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LE « BILINGUISME SAUVAGE » : Blocage linguistique Sous-développement et coopération

hypothéquée L'exemple maghrébin. Cas du Maroc


Author(s): Ahmed Moatassime
Source: Revue Tiers Monde , Juillet-décembre 1974, Vol. 15, No. 59/60, ÉDUCATION ET
DÉVELOPPEMENT: L'école et le Tiers-Monde en 1974 (Juillet-décembre 1974), pp. 619-670
Published by: Publications de la Sorbonne

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/23588955

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LE BILINGUISME A L'ÉCOLE

En 1974, dans de nombreux pays du Tiers Monde, l'école est plus que jamais confrontée au choix
des langues d'enseignement. Revendiquées comme moyen indispensable d'affirmer une identité culturelle,
comme élément décisif dans la formation d'une conscience nationale, les langues utilisées dans les différents
systèmes de formation posent aux éducateurs et aux responsables des systèmes d'enseigriement de nombreux
problèmes qui seront évoqués ultérieurement dans un numéro de la Revue Tiets-Monde. Nous présenton
aujourd'hui deux articles consacrés au Maghreb : dans le premier, c'est un éducateur marocain, docteur
en sciences de l'éducation, qui dénonce le « bilinguisme sauvage » de son pays et qui, à travers une analyse
de ses méfaits,propose des solutions personnelles que d'aucuns pourraient qualifier d'utopiques ; te deuxièm
présente les résultats d'enquêtes menées en Algérie pour étudier le rôle de la situation linguistique dans le
système scolaire et ses effets dans l'évolution sociale et politique du pays.
N.D.L. R.

LE « BILINGUISME SAUVAGE » :

Blocage linguistique
Sous-développement et coopération hypothéqu
L'exemple maghrébin. Cas du Maroc
par Ahmed Moatassime*

L'échec du « bilinguisme » dans le Tiers Monde en général et


en particulier n'a pas que des implications pédagogiques. Il pa
du sous-développement puisqu'il a des conséquences économique
et sociales, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. A ce titre, si l
que les langues étrangères à l'école constituent un élément détermi
le développement et l'avenir des relations internationales, notamm
le Tiers Monde et les pays industrialisés, il faudra mettre fin
linguistique et culturel que sécrète leur étude à sens unique. Pl
anarchique ou « sauvage », cette pédagogie linguistique en cou
nombreux pays du Tiers Monde risque, tôt ou tard si ce n'est
contrecarrer tout effort de développement et d'hypothéquer toute
coopération. Le débat actuel sur le « bilinguisme » au Maghreb
soit-il, ne dépasse pas toujours les formes académiques connu
l'étude des rapports de force entre l'arabe classique considéré, à tor

* Docteur ès sciences de l'Education, consultant de l'Unicef.

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AHMED MOATASSIME

comme « langue maternelle » et le français, considéré, à tort égal


comme « langue universelle ».
Remettre en cause ces deux axiomes qui faussent, non seulement, le j
ment pédagogique mais aussi la signification de toute décision polit
caractère éducatif devient donc plus que jamais nécessaire. Longtemps ab
du débat qui le concerne au premier chef, le jeune Maghrébin doit être
mais — avec ses difficultés d'apprentissage — au centre des préoccup
A travers lui, d'ailleurs, on peut imaginer aussi la haute tension à l
sont soumis, sans ménagement, de nombreux enfants du Tiers Mon
domination linguistique et culturelle, à la fois interne et externe, d
font l'objet sans contrepartie sociale ni support familial stimulateur ne
laisse guère de chance pour un développement harmonieux de leur person

LEVER L'HYPOTHÈQUE

Comme pour le développement, l'avenir de la coopération internat


entre le Tiers Monde et les pays industrialisés ne dépendra pas seulemen
la réglementation des échanges sur le plan économique; notamment
qui concerne les matières premières qui, à juste titre, font actuellement
d'une sollicitude particulière. L'avenir de la coopération internatio
dépendra naturellement de la volonté des peuples à vouloir vivre
dans un monde plus juste, mais aussi de leur capacité à résoudre un prob
fondamental : celui de la communication entre les hommes. D'abord à l'in
des frontières nationales, ensuite dans les relations avec l'extérieur
parfois possible de parler la même langue, mais il n'est pas certain qu'on
toujours le même langage. C'est dire à quel point le problème devie
complexe lorsqu'il faut, pour comprendre ou se faire comprendre, passe
l'intermédiaire de traducteurs ou d'interprètes.
Jusqu'ici, seuls les pays du Tiers Monde font les frais culturels des éch
internationaux en apprenant les langues de leurs partenaires indust
et en adoptant sans discernement leurs modes de vie. Beaucoup d'en
néanmoins prennent conscience qu'ils subissent ainsi une domination lin
tique et culturelle au même titre qu'ils ont subi ou subissent encore
nation économique, cause et/ou conséquence de la domination politiq
Le problème de la dépendance culturelle reste cependant plus ou
méconnu. Il n'est pas encore porté sur la scène internationale. Ma
posera tôt ou tard à l'échelle mondiale avec autant de gravité sinon p
ceux de la dépendance politique (décolonisation) ou de la dépendance
mique (« crise » des matières premières). A moins que la communauté hu
ne réfléchisse aussi à l'idée d'instaurer en temps utile un « ordre linguis
mondial » avec la même détermination qu'elle ait tenté de le faire à
en avril 1974 en vue d'un « ordre économique mondial ». Réduire le
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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

entre les pays riches et les pays pauvres, c'est évidemment prendre
dération les intérêts économiques de ces derniers, longtemps ignoré
Mais c'est aussi leur rendre l'initiative culturelle dont ils ont été
Les pays pauvres subissent, en effet, de graves préjudices dans c
en apprenant comme ils le peuvent et sans réciprocité aucune, les lan
leurs partenaires industrialisés. Leurs vains efforts — quelles que
apparences trompeuses de quelques « vitrines » ou « beaux spécimens
tissent souvent à une véritable déstructuration de la personnalité in
et collective. C'est à travers un réseau complexe de phénomènes
au « bilinguisme sauvage » — nous y reviendrons — qu'on en arrive
chez les peuples dominés, jusqu'à la désorganisation de l'intelligence c
En fait, rares sont les pays du Tiers Monde qui en sont éparg
nous nous arrêtons au cas du Maroc, c'est tout simplement parce
d'un pays que nous croyons connaître. On remarquera, à travers cet
que le blocage linguistique, cause et conséquence du « bilinguisme
se manifeste tout d'abord à l'intérieur des frontières, entre une
privilégiée qui impose ses modèles culturels à la majorité de la p
celle-ci ne les assumant pas mais les subissant au vrai sens du mot. L
phénomène se manifeste aussi de la même façon, mais à une échelle pl
entre pays riches et pays pauvres d'une manière générale.
Sans entrer dans les détails de « l'aliénation culturelle » et ses con
— thème que d'aucuns diraient à la mode — nous voudrions ici p
point de vue pédagogique et pratique en essayant de nous référer à des
limités mais caractéristiques. Ce n'est qu'à l'issue d'une telle dém
nous pourrions peut-être tirer quelques conclusions sur le plan éc
social et politique, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays et, parta
sager l'avenir dans un contexte plus universel.
Les principaux éléments de cette contribution sont en partie extr
travaux de recherche plus étendus que nous effectuons sur l'ense
au Maroc et au Maghreb d'une manière générale et qui seront pu
ailleurs. L'article résume ainsi, notamment dans les premières
l'essentiel d'un chapitre sur « l'arabisation » et le handicap que consti
trument linguistique pour le jeune Maghrébin. Mais il essaye par
sans verser dans des extrapolations inconsidérées, de déboucher sur d
cupations proches de nombreux pays du Tiers Monde. Cette dé
demeure cependant schématique et incomplète dans la mesure où
— en vue d'une réflexion plus générale — du seul exemple maroc
c'est là un prix modique à payer pour rester dans le concret et pa
en toute connaissance de cause. Notre conclusion finale risque cep
paraître quelque peu « utopique ». Mais c'est là également un prix
à payer pour dépasser le cadre national et inscrire la présente démar

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T. M. 59-60 35

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une perspective plus universelle essayant ainsi de lier certaines préo


légitimes, proches ou lointaines, des hommes à des problèmes im
urgents inhérents à l'actualité maghrébine.

I. — L'exemple maghrébin :
ARRIÈRE-plan pédagogique MAROCAIN ET SON ÉVOLUTION

Au lendemain de son indépendance politique en 1956, le Maroc s'est


assigné un certain nombre d'objectifs à atteindre en matière d'enseignement.
Il a mis en œuvre des moyens importants. Mais les résultats obtenus restent,
malgré leurs aspects positifs indéniables, inversement proportionnels à l'effort
fourni. Un bilinguisme pédagogique subi et non maîtrisé débouchant plus ou
moins sur un « bilinguisme sauvage » explique, en partie, une telle situation.

a) Les quatre objectifs fondamentaux du Maroc indépendant :


unification, généralisation, marocanisation, arabisation
— L'unification des systèmes d'enseignement devait mettre fin au dualisme
culturel issu, d'une part, de l'enseignement islamique « traditionnel » et,
d'autre part, de l'enseignement français dit « moderne » qui se juxtaposaient
d'une manière quelque peu factice. Le premier introduit au Maroc depui
le viie siècle avec la conquête arabe, comprend : des écoles coraniques (ou
enseignement élémentaire), des mêdersas et des eçaouias (sorte de collèges
d'enseignement secondaire, les premiers à vocation urbaine et les seconds
vocation rurale), enfin un enseignement supérieur, caractérisé surtout par la
Karaouyine de Fès : construite vers 859 par deux sœurs d'origine kairaouanaise
dit-on, d'où son nom, cette « mosquée-école » est considérée par les Marocains
comme la plus vieille université du monde; la Karaouyine — qui a joué auss
un rôle intellectuel de premier plan dans tout le Maghreb et au-delà de la
Méditerranée — a toujours eu, à l'intérieur du pays, un impact déterminant
sur la formation des élites (notamment pour les habitants de Fès ou fassis
et leur reproduction, jusqu'au début du xxe siècle. Quant au second ordre d'ensei
gnement, il est introduit par le Protectorat français depuis 1912; d'abord
dans les villes par la création d'écoles de fils de notables et de collèges franco
musulmans destinés surtout aux familles fortunées, ce qui a déplacé progressi
vement l'axe d'intérêt des élites; ensuite, dans les campagnes d'une manièr
quelque peu timide et plus ou moins orientée vers la vie rurale et la « repr
duction » de la classe paysanne, la population marocaine étant composée
pour les deux tiers, sinon les trois quarts de ruraux. En principe, l'objecti
unification devait, au lendemain de l'indépendance du pays en 1956, mettr
fin progressivement à toutes ces distinctions.
— La généralisation de /'enseignement avait donc pour but de permettre
à tous les enfants d'âge scolaire de trouver leur place dans une école nationale

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

unifiée. A la veille de l'indépendance du pays, le nombre d'enfan


par rapport à la population scolarisable (7-14 ans) ne dépass
12 %. Un Dahir (loi royale), datant du 13 novembre 1963, déc
« l'enseignement est obligatoire pour les enfants marocains
depuis l'année où ils atteignent l'âge de 7 ans jusqu'à 13 ans ré
-— La marocanisation des cadres enseignants devait à son tour serv
à la généralisation de l'enseignement et préparer aussi son ar
lendemain de l'indépendance, en effet, presque tous les poste
et administratifs à tous les niveaux de l'enseignement, prima
ou supérieur, étaient détenus par des cadres français ou étra
rendait nécessaire une formation accélérée de cadres marocain
de prendre la relève.
— U arabisation, enfin, partait du principe de redonner à la l
sa place légitime comme langue d'enseignement, et non plus
enseignée pour elle-même comme ce fut le cas sous le Protectora
les trois quarts de l'emploi du temps pédagogique ou presque, aus
le primaire que dans le secondaire, étaient occupés par un en
langue française : scientifique ou littéraire, historique ou so
supérieur, il se faisait pratiquement en langue étrangère, hors d

b) Des moyens importants, mais des résultats incertains

Pour réaliser les quatre objectifs fondamentaux énuméré


le Maroc indépendant a mis en œuvre des moyens assez cons
vont d'une réorganisation pédagogico-administrative dont l'a
éclater toutes les structures (sans toutefois les transformer
jusqu'aux moyens matériels les plus divers (construction et
d'établissements scolaires à travers tout le pays) en passant natu
les moyens humains (formation accélérée de cadres en grand
lesquels aucune politique scolaire ne peut se concevoir. Cette
gure eut pour support financier un budget de fonctionnement q
au P.N.B, et au budget général de l'Etat, se place parmi les pr
hiérarchie internationale d'une manière générale. Tout comm
également en tête eu égard, en particulier, à d'autres pays du
Le budget de fonctionnement alloué à l'éducation nationale
passé ainsi de 14 % en 1956 à 22,70 % en 1966; il tourne actuellem
des 25 %, soit 4 % du P.N.B.
En définitive toute critique qui ne tiendrait pas compte d
remarquable serait incompréhensible. Cela dit, il n'en demeure p
qu'au stade de la gestion et de l'application, les résultats obtenus
bien sur le plan quantitatif que qualitatif, très problématiques :
— Tout d'abord l'unification. Certes, elle est en grande pa

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puisque 95 % des effectifs inscrits se trouvent dans les écoles officielles


par le ministère de l'Education nationale. Néanmoins, le cadre choisi
développement d'une telle « Ecole nationale marocaine » n'est autre q
mis en place par le Protectorat français qui était d'ailleurs à l'époque
viable. A ce titre l'enseignement au Maroc, aussi bien dans ses structure
dans son contenu et ses méthodes, est resté, comme dans beaucoup
du Tiers Monde, un enseignement d'importation inadapté aux réalités lo
et incapable de se recréer ou de se renouveler. En outre, presque tou
minorités urbaines privilégiées continuent à envoyer leurs enfants, soit
des écoles privées, soit à la M.U.C.F. (Mission universitaire et cult
française) pour les préserver de la « baisse de qualité » inhérente à l'évo
accélérée de l'Ecole nationale; ce qui les coupe à coup sûr, eux les f
dirigeants « héritiers » des privilèges comme leurs familles peut-êtr
réalité vécue par les masses marocaines.
— ha généralisation. Quantitativement, les résultats obtenus da
domaine sont loin d'être négligeables. Les effectifs ont connu une prog
spectaculaire. Ils sont passés entre 1955 et 1972 de 292 000 à 1 231 936 é
dans le primaire, de 28 000 à 313 424 dans le secondaire et de 2 500 étud
17 367 dans le supérieur. Mais le taux de scolarisation atteint à pein
moyenne nationale de 50 % (dont 66 % de garçons et 34 % de jeunes
C'est surtout la minorité urbaine qui semble avoir profité d'une telle pr
sion (100 % ou presque d'enfants scolarisés) au détriment de l'enfance ru
majoritaire (19 % seulement). La « pyramide inversée » de la société sur
scolaire n'est donc pas à étabbr entre la « classe laborieuse » et la « bourge
comme c'est le cas dans un pays industrialisé, en France par exemple (cf
dieu). L'image inversée de la société dans un pays « en développement »
le Maroc, doit être établie entre la ville et la campagne. Nous y reviend
— ha marocanisation. Là aussi un effort remarquable a été fait. Des E
régionales d'Instituteurs (E.R.I.) implantées à travers tout le Maro
d'une quinzaine) ont permis et permettent encore une formation a
d'une partie importante d'enseignants marocains au niveau du premier d
Les élèves-maîtres qui y sont recrutés avec un certificat d'études second
(équivalent d'un B.E.P.C. français) reçoivent une année de formation
gogique avec traitement. Quoi qu'on en dise, ces jeunes instituteur
proches naturellement de leurs élèves que le sont ceux ayant reçu une f
tion universitaire longue et abstraite, ne semblent pas décevoir l'esp
en eux. Il reste cependant plus de 30 % de suppléants qui, recrutés
tas », n'ont reçu jusqu'ici aucune formation pédagogique. Mais,
l'admettre désormais, l'enseignement primaire est entièrement mar
On ne peut en dire autant de l'enseignement secondaire ou supérieur do
de la moitié des professeurs sont encore des étrangers. Si l'enseign

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supérieur s'accommode tant bien que mal de cette situation, vu s


pédagogique spécifique et la faiblesse relative de ses effectifs, re
secondaire au contraire s'en trouve particulièrement affecté. C'e
en effet, que le problème paraît le plus aigu : de sa solution dépe
de l'arabisation et celui de l'équilibre linguistique au Maroc. C
point le problème du « bilinguisme » se pose. Notamment, en ce
les matières scientifiques marocanisées à 9,3 % seulement;
littéraires le sont à 53 % et culturelles à 77 %. La raison la pl
cet état de choses semble être une « fuite » des cadres scientifiq
vers des fonctions plus lucratives. Pourtant, l'E.N.S. (Ecole
rieure) de Rabat, lancée par l'Unesco et dont les annexes des
ont été érigées en C.P.R. (Centres pédagogiques régionaux), t
derniers de jouer pour l'enseignement secondaire, le même r
que jouent les E.R.I. (Ecoles régionales d'Instituteurs) pour l'e
primaire. Mais le peuvent-ils si, parallèlement, l'on continue à se
fesseurs formés un salaire inversement proportionnel à leur
— Enfin, Y arabisation ! Redevable à la marocanisation des cad
formation, l'arabisation est pour ainsi dire entièrement réali
maire. Presque toutes les matières y sont enseignées en arab
Tunisie et en Algérie, l'enseignement du français n'y interv
moitié, à partir du C.E. 2 seulement. Et ce, pour permettre aux
der tant bien que mal les enseignements scientifiques du second
en langue française. Dans le supérieur, le choix est laissé aux étu
prendre leurs études en langue française (pour les matières s
particulier) ou en langue arabe (pour certaines disciplines litt
diques en général). C'est donc au niveau du second degré, un
que le problème de l'arabisation revêt, comme celui de la ma
un caractère complexe. Presque toutes les matières, notamment
scientifiques, continuent à y être enseignées en français (cf.
les jeunes lycéens ne sont que très peu préparés à recevoir l
dans une langue étrangère qui, de par l'arabisation quasi-intégral
leur échappe de plus en plus. Ainsi, l'aventure du « bilinguisme »
dès le primaire pour la partie de la population d'enfants scol
court pour la plupart d'entre eux, en se terminant dans l'imp
degré (cf. les « déperditions », plus loin).

