis, Chine et
États-Unis aujourd’hui. Aucune n’entendrait renoncer à ce glacis
protecteur. Sans l’avouer, ni Pékin ni Washington ne souhaiteraient la
réunification. Les voisins russe et japonais partagent cette position.
Tel François Mauriac qui aimait tant l’Allemagne qu’il préférait qu’il y
en ait deux, Tokyo et Moscou verraient d’un bon œil qu’il y ait deux
Corées. La division de la péninsule limite d’autant son potentiel
économique, politique et militaire dans la région. Le Nord en tire profit
pour se maintenir, envers et contre tout. En somme, la mission du
Sud s’avèrerait impossible : réussir une réunification dont personne
ne veut.
Le décor ainsi planté dépeint-il le drame coréen sous tous ses
aspects ? Sans doute pas. L’intrigue est plus complexe. Opposer les
aspirations d’un Sud moral et responsable aux méfaits d’un Nord
voyou et pousse-au-crime serait aussi caricatural que naïf. Distinguer
les objectifs du Sud des intérêts des puissances riveraines comme
s’ils recoupaient le dilemme classique qui oppose morale et realpolitik
s’avère trop simpliste. En fait, Sud et Nord, États-Unis et Chine,
Japon et Russie, Europe et ONU ont des positions qui ne sont pas
aussi irréconciliables qu’il y paraît. Il peut même arriver qu’elles se
rejoignent ou se combinent. Cela donne paradoxalement au Sud une
certaine marge de manœuvre. Ce paradoxe revêt trois aspects. Les
objectifs de la réunification tout d’abord : le Sud pourrait y trouver des
avantages. Les obstacles à la réunification ensuite : Séoul aussi a sa
part de responsabilité. Le processus enfin : même s’il est un
précédent à méditer, il n’est écrit nulle part qu’il faille suivre l’exemple
allemand. Au Sud d’inventer sa méthode. Il s’y emploie avec les
moyens dont il dispose.
Charité bien ordonnée commence par soi-même
Octobre 1933, village de Tongchun, Nord-Est de la Corée. Un jeune
homme de 17 ans s’enfuit nuitamment. Pour parvenir à ses fins, il n’a
pas hésité à s’emparer des 70 wons que son père venait de
rapporter à la maison en vendant un des derniers bœufs de la famille.
Après avoir longtemps marché, il parvient à prendre le train et à
gagner Séoul où, prêt à tout pour réussir, il ne refuse aucun travail. Il
est tour à tour docker, cheminot puis comptable. À la libération, ayant
amassé un pécule suffisant, il crée sa propre entreprise de
construction, qu’il baptise Hyundai. Juin 1998 : soixante-cinq ans ont
passé. À la tête d’une fortune colossale, Chung Ju-yung – car c’était
lui – décide de prendre le chemin inverse. À la tête d’un convoi de
500 têtes de bétail, il franchit la DMZ pour regagner Tongchun. Au
crépuscule de sa vie, il tient à s’acquitter d’une dette d’honneur mais
aussi à aider ses frères nord-coréens en proie, depuis 1995, à une
terrible famine. « Je suis très ému, déclare-t-il. C’est un moment
rempli d’espoir, peut-être le premier pas vers la réunification. »
Comme il n’est pas un Coréen que laisse insensible le drame de la
division, la scène touche profondément. Hyundai confirme son aura
de chaebol patriote. Pour l’opinion, le message est clair. Puisqu’à
l’image du président Chung, le Sud a réussi, il a désormais une
responsabilité morale vis-à-vis du Nord qui n’a pas eu cette chance.
Mais si sauver le Nord du naufrage implique pour le Sud de l’associer
à sa prospérité, coopération ne rime pas forcément avec
réunification, du moins dans l’immédiat.
(2)
Laissons à ce sujet la parole à Mlle Lim, jeune fille dans le vent ,
née au début des années 1980. « À la libération du pays, mon père
était si pauvre qu’il est parti travailler à Séoul en laissant sa femme et
ses quatre enfants au village. Mais à cause de la guerre civile, il n’a
jamais pu regagner le Nord. Après avoir longtemps pleuré, il s’est
résigné. Il s’est remarié, a fait à nouveau quatre enfants et a amassé
une jolie fortune. Je suis la dernière-née. De temps en temps, quand
je pense à ces quatre frères et sœurs du Nord que mon père n’a
jamais revus et que je ne connais pas, les larmes me viennent aux
yeux. – Vous avez donc hâte que la Corée soit réunifiée pour les
connaître enfin ? – Bien sûr, confirme Mlle Lim. Je serais si heureuse
d’accueillir ma famille du Nord. Mais il faudrait qu’elle comprenne.
C’est au Sud que mon père a fait fortune. Même si le pays était
réunifié, il n’y aurait pas de raison que nous partagions avec le
Nord. » Nombre de Coréens ont un point de vue similaire. Parmi les
scénarios que peaufine depuis des décennies le ministère de la
Réunification, le plus inquiétant envisage un effondrement soudain du
régime de Pyongyang. Guerre civile ou anarchie se traduiraient par
un afflux de réfugiés. Le Sud ne pourrait décemment pas rester les
bras croisés ; il lui faudrait ouvrir la DMZ, même au compte-gouttes.
Gérer cet afflux deviendrait vite un casse-tête. On estime
actuellement à 13 000 le nombre de Nord-Coréens qui ont trouvé
asile au Sud. Leur intégration est de plus en plus difficile. Malgré
l’aide gouvernementale, ils ne parviennent pas à adhérer à la Corée
libérale, compétitive et hyperactive. Ils se tournent de plus en plus
vers leurs propres associations d’entraide, les Églises ou la mafia.
Renforcer leur nombre comporte le risque de créer des poches de
pauvreté, d’accroître la délinquance, de favoriser les extrémismes
politiques, voire de renforcer la présence militaire étrangère. De
proche en proche, c’est toute la région qui serait touchée : la
Mandchourie où vivent deux millions de Sino-Coréens, le Japon et la
Russie où existent d’importantes communautés coréennes, voire le
reste de l’Asie et du monde qui pourrait être mis à contribution
comme dans les années 1970 lors de la diaspora vietnamienne. Pour
éviter une telle catastrophe, le Sud comme les autres puissances de
la région ont donc intérêt à aider le Nord. Comme les États-Unis,
l’Union européenne ou le programme alimentaire des Nations unies,
Séoul fait don du riz, des céréales et des produits de survie dont
Pyongyang a besoin pour subsister. Soutenir le Nord aujourd’hui peut
paraître paradoxal mais s’avère nécessaire pour réussir à terme la
réunification.
Le Sud pousse même le raisonnement plus loin. Maintenir le Nord
sous perfusion ne suffit pas : il faut l’aider à relancer son économie.
La réunification ne sera abordable que si le Nord s’est relevé. En
1999, Hyundai Asan, filiale du grand chaebol, a donc pris en main
l’organisation du tourisme dans les Montagnes de diamant, situées au
nord-est de la DMZ. En 2002, à coups de milliards de dollars, un
parc industriel a été bâti à Kaesong, une des capitales historiques de
la Corée, située à l’ouest de la frontière, à moins de 60 kilomètres de
Séoul. Bon an mal an, le site emploie 40 000 Nord-Coréens qui
produisent du textile de confection, des cosmétiques ou des
composants électroniques. Certes, depuis 2008, le tourisme a été
suspendu et Pyongyang menace quasi quotidiennement de fermer
sine die le site de Kaesong. Pourtant, ces ratés ne remettent pas en
cause l’essentiel : la réunification se fera par l’économie. Le Sud y a
tout intérêt. Le Nord regorge de richesses qu’il n’a pas les moyens
d’exploiter : charbon, fer, zinc, or, argent, cuivre, nickel, uranium,
tungstène, phosphates, mercure et soufre. Selon une estimation
conduite par Goldman Sachs, ce pactole vaudrait entre 2 000 et
3 000 milliards de dollars. Ce chiffre astronomique dépasse le coût
de la réunification, même dans ses évaluations les plus hautes. Pour
ce qui est du travail, le Nord rappelle le Sud d’avant la prospérité :
une population obéissante, dure à la tâche, bien formée et frugale.
Une population qui, contrairement à celle du Sud, vient à peine
d’entamer sa transition démographique et demeure majoritairement
jeune. Le Nord promet enfin d’être un chantier gigantesque. Tout y est
à reconstruire : les villes et les ports, les logements et les bâtiments
publics, les routes et le réseau électrique. Mieux que certains
rapports, une photographie satellite diffusée en 2005 a souligné
l’étonnant contraste entre les villes, les autoroutes et les voies
ferrées du Sud, toutes illuminées, et un Nord plongé dans
(3)
l’obscurité . À Pyongyang, seule la tour du « Juche », haute de 170
mètres, reste éclairée nuit et jour. Si elle parvient à éviter toute crise
majeure, la réunification représentera pour le Sud un formidable coup
de fouet économique.
La Corée du Sud n’est pas naïve pour autant. Le potentiel nord-
coréen attire toutes les puissances de la région. Au premier rang
d’entre elles, la Chine. Pour prix de son soutien, Pyongyang lui
transfère régulièrement ses richesses. Elle lui a cédé à bail les mines
de fer de Musan, les plus vastes d’Asie, des mines de cuivre et de
charbon ainsi que l’exploitation du pétrole de la mer Jaune. De
nombreuses sociétés chinoises, de la métallurgie aux cosmétiques,
se sont implantées dans le pays. Depuis 2002, deux zones
économiques spéciales ont été ouvertes le long de la frontière sino-
coréenne, à Sinuiju à l’est et à Najin à l’est. Également impliquée à
Najin, la Russie s’intéresse aux chemins de fer. L’Europe, dont tous
les pays membres, à l’exception de la France, ont établi des relations
diplomatiques avec Pyongyang, convoite le secteur de l’énergie,
notamment nucléaire. Même des entrepreneurs américains, malgré
un embargo officiel, ont pris pied dans l’exploitation pétrolière.
Certains dirigeants du Nord auraient même commencé à envoyer
leurs enfants se former aux États-Unis. Sans ignorer que la
concurrence sera rude, le Sud conserve toutefois des avantages. Sa
proximité culturelle, linguistique et parfois familiale avec le Nord
facilite les coopérations. Les modèles économiques se ressemblent.
Après la guerre civile, des groupes industriels se sont développés au
Nord : le constructeur Sungri ou la société de commerce Daesong. Si
l’étatisme et la politique autarcique de Pyongyang ne leur ont pas
permis de prospérer comme au Sud, ils partagent les mêmes valeurs
que les chaebols : dévouement à l’entreprise, audace et savoir-faire,
goût pour l’innovation et, aujourd’hui, pour les nouvelles technologies.
Pour Séoul, il ne s’agira pas de s’opposer à des concurrents déjà
implantés mais de servir d’intermédiaire. Hyundai et les autres
chaebols ont tissé des liens dans le monde entier qui leur permettront
de guider les investisseurs attirés par le Nord. Des joint-ventures ont
été mises en place à Kaesong. Elles devraient se généraliser. Le Sud
n’a pas les moyens de mener à lui seul l’exploitation et la
reconstruction du Nord. Il vise en revanche à en devenir le courtier et,
si possible, l’arbitre. Au début des années 1950, la guerre de Corée
avait puissamment contribué à relancer l’économie mondiale. Si
l’ouverture du Nord devait avoir un impact comparable sur la
croissance actuelle, le Sud serait ainsi le mieux placé pour en tirer
profit.

Au Sud, l’intérêt économique de la réunification se double d’un


intérêt politique. Durant la dictature, la question ne se posait pas. Le
Nord représentait une menace contre laquelle il fallait se prémunir, ce
qui légitimait le strict contrôle de la population et l’alliance américaine.
À l’époque, c’est Pyongyang qui prétendait réunifier la péninsule.
Pendant vingt ans, Kim Il-sung proposa régulièrement au Sud de
mettre en place une confédération coréenne démilitarisée. Séoul ne
donna jamais suite à ces propositions trop polies pour être honnêtes.
Avec la conversion du Sud à la démocratie, la disparition de l’Union
soviétique et le reflux du communisme, la balle a changé de camp.
Sous l’égide des Nations unies, Séoul signe en décembre 1991 un
traité de détente avec le Nord qui prévoit reconnaissance mutuelle,
coopération économique et échanges culturels en vue d’une
réunification pacifique. Dès son arrivée au pouvoir en
décembre 1997, le président Kim Dae-jung relance ce processus qu’il
baptise « politique du rayon de soleil ». À force de persuasion, il
convainc Kim Jong-il de l’accueillir à Pyongyang pour une rencontre
au sommet qui se déroule du 13 au 15 juin 2000. Une déclaration
solennelle est signée qui évoque une réunification de la Corée par les
Corées : aucune puissance étrangère n’est associée au processus.
La coopération économique est lancée. Séparées depuis l’armistice,
des familles sont invitées à se retrouver. L’impact international est à
la mesure de l’espoir que suscite ce rendez-vous historique. Kim Dae-
jung, et seulement lui, reçoit le prix Nobel de la paix : pour la
communauté internationale, c’est Séoul qui a l’initiative. En dépit des
dérives de Pyongyang, qui se lance à partir de 2006 dans le
chantage nucléaire, Roh Moo-hyun, le successeur de Kim Dae-jung,
ne renonce pas au « rayon de soleil ». En octobre 2007, il se rend à
son tour à Pyongyang pour un second sommet dont il revient avec un
nouveau projet d’accord de paix. La stratégie est claire. Le Sud a
bien compris qu’il ne réussira pas la réunification à lui seul. L’aval des
puissances riveraines et de la communauté internationale demeure
indispensable. Mais au moins peut-il prendre l’initiative, servir de
courtier à la paix. La question coréenne fait aujourd’hui peser une
menace sur l’équilibre mondial. L’artisan d’une paix négociée devrait y
acquérir une réputation et une influence internationale de premier
plan. Les présidents Clinton et Obama se sont tour à tour intéressés
au dossier, au même titre que l’Union européenne. Le Sud, qui y a
déjà glané un Nobel, a tout à gagner à militer pour la réunification :
une stature internationale, une aura d’idéalisme, une réputation de
courage bénéficiant aussi bien à ses dirigeants qu’à ses
entrepreneurs, au premier rang desquels le chaebol Hyundai. Depuis
janvier 2007, c’est un Sud-Coréen, Ban Ki-moon, qui occupe les
fonctions de secrétaire général des Nations unies. Ce choix n’est pas
fortuit.
Paradoxalement, lorsque la situation se tend avec le Nord, le Sud
en tire également avantage. C’est le cas actuellement. Considérant
que l’accès du Nord à l’arme atomique signifie l’échec de la
« politique du rayon de soleil », le président Lee Myung-bak, élu en
décembre 2007, l’a remplacée par une attitude de fermeté. Ce
changement de cap lui a profité politiquement. Au Sud, la menace du
Nord a toujours constitué un moyen de mobiliser l’électorat
conservateur, foncièrement anticommuniste, et de détourner l’opinion
des questions qui la divisent. Lee Myung-bak ne l’a pas oublié. En
mars 2010, le Cheonan, une frégate sud-coréenne, ayant été
torpillée par le Nord, il se présente comme un président à poigne,
prêt à rendre coup pour coup. Ses opposants l’accusent de jeter
inutilement de l’huile sur le feu et vont même jusqu’à prétendre que le
naufrage du Cheonan serait dû en fait à sa vétusté. Malgré son
impopularité, le président Lee n’en sauve pas moins sa majorité aux
élections locales du mois de mai. Le bénéfice n’est pas moindre sur
la scène internationale. En évitant l’escalade, Séoul démontre sa
détermination, sa capacité de réaction et son souci de calmer le jeu.
Cela renforce d’autant sa légitimé à stabiliser la péninsule. Vis-à-vis
du Nord provocateur et imprévisible, Séoul a incontestablement le
beau rôle, celui de la victime, attaquée sans raison, mais qui résiste à
la provocation. Compte tenu de l’agressivité qu’il déploie sur le terrain
économique, ce contrepoint politique vient à point nommé. Au
passage, le Sud en profite pour faire oublier que, lui aussi, selon de
fortes probabilités et en dépit de ses engagements internationaux,
disposerait de capacités de réplique atomique. Mais seule la menace
nucléaire du Nord inquiète les états-majors, les chancelleries et les
médias. Pyongyang voudrait conforter la position internationale du
Sud qu’il ne s’y prendrait pas autrement.

