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L'Homme et la société

Marxisme et fonctionnalisme
Ivan Kuvavic

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Kuvavic Ivan. Marxisme et fonctionnalisme. In: L'Homme et la société, N. 23, 1972. Sociologie critique et critique de la
sociologie. pp. 95-109.

doi : 10.3406/homso.1972.1487

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_23_1_1487

Document généré le 25/09/2015


marxisme et fonctionnalisme

IVAN KUVAVIC

les problèmes
favorisant
susceptibles Le
d'être
développement
leappliquées
perfectionnement
méthodologiques
avec
de la
succès
sociologie
au
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centre
maintes
sociologie.
en
destant
méthodes
préoccupations
que science
et techniques
des
empkique
sociologues,
situe

Cependant, U s'avère rapidement que la connaissance des techniques et


méthodes de recherche, si elle est nécessake, est insuffisante pour développer
la sociologie en tant que science. Les recherches qui consistent à décrire des
faits ou à établk empkiquement une régularité sans liaison avec des lois plus
fondamentales, ne sont pas scientifiquement probantes. Autrement dit, des
techniques et des méthodes déterminées ne peuvent aboutk à des résultats
scientifiques valables que lorsque leur application est intégrée dans une
théorie générale ; d'où les propos fréquents parmi les sociologues sur la
nécessité d'élaborer des schemes, des concepts et des modèles qui pourraient
servk de cadre théorique plus général pour les recherches empiriques.
Dans la mesure où ce problème nous concerne incontestablement, la
question principale qui se pose est de savok si le marxisme offre un cadre
théorique adéquat pour des recherches empkiques. D'emblée, des
comparaisons s'établissent avec les théories non marxistes qui prétendent, elles aussi,
servk de cadre aux recherches. Chaque théorie, dans son développement, se
situe nécessairement en relation avec les autres théories et conceptions. De
plus, on ne doit pas perdre de vue le fait qu'à l'époque où la sociologie
connaissait un développement intensif dans les pays occidentaux, le marxisme
passait par une phase dogmatique plus ou moins généralisée ; ce qui explique
notamment pourquoi le problème de la confrontation du marxisme avec les
autres conceptions du point de vue de la recherche empirique fut avant tout
posé par les auteurs occidentaux.
96 IVAN KUVAVIC

Le marxisme est le plus souvent opposé au fonctionnalisme. Nombreux


sont ceux qui considèrent que le fonctionnalisme offre à l'analyse de la
société un cadre théorique plus convenable que ne le fait le marxisme, citant
à titre de preuve le nombre des travaux empkiques publiés. Ce point de vue
est particulièrement répandu parmi les sociologues américains
contemporains (1).
Sans encore aborder le problème de ce point de vue, on peut
immédiatement constater que les auteurs qui comparent le marxisme avec le
fonctionnalisme ne sont pas suffisamment méthodiques et précis. Dans la plupart des
cas, cette comparaison ne se fonde pas sur une base logique et univoque : en
effet, les auteurs en question ne distinguent pas assez nettement la théorie et
les méthodes. Merton évite jusqu'à un certain point cette confusion, en
procédant à ladite comparaison principalement et presque exclusivement au
niveau de la méthode (in Social Theory and Social Structure. Glencoe, III,
1957), mais, lui non plus, n'établit pas une nette différence entre la théorie
et la méthode chez Marx.
Nos discussions sur ce problème abondant également en erreurs et en
imprécisions, un débat marxiste s'impose ; débat qu'il faudrait mener de
manière à éliminer progressivement les lacunes mentionnées et à dégager une
perspective quelque peu plus claire quant à l'adéquation des cadres théoriques
à certaines recherches, quant à l'adéquation et à la confrontation des
méthodes particulières qu'exige la recherche.
Outre le projet d'expliciter les hypothèses admises dans la discussion de
ce problème, j'ai l'intention de démontrer que la prise de positions extrêmes
n'est pas dans ce cas justifiée. Autrement dit, je pars du principe que le point
de vue selon lequel le fonctionnalisme est le cadre théorique le plus adéquat
pour des recherches sociologiques est aussi inexact que le point de vue selon
lequel le fonctionnalisme ne se prête pas du tout à l'étude de la société.
Mais, en vue de cette démonstration, il est nécessaire de considérer
le problème à deux niveaux distincts : au premier niveau, le marxisme et le
fonctionnalisme sont confrontés en tant que deux théories différentes ; au
second niveau en tant que deux méthodes différentes. Autrement dit, nous
établirons une différence entre le fonctionnalisme et l'analyse fonctionnelle. Il
peut nous être objecté que la spécificité de la méthode est conditionnée en
grande partie par le caractère de la théorie même, or, nous dissocions la
théorie et la méthode pour des raisons analytiques, en vue précisément
d'éviter l'erreur mentionnée ci-dessus.

(1) Cette confrontation globale part généralement de l'hypothèse selon laquelle il existe une
conception marxiste monolithique qu'on compare ensuite avec la conception plus ou moins officielle
du fonctionnalisme. Mais cela ne correspond pas à la réalité, puisqu'il existe diverses interprétations du
marxisme comme du fonctionnalisme. Dans la réalité concrète, l'affirmation de l'authenticité de tel ou
tel marxisme a toujours un caractère idéologique, illusoire. Le marxisme, en tant que tel, est une
abstraction : il se concrétise sous diverses formes, par la médiation de la conscience des invididus et des
groupes humains particuliers.
MARXISME ET FONCTIONNALISME 97