II. — Un « BILINGUISME SAUVAGE »

C'est dans ce contexte pédagogique si déroutant pour le jeune Maghrébin


que prend naissance le « bilinguisme sauvage » et, partant, le « blocage linguis
tique » qui en est le corollaire.
Le blocage linguistique peut être défini comme une incapacité manifeste d'une

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collectivité humaine à pouvoir organiser sa communication de la man


rationnelle, c'est-à-dire la moins coûteuse, la plus efficace et la
possible. Tant il est vrai qu'une ou plusieurs langues ne doivent pas êt
comme une fin en soi — sauf dans des recherches artistiques ou
sociologiques — mais d'abord comme des instruments malléables
nication à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, accessibles au
nombre possible de leurs utilisateurs potentiels. Dans le cas con
verse dans le bilinguisme sauvage qui devient à son tour cause et co
du « blocage linguistique ». Il se caractérise généralement par un cir
de communication au service d'une petite minorité se suffisant
et restant entièrement coupée de la majorité de la population.
Le bilinguisme sauvage au Maroc se manifeste surtout dans les adm
publiques. Celles-ci continuent par exemple à utiliser largemen
française, bien que ce soit l'arabe classique qui est proclamé lang
du pays par la Constitution. Il ne faut pas s'en étonner cependa
l'arabe littéral, le français constitue encore un instrument redoutab
tion sociale et de « reproduction » des élites. C'est à travers les différ
du système éducatif marocain, grand fournisseur de l'appareil adm
que s'effectue une telle sélection. Pour en saisir la portée, il faut ra
deux principales difficultés auxquelles se heurte quotidienneme
Maghrébin en formation. Elles sont de deux sortes : internes, extern

a) Les difficultés internes


Celles-ci sont inhérentes au bilinguisme franco-arabe lui-mêm
manifestent sous trois aspects : les difficultés propres à la lang
difficultés propres à la langue française-, enfin, celles ayant trait au
proprement dit.
— Les difficultés de la langue arabe proviennent : d'une part, de l
c'est-à-dire cette existence de deux formes différentes d'une m
l'arabe classique réservé aux relations scolaires et académiques
dialectal, quand ce n'est pas le berbère, réservés l'un et/ou l'autre a
sociales et affectives; d'autre part de la vocalisation qui constit
absence même un problème majeur, limitant ainsi la connaissance a
de la langue arabe aux seuls lettrés confirmés; enfin, de la flexion
(i'rab), ce « piège » tant redouté de la plupart des hommes cul
prononciation des nombres —écrit très justement un linguiste arab
al-Bân, à titre d'exemple —est remplie de difficultés linguistiques, et
des gens, même cultivés, quand ils lisent un article ou une phrase e
raire, lorsqu'ils arrivent à un nombre, se détournent du littéraire ve
pour se préserver de la prononciation du nombre » (i).

(i) Cite par Selim Abou, in Cahiers d'histoire mondiale, Paris, Unesco, 1972, n° X

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

— Les difficultés de la langue française, en outre, ne sont pas des m


Elles se manifestent surtout dans le comportement pédagogique e
jeune Maghrébin. Celui-ci est obligé, avant même qu'il ne soit so
syncrétisme, de faire face à deux systèmes de valeurs différents, au
gers l'un que l'autre à son univers affectif : l'arabe classique et le
Des observations que nous avons faites dans diverses classes de niveau
rents nous ont conduit à relever trois types de difficultés, notammen
enfants d'origine modeste ne bénéficiant pas de support culturel ext
Tout d'abord des troubles de langage ne provenant pourtant pas d
ou malformations d'organes sensoriels; ils proviennent notammen
cultés psychologiques de perception et d'émission se caractérisan
culier par des chuintements, des zézaiements et des bégaiements alla
à cause de la répétition indéterminée de mêmes mots ou tronçons de
jusqu'à la djslogie. Il y a ensuite la dyslexie ou trouble de l'apprentiss
lecture se caractérisant notamment par des difficultés à lire et à com
ce que l'on lit et dont l'origine réside souvent en une confusion p
ou mauvaise perception des sons correspondants. Enfin, il y a la d
ou trouble de l'apprentissage de l'écriture s'exprimant généralem
confusion des lettres et l'inversion syllabique allant souvent jusqu'à l
thographie. Pour ne retenir que ce dernier exemple, il faut rappeler q
plan pédagogique, déjà, l'orthographe française demeure, tout au
l'arabe classique, incapable de se débarrasser des archaïsmes dus à son
mouvementée.

— A ces difficultés inhérentes, d'une part, à la langue arabe classique et,


d'autre part, à la langue française (classique également !), s'en ajoute celle
plus spécifique au bilinguisme due à la rencontre, ou plutôt à la non-rencontre
de deux langues dissymétriques. « A cheval sur deux civilisations progagées
par les deux langues qu'il apprend, on constate souvent chez l'enfant marocain
un certain désarroi, un certain déséquilibre devant l'impossibilité de pouvoir
intégrer au sein de sa propre personne cette dualité », souligne-t-on, à juste
titre, dans un article médico-pédagogique à l'issue d'un Colloque organisé
au Maroc du 15 au 19 décembre 1964 avec la collaboration du Centre inter
national de l'Enfance de Paris (1).
Cette constatation ne peut étonner si l'on se réfère aux conclusions de l'un
des plus grands linguistes de notre temps, Roman Jakobson : « Dans le cas
de pays bilingues, dit-il, il s'agit toujours du même problème : abolir la dis
tance. Ici, le fond commun est pour ainsi dire inexistant : les codes sont de
plus en plus différents (...). Le bilinguisme est pour moi, dit-il encore, le
problème fondamental de la linguistique. » A ce titre, le compte rendu d'un

(i) Cf. Maroc médical, mai 1965, n° 480, p. 329.

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AHMED MOATASSIME

Colloque international sur le Bilinguisme ayant réuni d'éminents sp


et faisant une large place aux travaux de Roman Jakobson, rappelle
dès la préface (p. x) qu'au début de notre siècle, déjà, « des psych
établi un lien entre le bilinguisme et le comportement de l'homme,
estiment toutefois que la facilité dans l'utilisation d'une seconde lan
au développement de l'intelligence » (i). Encore s'agit-il là sans
pays développés, pratiquant pour ainsi dire un bilinguisme « assumé
« subi » pour reprendre les expressions si significatives de Jacques

b) Les difficultés externes

Elles résident donc dans le fait que le bilinguisme dans un


développé est « subi » plus qu'il ne soit « assumé » ou « maîtrisé
rendre compte, il suffit de voir comment s'organisent les rapports d
le plan culturel dans le contexte international actuel. Quand on regard
la carte linguistique du monde, il apparaît à l'évidence que les diffé
se classent en trois catégories allant des plus avantagés aux plus défav
— La première catégorie de pays est celle dont la langue nationale
seule de langue d'enseignement à tous les niveaux. Toutes les aut
sont reléguées au second plan comme étant « étrangères ». Ces pays
une économie de temps, d'argent et de moyens intellectuels qu
investir par ailleurs d'une manière plus utile. C'est le cas par ex
France et de l'Angleterre. Cette situation privilégiée leur permet en
mieux connaître, sans grande difficulté, une deuxième voire un
langue de grande communication, de leur choix. Enfin, comm
teurs » de langue à une très grande échelle mondiale, ils peuven
d'apprendre les langues de leur clientèle, en particulier celles de
développés. Au contraire, ce sont ces importateurs de langues dites
communication » qui, pour survivre, doivent consentir un effort s
taire d'apprentissage linguistique, extrêmement coûteux (cf. plus lo
— La deuxième catégorie de nations privilégiées sur le plan li
parmi les pays développés est aussi celle qui utilise deux langue
ment : une langue nationale et une autre de grande communicat
cas, par exemple, de la Scandinavie ou de la Suisse. Ces pays fai
d'un même contexte économique, social, historique et culturel que l

(1) Colloque international sur le bilinguisme, Université de Moncton (6-1


compte rendu publié en collaboration par la Commission canadienne pour l'U
versity of Toronto Press, in-8°, 442 p.
(2) Nous avons déjà, dans une thèse soutenue à la Sorbonne en 1969-1970
demment l'attention sur ce phénomène. Un Colloque interarabe qui s'est te
en novembre 1970 avec la participation d'éminents universitaires le souligne égal
manière plus détaillée et mieux que nous ne l'avons fait. Cf. Renaissance du monde
chez J. Duclot en Belgique, Gembloux, 1972, 551p.

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

ne semblent avoir aucune difficulté à pratiquer l'exercice si enri


bilinguisme « assumé » et non « subi ». De tels exemples sont rar
les pays du Tiers Monde, sauf peut-être dans le cas très exceptio
— Reste donc la troisième et dernière catégorie : celle des pay
C'est-à-dire tous ceux qui, pour survivre et garder les liens
avec l'extérieur, sont obligés d'accepter le fait accompli historiqu
en important une langue totalement étrangère à leur context
nomique et social. Us sont obligés ainsi de supporter indirecte
de l'expansion et delà« grandeur» de langues occidentales au détr
propres langues. « Et de cela, dit Jacques Berque à propos d
ont payé et payent toujours le prix » (cf. Maghreb, mars-avril 1973
En Afrique noire, la langue étrangère d'enseignement, anglaise p
française pour les autres, se déploie sans tenir compte ni de l
des peuples, ni de leurs langues vernaculaires, pourtant humaine
lement riches en significations. Au Maghreb, l'emploi de la langu
dans les mêmes conditions ajoute à la complexité, déjà grande, de
« arabe classique/arabe dialectal ». Il en résulte pour les trois pay
un trilinguisme, voire, compte tenu du berbère dans le cas du Ma
linguisme particulièrement difficile à maîtriser notamment par l
ritées, c'est-à-dire la majorité de la population. Le problème
d'ailleurs pas de se poser en termes voisins pour l'Afrique noire
celle-ci parvient à réaliser ses aspirations légitimes en optant, co
gascar, pour un enseignement dans une langue authentiquement
Dans le temps et dans l'espace, la situation au Maghreb, po
à cet exemple caractéristique, n'est pas de tout repos pour le
Pour lui, le français correspond surtout aux heures et au lieu de
ment à l'école. Il s'agit, du moins dans les premières années d
d'un univers qui lui est totalement étranger : un univers quasi art
de l'extérieur puisqu'il a ses racines hors des frontières natio
presque en dire autant de l'arabe classique puisque celui-ci ne
l'enceinte scolaire et académique. De ce fait, cette langue de
malgré son caractère sacré pour les Maghrébins, coupée de l
dienne. Enfin, il y a l'arabe dialectal et le berbère qui correspond
reste, se réservant en particulier les relations sociales et la vie aff
nous l'avons rappelé.
Tels sont les faits. Le reste n'est pas difficile à deviner à cond
vouloir accepter, même en imagination, d'effectuer une « virée
tout au fond des salles de classe où stagnent désespérément des e
gents d'origine populaire qu'une pédagogie retardataire quali
« cancres ». On y découvrira un affrontement inégal entre plusi
civilisation, conduisant ainsi à des tiraillements incessants et à u

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regrettable des efforts, bref à cette forme de multilinguisme « su


conduit inévitablement au « bilinguisme sauvage » extrêmement
dans tous les domaines,

III. — COUTS ET CONSÉQUENCES

Faute de données « quantifiables » ou de données tout court, c'est en


termes « qualitatifs » qu'il convient d'aborder ce problème, sauf dans certains
cas où quelques chiffres existent ou s'imposent. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit
pas ici d'un procès d'intention. Il s'agit de constatations que tout éducateur
est susceptible de faire pour peu qu'il soit engagé dans l'action pédagogique ou
qu'il ait eu auparavant une expérience pratique à la base de la pyramide.
C'est-à-dire au stade de l'application et au niveau des contacts humains les
plus directs. Les remèdes ne sont pas toujours faciles à trouver. Mais une
ordonnance médicale ne vaut que par la rigueur du diagnostic quelles qu'en
soient les conséquences. Le coût du « bilinguisme sauvage » au Maghreb est
particulièrement élevé, non seulement sur le plan financier, mais aussi dans les
domaines culturel, pédagogique, social, « rural » si l'on peut dire, politique enfin !

a) Le coût financier

Tout d'abord, il faut rappeler que deux « langues d'enseignement » entre


tiennent simultanément deux catégories de personnel aussi bien pour l'orga
nisation administrative qu'en ce qui concerne l'action pédagogique.
Pour ce qui est de l'aspect administratif, presque toutes les notes, circulaires,
instructions officielles sont bilingues. Conséquences : les besoins en personnel
se multiplient par deux à tous les niveaux, depuis les centres de conception
jusqu'aux cadres chargés de l'application, en passant par les stades intermé
diaires, rédacteurs, chefs de bureau ou sténodactylographes. Le recrutement
éventuel de vrais agents « bilingues » (catégorie rarissime) n'améliore pas pour
autant le rendement. Ces agents sont souvent obligés d'investir une bonne part
de leur énergie et la moitié de leur temps dans les traductions, ce qui ramène
la logistique administrative à son point de départ ou à une simple expédition
d'affaires courantes, sans aucune amélioration.
Le domaine pédagogique n'échappe naturellement pas à ces aléas. On prête
généralement aux professeurs en France la qualité ou le défaut de se côtoyer
quotidiennement et de se saluer avec déférence sans pour autant chercher à se
connaître. Ni d'ailleurs à parler de leurs élèves ou de leurs programmes si ce
n'est dans les conseils trimestriels de classes pour défendre leurs matières respec
tives ou, à la limite, justifier leurs notations et annotations, en ce qui concerne
les « aptitudes » des élèves. Au Maghreb, il y a un autre problème. C'est que le
professeur autochtone non bilingue ou arabophone et le professeur français,

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monolingue par excellence, ne se parlent presque jamais. Pour la rais


simple qu'aucun des deux ne connaît la langue de l'autre. C'est san
qui a conduit un coopérant au Maroc à se poser la question suivan
peut penser par exemple un professeur d'histoire, dit-il, le jour où i
que son enseignement est doublé par un enseignement en langue ara
simultanément les mêmes programmes ? » (cf. Le Monde du 3 juin 1
C'est dire les recoupements inutiles qui, non seulement encom
programmes, mais aussi et surtout augmentent le prix de revient pa
simultané, pour la même matière, de deux professeurs qui s'ignoren
sont surtout les disciplines scientifiques, non encore marocanisées, q
nent le plus cher. A ce titre, le Maroc entretient en 1974 quelque 10
rants dont le salaire est trois à quatre fois plus élevé que celui de pr
marocains de qualification égale ou supérieure. Les coopérants
la possibilité de transférer leurs fonds en devises, jusqu'à concurren
50 % de leur traitement de base. C'est ce qui fait écrire sans doute à
marocain de l'opposition que « l'ensemble des partants ont empor
de treize années, environ 700 millions de dirhams (à peu près l'é
en francs), autrement dit 5 % du revenu national de 1968 » (cf.
du 10 janvier 1973). Le même quotidien estime à deux milliard
francs environ par an, l'achat de manuels scolaires effectués en
espère cependant pouvoir remédier à cette situation, sous forme d'ai
la nouvelle convention culturelle, passée en janvier 1972 entre la Fra
Maroc. Mais il n'en demeure pas moins vrai que sur le plan culturel e
loppement de la personnalité nationale, le problème demeure entier,
forme plus subtile et presque insaisissable « quantitativement » parla

b) Le coût culturel

Ce n'est plus un secret pour personne que le professeur étranger


pas seulement une discipline scolaire, aussi « scientifique » et aussi «
soit-elle. Sans le vouloir, ce dernier « injecte » directement ou indire
dans l'esprit de son jeune disciple tout un mode de pensée, de compo
psychologique et d'attitudes sociales qui ne sont pas toujours b
pour le développement d'un pays du Tiers Monde. Non pas que l
culturelles étrangères soient dénuées de tout aspect positif ou h
contraire. Mais, c'est la transmission du « message » elle-même qui s
altérations à tous les niveaux.
Tout d'abord dans la relation pédagogique « maître-élève » d'une manière
générale, où les rapports inégaux et la communication à sens unique favorisent
déjà un type de domination. Ensuite, dans la transplantation, sans précautions,
de mode de vie ou de comportements que seule une société de consommation
est capable de « digérer », d'intégrer et d'assumer. Pour un pays sous-déve

