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Bibliothèque de l'école des

chartes

L’évolution méthodologique de la diplomatique médiévale en


Europe centrale
Anna Adamska

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Adamska Anna. L’évolution méthodologique de la diplomatique médiévale en Europe centrale. In: Bibliothèque de l'école des
chartes. 2002, tome 160, livraison 2. pp. 523-535;

doi : https://doi.org/10.3406/bec.2002.451103

https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_2002_num_160_2_451103

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Résumé
L'évolution des méthodes de la diplomatique médiévale en Europe centrale, notamment en Bohême
(actuelles Tchéquie et Slovaquie), en Pologne et en Hongrie, se décline en trois grandes périodes,
marquées par l'histoire agitée, quand ce n'est dramatique, de la région et par des changements dans
l'organisation académique et universitaire. La première période, celle de la formation scientifique de la
discipline, couvre le XVIIIe et, plus encore, tout le XIXe siècle, jusqu'à la première guerre mondiale. La
deuxième période, dans 1'entre-deux-guerres, est une étape de consolidation, marquée, aux côtés de
l'influence perdurante des Monumenta Germaniae historica et de l'Institut für Österreichische
Geschichte, par l'écho de l'enseignement de l'École des chartes. La troisième période a d'abord vu une
tentative d'élimination au nom de la méthodologie marxiste puis, dès les années 1960, une floraison
remarquable d'études, en Tchécoslovaquie et en Pologne, plus tard en Hongrie. À l'heure actuelle, on
constate la coexistence d'approches différentes : poursuite des études monographiques de
chancelleries, examen de parties du discours pour leur contribution à l'histoire idéologique et culturelle,
enquêtes sur la place des actes dans les systèmes de communication médiévaux.

Zusammenfassung
Die Entwicklung der mediävistischen Urkundenlehre in Mitteleuropa, insbesondere im vormals
böhmischen Gebiet des heutigen Tschechien und der Slovakei sowie in Polen und Ungarn, erfolgte in
drei großen Epochen, die unmittelbar von der bewegten und dramatischen Geschichte dieser Länder
und ihrer akademischen Einrichtungen bestimmt wurden. Zunächst erfolgte die wissenschaftliche
Ausbildung der Disziplin im 18. und mehr noch im 19. Jahrhundert bis hin zum 1. Weltkrieg. Die Zeit
bis zum 2. Weltkrieg brachte dann eine Konsolidierung unter dem fortdauernden Einfluss der
Monumenta Germaniae historica und des Instituts für Österreichische Geschichte, mit erkennbaren
Anleihen bei der Doktrin der École des chartes. Die dritte, Nachkriegsepoche beginnt mit dem Versuch
einer Verödung der traditionellen Urkundenlehre zugunsten der marxistischen Methodologie, zeigt
dann aber, ab den 60er Jahren, eine bemerkenswerte Blute der Forschung in der Tschechoslovakei
und in Polen, gefolgt von Ungarn. Augenblicklich sind unterschiedliche Ansätze vertreten : Die
Weiterverfolgung monographischer Aufarbeitungen einzelner Kanzleien, Diskursanalysen mit geistes-
und kulturgeschichtlichen Fragestellungen sowie Untersuchungen zum Stellenwert der Urkunden in
den mittelalterlichen Kommimikationsgefügen.

Abstract
The development of mediaeval diplomatic in Central Europe, and particularly in Bohemia (now Czechia
and Slovakia), Poland and Hungary, falls into three main periods, determined by the troubled and often
dramatic history of the region and by changes in academic and university structures. The first period,
that of the establishment of diplomatic as a branch of learning, covers the 18th century and (more
important still) the whole 19th century up to World War I. The second period, between the two wars,
was a time of consolidation, under the persistent influence of the Monumenta Germaniae historica and
the Institut für Österreichische Geschichtsforschung, with some inspiration also being drawn from the
example of the Ecole des chartes. The beginning of the third period witnessed the attempted
elimination of diplomatic in order to make way for Marxist methodology ; this was followed by a
remarkable flowering of studies in the 1960s in Czechoslovakia and Poland, and later on in Hungary.
At present, a number of different approaches co-exist, such as traditional monographs of individual
chancelleries, studies on parts of diplomatic discourse relevant to ideological and cultural history, and
research on the significance of written documents in mediaeval communication systems.
Bibliothèque de l'École des chartes, t. 160, 2002, p. 523-535.

L'EVOLUTION METHODOLOGIQUE
DE LA DIPLOMATIQUE MÉDIÉVALE
EN EUROPE CENTRALE

par
Anna ADÀMSKA

La réflexion générale sur les extensions de la diplomatique médiévale peut


profiter de l'expérience des médiévistes d'Europe centrale, notamment en
Bohême (l'ancienne Tchécoslovaquie, aujourd'hui Tchéquie et Slovaquie), en
Hongrie et en Pologne 1. Plusieurs analogies dans le développement de la
discipline historique dans ces trois pays, ainsi que les contacts et les influences
scientifiques réciproques, justifient la tentative d'un essai historiographique
comparatif. Il s'agit de se demander comment les principes méthodologiques
de la diplomatique ont été adoptés dans l'étude des sources documentaires de la
région, et avec quels résultats. En d'autres termes, l'adaptation des méthodes
forgées plus à l'ouest a-t-elle été uniquement passive, ou peut-on trouver dans
les travaux des savants tchèques, slovaques, hongrois et polonais des apports
originaux et intéressants, qui échappent aux chercheurs occidentaux à cause de
la barrière linguistique ?
Telles sont les premières questions qui viennent à l'esprit. Je ne prétends pas
ici épuiser un sujet si complexe, ni faire double emploi avec les études par
ailleurs accessibles 2, mais seulement dégager les lignes générales du dévelop-

1. Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à Lâszlô Veszprémy, professeur à l'Université


d'Europe centrale à Budapest, pour l'aide amicale qu'il a apportée à la préparation de cette
contribution.
2. Ivan Hlavâcek, Grundzüge der Entwicklung der lateinischen Diplomatik in den slavischen
Ländern bziv. in Mittel- und Osteuropa, dans Unsecolo dipaleografia e diplomatica (1887-1986),
per il centenario dell'Istituto di paleografia dell' Université di Roma, éd. Armando Petrucci et
Alessandro Pratesi, Rome, 1987, p. 237-266. Voir aussi ImrichSzentpétery, Beiträge zur Geschichte
des ungarischen Urkundenwesen, pars I, Der gegenwärtige Stand der Urkundenforschung in
Ungarn., dans Archiv für Urkundenforschung, t. 16, 1939, p. 157-164 ; Lajos Kumorovitz, Jôzsef
Gerics, Andrâs Kubinyi et Lâszlô Mezey, Historische Hilfsivissenschaften und Venualtungs-
geschichte in Ungarn 1945-1964, dans Mitteilungen des Instituts für Osterreichische
Geschichtsforschung, t. 73, 1965, p. 382-398 ; Maria Bielinska, Les sciences auxiliaires de l'histoire en
Pologne, dans Bibliothèque de l'École des chartes, t. 133, 1976, p. 351-365 ; Anna Adamska,
Bibliographie de la diplomatique polonaise, 1956-1996, dans Archiv für Diplomatik, t. 44, 1998, p. 275-336.

