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Quatuors à cordes :

II. Le quatuor à cordes est une forme tabou, un fossile et il n’appartient plus à une tradition vivante,
John Rea
V. Table ronde sur le quatuor à cordes : Le quatuor à cordes est-il une forme tabou, un fossile ou
appartient-il encore à une tradition vivante ? Prés : Jean Portugais
VII. Mon expérience privée du quatuor à cordes, José Evangelista
VIII. La « quaternité » et le quatuor, Raymond Murray Schafer
XI. Le quatuor à cordes, un genre dépassé ? Jean-Jacques Nattiez
XIV. Chroniques, Michel Duchesneau
XVI. Le quatuor à cordes comme lieu du désir, Serge Provost
XVIII. Le quatuor selon Schafer… et selon d’autres, J. Portugais
XXI. Îles de la nuit – PARCOURS dans l’œuvre pour quatuor à cordes de Raymond Murray Schafer,
Jean Portugais & Olga Ranzenhofer
Le quatuor à cordes est une
forme tabou, un fossile et il
n’appartient plus à une tradition
vivante
John Rea

Pour faire suite à la citation de Pierre Boulez et aux questions posées


par Jean Portugais, selon moi, deux perspectives s’offrent à nous et ont,
décidément, une connotation religieuse (comme en témoigne, par
exemple, l’emploi des termes «tabou», «écriture épurée», «besoin
d’ascétisme», «enjeu sacré» ou «épreuve initiatique»). On peut en venir
rapidement à une conclusion: ce genre du quatuor à cordes est l’objet d’un
culte.
Il est comme un «objet» appartenant au catholicisme romain, c’est-à-
dire un ostensoir, mais un ostensoir sonore, semblable à la pièce
d’orfèvrerie en forme de soleil rayonnant destinée à contenir l’hostie
consacrée et à l’exposer à l’adoration des fidèles. L’ostensoir en or brillant
est montré durant la cérémonie dite de la Bénédiction. Dans le cadre du
catholicisme romain, cette action liturgique accompagne la notion
doctrinaire de la présence réelle du Christ dans l’hostie, le dogme de la
transsubstantiation.
Donc, il existe selon moi un «culte» musical particulier, dont l’un des
objets d’adoration est le quatuor à cordes; appelons cela «concertisme»
de musique de chambre. Suivant une logique métaphorique inévitable,
nous sommes portés à compléter le tableau liturgique: l’auditoire dans la
«chambre d’écoute» est la congrégation assise à l’église, l’assemblée des
fidèles; les musiciens sur scène, les membres du quatuor à cordes, sont le
prêtre ou la prêtresse et ses cocélébrants tenant l’ostensoir en l’air (Jean
Portugais a demandé si la «musique pure» était plus «élevée»); et puis,
l’hostie — le corps, le sang, l’âme et la divinité du… compositeur/Christ, le
fils de Dieu! Je dis bien le fils, et non pas, la fille de Dieu!
La présence réelle du compositeur/Christ dans l’hostie sonore, ce qu’on
pourrait nommer le dogme de la transsubstantiation musicale, est à la
base, donc, de la déférence accordée par des fidèles aux créateurs, déjà
dans l’au-delà éternel.
Surtout quand il s’agit des seize (ou dix-sept, en comptant la Grosse Fuge
op. 133) quatuors à cordes de Beethoven (en particulier les six derniers dans
lesquels le compositeur/Christ fait face à la mort!), ou les quinze quatuors de
Chostakovitch, cette figure pathétique «crucifiée» par sa société insensible. Il
me semble que ce dogme nous mène toujours à une condition fatale.
D’ailleurs, le philosophe Theodor Adorno, lorsqu’il faisait une référence au
dernier style de Beethoven, constatait que cette manière d’écrire était la
manifestation des premiers symptômes d’une condition fatale, condition déjà
en cours, ou sur le point de l’être pour la musique moderne contemporaine
(Adorno, in Subotnick, 1976).
Et qu’est-ce que tout cela aurait à voir avec l’objet de notre discussion?
Laissez-moi vous donner quelques points de repères; il y en aura neuf:
(1) Depuis une bonne trentaine d’années, les compositeurs tentent de
«recomposer» le quatuor à cordes; ce sont de faux prophètes ou messies. (Je
vous rappelle que le mot «messie» vient de l’araméen [meschikhâ, qui veut
dire «oint du Seigneur»], à travers l’hébreu [mâschiakh] puis, traduit par les
Grecs, en khristos.)
(2) Le culte appelé «concertisme de musique de chambre» n’existe plus,
parce que la chambre est devenue un stade, sinon, le Colisée.
(3) Une œuvre récente pour «quatre instruments à cordes amplifiés»,
écrite spécifiquement pour le Kronos Quartet par le compositeur néerlandais
Louis Andriessen, porte un titre de mauvais augure, sinon de malheureux
pressentiment — Facing Death (faire face à la mort), un titre éloquent.
(4) Comme tous les autres faux prophètes, un compositeur de quatuor à
cordes postmoderne — car, c’est ce qu’il est — tente une action hérétique: il
essaie de déplacer son corps, son sang, son âme et sa divinité loin de l’ostensoir
sonore vers le diffuseur, le haut-parleur, l’outil essentiel au prédicateur criard.
L’hostie ne se retrouve plus au sein du quatuor et, donc, l’autre cérémonie
liturgique appelée la Communion ne peut même plus avoir lieu: le communiant
ne reçoit pas le contenu de la composition. Il n’y en a pas! Je dirai que Facing
Death veut dire aussi… faire face à son vide intérieur en tant qu’artiste.
(5) Parce que la profession de foi judéo-chrétienne a été abandonnée par
tous au profit d’une nouvelle religion, plus cosmopolite — une «géo-religion»
quoi? —, plus rassurante et pleine de vivants et véritables saints esprits qui
marchent sur la terre, que le géo-économiste américain Edward Luttwak
appelle le «capitalisme-turbo», donc parce que la profession de foi judéo-
chrétienne a été abandonnée au profit du capitalisme-turbo, le contenu
spirituel de ce genre instrumental qu’est le quatuor à cordes a été évacué. Le
professeur Luttwak précise que le capitalisme-turbo est né à la fin des années
soixante-dix. C’est le moment, par hasard ou par volonté, où le Kronos Quartet
commençait à vendre ces «produits postmodernes»!
(6) Grâce au marché international du disque — le disque, un objet en
forme d’hostie — il existe un nouveau sacrement, une nouvelle Bénédiction
urbi et orbi, que célèbrent les compagnies dans l’industrie culturelle
transnationale. Ils standardisent tout l’art musical, le convertissent en
marchandise, puis, ils vous trompent en vous disant que cet art est «original»
(ce que Adorno appelle la «pseudoindividualité» [1992]). Par la suite, et par
une publicité «théologiquement correcte», ils vous vendent l’hostie en
plastique, prêt-à-porter des diffuseurs, les hautparleurs, chez vous. Par
conséquent, et suivant encore l’argument de Adorno, l’audition de cette
musique est «régressive», c’est-à-dire qu’elle vous oblige à redevenir tel un
enfant devant l’œuvre. Cette machine culturelle infernale vous transforme:
elle met votre conscience et votre esprit critique en sourdine.
(7) Leur conscience étant mise en sourdine, les jeunes compositeurs (ici
je parle de l’homme) ne prétendent plus être «créateurs»; ne savent pas jouer
le rôle du Christ; ne sont pas attirés par la notion de Communion. Néanmoins,
ils cherchent à tout prix une Bénédiction urbi et orbi en écrivant des musiques
dictées par les géo-capitalistes-turbo. Ils ne composent plus de quatuors à
cordes authentiques.
Les jeunes compositrices, par contre, avec leurs consciences
piquées par une autre religion, le «féminisme-macho», se regardent
dans le miroir, voient la femme devenue homme, mais elles se
disent: «Nous ne voulons plus être maltraitées, ni crucifiées.» Donc,
ne prétendant jamais être «créateurs», ne voulant pas jouer le rôle
du Christ, n’étant pas attirées par la notion de Communion parce
que la femme n’est pas un objet — n’est pas un acquêt susceptible
d’appropriation ou d’ingestion — elles cherchent, néanmoins, une
Bénédiction urbi et orbi en écrivant des musiques dictées par les
géo-capitalistes-turbo. Elles ne peuvent pas composer de quatuors
à cordes authentiques.
(8) La montée du capitalisme ancien, il y a 250 ans, coïncide avec
l’ascension du genre ancien du quatuor à cordes, et ce n’est pas par hasard. Le
dieu du Temps, Kronos, a-t-il manipulé ainsi les deux destins? Je pense que oui!
Pour la haute bourgeoisie de cette époque, la «chambre
d’écoute», le chez-soi, avait une fonction exclusive, celle d’être un
espace clos où l’on pouvait assister à, voire se baigner dans, une
sorte de liturgie musicale qui faisait contraste avec le monde
extérieur et avec le mouvement psycho-économique alors naissant
qui concordait avec l’arrivée du libéralisme international.
Aujourd’hui, grâce à la télévision, au lecteur laser et, de plus en plus,
à l’Internet, l’extérieur se retrouve à l’intérieur: le marché est le
chez-soi! La chambre d’écoute est devenue une salle d’un entrepôt
ou une kermesse bruyante.
(9, et dernier point) Le quatuor à cordes fait face à la mort, is
facing death. Il se peut que le genre soit déjà mort. Nous nous
comportons ici, autour de la table, comme des médecins qui
examinent un cadavre. Bientôt, on conclura avec la radiographie que
même l’os est atteint. Le fait même d’imaginer la nécessité d’en
parler encore indique, selon moi, une prise de conscience qui nous
prend à la gorge: «Oui, c’est vrai, dit cette petite voix intérieure
râpeuse, nous ne nous sommes pas rendu compte que l’état des
choses était si grave, que sa condition… était fatale».