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loppé, ce processus d'acculturation transforme dans un sens négatif


d'être de ceux qui le subissent. Le problème est d'autant plus g
jeune en formation se trouve encore dans une phase fragile de son
Il n'a pas eu le temps de développer ses réflexes défensifs pour fair
« agressions » extérieures. Celles-ci ne sont pas seulement d'ori
gique. Elles ont, notamment dans les villes, un puissant support soc
d'importation allant de la publicité jusqu'au cinéma en passant p
de journaux et de revues de toute sorte, produit très discutable de m
de gadgets multiples. Le phénomène de « rejet » qui, en principe do
jouer dans les cas désespérés, ou au contraire permettre aux « meill
de faire la synthèse indispensable pour mieux recevoir la greffe néce
survie, ne semble, dans ces conditions, fonctionner que très partiel
Pourtant, la rencontre des cultures a toujours été une source ine
d'enrichissement et de régénération. Mais dans le cas d'espèce, le ph
ne se manifeste pas de la même manière puisque les échanges ne se
même niveau, ni dans les deux sens. De ce fait, il ne peut obéir à ce d
créateur des « chocs de civilisation » que seule une réciprocité bien
est capable d'engendrer. Et il faut le regretter car sans échanges au
du mot, et sans diversification de ses sources d'enrichissement,
quelle qu'elle soit risque de verser dans la sclérose. C'est-à-dire
situation stérilisante qui guette toute collectivité ayant opté pou
systématique sur soi et sur « sa » culture.
Le problème n'est donc pas si simple. Il est à placer dans le
des rapports de force entre les pays industrialisés exportateurs actifs
et de cultures et le Tiers Monde qui en est généralement l'importate
Partout dans ces derniers pays, les langues nationales en tant
maîtresse pour la sauvegarde de l'authenticité culturelle, le dév
du caractère et la formation de la personnalité, se trouvent constamm
nétisées et finalement réduites au silence par la présence envah
langues étrangères. Un protectionnisme culturel doit, avec regr
jouer intelligemment. Au même titre que le protectionnisme économ
attendant l'instauration d'un « ordre linguistique mondial » rég
comme on l'espère aussi en économie, les échanges culturels dan
plus fructueux pour toutes les parties en présence. D'autant que
inégalité des situations, un pays sous-développé n'en tire, ne retient
en « allant vers l'autre » qu'une culture appauvrie, un sous-produ
qui conduit inéluctablement à des formes redoutables d'aliénation
Il est un fait que la culture étrangère est perçue et assimilée diff
par les diverses classes sociales. C'est ce qui sème souvent la conf
les modes d'appréciation qui ne retiennent parfois comme exemp
« beaux spécimens ». En fait, si la minorité privilégiée d'un pays sou

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affiche une certaine autosatisfaction, malgré le caractère « périp


sa culture d'adoption qui la coupe des masses, il n'en est pas de m
majorité de la population qui, au contraire, en ressent une profon
Or, tout ou presque se joue à travers les différentes étapes
ment. L'appareil scolaire élimine sans appel, inconsciemment
ceux qui, de par leur origine sociale ou géographique, n'arr
reconnaître dans le système pédagogique qu'on leur propose.

c) Le coût pédagogique
« Qu'on s'imagine un élève de 4e, contraint de suivre tous
mathématiques, de sciences, d'histoire-géographie en anglai
professeurs qui ignoreraient complètement le français, c'est un
passe au Maroc », peut-on lire dans un Dossier blanc publié par d
français réunis en une « Association professionnelle des Personn
gnement secondaire » ou A.S.P.E.S. (cf. revue marocaine Lam
d'avril 1971). Encore s'agit-il là d'une comparaison entre de
français et l'anglais, appartenant au même univers géographique
socio-économique, ce qui réduit considérablement les distances en
registres d'apprentissage du mécanisme mental. Que peut-on dire
raison entre l'arabe et le français ? Celui-ci demeure tout aussi étr
jeune Maghrébin que l'est l'arabe pour le jeune Français, avec cet
rence que le premier est obligé « d'apprendre » tant bien que ma
d'une pédagogie contraignante.
Les conséquences néfastes d'une telle situation sur le dérou
scolarité des enfants ne sont plus à démontrer. A commencer par
dues aux abandons et redoublements. Elles sont, comme dans
pays du Tiers Monde, très nombreuses (1).
Pour ce qui est des abandons au Maroc, sur un échantillon type d
entrés dans le primaire au même moment, 535 seulement termin
sans diplôme leur scolarité, soit 53,5 %. Dans le premier cycle du
654 sur 1 000 et dans le deuxième cycle, 613; soit, respectivemen
Ce qui, vu sous cet angle, peut être considéré comme un sco
Mais, il ne faut pas oublier que, pour arriver à ces résultats, il a fa
compte tenu des redoublements, 9,49 années-élèves au lieu de 5 da
6,18 au lieu de 4 dans le premier cycle du second degré et 4,
dans le deuxième cycle.
Dans ces conditions, l'indice du coût en années/élèves par « un
subit de sérieuses variations. Tout comme d'ailleurs les dépenses
élève, estimées initialement à 260 DH (à peu près l'équivalen

(i) A ce propos, voir notamment les travaux d'Isabelle Deblé et de M


Les Etats africains d'expression française, Paris, I.E.D.E.S.

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dans le primaire, 800 dans le premier cycle du secondaire et 960 dan


cycle, soit :
— Dans le primaire:
9,49/5 = 1,89 (au lieu de l'indice 1,00). Les dépenses annuelles pour
chaque élève parvenu à destination s'élèveraient ainsi en moyenne à :
260 DH X 1,89 = 490 DH (au lieu de 260 X x = 260 DH).
— Dans le premier cycle du secondaire:
6,18/4 = i)5 5 (au lieu de 1,00). Soit une dépense annuelle de :
800 DH X 1,55 = i 240 DH (au lieu de 800 DH X 1 = 800 DH).
— Dans le second cjcle secondaire:
4,40/3 = x,47 (au lieu de 1,00). Soit une dépense annuelle de :
960 DH X x,47 = i 411,20 DH (au lieu de 960 X 1 = 960 DH).
D 'une manière générale sur les quelque 500 élèves pour 1 000 qui « ter
minent » tant bien que mal, avec des redoublements, leur scolarité élémentaire,
250 accèdent au second degré. Soit 25 % dont 1 à 2 seulement ont quelque
chance d'atteindre le baccalauréat.

Cette hécatombe scolaire ne peut pas, ne doit pas passer inaperçue. Pour
tant, elle ne tient compte que de la population scolarisée qui, nous l'avons vu,
représente à peine 50 % de la population scolarisable. On ne peut naturelle
ment pas rendre le « bilinguisme sauvage » seul responsable d'une telle situa
tion, bien qu'il y soit pour beaucoup. Il y a aussi cette méconnaissance quasi
totale de l'enfant et de ses besoins, de son milieu social et de son univers
affectif. Nous ne jetons pas la pierre aux enseignants « recrutés sur le tas »
— c'est-à-dire la majorité — qui font ce qu'ils peuvent et dont la conscience
professionnelle n'est pas mise en cause. Mais le problème qui se pose pour
l'avenir est bien celui de l'enseignant « formé » ou préposé à la formation
{infra, Y je).
Quoi qu'il en soit, le coût pédagogique que nous venons de rappeler
ne s'arrête pas là. Il a des implications sociales plus graves encore.

d) De coût social
Il devient presque banal de rappeler à qui veut l'entendre que les enfants
les plus exposés à l'injustice de la sélection scolaire sont évidemment ceux
originaires d'un milieu modeste. C'est du moins ce qu'on peut constater,
même dans les pays industrialisés, pourtant mieux équipés que les pays du
Tiers Monde pour faire face à l'inégalité de chance.
Des études émanant d'universitaires qui font autorité en la matière ne
laissent aucun doute à ce sujet : « Si l'on se tourne vers la France contempo
raine, écrit Alain Girard, voici les constatations qui s'imposent. Les deux

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tiers des personnalités, 68 %, comme des élèves des grandes


sont issus du groupe socialement le plus élevé de la populatio
les cadres et fonctionnaires supérieurs, les chefs d'entreprises i
professions libérales. Or, en ne considérant que les hommes acti
ne représente que 5 % de la population. Au contraire, 8 % seuleme
nalités et des élèves des grandes écoles sont issus de milieux ouvrie
qui représentent des trois quarts aux deux tiers de la population
Ces pyramides inversées ne sont pas toujours le fait de pr
naturelles ou d'aptitudes particulières. Le milieu social y jo
premier plan : « Tout enseignement, et plus particulièrement l'e
de culture (même scientifique), présuppose implicitement un cor
de savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le patrimo
cultivées » (2). Savoir-dire, voilà le mot clef, car le langage reste
dans la réussite scolaire, même lorsqu'on a recours aux prétendu
ligence : « L'influence que le milieu d'origine, ses caractérist
et son niveau général peuvent exercer sur les résultats des te
façon particulièrement claire et manifeste dans leurs effets sur
Pour parvenir à résoudre les problèmes, le sujet ne doit pas s
prendre les questions posées ; il ne doit pas seulement être capab
intelligemment une fois qu'il a trouvé la solution ; encore doit-i
cette solution, être habile au maniement des mots. La facilit
verbale est si importante, dans beaucoup de ces tests, que les
peuvent souvent estimer d'avance le niveau mental du sujet d'apr
de son vocabulaire. C'est ce qui a très vite conduit à penser
d'intelligence ne rendaient pas justice aux personnes d'origine ét
celles qui (comme les Amérindiens des Etats-Unis, par exem
qu'une connaissance imparfaite de la langue dans laquelle le test ét
Même si elles parlaient et utilisaient cette langue avec une ce
elles étaient gênées par le fait que ce n'était pas leur langue mat
infériorité est probablement due au simple fait que le vocabulair
ne peut dépasser certaines limites, de sorte que si cet enfant app
de deux langues, il en connaîtra moins de chacune d'elles » (3).
Malheureusement, nous ne disposons d'aucune étude syst
permettrait de définir d'une manière plus spécifique la nature e
de ce phénomène socio-culturel au Maghreb, si ce n'est la com
rique entre les minorités urbaines favorisées culturellement et l
rurales dont aucune des langues enseignées à l'école ne leur est f

(1) Alain Girard, La réussite sociale (coll. « Que sais-je ? », n° 1277), Par
versitaires de France, 1971, p. 70.
(2) Pierre Bourdieu et J.-C. Passeron, Les héritiers, Paris, Ed. de Minui
(3) Otto Klineberg, Face à la pensée raciste d'aujourd'hui, in Le Courrier
novembre 1971, p. 9.

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e) Le coût rural

Si l'on considère d'une part la scolarisation dans les villes et, d'autre
la scolarisation dans les campagnes, on pourrait sans doute pour le Tiers
appréhender le problème sous un angle différent peut-être, mais pl
ficatif. Rappelons à cet effet que dans un pays en développement, le
ne s'établit pas toujours entre « la bourgeoisie » et « la classe labori
comme c'est le cas dans les pays industrialisés, mais bien entre la situat
vilégiée de minorités urbaines et la condition paysanne misérable de la
écrasante de la population.
L'échec scolaire des enfants issus de ces milieux dû pour une larg
aux difficultés d'expression, conduit souvent certains experts en pa
développés — pour on ne sait quelle « raison économique et sociale » ne pr
en définitive qu'à une minorité — à conseiller la limitation des école
ce n'est pas purement et simplement la déscolarisation... Et pourtant, ce
parfois les mêmes experts qui, pour on ne sait quelle autre raison « d'ou
sur l'extérieur » poussent à la multiplication inconsidérée des langues étr
dans les lycées et collèges urbains. Or, on pourrait bien, sans passe
d'un extrême à l'autre, concentrer ses efforts sur une scolarisation inté
A condition toutefois d'emprunter les voies les plus économiques et
démocratiques qui, en l'occurrence, rejetteraient toute forme de litt
abstraite et feraient une large place à un langage plus concret et plus ac
aux différentes couches sociales. D'autant que la déscolarisation qu'on
ouvertement, désormais, frappe en premier lieu les campagnes déjà sous-scola
Cette nouvelle orientation des politiques scolaires dans le Tiers M
trouve souvent sa justification officielle dans la recherche confus
« éducation traditionnelle » abstraite et le « retour » à des sources taries d'une
« authenticité » introuvable. On passe naturellement à côté de tous les aspects
positifs que comporte — ô combien ! — un vrai retour aux sources, pour ne
s'attacher finalement qu'à des aspects rétrogrades et mystificateurs. Cette péda
gogie obscurantiste trouve paradoxalement son support dans un certain
nombre d'idées « modernes » sur l'éducation : à vrai dire dans de nombreux
gadgets d'importation. Il s'agit souvent d'un charlatanisme pédagogique qui,
en Occident, s'étale dans de nombreuses vitrines de libraires, notamment
depuis 1968.
Même les études les plus sérieuses et les plus sereines sont dénaturées et
finalement rendues inopérantes lorsqu'elles sont transposées dans un univers
de pensée autre que celui qui leur a donné le jour. Pourtant, l'autorité scien
fique dont jouissent, à juste titre, ces études, ne le cède en rien à leur générosité
et à leur hauteur de vue. Mais elles ont aussi leur faiblesse en ce sens qu'on
espère pouvoir, à travers elles, se décharger de l'acte pédagogique sur une

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

« société éducative » idéalisée dans un monde où il faut plutôt c


l'éducation de la société elle-même. Souvent la confusion est
ce même ordre d'idées, on ne sait plus si l'on est « convié »
sans école » ou plutôt à une école sans société. S'il s'agit d'une éd
conventionnelle » ou d'une simple éducation « conventionnée » e
Ou, enfin si « l'alphabétisation fonctionnelle » n'est pas, à cause
social limité, une alphabétisation sans fonction précise. Tout co
la ruralisation de Venseignement ne semble déjà autre chose qu'u
sans ou contre les ruraux eux-mêmes. A ce propos, nous cro
expérience que des tentatives très sérieuses — et souvent
départ — ont été faites déjà sous la colonisation. Elles n'ont rien
tentatives actuelles. Mais leur application dans un contexte d'inj
— qui d'ailleurs n'a guère changé dans de nombreux pays so
parvenus à leur indépendance politique — conduisait inévitablem
la classe paysanne majoritaire, sans pour autant modifier so
servir la minorité urbaine privilégiée.
Il ne faut donc pas s'étonner de l'exode rural que l'on con
Celui-ci n'a pas uniquement ses origines dans la scolarisation
pur et simple des systèmes pédagogiques en place, comme on
vent. Mais il obéit à d'autres variables plus importantes et
Ce mouvement des populations vers les villes est souvent pr
angle négatif. Or, les « couronnes périphériques » que consti
villes autour des grandes métropoles économiques semblent
actuel des choses, jouer un rôle sociologique dynamique. La
« affamés » sur les cités peut avoir une double signification : mo
dans la mesure où leur présence massive devant toutes ces portes
ces visages fermés constitue un véritable acte d'accusation ; soci
la mesure où cette présence ne va pas sans provoquer un déséqu
rapports, lui-même provoquant à son tour les contradictions né
entraîner le mouvement psychologique et, partant, le changeme
Les choses seraient naturellement bien différentes si, dan
de justice sociale, une réforme pédagogique radicale venait à mettre
entre le prestige des enseignements théoriques d'une part e
considération, voire le mépris, pour les enseignements pratique
On sait que les premiers, concentrés surtout dans les milieux
nuent à favoriser les « héritiers » de la culture à poursuivre leu
faisant d'eux, certes, des « modèles culturels parfaits », mais au
chant au fur et à mesure des réalités sociales du pays. Les secon
sont concentrés surtout dans les campagnes. Ils conduisent souv
ment ou non, à une véritable impasse. Il faut avoir vécu plu
milieu de jeunes ruraux, les avoir suivis à tous les niveaux scola

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rendre compte. La plupart de ces élèves sont assoiffés de savoir. Ma


faut toujours concentrer de grands efforts pour dominer d'abord l
d'enseignement qu'on leur propose, l'arabe classique et le français. C
bien entendu, ne se fait pas sans détriments pour les objectifs scola
diats qu'est avant tout la compréhension par les voies les plus é
des différentes matières enseignées. Cet effort désespéré se sol
hélas ! par des échecs lourds de conséquences.
Si l'on se rappelle que, dans un pays comme le Maroc, les ruraux
tent les deux tiers, sinon les trois quarts de la population totale,
difficile d'imaginer — dans un contexte où la moyenne national
sation atteint à peine les 50 % — combien d'esprits originaux e
créateurs sont condamnés à l'analphabétisme et risquent de res
jamais ignorés. Ce terrain en friche constitue à coup sûr une perte
le pays. Les exclus du Tiers Monde sont loin de représenter les 10 %
observés parmi les populations de pays industrialisés (1). C'est plutô
c'est-à-dire les 90 %. Au hasard de la naissance, on peut se tro
départ parmi les 100 % d'enfants scolarisés : c'est le cas dans les
on peut bien se trouver parmi les 80 % d'enfants scolarisables qui n
aucune instruction : c'est le cas de la campagne puisque le taux de sc
n'y dépasse guère les 20 %.
Arrêtons-nous uniquement à ces « rescapés » miraculeux parmi le
qui se trouvent à l'école.
Nous savons que 1 à 2 % seulement d'enfants scolarisés ont d
d'atteindre le niveau du baccalauréat. Disons 1,5% pour rester dans l

En partant de ces constatations, une simple règle de trois j — X


montre
V 100 /
que 0,30 % seulement de jeunes campagnards ont des chances d'accéder à
l'enseignement supérieur. Encore faut-il qu'ils puissent bénéficier d'un
concours de circonstances tout à fait exceptionnel. C'est d'ailleurs ce qui
explique, en grande partie, cette sous-représentation rurale flagrante dans les
institutions politiques, économiques et sociales du pays, aussi bien à l'échelon
national que dans le domaine international.

f) Le coût politique

Pour ne citer qu'un exemple caractéristique, passons en revue les centres


de décision politique à savoir, les différents gouvernements qui se sont
succédé au Maroc depuis l'indépendance du pays entre 1955 et 1969.
Au cours de cette période, sur 178 ministres qui ont accédé au pouvoir,
16 seulement sont d'origine rurale et 6 venant d'une localité berbère, Khémisset.