Anna Adamska, chercheur associée au Centre d'études médiévales, Universiteit Utrecht, Facul-
teit der Letteren, Kromme Nieuwegracht 66, NL-3512 HL Utrecht, Pays-Bas.
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pement méthodologique de la diplomatique médiévale dans cette partie de


l'Europe 3, comme les processus d'adaptation et de développement visibles
dans les quarante dernières années.
Si l'on ne recourt pas à une revue bibliographique exhaustive, qui offrirait la
mesure la plus fine et la plus objective des progrès enregistrés par les études
diplomatiques, on peut fixer quelques points de repère, qui sont autant de
signes du développement de la diplomatique et de la consolidation de son
statut, parfois poussé jusqu'au rang de reine des sciences auxiliaires. Le
premier moment décisif fut, à n'en pas douter, l'obtention du statut de discipline
universitaire. Viennent ensuite l'élaboration d'une méthodologie propre, et
enfin la parution de manuels « officiels », auxquels se référeront les générations
ultérieures de chercheurs.
De façon générale, la diplomatique médiévale d'Europe centrale a parcouru
les mêmes étapes qu'en Europe occidentale : de la critique des faux, en passant
par l'édition scientifique des textes et l'exploitation critique de leurs données
historiques, jusqu'aux interrogations sur le contenu idéologique et politique
des actes. Avant les plus récents développements, qui me retiendront pour finir,
l'histoire de la discipline se décline ainsi en trois périodes, grossièrement
scandées par les deux guerres mondiales, et qui concordent avec des
changements plus généraux dans les études médiévales comme dans l'organisation des
activités scientifiques.

1. Introduction et consolidation scientifique jusqu'à la première guerre


mondiale. — L'importation, dans l'Europe du Centre-Est, des principes de la
critique diplomatique élaborés par les mauristes français dans la deuxième
moitié du xvne siècle fut sur le coup un échec 4. C'est sans doute que, en
Bohême, comme en Pologne et en Hongrie, le mobile premier des éditeurs de
sources documentaires était beaucoup moins lié à la science qu'au désir de
préserver les monuments de l'histoire et de la culture nationales. Il fallut
attendre la fin du XVIIIe siècle pour rencontrer une pratique sérieuse de la
diplomatique. Encore n'eut-elle en Pologne que des résultats limités, avec les
premières éditions scientifiques de diplômes. En Hongrie, par contre, parut en

Dans les langues de la région : Jôzef Szymanski, Sto lat przemian metodologicznych nauk
pomocniczych historii w Polsce, dans Tradycje iperspektywy nauk pomocniczych historii w Polsce,
éd. Mieczyslaw Rokosz, Cracovie, 1995, p. 35-47 [recension du volume par A. Adamska dans
Bibliothèque de l'École des chartes, t. 154, 1996, p. 649-652] ; I. Hlavâcek, Prehledné dëjiny
pomocnych vëd historickych v ceskych zemich (Se zvlâstnim zretelem ke stolid oboru nafilozofické
fakultë Univerzity Karlovy), dans 200 let pomocnych vëd historickych na filozofické fakultë
Univerzity Karlovy v Praze, Prague, 1988, p. 13-136 (avec résumé en allemand).
3. Pour cette raison, les indications bibliographiques ont été ci-après limitées aux publications
les plus importantes et les plus représentatives.
4. I. Hlavâcek, Prehledné dëjiny..., p. 19-20, juge « nulle » l'influence du De re diplomatica de
Mabillon en Bohême. La même conclusion s'impose pour la Pologne, dont les bibliothèques ne
conservent pas d'exemplaire de l'édition princeps de l'ouvrage, mais seulement de l'édition de
1704 : J. Szymanski, Sto lat..., p. 36.
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1790 un premier ouvrage synthétique consacré à la discipline 5. En Bohême, la


diplomatique entra rapidement dans l'enseignement universitaire : à Prague,
en 1784, l'université Charles vit la fondation d'une chaire de sciences auxiliaires
de l'histoire, dont le premier titulaire, Franz Steinsky, était professeur de
« Diplomatik, Numismatik, Heraldik und Altertumskunde » 6. La
diplomatique ne gagna qu'un siècle plus tard ce statut universitaire dans les autres pays
ici considérés.
Les créations qui marquèrent la science historique dans la première moitié
du XIXe siècle, celles notamment des Monumenta Germaniae historica (1819)
et de l'École des chartes (1821), furent aussi extrêmement importantes pour
l'avenir des études médiévales en Europe centrale. Si le foyer parisien rayonna
plutôt au XXe siècle, le modèle des M. G.H. eut très vite une influence
considérable, et d'autant mieux que le programme editorial formulé par Georg Pertz,
soutenu par l'intérêt romantique pour la conservation des monuments de
l'histoire nationale, répondait sans mal aux vœux des historiens de pays
d'Europe centrale, privés de l'indépendance politique. On vit alors s'ouvrir de
vastes chantiers de publication des sources documentaires, comme, d'ailleurs,
narratives, poursuivis par deux générations de chercheurs jusqu'au déclanche-
ment de la première guerre mondiale 7.
Les entreprises d'édition stimulaient bien sûr le perfectionnement de la
méthode critique et la multiplication des études monographiques sur les
chartes ; elles nourrissaient de grandes discussions autour de la genèse des
documents et de la naissance des chancelleries 8. Le trait sans doute le plus
significatif de la seconde moitié du xixe siècle est que, dans les trois pays
considérés, les historiens les plus engagés dans les éditions et les études
diplomatiques ont presque tous été formés à l'Institut für Osterreichische
Geschichtsforschung de Vienne. Fondé en 1854, longtemps placé sous la
direction de Theodor Sickel (1869-1891), l'Institut est devenu le grand centre de
l'enseignement des sciences auxiliaires, autrement accessible à tous les sujets de
l'Empire autrichien que l'Ecole des chartes de Paris ou la Scuola vaticana de
Rome : jusqu'à la grande guerre, il a accueilli trente-deux étudiants de Bohême
et de Moravie, quinze étudiants hongrois et six autres issus de la partie de la