Bibliographie
ADORNO, T. W. (1992) [1963], «Commodity Music Analyzed», Quasi una Fantasia, trad.
en anglais par R. Livingstone, Londres, Verso Publications, 336 p.

ANDRIESSEN, L. (1990), Facing Death, for four amplified string instruments, Londres,
Boosey & Hawkes. Partition.

LUTTWALK, E. (1999), Turbo Capitalism, New York, Harper Collins, 290 p.

SUBOTNIK, R. R. (1976), «Adorno’s Diagnosis of Beethoven’s Late Sytle: Early


Symptoms of a Fatal Condition», Journal of the American Musicological Society,
vol. 29, no 2, été, p. 242-275.
TABLE RONDE
SUR LE QUATUOR À CORDES
Le quatuor à cordes est-il une
forme tabou, un fossile ou
appartient-il encore à une
tradition vivante?

Présentation
Jean Portugais

Pour la table ronde que le Quatuor Molinari avait organisée en


décembre 1999, à l’occasion de leur intégrale des quatuors de Schafer,
j’avais invité trois compositeurs (Serge Provost, John Rea et José
Evangelista) et deux musicologues (Jean Boivin et Jean-Jacques Nattiez) à
se prononcer sur un ensemble de questions vives à propos de l’actualité
du quatuor à cordes comme genre, comme formation et comme
esthétique aussi...
J’avais choisi de démarrer les échanges autour de la longue citation suivante
de Pierre Boulez:
Le quatuor à cordes est-il une forme tabou, un fossile ou appartient-il encore à
une tradition vivante? Depuis deux siècles, le quatuor à cordes est, en effet, censé
savoir exprimer les plus nobles et les plus profondes aspirations du musicien,
représenter l’achèvement le plus difficile et le plus exigeant du métier de
compositeur, constituer presque la part essentielle de notre héritage musical. On
ne saurait approcher le quatuor à cordes qu’avec le plus grand respect, et depuis
Beethoven, tout spécialement, il est devenu symbole de la pensée et de
l’expression musicale portées au sommet de leur puissance et de leur
concentration.
On peut se demander si dans une époque comme la nôtre, où la notion et le rôle
de l’instrument ont beaucoup évolué, où le groupe des instruments s’est agrandi
et enrichi de multiples apports — souvent venus d’autres civilisations —, où
l’imaginaire du compositeur peut s’exercer sur un orchestre pléthorique comme
sur les matériaux nouveaux fournis par électronique et ordinateur, on peut se
demander si cette tradition du quatuor n’est pas périmée, épuisée, si elle ne
représente pas un moment très choisi de notre culture, aussi bien musicale
qu’instrumentale. Il faut croire que non, puisque l’on écrit toujours pour quatuor
à cordes et que le premier mérite de cette formation est de faire réfléchir sur la
sobriété des moyens, sur la concentration de la pensée qui ne saurait se disperser
en des ressources multiples.
La tradition du quatuor à cordes s’est maintenue très forte car la plupart des
compositeurs importants de la première moitié du XXe siècle ont utilisé ce mode
d’expression, ne fût-ce qu’épisodiquement. Le quatuor à cordes vit; il n’est peut-
être plus considéré comme un tabou — cela est sans doute mieux ainsi. Mais il
reste certainement l’outil d’une certaine ascèse; je ne dis pas austérité, car le
quatuor est riche de potentiel sonore. Toutefois, il demande au compositeur qui
s’y consacre discipline et exigence, il met à vif les faiblesses de pensée comme de
réalisation, il magnifie l’invention en même temps qu’il l’épure. Bref, le quatuor à
cordes reste une épreuve, au sens initiatique du terme. (Boulez, in Goldet, 1986,
p. 3.)