(i) Cf. René Lenoir, Le Seuil, 1974.

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

Soit en tout 22 ministres en quinze ans pour une populatio


10 millions de ruraux. Contre 156 ministres d'origine urbaine p
lation de 5 millions environ de citadins. Mais c'est surtout l
représentant quelque 325 000 habitants seulement qui bat tou
Elle a donné à l'Etat 86 ministres, soit la moitié de la population
depuis l'indépendance du pays (1).
Il faut noter néanmoins, avec le remaniement ministériel du
en particulier, que l'équipe gouvernementale tend à se diversifie
géographique de ses membres. Mais un tel changement, s'il du
bablement pas d'impact décisif sur les rouages de l'Etat et le cho
intermédiaires. Pour les hautes charges, l'éventail d'une parti
plus significative reste en effet restreint : les sources de recrutem
sent encore, par la force des choses, qu'un débit ralenti. Cette si
plique tout d'abord par la sous-scolarisation des campagnes dont
lons-le, atteint à peine 20 %. Elle s'explique aussi par le lourd tri
déperditions scolaires qui se situe aux environs de 99 % entre le
et le supérieur (cf. plus haut). En définitive, malgré quelques nu
monie urbaine en général et fassie (originaire de Fès) en par
d'avoir pour longtemps encore la mainmise sur la direction des af
Une telle aberration sociologique ne peut conduire qu'à un
politique : le colonialisme interne. Comment peut-on demander e
hommes responsables au plus haut niveau de comprendre les pro
majorité de la population si eux-mêmes ne vivent pas ou n'o
les réalités quotidiennes d'une telle population. Certes, il y a tou
citadins remarquables qui — beaucoup plus par leur bon sens
ment que par leurs diplômes universitaires ou « supérieurs » glan
l'étranger — ont su aborder les problèmes ruraux sous tous leur
d'une manière plus efficace sans doute que ne le feraient les rurau
à qualification égale. Mais, il n'en demeure pas moins vrai qu'une r
au niveau national qui, malgré tout, reste inversement proportio
portance relative des différentes couches sociales, limite singulièr
des choses. De ce fait, le champ d'action s'en trouve nécessaireme
la nature des connaissances — indispensables aux hautes fonction
et à la prise de décision politique — plus ou moins hypothéquée.
En définitive tout pousse à croire que les deux formes de cultur
par l'école, l'arabe classique et le français, restent l'une et l'autre
à la majorité de la population. Elles continuent à servir d'écran e
rité privilégiée et les masses populaires. Les deux langues sem

(i) C.R.E.S.M. (Centre de Recherches et d'Etudes sur les Sociétés méditer


formation des élites politiques maghrébines, Paris, Librairie générale de Droit et d
1973. P- I53

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jouer un rôle identique ou presque dans la sélection sociale et la « rep


des élites.
Avant le Protectorat, ce fut avec la prestigieuse Karaoujine d
fournissait la plupart des cadres du pays. Souvent, dans les mêmes fa
le Protectorat tout a commencé par la création des « Ecoles de F
bles » et les grands établissements secondaires urbains « franco-mar
Après le Protectorat, c'est l'avènement d'une « Ecole nationale »
« bilinguiste » qui tend à prendre la relève. Elle est plus ou moins é
les missions culturelles étrangères et la formation élitiste de l'extéri
A chacune de ces étapes de l'histoire de l'éducation au Maroc, l'ax
de l'élite se déplace en fonction de l'intérêt du moment. On a vu
dernière se succéder à elle-même avant, pendant et après le Protector
semble avoir changé avec l'indépendance du pays, si ce n'est la form
reçoivent au gré des circonstances les « héritiers » de la culture
se sont multipliées, mais la sélection est sévère. Le phénomène d
duction » continue ainsi — grâce au « blocage linguistique » et
guisme sauvage » qui en découle — à fonctionner sans répit; ce qui
inévitablement dans tous les domaines de la vie publique nationale :
économique et social, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays.

IV. — Priorité aux langues nationales

« Le bilinguisme apparaît comme étant un mode de formation q


doute, est plus exigeant, mais en même temps et en compensation, plu
chissant, car bilinguisme signifie double culture, c'est-à-dire doub
de pensée, de sensibilité, d'imagination et double dimension de l
comme de l'être. Devant de tels avantages, la difficulté de l'entre
volontiers affrontée et aisément surmontée. Il faut ajouter que com
mode de formation valable, le bilinguisme authentique aboutissa
synthèse riche des richesses vives de deux langues et de deux cult
comporte aucun danger d'aliénation de la personnalité nationale. Il com
au contraire, pour cette personnalité, toutes les chances de se rég
de s'épanouir et de se développer au diapason du monde moderne
ancien ministre tunisien de l'Education nationale (i).
Il y a là une réalité historique et sociologique indiscutable, s'a
de l'élite privilégiée. L'enrichissement que l'individu fortuné peut t
multilinguisme qu'il assume aisément n'a pas de limite sur le plan « de
comme de l'être » et il convient de s'en féliciter. Mais il ne faut p
de vue qu'un enseignement de masse ou qui se veut tel, doit tenir
avant tout du comportement général des effectifs scolaires, et

(i) Cité par S. Garmadi, in Renaissance du monde arabe, op. cit., pp. 317-518

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

réussite de quelques-uns. Or, le succès de ces derniers non seulement


excessivement cher sur le plan pédagogique et financier, mais aussi
il a des implications sociales et politiques d'une grande importance. I
au détriment de l'écrasante majorité des jeunes en formation. Il
nécessaire de revenir sur l'hécatombe scolaire et ses conséquence
rendre compte {supra, III). C'est un phénomène général dont on com
prendre conscience de par le monde.
L'éducation n'a pas comme objectif essentiel de préparer sur le pla
lectuel l'équivalent d'athlètes destinés aux performances olymp
vitrines trompeuses n'ont jamais servi le développement d'un pays. L
finalités principales de l'éducation doit être avant tout la forma
tâches de demain, du peuple tout entier. Cela ne peut se concevoir que
chaîne de langage familière et harmonieuse permettant une communic
les deux sens entre l'éducateur et l'éduqué. Or, ce dernier, principal
reste par la force des choses étranger aux langues qu'on lui prop
les maîtrise pas. Il ne les assume pas. Il les subit.
Aussi une priorité absolue doit-elle être donnée aux langues qu
plus familières à l'enfant. En l'occurrence aux langues nationales. Dan
Maroc, il en existe déjà plusieurs : le berbère, l'arabe dialectal, l'arabe class

a) Le berbère, un dialecte ?

Par ignorance, par mépris ou par erreur psychologique, sociolo


politique, cette langue est souvent reléguée au rang des dialectes.
les définitions données par tous les dictionnaires, un dialecte n'e
variété régionale d'une langue. Le berbère qui appartient aux g
langues chamito-sémitiques au même titre que l'arabe classique,
comme ce dernier, une profonde unité morphologique et syntaxi
est propre. Sa force d'expression et sa capacité de reproduction lui on
jusqu'ici de survivre à toutes les épreuves, bien qu'il n'ait jamais été p
comme d'autres langues, par la norme de l'écriture ou celle de la scol
Les deux tiers sinon les trois quarts de la population marocaine sont
berbère et la moitié des Marocains environ ne parlent que cette lang
son caractère oral et les progrès de l'arabisation.
Jusqu'ici le problème ne s'est pas posé avec acuité sur le plan pédag
En effet, la scolarisation n'a touché que 20 % d'enfants scolarisables
zones rurales, celles-ci se superposant généralement aux zones berbér
Mais les expériences, même limitées, auxquelles a donné lieu ce début
risation, montrent déjà l'étendue du problème. Le jeune élève berbér
trouve souvent, sans préparation initiale, confronté aux autres langu
nales et aux langues étrangères enseignées à l'école. Inévitablement, u
tion psychologique conflictuelle s'ensuit, ce qui réduit singulièremen

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pédagogique. Il ne serait donc pas réaliste, ni même concevable, de p


une forme nouvelle de pédagogie en dehors de ce fait linguistiq
Pour commencer, il ne faut pas continuer à ignorer cette langue m
et affective d'environ la moitié de la population. Il ne s'agit pas
tuteur de l'enseigner, comme l'arabe classique, dès le primaire. Il do
verbalement et tirer parti de ses propriétés orales remarquables po
comprendre par son jeune disciple berbérophone. Surtout pendant les
années d'école qui se caractérisent encore chez l'enfant par le syncr
la fragilité psychologique. Dans le secondaire, la langue berbère
choisie, après l'arabe classique, comme langue d'option qu'il fa
commodité, transcrire en caractères arabes déjà acquis dans le prim
mesure permettrait, à ceux qui le désirent, de se préparer à affron
universitaire en vue d'études plus poussées de ce patrimoine nationa
en signification que constitue la culture berbère. Une telle démarch
pas être considérée comme une fin en soi. Elle est nécessaire à la co
sion psychologique et sociale d'un peuple et, partant, à l'action é
politique, sociale et culturelle. Elle doit permettre aux futurs jeune
mieux se reconnaître et connaître aussi d'une manière moins artificielle les

populations auxquelles ils appartiennent et qu'ils sont censés servir avec


efficacité, ou appelés à le faire. La voie du développement n'est pas seulement
technique. Elle est avant tout d'ordre psychologique et culturel. Autrement,
comment expliquer ces échecs cuisants subis par les « transferts technolo
giques » qui se juxtaposent d'une manière quelque peu factice à un univers
non préparé à les recevoir ? Ce n'est pas la technique qui crée l'homme, c'est
l'homme qui crée la technique. En fait, c'est par l'intermédiaire de symboles et
de signes façonnés par une collectivité depuis des siècles que le changement
passe ou ne passe pas. Le phénomène n'est donc pas un problème de culture
berbère uniquement. Il est inhérent à toute culture... Bref, pour ce qui est du
Maroc en particulier, ces considérations sont tout aussi valables pour les autres
cultures populaires, issues de l'arabe dialectal, par exemple, avec cette seule
différence — déjà grande — que le dialecte arabe dans quelque pays que ce
soit, ne peut être envisagé pour son étude comme langue autonome.

b) L,'arabe dialectal, une langue ?

Apparenté à l'arabe classique, l'arabe dialectal — comme son nom


l'indique — est un dialecte au vrai sens du mot. Mais, comme le berbère,
il reste la langue de « l'authenticité » pour beaucoup de Marocains. « Tant
que l'arabe est la langue du petit peuple et des paysans, il est la langue de
l'authenticité », dit très justement Jacques Berque (cf. Jeune Afrique du
9 avril 1967). Or, le petit peuple et les paysans ne parlent pas autre chose que
l'arabe dialectal, quand ce n'est pas le berbère. « Le dialectal a servi de véhicule

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

à toutes nos traditions, nos coutumes et nos légendes : c'est


seul, que l'âme algérienne s'est transmise à travers le temps
rappelle, à juste titre, un groupe d'enseignants algériens dans un
bisation au Maghreb (cf. Jeune Afrique, janvier 1968, n° 418). Cet
est éminemment vraie pour le Maroc également. Le groupe a
qu' « il suffirait donc de l'enseigner à l'école, il suffirait de lui d
cité parmi les autres langues officiellement reconnues, pour que la
difficultés soient aplanies d'un seul coup ». C'est ce qui est déjà m
Certes, il faut plaider afin que les deux formes non écrites
populaire maghrébine — l'arabe parlé et le berbère — puisse
comme support pédagogique verbal en vue d'épauler l'arabe classi
des premières années d'école. Mais il ne faut pas perdre de vue q
cration éventuelle comme langues d'enseignement à part entière
inutilement les programmes scolaires, déjà trop chargés san
améliorer le rendement. Le bénéfice qu'on en tirerait serait
égard aux efforts qu'il faudrait investir. Sauf évidemment d
supérieures où l'arabe dialectal — comme nous l'avons préco
berbère — pourrait être étudié dans un contexte scientifique. La
par exemple pourrait servir de base à des recherches sociologique
qui permettraient aux futurs cadres, avons-nous dit, de mieux con
Mais, en aucun cas l'arabe dialectal ne doit remplacer l'arabe cl
il est d'ailleurs directement issu et avec lequel il conserve un
extrêmement puissant. L'arabe dialectal n'est pas aussi loin de l'a
que le français l'est du latin par exemple. Il ne peut pas —- comm
pensent — jouer le même rôle face à la langue mère que celui
le français face au latin : évolution historique différente. N'étan
autonome, l'arabe dialectal reste donc, comme son nom l'indique,
au vrai sens du mot. On ne saurait alors envisager son évolution
cadre naturel : l'arabe classique dont l'importance dépasse le cadr

c) L'arabe classique, langue nationale ?

Pour le Maroc, l'arabe classique ne peut — psychopédag


tout d'abord — être considéré comme une « langue maternelle
rend son apprentissage sinon ardu du moins difficile. Il ne peut
— sociologiquement parlant — être considéré comme la seu
« l'authenticité » et de la « spécificité » bien qu'il en exprime l'un
les plus importants : l'aspect sacral. Enfin — sur le plan politiqu
tution marocaine ne lui confère qu'un caractère officiel. Cont
constitution algérienne qui lui reconnaît un caractère officiel et na
Cela dit, il n'en demeure pas moins vrai que l'arabe classiq
été et demeure encore la langue de l'unité au vrai sens du mot. C

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qu'il convient de lui accorder toute la place qu'il mérite. Dans le


conserve depuis plus de treize siècles et transmet à travers les géné
l'enrichissant chaque jour davantage un patrimoine culturel un
humain de première importance. Dans l'espace, il permet tout
l'intérieur des frontières marocaines ou autres, grâce à son cara
de souder et de sauvegarder l'unité nationale. Il s'impose également
instrument remarquable de l'unité culturelle maghrébine et arab
Si le corollaire politique d'une telle unité n'est pas toujours é
delà les frontières des Etats, il n'en est pas de même sur le plan péd
On ne saurait, en effet, mieux trouver pour permettre une commun
directe et moins coûteuse financièrement et humainement entre po
disséminées à travers une vaste étendue géographique allant d
Atlantique à la mer Caspienne », pour reprendre une expression
consacrée. Il ne peut venir à l'idée d'aucun homme responsable
substituer systématiquement à cet instrument formidable de cu
savoir une multitude de dialectes qui sont autant de variétés q
pays ou de régions. Au demeurant, ces parlers arabes disparaissent s
la conscience des hommes cultivés, leur vie étant intimement liée à
déscolarisation qui contribue pour l'essentiel à la déformation d
arabe et à son appauvrissement : 90 % d'analphabètes !
Cela dit, il n'en demeure pas moins vrai que l'utilisation éven
l'arabe classique à une si grande échelle n'ira pas sans poser de s
blèmes dont aucun cependant n'est insurmontable. A condition t
veiller à sa démocratisation et à sa modernisation.