Mourir pour Pyongyang


Lorsqu’il sortit sur les écrans, en juillet 2006, Péninsule ne
remporta, comme souvent les films de vacances, qu’un accueil mitigé.
Le public coréen le trouva trop long et trop alambiqué. Son intrigue
est pourtant révélatrice. L’histoire se déroule dans un futur proche. Le
président du Sud et le dirigeant du Nord se retrouvent sur la DMZ
pour ouvrir une liaison ferroviaire entre les deux Corées. Mais voilà
qu’un émissaire du gouvernement japonais interrompt la cérémonie.
La ligne de chemin de fer appartiendrait à Tokyo, qui a donc décidé
d’en interdire l’usage sous peine de sanction voire d’invasion militaire.
S’en suivent deux heures de coups de théâtre qui font éclater la
mauvaise foi du Japon à la face du monde et permettent de relancer
le processus de rapprochement intercoréen dans un esprit de
parfaite « politique du rayon de soleil ». Péninsule est sans doute
une caricature maladroite mais n’en traduit pas moins un état d’esprit.
La plupart des Coréens sont persuadés que leurs voisins ne veulent
pas de la réunification. Pour l’opinion, qui n’a toujours pas oublié la
colonisation japonaise, le responsable, c’est le Japon. La division de
la péninsule est ressentie comme une conséquence et une
prolongation de la colonisation. Le contentieux qui oppose les deux
pays à propos du contrôle de Tokdo, un îlot désolé de la mer de
l’Est, alimente jour après jour ce mythe du complot japonais. Dans les
faits, rien ne l’étaye. Tokyo et Séoul sont l’un pour l’autre des
partenaires commerciaux de premier plan. Leurs relations politiques
se sont normalisées. Le hallyu a même rendu la Corée à la mode
dans l’archipel. Pour le Japon, le principal sujet d’inquiétude tient au
potentiel balistique du Nord, qui a prouvé en 2006 qu’il pouvait frapper
l’archipel. Si une réunification de la péninsule au profit du Sud pouvait
mettre fin au chantage nucléaire de Pyongyang, Tokyo y trouverait
sans doute son compte.
Quand ce n’est pas le Japon, ce sont Pékin et Washington qui
passent pour responsables de la division. Jadis suzeraine, la Chine
aurait pris la guerre de Corée comme prétexte pour reprendre pied
dans la péninsule et n’entendrait plus en repartir. Quant aux États-
Unis, échaudés par leur échec au Viêt-Nam, ils mettraient tout en
œuvre pour conserver leur protectorat coréen, avant-poste
symbolique et stratégique qui protège le porte-avions japonais et
justifie leur présence dans la région. La preuve : 30 000 GI sont
encore stationnés au cœur de Séoul et sur la DMZ. La compétition
entre Pékin et Washington fossiliserait la situation. Pas question pour
la Chine d’accepter une Corée américanisée ni pour les États-Unis
d’abandonner la péninsule à la Chine qui les rejetterait alors à la mer.
Des opposants au président George W. Bush ont ainsi prétendu qu’il
aurait inscrit le Nord sur la liste des États terroristes pour ruiner la
« politique du rayon de soleil » et empêcher toute réunification de la
péninsule de peur qu’elle ne profite à la Chine. Pas plus que Tokyo ou
Moscou, ni Pékin ni Washington ne souhaiteraient que la Corée monte
en puissance. La péninsule réunifiée pèserait 75 millions d’habitants,
une force de frappe économique dédoublée, qui, selon une étude de
Goldman Sachs, placerait la Corée au huitième rang en termes de
PIB, avec une armée surdimensionnée, surentraînée et galvanisée
par l’unité reconquise, disposant de l’armement atomique du Nord et
de la flotte du Sud. Pourquoi laisser croître un aussi redoutable
concurrent ?
Tout cela est bel et bien, mais la réalité est plus contrastée. Depuis
que la guerre froide a pris fin, les puissances riveraines n’ont plus
irrévocablement intérêt à la division de la péninsule. Parrainer sa
réunification pourrait même s’avérer politiquement payant. Les États-
Unis y songent. Artisans de la paix en Corée, ils légitimeraient leur
présence dans la région tout en réduisant leur voilure militaire. Bien
d’autres fronts requièrent leur présence. Le repli de leurs troupes de
(4)
Séoul à Pyeongteak, sur la côte ouest, est d’ores et déjà décidé . Il
est probable que la Chine envisage un scénario similaire. Les
foucades de la dynastie Kim commencent à l’indisposer. En devenant
à son tour une puissance atomique en octobre 2006, la Corée du
Nord a clairement signifié à Pékin que sans rejeter son alliance, elle
aspirait à plus d’autonomie stratégique. Une réunification sous son
égide couperait court à tout dérapage nucléaire de la part de
Pyongyang et replacerait implicitement la péninsule dans l’orbite
impériale de Pékin. Pour la Chine, dont le communisme se dope
désormais au nationalisme, satisfaire l’irrédentisme coréen ne serait
pas mal venu. Si la Corée était réunifiée, pourquoi Taiwan ne
rejoindrait pas à terme le giron chinois ? Pékin et Washington
pourraient même envisager de bénir conjointement une réunification
qui entraînerait la dénucléarisation, voire la neutralisation de la
péninsule. Cette Corée retrouvée pourrait ainsi se consacrer aux
« armes de la paix », où elle excelle, c’est-à-dire au développement
économique. Elle deviendrait une zone de coprospérité pacifiée,
économiquement profitable à la région et au monde. Les États-Unis
et la Chine, leur frontière commune stabilisée, auraient ainsi les mains
libres pour intervenir sur d’autres théâtres de crise. Statu quo ou
réunification ? Les deux scénarios présentent chacun leurs
avantages. Au Sud de faire peser la balance en faveur de la solution
la plus avantageuse.
Le Nord, on s’en doute, demeure un obstacle majeur à tout
changement. Pyongyang ne veut pas entendre parler d’une
réunification qui conduirait à la disparition de son système. La
dynastie Kim, sa cour, ses affidés et la caste militaire qui permet au
régime de tenir, estimés entre 15 % et 20 % de la population, veulent
à tout prix conserver leurs privilèges. Tout est bon pour se maintenir
au pouvoir. Une propagande de tous les instants et une armée
pléthorique maintiennent la population dans une terreur obsidionale de
l’invasion étrangère. Pour le reste du monde, le Nord est passé
maître dans l’art du chantage à grande échelle. Au début juillet 2006,
il procède à plusieurs tirs de missiles balistiques intercontinentaux,
susceptibles, en théorie, d’atteindre le Sud, le Japon, voire les îles
Hawaï ou l’Alaska. Au mois d’octobre suivant, il effectue son premier
essai nucléaire souterrain. Malgré ou à cause de la levée de
boucliers internationale, un second essai a lieu en mai 2009. À la
menace nucléaire, Pyongyang ajoute le chantage humanitaire.
Comme les hilotes à Sparte, sa population la plus démunie, ouvriers
agricoles, vieillards esseulés, laissés-pour-compte et opposants,
taillables et corvéables à merci, servent d’otages au régime. Mêlant
savamment appels à l’aide officiels et fuites officieuses dans les
médias, le Nord joue de la famine qui frappe tel ou tel canton reculé
pour obtenir de la communauté internationale les compléments
alimentaires qui lui font défaut. Vis-à-vis du Sud, pour éviter la
normalisation, le Nord souffle en permanence le chaud et le froid. À
de grandes déclarations d’amitié et de coopération succèdent, sans
raison apparente, provocations et invectives. Un jour, il faut aider les
Coréens du Sud à se libérer de l’occupation américaine, le lendemain,
la Voix de la Corée, la radio du régime, traite les dirigeants du Sud de
« valets de l’impérialisme » et menace de « noyer Séoul sous un
déluge de feu ». Depuis l’incident de Yeonpyeong, en novembre
2010, Lee Chun-hee, la présentatrice vedette de la télévision nord-
coréenne, célèbre dans toute l’Asie pour son hystérie belliciste,
annonce que, dorénavant, la « réplique sera nucléaire ». Des agents
provocateurs et des espions sont régulièrement dépêchés à Séoul,
déguisés en réfugiés politiques. Les derniers en date ont été arrêtés
en 2010. Ils auraient été entraînés six années durant pour assassiner
un des principaux transfuges nord-coréens passés au Sud. Bluff ou
réalité ? L’obsession du Nord est d’apparaître avant tout comme une
menace imprévisible.
Mais ces gesticulations ont tout du baroud d’honneur. Dix années
de coopération avec le Sud ont porté leurs fruits. Par rapport à la
décennie précédente, le Nord a entrepris de se redresser. Même si
elle demeure limitée, cette amélioration est un puissant facteur de
rapprochement. Le Sud est depuis 2007 le premier client du Nord,
avant la Chine. Les Nord-Coréens n’ont qu’un seul modèle : celui du
Sud. L’électroménager et les nouvelles technologies ont fait leur
apparition dans les foyers aisés. Comme le raconte plaisamment
Pyongyang Project, une bande dessinée publiée en 2008, relatant le
séjour à Pyongyang de journalistes du Sud, les élégantes du Nord
s’habillent, se maquillent et affectent de parler avec l’accent de Séoul.
Alors que son système d’éducation publique faisait sa fierté, les
écoles privées ont fait leur apparition à Pyongyang comme dans le
Sud. Les portables Samsung, les jeux vidéo, les films du Sud et, bien
sûr, les dramas se trouvent partout au marché noir, confirmant la
prédiction du président Roh Moo-hyun : « Un jour, le hallyu réunifiera
la péninsule. » Et si la langue de bois règne toujours en maître,
certains signes, des plaisanteries à double niveau, des sourires
ironiques, des leçons récitées avec trop d’enthousiasme attestent que
la population, sans l’avouer, n’est plus dupe. Certes, la dictature,
l’enrégimentement militaire et, sans doute, une certaine forme de
nationalisme continuent-ils à soutenir la division. Mais le Nord a
échoué idéologiquement. L’époque est révolue où coexistaient dans la
péninsule un pays et deux systèmes. Il n’y a plus désormais que deux
États et un système. Concurrents comme peuvent l’être deux
chaebols, avec leur caste dirigeante et leur culture d’entreprise,
Corée du Nord et Corée du Sud partagent globalement les mêmes
valeurs. La réunification ne sera pas facile puisque les dirigeants du
Nord se cramponnent au pouvoir, mais elle n’est plus un enjeu
idéologique. Elle s’apparente désormais à une fusion-acquisition.
Si les puissances riveraines et la population du Nord ne sont pas
les freins qu’on imagine, l’opinion du Sud constitue en revanche un
obstacle à la réunification. C’est paradoxal et pourtant
compréhensible. La division a largement atteint l’âge de la maturité et
constitue un fait acquis. Si le drame des familles séparées émeut
encore les plus âgés, il n’évoque plus pour leurs enfants et leurs
petits-enfants qu’un vague souvenir nostalgique. Avec le temps, le
Nord et le Sud ont cessé d’être des pays frères. Ce sont désormais
des nations cousines où la langue, l’accent et l’argot ont évolué
séparément. Un des principaux problèmes des transfuges du Nord
établis à Séoul serait d’ordre linguistique. Ils ne parviennent pas à se
défaire d’un phrasé qui serait au Sud ce que l’accent belge est aux
Français : une source intarissable de quolibets faciles. Ils auraient
aussi beaucoup de mal à se faire aux anglicismes qui sont légion au
Sud et radicalement pourchassés au Nord, qui ignore le « football »,
le « mobile phone » ou les dramas. Qui plus est, réalité qu’on ignore
très souvent, l’opposition entre le Nord et le Sud date d’avant la
guerre froide. Le Nord a toujours été tourné vers la Chine, le Sud
er
attiré par l’océan. Au I millénaire, deux entités dominaient la
péninsule : le royaume de Silla au sud et celui de Goryeo au nord.
Malgré leur fusion, il en est toujours resté une tendance centrifuge. À
e
la fin du XIX siècle, lorsque la Corée a rompu avec l’obédience
chinoise, Russie et Japon se sont taillé des zones d’influence, l’une au
e
Nord, l’autre au Sud, délimitées, déjà, par le 38 parallèle. Lors de la
guerre de Corée, États-Unis et URSS se sont contentés de reprendre
ce tracé. Le Sud est à son tour divisé entre l’est et l’ouest. Si aucune
DMZ ne matérialise cette opposition, elle n’en est pas moins
marquée. Pour les Coréens du Sud-Est, les habitants du Sud-Ouest
sont paresseux, sournois et indécrottablement ruraux. Aux yeux des
électeurs, l’origine géographique compte autant, sinon plus, que les
opinions politiques. Le dictateur Park Chung-hee, le président Lee
Myung-bak sont issus du Sud-Est. Les présidents Kim Dae-jung et
Roh Moo-hyun avaient tout le Sud-Ouest derrière eux. Ce
régionalisme marqué ne justifie pas la division mais explique que
l’opinion s’y soit habituée. Pour les Coréens d’aujourd’hui, il y a
plusieurs Corées : Séoul et la province, la Corée des villes et la
Corée des champs, celle du Sud-Ouest et celle du Sud-Est. Dans
(5)
cette « Corée en miettes », il y a en outre la Corée du Nord qui
n’est au fond qu’une Corée de plus, une Corée monarchique et
pauvre, une Corée archaïque et inquiétante, une survivance
anachronique de la Corée d’autrefois.
Cette accoutumance à la division s’est progressivement substituée
à l’idéal de réunification. Jadis, l’objectif de réunir les deux Corées
était porteur d’espoir, de justice et de liberté. Depuis que la
démocratie et la prospérité se sont installées au Sud, l’idéal s’est
désincarné, le rêve s’est transformé en slogan routinier et creux,
presque de langue de bois. Certains s’en méfient, comme l’écrivain
Hwang Sok-yong. Très engagé en faveur d’un rapprochement avec le
Nord, au point d’avoir passé près de cinq années en prison dans les
années 1990 pour s’être rendu à Pyongyang, il dénonce les
motivations mercantiles de la réunification. Elle viserait aujourd’hui à
fournir aux chaebols une main-d’œuvre qualifiée à bas prix. En
somme, progressiste à l’origine, la réunification serait devenue un
objectif capitaliste. Pour les Coréens moins engagés, la réunification
n’est plus une perspective significative ni une source d’inspiration.
Essayistes, hommes politiques, humoristes ne cessent de s’interroger
sur l’avenir de la Belgique en voie d’éclatement communautaire. En
Corée, rien de tel. Pas un livre, pas un film, pas un essai
d’anticipation pour esquisser la Corée réunifiée. Il n’en est question
que par la bande, dans des jeux vidéo, des romans de gare ou des
manhwas de science-fiction dont l’obsession principale est d’écraser
définitivement le Japon. Ce silence, cette absence de spéculation en
dit long sur l’état de l’opinion. La réunification n’est plus un thème qui
l’inspire. Elle relève plutôt d’une sorte de fatalité vague et lointaine sur
laquelle il n’existe aucune prise. Sous la dictature, surentraînés à se
défendre contre les agressions du Nord, la population se serait sans
doute mobilisée. Mais les perspectives ont radicalement changé. À
tort ou à raison, le Nord n’est plus perçu comme une menace
majeure. La Corée s’est moralement démilitarisée. La carrière des
armes a cessé d’être source de prestige. Les jeunes, qui sont encore
astreints à un service militaire de vingt et un mois, s’en plaignent sans
cesse et font tout leur possible pour s’y soustraire. Le trafic des
certificats médicaux de complaisance auquel se livrent la jeunesse
dorée et les stars du hallyu est une source inépuisable de rumeurs et
de scandales. S’agissant du temps passé sous les drapeaux, tout
Coréen a toujours quelques bonnes histoires à raconter. Celle-ci
parmi bien d’autres, se moquant de l’horaire des casernes où, été
comme hiver, exercices et services administratifs s’arrêtent à
17 heures précises : « À quelle heure Kim Jong-il va-t-il attaquer ? –
Mais après 17 heures, bien sûr. » Démotivés, attachés à leur
confort, volontiers frondeurs, les Coréens n’ont plus la réunification en
tête. Toute tentative en ce sens leur paraît vaine, utopique, pour ne
pas dire aventureuse économiquement, voire militairement. Ils n’ont
pas l’intention de perdre ce qu’ils ont acquis pour un rêve chimérique.
Comme Marcel Déat qui se demandait naguère pourquoi « mourir
pour Danzig », le Sud n’a pas l’intention de « mourir pour
Pyongyang ». Pour ses dirigeants qui devront un jour ou l’autre gérer
la réunification, cette réticence de l’opinion représente à coup sûr une
des équations les plus difficiles à résoudre.

