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UE 1-2 - Histoire de la philosophie 2.

Arnaud François.
Voltaire, Rousseau et le séisme de Lisbonne (1755-1756).

Dossier de recherche.

Sujet : Le pessimisme moral chez La Rochefoucauld (Réflexions ou sentences et Maximes


morales, 1665)

La lecture des Maximes de François de La Rochefoucauld est, pour le philosophe,


une expérience aussi déroutante que jubilatoire. En effet, celui-ci peut d’abord se trouver
décontenancé par le rythme soutenu auquel s’enchaînent les propositions, ainsi que par
le caractère déclaratif du propos, qui ne répond pas à l’exigence d’argumentation de la
philosophie. Néanmoins, le philosophe ne peut cacher ensuite le plaisir qu’il prend à
arpenter ce livre fabuleux, dont chacune des Maximes pourrait être la substance d’une
œuvre complète, tant la pensée en est profonde. Sans nul besoin de s’appesantir en
démonstrations, La Rochefoucauld suscite l’adhésion du lecteur à ses thèses, qui y
reconnaît la vérité de l’homme. Comment expliquer cet assentiment unanime à des
propositions aussi brèves que partiales ? En philosophe, on pourrait s’indigner d’une
telle gratuité, et penser que ces maximes ne sont que des lieux-communs, écrites de telle
sorte que tout le monde puisse s’y retrouver mais que personne n’y apprenne rien qu’il
ne savait déjà. On pourrait donc en conclure que les Maximes sont impropres au
traitement philosophique et doivent être tenues pour douteuses car sans fondement.
Mais ce serait ignorer la forme prise par la philosophie à son commencement dans les
cités ioniennes du VIe siècle avant notre ère. Celle-ci était tout aussi déclarative, et
trouvait pourtant un fondement dans des principes premiers, qui variaient selon les
penseurs : Thalès admettait l’eau comme substance originelle, Anaximandre l’Illimité,
élément indéterminé, Anaximène l’air. Toute la réalité physique découlant pour ces
philosophes d’un principe, le recours à celui-ci dans les théories cosmologiques en
assurait la validité, par un double réductionnisme à la fois ontologique et
méthodologique. Or c’est ce geste que reproduit des siècles plus tard La Rochefoucauld
au fil de ses Maximes, qui s’apparenteraient alors à sa métaphysique des mœurs ou à son
ontologie sociale, en expliquant tous les comportements humains par l’amour-propre.
1
Ainsi, en comprenant le concept d’amour-propre chez La Rochefoucauld, nous accédons
non seulement au sens mais à la certitude de ses énoncés, qui quittent le domaine de
l’arbitraire et se trouvent justifiés, comme s’ils étaient déjà a priori contenus dans l’amour-
propre, et qu’il n’avait s’agit pour l’auteur que de dérouler le concept pour en tirer ses
maximes, et avec elles, une connaissance de l’homme et de la société. Finalement, faire
des Maximes de La Rochefoucauld une anthropologie analytique, c’est ressaisir le contenu
proprement philosophique de cette œuvre majeure du corpus moraliste et comprendre
comment, malgré leur brièveté, elles nous convainquent plus qu’aucun long discours.
C’est ce qu’avait compris Voltaire qui s’est inspiré de La Rochefoucauld et disait des
Maximes du Prince de Marsillac : « Quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre,
qui est que l’amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous
tant d’aspects variés qu’elle est presque toujours piquante. »1.