En comparant le fonctionnalisme et le marxisme au niveau de la théorie,


je pars des remarques de V. Milic, exposées à la fin de son ouvrage « La
théorie de l'aliénation et la sociologie contemporaine » (in Socijalizam i
humanizam, II, Naprijed 1963), dans lequel l'auteur formule dans des termes
concis les thèses essentielles dont on doit tenk compte quand on traite de ce
problème.
Si la relation homme/société est l'objet de l'étude sociologique, le
fonctionnalisme est alors à l'opposé de la théorie marxienne de l'aliénation.
Tandis que Marx part de l'homme, le fonctionnalisme part du système. D'un
côté, le fonctionnement efficace du système ; de l'autre côté, le plein
épanouissement de la personne humaine. Le fonctionnalisme part du concret
et s'en contente ; le marxisme critique le concret au nom du vktuel, le
présent au nom de l'avenk. Le marxisme assure ainsi une approche
philosophique dans le cadre de la sociologie. En effet, une philosophie véritable
place toujours le rituel avant le réel et, de ce fait, crée une plate-forme pour
un dépassement critique ininterrompu. Cependant, l'analyse ne perd
nullement son caractère sociologique concret, puisqu'on pose la question de savok
dans quelle mesure les conditions sociales existantes empêchent ou non le
développement des capacités réelles de l'homme, la réalisation de sa
potentialité. A la base de la recherche, on pose un idéal, idéal qui doit être saisi non
pas comme une norme donnée une fois pour toutes, mais comme un postulat
heuristique.
Qu'U s'agit réellement de deux approches diamétralement opposées dans
l'étude des réalités sociales, on peut le prouver sur l'exemple de la division du
travail. L'analyse marxienne démontre que la division du travaU constitue
précisément la base sur laquelle se fondent les différentes formes de
l'aliénation de l'homme ; d'où la nécessité de supprimer progressivement cette
division dans la société communiste, de détruke les barrières élevées entre les
individus et les métiers. De nos jours, en effet, un homme est pêcheur, un
autre chasseur, un troisième berger, un quatrième critique, etc. ; chacun est
enchaîné à une activité matérielle ou intellectuelle étroite qu'il ne peut
abandonner sans perdre ses moyens d'existence. Par contre, dans la société
communiste qui représente le plus haut degré de développement de la
technique et du contrôle social de la production, l'homme aura des
conditions telles qu'U pourra, d'après Marx, chasser le matin, pêcher l'après-midi,
fake de l'élevage le sok et de la critique après le dîner, et ne jamais devenk
ou chasseur, ou pêcheur, ou berger, ou encore critique.
Comment doit-on comprendre cette pensée de Marx exprimée dans
L'Idéologie allemande ? Est-ce une vision géniale ou une illusion juvénile que
la réalité détruit chaque jour un peu plus ? On cite souvent ce texte pour
montrer que les schémas conçus par Marx pour la société future sont de
l'utopie pure. On se réfère, comme preuve, à des données statistiques
montrant que la spécialisation s'étend non seulement à la production
matérielle, mais aussi aux autres activités humaines.

l'homme et la société n. 23 - 7
98 IVAN KUVAVIC

En premier lieu, il faut faire remarquer que cette « preuve » contient


une erreur terminologique : on y identifie la division du travail et la
spécialisation, deux concepts pourtant différents. Quand Marx parle de la
suppression de la division du travail, il n'entend pas par-là que le spécialiste
disparaîtra. En fonction des dispositions et des capacités naturelles de
l'homme, de la diversité des circonstances, etc., il y aura toujours des
hommes qui aimeront mieux faire une chose qu'une autre, qui se
spécialiseront dans telles activités plutôt que dans telles autres, etc. Ce processus de
différenciation et de diversification n'a pas de limites, ni pratiques, ni
théoriques. Quand on dit que la société communiste offre la possibilité de
supprimer la division du travail, on entend par là que disparaîtront les
conditions qui enchaînent l'homme à une activité ou à une opération
strictement déterminée. La suppression de la division sociale du travail est
une des conditions préalables du processus de désaliénation au niveau de
l'adaptation des structures sociales à la nature particulière de l'homme,
c'est-à-dire au niveau de la transformation pratique du monde.
Le fonctionnalisme, quant à lui, saisit ce problème avec un point de
départ et un point d'aboutissement totalement opposés à ceux du marxisme.
En partant du système, il ne pose pas la question de l'adaptation des
structures sociales à l'homme, mais, au contrake, il suppose l'adaptation de
l'homme aux structures sociales. Autrement dit, selon les fonctionnalistes,
non seulement les institutions, mais aussi toutes les activités humaines
s'expliquent par les fonctions qu'elles assument dans la société considérée
comme une totalité, comme un ensemble. De même que l'organisme
biologique est un système au fonctionnement duquel les différents membres et
organes participent par leurs fonctions partielles, de même les activités de
l'individu contribuent au fonctionnement total du système social. On saisit
l'homme non pas en tant que personne humaine, mais en tant que porteur
d'une fonction sociale déterminée, d'un rôle à assumer dans le cadre du
système et en fonction de la place que l'individu y occupe. Ainsi, d'après le
modèle fonctionnaliste, l'homme (la partie) est secondaire par rapport au
système (la totalité) auquel U est entièrement subordonné. Le fonctionnalisme
prend pour point de départ le système et utilise le concept de rôle social
comme catégorie centrale de sa théorie.
Par rôle, on entend l'activité que l'individu assume en fonction de la
place qu'il occupe dans la société, de sa position, soit de son statut. Ainsi, du
fait que tout homme naît dans une famille, un de ses premiers rôles est celui
de fils ; par la suite, en fonction de son statut social, il aura d'autres rôles,
d'autres ensembles de devoirs et de droits. Il sera soit ouvrier, soit directeur,
mais il pourra à la fois assumer les rôles d'ouvrier, de père, de fils, de membre
d'un club sportif, de militant syndicaliste, etc.
En tant que produit de la structure sociale, le rôle possède son existence
autonome, indépendante de l'individu qui l'assume à un moment donné. Il en
résulte notamment que l'analyse structuro-fonctionnelle est inadéquate pour
donner les raisons du changement, par exemple le changement des structures
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de manière à les adapter à l'homme. Au contraire, elle est adéquate pour