J’ai également soumis aux participants une liste de questions assez


provocatrices. Elles leur ont été transmises quelques mois avant la table ronde
du 10 décembre 1999, tenue à la Chapelle historique du Bon-Pasteur de
Montréal. On trouvera dans les pages qui suivent les réflexions qu’elles ont
suscitées.
1. Le quatuor à cordes aujourd’hui; pour le compositeur oupour le public?
Pourquoi et pour qui écrit-on un quatuor à cordes aujourd’hui? Pour
atteindre quel type d’objectif? Pour se mesurer à la tradition? Pour épurer son
écriture? Parce que l’on adhère à des valeurs bourgeoises selon lesquelles la
musique pure est plus «élevée» que la musique d’ambiance? Par besoin
d’ascèse? Par besoin expressif? Ou uniquement en raison de contingences
(commandes, interprètes, occasions)? Quelle signification individuelle et
sociale revêt ce geste de composer pour quatuor dans un contexte où la
musique de chambre est un phénomène musical relativement marginal face à
la musique pop qui occupe un espace immense?
2. Quelle(s) écriture(s) pour le quatuor à cordes aujourd’hui?
Pour un compositeur donné, l’idiome musical de l’écriture pour
quatuor à cordes est-il le même que pour ses autres œuvres ou bien
ce dernier n’est-il pas contraint par la lourde tradition des 250
dernières années à écrire de manière plus sérieuse? Ou plus
cérébrale? Plus épurée? Plus ascétique? Boulez a-t-il raison de
maintenir le quatuor dans un pur Walhalla ou alors convient-il de le
sortir dans la rue, de l’emmener au théâtre de l’absurde, de faire
hurler les musiciens avec des cris de karaté, comme le propose en
revanche Schafer? Peut-on rire et s’amuser en écoutant un quatuor
à cordes ou alors faut-il demeurer totalement sérieux, concentré,
réflexif, transcendantal?
Dans ce contexte, quelle est la place — et quelle est la nécessité
surtout — de l’apport d’éléments extramusicaux (un programme,
des textes, des voix, des mouvements de Taï Chi, des percussions,
des effets visuels, des spatialisations) dans l’écriture du quatuor à
cordes aujourd’hui? A-t-on épuisé toutes les ressources de l’écriture
pour quatuor à cordes? Le fait d’utiliser des éléments extramusicaux
vient-il du besoin de créer une dynamique nouvelle? Laquelle? Et
pourquoi? S’agit-il d’intégrer différentes formes d’art? Est-ce qu’on
peut écrire aujourd’hui un quatuor à cordes sans l’apport de ces
éléments extramusicaux? Si oui, ne risquet-on pas de réécrire des
œuvres déjà faites? Si non, est-ce bien toujours un quatuor que l’on
écrit si l’on ajoute des interprètes et des parties aux deux violons,
alto et violoncelle?
Quelle(s) écriture(s) pour le quatuor à cordes aujourd’hui?
3. Écrire un premier quatuor à cordes... une épreuve initiatique?
Boulez parle peut-être de lui et de sa propre expérience d’écriture du
Livre pour quatuor lorsqu’il donne une vision lourde et sacralisée du geste
héroïque de la composition pour quatuor.... Il n’empêche, après
Beethoven, Brahms, Bartók, Berg, Webern, Scelsi, Kurtág, Carter, Nono,
Xenakis et bien d’autres, le compositeur peut se sentir intimidé par les
grands modèles... Que peut-on faire après eux? Nous abordons ici la
question délicate de l’enjeu symbolique de l’écriture d’un premier quatuor
à cordes. Existe-t-il un tel enjeu sacré ou initiatique? La reconnaissance
est-elle un enjeu? Si oui, de quelle reconnaissance s’agit-il: celle des pairs,
celle du public, celle des interprètes ou ne s’agit-il que de la poursuite d’un
certain idéal artistique? Quel est le rôle des grands modèles? Ce rôle estil
productif, accélérant, stimulant? Ou alors les modèles sont-ils inhibiteurs,
intimidants, stérilisants? Pourquoi cette peur du premier quatuor? Et la
peur n’est-elle pas aussi d’échapper au modèle culturel du quatuor en tant
que canon de la musique sérieuse, du Grand Œuvre intellectuel?

Bibliographie
GOLDET, S. (1986), Quatuors du XXe siècle, Paris, Coéditions IRCAM
/ Papiers, 127 p. Préface de Pierre Boulez.

Mon expérience privée du


quatuor à cordes
José Evangelista

J’ai pris contact avec le quatuor à travers les concerts de la Société philharmonique de
Valence pendant mon adolescence. L’on y entendait beaucoup de musique de chambre et l’on
y jouait des quatuors à cordes assez souvent.
Mais ma véritable découverte du quatuor est survenue lorsque j’en ai entendu un dans le
salon d’une maison. Tout à coup, le son remplissait la pièce au point qu’on avait l’impression
d’être devant un orchestre. En fait, le quatuor est peut-être le plus petit orchestre qui soit. Il
possède les quatre voix, comme le modèle vocal de la musique chorale, et il comble un
maximum d’étendue sonore avec un minimum de moyens instrumentaux.
De plus, le caractère homogène de sa formation rappelle l’homogénéité du chœur. Il est
ainsi malléable et cet aspect est sûrement lié à sa capacité de s’adapter à des langages et des
tendances différents.
On s’entend pour dire que les références obligées du quatuor sont principalement les
corpus de Beethoven, Bartók et Chostakovitch. On constate que ces compositeurs ont choisi
ce médium pour s’exprimer de la façon la plus intime. C’est par lui qu’ils disent leur sentiments
les plus profonds, leurs angoisses, leurs déchirements, etc., plus qu’avec d’autres formations.
Bien que j’admire énormément cet impressionnant corpus de musique, je demeure quand
même gêné, embarrassé. Un peu comme lorsqu’une connaissance vous raconte quelque chose
de très intime et qui vous met mal à l’aise.
Lorsque j’ai abordé le quatuor, j’ai essayé de m’éloigner de cette approche intimiste et
dramatique des archétypes du genre. Je préfère les quatuors de Debussy et de Ravel. Chez les
compositeurs actuels, j’admire beaucoup l’approche de Salvatore Sciarrino, son écriture pour
cette formation devient quelque chose de léger et de brillant.
On est quand même intimidé quand on aborde le quatuor. C’est une
situation semblable à celle l’écriture d’une pièce pour piano. Le répertoire
est immense et, surtout, très prestigieux. Il s’agit d’essayer d’apporter une
contribution personnelle. En 1989, j’ai composé Monody Quartet, une
commande du Kronos Quartet. Dans cette œuvre, j’ai tenté de briser la
dimension «dialogue-de-quatre-instruments», qu’on associe souvent au
quatuor, pour aller chercher une couleur unifiée, comme s’il s’agissait d’un
seul exécutant. Cependant, j’estime que c’est une œuvre plutôt ratée et je
m’apprête d’ailleurs à la retirer de mon catalogue. D’ambition plus
modeste est Spanish Garland, où j’ai arrangé douze mélodies
traditionnelles espagnoles avec les techniques hétérophones que
j’emploie depuis plusieurs années. C’est avec cette œuvre que le Quatuor
Molinari a ouvert son tout premier concert, le 24 novembre 1997.