Que nous apprend donc l’amour-propre ? L’amour-propre nous enjoint à


repenser nos concepts moraux fondamentaux, le bien et le mal, mais surtout nos
concepts moraux « épais »2, plus spécifiques, concepts qui sont à la fois évaluatifs (ils
intègrent un jugement moral déterminé, par exemple, le concept de lâcheté est
nécessairement connoté péjorativement, le courage méliorativement) et descriptifs (ils
renvoient à des situations particulières, par exemple, la lâcheté décrit une fuite devant un
danger, qu’on associe à un manquement à l’obligation, le courage décrit l’inverse). Le
double caractère évaluatif et descriptif de ces concepts en fait des concepts purement
normatifs, qui prescrivent des comportements, en condamnent d’autres, et ce sur la base
de ce qui est admis. Par exemple, l’égoïsme décrit le fait de se préférer soi-même, d’agir
en fonction de soi, selon son intérêt particulier dans telle ou telle situation. Or il n’est pas
nécessaire que cela constitue un mal. Un philosophe comme Bernard Mandeville au
début du XVIIIe siècle disait de l’égoïsme dans sa célèbre Fable des abeilles qu’il était
nécessaire à la prospérité d’une cité, et par conséquent au bonheur, et qu’il devait, à cet

1 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Œuvres complètes Garnier, tome 14, « Des Beaux-Arts », p.541.
2 L’idée de concept « épais » (« thick concepts ») est un apport de la philosophie étasunienne du XXe siècle, on
retrouve ce terme tout d’abord sous la plume d’Iris Murdoch, il sera repris ensuite notamment par Bernard
Williams dans Éthics and the Limits of Philosophy (1985), qui reconnaît sa dette envers Murdoch, ou encore par
Richard Rorty, dans Contingency, Irony and Solidarity (1989).
2
effet, être jugé comme bon. Si l’égoïsme pourrait tout aussi bien être jugé bon, c’est qu’il
n’est considéré mauvais que relativement à une norme, à ce qui est admis conformément
à des valeurs. La mise en évidence de l’aspect normatif de nos concepts moraux épais
souligne la relativité de ceux-ci, et nous écarte, n’en déplaise à Aristote, d’une
représentation essentialiste de la moralité en vices et en vertus : « Ce que nous prenons
pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers
intérêts »3 ; « Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la
mer »4. L’avantage que présentaient les concepts moraux compris en vices et en vertus,
c’est qu’ils fixaient une direction stable pour l’humanité sur un chemin droit, invariable,
destination qui avait pour elle l’espoir d’être atteinte (on songe ici bien sûr au finalisme
ontologique aristotélicien). À voir le mal comme une défaillance de l’homme à sa valeur
la plus haute, nous ne pouvions être qu’optimiste. Mais en déboulonnant les vices et les
vertus, la théorie de l’amour-propre ne nous plonge-t-elle pas irrémédiablement dans le
pessimisme moral ? C’est cette question qui nous guidera dans la suite de notre étude,
que nous mènerons toujours à l’appui du texte de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences
et Maximes morales. Tout d’abord, il nous faudra comprendre le mécanisme de l’amour-
propre tel que le conçoit La Rochefoucauld, pour comprendre ensuite comment il fait
tomber les vertus et les vices et plonge qui le comprend dans une lucidité cynique. Et un
tel pessimisme est-il surmontable ? Comment ne pas sombrer, à partir de ces
considérations, dans le nihilisme et la mélancolie ?

Avant d’en comprendre l’origine et le fonctionnement, définissons l’amour-


propre. L’amour-propre se définit généralement comme un amour immodéré pour soi-
même, qui se traduit dans la recherche égoïste de son intérêt. L’amour-propre, c’est la
part de notre psyché qui nous fait préférer nous-même aux autres. Comme la
connaissance procède toujours par distinction, il est essentiel pour comprendre l’amour-
propre de le différencier de son proche parent, l’amour de soi. Amour-propre et amour
de soi sont des concepts qui vont toujours de pair et pour cause, il n’est pas aisé de les