expliquer la permanence ; en particulier, elle rend compte de l'adaptation de
l'homme à une structure déterminée. Ainsi, on attend de l'individu qui joue,
par exemple, le rôle de directeur dans une entreprise capitaliste, qu'U
augmente efficacement les profits ; s'U n'y réussit pas, s'il s'adapte mal, U est
destitué et son rôle est confié à un autre individu ; les rôles ont des porteurs
interchangeables et le fonctionnement efficace du système est en quelque
sorte le principe premier.
La société détermine non seulement les rôles, mais aussi les règles selon
lesquelles ces rôles doivent être joués. Par règle, j'entends ici le critère en
vertu duquel on procède à un choix parmi les diverses possibilités de l'action,
et les diverses conduites possibles. Ainsi, la règle détermine la définition du
« bon » et du « mauvais » ouvrier, du « bon » et du « mauvais » dkecteur, du
« bon » et du « mauvais » ingénieur, etc. Cela signifie que, dans le cadre de la
théorie fonctionnaliste, on considère notamment l'éducation comme un
entraînement (training) de l'individu en vue du rôle qu'U a ou aura à
assumer ; ce qui est conforme avec le reste de la conception, puisque, en vue
du fonctionnement efficace du système, U faut de plus en plus identifier la
personne humaine avec son rôle social.
Par conséquent, le fonctionnalisme diffère du marxisme non seulement
par son point de départ, mais aussi par la finalité proposée. Tandis que
le marxisme plaide en faveur d'un changement radical des conditions sociales,
en vue d'une distinction progressive entre la personne et les rôles partiels dans
lesquels la division du travaU la cloisonne en la parcellisant, en vue du
recouvrement par l'individu de sa personnalité intégrale, le fonctionnalisme
vise à une identification encore plus totale de la personne humaine avec ses
rôles sociaux. La première théorie propose une plate-forme pour les
transformations sociales ; la seconde propose le fonctionnement parfait dans le cadre
de l'état existant ; la première met l'accent sur l'homme et prévoit la
suppression de la division du travail, la seconde accentue le rôle et mise sur le
perfectionnement de la division du travaU ; la première ne se contente pas de
la vie réelle de l'homme et des conditions concrètes dans lesquelles elle se
déroule, mais insiste sur ce qu'elle peut être dans d'autres conditions ; la
seconde se soucie avant tout de savoir si, dans chaque rôle existant, sont
instituées les récompenses et les sanctions adéquates pour ceux qui réussissent,
ou échouent.
Qu'un rôle partiel parfaitement assumé constitue en réalité un but et
non un moyen pour atteindre d'autres buts, maints représentants éminents du
fonctionnalisme le reconnaissent. Ainsi, le sociologue américain, E. V.
Schneider (2), appelle les récompenses instituées des « buts généralisés »
(generalised goals). L'homme joue le rôle d'étudiant pour pouvoir remplk
ensuite le rôle d'homme d'affakes ; le prisonnier joue son rôle pour éviter des
peines supplémentaires, etc. Outre les implications pragmatiques du rôle tel

(2) E. V. Schneider, Industrial Sociology, New York, 1957.


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que la société l'entend, l'individu peut avoir également pour motivation le


désir d'obtenk le respect et l'admiration des autres. Mais, finalement, tout se
ramène à la sécurité économique, sociale ou psychologique. Ainsi, on ne sort
pas du cercle vicieux de la réalité immédiate. Il est donc compréhensible
qu'on accorde la plus grande attention au processus de socialisation de
l'homme ; on exige de celui-ci qu'il juge en fonction de la situation effective
à un moment donné ; on lui pose des questions du genre : est-il sensé, au
nom d'un idéal, au nom de ce qui n'est qu'une possibUité, de mépriser le réel,
le palpable, l'actuel ?
Cela signifie concrètement que l'aspkation à la plénitude de l'être
humain est ramenée à la seule dimension économique. L'homme vit
exclusivement en fonction de ses besoins matériels par la médiation desquels il
s'insère réellement dans le système. Au nom du progrès, on lui demande de
renoncer à la possibilité de vivre et d'agir dans plusieurs mondes. Il entre
dans le jeu de la vie, non pas comme un être intégral, mais par le seul secteur
différencié de son action.
Ceux qui opposent une réaction romantique à cet état de choses,
oublient généralement que l'homme est un élément constitutif du système :
« en tant que partie intégrante de celui-ci, il est réduit à certains de ses aspects
(fonctions) ou apparences (unUatérales ou réifiées). Mais en même temps,
l'homme est toujours au-dessus du système et en tant qu'homme ne peut être
réduit au système. L'existence de l'homme concret s'étend jusqu'à la sphère qui
se trouve entre PirréductibiUté au système, ou sa possibilité de le surmonter, et
son insertion de fait, ou sa fonction pratique, dans le système (des conditions et
rapports historiques) » (3).
Cette contradiction a des implications sociales manifestes. Les classes
sociales qui sont liées au système défendent généralement l'état existant. Leurs
idées sont dominantes et elles imposent à tous leur système de valeurs. L'axe
central de leurs préoccupations théoriques est d'amener les hommes à voulok
faire ce qu'on attend d'eux et, si les tentatives échouent, on recherche les
moyens à appliquer pour orienter leurs comportements dans la direction
voulue. Aussi, leurs théoriciens s'occupent-ils des questions de l'unité
fonctionnelle et du contrôle social (Platon, Comte, Parsons).
Quant aux classes sociales exploitées et opprimées, intéressées à un
changement, les points de vue théoriques qui conviennent le mieux à leurs
intérêts sont ceux qui proclament que chaque société contient le germe de sa
destruction, que l'homme est un être total qu'on ne peut réduire au système
et que, partant, le fondement des changements révolutionnaires est non pas
l'automatisme des structures, mais l'homme en tant qu'être agissant. Ces
points de vue sont marxistes, et l'on voit mieux à présent combien ils
diffèrent, théoriquement et idéologiquement, de la première conception.
Celle-ci finit par être paradoxale quand, après être partie du système global,