La «quaternité» et le quatuor
R. Murray Schafer

Aucun nombre n’a autant de valeur symbolique que le quatre.


Il y a quatre éléments: le feu, l’eau, la terre et l’air; et quatre pouvoirs
respectifs: le chaud, le froid, l’humide et le sec.
Il y a quatre points cardinaux. Il y a quatre saisons.
Le soleil et la lune ont quatre états: ascendant, descendant, zénith et nadir.
Il y a quatre éléments géométriques: le point, la ligne, le plan et le volume.
Il est naturel que cette «quaternité», observable empiriquement, ait été
appliquée aux êtres vivants. Les néoplatoniciens identifiaient quatre types de
créatures: les anges, les démons, les animaux et les plantes. Chez les Grecs,
une ancienne théorie physiologique décrivait quatre fluides de base dans le
corps: le sang, le phlegme, la bile noire et la bile jaune. Ces fluides
s’associaient aux quatre tempéraments chez l’individu: sanguin (chaud),
flegmatique (lent), mélancolique (triste) et colérique (irritable). Une autre
théorie du Moyen Âge identifiait quatre sources d’énergie individuelle: le
cerveau, le cœur, le nombril et les organes génitaux. Le corps humain se
faisait le miroir de la nature par la double symétrie des bras et des jambes,
comme on peut le constater dans les multiples études des proportions du
corps humain de Leonardo da Vinci.
Le chiffre quatre a souvent été utilisé dans des situations où il n’y a pas
vraiment de division précise. Par exemple, on parle des quatre âges de
l’homme: l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse. On a identifié
quatre composantes au sens du goût: sucré, salé, sur et amer. En musique, au
moins depuis la Renaissance, on divise les voix en soprano, alto, ténor et
basse, bien qu’aucun individu ne cadre parfaitement dans des catégories
aussi nettes.
Le «cercle de médecine» des Amérindiens est représenté par un cercle
au centre duquel se croisent deux axes. Le cercle représente la plénitude
alors que les axes en délimitent les quatre états. Les termes iroquois 0-
yan-do-neh, Neh-o-gah, Da-jo-ji et Ya-o-ga identifient ces quatre états de
la manière suivante:

0-yan-do-neh représente l’est, le printemps, un nourrisson et le matin.


Neh-o-gah représente le sud, l’été, l’adolescence et l’après-midi.
Da-jo-ji représente l’ouest, l’automne, l’âge adulte et le soir.
Enfin, Ya-o-ga représente le nord, l’hiver, la vieillesse et la nuit.
Cette «quaternité» nous permet de disposer des balises dans un monde
changeant et confondant. Voilà pourquoi Jung considérait le chiffre quatre (ou
la croix) ainsi que le cercle, comme des archétypes importants. Au sujet du
chiffre quatre, il écrit: «Quatre est le nombre minimal représentant l’ordre. Il
symbolise l’état dissocié de l’homme qui n’a pas atteint la paix intérieure,
engendrant un état de dépendance et de désunion, de désintégration et de
fragmentation — un état d’attrition, déchirant, en quête de communion, de
réconciliation, de rédemption, de guérison et de plénitude.» La tension entre
le nombre quatre et le nombre un (c’est-à-dire l’unité ou la plénitude) est un
thème récurrent, depuis les premiers quatuors de Haydn jusqu’à nos jours. En
créant le quatuor, Haydn subissait l’influence des quadri qui étaient si
populaires dans les rues de Vienne durant sa jeunesse. Les quadri étaient des
pièces en quatre parties dans lesquelles la voix aiguë avait préséance. Pour
augmenter la résonance dans les aires ouvertes, la voix aiguë était souvent
doublée, à l’octave, par un autre instrument, une technique que Haydn a
utilisée dans ses premiers quatuors. Il a atteint, dans sa maturité, une texture
caractérisée par une participation égale des quatre instruments. Il en résulte
une sorte de rayonnement que Goethe a comparé à «une conversation entre
quatre personnes sensées».
On retrouve plusieurs éléments communs à la musique et à la conversation:
la controverse ou le désaccord; la fioriture ou la paraphrase de l’énoncé d’un
autre; la structure précise d’arguments rationnels; la satire; la parodie;
l’anarchie du rire; les adieux — qui tendent à la banalité. Tous des éléments
communs à la musique et au dialogue, et il y en a bien d’autres. Beethoven
s’est spécialisé dans l’exploration du potentiel dialectique du quatuor. Ses
quatuors sont souvent des débats entre individus que l’on pourrait qualifier
d’ennemis intimes.
Toutefois, le quatuor à cordes peut atteindre une unité ou un équilibre que
ne peuvent atteindre des ensembles d’instruments variés. Dans la musique
occidentale, la tendance a été d’étendre la gamme musicale, tant dans les
registres supérieurs qu’inférieurs, en variant la grosseur des instruments. Ce
développement, qui semble presque inconnu dans les autres cultures
musicales, n’était peut-être qu’une autre manifestation de l’expansionnisme
européen. Et ce n’est peut-être pas par pure coïncidence qu’une famille unifiée
d’instruments à cordes ait vu le jour au milieu du XVIe siècle, juste après que
Magellan eut navigué autour du monde. Un monde, une nation, une gamme
sonore. Cet ensemble uniforme de registres qui se chevauchent entraîne une
constance sonore qui est tout simplement impossible à atteindre avec
n’importe quel autre arrangement d’instruments. De plus, les variations de
couleurs, du plus infime pianissimo au plus intense sforzando, permettent une
gamme d’expressions qu’aucun autre instrument ne surpasse.
Ce mariage d’unité et de disparité est, je crois, ce qui rend la
composition pour un quatuor à cordes si fascinante. D’un côté, il y a
le déchirement et l’agonie de la diversité dont Jung parlait; de
l’autre, la possibilité d’accord et de plénitude.
Le quatuor à cordes: un
genre dépassé?
Jean-Jacques Nattiez