3 La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et Maximes morales, 1665, première maxime.


4 Ibid, maxime 171.
3
distinguer, ils semblent même désigner littéralement une seule et même chose. La
différence ne se trouve pas dans les expressions prises en tant que telles, elle est plutôt à
chercher dans ce que la tradition a fait de celles-ci. Quelle différence faut-il faire
désormais entre amour de soi et amour-propre ? L’amour de soi désigne l’instinct vital
qui nous pousse à nous préserver. Sans amour pour soi, on se laisserait dépérir. L’amour
de soi est l’instance psychologique qui assure que nous portions à nous-même un
minimum de soin, c’est elle qui nous fait manger bien avant la faim, boire bien avant la
soif, nous garder du danger avant même qu’il s’annonce. L’amour de soi est en quelque
sorte le premier degré de souci de soi. L’amour-propre est, quant à lui, un degré plus
élevé. On peut dire que l’amour-propre est un amour de soi aggravé. L’amour-propre est
ce qui nous pousse, au-delà des simples satisfactions, à concourir pour une satisfaction
plus grande. Cette satisfaction plus grande, puisqu’elle ne peut être produite par la simple
acquisition de ce qui nous fait défaut, est produite par l’acquisition de cette même chose
mais au dépens d’un Autre. Si cela procure une satisfaction, c’est parce que l’Autre se
présente comme un obstacle à l’acquisition des objets de besoin et/ou désir, et l’enjeu
n’est plus seulement le contentement pur de soi, mais devient le dépassement de l’Autre.
C’est là l’analyse que fera plus tard Rousseau de l’amour-propre :

« Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que
des objets qui s’y rapportent, et, n’ayant que l’amour de soi pour principe, sont toutes aimantes et douces
par leur essence; mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle
pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent irascibles et
haineuses ; et voilà comment l’amour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-propre,
c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance
est purement négative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le
mal d’autrui. »5

La Rochefoucauld, avant Rousseau, bien qu’il n’ait pas formulé explicitement la


distinction, comprend déjà l’amour-propre comme l’irruption dans l’amour de soi du
regard d’autrui. Ce regard nous rend tantôt vaniteux, lorsqu’il est favorable, tantôt
honteux, quand il est désapprobateur. En tout cas, il accentue le souci que nous avons de

5 Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, suivi de Le Lévite d’Ephraïm, Erik Leborgne (éd.), Paris, Flammarion, 1999
(1777), p.67.
4
nous-même, de notre image auprès des autres. À partir de là, que nos actions soient
d’apparence « vertueuse » ou « vicieuse », il en résulte que nous ne les accomplissons que
pour gagner un avantage sur l’autre, puisque nous sommes guidés par l’amour
déraisonné de nous-même, qui ne voit en l’autre qu’un ennemi, un rempart à notre
accomplissement personnel. Les hommes de « bien » ne sont donc pas des hommes qui,
comme le concevait Aristote, voient plus clair ou plus juste que ceux qui font le mal,
mais des hommes qui voient plus loin. En effet, celui qui est généreux l’est pour s’attirer
les faveurs de ceux à qui il donne. Si on dit qu’il donne sans compter, c’est à considérer
son acte et les valeurs que nous y attachons, mais c’est sans compter le calcul, le compte
de son intérêt : « Ce qui paraît générosité n'est souvent qu'une ambition déguisée qui
méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grand. »6. C’est donc la possibilité même
d’un altruisme, comme d’un amour véritable, qui se trouve compromise. Aristote, dans
Éthique à Nicomaque, distinguait deux formes d’amour de soi (philautia en grec), d’un côté
un amour de soi vulgaire, cédant aux appétits irrationnels, et de l’autre le véritable amour
de soi qui, chez le vertueux, cède nécessairement aux exigences de la raison.7 La
première forme est celle de l’homme méchant, qui n’est pas gouverné par la partie
rationnelle de son âme mais par sa partie irrationnelle, qui lui fait préférer la satisfaction
de ses désirs, bien souvent au dépens des autres. La deuxième forme est celle de
l’homme vertueux, qui, puisqu’il est gouverné par la raison, accorde toujours son amour
pour lui-même avec le bien d’autrui et donc peut bien s’aimer sans pour autant céder à
l’égoïsme. Chez La Rochefoucauld, une telle distinction n’opère plus, puisque l’amour de
soi, dans la relation à l’autre, ne peut que se corrompre. Il y a donc une inversion. Là où
pour Aristote, c’est le vice qui venait corrompre l’amour de soi, pour La Rochefoucauld,
c’est l’amour-propre qui vient nécessairement corrompre la vertu. Si donc une vertu
existe pour l’auteur des Maximes, elle ne se retrouve jamais dans nos actes envers autrui,
puisque ces actes sont conduits par l’amour-propre, et c’est l’intérêt personnel qui
toujours prime :