La réunification a déjà commencé


Fin 2010, rien ne va plus entre le Nord et le Sud. Après avoir coulé
la frégate Cheonan en mars, le Nord a procédé en novembre à des
tirs d’obus sur l’îlot Yeonpyeong, tuant quatre ressortissants du Sud
dont deux civils. Les observateurs s’inquiètent. Le Nord réagirait-il
contre les manœuvres militaires du Sud en mer Jaune, menées
conjointement avec les États-Unis, qu’il tiendrait pour la répétition
générale d’une future invasion ? Ou s’agit-il d’adouber militairement
Kim Jong-un, le nouveau dauphin de Pyongyang, récemment promu
général quatre étoiles ? Les gouvernements, les autorités militaires et
les diplomates sont sur le pied de guerre. Les médias, qui n’aiment
rien tant que faire passer dans le dos de leurs auditeurs des frissons
d’holocauste nucléaire, en rajoutent à l’envi. Certains se sont même
demandé si le sapin du Noël que les protestants du Sud illuminent
chaque année sur la DMZ ne risquerait pas de passer à Pyongyang
pour une provocation insupportable et d’entraîner la péninsule et la
région dans la guerre. Au Sud, en revanche, on ne partage pas ces
craintes. Les menaces du Nord ne datent ni d’hier ni d’avant-hier.
Année après année, les incidents se répètent. À Yeonpyeong, Nord
et Sud se sont déjà affrontés en 1999 et en 2002. À force de crier au
loup, le Nord a cessé d’être crédible. Comme de bien entendu, début
janvier 2011, Pyongyang a demandé à Séoul de reprendre le dialogue
comme s’il ne s’était rien passé. Les Sud-Coréens s’y attendaient.
Officiellement, bien sûr, les autorités du Sud répliquent et se
mobilisent. Séoul a annoncé qu’il avait l’intention d’accroître ses
dépenses militaires en 2011. L’opinion, elle, ne s’émeut plus. Radio
Pyongyang a beau éructer, la population du Sud vaque à ses
occupations. Les jeunes ignorent les rodomontades du Nord ou, pis,
les tournent en dérision. Surnommé Pokeuri, « la frisottée », en
raison de son improbable permanente ondulée, Kim Jong-il
représente pour eux une sorte de dandy kitch dont on reproduit le
portrait sur des tee-shirts ou sur des pendentifs. Inconscience du
danger, courage face à la menace permanente, volonté de
dédramatiser ? Un peu des trois sans doute.
Mais ne s’agit-il pas surtout de gesticulations ? Séparés par la
DMZ, Coréens du Sud et Coréens du Nord n’en appartiennent pas
moins au même peuple. Leur mentalité, leur comportement, leurs
réflexes sont similaires. Les incidents frontaliers chroniques qui
opposent le Nord et le Sud depuis l’armistice de 1953 ressemblent à
une interminable partie de poker menteur. Chacun affecte d’y croire,
autant par précaution que par jeu. S’il n’y avait pas morts d’hommes
et risque de dérapage nucléaire, cet affrontement incessant relèverait
de la commedia dell’arte. De prime abord, c’est Séoul qui en tire
avantage. Analysés comme des agressions du Nord, les accrochages
à répétition confortent le Sud dans son statut de victime et renforcent
d’autant sa légitimité. Le Nord aussi y trouve son compte. Ces
escarmouches régulières avec le Sud lui permettent de maintenir en
permanence sa population sur le pied de guerre. Elles laissent
également planer le doute sur ses intentions et sur la menace réelle
qu’il représente, ce qui est à la base de sa politique étrangère.
L’accès à la capacité atomique en 2006 a considérablement étayé
cette stratégie de l’incertitude. On pourrait même se demander si au-
delà de leurs positions respectives, le Nord et le Sud n’ont pas
également un intérêt implicite mais commun à se livrer à ces
accrochages périodiques. Sans cette guerre froide régionale, la
question coréenne quitterait le devant de la scène pour s’enliser dans
la routine. En s’affrontant régulièrement, les deux Corées font en fait
parler d’elles et s’assurent que l’avenir de la péninsule reste inscrit au
registre des urgences mondiales. La crise comme instrument
politique : le pari est risqué mais justifié. On ne parle jamais autant de
la situation coréenne que lorsque le Nord et le Sud s’affrontent.
« Aidez-nous une fois pour toutes à régler la question, ou ce sera la
guerre » : tel est au fond le message. Sans doute serait-il excessif de
parler de véritable connivence. Nord et Sud n’en ont pas moins des
intérêts convergents.
Cette convergence va en s’étoffant. Jadis, le Nord incarnait la
menace, la guerre et le mal. Relayant la propagande officielle, dans
la littérature populaire et le cinéma d’action, il n’était question que de
tentatives d’infiltration perpétrées par le Nord, héroïquement
déjouées par Séoul. Comme rien ne ressemble plus à un Coréen du
Sud qu’un espion nordiste infiltré, les agents de Pyongyang y étaient
en général représentés comme des fanatiques au teint blafard, à la
démarche mécanique, incapables d’esquisser un sourire. En 1999, le
film Shiri se taille encore un beau succès dans ce registre caricatural.
Mais petit à petit, grâce aux progrès de la démocratie et à la hausse
du niveau de vie, les mentalités ont changé. Malgré la loi sur la
sécurité nationale qui prohibe tout activisme en faveur de Pyongyang
et interdit d’entrer sans autorisation en contact avec des Nord-
Coréens, intellectuels engagés et essayistes à succès se sont mis à
considérer le Nord avec un regard différent. On se rappelle qu’avant
de devenir un autocrate rouge, Kim Il-sung avait été un des chefs de
la résistance antijaponise. Les méfaits de la dictature au Sud sont
tirés de l’oubli : répression sanglante sur l’île de Jeju en 1948,
occupation des usines en grève par l’armée, massacres d’étudiants
contestataires. Dès les années 1990, outrés par les excès des
chaebols, syndicalistes ouvriers, étudiants idéalistes et politiciens
progressistes prônent un rapprochement avec le Nord et
entreprennent à leurs risques et périls de se rendre à Pyongyang.
Sans aller aussi loin, la majorité des Sud-Coréens renoncent
progressivement à leurs préjugés. Ils voient leurs voisins du Nord
comme des cousins malchanceux qu’ils auraient perdus de vue et qu’il
faut aider, et plus comme des ennemis.
Un film rend parfaitement compte de ce changement de mentalité.
Il s’agit du fameux JSA, Joint Security Area, adaptation d’un roman à
succès tournée en 2000 par Park Chan-wook. L’histoire est
émouvante. Lee, un sergent du Sud en garnison à la frontière, se lie
progressivement d’amitié avec Oh et avec Jeong, deux sergents du
Nord, affectés de l’autre côté de la DMZ. Du même âge, Lee et
Jeong trompent leur ennui en se livrant à des blagues de potache. En
faction à Panmunjom, ils ne trouvent rien de mieux à faire que de se
livrer à un concours de crachat d’un côté à l’autre de la frontière. Plus
expérimenté, plus madré, Oh leur tient lieu de grand frère et calme
leur fougue. Le soir, on se retrouve en secret pour fumer, jouer aux
cartes ou évoquer famille et souvenirs d’enfance. Comme toujours en
Corée, lorsqu’il s’agit de fraterniser, on boit et on s’offre des petits
cadeaux. De la politique et de la division de la péninsule, il n’est
jamais ouvertement question. Tout au plus évoque-t-on la fatalité, le
mauvais sort et l’espoir en des jours meilleurs. Comme de juste,
hallyu oblige, cette belle histoire finit mal. Surpris par un inspecteur
du Nord, Lee abat Jeong par accident. Les garnisons puis les états-
majors des deux Corées s’en mêlent. On est à deux doigts de
l’incident militaire. Une longue enquête s’ensuit. Oh s’efforce de
couvrir son ami du Sud et est mis à pied. Rongé par le remords, Lee
se suicide. Le public est en larmes, le film est un immense succès.
Ses interprètes deviennent des stars de premier plan, à commencer
par Lee Byung-hun qui joue le sergent Lee. Mais le véritable héros de
JSA, cela n’a échappé à personne, c’est Oh, le Coréen du Nord.
C’est lui le grand frère, l’homme de cœur et d’expérience,
l’incarnation de l’âme coréenne. Sous l’effet de l’émotion, les langues
se délient. On se met à évoquer les cas de fraternisation sur la DMZ,
qui seraient un secret de polichinelle. De part et d’autre des frontières
du Nord, la contrebande irait bon train. La plupart des pêcheurs du
Sud entretiendraient une « seconde épouse » dans les petits ports du
Nord. En somme, on ose dire tout haut ce que tout le monde
murmurait. Officiellement, le Nord et le Sud sont toujours en guerre,
mais les Coréens, eux, ont repris le contact.