Il est évident que, au XIXe siècle, le genre «quatuor» a symbolisé le sommet


de la musique pure et sublime, ce que Jean Portugais appelle, dans son texte
d’introduction, «le canon de la musique sérieuse». C’est probablement
Nietzsche qui a été le premier, vers 1870, à en faire l’incarnation de la musique
absolue: «Au moment des plus hautes révélations musicales, nous ressentons
même involontairement la grossièreté de toute image [ou de tout affect] que
l’on pourrait évoquer par souci d’analogie: les derniers quatuors de Beethoven
par exemple font absolument honte à ce genre de comparaisons» (Nietzsche,
1973, p. 25). Autrement dit: le quatuor est encore plus élevé que ce qu’il y a de
plus haut! Conception que partage Proust quelques décennies plus tard: par
Vinteuil interposé, on sent dans les quatuors de Beethoven «une sorte de
qualité morale et de supériorité intellectuelle», ils sont «la transposition, dans
l’ordre sonore, de la profondeur» (Proust, 1988, p. 761).
Je me sens très proustien ici. D’où une précision, d’emblée, quant
au contexte idéologique de mon propos. Portugais présente comme
une valeur bourgeoise — mais je sais qu’il se fait souvent l’avocat du
diable dans son texte — l’idée que la musique pure serait plus
«élevée» que la musique d’ambiance. Voilà qui me hérisse quelque
peu. La qualité n’est pas bourgeoise. Ce n’est pas parce que la
musique pop (je préférerais dire «la musique industrielle») nous a
envahis et que ce sont les classes défavorisées et la jeunesse qui y
trouvent leur satisfaction, que ces musiques sont, à l’inverse,
progressistes ou démocratiques. Si on veut rentrer dans ces
considérations, on pourrait aussi bien dire, à la manière de Adorno,
que les catégories sociales qui fréquentent ces musiques sont des
victimes des multinationales du disque. De plus, certains des
compositeurs qui, après 1945, se sont confrontés au quatuor — au
moins Nono, Xenakis et Boulez — se situaient à gauche, voire à
l’extrême gauche de l’échiquier politique, ce qui semble prouver que
la notion de «valeur bourgeoise» est historiquement très relative.
Il n’en reste pas moins vrai, à mon sens, que se mesurer, même aujourd’hui,
au genre quatuor, c’est accepter de relever ce que j’appellerai volontiers «le
défi transcendantal beethovénien», ou de se situer volens nolens par rapport
à lui. C’est, en tout cas, accepter de s’inscrire dans la lignée de la musique
sérieuse, à moins qu’on ne décide de subvertir le genre, ce qui est en fait une
manière de reconnaître combien le modèle du genre quatuor est puissant.
J’ai dit «qu’on le veuille ou non», car je soulignerai tout de suite que telle
n’est pas nécessairement l’intention du compositeur. En s’appuyant sur une
distinction qui m’est familière entre stratégies compositionnelles et stratégies
de réception, il appert que l’entreprise, du point de vue historique, ne peut pas
ne pas être interprétée ou évaluée a posteriori par rapport au paradigme du
genre quatuor, même quand ce n’était pas l’objectif du compositeur ou quand
il en avait modifié ou transformé la forme traditionnelle.
En raison du monument beethovénien et de la poursuite d’une tradition
d’écriture du quatuor à cordes par des compositeurs majeurs du XXe siècle, oui,
il y a un enjeu symbolique dans le choix même de ce genre. Murray Schafer me
disait, au moment de l’événement qui lui a été consacré, qu’il avait beaucoup
hésité à entreprendre son premier quatuor, précisément en raison de ce poids
historique. Ce qui confirme, dans son cas, que l’exercice a été perçu comme
une «épreuve initiatique», pour reprendre l’expression de Portugais. Et il n’est
pas le premier. Chez Debussy et Ravel, les quatuors sont des œuvres de
jeunesse, respectivement en 1894 et en 1902-1903; chez Boulez, le Livre pour
quatuor est une œuvre de début de carrière (1948-1949), après les deux
premières sonates pour piano, Le Soleil des eaux et Le Visage nuptial; et Kurtág
fait de son quatuor (1959) l’opus 1 de son catalogue.
Il est également caractéristique qu’un certain nombre de compositeurs du
XXesiècle aient entrepris la composition d’une série de quatuors. Debussy en
projetait un second et avait d’emblée dénommé le sien «Premier quatuor».
Webern en a composé trois, Schönberg et Carter quatre, Bartók six, et Murray
Schafer sept. Même si ces compositeurs n’ont pas nécessairement pensé à
Beethoven en les entreprenant, nous ne pouvons pas oublier que le maître de
Bonn en a écrit dix-sept.
En se situant de facto, qu’il le veuille ou non, dans cette lignée, le
compositeur peut souhaiter expérimenter ce qu’il peut écrire avec son langage
spécifique ou nouveau, il peut souhaiter transformer le genre, ou les deux. Cela
me paraît le cas de Boulez, qui a servi de point de départ aux questions de
Portugais.
Il est très clair que tout ce que Boulez entreprend vise à favoriser son
inscription dans l’histoire. Dans le cas du quatuor, il est passé d’une série de
quatuors à la conception (avortée) d’un ensemble important et unique qui
aurait dû occuper tout un concert (il y a le même objectif à la base des
Structures pour deux pianos, de Pli selon pli, de Répons). En même temps, il
désirait sans doute, avec son Livre, achever le genre, ce qui est un projet à la
fois mallarméen et hégélien. Au plan de l’écriture, il désirait expérimenter ce
que l’écriture postwebernienne permettait de réaliser pour cette formation.
Ce fut un échec. La partition ne fut pas publiée intégralement et
ce sont des extraits seulement qu’en a enregistrés le Quatuor
Parennin. En 1968, il procédait à une première réorchestration de
deux mouvements pour orchestre à cordes. En 1988, sans doute
après avoir entendu, le visage contracté comme s’il écoutait la
mauvaise œuvre de quelqu’un d’autre, la version primitive jouée à
Villeneuvelès-Avignon par le Quatuor Arditti, il entreprenait une
nouvelle version pour orchestre à cordes, qui fut présentée et
enregistrée à Salzburg en 1992 (elle est accessible en vidéo-disque).
Mais une pièce pour orchestre à cordes, est-ce encore un
quatuor? N’est-ce pas là un moyen de contourner l’ascèse, l’aridité
et l’austérité des origines, non seulement dans le Livre pour quatuor
version 1949 mais dans la Grosse Fuge de Beethoven, la seule pièce
classique, soit dit au passage, que joue le Quatuor Arditti dans
certains de ses concerts et qui en fait ainsi le symbole de la naissance
de la modernité?
Et Murray Schafer?
Est-ce que ses Quatrième et Septième Quatuors, dans lesquels il
ajoute une voix; est-ce que son Troisième Quatuor, dans lequel il
introduit des cris de karaté; est-ce que les Troisième et Quatrième
Quatuors, dans lesquels il programme des déplacements du premier
violon; est-ce que le Sixième Quatuor, qui est accompagné d’une
performance de Taï Chi; le Septième Quatuor, qui suppose une mise
en scène élaborée; sont encore des quatuors à cordes au sens strict
du terme? N’est-on pas passé, avec ces quatre derniers exemples, à
quelque chose qui se rapproche davantage du théâtre musical au
sens de Kagel?
Dans la mesure où il y a très souvent un lien étroit, dans l’histoire
de la musique, entre la formation instrumentale et le type d’écriture
utilisé (des classiques à Bartók pour simplifier), il ne faut pas exclure
la possibilité que le genre quatuor soit dépassé. La «perversion» du
quatuor classique dans certains des quatuors de Murray Schafer
prouverait que c’est bien le cas.
Mais je crois qu’il y a là, du point de vue historique et esthétique,
quelque chose de plus. Dans la conférence présentée à la Chapelle
historique du Bon Pasteur, notre compositeur faisait remarquer
que, pour lui, Beethoven avait exploité le potentiel dialectique du
quatuor, qu’il voyait dans ces œuvres une sorte de débat entre des
ennemis intimes et que tout compositeur de quatuors était tiraillé
entre la plénitude et le déchirement.
Cet aspect «dialogue» est explicitement présent chez Beethoven
avec l’épigraphe du dernier mouvement du dernier quatuor, «La
résolution difficilement prise. Le faut-il? Il le faut», jeu de questions
et réponses dont les instruments ont la charge d’imiter l’intonation
alternée tout au long du mouvement. Il y a donc déjà chez
Beethoven un élément extramusical, même dans ce qui est censé
incarner la musique absolue, à ceci près que l’épigraphe n’est ni lue
ni entendue au cours de l’exécution, mais inscrite en tête de la
partition.
Parce qu’il peut être l’évocation d’une conversation, le quatuor appelle la
voix. Schönberg l’introduit dans son Deuxième Quatuor. Murray Schafer le fait
aussi. Il ajoute des cris dans son quatuor de 1980, des gestes dans ceux de 1980
et de 1988. Je fais exprès de souligner les dates. La musique pure
beethovénienne repoussait le parlé et le chanté dans les marges du quatuor.
Murray Schafer les intègre. Ce faisant, il assume l’impureté musicale typique
du postmodernisme actuel. Le genre quatuor est-il caduc ou dépassé pour
autant?
Une seule question compte, quels que soient les moyens utilisés, quel que
soit le genre par rapport auquel le compositeur se situe explicitement ou
implicitement: le résultat, du point de vue de la finesse de l’écriture et de la
force expressive, est-il esthétiquement réussi? Grâce à l’entreprise heureuse
du Quatuor Molinari, il nous fut possible de répondre positivement à cette
interrogation lors de l’événement Murray Schafer. Avec lui, le genre quatuor
n’a certes plus la pureté de ses origines historiques, mais le voilà transfiguré,
transcendé. Une re-naissance sous une forme autre, sans que le lien avec le
quatuor classique soit pour autant tranché.
Et pour ce long moment de bonheur et de qualité, que grâces soient rendues
aux interprètes et au compositeur.
Bibliographie

