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Arnaud François.
Voltaire, Rousseau et le séisme de Lisbonne (1755-1756).
Dossier de recherche.
1 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Œuvres complètes Garnier, tome 14, « Des Beaux-Arts », p.541.
2 L’idée de concept « épais » (« thick concepts ») est un apport de la philosophie étasunienne du XXe siècle, on
retrouve ce terme tout d’abord sous la plume d’Iris Murdoch, il sera repris ensuite notamment par Bernard
Williams dans Éthics and the Limits of Philosophy (1985), qui reconnaît sa dette envers Murdoch, ou encore par
Richard Rorty, dans Contingency, Irony and Solidarity (1989).
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effet, être jugé comme bon. Si l’égoïsme pourrait tout aussi bien être jugé bon, c’est qu’il
n’est considéré mauvais que relativement à une norme, à ce qui est admis conformément
à des valeurs. La mise en évidence de l’aspect normatif de nos concepts moraux épais
souligne la relativité de ceux-ci, et nous écarte, n’en déplaise à Aristote, d’une
représentation essentialiste de la moralité en vices et en vertus : « Ce que nous prenons
pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers
intérêts »3 ; « Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la
mer »4. L’avantage que présentaient les concepts moraux compris en vices et en vertus,
c’est qu’ils fixaient une direction stable pour l’humanité sur un chemin droit, invariable,
destination qui avait pour elle l’espoir d’être atteinte (on songe ici bien sûr au finalisme
ontologique aristotélicien). À voir le mal comme une défaillance de l’homme à sa valeur
la plus haute, nous ne pouvions être qu’optimiste. Mais en déboulonnant les vices et les
vertus, la théorie de l’amour-propre ne nous plonge-t-elle pas irrémédiablement dans le
pessimisme moral ? C’est cette question qui nous guidera dans la suite de notre étude,
que nous mènerons toujours à l’appui du texte de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences
et Maximes morales. Tout d’abord, il nous faudra comprendre le mécanisme de l’amour-
propre tel que le conçoit La Rochefoucauld, pour comprendre ensuite comment il fait
tomber les vertus et les vices et plonge qui le comprend dans une lucidité cynique. Et un
tel pessimisme est-il surmontable ? Comment ne pas sombrer, à partir de ces
considérations, dans le nihilisme et la mélancolie ?
« Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que
des objets qui s’y rapportent, et, n’ayant que l’amour de soi pour principe, sont toutes aimantes et douces
par leur essence; mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle
pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent irascibles et
haineuses ; et voilà comment l’amour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-propre,
c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance
est purement négative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le
mal d’autrui. »5
5 Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, suivi de Le Lévite d’Ephraïm, Erik Leborgne (éd.), Paris, Flammarion, 1999
(1777), p.67.
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nous-même, de notre image auprès des autres. À partir de là, que nos actions soient
d’apparence « vertueuse » ou « vicieuse », il en résulte que nous ne les accomplissons que
pour gagner un avantage sur l’autre, puisque nous sommes guidés par l’amour
déraisonné de nous-même, qui ne voit en l’autre qu’un ennemi, un rempart à notre
accomplissement personnel. Les hommes de « bien » ne sont donc pas des hommes qui,
comme le concevait Aristote, voient plus clair ou plus juste que ceux qui font le mal,
mais des hommes qui voient plus loin. En effet, celui qui est généreux l’est pour s’attirer
les faveurs de ceux à qui il donne. Si on dit qu’il donne sans compter, c’est à considérer
son acte et les valeurs que nous y attachons, mais c’est sans compter le calcul, le compte
de son intérêt : « Ce qui paraît générosité n'est souvent qu'une ambition déguisée qui
méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grand. »6. C’est donc la possibilité même
d’un altruisme, comme d’un amour véritable, qui se trouve compromise. Aristote, dans
Éthique à Nicomaque, distinguait deux formes d’amour de soi (philautia en grec), d’un côté
un amour de soi vulgaire, cédant aux appétits irrationnels, et de l’autre le véritable amour
de soi qui, chez le vertueux, cède nécessairement aux exigences de la raison.7 La
première forme est celle de l’homme méchant, qui n’est pas gouverné par la partie
rationnelle de son âme mais par sa partie irrationnelle, qui lui fait préférer la satisfaction
de ses désirs, bien souvent au dépens des autres. La deuxième forme est celle de
l’homme vertueux, qui, puisqu’il est gouverné par la raison, accorde toujours son amour
pour lui-même avec le bien d’autrui et donc peut bien s’aimer sans pour autant céder à
l’égoïsme. Chez La Rochefoucauld, une telle distinction n’opère plus, puisque l’amour de
soi, dans la relation à l’autre, ne peut que se corrompre. Il y a donc une inversion. Là où
pour Aristote, c’est le vice qui venait corrompre l’amour de soi, pour La Rochefoucauld,
c’est l’amour-propre qui vient nécessairement corrompre la vertu. Si donc une vertu
existe pour l’auteur des Maximes, elle ne se retrouve jamais dans nos actes envers autrui,
puisque ces actes sont conduits par l’amour-propre, et c’est l’intérêt personnel qui
toujours prime :
« Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous
gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. »9.
Si Pascal invite son lecteur à croire en Dieu, c’est qu’il considère que, même en l’absence
de révélation, la conduite chrétienne est plus estimable, plus noble, et en ce sens Pascal
est normatif, puisqu’il croit en la valeur des valeurs chrétiennes. La généalogie plus
radicale de La Rochefoucauld achève toute valeur, et le plonge dans un pessimisme
complet.
« Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que
depuis trois ou quatre ans à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurais pourtant, ce me semble,
une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n'en avais point d'autre que celle qui me vient de
mon tempérament ; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en vient me remplir de telle sorte
l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit, que la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je n'ai
presque point d'attache à ce que je dis. »10
« Lorsque nous lisons aujourd’hui, élevés comme nous le sommes à cette école chrétienne du scepticisme,
les livres de morale des Anciens […], nous éprouvons une supériorité plaisante, et nous sommes
secrètement assaillis d’intuitions pénétrantes et d’aperçus surplombants, cela nous donne le sentiment
d’entendre […] une jeune et belle exaltée devant La Rochefoucauld : nous savons mieux ce que c’est
que la vertu ! Mais nous avons fini par appliquer aussi ce même scepticisme à tous les états et processus
religieux, tels le péché, le repentir, la grâce, la sainteté et nous avons laissé le ver si bien rongé que nous
éprouvons désormais le même sentiment de supériorité et de perspicacité subtile en lisant tous les livres
chrétiens aussi. »12
11Ibid, p.680.
12 Nietzsche, Le Gai Savoir, éd. GF Flammarion, Trad. Patrick Wotling, 2020, §122 (« Le scepticisme moral dans le
christianisme »), p. 174.
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Nietzsche se donne et nous donne ainsi des raisons d’être optimiste, puisqu’il
s’ouvre et nous ouvre à un monde nouveau, débarrassé de ses Idoles, qui ne demande
qu’à être habité. Les mers sont ouvertes, les horizons dégagés, le savoir libéré et
l’Homme peut alors, sans illusions ni faux espoirs, se découvrir sous des jours plus
joyeux.