5. Martern Schwartner, Introductio in artem diplomaticam précipite Hungaricam, Pest, 1790 ;


Introductio in rem diplomaticam aevii intermedii, précipite Hungaricam, Buda, 1802.
6. I. Hlavâcek, Prehledné dëjiny..., p. 29.
7. Pour la présentation des corpus édités, voir respectivement I. Hlavâcek. Diplomatika, clans
Vademecum pomoenych vëd historickych, 3° éd., Prague, 2002, p. 272-274 ; I. Szentpétery,
Beiträge..., p. 153 et suiv ; Stanislaw Kçtrzynski, Zarys nauki o dokumencie polskim wiekôiv
srednich, Varsovie, 1934, p. 11-18.
8. À propos de ces bella diplornatica, I. Szentpétery, Beiträge..., p. 160 ; A. Adamska, « From
memory to zuritten record » in the periphery of medieval « Latinitas » : the case of Poland in the
eleventh and twelfth centuries, dans Charters and the use of the written word in medieval society ,
éd. Karl Heidecker, Turnhout, 2000 {Utrecht studies in medieval literacy, 5), p. 83-100, aux
p. 88-89.
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Pologne sous domination autrichienne 9. Le poids de l'Institut a été absolu dans


la formation de plusieurs générations de diplomatistes tchèques et moraves,
dont Josef Emmier, Berthold Bretholz, Gustav Friedrich, Josef Susta, les
artisans de 1'« âge d'or » des éditions diplomatiques en Bohême 10 ; du côté
hongrois, s'impose le nom de Lâszlô Fejérpataky, auteur d'études
fondamentales sur la chancellerie royale en Hongrie au temps des Arpades n. L'école
viennoise a aussi fortement influencé le développement de la diplomatique
polonaise. Stanislaw Krzyzanowski, un élève de Sickel, fut le premier à
enseigner en Pologne les sciences auxiliaires de l'histoire, qu'il professait depuis
1890 à l'université de Cracovie 12. Ses études sur les diplômes princiers polonais
du xme siècle, et plus encore une conférence donnée à la réunion des historiens
polonais en 1890, qui évaluait de façon critique l'adéquation des sources
documentaires avec les pratiques administratives médiévales, vinrent poser les
bases méthodologiques de la diplomatique polonaise naissante 13.
On trouve, autour de la première guerre mondiale, un autre reflet de
l'influence des grandes écoles européennes de diplomatique. À la veille du
conflit, presque au même moment, naquit dans les milieux historiques de
Prague et de Cracovie le projet d'écoles nationales d'archivistes paléographes,
suivant les modèles parisien et viennois. L'institution polonaise, ornée du titre
à? Institution rei diplomaticae universitatis Jagiellonicae, ne vit jamais le jour
en raison des turbulences politiques qui accompagnèrent et suivirent la guerre.
Le projet fut par contre mené à terme à Prague : on ouvrit en 1919, dans la
nouvelle capitale du jeune Etat tchécoslovaque, une École nationale d'archivis-
tique (Stâtni archivni skola), organisée sur le modèle de l'Institut viennois ; la
prépondérance absolue de la diplomatique y était comme escomptée 14.
2. La consolidation de l' entre-deux- guerres. — L'importance de l'entre-
deux-guerres pour le développement de la diplomatique en Europe centrale
consiste, en premier lieu, dans les changements considérables de l'organisation
de la vie scientifique. Avec la chute des trois empires, russe, autrichien et
prussien, qui s'étaient partagé la région, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la

9. Je suis ici Walter Leitsch, Wien und Ausbildung von Historikern osteuropäischer Ländern,
dans Mitteilungen des Instituts für Osterreichische Geschichtsforschung, t. 94, 1986, p. 143-158, à
la p. 150.
10. I. Hlavâcek, Prehledné dëjiny..., p. 47 et suiv.
11. Lâszlô Fejérpataky, Könyves Kâlmân kirâly oklevei, Budapest, 1892 ; A kirâlyi kanczel-
lâria az Arpâdok korâban, Budapest, 1885.
12. La fondation officielle d'une chaire de sciences auxiliaires et d'archivistique à l'Université de
Cracovie remonte à 1898 : Zbigniew Perzanowski, Zdziejôw Zakladu Nauk Pomocniczych Historii
i Archiwistyki w Uniwersytecie Jagiellonskim, dans Tradycje i perspektywy..., p. 21-27, aux
p. 22-23.
13. La conférence, « A propos des devoirs de la paléographie et de la diplomatique envers
l'histoire de la Pologne et du droit polonais », a été publiée dans Pamiçtnik drugiego zjazdu
historykôw polskich we Lwowie, t. I, Referaty, Lvov, 1890, p. 1-6. Cf. Z. Perzanowski, Zdziejôw...,
p. 22.
14. Z. Perzanowski, Z dziejôw..., p. 23 ; I. Hlavâcek, Prehledné dëjiny..., p. 77.
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Pologne gagnèrent une totale indépendance politique ; il devint possible


d'organiser ou de réorganiser les institutions scientifiques. La Tchécoslovaquie
disposa ainsi de trois centres de recherche et d'enseignement de la
diplomatique, puisque, outre l'université et l'école d'archivistes de Prague, on développa
aussi l'étude des documents à l'université d'Olomouc (Olmiitz). En Pologne,
l'université de Varsovie, réformée en 1915, devint le centre le plus important
pour l'enseignement de la diplomatique.
L'organisation et le développement de l'enseignement universitaire
s'accompagnèrent, comme l'on pouvait s'y attendre, de la parution d'ouvrages de
synthèse, observée presque simultanément en Hongrie (1930) et en Pologne
(1934). Le livre d'Imrich Szentpétery sur la diplomatique hongroise, qui
résumait les acquis d'un siècle de recherche, est demeuré jusqu'à nos jours un
ouvrage de référence 15. On y trouve l'exposé chronologique, jusqu'en 1526, de
l'histoire de l'acte public et de l'acte privé et de leurs usages en Hongrie. Pour
mieux percevoir les relations avec la diplomatique occidentale, il faut lire, en
même temps que cette synthèse, un article que le même I. Szentpétery publia à
l'attention du public étranger en 1939 16. Cette étude ne donne pas seulement
un panorama très riche des projets et des programmes, surtout éditoriaux, des
historiens hongrois à la veille de la deuxième guerre mondiale ; elle montre
aussi le grand intérêt que ceux-ci portaient au fonctionnement social des
productions diplomatiques. Ce thème de recherche, désigné par la formule
« pratique diplomatique », « Urkundliche Praxis Ungarns im Mittelalter » 17,
se voulait en outre comparatif, par rapport à l'Occident comme aux autres pays
de la région.
L'intérêt pour les liens entre la production et l'usage des preuves écrites,
d'une part, et les conditions sociales et économiques de l'époque, de l'autre, est
aussi visible dans la première synthèse polonaise, due à Stanislaw Ketrzynski 18.
La formation de l'auteur à l'École des chartes et à la Scuola vaticana, différente
de celle de la plupart de ses collègues, acquise à Vienne ou dans des universités
allemandes, n'y est sans doute pas étrangère. Pour S. Ketrzynski, la
diplomatique ne se résume pas à la capacité technique d'analyser les sources
documentaires (même si celle-ci peut et doit être perfectionnée) ; elle est une science
indépendante, à qui l'on demande d'éclaircir des problèmes historiques
beaucoup plus larges, comme par exemple celui des rapports entre l'oralité et la
culture écrite 19.