NIETZSCHE, F. (1973), «Über Musik und Wort», Sprache, Dichtung, Musik, Tübingen, J.
Knaus éd.

PROUST, M. (1988), La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, nouvelle édition


par J. Y. Tadié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome III.

Chroniques

Michel Duchesneau

Bernard Fournier (1999), L’esthétique du quatuor à cordes, Paris, Fayard, 706 p. ISBN 2-
213-60507-6

Considéré par plus d’un comme le genre le plus propice à exprimer la


quintessence du style d’un compositeur tout en privilégiant l’aspect de
musique pure propre à sa morphologie, le quatuor n’a guère flirté avec la
légèreté d’une musique d’agrément ou d’accompagnement. Le caractère
programmatique de certaines œuvres du XIXe et du XXe siècle n’est pas en
reste quant à la «profondeur» des sentiments que les compositeurs ont
confié à ce médium. Bref, quel que soit l’angle par lequel on aborde le
quatuor à cordes, il s’agit d’un genre monumental, symbole d’une certaine
musica reservata. Toutefois, à la lecture de l’ouvrage de Bernard Fournier,
on ne peut s’empêcher de penser qu’il peut devenir le plus «snob» des
genres musicaux. Il est évident que ce répertoire est exceptionnel, mais
peut-on vraiment affirmer, comme le fait l’auteur, que «c’est le genre qui,
depuis les années 1760, traduit le mieux, dans le domaine de la musique,
le génie de la pensée occidentale» (p.18-19)? Dans ce cas, que doit-on
faire, par exemple, du génie de Liszt? L’auteur lui règle son cas, vite fait:
Liszt, compositeur «généraliste» doit son «absence de goût à l’égard du
genre [à] l’esprit d’une époque [et à] l’influence d’un certain romantisme
à la française épris d’effets difficilem ent conciliables avec la relative
austérité du quatuor» (p. 130).
L’esthétique du quatuor à cordes est un ouvrage ambitieux. L’auteur
compte y susciter l’intérêt pour ce répertoire, en faciliter la
compréhension et permettre d’apprécier la beauté des chefs-d’œuvre qui
le caractérise. À cette fin, il entreprend un travail considérable, près de 700
pages d’analyse des différents paramètres musicaux propres aux quatuors
à cordes, émaillées de réflexions de nature sociale et psychologique.
L’entreprise est colossale, d’autant plus colossale que l’auteur nous
annonce que deux autres volumes viendront s’ajouter à celui-ci afin
d’établir un parcours historique du genre (p. 157).
L’ouvrage est divisé en trois grandes parties. La première , «L’univers du
quatuor à cordes», est consacrée à une présentation du quatuor, destinée
bien souvent à des lecteurs qui n’ont guère de culture musicale tant il y a,
nous semble-t-il, d’explications, certes justes, mais dont le caractère naïf
est déplacé dans le cadre d’un ouvrage qui se veut aussi fondamental (voir,
par exemple, les explications sur la numérotation des œuvres ou encore
leur tonalité)1. La seconde partie traite de la forme sonate par l’entremise
du quatuor à cordes et la troisième du principe de l’«écriture dialogique»
propre au quatuor. Chacune de ces parties est divisée en de nombreux
chapitres (25 au total), eux-mêmes fractionnés en sections. Malgré des
réflexions pertinentes sur des aspects nouveaux du répertoire, comme les
relations de la quaternité et du processus psychique (p.115), et une
volonté de structurer le discours de façon rigoureuse afin, entre autres
choses, de définir en profondeur l’esthétique du genre, ce livre ne
contribue pas à véritablement renouveler les connaissances que l’on peut
avoir du quatuor à cordes. L’étude approfondie de l’évolution esthétique
du quatuor mène inévitablement l’auteur à établir de nombreuses
relations entre histoire et esthétique, mais celles-ci restent vagues et 1. Bien que l’auteur utilise lui-
même le terme «naïf» pour décrire
souvent incomplètes. Si, comme l’affirme l’auteur, le quatuor à cordes est la première partie de son livre et
la «seule forme classique à avoir conservé la faveur de la quasi-totalité des que cela soit donc un choix
créateurs de toutes tendances confondues» (p. 17), pourquoi ne pas avoir délibéré, nous ne pouvons
approfondi tous les exemples cités de quatuors du XXe qui utilisent d’une souscrire à une telle démarche. Il y
a suffisamment d’ouvrages de base
façon ou d’une autre la forme sonate dans un contexte non tonal, alors permettant un apprentissage de la
que la création musicale contemporaine recycle aisément bien des musique pour que l’on ne grève pas
éléments constitutifs des esthétiques et des pratiques du passé? un livre destiné à l’étude de
l’esthétique du quatuor à cordes,
On nous présente Bernard Fournier comme «ingénieur de formation, sujet complexe, d’explications aussi
musicologue, auteur d’une thèse d’État consacrée à Beethoven et la simplistes.
modernité, chargé de cours à Paris VIII et premier violon de deux quatuors
amateurs». On comprend ainsi que Beethoven est la figure dominante de
l’ouvrage et que l’essentiel de la réflexion de l’auteur se porte sur le corpus
beethovénien qu’il juge universel et dont les œuvres «présentent un bon
équilibre entre complexité et simplicité qui les rendent pédagogiques».
La décision de prendre certains quatuors à cordes comme «témoins»
nous paraît valable puisqu’il s’agit d’œuvres universellement reconnues
comme étant des jalons fondamentaux de l’évolution du genre. Mais dans
le cadre de ce livre, elle semble arbitraire. Compte tenu de la dévotion par
trop apparente que l’auteur a pour l’œuvre de Beethoven, elle met de côté
la diversité stylistique du genre et ne contribue pas à redécouvrir le
répertoire, puisqu’elle se concentre et se limite à un nombre étonnamment
restreint d’œuvres phares pour un ouvrage aussi colossal. De plus, la
volonté d’intégrer le genre à des moules précis permettant l’encadrement
de l’analyse, solution idéale pour amener le mélomane amateur à se fixer
des repères et «comprendre» l’évolution du genre, est continuellement
mise en échec par la multitude de contre-exemples et d’exceptions que
l’auteur ne saurait écarter. Il en résulte une analyse chaotique ballottée
entre les références aux chapitres ultérieurs et les multiples retours en
arrière (par exemple: p. 204, 215, 263 et 350), un peu comme si l’auteur
craignait que le lecteur se perdent dans le dédale de sa pensée. En vérité,
cela n’est pas totalement faux.
À la lumière de ces commentaires, on comprendra aisément que,
malheureusement, je ne suis absolument pas convaincu de l’utilité d’un tel
ouvrage présenté sous cette forme quelque peu abusive, si l’on tient
compte de l’importance des moyens éditoriaux mis à la disposition de
l’auteur.
Le quatuor à cordes comme
lieu du désir
Serge Provost