Pour Séoul, résoudre l’équation nord-coréenne nécessite de tenir


compte de ces deux facteurs : la diplomatie et la société civile. Cela
implique de mener une politique à deux niveaux. Le Sud continue ainsi
à recourir aux moyens conventionnels. Pour convertir l’armistice de
1953 en traité de paix ou détourner Pyongyang de la voie nucléaire, il
prend part au ballet diplomatique qui se joue quasiment en continu, de
Panmunjeom à Pyongyang, de Séoul à Pékin et de Tokyo à
Washington, sans oublier New York et Bruxelles. Certaines
négociations aboutissent, comme en décembre 1991, en juin 2000 ou
en octobre 2007. Elles ont permis au Nord et au Sud de signer des
accords de coopération prometteurs. D’autres échouent, comme les
pourparlers à six, menés de 2003 à 2007 sans parvenir à stopper le
programme nucléaire nord-coréen. Quels que soient les résultats, le
Sud ne se décourage pas et continue le dialogue intercoréen, tout en
étant prêt, si les circonstances l’exigent, à montrer les crocs. En
novembre 2009, lorsqu’un patrouilleur nordiste s’est risqué dans les
eaux territoriales sudistes, Séoul n’a pas hésité à ouvrir le feu, faisant
un mort et trois blessés. Mais parallèlement, le Sud mène aussi une
politique d’un genre nouveau, qui vise à se concilier l’opinion et à
rapprocher les deux peuples. Compte tenu de l’émotion qu’elles
suscitent, il privilégie les réunions de familles divisées par la guerre et
par la DMZ. Les rencontres sportives remportent aussi un grand
succès, dans la péninsule comme à l’étranger. Aux Jeux olympiques
d’hiver organisés à Turin en 2006, Séoul est parvenu à convaincre
Pyongyang de former une délégation commune et de remplacer les
deux drapeaux nationaux par une bannière d’espoir : le dessin stylisé
de la péninsule unifiée, en bleu ciel sur fond blanc. Le symbole a été
très remarqué. Le Sud s’efforce aussi de permettre aux hommes
d’affaires, aux journalistes, aux artistes, aux étudiants et aux
chercheurs des deux pays de se rencontrer ou encore de développer
les liaisons ferroviaires, aériennes ou maritimes entre les deux pays.
Chacune de ses initiatives est un chemin de croix. Pyongyang fait
systématiquement payer la facture au prix fort avant d’annuler les
coopérations sans préavis. Les vols Séoul-Pyongyang, le chemin de
fer transcoréen, le tourisme dans les Montagnes de diamant, la zone
économique spéciale de Kaesong ont tous été suspendus et relancés
à plusieurs reprises. Pour beaucoup, cela prouve que le Nord ne tient
pas à ce rapprochement et cherche seulement à soutirer des
subsides. On prétend par exemple que la visite historique de Kim
Dae-jung à Pyongyang en juin 2000 aurait été retardée d’une journée,
le temps que les fonds exigés par le Nord pour organiser le sommet
(6)
soient crédités sur ses comptes . On peut aussi comprendre les
atermoiements du Nord, qui n’a pas les moyens d’une telle politique,
comme un embarras. Malgré sa propagande désuète et son
gigantisme, estampillé au registre Guinness des records, son festival
Arirang, que Pyongyang destine depuis 2005 aux « jeunes du monde
entier », ne parvient pas à contrebalancer l’attrait que le Sud exerce
sur la population du Nord et notamment sa jeunesse. Pyongyang a
beau faire : le temps joue pour Séoul.

Pour ne pas brusquer cette réconciliation progressive par la base,


le Sud évite de prendre des engagements trop précis. Pour souligner
la spécificité des relations intercoréennes qui ne sont ni purement
militaires ni simplement diplomatiques, celles-ci sont gérées depuis
1969 par une instance propre, le ministère de la Réunification qui
centralise toutes les informations disponibles, coordonne l’ensemble
des actions de coopération publiques ou privées et, en relation avec
une kyrielle d’instituts d’études et de prospectives stratégiques,
s’efforce de préfigurer l’avenir de la péninsule. Des scénarios y sont
analysés, estimant le coût social et financier d’une réunification
progressive (« soft landing ») ou accélérée (« hard landing »). Décidé
à hausser le ton vis-à-vis de Pyongyang et à rompre avec la
« politique du rayon de soleil » soutenue par ce ministère, le candidat
Lee Myung-bak avait annoncé son démantèlement. Compte tenu de
la levée de boucliers, il a préféré y renoncer une fois élu président.
Pour reprendre l’initiative, il a annoncé en août 2010 qu’il envisageait
à terme d’instaurer un impôt sur la réunification ou de lui imputer des
points de TVA. En tout état de cause, une conclusion s’impose : le
plus tard sera le mieux.
Le précédent allemand incite à la prudence. Si l’absorption de l’Est
par l’Ouest avait été moins rapide, elle n’aurait pas autant pesé sur
les finances publiques et l’équilibre social. Pour réussir, la
réunification coréenne devra donc être graduelle et se focaliser sur
sa viabilité économique et sociale. En 1980, profitant de la crise dans
laquelle l’assassinat de Park Chung-hee avait plongé le Sud, Kim Il-
sung avait proposé de rassembler les deux Corées au sein d’une
république fédérale baptisée « Goryeo », nom que portait la Corée à
l’époque médiévale. Cette ancienne proposition a refait surface. Pour
peu qu’elle accompagne une intégration progressive, va pour une
fédération, voire une confédération. Officieusement, on se prend à
rêver. La ville de Kaesong, où a été édifiée la zone économique
intercoréenne, ne constituerait-elle pas une capitale idéale pour la
Corée réunifiée ? Située à quelques encablures de la DMZ, elle a
déjà joué ce rôle, précisément à l’époque du royaume de Goryeo.
Contrairement aux autres métropoles coréennes impitoyablement
bétonnées, elle a conservé au centre-ville son habitat traditionnel. Lui
rendre son statut de capitale tisserait opportunément un lien
symbolique entre le passé et l’avenir. En outre, le Sud a massivement
investi dans la région. Depuis dix ans, la baie d’Incheon a été
méthodiquement poldérisée. L’aéroport international du pays y a été
construit, à égale distance de Séoul et de Kaesong. La zone
économique spéciale ouverte au Nord s’insère dans cet ensemble
industriel et urbain appelé à devenir, à terme, le cœur économique et
politique de la Corée de demain. S’il ne s’agit encore que d’un plan
sur la comète, l’intérêt d’un tel scénario est évident. Simple et
cohérent, il devrait séduire l’opinion, qui le fera progressivement sien
en lui conférant la légitimité nécessaire. Officieux, il n’engage
personne, ne provoque pas Pyongyang et ménage l’avenir. Il a
surtout l’avantage d’apporter une réponse coréenne à la question de
la réunification. C’est fondamental au Sud comme au Nord. La
réunification doit absolument s’opérer sous l’égide de la nation et du
peuple coréens. À moins d’une implosion soudaine du Nord, très
dangereuse pour l’équilibre de la péninsule et de la région, cela
demande du temps. La péninsule devrait par conséquent conserver
un certain temps ses deux États, ses deux régimes opposés et ses
deux sièges à l’ONU. Il ne s’agit ni d’attentisme ni d’incapacité à
prendre leur destinée en main, mais d’être réaliste. Le processus de
réunification a déjà commencé. Pour réussir, le Sud doit aller à son
rythme, sans brusquer personne. Le succès sera à ce prix.

Notes
(1) La Corée du Nord a effectué son premier essai nucléaire le 9 octobre 2006 et un second
le 25 mai 2009.
(2) Entretien avec l’auteur, août 2010.
(3) www.antagoniste.net/2008/03.
(4) Le nombre de GI stationnés en Corée sera réduit de 30 000 à 26 000 en 2012 à cette
occasion.
(5) Valérie Gelezeau, « Le pouvoir des provinces coréennes. La Corée en miettes »,
o
Géographie et culture n 51, 2004, « Régions et territoires ».
(6) Selon le quotidien Joongang Ilbo du 14 février 2003, le Sud aurait versé 200 millions de
dollars au Nord via Hyundai et la banque de Corée du Nord à Macao.
Chapitre V

LA CORÉE, CETTE INCONNUE

Le pays du matin calme


Le soir tombe sur l’aéroport Charles-de-Gaulle lorsqu’atterrit le
second vol Korean Air de la journée en provenance de Séoul.
Fatigués par les douze heures de vol et les huit heures de décalage,
les passagers, des Coréens pour la plupart, entament dans le silence
et la résignation l’enfilade des couloirs qui mènent aux services de la
douane et des bagages. L’attente est longue : il y a rarement plus de
deux ou trois préposés et les valises mettent une heure à arriver.
Tous regrettent l’efficacité de l’aéroport de Séoul où ces formalités
prennent un quart d’heure, mais à l’étranger, les Coréens évitent de
récriminer. Pour tromper leur attente, les enfants s’amusent à
pousser des caddies. Pas de quoi les dépayser : ils sont frappés au
logo bleu de la compagnie Samsung. Les adultes allument leurs
portables, également de marque Samsung. Détail curieux : un
obstacle technique rédhibitoire empêche les portables français de
marcher en Corée. Mais les portables coréens, eux, fonctionnent
parfaitement chez nous. Les bagages récupérés, les pérégrinations
reprennent : escalators, tapis roulants, couloirs éclairés à l’économie.
De rares écrans diffusent des publicités muettes : ils sont de marque
L.G. Nouvelle attente : les taxis sont pris d’assaut. Heureusement,
quand un véhicule se présente enfin, pas de problème pour charger
les bagages : c’est une large Hyundai. Démarrage en douceur ; le
chauffeur a tout son temps. Juste à la sortie de l’aéroport, sur la
gauche, domine un curieux monument : une main de géant
brandissant fièrement un portable Samsung. Une dizaine de minutes
plus tard, les premiers immeubles de la banlieue nord se dessinent
dans le crépuscule. On les repère de loin aux panneaux de néons qui
les surmontent, frappés aux logos de Daewoo, de Samsung ou de
L.G. Il est 19 heures et le jingle des informations retentit à la radio.
Démarches de Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies,
pour résoudre une crise en Afrique. Voyage du président Obama à
Séoul. Montée des tensions avec Pyongyang. Succès de Poésie, le
dernier film de Lee Chang-dong. Une journée banale, en somme.
C’est l’avis du chauffeur, qui engage la conversation. « Ah bon, vous
venez de Séoul ? Il y a donc des vols directs entre la France et la
Corée ? Et la vie là-bas, avec cette guerre avec le Nord, ce n’est pas
trop pénible ? Heureusement que le climat y est tropical, non ? Ah
bon, il y fait très froid en hiver ? Qui l’aurait cru ? Il faut dire que la
Corée, franchement, on n’en entend jamais parler. »
De fait, sauf exception, quelques voyageurs curieux, quelques
passionnés d’exotisme, quelques cinéphiles impénitents, la Corée
demeure une grande inconnue. Pour reprendre le titre bien trouvé de
Renaud Camus, on pourrait l’appeler « Corée l’absente ». Tout au
plus, en cherchant bien, réveille-t-elle quelques vagues
réminiscences : la guerre froide et la coupure en deux, un stalinisme
qui perdure et quelques clichés instinctifs. Le plus répandu est le plus
agaçant. Pas une publicité, pas un article de magazine, pas une
allusion dans les médias ne vous l’épargne. La Corée serait « le pays
du matin calme ». Il n’y a pourtant pas de qualité qui fasse davantage
défaut aux Coréens que le calme. En outre, la formule résulte d’une
erreur de traduction. Au siècle dernier, un missionnaire pressé aurait
mal lu une poésie chinoise vantant la péninsule et ses « aubes
fraîches ». Mais ces « matins calmes » fautifs ont fait florès. Même
en Corée, on ne compte plus les hôtels, les restaurants touristiques
et les agences de voyages baptisés « Morning calm ». Autre scie
agaçante, les Coréens serait sans cœur et cruels. La preuve : on y
abandonne les enfants et on y mange les chiens. La guerre de Corée
a effectivement laissé un grand nombre d’orphelins dont beaucoup,
avec l’aide de la Fondation Holt, ont été adoptés aux États-Unis puis
en Europe. Leur ont progressivement succédé les enfants illégitimes
dont les parents ne veulent ou ne peuvent plus se charger. À un
moment de leur vie, beaucoup de ces Coréens d’origine reviennent
dans le pays qui les a vus naître. Ils y sont poliment accueillis mais en
reviennent déçus : sans la culture ni la langue, l’intégration est
difficile. Tourné en 1998, Nos traces silencieuses, un documentaire
de Sophie Brédier, jeune Française d’origine coréenne, raconte avec
justesse combien ce retour aux sources peut être nostalgique. Mais
si la question de leur abandon taraude souvent ceux qui ont été
adoptés, c’est moins la Corée qui est en cause que la fatalité. Quant
au procès des consommateurs de chien, monté en épingle par
Brigitte Bardot et quelques bonnes âmes de la même trempe, il
atteste à quels excès peut conduire le culte rendu au meilleur ami de
l’homme. Aux trémolos des adolescentes occidentales, le cœur en
bandoulière, jugeant immoral le ragoût de chien mais délicieux le
gigot d’agneau, répondent les divagations des cynophiles coréens qui
prétendent que si leurs compatriotes mangent du chien, c’est parce
que les Japonais les y ont forcés durant la colonisation. Tout cela
n’est guère sérieux.
Nous n’avons pas l’apanage de ces préjugés. L’Asie entretient avec
la Corée une plus grande familiarité que le reste du monde et la
fréquente en voisine, mais avec davantage d’esprit critique que de
complaisance. Pour les Chinois, les Coréens, surtout présents en
Mandchourie où ils constituent une minorité culturelle protégée,
seraient vulgaires, affairistes, brutaux avec les femmes. Au Japon,
c’est pire. Ils passent pour paresseux, bruyants et malhonnêtes, la
pègre étant souvent d’origine coréenne. On sait combien les Coréens
en veulent encore au Japon d’avoir brutalement exploité leur pays
pendant près d’un demi-siècle. On sait moins que beaucoup de
Japonais les méprisent de s’être rebiffés. Plus au Sud, au Viêt-Nam,
en Thaïlande, les Coréens ont acquis la réputation de nouveaux
riches, arrogants et intraitables en affaires. Pour un pays de plus en
plus soucieux de son image, le hallyu est donc arrivé à point nommé,
donnant aux malappris d’hier une nouvelle image de gendre idéal.
Dans le reste du monde, la réputation de la Corée dépend beaucoup
de sa diaspora, estimée entre 5 et 7 millions de personnes. En
Russie, aux États-Unis et au Canada, au Brésil ou encore en
Allemagne, des communautés coréennes organisées ont pignon sur
rue. Sur le modèle des Chinatowns et des quartiers japonais, elles
ont parfois édifié des « Koreatowns » qui forment autant de précieux
relais pour diffuser les portables Samsung, les automobiles Hyundai
et, bien sûr, les produits du hallyu. C’est aux États-Unis que la
communauté coréenne est la plus active. Longtemps pris pour des
usuriers âpres au gain, ces Américano-Coréens impressionnent
désormais par leur réussite économique et leurs succès universitaires
qui surpassent tous les autres groupes ethniques. Consécration
suprême, Hollywood les considère dorénavant comme une
communauté spécifique, au même titre que les Noirs ou les
Hispaniques. Diffusé de 2004 à 2010, le feuilleton Lost comptait
parmi ses principaux personnages deux héros coréens, identifiés
comme tels et s’exprimant même en coréen. Certes, l’accent
américain et les fautes de grammaire de l’acteur Daniel-Dae Kim, qui
ne parle en fait que l’anglais, ont fait beaucoup rire à Séoul. Il
n’empêche que le saut qualitatif est flagrant. Pour les Américains, les
Coréens ont cessé d’être de pauvres orphelins à adopter.
Positives ou négatives, les images de la Corée n’en demeurent pas
moins déformantes. Sans doute en est-il toujours ainsi entre les
peuples. Mais dans le cas de la Corée, les spécialistes du pays n’ont
pas un poids suffisant pour rectifier les clichés. Il existe pourtant des
« coréanologues » de grand talent. Aux États-Unis, c’est le cas de
Bruce Cumings, professeur à l’université de Chicago, récompensé en
2007 par le prix Kim Dae-jung pour l’ensemble de ses recherches sur
la guerre civile et la Corée du Nord. L’Europe n’est pas en reste.
Grâce à des traducteurs enthousiastes, les principaux auteurs
coréens sont accessibles en anglais ou en français : Yi Mun-yol ou
Hwan Sok-yong. Dirigé par Alain Delissen, un laboratoire du CNRS
est spécialisé dans les études coréennes. La céramique céladon, le
cinéma ou la littérature coréenne ont, chacun dans leur registre, leurs
érudits délicats ou leurs spécialistes passionnés. Depuis quelques
années, les blogs sur la Corée prolifèrent. Voyageurs impénitents,
résidents esseulés, bavards invétérés tiennent à décrire leurs
impressions en ligne. Leur intérêt est inégal mais atteste à tout le
moins que la Corée ne laisse pas indifférent. Pour autant, ce
foisonnement ne prend pas. Sauf dans les pays où le hallyu se
déverse à flots continus, l’intérêt pour la Corée reste minoritaire,
contingent, anecdotique. « La Corée m’inquiète » susurre-t-on d’un
ton pénétré dans les dîners en ville avant de passer à autre chose.
L’amateur de cinéma coréen ne s’imagine rien de commun avec le
lecteur de manhwas, le joueur sur Ragnarok online ou le propriétaire
d’un portable Samsung, souvent persuadé que son téléphone est
japonais. Qui plus est, à l’exception des instituts spécialisés, on
enseigne rarement l’histoire, encore moins la culture et jamais la
langue coréennes, qui passe pour terriblement difficile. En somme, la
Corée nous est livrée par bribes, passivement, sans liant ni
cohérence, au hasard de nos lectures, de nos conversations et de
nos pérégrinations entre un écran plat L.G., un roman traduit et un
film d’art et d’essai. Dans ce flot d’informations éparses et
contradictoires, les clichés sont autant de bouées de sauvetage, de
môles où s’abriter. Les médias en sont les principaux
consommateurs. Tant qu’on n’aura ni le temps ni l’envie de se
demander si c’est bien le cas, la Corée demeurera le « pays du matin
calme ».
Pourquoi en est-on encore là malgré le « miracle du Han », malgré
le hallyu et malgré la menace nord-coréenne ? Trois raisons peuvent
être avancées. La concurrence tout d’abord : le monde chinois et le
Japon font écran et à juste titre d’ailleurs, eux aussi méritent qu’on
s’intéresse à eux. Deuxième obstacle : la Corée elle-même, qui ne se
livre pas facilement et qui donne l’impression, parfois, de ne pas
vouloir se livrer. Il faut enfin tenir compte de nos propres œillères.
Nous méconnaissons la Corée parce que nous la voyons mal. Au
pays tel qu’il est, nous préférons celui que nous aimerions qu’il soit.