Il est évident qu'aucune langue ne saurait demeurer vivante et se développer


harmonieusement si elle ne descend pas de son perchoir académique pour se
mêler démocratiquement aux populations. L'arabe classique le pourra-t-il
si l'écrasante majorité de ses utilisateurs potentiels reste vouée à l'analphabé
tisme et si l'école ne touche qu'une partie des enfants scolarisables ?
Quant à la modernisation de la langue, elle demeure aussi une condition
sine qua non de son progrès et de son évolution. Des tentatives dignes d'intérêt
ont été faites dans ce sens à travers tout le monde arabe. Entre autres, l'Institut
national d'Arabisation au Maroc a proposé une contribution typographique,
le « système Lakhdar » qui semble avoir été accueilli favorablement par les
académiciens arabes. Mais entre le niveau de conception et le stade d'appli
cation, le temps passe et le monde change : le retard s'accumule. La volonté
politique reste, à plus d'un titre, la clef de voûte du problème.
Techniquement, l'arabe classique possède une facilité extraordinaire
d'adaptation et d'évolution qu'il a montrée dans le passé en véhiculant dans tous
les domaines l'une des plus brillantes civilisations de l'histoire humaine et de
la pensée scientifique universelle. A ce titre, il est parfaitement capable, grâce

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

à sa flexibilité et à sa logique interne, d'assimiler et de développer l'en


contenu scientifique de notre époque. D'ailleurs « il n'y a pas de lang
départ soit plus apte qu'une autre à être le support de la science et d
comme le rappelle, à juste titre, le Manifeste culturel panafricain d'
Ier août 1969.
Du reste, aucune nation ne peut survivre si elle perd l'instrum
pensée et l'expression de son être : la langue de son unité culture
n'est pas seulement un ensemble de phonèmes qui, par leurs com
et leurs articulations permettent la communication entre individus
sociaux. Elle est aussi le support d'une conscience et le devenir d'une
C'est à travers une langue que se reconnaît aussi le degré de déve
d'une collectivité dans tous les domaines : scientifiques ou techni
tiques ou sociaux... En fait ces « logiques plurales du progrès » ne se
pas dans le vide comme le montre Jacques Berque (1). Ce sont
notre sens, influencent l'instrument de la connaissance, la langue, le
et lui donnent son caractère propre. A son tour, celui-ci, plus vivant
leur assure une certaine pérennité. Il y a là une certaine dialectique de
La plupart des études linguistiques contemporaines soulignent l'i
de ce phénomène. En définitive, une nation qui perd la langue de
culturelle ne saurait prétendre à l'universalité et encore moins pr
« spécificité » et son « authenticité ».
Cependant, il ne faut pas oublier que « spécificité ne signifie pas
à cet état de soi-même que vous héritez de la période précédente
qu'authenticité ne signifie conservatisme » (2). Aucune nation ne sau
jours se replier sur elle-même et refuser l'autre sous peine de se conda
sclérose, à l'impuissance. Une telle attitude conduirait inévitablemen
ment et au retrait des courants de civilisation qui bouleversent notr
actuel. Autrement dit, l'arabisation au Maroc, comme d'ailleurs dans
Maghreb, ne doit pas signifier un refus catégorique de l'apprent
moins une langue étrangère à vocation universelle.
Néanmoins, pour des raisons techniques et pédagogiques bien
dans leur formulation mais complexes dans leur application, ce
d'« enseignement de langues » et de « langues d'enseignement » n
être traité à la légère. Généralement la confusion la plus totale règn
l'on touche à cet aspect où le pédagogique se mêle constamment au po
Aussi nous a-t-il paru indispensable de faire la part des choses en ess
rester dans le domaine du possible. Un bilinguisme dans un sens
— et non « sauvage » — est indispensable à notre époque. Il doit

(1) Jacques Berque, Logiques plurales du progrès, in Diogètu, juillet-septe


n° 79.
(2) Jacques Berque, Quelle est l'identité arabe ?, cf. Le Monde du 15 mars 1973.

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en les combinant intelligemment, lier la langue de culture et de Vun


à une langue étrangère de grande communication.
Une telle combinaison doit être moins ambitieuse et plus rationn
sa conception. Tout comme elle doit être moins coûteuse et plus eff
sa méthode. Elle doit permettre en outre par ses objectifs limités e
de lier le caractère humaniste le plus large possible à la pratique utili
accessible à la majorité des utilisateurs. Elle doit conduire enfin, da
optimal, à une communication harmonieuse à l'intérieur des fronti
nales et à cette « ouverture sur l'extérieur » dans un but qui
abstrait, mais qui soit formulé avec précision et pratiqué dans l
Autrement dit, il s'agit pour un pays en développement de ne pl
en spectateur passif le courant scientifique et technologique de not
mais d'essayer de l'assimiler et de l'intégrer dans un esprit d'enrich
mutuel et de solidarité réciproque.
Pour ce faire, l'action pédagogique à entreprendre se situe à deux
Le premier réside dans la qualité de choix d'une vraie langue de gra
nication et des méthodes de son enseignement. Nous y reviendrons l
aurons à traiter du « bilinguisme positif » (infra, VI). Le second do
dans le cadre d'une rénovation pédagogique radicale, impossible
sans un allégement systématique des programmes scolaires, devenus
Il ne faut donc pas s'étonner de nous voir préconiser, dans le c
une expulsion pure et simple, de l'école, de toutes les autres langues

V. — Les langues étrangères hors de l'école !

Il convient tout d'abord de faire une distinction entre l'enseignem


langues et les langues d'enseignement, avant de voir comment on peu
fin à l'équivoque et bannir ainsi des programmes scolaires l'ensei
des langues étrangères proprement dites. La prise en charge de ces de
par des organismes appropriés, hors de l'école, devient de plus en plu
pour la décongestion nécessaire du calendrier scolaire et l'aération
sable de l'emploi du temps quotidien de l'enfant.

a) Enseignement des langues et langues d'enseignement

Un enseignement de langues peut être considéré comme un objectif


La langue est enseignée pour elle-même comme une simple « dis
scolaire » en vue de la connaître davantage. Son acquisition doit p
ainsi de pouvoir communiquer avec autrui et, éventuellement, d'être
de pénétrer l'univers culturel propre à cette langue dans un but de re
d'interprétation ou d'échanges dans tous les domaines. C'est ce qu'o

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

communément « l'enseignement des langues étrangères » dan


collèges.
Pat contre, une langue d'enseignement doit être considérée comme un premier
outil pédagogique indispensable à la communication, à la réflexion et à la trans
mission des connaissances et leur acquisition. C'est donc un instrument dont
il faut doter le jeune en formation le plus tôt et le plus rapidement possible.
Lm ou les langues désignées à cet effet ne peuvent être enseignées indéfiniment
pour elles-mêmes. Mais elles doivent être à chaque étape scolaire constamment
perfectionnées en vue d'en faire le meilleur moyen possible d'expression et de
conceptualisation et, à ce titre, elles ne doivent souffrir aucune faiblesse.
Si l'on s'arrête quelque peu à cette dernière définition, on peut dire sans
doute que la pédagogie française par exemple est en mesure de faire face à
une telle obligation puisqu'elle n'entretient, à cet effet, qu'une seule langue :
le français. Toutes les autres sont reléguées au rang de langues étrangères pro
prement dites. A ce titre la France enseigne en première langue : l'allemand
(r5>9 %)> l'espagnol (3,1 %), l'italien (0,4%), autres (0,1 %). Mais c'est
l'anglais qui bat tous les records (80,5 %). C'est par cette voie qu'on aboutit
dans ce pays à un certain bilinguisme, plutôt théorique que pratique, qu'on
pourrait qualifier de bilinguisme pirate pour le différencier du « bilinguisme
sauvage » maghrébin {supra, II) et aussi du « bilinguisme positif » {infra, VI).
Mais, comme le « bilinguisme sauvage », le bilinguisme pirate n'est pas à l'abri
de toute critique. Nous y reviendrons plus loin lorsque nous aurons à parler
des langues étrangères d'une manière générale {infra, V). Néanmoins, le bilin
guisme pirate a du moins le mérite pour un pays comme la France de frayer le
chemin à une certaine communication internationale positive. Sans pour autant
entamer l'efficacité pédagogique du principal instrument de transmission et de
développement des connaissances à l'intérieur de « l'hexagone », à savoir :
le français, langue nationale et même maternelle.
Au Maghreb, comme dans d'autres pays africains, il en va tout autrement.
Obligés d'entretenir à égalité au moins deux « langues d'enseignement » — une
langue nationale et une langue étrangère auxiliaire — ces pays s'épuisent dans
une dispersion des efforts qui limite singulièrement la portée de toute action
pédagogique se voulant opérationnelle. Il s'agit souvent pour eux de préserver
coûte que coûte les deux instruments linguistiques dont ils disposent pour
communiquer à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. Mais une concentra
tion bien comprise des efforts sur « leurs » deux langues d'enseignement les
amènera sans doute tôt ou tard à réviser leur politique linguistique. D'une
part, en vue d'un choix plus judicieux de la langue étrangère auxiliaire.
Nous y reviendrons {infra, VI). D'autre part, en vue de trouver une solution
aux autres langues étrangères qui encombrent, sans une sérieuse contrepartie,
l'emploi du temps scolaire. C'est ce que nous allons examiner.

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En fait, ce problème & enseignement des langues qui engage l'av


communication entre les hommes par-delà les frontières ne se pos
ment aux pays sous-développés. Il se posera tôt ou tard avec au
sinon plus à tous les pays à l'échelle mondiale. Et ce n'est certa
avec un apprentissage médiocre et onéreux de plusieurs langues
l'école qu'il sera résolu. Sa solution définitive ne pourra probab
venir que dans le cadre d'une langue universelle commune : à ensei
qu'auxiliaire indispensable à toutes les langues nationales. Nous y r
(infra, VII). Auparavant, il convient de lever l'équivoque sur
réalité l'enseignement des langues étrangères à l'école et les li
efficacité.

b) Mettre fin à l'équivoque


Rechercher une solution à la communication internationale en voulant
multiplier l'enseignement des langues étrangères à l'école, c'est se placer
inévitablement en dehors de la réalité socio-pédagogique. D'un point de vue
purement pratique, il n'y a plus de place disponible dans l'emploi du temps
scolaire. Celui-ci est beaucoup trop chargé pour pouvoir contenir indéfini
ment un enseignement de langues de plus en plus vaste et autant contraignant
qu'exigeant. Si l'expansion a des limites dans le domaine économique, les
emplois du temps scolaires en ont également sur le plan pédagogique. Déjà
un certain nombre de disciplines scientifiques et humaines frappent à la porte
de l'école sans pouvoir entrer. Et il est regrettable de voir par exemple l'éco
nomie politique, l'agronomie, l'informatique et les sciences sociales d'une
manière générale encore bannies des lycées et collèges au profit de disciplines
classiques qui n'ont plus aucune emprise sur la réalité. La multiplication des
langues et leur étude comme une fin en soi et non comme un moyen d'accéder
à la connaissance accentuent davantage encore l'empire de ce phénomène retar
dataire. Et ce, même dans certains pays industrialisés.
Enseigner, c'est d'abord faire un choix. Tout comme planifier, c'est avant
tout établir un ordre de priorité.
Les lois de l'économie doivent régir également la pédagogie. Tout au
moins dans leurs aspects organisationnels. En termes opérationnels, cela veut
dire qu'il faut d'abord fixer les objectifs, reconnaître et évaluer les principales
contraintes, rechercher enfin le coût social minimum de l'opération en arrêtant
avec précision les moyens et les méthodes pratiques à mettre en œuvre en
fonction des besoins prioritaires.
Si Yobjectif d'une politique scolaire est la formation des élites, il n'y a
plus rien à rechercher : le système pédagogique classique peut bien continuer
sa besogne de « reproduction sociale ». Il trouvera toujours pour le suivre
ceux — peu nombreux — que le sort de la naissance a désignés. Si au contraire
son objectif est d'atteindre efficacement le plus grand nombre possible d'enfants

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

scolarisables, les moyens et les méthodes doivent changer. Se pla


dernière perspective n'en va pas seulement de l'équité et de la just
de l'avenir économique et social d'un pays et de son devenir inte
Dans un monde dominé par la misère, la maladie, l'ignoran
certainement pas les six langues des Nations Unies qui constituen
des priorités en pédagogie. Les cinq besoins prioritaires de l'enfa
ressortent d'un inventaire précis mais très significatif de
sont avant tout d'ordre sanitaire, nutritionnel, affectif, éducatif et so
de l'éducation n'en constitue que le quatrième aspect. Il ne pe
de l'ensemble de ces priorités. Celles-ci, comme les cinq doig
main, sont inséparables. A considérer comme les « cinq piliers d
sur lesquels doit se bâtir toute pédagogie tournée vers l'ave
est une autre histoire sur laquelle nous espérons revenir plu
dans une étude ultérieure.

En ce qui concerne l'enseignement des langues qui nous préoccupe,


nul ne peut ignorer la variété et la richesse de la collection linguistique qui
prévaut dans les programmes scolaires. Mais par son inefficacité pédagogique et
sociale, cet enseignement reste en dehors de la réalité. Il demeure inscrit et
circonscrit dans un système éducatif statique qui entretient de lourds appareils
administratifs, alimente une bureaucratie très coûteuse et favorise enfin le
parasitisme social. Paradoxalement, l'enseignement des langues tel qu'il est
conçu actuellement devient, par son impact limité, une négation du progrès.
Or, un système pédagogique dynamique doit avant tout se caractériser par
l'ampleur et la profondeur de son impact social en restant à l'écoute des popu
lations majoritaires qu'il est censé servir. L'éducation, comme la médecine
d'ailleurs, doivent se mettre au service de ceux qui en ont le plus besoin,
c'est-à-dire les masses. Sinon, elles n'ont pas de raison d'être. En fait, quelle
signification peut avoir un enseignement varié de langues étrangères dans un
pays donné si la population qui le compose n'est pas encore — pour plus de
80 % — alphabétisée dans sa propre langue ? Et si la moyenne nationale
d'enfants scolarisables n'atteint même pas les 50 % — voire les 20 % en ce
qui concerne les campagnes ?

c) Bannir l'enseignement des langues étrangères des programmes scolaires

Aucun des arguments avancés jusqu'ici pour maintenir dans les lycées et
collèges le statu quo du latin comme celui du grec ou des langues étrangères
— « mortes » ou « vivantes » — ne semble pédagogiquement convaincant.
Et ce, même dans les pays industrialisés pour peu qu'on se place dans une
perspective d'allégement des programmes, condition sine qua non de la réno
vation pédagogique. « L'affaire des langues », déclenchée en France en 1970
par un projet ministériel consistant à rendre facultatif — après le latin et le

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grec — la deuxième langue vivante au niveau des classes de quatrièm


le témoignage le plus frappant. Si, à ce sujet, il y a eu des argumen
limite, peuvent être pris en considération comme par exemple
utilitaire ou humaniste de l'enseignement des langues, il y en a eu
contraire comme certains aspects diplomatiques ou corporatifs qui
par leur naïveté.
Sur le plan corporatif, en effet, on a pu lire dans la presse fran
exemple, à propos de « l'affaire des langues », des prises de position
le « péril qui pèse sur les langues vivantes » dont les conséquences s
« atteinte immédiate à l'avenir des étudiants » en langues qui r
ainsi « d'être réduits au chômage » (i). Curieusement, on retrou
argumentation dans la presse marocaine lorsqu'on a voulu que
après fermer les sections littéraires saturées de l'Ecole Normale Sup
Rabat. Or, la pédagogie ne saurait se réduire à un rôle de bureau de
Seul l'intérêt de l'élève doit compter.
Il en est de même d'ailleurs en ce qui concerne l'argument dip
Dans certains pays, l'introduction ou le maintien d'une langue étran
les programmes scolaires a parfois pour origine une simple conjonc
matique qui répond beaucoup plus à une opportunité politique à
qu'à des objectifs pédagogiques ou internationaux précis, à moy
terme. Là encore, l'intérêt de l'élève est souvent relégué au second
Le troisième argument, qui a un caractère humaniste, peut à la rig
pris en considération. Mais dans ces conditions, il faudrait tout
sûr que seules les langues et les cultures proposées dans les prog
laires sont susceptibles d'apporter le complément nécessaire à l'enri
individuel et collectif. Elles se réduisent souvent à cinq ou six, don
le français, l'allemand, l'espagnol et, jusqu'à une certaine mesur
Or, il existe sur notre planète plus de 3 000 variétés dont aucu
humainement être considérée comme inférieure à l'autre. Dans ce domaine
« nous sommes tous des sous-développés culturels », comme on l'a rappelé
dans une Conférence de l'Unesco qui s'est tenue à Venise en septembre 1970
à propos des politiques culturelles. Pour Jacques Berque par exemple, accéder
au vrai bilinguisme en France serait que « sur deux langues obligatoires, le
lycéen français ait à apprendre une langue non européenne. Ce serait pour nous,
dit-il, un moyen de devenir des hommes de notre temps » (cf. Jeune Afrique
du 9 avril 1967). Rien de tout cela si l'on se réfère encore une fois à l'exemple
français : les langues non européennes occupent à peine 0,1 % dans les lycées
et collèges de « l'hexagone », par rapport aux autres langues (cf. plus haut).
D'une manière générale, si les pays « sur-dévcloppés » économiquement

(i) Voir notamment l'article de Bertrand Girod de l'Ain, intitulé Péril pour les langues
vivantes ?, cf. Le Monde des 21 et 22 janvier 1970.