À l’adolescence, le quatuor à cordes m’apparaissait comme un monde


réservé et ambigu. Pour moi, qui me consacrais passionnément au piano, le
violon me semblait un instrument compliqué et mystérieux dont on arrivait à
sortir quelque chose qu’au prix d’années d’une gymnastique éprouvante. De
plus, à cette époque, l’audition des quatuors de Haydn me révéla un monde de
finesse, de lumière souvent empreint de gravité et de concentration.

Il me semblait qu’on ne pouvait être que seul pour écouter cette musique.
De ce type de relation est né le sentiment d’une distance mêlée de respect
et d’envie, ce qui a suscité chez moi une forme de désir refoulé, qui a resurgi
plus tard à la découverte des ensembles de violes, avec leurs sonorités
ambrées, et le souffle de l’archet qui donne l’impression que ces instruments
sont des êtres vivants qui exhalent leurs soupirs et leurs plaintes (je pense aux
Seven Tears de Dowland). Alors l’objet de mon désir s’est précisé et m’est
apparu dans toute son apparente simplicité: le sens du toucher. L’archet sur
les cordes: la densité, la douceur, la légèreté, le poids de la pression, qui suscite
le bruissement le plus ténu, le chant le plus clair, les sonorités les plus âpres,
et ce bruit, ce souffle (qui me rappelle étrangement le frottement de l’aiguille
sur les microsillons des disques de vinyle) qui colore le son et témoigne de ces
attouchements mystérieux de l’archet sur les cordes tendues contre le corps
de l’instrument.

Les formes de tabous ou d’inhibitions envers le quatuor à cordes, n’avaient


donc rien à voir avec le poids historique des œuvres qui lui ont été consacré,
et encore moins avec une forme de procès pour élitisme bourgeois qu’on
pourrait intenter contre ces œuvres et le répertoire de la musique de chambre
en général, dont la dénomination, par ailleurs, témoigne explicitement du
domaine privé qui le caractérise, et cela même en présence de quelques
centaines de personnes.
Pour qui écrire un quatuor à cordes?
Pour moi d’abord, bien sûr, et puis pour le partager avec les interprètes et
leurs instruments, et avec les amateurs, ceux qui ont une inclination
particulière pour ce mode d’expression.
Il m’aura fallu du temps, plusieurs années, avant de passer aux actes; le
temps de la maturation de mon imaginaire, cette région plus intime, où la
spéculation intellectuelle puisse agir en toute fluidité avec un système de
représentation poétique plus diffus, en affleurements, constitué des traces,
des sédiments de la mémoire sensorielle, et des affects qui y sont reliés.
Les grands modèles m’ont forcément impressionné, mais sans effet
dissuasif, il aura fallu qu’une œuvre en particulier me saisisse pour que mon
désir se transforme en obsession. Il s’agit du quatuor de Luigi Nono Fragmente-
stille, an diotima, qui a fait sauter le verrou, en quelque sorte, me donnant
accès à ces régions réservées de mon imaginaire.
Le quatuor comme lieu de réalisations
La première approche du quatuor s’est faite de façon presque détournée,
en l’intégrant dans une plus vaste formation, lors de la composition d’Églogue,
le jardin des oliviers, en 1992. Une fois intégrée la mécanique du jeu des
instruments, le quatuor comme médium s’est révélé d’une grande souplesse
et j’ai été même un peu étonné de m’y trouver si à l’aise. La panoplie de
contraintes que l’on évoque toujours en parlant de cette formation s’est en fait
révélée très riche de possibilités non seulement expressives mais aussi
techniques, ce qui lui donne une grande capacité d’intégration en termes de
langage musical proprement dit.
Puis à l’hiver de 1993 je me suis consacré à la composition de Vents, dont le
titre est emprunté à un recueil de poèmes de Saint-John Perse, commandé par
le Quatuor Morency et créé au printemps de la même année. L’écriture de ce
premier quatuor a eu quelque chose de la démarche initiatique, mais pas au
sens hiératique du terme, il ne s’agissait pas d’entrer dans un club sélect. Mais
initiation au sens spirituel et même sensuel du terme, l’entrée dans une ascèse
poétique, faite d’une attention concentrée vers un objet intériorisé, qui
demande une rigueur constante et, paradoxalement, une intuition toujours en
éveil.
L’expérience s’est renouvelée avec Ventis-Arboris-Vocis, commandé par
RadioFrance et créé à Paris par le Quatuor Arditti en janvier 1999, et
magistralement repris à Ottawa dans le cadre du festival «Cordes du Futur».
Cette œuvre qui m’est très chère et qui m’a demandé beaucoup de travail, m’a
permis d’entrer dans une relation que je pourrais qualifier de fusionnelle avec
le quatuor à cordes et ce que j’avais à lui confier; de m’investir dans cet univers
de bruissements, de rumeurs, de clameurs, dans ce jeu de perspectives
sonores: auprès, au loin… de respirer à même les archets… aussi bien dans la
conception des paradigmes que dans leur réalisation physique anticipée au
moment de l’écriture.
Le quatuor à cordes est-il un fossile…?
Le quatuor à cordes me semble doté d’une vitalité que j’oserais
qualifier de quasi intrinsèque, du moins tant que les compositeurs
pourront y trouver un terrain propice à l’expression de leur
imaginaire. Il me semble que si un jour le quatuor à cordes devait
disparaître, sa mort coïnciderait probablement avec celle de la
poésie.
Le Quatuor selon Schafer… et
selon d’autres
Jean Portugais, rédacteur invité