« La crevette et les baleines »


N’en déplaise aux champions de la cause des chiens, les animaux
font l’objet d’un grand respect dans la culture coréenne.
Réminiscence des plaines sibériennes dont seraient originaires les
peuplades qui se sont sédentarisées dans la péninsule, la mythologie
coréenne regorge de totems animaliers. Hwanung, le fils du Ciel se
serait uni à une ourse métamorphosée en femme pour engendrer
Tangun, le premier roi de Corée. Kim Aldji, l’ancêtre des rois de Silla,
serait né d’un œuf d’or, offert aux humains par un oiseau céleste. Les
princes de Kaya auraient été enfantés par une tortue. Quant aux
contes et légendes traditionnels, ils commencent tous par cette
poétique formule : « Quand les tigres fumaient la pipe », équivalent
coréen de notre « il était une fois ». Le tigre s’y montre un peu loup,
un peu renard, mais aussi un peu lion. Il a fini par symboliser la
péninsule dont le tracé figurerait un tigre accroupi, prêt à bondir. Ne
dites pas aux Coréens que la forme vous rappelle plutôt un lapin avec
ses grandes oreilles : ils tiennent dur comme fer à leur cousinage
avec les tigres et regrettent amèrement que le dernier d’entre eux se
soit éteint il y a un siècle. Le Nord prétend qu’il en vivrait encore
quelques-uns en liberté sur les pans du mont Baekdu. Lorsqu’il s’agit
de propagande, Pyongyang n’a jamais peur d’en faire trop. S’ils se
rêvent en tigres, les Coréens n’oublient pas que pour leurs voisins, ils
sont du bien menu fretin. Un proverbe populaire mille fois ressassé le
leur rappelle : « Quand les baleines chahutent, les crevettes
trinquent. » Tel est sans doute le destin de la Corée, tiraillée entre
l’immense Chine et le terrible Japon : celui d’une crevette ballottée
par les flots de l’histoire.
Japon et Chine représentent en effet de gigantesques paravents
qui nous cachent la petite Corée. Rien d’incompréhensible à cela. L’un
comme l’autre sont des pays fascinants, de haute culture, plus
peuplés, plus vastes. Le dynamisme coréen ne retire rien à la
créativité japonaise, à la puissance chinoise qui tire actuellement la
croissance du monde entier. Comme elle doit à la Chine des pans
entiers de sa langue et de sa culture et qu’elle a bénéficié de
l’expansion du Japon pour s’affirmer à son tour, la Corée passe
souvent pour une zone de transition, un mélange des genres, un
sous-produit. Son originalité n’y résiste pas. La péninsule paye aussi
son goût pour l’autarcie, qui se prolonge au Nord, aussi fermé
aujourd’hui que l’était naguère le royaume de Joseon. Nous
entretenons avec la Chine et le Japon des relations séculaires.
Depuis Marco Polo, nos explorateurs, nos missionnaires, nos
savants, nos commerçants, nos diplomates, nos hommes d’État en
reviennent enthousiastes. Ils ont fait de la Chine et du Japon des
horizons familiers, lointains certes, hostiles parfois, mais toujours
attirants. La Corée, elle, attend toujours son Victor Segalen, son Paul
Claudel, voire son Jacques Chirac. La Corée et l’Occident partagent
pourtant une histoire commune. Nous l’avons accompagnée sur la
voie de la modernisation. Nous avons soutenu le Sud durant la guerre
de Corée. Nous l’avons intégrée à nos systèmes de valeurs :
démocratie, économie de marché, morale chrétienne. Nous
accueillons avec de plus en plus de bienveillance leurs touristes, leurs
étudiants et leurs immigrants. Mais cela n’a pas suffi à écarter le
paravent de l’histoire. Asie du Nord continue à rimer avec Chine et
avec Japon. La langue chinoise et les sushis sont à la mode, nos
jeunes se dopent aux mangas et au kung-fu. Nous nous en moquons
même familièrement : les restaurants chinois serviraient du rat, les
Japonais seraient des photographes compulsifs. Les Coréens : rien
de tout cela. Pourquoi les imiter, pourquoi nous en moquer puisque
nous ne les connaissons pas ?
Japon et Chine portent une part de responsabilité dans cette
inégalité de traitement. Ils pourraient constituer un relais : ce n’est
pas le cas. Au fond, rien n’a changé depuis la conversion au
communisme de l’empire du Milieu. Pékin considère la péninsule
coréenne comme une région autonome mais vassale. C’est à ce titre
que la Chine est intervenue pour soutenir Kim Il-sung durant la guerre
de Corée et qu’elle continue à soutenir son piteux héritier, malgré son
chantage nucléaire. Si elle a normalisé ses relations avec le Sud
comme avec Hong Kong ou avec Taiwan, c’est pour les affaires.
Politiquement, culturellement, c’est une autre histoire. Pour l’opinion
chinoise, le Coréen n’est qu’un Chinois qui s’ignore, un cousin enrichi
qui baragouine un étrange patois. Le Japon, lui, préfère ignorer la
Corée et aimerait pouvoir la nier. Il en va de son orgueil national. La
géographie l’explique, l’histoire le prouve et l’archéologie le confirme :
le creuset de la civilisation japonaise se situe en Corée. Ce sont des
guerriers et des marchands coréens qui ont fondé à Nara, dans le
Sud de l’archipel, les bases de l’État japonais. En coréen, le mot nara
signifie d’ailleurs « pays » ou « patrie ». À vrai dire, que le Japon ait
été porté sur les fonts baptismaux de l’histoire par une colonie
coréenne n’enlève rien à son originalité et à son prestige. Mais
l’archipel ayant été petit à petit gagné par un nationalisme
intransigeant, cette origine lui est devenue odieuse et le demeure
malgré la défaite de 1945. Tout est mis en œuvre pour réfuter ce
passé inacceptable et éviter qu’on ne le suspecte. Dans les livres
d’histoire, les guides touristiques, les mangas ou les jeux vidéo, la
Corée n’apparaît pas. La mer de l’Est qui sépare la Corée du Japon
est surnommée comme de juste « mer du Japon » dans l’archipel. À
la première occasion, les Japonais se précipitent pourtant à Séoul : la
vie y passe pour bon marché, l’ambiance effrénée et les filles peu
farouches. Mais officiellement, comme les mauvaises fréquentations,
on n’en parle pas. Mémoires perdues, un étonnant film coréen tourné
en 2002, caricature cet état d’esprit. Il s’agit d’une uchronie. L’action
se déroule dans un monde parallèle où le Japon n’aurait pas perdu la
guerre et où la Corée n’aurait pas été décolonisée. Le héros,
d’origine coréenne, découvre bientôt qu’il s’agit d’un complot inouï. Ne
pouvant supporter que la péninsule ait acquis son indépendance en
1945, des scientifiques japonais seraient parvenus à remonter le
temps pour modifier le passé et anéantir l’irrésistible ascension de la
Corée. Bien entendu, le bon droit triomphe. La continuité historique
est rétablie, le Japon est congédié dans son archipel et la péninsule
en profite pour se réunifier. Les ficelles sont un peu grosses, mais
révélatrices. La rancœur est palpable. Le Japon snobe la Corée, qui
ne le supporte pas. Elle le supporte d’autant moins que cette
condescendance est contagieuse. Interrogez les amoureux du Japon
à propos de la Corée : ils feront la moue. Les manhwas ne seraient
que de mauvais mangas, les courtisanes coréennes de frustes
geishas. Rien n’égalerait les temples de Kyoto, les récits de
samouraï ou les jardins japonais. Anecdote parmi d’autres, au musée
Cernuschi, plaine Monceau, dédié aux arts asiatiques, il y a deux
sections : la chinoise et la japonaise. Pas de place pour la pacotille
coréenne.
S’il s’agit plus d’une crevette que d’une baleine, le Viêt-Nam aussi a
contribué à repousser la Corée à l’arrière-plan. Abandonné par la
Chine affaiblie aux appétits des nouvelles puissances, il a été colonisé
comme la Corée. Mais contrairement à la Corée, que le Japon a
réduite au rôle de grenier à riz, de réserve à bras et de sous-traitant
industriel, la France a fait du Viêt-Nam un des joyaux de son empire,
célébré lors de l’Exposition coloniale de 1931. Indépendant comme la
Corée à l’été 1945, le Viêt-Nam est rattrapé comme elle par la
guerre froide et divisé à son tour entre une zone communiste, au nord
e
du 17 parallèle, et une zone pro-américaine. Deux finistères
asiatiques, deux Nord, deux Sud, deux parallèles : l’opinion
occidentale s’y est perdue. Il se peut que cette similarité troublante
ait pesé en faveur de l’intervention américaine au Viêt-Nam. Ayant
réussi à contenir le communisme en Corée du Nord, Washington
pouvait escompter qu’il en serait de même au Viêt-Nam du Nord. Elle
a d’ailleurs sollicité le soutien du dictateur Park Chung-hee, qui a
envoyé des bataillons sud-coréens se battre contre les Nord-
Vietnamiens. Dans Mash, le film qui l’a lancé en 1969, le cinéaste
Robert Altman a su jouer de cette similitude. Hostile à l’engagement
américain au Viêt-Nam, il le dénonce en prétendant ridiculiser la
guerre de Corée. Or comme sa Corée est tropicale et que ses
figurants asiatiques sont chinois, japonais ou même vietnamiens,
personne n’est dupe. Le succès est tel que Mash est adapté pour la
télévision en 1972 et devient pendant dix ans une série à succès. Dix
années durant lesquelles les États-Unis doivent abandonner le Sud-
Viêt-Nam à son sort et digérer la réunification du pays sous égide
communiste. Tourner la guerre de Corée en dérision représentait
pour Hollywood, et pour Washington, un moyen parmi d’autres
d’amoindrir l’échec au Viêt-Nam. Séoul a peu apprécié. L’inquiétude a
même été à son comble lorsqu’en 1975 le Viêt-Nam du Nord a
absorbé celui du Sud. Le Sud a craint que les États-Unis ne
l’abandonnent. Si le temps a passé, la confusion ne s’est pas
entièrement dissipée. Désormais chargée d’incarner le mal dans les
fictions américaines, la Corée du Nord garde un petit parfum de Viêt-
Nam. Dans Meurs un autre jour, le cru 2002, James Bond s’introduit
au Nord en surf et croise sur sa route des buffles et des rizières
étagées. La Corée en fait encore des gorges chaudes. Avec de tels
amalgames, comment s’étonner qu’on vous demande encore s’il y a
des palmiers à Séoul ? Pour surenchérir dans la difficulté, Kim est un
prénom très populaire au Viêt-Nam. En Corée, c’est le nom de famille
le plus répandu. Kim contre Kim : comment éviter la confusion ?
Le dernier paravent qui nous dissimule la Corée du Sud a été
déployé dans la péninsule elle-même. C’est tout simplement la Corée
du Nord. Car si la démocratie ennuie, la monarchie et la dictature,
elles, exercent sur l’opinion un attrait équivoque. Or Pyongyang nous
gâte. Son régime est à la fois anachronique, atroce et ridicule.
Embrigadement totalitaire, propagande à outrance, culte de la
personnalité : on jurerait un immense parc à thème stalinien qui
prêterait à sourire s’il ne rimait avec malnutrition, déportations et
goulag. Mao coréen au petit pied, Kim Il-sung fut somme toute un
dictateur classique. Mais avec ses airs de nabot asexué, on voit
davantage son héritier Kim Jong-il en Ubu boudeur qu’en « grand
général victorieux ». Quant à Kim Jong-un, troisième du nom, promis
à la succession de son père, il a tout du Caligula d’opérette, fourbe et
replet. Comme depuis 2006 cette dynastie rouge s’est lancée dans le
chantage nucléaire à grande échelle, on dirait que le « docteur
Folamour » a repris du service, toujours aussi terrorisant, toujours
aussi grotesque. Les Cassandre, les médias de masse et les
chansonniers sont comblés. Fu Man-chu est de retour : il s’appelle
Kim Jong-il. Or cette mutation du péril jaune nuit gravement à l’image
du Sud. Elle le renvoie soixante ans en arrière, à l’époque de la
guerre civile, de la dictature et du dénuement. Il a beau s’être
transformé du tout au tout, il n’en reste pas moins aux prises avec le
Nord, comme Lilliput avec Blefuscu, la Syldavie avec la Bordurie. Aux
yeux de l’opinion occidentale, malgré ses prouesses technologiques
et son dynamisme créatif, le Sud demeure un pays en guerre. La
fascination pour le Nord accrédite en outre l’idée que la Corée serait
une énigme opaque et indéchiffrable. Pyongyang, la bande dessinée
du globe-trotter québécois Guy Delisle, qui s’est taillée un joli succès
en 2003, est typique à cet égard. Observateur caustique, artiste
précis, il ne reproduit de manière lisible aucune des inscriptions qu’il
dessine. Il lui aurait pourtant été facile d’apprendre le hangul. Il ne
semble pas y avoir songé. Sa conclusion était tirée d’avance. Le Nord
est un régime absurde où rien n’a de sens. Il n’est pas le seul à
penser de la sorte. De proche en proche, le Sud est contaminé.
Malgré la division, Nord et Sud formeraient un tout. Un peuple
malchanceux, certes, mais aussi remuant et vindicatif. Un peuple qui,
en moins d’un siècle, aura réussi à enfanter d’un bout à l’autre de sa
péninsule exiguë le communisme le plus rétrograde et le capitalisme
le plus débridé. Dans d’autres contextes, on parlerait d’hystérie. Se
polariser sur le Nord le laisse implicitement entendre : la Corée serait
folle. Que voulez-vous comprendre à un pays devenu fou ?