6 La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et Maximes morales, 1665, maxime 246.


7 Aristote, Éthique à Nicomaque, éd. GF Flammarion, Trad. Richard Bodéüs, 2004, p. 477.
5
« Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants que nous ; et néanmoins c'est
l'intérêt seul qui produit notre amitié. Nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur
voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir. »8

Vices et vertus sont finalement réduits à l’amour-propre, qui triomphe partout. En


ce sens, La Rochefoucauld procède en « généalogiste », au sens que Schopenhauer, sans
le dire, puis Nietzsche en le disant, donneront à ce terme. Le généalogiste est celui qui
rapporte nos appréciations conscientes à leurs sources pulsionnelles inconscientes, qui
remonte au soubassement psychologique inaperçu de nos valeurs. Le généalogiste est
donc celui qui s’intéresse, certes, aux valeurs, à l’axiologie, mais s’interroge surtout sur la
valeur de ces valeurs. On pourrait parler en ce sens d’une méta-axiologie. Or qu’on
trouve à l’origine de la jalousie, de l’envie, de la lâcheté, de l’avarice, de la cruauté,
autrement dit de tous les vices, l’amour-propre, cela ne surprend personne, et La
Rochefoucauld n’est d’ailleurs pas le premier à le dire. Avant lui, Pascal et les jansénistes
de Port-Royal tels que Pierre Nicole et Antoine Arnauld tenaient déjà l’amour-propre,
considéré comme le symptôme du péché originel, pour l’origine de tous les maux.
L’amour-propre serait ce qui empêcherait l’homme d’après la Chute d’être
authentiquement bon. Cette perspective morale caractérise ce que l’on appelle à présent
le « pessimisme augustinien ». Mais La Rochefoucauld ne trouve pas seulement l’amour-
propre à l’origine des vices, il le trouve également à l’origine des vertus. En ce sens, il
radicalise le pessimisme augustinien. Pour Pascal, l’homme, à défaut de pouvoir bien agir
pour obtenir le « salut » (le jansénisme s’oppose à l’idée de « grâce suffisante », d’une
grâce accordée pour les mérites et les efforts sur terre), pouvait encore se sauver dans
l’amour et dans la contemplation de Dieu. Pour La Rochefoucauld, cette grâce semble
inaccessible, car si l’homme aime Dieu, c’est encore dans l’espoir d’être sauvé, sa
conviction n’est donc pas pure, elle est intéressée, symptomatique de l’amour-propre.
Dans le Discours sur les réflexions ou sentences et maximes morales, La Rochefoucauld cite les six
vers d’un poème, sans en nommer l’auteur :

8 La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et Maximes morales, 1665, maxime 85.


6
« Si le jour de la foi n'éclaire la raison,
Notre goût dépravé tourne tout en poison ;
Toujours de notre orgueil la subtile imposture
Au bien qu'il semble aimer fait changer de nature ;
Et dans le propre amour dont l'homme est revêtu,
Il se rend criminel même par sa vertu. »

On comprend par ces mots le pessimisme indépassable de La Rochefoucauld. Le


prosélytisme pascalien exprime encore pour lui la marque d’une foi intéressée, reconnue
et embrassée par la raison. Il faut songer ici au célèbre « pari » que propose Pascal :

« Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous
gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. »9.

Si Pascal invite son lecteur à croire en Dieu, c’est qu’il considère que, même en l’absence
de révélation, la conduite chrétienne est plus estimable, plus noble, et en ce sens Pascal
est normatif, puisqu’il croit en la valeur des valeurs chrétiennes. La généalogie plus
radicale de La Rochefoucauld achève toute valeur, et le plonge dans un pessimisme
complet.