En décembre 1999, Olga Ranzenhofer et son Quatuor Molinari ont


organisé un événement de trois jours autour du compositeur canadien R.
Murray Schafer et de ses quatuors à cordes. Plutôt que de se limiter au rôle
d’interprètes de la musique d’aujourd’hui et d’un hier encore récent, les
Molinari ont décidé de jouer un rôle d’animateur culturel en proposant
une conférence, des ateliers, une table ronde et un concert coordonnés.
Cet événement, qui s’est conclu par la première intégrale à être réalisée
en un concert marathon des sept quatuors à cordes de Schafer, a bénéficié
à Montréal d’une forte participation du public et d’une couverture
médiatique assez exceptionnelle pour de la musique de chambre
contemporaine. C’est que le Quatuor Molinari se préparait, depuis sa
fondation trois ans plus tôt, à jouer ces 150 minutes de musique au cours
d’une seule soirée. Pour l’occasion, le Quatuor Molinari a créé la version
scénique du Septième Quatuor de Schafer. L’ensemble, exclusivement
dédié au répertoire du XXe siècle, jouait donc régulièrement Schafer à ses
concerts parmi de multiples autres œuvres du répertoire, de Webern et
Bartók à Scelsi et Schnittke, en passant par Chostakovitch, Evangelista,
Glass, Gougeon, Korngold, Kurtág, Ligeti, Louie, Martinu, Sokolovic et
plusieurs autres.˚ Cette ouverture et cette diversité esthétique chez un
ensemble traditionnel comme le quatuor à cordes n’est pas chose
courante. Et le fait que des musiciens professionnels choisissent de se
centrer pendant des mois sur un seul compositeur contemporain n’est pas
non plus une chose fréquente dans les sociétés de concert actuelles. En
outre, lors de ces journées, les musiciens ont présenté en public une
analyse des quatuors, et ce, en présence du compositeur. L’auditoire était
invité à poser des questions sur la composition et sur l’interprétation de
ces œuvres.
Pourtant, la dimension de l’œuvre pour quatuor de Schafer parle d’elle-même;
pour s’en convaincre, il suffit de rappeler ici que de nombreux autres
ensembles canadiens jouent des quatuors de Schafer depuis près de trente ans.
Le Quatuor Orford a donné fréquemment en concert et un peu partout dans le
monde les cinq premiers quatuors (qu’il a d’ailleurs enregistrés en 1990, peu
avant la cessation des activités du groupe), tandis que le Quatuor Morency a
réalisé en 1989, à la SMCQ, une présentation des Quatuors nos 1 à 3. Ailleurs au
Canada et aux États-Unis, le Quatuor Penderecki, le Quatuor Purcell et le
Quatuor St. Lawrence ont aussi régulièrement joué différents quatuors de
Schafer. Cependant, jamais une intégrale comme celle du Quatuor Molinari
n’avait été réalisée en un seul concert.
C’est à cette occasion que Olga Ranzenhofer, membre fondatrice du
Quatuor Molinari et directrice des activités de l’ensemble, m’a demandé de
préparer un volet public comprenant une conférence de Murray Schafer et une
table ronde réunissant des compositeurs et des musicologues québécois
autour de la question de l’actualité du quatuor à cordes.
Le présent numéro de Circuit, musiques contemporaines est principalement
consacré aux résultats écrits découlant de ces activités que nous avions
nommées «Le Quatuor selon Schafer». Le dossier que j’ai réuni dans ce numéro
contient les parties suivantes: la conférence de Schafer du 9 décembre 1999;
un parcours dans l’œuvre pour quatuor à cordes de Schafer, intitulé «Îles de la
Nuit», que Olga Ranzenhofer et moi-même avons corédigé; et les
développements de la table ronde centrée sur la question: «Le quatuor est-il
une forme tabou, un fossile ou appartient-il encore à une tradition vivante?».
Les autres éléments du présent numéro ont été préparés par le rédacteur en
chef Michel Duchesneau qui, en plus de veiller sans relâche aux conditions de
réalisation de ce numéro, a eu l’heureuse initiative de proposer des chroniques
complémentaires au dossier comme la bibliographie sélective sur Murray
Schafer, confiée à Jonathan Goldman, ou encore sa propre recension du livre
de Bernard Fournier, consacrée à l’esthétique du quatuor à cordes classique.
Que soient chaleureusement remerciés ici Murray Schafer et les membres
du Quatuor Molinari pour leur soutien dans la préparation et la réalisation de
cette entreprise à la fois vécue et écrite. Je remercie vivement Michel
Duchesneau pour ses généreux efforts, son ouverture d’esprit et ses initiatives
concernant ce numéro. Avec aisance, il a réussi à mener à terme une
préparation de numéro thématique initiée par son prédécesseur Jean Boivin.
Je remercie d’ailleurs Jean Boivin et JeanJacques Nattiez (tous deux ex-
rédacteurs en chef de Circuit) qui ont montré un intérêt constant pour le
présent dossier et qui m’ont encouragé à le soumettre à Circuit, musiques
contemporaines. Un merci tout spécial à la secrétaire de rédaction, Johanne
Rivest, pour son très fin travail durant la préparation des épreuves. Pour leur
participation à ce numéro thématique, je remercie également les auteurs des
textes de la table ronde, Jean Boivin, José Evangelista, Jean-Jaques Nattiez,
Serge Provost et John Rea. Je souhaite aussi remercier le comité de rédaction
de la revue pour son travail sur les textes. Enfin, je suis reconnaissant à la
directrice administrative, Suzanne Samson, de sa collaboration aux démarches
concernant l’édition et l’illustration du numéro.
La pérennité du quatuor à cordes est parfois mise en doute. Je
souhaite que le présent dossier puisse apporter la preuve de sa
vitalité comme lieu de création contemporaine, ne serait-ce que par
la passion et la controverse que cette question suscite dans les
différents textes qui sont ici réunis.

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