Tous les Coréens s’appellent Kim


Au cœur de Séoul se dresse toujours « Namsan », la montagne du
Sud, qui protégeait jadis le flanc méridional de la capitale, devenue au
fil des ans une gigantesque métropole. Avides d’espaces verts, les
Coréens viennent s’y promener le week-end pour admirer le
panorama. « Et qu’y as-tu fait ? », demande une plaisanterie éculée.
« Pas grand-chose : je me suis amusé à jeter des pierres. – J’espère
que tu n’as touché personne. – Malheureusement si et devine qui ? –
M. Kim j’imagine ? » Bien sûr, M. Kim, et pour cause : plus d’un
quart des Coréens portent ce patronyme. Sinon, ils s’appellent Lee,
Park ou Chung. Pourquoi pas ? Mais cette homonymie trouble
beaucoup les Occidentaux et contribue au cliché de la Corée
indéchiffrable. « Tous les Coréens s’appellent Kim » ne manquent
jamais de débiter sentencieusement les commentateurs sportifs. La
preuve ? Kim Yu-na, la patineuse médaillée aux Jeux olympiques de
Vancouver, Kim Tae-hee, la vedette de Iris, le dernier feuilleton à la
mode, Kim Jong-il, le président de la Corée du Nord : tous portent le
même nom. En outre, les Coréens rechignent à nous communiquer
les codes qui nous permettraient de nous en sortir. Mesurent-ils
combien cette difficulté onomastique nous les rend difficiles d’accès ?
Peut-être pas. Mais ont-ils vraiment envie que nous les comprenions
mieux ? Oui et non. Bien sûr, pour vendre et se développer, il faut
être avenant, sympathique, mondialisé. Mais une fois la journée de
travail terminée, c’est une autre histoire. Les Coréens aiment avant
tout se retrouver entre eux. Ils ne rejettent pas a priori l’étranger,
mais le barrage de la langue et des traditions rend leur intégration
difficile. Cette ambivalence fondamentale constitue un nouvel
obstacle. La Corée nous échappe en grande partie parce que ses
habitants ne souhaitent pas vraiment nous la livrer.
La péninsule constitue en effet une grande famille. « Monsieur »,
« Madame », Mademoiselle », ces passe-partout de la politesse
quotidienne, n’ont pas de véritables équivalents en coréen. À la place,
on appelle les hommes « mon oncle », les dames mariées « ma
tante » et les jeunes qui ne le sont pas encore « ma cousine ». Entre
amis, le plus jeune donne systématiquement du « grand frère » à son
aîné, ce qui, dans les traductions de films, donne lieu à d’éternels
contre-sens. Pour passer du formel à l’enjôleur, un homme glissera
progressivement du terme « ma tante » à celui de « tante
maternelle » puis à celui de « grande sœur ». Les jeunes filles, quant
à elles, appellent leur amoureux « grand frère ». La success story
coréenne n’y a rien changé, l’appartenance familiale reste
primordiale. Mais il n’y a pas que le nom qui compte. L’appartenance
au clan est également essentielle. Les Kim sont avant tout des « Kim
de Kyongju », des « Kim d’Andong », des « Kim de Kimhae » ou de
bien d’autres lieux encore. Il en est de même pour les Lee, les Park
et toutes les autres familles. Muni de cette information, un Coréen
identifie immédiatement la provenance, l’origine sociale et les
alliances de son interlocuteur. Car les clans sont parfaitement
structurés. Chacun d’eux possède son « bureau de famille », avec
quartier général dans la capitale et succursales dans le reste du
pays. On y tient à jour la généalogie familiale, souvent très ancienne,
on y assure le culte des ancêtres, on y pratique l’entraide entre
parents, même éloignés. Pour couper court au clientélisme, la loi
oblige désormais ces bureaux à cesser leurs activités à l’approche
des élections. Fortes de dizaines de milliers de membres, certaines
familles aristocratiques, comme les Kim de Kyongju, n’hésitaient pas,
jadis, à mandater l’un des leurs au Parlement pour défendre leurs
intérêts de groupe. Pour autant, l’obsession familiale dépasse
largement l’ancienne noblesse, déclassée par les bouleversements du
siècle. D’origine confucéenne, elle assigne à chacun une place,
enseigne le respect du groupe et prône l’ordre établi. Au sein de
chaque clan, chacun sait à quelle branche il appartient au sein de
chaque famille, quel rôle il doit tenir. Aux aînés la responsabilité du
culte des ancêtres et du bon équilibre familial. Cadets et puînés leur
doivent respect et allégeance. Moins impliqués, les mang-ne, les
derniers-nés, passent pour gâtés, parfois rebelles, mais plus
indépendants et plus créatifs. L’ensemble du système reposant sur
les hommes qui transmettent le nom et le sang, chaque Coréen
souhaite avoir au moins un fils. Le développement aidant, il n’est plus
question d’abandon de fillettes ni d’avortements sélectifs.
Officiellement, un père coréen qui n’aurait que des filles se déclarera
ravi. Sous le manteau, le regret persiste. Comme une adoption
interromprait la continuité familiale, on se résout parfois à la paternité
hors mariage. Pour peu qu’elles soient entérinées par le clan, les
naissances illégitimes sont acceptées. Les huit fils de Chung Ju-yung,
le fondateur du groupe Hyundai, n’ont-ils pas chacun une mère
différente ?
Dans cette Corée foncièrement familiale, la nation représente la
famille suprême, la famille de toutes les familles. Uri nara, « notre
patrie », disent couramment les Coréens pour désigner leur pays. Il
ne s’agit pas d’une patrie intellectuelle, idéale, désincarnée, mais bien
d’une nation charnelle, fraternelle, clanique. Cette nation-famille est
englobante : tous les Coréens en font partie. Mais elle n’est pas
inclusive. Nous sommes les bienvenus en Corée. Elle est enchantée
de traiter avec nous. Nous pouvons y nouer les amitiés les plus
sincères. Mais nous aurons beau faire, nous ne serons jamais
membres de la famille. Passe encore pour les jeunes filles d’origine
asiatique : elles peuvent à la rigueur transmettre le nom et le sang.
Les derniers paysans n’ont d’ailleurs plus guère le choix. Les
Coréennes rêvant toutes de devenir citadines, ils sont de plus en plus
nombreux à épouser de jeunes Vietnamiennes ou de jeunes
Philippines, trop heureuses d’émigrer vers ce pays de Cocagne
qu’est devenue la Corée. Mais les autres mariages mixtes constituent
toujours une difficulté. Une Américaine saura-t-elle inculquer à ses
enfants les devoirs à rendre aux ancêtres ? Un Européen ne
souhaitera-t-il pas un jour ou l’autre rentrer dans son pays avec son
épouse coréenne ? Ne parlons pas des autres régions du monde :
l’idée n’est pas envisageable. Nombre de GI afro-américains ont
quitté la Corée en y abandonnant une progéniture de hasard, née de
rencontres tarifées. Son sort n’est pas enviable. Considérés comme
des Coréens de second ordre, ces enfants mixtes sont voués aux
tâches les plus viles. En 2006, Hines Ward, un footballeur américain
de renom, né à Séoul d’un sergent noir et de sa compagne coréenne,
a créé un fonds d’urgence à leur intention. Mais il reste fort à faire
pour surmonter les préjugés. Les Coréens seraient-ils racistes ? Ils le
laissent à penser. Leur recherche sur le génome du « groupe socio-
ethnique coréen » surprend. Ses résultats provisoires font sourire :
les Coréens n’auraient pratiquement aucun lien de parenté avec les
Chinois et les Japonais. Voilà qui tombe à pic. On ne peut toutefois
parler ni de discrimination théorisée ni de xénophobie militante. Les
étrangers suscitent curiosité et sympathie. C’est s’allier à eux qui
pose une difficulté. Les mariages mixtes menacent la continuité
familiale et, de proche en proche, l’unité de la nation. Aujourd’hui, ce
serait plutôt cette sacralisation de la famille qui met la Corée en
danger. Au train où progresse le vieillissement, le déséquilibre est
proche. Les actifs ne seront bientôt plus assez nombreux pour
financer les retraites. Pour combler ce déficit, il faudra véritablement
ouvrir les vannes de l’immigration. Les pouvoirs publics demeurent
réticents. Les naturalisations se font au compte-gouttes. Elles
nécessitent d’avoir un certain patrimoine, de parler coréen, d’adopter
un nom de famille autochtone. Sans oser le dire, beaucoup comptent
sur la réunification pour résoudre le problème démographique. Le
Nord a su rester jeune et dynamique. Ainsi, Coréens du Nord et
Coréens du Sud resteraient en famille et tout serait plus facile.