(3) Karel Kosik, Dialectique du concret, Maspero, Paris, 1970, p. 68.


MARXISME ET FONCTIONNALISME 101

elle recommande l'étude des petits groupes qui maintiennent l'ordre


spontanément et sont des agents intégrateurs. La conception marxiste, au contraire,
part de l'homme concret et s'intéresse aux grands groupes sociaux qui entrent
en conflit avec le système dont ils menacent l'ordre et la sécurité.
Après ces quelques précisions, on comprend pourquoi le fonctionnalisme
dans ses diverses variantes, dans ses divers alliages avec d'autres conceptions,
est la théorie dominante dans la quasi-majorité des systèmes sociaux
puissants. Il s'est répandu et renforcé à mesure que se développait la société
industrielle moderne, fondée sur l'organisation universelle et, par conséquent,
sur la tendance à une réification absolue. La fonction partielle qui détermine
la place de l'individu dans la société globale est plus importante que
l'homme, simple instrument du fonctionnement et de l'extension du système.
Les motivations intérieures se développent d'après le mécanisme des rapports
entre la croissance de la production d'une part, le développement et la
satisfaction des besoins matériels de l'autre. L'homme devient fonction de ses
besoins, à la suite de quoi on le frustre de ses autres potentialités.
Dans l'ensemble, les hommes ne sont pas conscients de ces frustrations,
car ils sont plus ou moins intégrés dans la société, adaptés à leur situation.
Cependant, les hommes vivent cette situation dans la mesure où ils ne
renoncent jamais entièrement à la liberté et à la spontanéité. Les jeunes qui
ne sont pas encore entièrement intégrés aux structures sociales, pas encore
soumis à la nécessité de gagner leur vie, peuvent plus facilement prendre
conscience de ce que la beauté et la dignité humaine ont de moins en moins
de place dans le système dans lequel ils vivent. En se fondant sur leurs
expériences familiales et sociales, ils finissent par constater qu'ils doivent
eux-mêmes plus ou moins renoncer à ces valeurs s'ils désirent s'insérer
efficacement dans la vie, après avoir fait leurs études (4). C'est pourquoi les
jeunes se révoltent contre la civilisation orientée exclusivement vers la réussite
matérielle, contre la société qui accepte et approfondit la division du travail
existant.
Le centre de ce mouvement anti-fonctionnaliste est l'université dont on
exige aujourd'hui qu'elle s'insère plus étroitement dans le fonctionnement de
l'économie. A la conception humaniste de l'université, en tant que
communauté d'hommes cherchant à découvrir la vérité, on oppose aujourd'hui le
point de vue d'une université multi-disciplinaire ou multi-fonctionnelle,
conçue comme une institution qu'on subventionne pour qu'elle exécute ce
qu'on lui demande (5). C'est dans ce sens qu'il faut entendre l'expression de
plus en plus courante qui compare l'université à une « fabrique de
connaissances » {the factory of knowledge). Le développement rapide de la
technologie exige des liens plus étroits entre l'Etat, l'industrie et l'université.
L'intégration de l'université est urgente car, selon les technocrates dirigeants,
ce que les chemins de fer ont fait dans la seconde moitié du siècle dernier et

(4) Mario Savio, « The laid of History », in Revolution in Berkeley, New York, 1965.
(5) C. Kerr, « The University and Utopia », in The Daily California. 11 mai, 1967.
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l'automobile dans la première moitié de ce siècle, « l'industrie des