15. I. Szentpétery, Magyar oklevéltan, Budapest, 1930.


16. I. Szentpétery, Beiträge..., passim.
17. Ibid., p. 164.
18. S. Ketrzynski, Zarys nauki o dokumencie polskim loiekôw srednich, t. I, Varsovie, 1934. Le
second toine prévu était encore à l'état de manuscrit, quand il a été détruit durant la guerre.
19. Cette attitude face au document s'est maintenue parmi les successeurs et élèves de
S. Ketrzynski à Varsovie, comme Aleksander Gieysztor et Maria Bielinska : A. Gieysztor, Nauki
dajace poznac zrôdla historyczne %o Unhuersytecie Warszawskim, dans Tradycje iperspektywy...,
p. 29-33, à la p. 32.
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En Tchécoslovaquie, la diplomatique de l'entre-deux-guerres fut surtout


marquée par la grande personnalité de Gustaw Friedrich, dont l'étude sur la
chancellerie de Moravie, publiée dès 1897, avait inauguré la « pratique
moderne » de la discipline 20. Son influence scientifique se marqua et se
renforça avec la parution progressive de sa monumentale édition du Codex diplo-
maticus et epistolaris regni Bohemiae (1904-1943), où il adapta le plus
pleinement les principes de la critique diplomatique élaborés par Sickel 21.
Les années 1930 n'avaient pas apporté que de belles réalisations ; elles avaient
permis de préciser le champ et les espoirs de la discipline. Ces brillants
développements, qui allaient de pair avec la parution de nombre d'éditions et
d'études monographiques, furent arrêtés net par la seconde guerre mondiale.

3. Dangers et ouvertures de V après- guerre. — Le nouveau conflit avait limité,


ou rendu impossible, les activités scientifiques dans la région ; en Pologne
pourtant, le pays le plus profondément marqué par l'occupation allemande, il
existait un enseignement universitaire clandestin à Cracovie et à Varsovie, qui
comprenait des cours et des séminaires de sciences auxiliaires 22. La guerre, on
le sait, provoqua aussi des pertes très sérieuses, en premier lieu la destruction de
dépôts entiers d'archives et de bibliothèques, la dispersion des milieux savants.
Plus importants encore pour l'avenir de la diplomatique médiévale furent les
changements politiques de l'après-guerre. L'installation de gouvernements
communistes s'accompagna de l'introduction de l'idéologie marxiste dans tous
les domaines de la vie sociale, y compris les sciences, et surtout les humaniora.
Suivant le modèle soviétique, les sciences auxiliaires furent tenues pour un
« produit » de l'histoire bourgeoise, dangereux à ce titre pour la classe ouvrière.
Elles furent très vite bannies de l'enseignement universitaire et, dès la fin des
années 1940, se multiplièrent les mesures visant à saper leur position, surtout
en Pologne et en Hongrie. Dans ces pays, non seulement on liquidait les
chaires 23, mais encore on supprimait ou on limitait l'apprentissage du latin
dans l'enseignement secondaire. L'intérêt pour les sources médiévales et la
capacité pour les traiter déclinèrent en conséquence.
Les lacunes provoquées par cette politique sont toujours visibles, notamment
en Hongrie, où l'édition et l'étude des sources documentaires ne furent relancées

20. Je traduis la formule d'I. Hlavâcek, Pfehledné dëjiny..., p. 56.


21. Après la dernière guerre mondiale, l'édition fut poursuivie par Jindrich Sebânek et Sasa
Duskovâ à Brno ; elle est à présent continuée par Jan Bistricky à Olomouc.
22. Z. Perzanowski, Z dziejôw..., p. 24. A Varsovie parut clandestinement, en 1943, un manuel
des sciences auxiliaires (incluant naturellement la diplomatique), par les soins d'A. Gieysztor. Dans
ses éditions postérieures (1945, 1948), il donne une vision dynamique des sciences auxiliaires,
traitées comme un ensemble de disciplines dont chacune considère son propre objet selon une
méthode autonome, mais qui toutes ensemble constituent la base de l'étude historique : Stefan
Kuczynski, Aleksander Gieysztor i nauki dajçce poznawac zrôdla historyczne, dans Przeglçd
Historyczny, t. 91, 2000, p. 51-60, à la p. 54.
23. Après 1949, tous les membres de l'Académie des sciences hongroise furent privés de leur
titre, et des médiévistes comme Elemér Malyusz, I. Szentpétery et I. Hajnal furent contraints
d'écrire une nouvelle thèse de doctorat...
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qu'après 1990 24. En Tchécoslovaquie et en Pologne, par contre, le processus de