La langue coréenne suscite le même réflexe protectionniste. Elle


possède pourtant des atouts. Proche du chinois dont elle a acclimaté
le vocabulaire, elle facilite les contacts entre la Corée et l’ensemble
du monde sinisé. Ignorant les différences de ton, dotée d’une
grammaire de structure indo-européenne, elle constitue pour les
Occidentaux la langue asiatique la plus facile à maîtriser. Son
alphabet simplifie encore les choses par rapport aux caractères
chinois et aux deux syllabaires japonais. Au lieu d’en tirer avantage,
les Coréens font la fine bouche. Le hangul, qu’ils vantent comme
l’alphabet « le plus scientifique au monde », les remplit de fierté. Mais
leur langue, elle, serait la plus difficile de toutes. Les étrangers qui se
risquent à l’apprendre ne sont pas vraiment encouragés. Financée
par une taxe sur les passeports, ressource en pleine expansion, la
Fondation de Corée soutient l’enseignement du coréen dans les
universités du monde entier. Mais les chaebols, eux, s’en gardent
bien. Par souci de mondialisation, ils ne mettent pas en avant leur
origine coréenne. Nombreux sont les clients de Samsung ou de L.G.
qui prennent ces marques pour japonaise ou américaine. Tant qu’ils y
trouvent leur intérêt, les chaebols laissent faire. En Corée, les
méthodes d’enseignement prônent les formules de politesse
alambiquées et les tournures grammaticales désuètes, comme si le
coréen de tous les jours, l’argot des rues et la langue du Net étaient
réservés aux Coréens. En 2000, la réforme de la transcription du
hangul en lettres latines a tout compliqué. Mise au point pour les
touristes américains, elle désoriente tout le monde. Désormais, les
mots ne se prononcent plus comme ils s’écrivent. Le grand port du
Sud, qui se dit « Poussanne », doit désormais se transcrire
« Busan », que les Occidentaux lisent « Buzanne ». Si tous les
panneaux indicateurs ont été modifiés pour se plier aux nouvelles
règles, les institutions établies, elles, ont conservé la transcription
antérieure. Les rencontres de cinéma organisées à « Busan »
continuent à porter le nom de « festival de Pusan ». Les millions de
Kim ont refusé de devenir des « Gim ». Plus personne ne s’y
retrouve. Les touristes se plaignent mais les Coréens n’y prêtent
guère attention. Pour communiquer avec les étrangers, n’y a-t-il pas
l’anglais ou plutôt le konglish, ce sabir rugueux, à la grammaire
baroque, mi-coréen mi-anglais, mais qui permet d’échanger les
rudiments de base ? Au fond, le coréen sert aux Coréens pour
communiquer entre eux. Il est une manifestation du génie national,
une affaire de famille et, en tant que tel, ne nous regarde pas.
La même impression prévaut en matière culturelle. En quelques
années, les plages, les montagnes et les rares sites pittoresques
épargnés par le développement économique se sont couverts
d’hôtels, de guinguettes et de boutiques de souvenirs. Les
distractions culturelles ont suivi. Les parcours fléchés, les musées
locaux et les parcs à thème ont poussé comme des champignons.
Qu’il s’agisse du kimchi, du ginseng, des gâteaux traditionnels, des
herbes médicinales, des roseaux, du poulpe, des papillons ou des
montgolfières, il n’y a pratiquement plus de bourgade qui n’organise
son festival annuel. Chaque district a voulu bâtir son village
folklorique, amusant mélange de carton-pâte, de statues façon
Madame Tussaud et de danses traditionnelles inventées la veille. Le
hallyu et l’engouement pour les dramas historiques ont renforcé la
tendance. Plus une forteresse sans relève de la garde en uniformes
royaux, plus un site historique sans figurants en costume. Même la
scénographie huilée des visites sur la DMZ, où le GI de service vous
explique sentencieusement qu’un « sniper » nord-coréen vous a
certainement dans sa ligne de mire, ressemble à une reconstitution
théâtrale de la guerre froide. Le tourisme de masse, la nécessité
d’encadrer les loisirs et le souci d’apparaître comme un pays
sympathique et accueillant expliquent ce folklore généralisé. Les
Coréens sont-ils dupes pour autant ? Depuis une dizaine d’années,
des rencontres de cinéma, des biennales d’art contemporain, des
expositions d’envergure se sont développées en contrepoint pour
répondre aux exigences de qualité internationales. Les plus grands
architectes ont été recrutés pour doter le pays de musées futuristes.
Le président Lee, P-DG du groupe Samsung, a même chargé Jean
Nouvel d’abriter ses collections personnelles dans un musée privé
qu’en toute modestie il a baptisé le « Lee-um ». Une fois encore, ce
dynamisme paraît bien volontariste. Le pays cherche manifestement
à tenir son rang en sacrifiant aux standards culturels internationaux.
Pourtant, ces bons élèves ont aussi d’autres élans, d’autres
aspirations, d’autres références : une fascination pour la violence, un
goût pour la dérision, une attirance pour le fantastique. Ils rechignent
cependant à avouer ce côté cancre. Sur scène, le pays est policé,
raffiné, bon enfant. La coulisse n’est pas notre affaire.
Le sentiment national coréen laisse une impression similaire. En
public, les Coréens aiment à se poser en victimes. L’histoire ne leur
donne pas tort. Leur pays a été régulièrement ravagé par la guerre.
e e e
Les Mongols au XIII siècle, les Japonais au XVI , les Chinois au XVII ,
e
les Japonais à nouveau au XX ont envahi et occupé la péninsule.
Aujourd’hui encore, elle souffre des derniers soubresauts de la guerre
froide. Faire reconnaître ce statut de victime et obtenir les
compensations qui lui sont dues obsède la diplomatie coréenne, au
Sud comme au Nord. Cette victimologie se prolonge en interne. Le
Coréen est un loup pour le Coréen. La guerre de Corée, que nous
prenons pour le premier acte de la guerre froide, fut aussi une
épouvantable guerre civile, une succession de règlements de compte
et de vendettas sanglantes. Après trente années de dictature brutale,
la démocratie déçoit à son tour. Les chaebols continuent à exploiter
leurs salariés sans vergogne. La police est sans pitié pour les
manifestants. La course au profit laisse trop de malchanceux sur le
bord du chemin. Mais à ce destin de victime côté cour correspond un
inflexible désir de revanche côté jardin. Maintenant qu’elle en a les
moyens, la Corée n’entend plus céder sur rien. Les contentieux
abondent avec le Japon. Le plus dramatique concerne les « femmes
de réconfort ». Pendant la guerre, des milliers de jeunes Coréennes
ont été recrutées de force comme esclaves sexuelles de l’armée
japonaise. Tokyo se refuse avec morgue à prendre ce drame en
considération. Séoul ne le supporte pas. D’autres litiges existent avec
Pékin et Washington. Même la France est impliquée. Des archives
royales coréennes ont été saisies en 1866 lors d’un raid militaire.
Elles se trouvent aujourd’hui à la Bibliothèque François-Mitterrand.
Depuis une vingtaine d’années, Séoul en réclame la restitution, qui
bute sur un problème de droit international. Pour les Coréens, cette
demande est vitale. Tous les compromis sont rejetés : la France doit
céder. Au sommet du G20 qui s’est tenu à Séoul en novembre 2010,
le président Sarkozy a proposé le retour des archives en Corée sous
la forme d’un prêt perpétuel. Quand il aura lieu, les Coréens
estimeront avoir remporté une grande victoire nationale. Leur souci
de revanche verse souvent dans l’exaltation. Sans atteindre l’hystérie
nationaliste qui a cours au Nord, le Sud est ardemment patriote.
L’hymne national, le salut au drapeau, le culte des héros ponctuent la
vie quotidienne. La littérature populaire, le cinéma, les jeux vidéo
n’hésitent pas à flatter cette fierté dans le sens du poil. Le Net laisse
libre cours à tous les excès. On y préconise d’annexer la
Mandchourie, de coloniser le Japon. Plus exalté que d’autres, un
certain « John Tito », parfaitement coréen au demeurant, fait circuler
depuis octobre 2010 une carte de l’Asie en 2036, dominée par la
Corée réunifiée qui s’étendrait de Vladivostok à Hô Chi Minh-Ville.
Ces fanfaronnades n’engagent évidemment pas la nation tout entière.
La plupart des Coréens rêvent sincèrement de vivre en paix dans
leurs frontières naturelles retrouvées. Cela ne fait pas d’eux des
brebis inoffensives. Ils peinent de plus en plus à dissimuler leur
agressivité commerciale. Pourquoi s’en tiendrait-elle au domaine
économique ? Les Coréens, victimes de l’histoire ? Sans doute. Mais
ce sont aussi des battants.
Nos préjugés dominent
Depuis une dizaine d’années, le cinéma d’auteur coréen séduit les
cinéphiles parisiens touchés par sa fraîcheur, sa beauté et sa densité
dramatique. Une grande rétrospective a été organisée à l’été 2006.
Une affiche digne des grosses productions américaines fut réalisée
pour l’occasion et placardée dans le métro. On y voyait un jeune
homme blond assis dans la position du lotus, à l’entrée d’un temple
bouddhiste, méditer en contemplant un horizon de montagnes perçant
dans la brume du matin. L’effet était assez réussi. L’image n’avait
pourtant rien à voir avec la Corée réelle. Certes, de beaux temples
peuvent s’y visiter. Malgré pylônes électriques, autoroutes à six voies
et entrepôts industriels, certains d’entre eux offrent encore
d’intéressantes perspectives. Mais que représentent-ils encore dans
ce pays de mégalopoles hyperactives où le béton et l’Internet sont
rois ? Quant au cinéma coréen, même s’il arrive à ses films les plus
exigeants d’être introspectifs et nostalgiques, il est à cent lieues de
l’utopie new age. Qu’importe ? L’objectif ne consistait pas à attirer les
foules mais à conforter les aficionados dans leur vision rêvée d’une
Corée exotique et zen. Car il est une Corée qui l’emporte toujours sur
la Corée réelle, qui nous retient d’en découvrir la complexité, qui nous
empêche d’en apprécier les contradictions : c’est la Corée imaginaire
que nous portons en nous, celle de nos préoccupations et de nos
préjugés. On sait depuis longtemps le rôle que joue « l’Amérique
dans les têtes », notre fascination, nos préjugés, nos bouffées
d’antipathie dans les relations que nous entretenons avec les États-
Unis. Il en est de même pour la Corée. De même que les paravents
chinois et japonais filtrent nos perceptions, que le Nord accapare
notre attention et que le Sud lui-même avance masqué, cette « Corée
dans les têtes » s’avère lointaine, cotonneuse et floue. Elle n’en
suscite pas moins en nous un écho que nous ne nous lassons pas
d’écouter.
Cette Corée imaginaire est avant tout exotique. Subtil amalgame
d’estampes japonaises, de porcelaines chinoises et de paysages de
rizières, elle satisfait à tous les clichés de l’Asie éternelle. Aucun
guide, aucun beau livre, aucun documentaire télévisé n’y échappe.
L’office du tourisme coréen en a fait sa spécialité. Puisque les
touristes rêvent d’une contrée exotique, il ne faut pas les décevoir.
Dans cette Corée-là, les toits sont toujours biscornus, les paysans
forcément courbés sur leur lopin de terre tandis qu’à l’horizon
volettent des hérons en maraude. Les enfants, en uniforme d’écolier,
sourient, émerveillés, face à l’objectif de l’homme blanc. Teint de
pêche et dents d’ivoire, les jeunes filles, en habit de cérémonie
multicolore, s’inclinent respectueusement. Les dames âgées
concoctent des plats délicats et bizarres et répètent des pas de
danse ancestraux en jouant de leurs éventails. Pour les Américains
que fascinent les arts martiaux, les jeunes excellent au taekwondo, ce
kung-fu coréen, opportunément mis au point en 1955. Dans cette
Corée hors du temps, tout n’est que calme, harmonie et traditions
millénaires. Mais l’Asie des magazines et des clubs de vacances est
également grouillante et surpeuplée. La Corée n’échappe pas
davantage à cette image d’Épinal. À Séoul, le métro ne connaîtrait
que des heures de pointe et les embouteillages seraient incessants.
À Haeundae, la grande plage de Busan, il n’y aurait jamais moins d’un
million de baigneurs. Au marché de Namdaemun, l’immense rendez-
vous populaire de la capitale, il faudrait en permanence faire le coup
de poing pour arracher le moindre article. Aucune de ces généralités
n’est foncièrement truquée. Pittoresque et promiscuité coexistent
encore dans la Corée d’aujourd’hui. Mais ces clichés flattent tant nos
idées reçues qu’ils finissent par sonner faux. À trop vouloir incarner
nos rêves, les filtres exotiques se transforment en œillères.
À cet exotisme béat répond en contrepoint un exotisme négatif. La
Corée incarne alors le péril jaune. Ses métropoles seraient
inhumaines et les apateu, ces immenses barres d’immeubles qui ont
poussé un peu partout, des « HLM » concentrationnaires et
invivables. Peu importe que les Coréens les plébiscitent, ils ne
peuvent être qu’aliénés. La tristesse d’un tel cadre de vie, la durée
des trajets quotidiens, le stress de ses cités tentaculaires seraient à
l’origine d’un bien triste record : celui des suicides. À moins qu’il ne
résulte de l’inexorable compétition universitaire qui torture tous les
jeunes, les contraint à porter des lunettes dès le berceau et les
transforme en moutons conformistes. D’ailleurs, les Coréens ne
s’aiment pas. Séoul serait la capitale mondiale de la chirurgie
esthétique. Dès qu’elles en ont les moyens, les jeunes filles feraient
rectifier leurs paupières afin de ressembler aux Occidentales. La
beauté, c’est bien connu, ne saurait être bridée. Le pays serait en
outre sans vergogne. Ni le pillage ni la contrefaçon ne le rebutent.
Pour répondre au goût des Coréennes pour la maroquinerie de luxe,
le pays aurait mis sur pied une véritable industrie de la contrefaçon.
La prospérité a pourtant inversé la donne. Le pays respecte
désormais les copyrights et dénonce les copies fabriquées en Chine.
Mais sa réputation de faussaire perdure. Les automobiles Hyundai,
les portables Samsung, les jeux vidéo ne seraient que des imitations
sophistiquées. L’affaire Hwang Woo-sok conforte ce préjugé. En
2004, ce biologiste de l’université nationale de Séoul déclare avoir
réussi à cloner un embryon humain. Compte tenu du potentiel
thérapeutique que représentent les cellules-souches, l’espoir suscité
est immense. Le monde scientifique s’enthousiasme, on parle de prix
Nobel. Fin 2005, une commission d’enquête révèle qu’il s’agissait
d’une escroquerie. Si, dans leur majorité, les Coréens sont anéantis,
certains défendent Hwang bec et ongles. On le dit victime d’un
complot. Ses résultats seraient un « faux patriotique », comme on
disait au temps de l’affaire Dreyfus. On découvre même que des
hauts fonctionnaires auraient tenté de dissimuler la fraude à la
communauté scientifique. La preuve n’est-elle pas flagrante ? Les
Coréens seraient par nature des tricheurs.
Cet exotisme ambivalent joue clairement dans le domaine religieux.
La Corée passe à l’étranger pour une terre de croyances.
Chamanisme, bouddhisme, confucianisme et christianisme s’y sont
développés et mutuellement influencés, conférant à la péninsule une
aura spirituelle unique en son genre. Tout serait en lien avec l’au-delà.
La vie quotidienne où, pour se préparer à un examen, choisir un
fiancé ou réussir un investissement, on va consulter une chamane,
payée fort cher, ou faire une offrande au temple. La vie familiale est
rythmée par le culte des ancêtres et les cérémonies qui
accompagnent les naissances, les mariages et les deuils. La vie
politique où les branches du bouddhisme et du christianisme jouent
depuis longtemps un jeu subtil et dangereux avec l’idéologie, les
partis et les syndicats. Depuis une vingtaine d’années, cette
fragrance surnaturelle attire les nouveaux mystiques. La Corée est
discrètement devenue new age. Les tour- opérateurs proposent d’y
faire la tournée des temples et de s’y ressourcer par la méditation et
le végétalisme. Le kut, cette étrange cérémonie où les chamanes
entrent en contact avec les esprits, a désormais lieu à heure fixe,
entre la visite du musée et la soirée folklorique. On s’extasie sur la
portée philosophique du drapeau coréen, un cercle rouge et bleu sur
fond blanc, qui symboliserait l’équilibre entre le bien et le mal, le
positif et le négatif, le célébrissime yin, qui porte en Corée le petit
nom de eum, et son inséparable yang. Après Tintin au Tibet, « Tintin
en Corée ». Mais comme toujours au « pays du matin calme »,
l’excès menace. La Corée « zen » serait aussi un maelström sectaire,
un des principaux fronts de l’activisme protestant. Chaque quartier,
chaque village, chaque rue abriterait son temple, arborant fièrement
une croix rouge en néon. Les plus activistes ont proliféré. Au cœur de
Séoul, l’Église du Plein Évangile compte un million d’adeptes qui se
réunissent des heures durant pour prier, chanter et s’adonner à
l’extase collective. Certains ont dérivé en véritables chaebols
religieux. C’est le cas de l’Église de l’Unification, plus connue sous le
nom de secte Moon, fameuse pour ses mariages collectifs, son
télévangélisme militant et les déboires fiscaux de son fondateur, le
révérend Moon Sung-myun. À bientôt 91 ans, il vit aux États-Unis où il
a émigré depuis 1972 et dirige son Église comme une entreprise
planétaire. Il n’a pas échappé aux spécialistes qu’avant guerre,
Pyongyang passait pour la « Jérusalem de l’Est », tant le
protestantisme y était vivace. Son hystérie communiste dériverait-elle
du fanatisme religieux ? La filiation reste à prouver, mais l’hypothèse
est tentante.
En fait, les Coréens semblent bien moins préoccupés par les
questions mystiques qu’on a tendance le croire. Une sourde hostilité
aux excès militants des protestants extrémistes, compromis avec le
conservatisme le plus étroit, commence même à se développer. Car
la religion en Corée s’apparente davantage à une stratégie qu’à une
conviction profondément ancrée. On en change souvent au gré de
ses besoins. Tel homme d’affaires trouve opportun d’embrasser la foi
de ses clients. Telle épouse se déclare protestante pour se dérober
aux rites familiaux qui lui pèsent. Tel étudiant se rend à l’église pour
séduire la jolie catholique qu’il croise tous les dimanches. Or si la
Corée est effectivement le premier pays chrétien d’Asie et celui où se
trouve le plus de lieux de culte rapporté à la population, elle compte
aussi le plus grand nombre d’athées déclarés. Ils seraient, selon les
sources, entre 50 et 60 %, ce qui est bien supérieur aux États-Unis
ou à l’Europe, où ce taux tourne autour de 15 %. Interrogés à propos
de leur foi, les hommes mariés ont tendance à renvoyer à leur
épouse et les jeunes à leurs grands-parents. Officiellement, les
grandes universités coréennes sont protestantes ou catholiques, mais
puisqu’aucune affiliation confessionnelle n’est demandée, les
étudiants n’en ont cure. Leurs dramas favoris ne traitent d’ailleurs
jamais de questions religieuses. En fait, volontiers superstitieux,
mystiques si leur situation les y incite, les Coréens se montrent le
plus souvent pratiques. Bons vivants, portés sur la bouteille, aimant
par-dessus tout rire, chanter et compter fleurette, on les a
surnommés les « Italiens de l’Asie ». Ils semblent assumer cette
nature latine sans préoccupation morale excessive. La réussite,
l’épanouissement personnel, l’humour l’emportent sur la
métaphysique. Mais cette Corée-là, terre à terre et sensuelle,
truculente et boute-en-train, on nous en parle peu et nous la
soupçonnons à peine. Ni « zen » ni mystique, elle ne cadre pas avec
la Corée dont nous rêvons.