connaissances » peut le faire dans les temps qui viennent, c'est-à-dire qu'elle peut
être l'un des principaux instruments de la croissance économique. Les
mesures politiques prises en rapport avec la transformation de l'université ont
provoqué la division des universitaires entre ceux qui pratiquent les sciences
sociales et humaines, et ceux qui pratiquent les sciences exactes de la nature
avec leurs applications techniques. En employant et en rétribuant
généreusement d'éminents professeurs et chercheurs, dont la présence à l'université
n'est plus que de pure forme parce qu'ils sont en réalité au service des
grandes compagnies ou de l'Etat, le système industriel tend à briser
l'autonomie et l'indépendance des institutions scientifiques. Cette tendance est
surtout manifeste aux Etats-Unis où le financement des recherches
scientifiques dépend dans une large mesure des besoins de l'industrie et de l'armée.
Posé en termes théoriques, le conflit que nous venons de décrire prend
de plus en plus la forme d'une confrontation entre le fonctionnalisme et le
marxisme. Jusqu'à présent, cette confrontation portait en général sur les
relations entre pays développés et sous-développés. Actuellement, une
renaissance du marxisme se fait jour dans les pays les plus industrialisés, en
particulier au sein des mouvements étudiants. Marx, en effet, en tant que
penseur de notre époque, offre la plate-forme la plus adéquate à la critique et
au dépassement de la réalité existante dans son ensemble.
En rapport avec cette réalité, il faut également préciser que, dans la lutte
actuelle pour un monde nouveau, on distingue deux fronts, réciproquement
liés, mais différents. La victoire sur le premier de ces fronts permet de
satisfaire les besoins matériels non satisfaits pour un grand nombre
d'individus, en particulier pour les membres des classes exploitées et opprimées des
pays sous-développés. Sur l'autre front, ouvert dans les pays développés, la
lutte a pour enjeu un homme nouveau, enrichi de besoins nouveaux. Le but
final est le même, mais les objectifs immédiats et par conséquent les tactiques
diffèrent. Le fond du problème consiste dans le fait que le socialisme dans
la pratique sociale et politique a été posé et continue à être posé comme la
réalisation du premier objectif, comme la victoire sur le premier front.
Cependant, la réalité nous montre que le capitalisme résout cette tâche
efficacement dans les pays les plus développés. De ce fait, il a neutralisé, du
moins provisoirement et partiellement, son adversaire principal intérieur mais
U s'est rapidement heurté à un nouvel adversaire dont les besoins sont autres
que strictement matériels et qui refuse de se laisser intégrer dans le système
au prix d'une aliénation généralisée. Ce nouvel adversaire est surtout
constitué par les jeunes, les lycéens et les étudiants, qui s'élèvent contre une
civilisation unidimensionnelle, orientée exclusivement vers la réussite
matérielle et la consommation. Ils prouvent par leur révolte que le système a des
limites et des contradictions qu'il ne peut pas dépasser ; les individus que ce
système prépare à occuper les postes-clefs dans l'organisation sociale font
preuve d'une résistance fatale pour son existence.
MARXISME ET FONCTIONNALISME 103

La résistance est particulièrement forte face au néo-fonctionnalisme qui


sert de cadre idéologique et théorique aux tentatives de stabilisation du
système tel qu'il se perpétue, les réformes effectuées ne le modifiant pas
fondamentalement. Les jeunes radicaux sont surtout décidés à rejeter la
« théorie pluraliste des causes », qui aide notamment les partisans de l'ordre
établi à adapter leur action à la nouvelle situation, à semer la confusion dans
les rangs de ceux qui uvrent pour l'avènement de changements
fondamentaux. Cette théorie est une composante de la doctrine mécaniste de
l'équilibre dynamique, qui, dans certains cas, est suffisamment souple pour
que les conflits assurent une fonction integrative. Ceux-ci renforcent le
système, car ils donnent à la manipulation administrative des apparences de
liberté, mais encore faut-il que les protagonistes respectent les règles du jeu.
On comprend donc pourquoi, dans une société de manipulation des masses,
l'opposition progressiste qui s'en tient strictement à toutes les règles que
l'adversaire lui impose n'aboutit pas à des résultats positifs durables, et
conduit même souvent à des effets contraires à ceux qu'elle recherche. Ce
point de vue a été formulé dans des termes très précis par Herbert Marcuse,
dont l'uvre est devenue le fondement théorique de la critique du
néofonctionnalisme ; critique qui sous-tend la stratégie radicale du nouveau
mouvement.
Dans la mesure où notre thèse de départ était que la relation
homme/système est à la base de la confrontation du marxisme et du
fonctionnalisme, il ne nous est pas difficile de rejeter la mystification idéologique
selon laquelle la ligne de démarcation entre ces deux conceptions est
identique aux frontières d'Etat entre le socialisme et le capitalisme. Dans la
situation actuelle, où des systèmes puissants existent d'un côté comme de
l'autre, penser que tout le mal se trouve dans le camp opposé peut être fatal.
Cette attitude conduit au fonctionnalisme stalinien, reposant sur une organisa- «
tion puissante, où le travail parcellaire et routinier s'accompagne d'une
complète négation des libertés individuelles. L'individu est réduit à un
élément standard, interchangeable, de l'organisation, ce qui entraîne
l'anéantissement de toute la créativité humaine. Cela est possible grâce à un
sous-développement culturel et à une pénurie matérielle qui obligent la
majeure partie des individus à se dépenser presque uniquement pour que leurs
besoins matériels fondamentaux soient satisfaits, au détriment d'autres
besoins et d'autres aspirations. La situation varie selon la croissance
économique et le développement culturel. De nouveaux besoins apparaissent,
jusqu'alors latents et inhibés ; les hommes supportent moins bien qu'on les
prive de leurs libertés individuelles au nom de l'intérêt général. Partant, le
système se modifie, devient plus démocratique ; ce qui ne va pas sans heurts
et conflits entre les différents groupes sociaux, sans de puissantes résistances.
Dans aucun pays, les rapports ne sont simples, car maints facteurs extérieurs
et intérieurs les déterminent. Mais il est incontestable que les hommes au
pouvoir sont ceux qui comprennent le plus mal et acceptent le plus
difficilement le besoin d'un changement radical. Au nom d'une stabilisation
104 IVAN KUVAVIC

fonctionnelle, ces hommes rejettent la vision générale marxienne de la société.


Dans les pays socialistes, U y a conflit entre ceux qui détiennent les structures
bureaucratiques dirigeantes et ceux qui constituent les forces sociales à la
recherche de solutions nouvelles. Pour les premiers, c'est l'existence sociale
qui détermine la conscience sociale, et non l'inverse, ce qui dans leur
interprétation, signifie que les hommes sont insérés dans le système socialiste
lequel a ses lois internes. Pour les seconds, l'homme est un être agissant qui
crée et réorganise ses conditions de vie. Dans le premier cas, la liberté
équivaut à la nécessité ; dans le second la liberté n'existe pas là où U n'est
pas possible de choisk entre plusieurs solutions.
L'opposition des théories étudiées ressort nettement de tout xe qui a été
dit jusqu'ici. On comprend également pourquoi la théorie fonctionnaliste sert
de fondement à la plupart des recherches empiriques. Cependant, si
l'importance de la science vient de sa capacité de prévision, capacité qui n'est réelle
que si l'on tient compte des phénomènes de développement et de
changement, dès lors le fonctionnalisme ne peut fournk un cadre théorique à la
sociologie scientifique. Comme nous l'avons montré, le fonctionnalisme ignore
précisément ces questions.