« réhabilitation » des sciences auxiliaires s'engagea dès 1956, comme une
conséquence de la déstalinisation. Comme les autres disciplines historiques, la
diplomatique dut alors élaborer un modus vivendi avec l'idéologie officielle.
Plaidant la nécessité d'étudier la réception des preuves écrites dans les
différents groupes de la société médiévale, J. Sebânek, le grand rénovateur de la
diplomatique tchèque, dut présenter son programme de recherche comme une
application « de la méthode marxiste au matériau diplomatique » (« des
marxistischen Zutrittes zum diplomatischen Stoffe ») 25.
En dépit des entraves d'origine politique et idéologique, les années 1960
virent des progrès très intéressants de la diplomatique tchécoslovaque. En
1965, parut une synthèse sur la diplomatique des pays de Bohême 26.
Parallèlement, la multiplication des centres de recherches diplomatiques, établis non
plus seulement à Prague, mais aussi désormais à Brno et à Bratislava,
s'accompagnait du développement de concepts méthodologiques inédits et de
nouveaux champs de recherche. A Prague, Vaclav Vojtisek et ses successeurs
(Zdenëk Fiala, I. Hlavâcek, Zdenka Hledikovâ) ouvrirent la voie à une histoire
des formes documentaires étroitement liée à l'histoire administrative (« dëjiny
sprâvy ») ; cette approche entraînait autant l'essor des études sur des types de
documents (tels les libri municipales) que l'extension des repères
chronologiques, embrassant désormais aussi l'époque moderne. Les diplomatistes de
Bratislava, de leur côté, se mobilisaient plus pour l'exploration des sources que pour
des discussions de méthode. À la fin des années 1960, Richard Marsina entreprit
l'édition du Codex diplomaticus et epistolaris Slovaciae 27. Bien plus loin que
la naissance d'un nouveau corpus, cette initiative était comme la coupure
symbolique des liens traditionnels entre la Slovaquie et la Hongrie, en même temps
qu'une tentative pour donner à la médiévistique slovaque sa propre tradition.
A Brno, enfin, J. Sebânek et sa collaboratrice Sasa Duskovâ se concentraient
sur le problème de l'usage des chartes dans la Bohême jusqu'au début du
XIVe siècle. Une série d'études monographiques consacrées aux diplômes de
l'époque des Premislides (jusqu'en 1306) 28 vint offrir une application des

24. Les deux volumes des Regesta regum stirpis Arpadianae critico-diplomatica (1000-1301),
éd. I. Szentpétery et Ivân Borsa, parurent ainsi à Budapest en 1923 puis en 1987. Panorama des
activités éditoriales par Imre Draskôczy et Imre Soôs, Kozépkori olevélpublikaciôk Magyaror-
szâgon, 1946-1990, dans Levéltâri Kozlemények, 1991, p. 9-55.
25. J. Sebânek, Das Verhältnis zur Urkunde als methodischer Faktor der diplomatischen Arbeit,
dans Sbornik praci Filosofické Fakulty Brnenske University, series C, t. 6, 1958, p. 5-19, à la p. 5.
26. Ceskoslovenskd diplomatika, t. I, éd. Alexander Hüscava, J. Sebânek et Z. Fiala, Prague,
1965.
27. Le Codex parut à Bratislava en deux volumes, en 1971 et 1987. Voir aussi R. Marsina, Studie
k slovenskému diplomatâru, Bratislava, 1989.
28. J. Sebânek et S. Duskovâ, Ceskâ listina doby pfemyslovské. dans Sbornik archivnich praci,
t. 6, 1956, p. 136-211 ; Panovickâ a biskupska listina v ceském state doby Vâclava I, Prague,
1961-1964 (Rozpravy Ceske Akademy Ved, 4 et 10) ; Das Urkundenwesen König Ottokars II. von
Böhmen, dans Archiv für Diplomaük, t. 14, 1968, p. 302-422, et t. 15 (1969), p. 251-429.
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exigences théoriques de J. Sebânek. La première de celles-ci était de prendre en


considération les circonstances historiques précises dans lesquelles les preuves
écrites devaient ou auraient dû fonctionner ; la seconde, d'analyser leur
importance aussi bien pour l'auteur (chancellerie) que pour le bénéficiaire. Mais
l'apport vraiment novateur des diplomatistes de Brno fut l'angle d'attaque du
problème : ils étudièrent le fonctionnement de toutes les chancelleries actives
sur le même territoire, à la même période. Pour le xine siècle, par exemple, ils
analysèrent non seulement la chancellerie du roi de Bohême et celle de la reine,
mais encore celles des évêques de Prague et d'Olomouc, les scriptoria
monastiques et les chancelleries municipales de ce temps. Cette opération, qui de nos
jours est tenue pour évidente, à défaut d'être fréquente, apportait un réel
renouvellement à la diplomatique du début des années 1960, puisqu'elle
permettait de découvrir les liaisons entre des centres d'écriture regardés jusque-là
comme isolés les uns des autres. La méthode comparative stimulait aussi
l'intérêt pour une prosopographie qui n'avait pas encore trouvé son nom,
puisqu'elle considérait comme une question à part entière les carrières de
notaires et leurs pérégrinations entre les chancelleries.
A la fin des années 1960, la méthode de J. Sebânek et S. Duskovâ fut adaptée
en Pologne par les diplomatistes de Varsovie, sensibles depuis les études de
S. Ketrzynski au thème des fonctions sociales du document médiéval. Son
efficacité fut prouvée par l'étude de Maria Bielinska sur les diplômes et les
chancelleries de Grande-Pologne au xme siècle, qui put montrer les
interactions entre des documents produits par différents expéditeurs 29. L'ouvrage de
M. Bielinska lança aussi, chez les diplomatistes polonais, une vive discussion
sur la définition et les fonctions de la chancellerie médiévale. Les vues
développées dans les années 1970, entre autres par Karol Mieszkowski, Irena
Sulkowska-Kuras et Jadwiga Krzyzaniakowa, insistèrent sur le rôle
institutionnel de la chancellerie, organisme œuvrant dans les champs administratif,
politique et culturel ; dans cette perspective, la production de documents
devenait l'une de ses tâches parmi d'autres, et pas nécessairement la plus
importante 30. Une telle définition de la chancellerie rapprocha les
diplomatistes polonais de leurs collègues de Prague, fidèles à l'idée du document comme
reflet des activités administratives.