Ce pessimisme s’est traduit chez La Rochefoucauld par une mélancolie. La


mélancolie, au XVIIe siècle, renvoie à un état psychologique qu’on dirait aujourd’hui
« dépressif », à un chagrin, une tristesse profonde et constante. Il le dit d’ailleurs de lui-
même :

« Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que
depuis trois ou quatre ans à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurais pourtant, ce me semble,
une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n'en avais point d'autre que celle qui me vient de
mon tempérament ; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en vient me remplir de telle sorte
l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit, que la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je n'ai
presque point d'attache à ce que je dis. »10

9 Pascal, Pensées, Lafuma 418.


10La Rochefoucauld, Maximes suivies des Réflexions diverses, Classique Garnier, Éd. Jacques Truchet, collection
Classiques Jaunes, 1999, p.679.
7
« J'ai donc de l'esprit, encore une fois, mais un esprit que la mélancolie gâte; car, encore que je possède
assez bien ma langue, que j'aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les choses fort confusément,
j'ai pourtant une si forte application à mon chagrin que souvent j'exprime assez mal ce que je veux
dire. »11

Mais n’était-ce pas là un aboutissement nécessaire ? Peut-on faire les mêmes


constats que La Rochefoucauld sans succomber soi-même au charme de la mélancolie ?
Y a-t-il un gai savoir qui puisse être tiré de ses maximes ?

Nietzsche était un lecteur de La Rochefoucauld et s’il y a une solution à son


pessimisme, elle peut venir de lui. En effet, Nietzsche a été frappé par le style saillant du
moraliste, ainsi que par sa clairvoyance à repérer, derrière les actes les plus nobles, les
mobiles les plus médiocres. De ce fait, bien que moraliste, La Rochefoucauld n’est pas
moralisateur. En refusant toute normativité (par la « déconstruction » des concepts de
vertus), il s’évite le grief de donneur de leçons. Mais La Rochefoucauld, s’il abandonne
les vertus au cours de sa généalogie, n’abandonne guère les vices, puisque les termes dans
lesquels il décrit l’amour-propre sont dépréciatifs, et donc toujours empreints de morale.
Il reste intimement attaché aux valeurs chrétiennes qui sont, si l’on peut dire, le filtre de
son analyse, la grille de lecture de sa réalité toujours morale, dont il n’a pas su se défaire.
La Rochefoucauld a nié le bien, mais il lui fallait aussi nier le mal, puisque le mal n’a de
sens que dans sa relation au bien. Si l’on tient ce dernier pour illusoire, le mal aussi doit
être tenu pour tel. C’est ce qu’a compris Nietzsche, qui, par-delà bien et mal, a parachevé
le nihilisme de La Rochefoucauld :

« Lorsque nous lisons aujourd’hui, élevés comme nous le sommes à cette école chrétienne du scepticisme,
les livres de morale des Anciens […], nous éprouvons une supériorité plaisante, et nous sommes
secrètement assaillis d’intuitions pénétrantes et d’aperçus surplombants, cela nous donne le sentiment
d’entendre […] une jeune et belle exaltée devant La Rochefoucauld : nous savons mieux ce que c’est
que la vertu ! Mais nous avons fini par appliquer aussi ce même scepticisme à tous les états et processus
religieux, tels le péché, le repentir, la grâce, la sainteté et nous avons laissé le ver si bien rongé que nous
éprouvons désormais le même sentiment de supériorité et de perspicacité subtile en lisant tous les livres
chrétiens aussi. »12

11Ibid, p.680.
12 Nietzsche, Le Gai Savoir, éd. GF Flammarion, Trad. Patrick Wotling, 2020, §122 (« Le scepticisme moral dans le
christianisme »), p. 174.
8
Nietzsche se donne et nous donne ainsi des raisons d’être optimiste, puisqu’il
s’ouvre et nous ouvre à un monde nouveau, débarrassé de ses Idoles, qui ne demande
qu’à être habité. Les mers sont ouvertes, les horizons dégagés, le savoir libéré et
l’Homme peut alors, sans illusions ni faux espoirs, se découvrir sous des jours plus
joyeux.

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