II
Afin de vérifier le second élément de notre thèse, c'est-à-dire montrer
que le fonctionnalisme n'est pas totalement inadéquat à l'étude des
problèmes sociaux, nous devons le comparer avec le marxisme du point de vue
de la méthode.
Une confrontation au niveau de la méthode diffère essentiellement d'une
confrontation au niveau de la théorie : autant la théorie implique
nécessairement que l'on considère la finalité de la recherche et suppose donc une
orientation idéologique déterminée, autant la méthode est à cet égard
indifférente. En effet, en tant qu'instrument, la méthode est certes incluse
dans le cadre théorique et adaptée à l'objet de la recherche, mais considérée
en elle-même elle ne peut pas avok un caractère idéologique. Ainsi, l'analyse
fonctionnelle convient à l'étude de la statique sociale, tandis que la
dialectique marxiste permet de rendre compte de la dynamique sociale. Ceux qui
visent à maintenir et à renforcer l'ordre existant se servent de la première ;
.

ceux qui désirent détruke cet ordre utilisent la seconde. Mais quel que soit
celui qui l'utilise et quel que soit l'objectif recherché, un instrument demeure
toujours un instrument et ne peut rien devenir d'autre (6).
Le point le plus important de la méthode dialectique est la thèse selon
laquelle la connaissance d'un phénomène passe par la connaissance des lois de
son développement ; c'est bien ainsi que procède Marx. Pour lui, il est

(6) La mystification irrationnelle qui veut que les instruments aient un caractère idéologique,
provient des couches élémentaires de l'inconscient, et possède un caractère fonctionnel dans des
situations déterminées. Non seulement les idées, les actions et les aspirations de l'adversaire avec qui
nous luttons à mort nous répugnent, mais aussi tout ce qui est lié à lui d'une manière ou d'une autre :
comportement, langage, vêtements, etc.
MARXISME ET FONCTIONNALISME 105

essentiel de découvrir non pas les facteurs qui maintiennent un phénomène


dans un équilibre momentané, mais la loi de son développement, soit du
passage de ce phénomène d'une forme à une autre, d'un ordre de relations à
un autre. Cela signifie qu'il considère les phénomènes comme les moments
d'un développement continu. Même si son analyse est très détaillée, parfois
minutieusement précise, elle est toujours menée de manière à ce que chaque
observation particulière, aussi concrète soit elle, inclut nécessairement le
rapport au général, à ce qui produit le mouvement et en est la loi. Ainsi le
phénomène est-U toujours saisi dans une perspective globale.
Reprenant l'exemple de la division du travaU, nous constatons que Marx,
à l'issue de son analyse des conditions réelles de l'évolution du travaU dans la
société industrielle du XIXème siècle, a dégagé quelques tendances essentielles
qui commencent à se réaliser aujourd'hui. Comment expliquer cette
clairvoyance ? Je considère qu'elle est avant tout imputable à la spécificité de la
méthode. Cette méthode suppose que chaque phase de l'évolution du travail
inclut en même temps l'ancien et le nouveau système, ce qui signifie qu'un
double processus est nécessaire pour passer d'une phase ancienne à une phase
nouvelle : la destruction de l'ancien système au travers de laqueUe sont créées
les conditions pour un nouveau système. Suivant cette démarche, Marx
montre, dans le premier tome du Capital , comment la manufacture , en
décomposant mieux le procès de travail en opérations particulières distinctes,
a créé les conditions pour le développement du machinisme. Mais Marx ne
s'arrête pas là. En partant de certaines observations, U prévoit déjà à cette
époque le rôle de la machine moderne spécialisée qui permet, par la
parcellarisation du travail de l'ouvrier universel, l'emploi de machines
automatiques complexes. En tant que témoins de cette parcellarisation, nous sommes
enclins à n'en considérer que l'aspect négatif, en particulier le fait qu'elle
entraîne la destruction des métiers manuels et du savoir-faire qu'ils
supposaient. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que cette destruction est
créatrice : elle est la négation qui ouvre la voie au développement (7).
Notre saisie unilatérale, à ce sujet en particulier, résulte également de
l'influence dominante des méthodes analytiques dans toutes les sciences
empiriques. Quand un sociologue a commencé à appliquer à ses recherches
les instruments analytiques précis de la science moderne, il ne peut pas
échapper à une spécialisation de plus en plus poussée. Dans son souci de
précision, il ne conclut qu'en liaison étroite avec l'observation directe. Ainsi il
a certainement raison quand il constate que la machine élimine non
seulement le travail manuel, mais encore le remplace par le travail intellectuel.
Cependant, si l'on entend le travail intellectuel dans sa véritable signification,
la constatation ci-dessus n'est exacte, au stade actuel du progrès technique et