4. Nouvelles approches. — Depuis les années 1960, les études diplomatiques


en Tchécoslovaquie et en Pologne furent ainsi marquées par le nombre croissant

29. M. Bielinska, Kancelarie i dokumenty wielkopolskie xm wieku, Varsovie, 1967. Voir aussi
A. Adamska, Bibliographie..., nos 126, 127, 160, 164.
30. A. Adamska, Bibliographie..., nos 170, 177-178, 210, 263-268 ; Janusz Tandecki,
Kancelarie wielkich miast pruskich jako osrodki sredniowiecznej kultury miejskiej, dans Droga historii,
éd. Piotr Dymmel, Krzysztof Skupienski et Barbara Trelinska, Lublin, 2001, p. 213-226. Pour la
Hongrie, la fonction de la chancellerie comme centre de culture écrite avait été déjà suggérée par
E. Mâlyusz, La chancellerie royale et la rédaction des chroniques dans la Hongrie médiévale, dans
Le Moyen Age, t. 75, 1969, p. 51-86. Il me semble d'ailleurs que l'insistante assimilation des
chancelleries médiévales à des centres intellectuels mériterait d'être rediscutée.
B.E.C. 2002 DIPLOMATIQUE D EUROPE CENTRALE 531

des monographies consacrées aux chancelleries laïques et ecclésiastiques, et par


l'ouverture de nouveaux champs de recherche, tels ceux de la diplomatique
urbaine ou du notariat public 31. Dans le même temps, les méthodes de critique
des faux et d'étude de la genèse des actes s'affinaient, que les savants tchèques
mettaient sous le nom de « méthode diplomatique », quand leurs collègues
polonais les rattachaient plutôt à la « Quellenkunde » allemande, cet art de
l'exploitation critique des sources qui n'a pas d'équivalent terminologique
simple en français (« metoda zrôdloznawcza »).
En Hongrie, on l'a dit, la diplomatique resta bien plus longtemps une
discipline pas tout à fait politiquement correcte. L'intérêt pour les sources
documentaires y avait donc pris une voie différente, pour collaborer à l'étude de
la culture écrite et de ses fondements sociaux 32. Le modèle de la « sociologie
historique de l'écrit », fondée par Istvân Hajnal 33, fut suivi dans les années
1970 par les médiévistes, qui d'ailleurs n'osèrent que tardivement introduire les
nouveautés méthodologiques proposées d'une part par l'école des Annales, et
de l'autre par l'anthropologie historique anglo-saxonne 34. Les recherches sur
les litterati de la Hongrie médiévale, menées par Lâszlô Mezey et György Bonis,
amenaient à poser la question du fonctionnement des chancelleries et de
l'expédition des documents 35. De son côté, analysant la prépondérance du

31. I. Hlavâcek, The use of charters and other documents in Pfemislide Bohemia, dans
Charters and the use of the written word..., p. 133-144 ; Kurzgefaßte Geschichte der Erforschung
der städtischen Diplomatik in den böhmischen Ländern, dansZa diplomatique urbaine en Europe
au Moyen Age, actes du congrès de la Commission internationale de diplomatique (Gand, 25-29
août 1998), éd. Walter Prevenier et Thérèse de Hemptinne, Leuven-Apeldoorn, 2000, p. 217-227.
Autres indications dans A. Adamska, Bibliographie..., nos 242-261, 233-239, et K. Skupienski,
Notariat publiczny w Polsce srednioiviecznej , Varsovie, 1997.
32. On sait que cette question complexe pose aussi des problèmes terminologiques. Le français
ne possède pas de mots comme literacy en anglais ou Schriftlichkeil en allemand, et use de
formules comme « culture de l'écrit » ou « culture écrite » ; voir par exemple Pratiques de la culture
écrite en France au XVe siècle, éd. Monique Ornato et Nicole Pons, Louvain-la-Neuve, 1995 ;
Pratiques de l'écrit documentaire au XIe siècle, éd. Olivier Guyotjeannin, Laurent Morelle et
Michel Parisse, dans Bibliothèque de l'Ecole des chartes, t. 155, 1997, p. 4-349. Sur les recherches
dans ce domaine, voir les introductions de Marco Mostert aux volumes New approaches to
medieval communication, éd. M. Mostert, Turnhout, 1999 (Utrecht studies in medieval literacy,
1), p. 15-37, et Les échanges culturels au Moyen Age, formes et enjeux, actes du XXXIIe congrès
de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur, éd. Danielle Courtemanche et
Anne-Marie Helvétius, sous presse.
33. I. Hajnal, L'enseignement de l'écriture aux universités médiévales, Budapest, 1954, 2e éd.
revue par Lâszlô Mezey, 1959. Ce livre fut sans doute l'un des plus importants produits par la médié-
vistique hongroise du xxe siècle. Sa valeur stimulante fut reconnue par des savants aussi éminents
que Michael T. Clanchy, From memory to written record in England, 1066-1307, Londres, 1979, p. 7,
et Bernard Bischoff, Latinpaleography, Antiquity and the Middle Ages, Cambridge, 1993, p. 138.
34. Gâbor Klaniczay, Le Goff, the Annales and medieval studies in Hungary, dans The work of
Jacques Le Goff and the challenges of medieval history, éd. Miri Rubin, Woodbridge, 1997,
p. 223-237, à la p. 235.
35. Lâszlô Mezey, Deâksâg es Europa : Irodalmi müveltsegünk alapvetésének vâzlata,
Budapest, 1979 ; György Bonis, A jogtudô értelmiség a Mohâcs elb'tti Magyarorszâgon, Budapest,
1971.
532 ANNA ADAMSKA B.E.C. 2002

témoignage oral dans la procédure juridique, Erik Fügedi étudia l'attitude de la


chevalerie hongroise face aux actes écrits 36.
De telles perspectives facilitèrent l'adaptation par la médiévistique
hongroise des innovations lancées, à Vienne, par Heinrich Fichtenau. La mise en
série et l'exploitation historique des messages délivrés par certaines parties de
l'acte, comme le préambule ou la suscription, y furent nettement plus précoces
qu'en Tchécoslovaquie ou en Pologne 37. Cette direction de recherche, qui
aborde le fonctionnement de l'écrit dans le contexte de l'histoire idéologique et
politique, est toujours poursuivie, et avec un succès incontestable, pour le
Moyen Age et pour le début des temps modernes 38.
Il me semble cependant que l'adaptation, par les diplomatistes d'Europe
centrale, des nouvelles propositions méthodologiques dans les dernières
décennies est restée partielle. C'est ainsi que la fascination pour les nouveaux moyens
techniques a pu susciter des projets d'analyse informatique des actes écrits ou
épauler les travaux d'édition 39, mais sans déboucher sur des programmes
d'étude systématique du vocabulaire des chartes, qui justifient encore plus
l'usage de l'ordinateur 40. Une autre illustration est fournie par l'attitude des
diplomatistes de la région face au concept de sémiotique diplomatique («
diplomatische Semiotik ») élaboré par Peter Rück, sans doute l'une des plus intéres-