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

s'estiment — eux qui ont les moyens et les facultés nécessaires —


d'entreprendre cet effort indispensable d'enrichissement mutue
contexte économique et social, comment peut-on demander
socialement sous-développés d'assumer seuls l'exigence d'aujo
demain, à savoir : la réciprocité dans les échanges sans laquell
ration entre les peuples ne saurait durer.
En définitive, seul le caractère utilitaire paraît fournir un argu
en faveur d'un enseignement de langues étrangères à l'école. C'es
cette perspective uniquement que le problème mérite d'être exam
que, quand on regarde les résultats obtenus après sept ans d
dans le second degré et davantage, on est en droit de remet
bien-fondé d'un tel argument. « La catastrophe est totale, dit un
de la Faculté des Lettres de Besançon. Je viens, dit-il, d'interrog
deutique : les meilleurs avaient 24 fautes, les plus mauvais 74. Or
affaire à des difficultés de la classe de troisième ou de seconde a
dit encore l'examinateur (cf. Le Monde du 13 septembre 1966).
Généralement, on rend responsables de cet état de choses
d'enseignement et la formation des maîtres, ce qui n'est pas sans
Mais une amélioration possible de l'instrument et de son utili
se faire sans un important investissement financier en matériel
en formation pédagogique. A ce titre, le bénéfice qu'on en tirera
doute bien maigre eu égard aux efforts fournis. L'appoint nécessa
étrangères pour un pays donné ne peut donc se concevoir q
recherche constante des voies les plus économiques qui laisse
tous les sentiers battus.

d) Prise en charge

Dans ces conditions, ne serait-il pas plus rentable pour les lycées et collèges
de se décharger de cet enseignement si coûteux sur des organismes extra
scolaires appropriés ? A titre d'exemple, on peut citer les services culturels
de différentes ambassades, les boîtes privées, les agences de tourisme, les
séjours et cours de vacances à l'étranger.
En fait, on assiste déjà, dans certains pays, à une diffusion culturelle étrangère
assurée par les ambassades intéressées elles-mêmes. Elles organisent dans les
pays d'accueil des cours du soir d'anglais, d'espagnol, de français, etc. Non
seulement au bénéfice de lycéens ou d'étudiants, mais aussi à l'intention
d'agents d'administration et autres. Cet effort devrait pouvoir se poursuivre.
Les services culturels étrangers interviennent souvent directement ou indirec
tement dans les systèmes de formation et d'éducation du pays hôte, soit dans
le cadre de la coopération, soit en construisant et en finançant des écoles et
des lycées particuliers pour une élite qui se coupe ainsi de son milieu. Or,

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AHMED MOATASSIME

il est important que le problème crucial de la formation des homm


pays en développement ne soit pas confié à des missions étrangère
donc plus positif que ces dernières réorientent leurs efforts vers l'
exclusif de leurs langues respectives en vue de soulager matérielle
gogiquement les établissements scolaires nationaux. Cet enseign
viendrait facultativement dans des cours du soir, extrascolaire
s'organiser à l'intérieur des locaux mêmes de différentes écoles ou
le cadre d'une éducation nationale permanente et démocratique.
A la limite, un pays sous-développé pourrait, en outre, tolér
temps déterminé le fonctionnement de boites privées en vue d'un e
complémentaire de langues. Ces boîtes seraient d'ailleurs mieux
les lycées et collèges pour se consacrer exclusivement aux mét
visuelles et au renouvellement indispensable du matériel did
formeraient également leurs professeurs qui seraient ainsi mieux
en tant que spécialistes et techniciens d'une ou de plusieurs langue
duit de luxe » qui en résulterait sans doute doit pouvoir satisfaire,
les quelques besoins du pays, intérieurs et extérieurs, en connaissa
tiques au plus haut niveau. Les frais de cet enseignement doive
en charge par les utilisateurs eux-mêmes. Sauf dans le cas de bour
tunés, à prévoir, en contrepartie, comme une taxation de ces « boît
en vue de les amener à participer à l'effort de démocratisation de
qui reste, ne l'oublions pas, le principal objectif.
Quant aux agences touristiques, elles sont tout indiquées pour ins
leurs programmes de « dépaysement », l'initiation à la langue du p
au même titre qu'on y inscrit des projets sportifs comme le golf ou
le ski ou la natation.

Enfin et surtout, on peut miser sur les cours de vacances et les séjours de courte
ou de longue durée à l'étranger. Des bourses sont souvent offertes aux jeunes dans
ce sens et les expériences faites dans des pays comme l'Angleterre ou l'Alle
magne sont très instructives. Deux séjours de vacances de trois mois chacun
ou un seul séjour ininterrompu de six mois suffisent parfois pour apprendre
autant, sinon plus, que ce qu'on apprend généralement dans un lycée classique
en sept ans. La solution d'avenir, en ce qui concerne les langues, paraît donc
liée à ces « bains linguistiques et culturels » qui, mieux que les enseignements
artificiels des lycées, ouvriraient sans doute la voie à la réciprocité dans les
échanges. Ils feraient, en outre, découvrir aux jeunes à travers la langue du
pays, et sur le terrain même, la différence de l'autre et, partant, toute sa richesse.
Les conséquences pratiques de toutes ces mesures sur la pédagogie seraient
innombrables et bénéfiques. Elles permettraient, entre autres, de libérer les
locaux spécialisés, de mieux former les maîtres des autres disciplines et d'alléger
les programmes scolaires.

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

Libérer les locaux spécialisés dans les lycées devient un problème u


Il est en effet impossible d'organiser un enseignement de langues étr
digne de ce nom sans prévoir de véritables laboratoires. Or, les in
nécessaires sont non seulement coûteuses mais aussi elles blo
nombreuses salles de classe qui ne peuvent être utilisées en deh
enseignement de langues. Des locaux scolaires risquent ainsi
sous-employés.
Quant à la formation du maître, elle est primordiale. Un agrégé, par
connaît tout ou presque sur la matière à enseigner. Mais rien san
propos de celle sur laquelle il agit, à savoir l'enfant. En fait, ce n
discipline enseignée qui doit avoir tant d'importance, c'est cet h
devenir, le jeune, qui compte. On a déjà dit et répété depuis Rou
l'enfant n'est pas à un vase à remplir mais un être à développer. L'ép
ment de ses facultés doit donc passer avant le reste.
Or, comment peut-on le faire dans le contexte d'un programm
démentiel ? Il faut défendre le jeune contre la folie des adultes et le m
dont il fait l'objet. Regardons n'importe quel emploi du temps, de n'i
quelle classe, il n'y a pas moins de 30 heures par semaine. A supp
chacune d'elles entraînerait seulement une autre heure de travail, d'e
de copie ou de mémorisation, cela fait en tout 60 heures. Où en est la
de 40 heures revendiquée par les classes laborieuses ? Dans ces pro
surchargés, les langues à elles seules absorbent 60 % environ de
du temps scolaire. Notamment dans les pays comme ceux du Mag
sont obligés d'entretenir deux langues d'enseignement, l'arabe classiq
français, auxquelles s'ajoute une pléthore de langues étrangères, sans
les tiraillements sous-jacents des dialectes et langues maternels...
Tout se passe comme si ces contraintes n'existaient pas, comme si
n'était ni l'objectif, ni la fin de la pédagogie. Il faut mettre un peu d'o
cette « auberge espagnole » qu'est devenue l'éducation.
Récupérer les salles de classe spécialisées, le temps scolaire aff
langues ainsi que les postes budgétaires qui en découlent et qui,
d'autres disciplines classiques, ne servent que l'intérêt d'une minorité
déjà un grand pas en avant pour une meilleure utilisation du calendri
gogique. On permettrait ainsi aux établissements scolaires de mieux s
crer au service du plus grand nombre et à des tâches éducatives plus
pour la collectivité.
L'égalité des chances, revendication légitime de notre temps, passe
tout par un allégement systématique des programmes scolaires. Une
de l'emploi du temps de l'enfant et du jeune est non seulement néces
indispensable pour la rénovation pédagogique. Elle sera demain la
sine qua non qui ouvrirait la voie au véritable bilinguisme.

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T. M. 59-60 36

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VI. — Vers un « bilinguisme positif »

« Nous nous acheminons vers un monde bilingue. » Chacun le dit, le sait


le proclame tout haut. Cela devient presque banal de le répéter et il s
absurde de ne pas en tenir compte. Il est même indispensable que cette don
fondamentale soit inscrite dans les objectifs à court et moyen termes
politiques scolaires. Seulement, il ne faut pas perdre de vue qu'il y a le « b
guisme » de ceux dont la langue de base est à la fois maternelle, nationale
internationale. Et il y a le bilinguisme des autres. C'est-à-dire tous ceux qu
dans le Tiers Monde sont obligés de parcourir — non sans dégâts — t
ou quatre étapes linguistiques différentes pour n'en retenir en fin de com
qu'une forme d'expression appauvrie : « petit nègre » pour les uns, « f
rabe » pour les autres.
Or, un bilinguisme positif dans un pays du Tiers Monde devrait pou
atteindre un double objectif : humaniste et national d'abord, utilitaire et i
national ensuite. L'aspect humaniste et national peut être atteint par
étude prioritaire et approfondie de la langue dominante et unificatri
pays : dans le cas du Maghreb, il s'agit de l'arabe classique à condition
moderniser les structures. Celui-ci aura pour fonction la transmission
tretien et le développement de la culture nationale au vrai sens du mot — c
dire dans sa diversité — en s'appuyant naturellement sur les langues m
nelles que sont le berbère et l'arabe dialectal {supra, IV). L'aspect utilitaire
international peut être atteint par l'étude d'une seule langue auxiliaire de gr
communication dont l'enseignement ne doit se confondre ni avec celui d'u
langue nationale, ni avec celui d'une langue étrangère proprement dite {su
V). C'est là où la différence est fondamentale entre le Tiers Monde et les p
industrialisés. Si ces derniers — exportateurs de langues — peuvent encore
suffire d'un enseignement classique et anarchique de langues étrangères po
couvrir leurs besoins d'« ouverture sur l'extérieur », il n'en est pas de mêm
pour les pays du Tiers Monde. Ceux-ci, importateurs obligés d'au moin
langue de « grande communication », doivent en revanche s'imposer
grande rigueur. Et dans le choix de cette langue, et dans la méthode de son
gnement et de son utilisation afin d'éviter les dispersions regrettable
efforts.

a) Méthode d'action

Pour parvenir à un « bilinguisme positif », il faut tout d'abord mettre fin


au « bilinguisme pirate » issu de l'enseignement classique des langues étrangères
à l'école {supra, V) et combattre aussi le « bilinguisme sauvage » des minorités
nationales privilégiées {supra, II).
— Combattre le « bilinguisme sauvage », qui ne profite donc qu'à une minorité,

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

c'est avant tout mettre un terme à cette introduction à égalité, dès


et sans précaution quel qu'en soit l'ordre, de deux langues d'ensei
l'une nationale et l'autre dite à « vocation internationale ». Cette
nous l'avons vu, ne profite pas à la majorité de la population scola
trouve pas dans son milieu familial et social le support culturel n
l'assimilation simultanée de deux langues de grande culture. Nous
peu près sûrs maintenant, comme le soulignent les études du Cen
national de l'Enfance, que l'avenir scolaire d'un enfant se joue b
l'âge dit scolaire (7-14 ans). Et ce n'est pas un hasard si les écolie
exposés aux échecs sont ceux qui ne trouvent pas de stimuli culturels
milieu familial au cours de leur petite enfance (3-6- ans).
Pour remédier à cette situation, il devient donc de plus en plus né
— parallèlement au développement intégral de l'école élémentaire —
rer, de développer et de généraliser les écoles maternelles et le
d'enfants dès l'âge de 3 ans. Leur financement ne posera certainemen
grands problèmes si l'on se décide à renoncer au luxe des constructio
et aux quatre murs des salles de classe à l'occidentale. Le climat le per
matériel local ne manque pas et les espaces aménageables aux m
frais existent partout.
Les communes locales (Djemd'a) pourraient y contribuer effic
de la même manière qu'elles ont contribué jadis de façon déter
l'implantation et à l'entretien des écoles coraniques à travers tou
jusqu'aux coins les plus reculés. Mais dans l'ordre des priorités en
d'éducation, s'il faut choisir par exemple entre un enseignement univ
abstrait et l'école maternelle, c'est cette dernière qu'il convient
sans hésitation. Dans un pays sous-développé, on peut même, s'il est
se passer de l'enseignement dit « supérieur » et aller s'il le faut
suppression pure et simple des universités : en vue de financer l'école
et concentrer les efforts sur les enseignements élémentaires. Pour les
20 ans, titulaires d'un bac par exemple, l'autofinancement (en tr
et l'autodidactie (par correspondance, les mass media et l'éducation pe
sont parfaitement concevables et même salutaires (nous y reviendrons
étude ultérieure). Par contre, un enfant de 3 ans, et plus, est entièreme
Il ne peut rien faire sans l'intervention de la collectivité. Non seulem
plan éducatif, mais aussi dans les domaines sanitaire, nutritionnel, af
social. C'est en tout cas au cours de la petite enfance (3-6- ans) qu'une
langue de grande culture — nationale en l'occurrence — peut être int
et assimilée sans difficultés.

— Reste à mettre fin au « bilinguisme pirate ». Issu d'un enseignement anar


chique des langues étrangères à l'école, cette forme de bilinguisme se distingue,
nous l'avons vu, par sa médiocrité {supra, V). Son échec ne peut d'ailleurs

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être attribué uniquement à la méthode ou à la formation des m


aussi le fait d'un enseignement tris tardif d'une langue, n'interv
niveau du second degré. C'est-à-dire à l'âge « prélogique » de l
caractérisant déjà par un début de réflexion et de raisonnement à c
de la vie, le jeune perd au fur et à mesure la capacité mnémotechni
saire à l'apprentissage rapide des langues étrangères. C'est d'aill
déplacement d'intérêt chez l'enfant qui a conduit des pédagogues à c
l'introduction des langues étrangères dès le primaire, voire dès la m
au moment où l'enfant semble le plus apte à la mémorisation et
avoir les plus grandes facilités phonétiques. Néanmoins, certains ps
pensent qu'à cet âge l'enfant n'étant pas encore sorti de son s
risque de connaître des troubles psychologiques dont les co
proches ou lointaines sont difficiles à évaluer mais dont on conn
tout, quelques symptômes {supra, II et III).
— Dans ces conditions, promouvoir un bilinguisme positif, serait d
aux deux extrêmes. D'une part, ne pas attendre le second degré,
duire une langue auxiliaire de grande communication. D'autre p
commencer par celle-ci dès les premières années du développem
somatique de l'enfant.
Au Maghreb, le principe d'introduire l'apprentissage d'une lan
gère d'enseignement au niveau du C.E. z est pratiquement admis dan
pays. Il n'est pas mauvais en soi. Il pourrait même répondre à d
certaines de l'efficacité compte tenu des impératifs pédagogiques et ps
que nous venons d'évoquer. Mais il n'en reste pas moins vrai que
sociologique, si les écoles maternelles ne viennent pas, comme nous le
au secours d'une telle méthode, on ne pourra jamais mettre fin au « b
sauvage » qui sévit actuellement. C'est au cours de la petite enfa
« trois fonctions » du langage semblent avoir le plus de chance de s
en marche efficacement : la « fonction appétitive » ou le désir
parler; la « fonction ordonnatrice » ou le déclenchement des mé
mémorisation, d'organisation et de systématisation du discours ; la
réalisatrice », enfin, qui permet « de donner à ce discours une f
missible à autrui par la parole et l'écriture » (i).
En fait, dans le cas du Maghreb, seule une initiation précoce
de la culture nationale écrite, l'arabe classique — qui, rappelons-
une « langue maternelle » au vrai sens du terme — pourrait per
après et sans dégâts, grâce aux acquisitions solides des premiè
une introduction significative et rapide d'une langue étrangère a
« grande communication ». Autrement dit, il faudrait pouvoir faire

(i) Cf. notamment le Vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l'enf


Lafon, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, p. 354.

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

l'apprentissage méthodique de la langue nationale écrite, dès


dans des écoles maternelles généralisées. Ce n'est qu'à ces co
elles seules, qu'on pourrait peut-être sans gros inconvénient
maintenir ou développer dès le C.E. 2 une langue étrangère au
tible d'épauler la langue du pays. Auquel cas, un dosage ration
frontières étanches entre les fonctions respectives des deux
gnement conduirait sans doute à un vrai « bilinguisme positif ».
nationale doit rester l'expression intime de « l'authenticité »
ficité » et la langue étrangère auxiliaire, celle de l'utilité, il n'y
pour que l'une ou l'autre s'arroge l'exclusivité de la science, d
et de l'humanisme universel.
Reste cependant à savoir quelle est la langue étrangère qui paraît la plus
apte, dans le cas du Maghreb, à jouer le rôle de complément et d'auxiliaire
indispensable à la langue arabe dans la perspective d'une communication
universelle aussi large que possible.

b) Un choix difficile

« Le français nous est indispensable. C'est la langue de la technique. En


Afrique, ce dont nous manquons, ce n'est pas d'expression verbale, mais de
technique » devait déclarer le Dr Mohamed Benhima alors Premier Ministre
du gouvernement marocain (cf. Jeune Afrique, n° 360 du 3-12-1967).
Ce n'est évidemment pas l'avis de l'Istiqlal, « champion de l'arabisation ».
Ce parti de l'opposition est généralement placé à « droite » par les observateurs.
Il est qualifié de « conservateur » par les uns, mais de « réformateur » par les
autres. Toujours est-il qu'en 1966, déjà, il accuse le Dr Benhima, alors
ministre de l'Education nationale, de porter atteinte à l'intégrité de l'arabe
classique en réduisant dans les écoles les enseignements donnés dans cette
langue. VIstiqlal reprochait surtout au ministre de « déclencher une offensive
contre la langue du Coran » et de tendre ainsi à « l'anéantir et lui substituer
la langue française » (cf. Al-Alam du 9 avril 1966). D'ailleurs, ce parti a
toujours dénoncé avec fracas « l'aliénation culturelle » et la « domination de
l'école étrangère ». Pour lui, « il n'y a pas de différence entre l'occupation
militaire et la colonisation linguistique » (cf. L'Opinion du 4 janvier 1973).
Sur ce point tout au moins, l'Istiqlal trouve un éventail non négligeable
de soutiens auprès de tous les partis de l'opposition. Et même parmi les
intellectuels de « gauche » appartenant ou non à l'U.N.F.P. (Union nationale
des Forces populaires) (1). « Il faut mettre un terme aux activités des missions
culturelles étrangères responsables de la stratification sociale au Maroc »,

(i) Pour plus de détails sur l'échiquier politique marocain, voir notre article Forces poli
tiques et formation de l'opinion publique au Maroc, publié par la Revue française d'études
politiques africaines, novembre 1972, n° 83, pp. 74-87.