(7) Voir Alain Touraine, L'évolution du travail aux usines Renault. Paris, 1955. Dans cette
monographie, l'auteur, en se fondant sur certaines conclusions de Marx et, chose plus importante
encore, sur sa méthode, analyse les nouveaux moments dans l'évolution du travail. Cependant, par
rapport à celles de Marx, les analyses d'Alain Touraine se ressentent de l'absence d'un cadre théorique
plus net.
106 IVAN KUVAVIC

du développement social, que pour un nombre restreint de travailleurs. Dans


la majorité écrasante des activités productives, la machine spécialisée élimine,
en même temps que le travail manuel, toute la créativité qu'il exigeait
auparavant et qui lui donnait son sens. Seuls demeurent des éléments
dissociés et privés de signification du travail intellectuel qui alors, par la
logique des choses, se transforme en son contraire. En conclusion,
l'automation ne réduit pas mais au contraire élargit le fossé entre création et
exécution ; cette dernière étant par ailleurs en rapport avec une éducation qui
n'est qu'assimilation passive des faits et néglige de plus en plus la création et
la réflexion.
Il est cependant facile de démontrer que ces observations et conclusions
ne rendent pas totalement compte de la vérité. Elles enregistrent des
fragments du processus existant. Mais on ne peut accéder à la connaissance
fondamentale que si ces fragments sont interprétés en relation avec le
processus et le mouvement pris dans leur totalité. Si l'on sépare la partie de
la totalité pour isoler un moment du processus, on aboutit à des conclusions
fausses. Il en est ainsi de la division du travail. Avant l'invention des
machines, il fallait que l'ouvrier soit lui-même une machine et subisse tous les
tristes effets de cette condition abrutissante, aliénante. Mais cela ne nous
autorise pas à conclure que l'aliénation du travail est contenue dans l'essence
même de la société industrielle. Tout recul n'est pas obligatoirement un pas
en arrière ; il existe des reculs qui permettent d'accomplir de plus grands
bonds en avant. Cette vérité banale trouve sa meilleure expression théorique
dans le principe dialectique de la négation par la négation. Tout ce qui est
nouveau, tout ce qui pousse à la destruction de l'ancien système, présente
également, dans sa phase initiale de développement, les aspects d'une relative
régression. De ce point de vue, l'automation, durant sa première phase, crée
de nombreux postes de travail qui obligent l'ouvrier à des opérations
strictement mécaniques, routinières. Pourtant, une saisie dialectique du
processus permet de conclure à la disparition de ces postes, c'est-à-dire que le
travailleur se libérera de plus en plus des contraintes d'un travail mécanique
et parcellaire. En contrôlant les processus de production, il cessera d'être un
simple élément dans un système mécanique complexe et pourra, de ce fait,
engager progressivement ses capacités dans le système de production. Que ce
processus demande quelques décennies ou quelques siècles pour aboutir, cela
ne modifie pas essentiellement la chose. .
C'est à dessein que je ne pose pas le problème de l'aspect social de la
division du travail, car l'analyse de son aspect technique suffit à dégager les
deux points les plus importants pour notre propos. Le premier est que la
thèse de Marx sur,la suppression progressive de la division du travail n'est pas
une utopie, mais une perspective réelle ; le second point porte sur les
prémisses dont nous sommes partis et pour lesquelles il est essentiel que
Marx, dans son étude empirique de la société comme dans l'élaboration et la
vérification de ses thèses théoriques, ait trouvé son principal point d'appui
dans l'application créatrice de la méthode dialectique.
MARXISME ET FONCTIONNALISME 107

Revenons à la confrontation de l'analyse fonctionnelle et de la


dialectique marxiste : il résulte de tout ce qui précède qu'aucune de ces méthodes
ne suppose nécessairement le déterminisme idéologique. Je suis entièrement
d'accord en cela avec Merton. Par contre, je ne peux pas souscrire à sa thèse
selon laquelle ces deux instruments auraient la même valeur pour l'étude des
changements sociaux. Je souscris encore moins aux tentatives faites pour
traiter la dialectique comme un moment de l'analyse fonctionnelle. En
étudiant les corrélations et l'interdépendance des parties dans les systèmes
sociaux existants, l'analyse fonctionnelle prend systématiquement un
caractère empirique, et c'est là un de ses avantages. Mais, elle s'oriente
essentiellement vers les fonctions des diverses parties et vers le fonctionnement du
système dans son ensemble, tandis que la dialectique, dans sa recherche des
lois du développement, analyse d'abord le processus lui-même, ou le passage
d'une forme à une autre. La première méthode étudie les facteurs de
permanence d'un phénomène et de son équilibre, la seconde, les facteurs de son
changement.
Il est exact pourtant qu'en dégageant les éléments dysfonctionnels,
l'analyse fonctionnelle offre la possibilité d'une étude de la dynamique
sociale, comme U est exact que la dialectique a un « aspect conservateur »
grâce auquel elle convient, jusqu'à un certain point, à l'étude de la statique
sociale. Comme chaque chose, toute théorie possède des aspects dont les uns
sont essentiels et les autres accessoires, contingents. Cette distinction fait
partie des conditions préalables à toute analyse précise et fondée (8).
Tant qu'il n'est pas nécessaire de définir la méthode en tenant compte
avec précision de sa seule caractéristique principale, tant qu'il suffit de la
saisir dans son sens le plus large, nous pouvons, à ce qu'il semble, considérer
l'analyse fonctionnelle comme un moment de la dialectique, mais jamais
l'inverse. Le mouvement est absolu, tandis que le calme est relatif. Or, il n'est
nullement nécessaire de définir la méthode dans les termes indiqués ci-dessus,
et c'est tant mieux car une telle démarche ne ferait qu'introduire la confusion
dans la méthodologie scientifique. Il existe non pas une seule, mais plusieurs
méthodes différentes qui se complètent mutuellement. Même si chaque
méthode vise essentiellement à découvrir les faits, il faut cependant souligner
que nous pouvons et devons classer les méthodes en fonction de leur degré
d'universalité : celui-ci est important pour l'interprétation des faits découverts.
En étudiant la division du travail dans l'entreprise capitaliste, Marx, entre
autres méthodes, manie avec beaucoup de compétence l'analyse fonctionnelle.
Cependant, chacune de ses interprétations saisit explicitement la « nouvelle
découverte », « regroupe » les données analytiques au niveau de la
dialectique ; démarche indispensable en vue d'éclairer les faits empiriques à la
lumière des présupposés théoriques généraux dont part la science et qui seuls
permettent de sortir de l'empirisme étroit.