Enfin, le pays passe également à la moulinette idéologique. La


guerre froide demeure la grille de lecture dominante. Pour la droite
libérale, le Sud incarne la liberté, la démocratie et la libre entreprise.
Trois décennies de dictature, le mouvement pour la démocratie, la
présence militaire américaine et les abus des chaebols passent par
pertes et profits. Malgré la chute du mur de Berlin, l’essentiel
consiste à dénoncer l’horreur collectiviste et à stigmatiser le
communisme. À gauche, les positions ont évolué. Au sortir de la
guerre, la sympathie des intellectuels et des artistes engagés allait à
Pyongyang. Pablo Picasso a peint en 1951 un Massacre en Corée
qui faisait écho à son Guernica. États-Unis et fascisme y étaient
nettement associés. Depuis, le Nord a cessé d’être fréquentable et le
Sud s’est démocratisé. Le clivage s’est donc reporté sur la « politique
du rayon de soleil » et sur l’altermondialisme. Ses partisans seraient
progressistes, ses opposants conservateurs. Peu importe si les
critères idéologiques s’avèrent peu significatifs au Sud où le modèle
libéral fait l’unanimité et où l’ancrage géographique et clanique
demeure prépondérant. Peu importe si la monarchie oligarchique et
militariste du Nord, convertie à l’économie de marché, n’a plus de
communiste que le nom. La politique intérieure continue à être
évaluée en fonction de critères extérieurs. Car il en est de la Corée
imaginaire comme d’une auberge espagnole. On y trouve ce qu’on y
amène : de l’exotisme à revendre pour les uns, un mysticisme
exubérant pour les autres ou un terrain de jeu pour les nostalgiques
de la guerre froide. Accueillants, polis et bon vendeurs, les Coréens
flattent nos partis pris et nous y encouragent. Mais ils ne les
partagent pas.
DEMAIN SERA CORÉEN

Dans son pamphlet publié en janvier 1789 à la veille de la


convocation des états généraux, l’abbé Sieyès lançait sa fameuse
formule : « Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à
présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir
quelque chose. » On pourrait s’en inspirer pour la Corée : « Qu’est ce
que la Corée ? Beaucoup. Qu’a-t-elle été jusqu’à présent dans l’ordre
des nations ? Peu de chose. Que demande-t-elle ? À y être
reconnue. »
Aucun pays n’arbore un tel bilan. Partie pratiquement de zéro, la
Corée du Sud s’est transformée en un demi-siècle en géant
économique, en démocratie militante, en Mecque numérique et en
pôle culturel. Les raisons d’un tel succès ? Une soif de revanche
partagée par l’ensemble de sa population, un dynamisme sans
relâche, un désir de formation obsessionnel, une curiosité
constamment à l’affût, un sens de l’adaptation permanente : en
somme, tout ce dont a besoin une société pour aller de l’avant,
croître et embellir.
Le plus étonnant est que la Corée accumule également les
handicaps. Exigu et amputé, son territoire ne dispose d’aucune
ressource propre et doit, jour après jour, faire face à la menace
désormais nucléaire du Nord en hébergeant un contingent militaire
américain sur son sol. La collusion État-chaebols favorise la
corruption et détériore le climat social, de plus en plus tendu. La
course à la croissance désagrège les comportements traditionnels, à
commencer par la fécondité, et encourage les déviances : addiction
aux nouvelles technologies, fuite vers les espaces virtuels,
individualisme forcené, fanatisme.
Mais même s’ils hypothèquent lourdement l’avenir du pays, qui aura
à terme à gérer réunification et retournement démographique, ces
handicaps ne sont pas encore parvenus à gripper la machine
coréenne. Ils semblent même avoir suscité davantage d’émulation
que de blocages. Comme s’il s’agissait de défis supplémentaires, les
Coréens y ont répondu et continuent à y faire face avec lucidité, avec
pragmatisme et même avec humour en opposant la transparence
démocratique aux excès des chaebols, en encourageant l’innovation
scientifique et en incitant à la créativité culturelle pour se donner
d’autres motivations que les prouesses industrielles et techniques ou
la lutte contre le régime de Pyongyang.
La Corée s’est ainsi transformée en un étonnant laboratoire de
notre modernité, n’hésitant pas à aborder frontalement des questions
aussi vitales que les effets de la mondialisation sur le développement
national ou l’impact de la culture numérique sur l’équilibre politique et
social. S’il n’a pas de solutions définitives ou directement
transposables au reste du monde, le pays, porté par son dynamisme
et ses performances pionnières, n’en pose pas moins les termes du
débat et multiplie les innovations. Cyber-éducation et alternative
culturelle, croissance socialement et écologiquement durable,
migrations et équilibre politique : sur tous ces fronts la Corée figure
désormais comme un acteur de premier plan.
Néanmoins, la Corée demeure mal connue. En Asie, le Japon, la
Chine et l’Inde captent toute l’attention, laissant le pays à l’arrière-
plan, le cantonnant dans son rôle de bastion américanisé et
ultralibéral. Elle a beau se préparer à un choc politique majeur dont
dépendra largement l’équilibre de la région et l’ancrage de la
démocratie en Asie, elle a beau s’être spécialisée dans les industries
de la connaissance, moteurs de la croissance de demain, elle a beau
produire de plus en plus de diplômés, de brevets et d’artistes de
talent, on ne s’y intéresse encore que sur le mode mineur,
anecdotique et exotique. Au gré des circonstances, on n’y voit encore
que « le pays du matin calme » ou un cratère de tous les excès,
capitalistes et numériques, attendant l’éruption du volcan nord-
coréen.
La success story coréenne dure pourtant depuis trop longtemps,
revêt trop d’enjeux, suscite trop de questions pour qu’on continue à
s’en tenir à une vision traditionnelle et simpliste. La Corée demeure
certes un des « dragons » asiatiques à la réussite économique
insolente, mais a largement dépassé ce stade. La « machine à
exporter » est également devenue un forum démocratique et
alternatif, un maelström numérique et robotique, un kaléidoscope
audiovisuel et sportif. Malgré leurs ambitions affichées, leur potentiel
mirobolant et leur supériorité quantitative, la Chine et l’Inde ne sont
pas qualitativement plus avancées. Le Japon et les États-Unis, qui
s’en sont rendu compte, observent leur voisine et alliée avec
étonnement et gourmandise. Les pays touchés par le hallyu
également. C’est au tour de l’Europe et de la France d’en prendre la
mesure. Demain sera coréen. Il est temps de nous y préparer.
CARTES
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

e
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e
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Sites sur la Corée du Sud

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lacoree.fr
france-coree.net
korea.net
amitiefrancecoree.org
racinescoreennes.org/france
hallyu.skyrock.com
INDEX DES NOMS DE PERSONNES

A
AHN JUNG-HWAN, 117
ALTMAN, Robert, 169
ATTALI, Jacques, 73

B
BAE Y ONG-JUN, 94, 117, 119
BAN KI-MOON, 16, 140, 160
BARDOT, Brigitte, 161
BONG JOON-HO, 98
BRÉDIER, Sophie, 161
BUSH, Georges W., 143

C
CALIGULA, empereur romain, 101
CAMUS, Renaud, 160
CHANG DONG-GUN, 98, 110
CHANG JA-YUN, 107
CHANG SEA-JIN, 87
CHEUNG, Maggie, 111
CHIRAC, Jacques, 166
CHOI HO-CHEOL, 96
CHOO SHIN-SOO, 121
CHUN DOO-HWAN, 20
CHUNG DONG-YOUNG, 119
CHUNG JU-YUNG, 32, 37, 44, 133, 134, 175
CHUNG MONG-JOON, 77
CHUNG MYUNG-WHUN, 104
CLAUDEL, Paul, 166
CLINTON, Bill, 140
CRESSON, Édith, 44
CUMINGS, Bruce, 163

D
DÉAT, Marcel, 150
DELISLE, Guy, 171
DELISSEN, Alain, 163
DELON, Alain, 117
DUBOIS, Jean-Paul, 47

H
HAN MYUNG-SOOK, 106
HATOYMA MIYUKI, 119
HONG KIL-TONG, 105
HWANG WOO-SOK, 184
HWAN SOK-YONG, 105, 113, 148, 163
HWANUNG, 165

I
IM KWON-TAEK, 109
IM SANG-SOO, 28, 108

J
JANG SUN-WOO, 91, 124
JEON TAE-IL, 45, 96
JOHNSON, Ben, 121

K
KANG JE-GYU, 97
KIM, André, 123
KIM ALDJI, 165
KIM DAE-JUNG, 15, 16, 20, 39, 66, 77, 79, 97, 139, 148, 156, 163
KIM, Daniel-Dae, 163
KIM IL-SUNG, 20, 97, 119, 138, 153, 157, 167, 170
KIM JONG-IL, 21, 128, 139, 149, 151, 171, 172
KIM JONG-CHEOL, 16
KIM JONG-NAM, 16
KIM JONG-UN, 16, 119, 128, 150, 171
KIM SHIN-DONG, 76
KIM TAE-HEE, 172
KIM WOO-CHOONG, 49
KIM Y OUNG-HA, 124
KIM Y OUNG-SAM, 20
KIM Y U-NA, 172
KOO BON-MOO, 36
KOO IN-HO, 33
KO UN, 113
KUROSAWA AKIRA, 102
KWON SANG-WOO, 117

L
LAUGHLIN, Robert, 58
LEE BYUNG-HUN, 110, 117, 154
LEE CHANG-DONG, 105, 109, 114, 160
LEE CHUN-HEE, 145
LEE KUN-HEE, 36, 87, 128, 179
LEE HOI-CHANG, 77
LEE HYUN-SE, 42
LEE JUN-IK, 101
LEE MYUNG-BAK, 21, 41, 77, 115, 119, 140, 148, 157
LEE SANG-BONG, 123
LIM Y O-HWAN, 82
LISZT, Franz, 82

M
MAURIAC, François, 132
MESSIAEN, Olivier, 104
MOON SUNG-MYUN, 186

N
NOTHOMB, Amélie, 74
NOUVEL, Jean, 179

O
OBAMA, Barack, 13, 52, 77, 140, 160
OH SEO-HOON, 119

P
PAIK KUN-WOO, 115
PAIK NAM-JUNE, 91
PARK CHANG-WOOK, 88
PARK CHUNG-HEE, 20, 26, 29, 38, 43, 49, 106, 108, 148, 157, 169
PARK GEUN-HYE, 106, 108
PARK JI-SUNG, 121
PARK TAE-HWAN, 121
« PI », pseudonyme de JUNG JI-HOON, 95, 105, 110, 118
PERRAULT, Dominique, 58
PICASSO, Pablo, 187
POLO, Marco, 166
PROGLIO, Henri, 48

R
ROH MOO-HYUN, 21, 77, 81, 106, 139, 146, 148
ROH TAE-WOO, 20, 38

S
SARKOZY, Nicolas, 180
SEGALEN, Victor, 166
SEJONG, roi, 19, 68, 69, 70, 101
SEONGJONG, roi, 101
SHIN KYONG-SUK, 105
SIÈYES, abbé, 189
SEVERANCE, pasteur, 56
SON KI-CHONG, 120
SUNG SEUNG-HEON, 111
SYNGMAN RHEE, 20

T
TANGUN, 17, 75, 128, 165

W
WANES, Hines, 175
WON BIN, 98, 118

Y
Y AN, Jerry, 111
Y ANG IK-JOON, 108
Y EONSAN, roi, 101, 103, 104
Y U HA, 108
Y I MUN-YOL, 52, 163
Y OON JEONG-HYE, 115
Y OUNG, pasteur, 56

Z
ZUCKERBERG, Mark, 64
DU MÊME AUTEUR

La Relique impériale, Hatier, 1990.


Meurtre rue Montmartre, Hatier, 1992.
Belgique, Nederland, Luxembourg, Belin, 1994.
La Reine Astrid. Histoire d’un mythe, 1905-1935, Critérion, 1995.
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