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AHMED MOATASSIME

afin que « l'enseignement marocain soit au service des masses


libéré de la domination culturelle et de l'assistance technique ét
peut-on lire dans le compte rendu en langue arabe d'un Congrès d'en
affiliés à l'U.M.T. (Union marocaine du Travail), syndicat de tendanc
(Casablanca, 14 mai 1972). L' « extrême-gauche » ira encore plus loin
on peut le constater à travers les propos d'un universitaire marocai
Abraham Serfaty, qui dénonce la « déstructuration de l'enfant mar
l'enseignement en français ». Pour lui la pensée de Descartes par
sante ». Il l'oppose « à la philosophie arabe dialectique, source d'
ment de la culture universelle » (1).
Cela dit, les positions officielles restent cependant très nuan
seulement au Maroc, mais également en Tunisie et en Algérie.
Pour le roi du Maroc, « si nous nous contentons de vivre seuleme
le cadre du monde arabe, nous aurons en réalité trahi l'idéal de
est une religion universelle. Notre génie doit donc se déployer aussi
de la sphère de notre propre civilisation. La connaissance parfaite d
étrangères permettra, en revanche, d'enrichir notre patrimoine ara
man » dit le roi (cf. Le Petit Marocain du 17 mars 1970). A l'autre e
du Maghreb, en Tunisie, pour le Président Bourguiba « champ
francophonie », il s'agit de tirer la leçon du fait que « le hasard de l
a imposé à divers pays africains et autres un lien commun, la langue
et au lieu de s'attarder à déplorer une situation sur laquelle nul
revenir, de la prendre pour base d'une « communauté consacrée,
rationalisée à partir d'un lien qui a été un élément de progrès et a u
affectif et intellectuel » (cf. Le Monde du 16 octobre 1973). C'e
appelle parfois dans certains salons franco-tunisiens, une « fran
cœur ». En Algérie, enfin, un ministre de l'Education national
dès 1967 que la volonté de son pays « n'est pas de supprimer tout
de la langue française; nous reconnaissons à cette langue, dit-i
d'un outil scientifique et technique à l'échelle universelle, mais n
une fois pour toutes établir des rapports nouveaux, qui doiven
entre une langue nationale et une langue étrangère » (cf. Le M
13-14 août 1967). « Pendant une longue phase, nous aurons bes
langue française, comme d'une fenêtre ouverte sur la civilisat
cienne, en attendant que l'arabe s'adapte au monde moderne », devai
le ministre algérien de l'Information en 1972 (cf. Le Monde du 7 ma
L'accord est cependant unanime dans tout le Maghreb sur la
d'une arabisation intégrale à plus ou moins longue échéance
partisans les plus décidés de la langue française ne remettent p

(i) Cf. Vincent Monteil, Maroc, Paris, Le Seuil, 1971, p. 179.

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

ce principe fondamental. Mais, personne non plus ne refuse l


d'au moins une langue étrangère; pas même les partisans ac
arabisation à outrance. Des difficultés apparaissent, toutefois, à
Pour les uns la présence d'une langue étrangère dans les program
doit signifier la substitution de celle-ci à l'arabe pour toutes les
ne peuvent encore, pour une raison ou pour une autre, être e
la langue nationale {supra, II). Pour les autres, au contraire, il s'a
à la langue étrangère ainsi choisie son statut de langue ensei
même et non de véhicule principal des connaissances {supra, V
Dans un cas comme dans l'autre, le français conserve aux y
gonistes l'aspect d'un instrument linguistique à vocation univ
déjà, n'est pas très évident...

c) Le français, langue universelle ?

Qu'on soit pour ou contre le « bilinguisme » au Maghreb,


avec une très grande confusion qu'on en parle. Qualitativeme
pas toujours de distinction entre les différentes formes de bilin
ce qui nous a conduit à proposer provisoirement quelques q
— « sauvage », « pirate » et « positif » — en vue de mieux appré
et l'intensité de chaque forme par rapport aux autres {supra
Quantitativement, on en parle aussi avec une conviction erro
comme deux axiomes inséparables : l'arabe classique, qualifié à to
« maternelle » ou de « l'authenticité »; le français, qualifié à tort
de « langue universelle » ou d'instrument « scientifique et techn
ce qui fausse souvent le jugement pédagogique et, partant, la mis
éventuelle d'une politique scolaire dynamique. Nous avons e
au clair ce problème en ce qui concerne l'arabe classique {supr
faudra maintenant le faire pour ce qui est du français.
Aucun éducateur ne peut se suffire de déclarations offic
pertinentes, d'opinions personnelles même désintéressées ou d
tionnelles des uns ou des autres pour émettre un avis objectif su
aussi fondamentale, que celle des langues et qui, de surcroît, e
des jeunes générations. Il y a là aussi une responsabilité à laquelle
se soustraire sous peine de faillir à sa mission éducative, que
ses convictions profondes. Surtout, quand on connaît le prix par
élevé que paye le jeune dans un pays sous-développé en vue
une langue étrangère auxiliaire d'enseignement, pourtant ind
seule compensation serait donc que la langue choisie à cet effet p
le maximum de garantie pour permettre une communication un
large que possible.
Or, quand on essaie d'examiner « froidement » le cas du franç

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malheureusement que cette langue, quelles que soient ses qualités pa


répond de moins en moins au profil « universaliste » qu'on lui attri
seulement d'un point de vue pédagogique propre au Maghreb,
sur le plan scientifique et technologique mondial ainsi que dans
des échanges internationaux.
Sur le plan pédagogique, nous avons suffisamment évoqué u
situation et ses implications financières, culturelles, économiqu
et politiques pour qu'il nous soit permis de ne pas y revenir (supra,
En contrepartie de ces efforts, l'apport de la langue française
—■ malgré le « choc » positif remarquable qu'il avait provoqué chez
tions d'avant l'indépendance — ne semble plus en l'état actuel des ch
voir répondre intégralement aux besoins d'ouverture des génération
Déjà, dans les Universités françaises elles-mêmes, considéré
un dernier recours par le Tiers Monde « francophone », il n'est plu
d'entreprendre des études scientifiques, sociales ou humaines v
connaître l'anglais : la moitié, sinon les deux tiers des sources biblio
sont dans cette langue. Par ailleurs, presque tous les chercheurs fra
sont désormais obligés, dans une proportion de 90,6 % (97,3 %
sciences exactes) d'avoir recours à l'anglais pour communiquer
moins ce qui semble ressortir d'une enquête de l'A.U.P.E.L.F. dat
1969. On y précise, en outre, la capacité de diffusion et la supériorité
scientifique en langue anglaise (1).
Même l'Académie des Sciences en France qui éditait ses comp
hebdomadaires exclusivement en français, sans doute pour « résiste
désormais acculée à publier en anglais, comme l'annonce Le
30 avril 1974 dans un article encadré en précisant : « On a beaucoup
l'habitude prise par les scientifiques de France et d'ailleurs de p
articles en anglais. Mais c'est un fait que, pour les scientifiques étra
français est une langue morte. ».
Enfin, dans le domaine des échanges internationaux, il n'est plus
pour personne que la méconnaissance de l'anglais devient synon
phabétisme. Un anglophone peut bien se passer d'être également fr
Mais un francophone ne peut plus se suffire de sa « francophonie » —
« cœur » — pour se faire comprendre. Ses performances ne dépa
l'hexagone ou, à la rigueur, certains pays du Tiers Monde liés à la F
Sur le plan pratique, s'il est possible pour un jeune Français d
à fond une seconde langue, l'anglais par exemple, et peut-être
troisième qui lui serait proche, comment peut-on demander à
Maghrébin d'aller au-delà des trois ou quatre langues qu'on lui

(i) Revue de l'A. U.P.E.L.F. (Associations des Universités partiellement ou en


de Langue française), vol. VII, n° 2 (Université de Montréal, Canada).

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

depuis sa tendre enfance ? (supra, II, III et V). Pour s'en ren
il suffit d'émettre l'hypothèse qu'on imposerait aussi à tous les j
dès le primaire, l'apprentissage d'une langue totalement étrangèr
de pensée et à leur contexte socio-économique. En l'occurre
classique. Et pourtant, il s'agirait d'une simple question de récipr
échanges, indispensable à la compréhension des hommes. M
peut-être jamais dans ce sens en France pour des raisons pratique
giques fort compréhensibles. Dans ces conditions, il est permis de
au nom de quoi peut-on continuer à imposer aux jeunes Maghréb
seuls les frais culturels si lourds, d'une coopération pourtant fru
les deux parties ? La seule raison valable sur le plan pédagog
serait que la langue française puisse vraiment servir d'instrumen
cation scientifique et technologique. Autrement dit, de permettre
ture sur l'extérieur » qui, en définitive semble objectivement déter
d'être au Maghreb. Or le français perd du terrain partout dans l
Dans ces conditions quelle autre explication pourrait-on d
justifier la place qu'occupe encore cette langue dans les trois pays
« force de l'habitude » ? « attachement affectif » ? « beauté litté
cision du vocabulaire » ? etc. Tout cela est vrai mais ce n'est pas
bâtir un système éducatif résolument tourné vers l'avenir.
possible, s'il y en a, se trouve donc ailleurs. En définitive, le cho
de la langue française semble obéir avant tout, consciemment
considérations politiques qui peuvent se ramener à deux essentiel
La première est d'ordre interne. Il y a certes un déterminisme
et historique qu'il ne faut pas perdre de vue. Il suffit de jeter un
sur n'importe quel atlas de géographie ou manuel d'histoire pour
compte. Mais l'explication la plus probable est que la majori
maghrébine à n'importe quel niveau et de n'importe quel bo
dans la langue française et pétrie de sa culture. Tout changemen
risque d'entraîner pour elle des bouleversements sociocultur
difficile d'évaluer les conséquences.
La deuxième considération politique est d'ordre externe. E
plutôt de la conjoncture internationale. La politique d'indép
France vis-à-vis de l'atlantisme et le rôle que ce pays semble
jouer en Méditerranée face à la politique des « blocs », ne sont pas
aux Maghrébins. En témoigne « l'axe Paris-Alger » qui semb
tionné remarquablement sous la pression des circonstances. E
depuis le début de la « crise énergétique » d'octobre 1973 jusqu'à
de l'O.N.U. sur les matières premières d'avril 1974. Dans ce
diplomatique, l'orientation des politiques extérieures des deux
avoir convergé sur plus d'un point. C'est un fait que l'on esp
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côtés, pouvoir jeter les fondements d'une coopération plus vaste e


Maghreb, les autres pays arabes et l'Afrique d'une part, l'Europe un
indépendante dans laquelle la France jouerait un rôle décisif d'autr
Il va de soi qu'un tel contexte plus méditerranéen qu'atlantique —
réalisait — ne pourrait que favoriser la langue de Voltaire.
En définitive, ce sont ces raisons politiques qui, objectivement, parais
plaider encore pour une présence privilégiée de la langue française au M
Elles laissent espérer sa renaissance comme langue de grande communica
au même titre que l'anglais. Dans le cas contraire, il ne resterait pe
plus aux Maghrébins que d'opter par économie pédagogique — quels que so
« déchirements » affectifs et les remises en cause politiques, sociales et
relles — pour la langue qui leur paraîtrait la plus utilisée sur le plan
tional à tous les niveaux de la vie scientifique, technologique et diploma
en attendant l'avènement probable d'une unification linguistique mo

VII. — Une seule planète, une seule langue

Il n'est plus si « utopique » d'envisager l'avenir dans un contexte planétaire.


Il n'y a que ceux qui ne veulent pas regarder la réalité en face qui continuent
à se réfugier dans les solutions désuètes du passé. Tout indique pourtant
que les problèmes des hommes de quelque nature que ce soit ne peuvent
trouver de solution définitive qu'au niveau de la planète, sinon ils ne le pour
ront peut-être jamais.

a) Une évolution inéluctable

Il n'y a pas si longtemps encore, on croyait que l'expansion n'avait pas


de limite et qu'il suffisait pour un pays donné de développer son industrie,
de multiplier par deux son P.N.B, ou d'augmenter ses exportations pour voir
disparaître comme par enchantement toutes ses difficultés présentes et à
venir. Ces croyances sont aujourd'hui dépassées. La concurrence internationale,
qui autrefois constituait un stimulant politique et économique de première
importance, ne porte-t-elle pas déjà en elle les germes de sa propre destruc
tion ? Les frontières politiques, les barrières douanières, le contrôle des
déplacements des hommes, la surveillance exercée sur la circulation des idées
ainsi que sur l'information scientifique, technique ou sociale, etc., appa
raissent aujourd'hui aux jeunes du monde entier — c'est-à-dire aux hommes
de demain — comme des séquelles désuètes d'un nationalisme étroit, produit
retardataire du xixe siècle. N'y a-t-il pas là, en effet, une aberration supplémen
taire dans un monde dominé par la vitesse technologique ? Les avions superso
niques permettent à l'homme d'aujourd'hui d'aller d'un bout à l'autre de la terre
en moins de temps qu'il ne fallait à son ancêtre pour aller d'une tribu à l'autre ou

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

d'un château fort à l'autre. Les satellites artificiels transmettent l'information


et l'image d'un point à l'autre du globe en l'espace de quelques secondes.
Mais face à ce bouleversement extraordinaire, l'homme « civilisé » montre
une incapacité déconcertante à accorder sa mentalité et son comportement
psychologique et social à ses inventions scientifiques. « Nous vivons dans un
monde techniquement avancé, mais politiquement barbare », disait à juste
titre feu le Pr Josué de Castro. Un tel décalage est générateur de déséquilibre
dans tous les domaines de la vie individuelle et collective. Ce n'est pas un
hasard si les hommes de science du monde entier ne cessent de tirer le signal
d'alarme en ce qui concerne le devenir écologique planétaire. On entend
partout les mêmes appels, depuis le Club de Rome jusqu'à La lettre Manscholt
en passant par L'utopie ou la mort de René Dumont et les grandes Conférences
internationales qui se sont tenues en 1972 à l'Unesco et à Stockholm à propos
de l'environnement et la « qualité de la vie ». La « crise énergétique » ou ce
qu'on appelle ainsi a montré en outre la fragilité d'une civilisation basée sur
l'expansion inconsidérée, le profit individuel et l'égoïsme national.
Or, l'interaction de l'homme avec son milieu impose aujourd'hui plus
que jamais une harmonie des rapports dans tous les domaines.
C'est dans ce contexte qu'il convient de placer le problème linguistique.
La recherche constante d'un équilibre mondial qui conditionne la survie de
l'espèce ne doit en effet laisser de côté aucun élément susceptible d'y concourir.
Mai snous ne nous arrêterons pas, en ce qui nous concerne, aux aspects écolo
giques proprement dits. Nous n'avons d'ailleurs aucune qualité pour le faire
et ce n'est pas notre propos. A ce sujet, il existe actuellement dans presque
toutes les librairies et bibliothèques une littérature scientifique de haute qualité
aussi abondante que diversifiée (cf. plus haut). Il suffit de s'y reporter. Pour
notre part donc, nous voudrions surtout rappeler — dans l'espoir de justifier
notre démarche — le déséquilibre linguistique et culturel qui engendre
(ou engendré par) le déséquilibre économique et politique, sous l'effet du
sous-développement et de l'inégalité des échanges dans le domaine inter
national. Notamment entre les pays industrialisés et le Tiers Monde.
« Il n'est pas de réquisitoire plus accablant contre notre civilisation actuelle
que de voir les deux tiers de la population mondiale connaître encore de façon
généralisée la misère la plus totale », devait déclarer à ce propos le secrétaire
général des Nations Unies, M. Kurt Waldheim, dans son allocution à la
Conférence mondiale sur les Matières premières qui s'est tenue à New York
en avril 1974. « Dans le monde où nous vivons, tous les leviers de commande
de l'économie mondiale sont entre les mains d'une minorité constituée par des
pays hautement développés », déclarait à son tour dans la même Conférence
le Président algérien, Houari Boumedienne, président en exercice des non
alignés.