(8) Dans sa comparaison entre la dialectique et l'analyse fonctionnelle, Merton ne prend pas ce
moment en considération. Voir Merton, Social Theory and Social Structure, Glencoe, III, 1957.
108 IVANKUVAVIC

Seule la pensée abstraite, qui grâce à la dimension historique pénètre en


profondeur, permet de dégager les tendances futures du développement. Celui
qui s'arrête aux seuls phénomènes directement observables, perceptibles, saisit
difficilement ou pas du tout le niveau fondamental. Il n'est pas en mesure de
procéder au « regroupement » des faits, de les saisir dans leurs rapports et
dans leur mouvement. Quand il s'agit d'un phénomène de masse, comme c'est
le cas par exemple aux Etats-Unis, cette conduite impose également ses effets
à l'environnement naturel et technique de l'homme ; d'où notamment le
recours abusif à la perception audio-visuelle, pour la publicité commerciale en
particulier.
C'est dans ce contexte qu'il convient également d'expliquer pourquoi la
pensée anglo-saxonne est en général anti-dialectique. La Grande-Bretagne et
les Etats-Unis sont les pionniers de l'ère industrielle par la manufacture
d'abord, et le machinisme ensuite, et n'ont pas connu la révolution au sens
européen du terme. Ces pays n'ont pas cessé de renforcer leur domination
technique et politique, de perfectionner leur système, mais sans transformer
fondamentalement celui-ci. Aussi offrent-ils un terrain favorable à la
propagation des idées qui cherchent uniquement à perfectionner les formes déjà
établies de la vie sociale. La pensée dominante y est positiviste et unidimen-
sionnelle, elle se réfère au bon sens et rejette la logique de la contradiction. Il
est évident qu'elle ne peut guère produke d'uvres philosophiques très
remarquables, ces uvres naissant en général au point de rencontre entre le
réel et le vktuel.
La dernière question qui se pose concerne les rapports entre l'analyse
causale, fonctionnelle et téléologique. A ce sujet, je voudrais uniquement
constater que l'élimination des moments téléologiques de l'analyse
fonctionnelle est systématiquement dictée par les besoins et le caractère des théories
fonctionnalistes. La société est-elle un organisme qui se développe
spontanément selon certaines lois immanentes point de vue que partagent
Durkheim et, avec lui, nombre d'exégètes du fameux passage de
l'Introduction de Marx à la Critique de l'économie politique ou est-elle
principalement fonction des activités humaines ?
Nous avons déjà souligné que le fonctionnalisme part du système et
analyse tout sous l'angle de son fonctionnement optimal, tandis que le
marxisme part de l'homme et étudie tout sous l'angle de ses possibilités
optimales. Le marchand est substitué à l'homme. Le premier est intéressant
au seul titre de porteur d'une fonction, d'une « vocation », ce qui est
conforme aux conséquences radicales de la loi de la division du travail, selon
la conception durkheimienne, cette loi pouvant être interprétée de manière à
être à la fois une loi de la nature et une règle morale. Parallèlement à la
spécialisation de l'organe, se développe le système central qui, en assumant les
fonctions essentielles, dévalorise de plus en plus les fonctions partielles. Au
fond, poussée à l'extrême, cette théorie est une variante moderne de la vieille
fable de Menenius Agrippa qui présente l'homme comme une simple partie de
MARXISME ET FONCTIONNALISME 109

son corps (9). Il est évident qu'une pareille conception ne peut pas prendre
en considération les moments téléologiques que contient la praxis humaine :
l'homme, avec ses motivations, ses aspirations et ses fins, finit par disparaître.
Cependant, ce point de vue est aujourd'hui en principe dépassé. Même si
l'homme est une partie de la nature, le développement social ne se déroule
pas spontanément, mais résulte avant tout des activités humaines finalisées.
L'homme transforme la nature et se transforme lui-même, conformément à
ses besoins et ses potentialités. L'interdépendance entre la production de la
vie matérielle d'une part, et la création de nouveaux besoins et possibilités
d'autre part, implique une application possible de l'analyse causale combinée à
l'analyse fonctionnelle. En répondant à la question : à quoi sert tel phénomène,
nous n'en découvrons certes pas la cause, mais nous indiquons ainsi la direction
à suivre afin d'aboutir à la connaissance des causes. Dans cette perspective, il
importe peu d'établir la différence entre les fonctions dites latentes et les
fonctions dites manifestes ; mais il faut par contre s'opposer fermement aux
tentatives positives pour disqualifier tout procédé de recherche qui ne conduit
pas à la connaissance de la cause efficiente déterminante. De même, il n'est pas
possible d'admettre qu'une différence est à établir, à ce sujet, entre les sciences
de la nature et les sciences de la société, ce qui ne veut pas dire qu'elles soient
identiques. Je voudrais rappeler, pour finir, qu'en sociologie l'analyse objective
doit souvent être complétée par une appréhension intuitive, afin de saisir le sens
de ce que l'esprit humain a créé. Mais c'est là un problème qui pourrait faire
l'objet d'une étude particulière.

(9) Il est intéressant de noter que la conception stalinienne de la liberté en tant que connaissance
de la nécessité débouche sur des conséquences semblables.

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