36. E. Fiigedi, « Verba volant... » : oral culture and literacy among the medieval Hungarian
nobility, repr. dans id., Kings, bishops, nobles and burghers in medieval Hungary, éd. Janos Bale,
Londres, 1986, art. n° VI.
37. Agnes Kurcz, Arenga und Narratio ungarischer Urkunden, dans Mitteilungen des
Instituts für Osterreichische Geschichtsforschung, t. 70, 1962, p. 323-354 ; Ludmila Sulitkovâ-
Vavrinovâ, Les préambules dans les actes d'André III, dans Folia diplomatica, t. 2, 1976, p. 87-
102. En Pologne, le maître-livre de H. Fichtenau sur les préambules (1957) fut surtout connu à
partir de 1964, date du compte rendu de Brygida Kürbis dans les Studia Zrôdloznawcze, t. 9,
p. 183-184. Mais l'étude attentive des préambules ne commença que vers le milieu des années 1990,
avec les efforts conjoints de diplomatistes et d'historiens de la culture, comme A. Adamska, Arengi
w dokumentach Wladyslawa Lokietka. Formy ifunkcje, Cracovie, 1999, et Tomasz Nowakowski,
Idee areng dokumentôw ksiazat polskich do polowy xm wieku, Bydgoszcz, 1999. Bien auparavant,
B. Kürbis, Ze studiôw nad kultura historyczna wiekôw srednich, dans Studia Zrôdloznawcze,
t. 3, 1958, p. 49-59, à la p. 58, postulait que la critique diplomatique pouvait être enrichie par
l'analyse littéraire des diplômes.
38. Par exemple G. Klaniczay et Ildikô Kristôf, Ecritures saintes et pactes diaboliques : les
usages religieux de l'écrit (Moyen Age et temps modernes), dans Annales, histoire, sciences
sociales, t. 56, 2001, p. 947-980 ; Istvan G. Tôth, Literacy and written culture in early modem
central Europe, Budapest, 2000.
39. Fascination particulièrement évidente dans la Pologne des années 1990 : Tomasz Jasinski,
Komputer a perspektywy dyplomatyki polskiej , dans Tradycjeiperspektywy...,p. 273-282 ; Antoni
Gasiorowski et T. Jasinski, Das alte und neue Großpolnische Urkundenbuch (Kodeks dyploma-
tyczny Wielkopolski), dans Stand, Aufgaben und Perspektiven territorialer Urkundenbücher im
östlichen Mitteleuropa, éd. Winfried Irgang et Norbert Kersken, Marburg, 1998 {Tagungen zur
Ostmitteleuropaforschung, 6), p. 135-142, à la p. 140. En Hongrie, l'intérêt s'est plutôt porté vers
l'établissement de listes et regestes informatisés de chartes, comme celles de l'abbaye de Pannon-
halma (Collectio diplomatica benedictina, Nagykanizsa, 2001).
40. Benoît-Michel Tock, Les mutations du vocabulaire latin des chartes au XIe siècle, dans
Pratiques de l'écrit documentaire..., p. 119-148.
B.E.C. 2002 DIPLOMATIQUE D'EUROPE CENTRALE 533

santés propositions méthodologiques de la diplomatique contemporaine 41.


L'exigence de regarder l'acte écrit comme une unité cohérente de codes
linguistiques (les formules), graphiques (l'écriture et les signes) et matériels (le
parchemin, les sceaux, etc.), une unité, faut-il ajouter, compréhensible pour
l'expéditeur et pour le destinataire, ne trouve ainsi qu'une très lente réception dans les
publications récentes. De fait, le grand recueil d'études réunis sur la question par
P. Rück ne s'est attiré, pour l'Europe centrale, que des contribution descriptives,
esquivant toute discussion approfondie du rôle de la « rhétorique visuelle » dans
le processus de communication sociale qu'établissait l'acte médiéval 42.

* *

L'état actuel des recherches diplomatiques présente de nombreuses nuances


d'un pays à l'autre. En Hongrie, on observe une multiplication des études
monographiques consacrées aux actes écrits, que la pression idéologique a
longtemps entravées. L'étude des chartes et des chancelleries ecclésiastiques,
surtout celles des chapitres cathédraux et des grandes abbayes, comme Pannon-
halma, Pécsvârad, Bacs, y connaît en particulier un fort dynamisme 43.
En Tchéquie et en Slovaquie, continuent de dominer les monographies de
chancelleries répondant au modèle efficace établi en Allemagne dès le
XIXe siècle. Elles n'excluent pas toutefois des tentatives pour ouvrir de nouvelles
voies, suivant là encore des concepts déjà éprouvés, en particulier dans le souci
d'élargir la diplomatique du domaine des seuls actes à celui de l'ensemble de la
documentation écrite (registres, cartulaires, etc.), en bref de substituer à
F« Urkundenforschung », une « Akten- und Urkundenforschung » 44.
Quant à la diplomatique polonaise d'aujourd'hui, elle est marquée par la
coexistence de différentes positions méthodologiques. D'une part, on poursuit

41. P. Rück, Beiträge zur diplomatischen Semiotik, dans Graphische Symbole in


mittelalterlichen Urkunden, éd. P. Rück, Sigmaringen 1996 {Historische Hilfswissenschaften, 3), p. 13-47.
42. Voir les contributions d'I. Hlavâcek, Jan Bistricky, Lâszlô Solymosi et Roman Stelmach au
volume Graphische Symbolen... L'expression « rhétorique visuelle » est elle aussi due à P. Rück, Die
Urkunde als Kunstwerk, dans Kaiserin Theophanu : Begegnung des Ostens und Westens um die
Wende des ersten Jahrtausends, éd. Anton von Euw et Peter Schreiner, t. Il, Cologne, 1991,
p. 311-333, à la p. 313.
43. Voir par exemple Laszlô Solymosi, Chartes archiépiscopales et épiscopales en Hongrie
avant 1250, dans Die Diplomalik der Bischofsurkunde vor 1250/ La Diplomatique épiscopale
avant 1250, Referate zum VIII. Internationalen Kongreß für Diplomatik, Innsbruck 27.
September- 3. Oktober. 1993, éd. Christoph Haidacher et Werner Köfler, Innsbruck, 1995, p. 159-
177, et Der Einfluß der päpstlichen Kanzlei auf das ungarische Urkundenwesen bis 1250, dans
Papsturkunden und europäisches Urkundenwesen, Studien zu ihrer formalen und rechtlichen
Kohärenz vom 11. bis 15. Jahrhundert, éd. Peter Herde et Hermann Jakobs, Cologne, Weimar,
Vienne, 1999 {Archiv für Diplomatik, Beiheft 7), p. 87-96 ; Gabor Thoroezkay, La storiografia del
diploma di Pannonhalma di Santo Stefano, dans Mille anni di storia delVarciabbada di
Pannonhalma, éd. Jozsef Pal et Adam Somorjai, Rome, Pannonhalma, 1997, p. 39-82.
44. I. Hlavâcek, Pomocné vëdy historické a jejich postaveni v soucasné historiografii, dans Z
Pomocnych Ved Iiistorickych, XIII, Pomocné vëdy historické a jejich mis to mezi historickymi o bory,
Prague, 1996 {Acta Universitatis Carolinae, Philosophica et historica, 1), p. 15-26, à la p. 20.
534 ANNA ADAMSKA B.E.C. 2002