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C'est cette hégémonie économique et politique qui sécrète et


constamment une autre hégémonie plus grave encore : linguistique e
Les deux choses paraissent d'ailleurs intimement liées. Sur le plan é
et politique, ni la C.N.U.C.E.D., ni le Groupe des 77 ne sont parvenu
les pays industrialisés à une conception plus saine des échanges.
« crise » des matières premières pour qu'on se résolve, sous la p
« affamés » d'hier et/ou d'aujourd'hui, à poser tout au moins le p
termes plus clairs que d'habitude à la Conférence extraordinaire
d'avril 1974. A l'origine, il y avait un « boycott »... Dans le dom
tique et culturel, que deviendraient les « langues de grande commun
dans l'hypothèse absurde d'un boycott total de la part de leurs cons
conditionnés que sont les pays du Tiers Monde ?
Quoi qu'il en soit, les échanges culturels comme ceux de l'éc
ne semblent avoir profité jusqu'ici — malgré les qualificatifs « d'aid
tance » ou de « coopération » dont on les pare souvent — qu'aux
trialisés eux-mêmes et, dans une mesure moindre, aux minorités pr
parmi les habitants du Tiers Monde (1). Nous avons vu le lourd t
gogique, social et politique que les populations des pays dits en déve
sont obligés de payer pour se maintenir au « diapason » de ce qu
longtemps encore elles croyaient être « l'aile marchante de l'hu
les pays industrialisés.
La « crise des matières premières » achève de mettre à nu tous ce
d'antan. Les croyances entretenues jusque-là paraissent maintenant
et il faudrait s'attendre tôt ou tard à voir les peuples déshérités
encore les initiatives pour demander une réparation des préjudi
sont causés. Non seulement sur le plan économique et politique,
dans le domaine linguistique et culturel.
On sait déjà ce qu'il en coûte dans le premier cas. Mais l'on n
encore ce qu'il en coûtera dans le second. Pourtant les frustrations ne
nulle part. Dans ces conditions qui apprendra la langue de l'autre
industrialisés ? Le Tiers Monde ? Les deux à la fois ? Trois hy
écarter pour des raisons pratiques évidentes. De nombreux cherc
ressés par les problèmes du développement, s'interrogent main
l'efficacité d'études élaborées par des personnes n'ayant jamais
d'une langue commune — la possibilité de s'entretenir avec les
intéressées. La question a été posée incidemment dans un Colloq

(i) Cf. notamment : Tibor Mende, De l'aide à la recolonisation ; Les leçons


Paris, Le Seuil, 1972, in-8°, 318 p.
Pierre Jalée, Le pillage du Tiers Monde, Paris, Maspero, 1973, in-12,174 p.
François Luchaire, L'aide aux pays sous-développcs, Paris, Presses Universitaires
1971, in-12, 127 p. (coll. « Que sais-je ? », n° 1227).

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

« Sciences du développement » tenu à l'I.E.D.E.S. les 26 et 27 avril


Mais elle est restée sans réponse.
C'est dire qu'un enseignement d'une seule langue internationale, com
à tous les hommes, s'imposera sans doute d'elle-même sous les loi
nécessité. Celle-ci, prise en charge par tous les systèmes pédagogiq
mettrait — en la combinant intelligemment aux langues nationales
seulement de promouvoir l'égale dignité des cultures, mais aussi de pré
les hommes du « babélisme » qui les menace.

b) Le babélisme menaçant

En définitive, comme pour les échanges économiques, d'un point


linguistique et culturel, ce ne sont pas seulement les pays du Tiers
qui sont menacés de paralysie pour ne pas dire d'asphyxie, mais a
pays industrialisés. Pour s'en convaincre sur le plan économique,
face à face la courbe ascendante d'une « expansion sauvage » assorti
démographie galopante et, d'autre part, la courbe descendante de l'épuis
progressif des matières premières assortie de l'incapacité de notre p
supporter tous les habitants qui seront « conviés » à plus ou moins
échéance au « banquet de la nature ». Sur le plan linguistique on po
sinon faire le même raisonnement, du moins admettre la formulation
ques hypothèses significatives dont la vérification serait sans dout
probante que celle des exemples précédents.
A en croire les spécialistes, il y a sur la terre plus de 3 000 langues.
eux, la démographie des langues conduit à constater l'apparition d'envir
langues pour chaque idiome qui disparaît. « Cette prolifération, écri
Burney, aboutit sur le plan des communications internationales à une s
difficile qu'on résume sous le nom de babélisme, en souvenir du fameux
de la tour de Babel : Yah weh, menacé par l'orgueil des hommes, met le d
dans leur langage « pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres » (G
XI, 7). Le « babélisme » dit Pierre Burney, à juste titre, aboutit d'abord
immense gaspillage de temps, d'énergie et d'argent » (1). Et ce, non seulemen
plan des échanges diplomatiques internationaux, mais aussi dans le d
des échanges scientifiques et humains.
Dans le domaine international : « Aux Nations Unies, par exemple, mal
efforts de 5 00 traducteurs, des documents vieux de plus de dix ans sont
en souffrance » (2). En outre, la traduction simultanée est, par la force de

(1) Pierre Burnet, Les langues internationales, Paris, Presses Universitaire de Franc
p. 5 (« Que sais-je ? », n° 968).
(2) Ibid., p. 5.

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inexacte et réserve bien des surprises. La grève des interprètes, le 23 avr


à la Conférence des Nations Unies sur les matières premières, a d'ailleurs
la fragilité du système. Les débats inhérents à l'instauration d'un ordre éco
mondial s'en sont trouvés subitement paralysés — ironie du sort ! —
désordre linguistique mondial (cf. les comptes rendus de l'Assemblée gé
Mais c'est dans le domaine scientifique et des échanges universitaires que l
tion semble la plus alarmante. Faut-il demander aux hommes de s
aux chercheurs et aux étudiants d'apprendre à la fois le français, l'
l'espagnol, l'arabe, le chinois, le japonais, le russe, etc., pour mettr
leurs connaissances avant d'entreprendre de nouvelles recherches ?
faut-il faire l'inverse ? C'est-à-dire tout traduire en même temps ? Non
ment dans les six langues des Nations Unies, mais dans une dizaine
langues qui n'en sont pas moins de « grande communication ». Le c
par exemple — langue officielle des Nations Unies — n'a pas encore
cité dans les domaines pratiques, mais il n'en représente pas moins la la
d'environ 800 millions d'habitants qui seront peut-être demain la véritab
marchante de l'humanité ». Il ne faut pas perdre de vue, en outre, que la
de papier, le manque de place et le prix élevé du transport menacent à p
moins longue échéance la situation privilégiée des écrits volumineux
encore et surtout le coût excessif en argent et en hommes que ne manqu
d'engendrer les traductions dans toutes les langues, même si l'on se lim
dix ou aux quinze les plus connues. Quelle opération sans lendemain ! On
rait peut-être aplanir certaines difficultés en faisant appel aux microfich
bandes magnétiques, aux ordinateurs, à la transmission de l'information
satellites artificiels, etc. Mais comment venir à bout du problème si comp
la traduction, de l'inexactitude de celle-ci et de sa lenteur ? Notamment e
concerne les disciplines où les changements et les découvertes connaisse
accélération sans précédent ? Encore faudrait-il pouvoir imposer à chaqu
cheur ou homme de science l'apprentissage de plusieurs langues qui ne s
pas seulement l'anglais, le français ou l'allemand, mais aussi le chinois, l
et le japonais, par exemple. C'est ce qui paraît déjà très peu probable.
Enfin, dans le domaine des relations humaines, le problème n'est pas
complexe. Arrêtons-nous à deux exemples uniquement : la coopérati
tourisme. Pour ce qui est de la première question on peut dire que rares s
« coopérants » qui connaissent la ou les langues de leurs assistés. Ce s
derniers qui, nous l'avons déjà souligné, doivent faire l'effort nécessaire
comprendre la langue de leurs bienfaiteurs. Aussi les contacts huma
niveaux les plus élémentaires, c'est-à-dire avec les familles et la pop
restent-ils quasiment nuls. Ils se limitent aux jeunes lycéens qui vi
chercher un « savoir » indéterminé, difficile à dégager dans ce ma
connaissances théoriques qu'on leur propose. Or, rien ne peut se fair

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

manière utile si la communication qui doit s'établir entre l


l'enseigné n'est pas dans les deux sens. Le tourisme, en outre, marq
du sous-développement des contacts humains. Une telle aberrati
plus inconcevable que le voyage d'une capitale du monde à l'a
nous le rappelons, plus rapide que le voyage effectué jadis
l'autre ou d'une ville à l'autre : « L'homme ou la femme qui n'on
de voyager à l'étranger seront aussi rares que l'homme ou la fem
d'hui qui ne quittent jamais leur ville natale », écrit un auteur a
Une telle réalité s'étend actuellement à tous les pays. D'ailleu
touristique qui se développe d'une manière vertigineuse y veille
« Les Baléares, 850 F », « Les îles Canaries, 1 200 F », « Le M
900 F », etc. Mais les marchands de soleil n'ont souvent autre
que la visite de monuments anciens quand ce n'est pas, dans les m
cas, un « parquage » dans une sorte de ghetto surveillé appel
permettant aucun contact direct avec les populations. On peut es
choses changent dans le sens d'un développement véritable
humains à travers le tourisme; mais comment peut-on y parven
sans une langue commune ? Toujours la même question : qui d
la langue de l'autre ? Les visiteurs ou les populations des pa
moins que tout le monde puisse — ce qui est improbable — a
3 000 langues de notre planète !...
Pourtant, une telle perspective — si elle était réalisable —
une richesse sans précédent pour les échanges internationaux et
il est vrai qu'aucune langue ne pourrait, à titre exclusif, prétend
salité, quel que soit le monopole que des circonstances historique
ques lui permettent d'exercer temporellement sur la marche des
linguiste qui se penche sur l'une des 3 000 langues du monde adm
la complexité de chacune, y compris de celles que les Occiden
« pauvres » dans leur ignorance et n'établit pas de palmarès », écri
se référant aux travaux d'éminents linguistes dont Martinet et J
A ce titre, l'Unesco a toujours rappelé, notamment à la Co
Venise, l'égale dignité de toutes les cultures et la richesse de
respectives « dans leur variété féconde, leur diversité et l'influe
qu'elles exercent les unes sur les autres » (3). C'est dans la mêm
qu'un ministre danois dénonce la culture des élites, ce langage de

(1) M. Pei, One Language for the world, New York, Devain-Adair, 1958, cit
op. cit., p. 6.
(2) Jean-Louis Schlegel, La faillite de l'enseignement du français. La
fondement d'une réforme, in revue Projet, juillet-août 1972, n° 67, pp. 811-8
(3) Cf. Rapport final de la Conférence de Venise sur les politiques culturelles ( 2
bre 1970), Unesco.

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AHMED MOATASSIME

nicabilitê qui n'est autre qu'un « codage, dit-il, tel qu'il rappelle étr
style des sectes les plus secrètes » (i).
Nous voilà au cœur des problèmes qui vont se poser de plus e
hommes à l'échelle d'une planète qui se « rétrécit » chaque jour
Elle se rétrécit sous une triple pression : la vitesse technologique, c
de l'accélération des inventions scientifiques ; le tourisme intercon
devient, grâce aux voyages en groupe, de plus en plus accessibl
bourses les plus modestes; enfin la démographie et la volonté activ
à vouloir chaque année davantage explorer des horizons inconnu
D'où la nécessité d'une langue internationale commune non seule
préhensible par la majorité de ses utilisateurs éventuels parmi les te
aussi et surtout accessible à tous.

c) Une seule planète, une seule langue

L'idée ne date pas d'hier ni d'aujourd'hui. Elle est très ancienne. Pierre
Burney en rend parfaitement compte dans son ouvrage sur Les langues inter
nationales (op. cit.). Ce qui change, c'est le contexte qui, actuellement, donne à
cette perspective une dimension nouvelle.
« Si una lingua esset in mundo... S'il y avait une langue unique sur la terre,
la vie humaine s''allongerait d'un tiers, puisque nous consacrons le tiers de nos vies
aux langues », affirmait le philosophe et mathématicien allemand du début
du xvine siècle, Leibniz, selon Pierre Burney qui commente : « Prenons le
cas d'un enfant de Bombay. Il parle probablement chez lui le goujrati ou le
marathi; en arrivant à l'école, il lui faudra d'abord apprendre celle des deux
langues de son Etat, qu'il ignore, puis passer à l'étude de l'hindi, nouvelle
langue fédérale. C'est ensuite seulement qu'il pourra s'attaquer à l'une des
grandes langues mondiales ! » Ces remarques confirment celles que nous
avons faites à propos du Maghreb, et dans une certaine mesure, de l'Afrique
noire. Souvent les enfants issus de milieux privilégiés sont confiés très tôt
aux missions étrangères pour leur épargner les aléas de la multiplicité des
langues. Ce sont parfois ces « beaux spécimens » — dont on admire en Occi
dent, avons-nous dit, la réussite individuelle — qui faussent le jugement de leurs
admirateurs, malgré les conséquences désastreuses de leur formation sur la vie
de la collectivité à laquelle ils appartiennent (cf. plus haut).
Quoi qu'il en soit, pour revenir au problème du babélisme universel et aux
palliatifs des traductions « il y a aussi loin du contact linguistique direct au
« contact » par interprète que du libre usage de nos membres à l'utilisation
d'une voiture d'infirme; quiconque s'est trouvé condamné à la surdité et au

(i) Le XXe siècle devant la culture, in Le Courrier (de l'Unesco) de janvier 1971, p. zz.

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« BILINGUISME SAUVAGE » AU MAROC

mutisme pour avoir franchi une frontière ne trouvera pas la com


excessive. Les participants des Conférences internationales savent égale
rien ne peut remplacer le dialogue direct ». Impossible à concevoir, p
sans un véritable « désarmement linguistique » (i).
Devant cette complexité de tous les temps un certain nombre de s
ont été proposées dans le passé. D'autres sont à l'heure actuelle sérieu
étudiées par différentes associations de tendances très diverses. Mais
n'a été retenue par les instances internationales autorisées. Même
celles qui ont paru les plus séduisantes. Cela tient généralement à deu
principales dont la première est quelque peu subjective. En effet, les h
culturelles et la concurrence linguistique internationale s'expriment
en termes de monopoles et de conquêtes de « marchés nouveaux », co
s'agit d'une exportation de machines à laver, de voitures, de prod
facturés ou de n'importe quelle autre marchandise. On entend souven
« notre langue se comporte bien à tel endroit » ; elle « perd du terra
autre, « notre langue » par-ci, « notre langue » par-là, etc. Et ce,
aucun compte de la richesse et de l'apport possible des autres culture
perspective basée sur la réciprocité et Végalité des échanges. La secon
plus objective si l'on peut dire, est d'ordre politique. Souvent les Etats
d'hégémonies culturelles craignent que l'adoption officielle au niveau
tional d'une autre langue que la leur ne se fasse au détriment de leur « p
de leur « rayonnement » et, partant, au détriment du bénéfice que peut t
p\m politique tout pays exportateur de langue et de culture. Cette att
raît à beaucoup de pays du Tiers Monde comme un véritable « impéri
turel », cause et/ou conséquence de « l'impérialisme économique et po
Face à de telles suprématies, qui ne respectent aucune autre cultur
leur, les pays « pauvres » croient devoir désormais opposer un dévelo
plus dynamique et plus significatif de leurs cultures nationales. Ce d
ment permettrait — s'il se réalisait — de maintenir l'équilibre nécessa
chissement mutuel. Il empêcherait aussi — dans une symbiose de réc
et légalité retrouvées — une dégradation de la culture universelle
de stérilité par les hégémonies linguistiques et l'uniformisation. L'un
la diversité ne sont pas de vains mots à condition que tous les peuple
se retrouver à travers un dénominateur linguistique commun aussi neutre q
c'est-à-dire soustrait à toutes les formes de domination.
Aujourd'hui donc plus que jamais, l'humanité doit tendre vers l
d'une langue unique de communication internationale. « Il ne s'agit plus
l'homme d'une nation, d'un régime ou d'une religion, mais un m
la communauté mondiale » déclarent dans leur charte les « enseignan

(i) Pierre Burney, op. cit., pp. 6-7 et 117.

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AHMED MOATASSIME

listes » (i). Mais comment peut-on le faire sans une unification linguis
planétaire ? Peu importe que la langue de Vunité soit le français, l'ang
l'allemand ou l'espagnol; l'arabe, l'hébreu ou le chinois; le russe, le jap
ou l'espéranto. L'essentiel c'est qu'il y ait une seule langue de communicatio
internationale. Celle-ci doit être enseignée dans toutes les écoles du monde
remplacement de l'inutile et nuisible prolifération des langues « étrangère
dans les programmes scolaires. Une telle mesure n'enlèverait rien au dével
pement de ces dernières qui continueraient à se manifester dans le cadre d
éducation extrascolaire facultative mais plus efficace {supra, V). Bre
langue internationale doit — parallèlement aux langues nationales — i
venir dans le cadre d'un bilinguisme positif {supra, VI) qui mettra fin aux
autres formes de bilinguisme sauvage {supra, II) e.t pirate {supra, V).
Le bénéfice qu'on en tirerait serait immense. Cette mesure permett
tout au moins d'amorcer une révolution pédagogique basée, en partie,
l'allégement des programmes et l'économie des efforts (à réinvestir dan
sciences exactes, sociales et humaines), une circulation plus rapide de l'
mation scientifique, un contact plus direct entre les hommes de tous les p
et un rapprochement plus significatif de l'espèce humaine. Est-ce uto
Peut-être ! Mais considérons avec Lè Thành Khoî que « l'utopie est u
dans la mesure où elle sert à préparer l'avenir » (cf. Le Monde du 16 avril 19
Comme « l'ordre économique mondial », qu'on souhaite organiser aux Natio
Unies, l'ordre linguistique mondial ne signifie nullement un humanisme univ
« abstrait » que justifient pourtant le respect d'autrui, la réciprocité dans
échanges et une répartition plus équitable des efforts pédagogiques. Il
surtout d'une question pratique d'importance capitale. Celle-ci conditi
tout développement intégral ayant pour objectif la justice sociale, l'harmoni
rapports et la paix mondiale. De ce fait elle ne peut se concevoir qu'à l'éche
planétaire, dans le cadre d'initiatives coordonnées et communes qui tiendra
compte des aspirations profondes et de l'égale dignité des hommes.

(i) Cf. Enseignement sans frontières, Paris, 1969, n° 3, p. 9 (Publication des Citoyen
Monde
ode,sous la présidence de Jean Rostand, Josué de Castro, Georges Friedman
Alfred Kastler)

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