l'étude des chancelleries, le plus souvent d'après le même modèle séculaire, qui
se contente de conjoindre l'analyse du ductus et du dictatus, accompagnée de
l'établissement de la liste des notaires connus 45. D'autres chercheurs tentent
de dépasser ces limites, par exemple par l'étude des préambules ou des clauses
comminatoires, où la problématique strictement diplomatique est enrichie par
l'histoire de la culture et des idéologies 46. Dans le même temps, la
diplomatique subit l'influence croissante des recherches florissantes menées sur la
culture écrite et sur les usages de l'écrit par des milieux sociaux précis 47. Le
nombre et la variété des études diplomatiques renforcent le besoin d'une
nouvelle synthèse sur la diplomatique polonaise 48.
Quelles orientations peut-on pressentir au début du nouveau millénaire ? Il
semble que la tendance actuelle, effective ou en tout cas souhaitée, est à une
meilleure intégration de la diplomatique au sein des autres sciences pour
lesquelles le diplôme médiéval est aussi un objet d'intérêt traditionnel
(paléographie, chronologie, sigillographie d'une part, histoire administrative et archi-
vistique de l'autre) . En même temps, la diplomatique doit aller à la rencontre
des disciplines qui étudient la culture de l'écrit et sa place dans les systèmes
médiévaux de communication, en commençant par la codicologie et l'histoire
de la lecture, pour terminer par l'histoire des idéologies et des représentations.
La diplomatique doit mieux savoir replacer le document dans la perspective de
la coexistence de la culture écrite et de la culture orale, qui marque les siècles
médiévaux sans exception sinon sans différence. L'étude du fonctionnement du
document doit ainsi prendre en considération les rituels sociaux, fondés sur des
procédures orales ou des cérémonies, durant lesquelles le document était lu,
montré, ou bien détruit en public 49. L'analyse philologique et littéraire des

45. Ce modèle de recherche est principalement poursuivi à Wroclaw : A. Adamska,


Bibliographie..., nos 137-115 et 212-215 ; Kazimierz Bobowski, Kancelaria i dokument sredniowieczny jako
przedmiot badan, dans Kultura pismienna sredniowiecza i czasôw nowoêytnych : problemy i
konteksty badawcze, éd. P. Dymmel et B. Trelinska, Lublin, 1998 (Res historica, S), p. 143-150.
46. A. Adamska, Treéci religijne w arengach polskich dokumentôw sredniowiecznyxh, dans
Studia Zrôdioznawcze, t. 38, 2000, p. 1-34 ; Stanislaw Bylina, « Cum Iuda, Datan et Abiron » :
maledykacje w dokumentach sredniowiecznych Europy Srodkowo-Wschodniej, dans Biedni i
bogaci, Varsovie, 1992, p. 243-251.
47. Cette direction doit beaucoup aux travaux d'Edward Potkowski, qui a transmis à la médié-
vistique polonaise les principes méthodologiques de recherches élaborés à Münster, entre autres le
concept de pragmatische Schriftlichkeit. Voir par exemple E. Potkowski, L'écriture et la société en
Pologne du bas Moyen Age, dans Acta Poloniae Historica, t. 39, 1979, p. 47-100 ; Pragmatyczna
pismienno se w sredniowiecznym Tyncu, dans Benedyktyni tynieccy w sredniowieczu, éd. Kle-
mentyna Zurowska, Cracovie, 1995, p. 71-91.
48. Maria Koczerska, Nauki pomoenieze historii sredniowiecznej w Polsce - stan i potrzeby
badawcze, dans Pytania o sredniowiecze : potrzeby i perspektywy badawcze polskiej mediewis-
tyki, éd. Wojciech Falkowski, Varsovie, 2001, p. 167-185, à la p. 179. Le dernier manuel
universitaire de diplomatique polonaise date de 1971 : Karol Maleczyiîski, M. Bielinska, A. Gasiorowski,
Dyplomatyka wiekôw srednich, Varsovie, 1971.
49. Sur le document médiéval comme objet physique, M. Clanchy, From memory to written
record..., 2e éd., Oxford, 1993, p. 39 et suiv.
B.É.C. 2002 DIPLOMATIQUE D'EUROPE CENTRALE 535

documents attend toujours d'être enrichie par l'apport de la sociolin-


guistique — proposition spécialement évidente dans le cas de l'Europe
centrale, multiethnique et multilingue, où se posait de façon aiguë le problème de
la transmission du contenu des documents à des destinataires appartenant à des
communautés linguistiques différentes 50.
Mais, avant tout, la diplomatique ne doit plus éviter la comparaison. L'étude
comparative de la réception des documents en Europe centrale au Moyen Age,
dans le contexte de l'essor global de la culture écrite, est de première
importance. Élargissant le cercle des comparaisons, il ne serait pas moins utile de
placer l'Europe centrale en regard des autres régions périphériques de la
Latinité médiévale, comme la Scandinavie. Une telle démarche serait sûrement
précieuse pour étudier la réception du document dans les systèmes juridiques
locaux et régionaux, par exemple le rôle stimulant des cisterciens dans l'usage
croissant des diplômes pour faire confirmer par écrit les donations pieuses 51.
Un comparatisme sage et prudent pourrait aider à éclaircir les mécanismes de la
diffusion de la culture écrite, ainsi que les relations entre les centres culturels et
les périphéries de l'Europe médiévale.
Il faut, pour mener à bien de tels projets, une « relecture » des sources
documentaires, et le courage d'entreprendre cette relecture 52. Les diplomatis-
tes hongrois, tchèques, slovaques et polonais restent encore trop méfiants sur ce
point, comme s'ils craignaient que le recours à une histoire culturelle au sens
large n'enlève à la diplomatique de son caractère « scientifique ». C'est au
contraire le moyen de dépasser les insuffisances d'une discipline qui ne saurait
plus se contenter du discrimen veri acfalsi : si elle veut encore poursuivre et
enrichir son questionnement de l'acte écrit, elle doit placer l'acte dans son
milieu naturel, la culture médiévale dans toute sa richesse. On peut gager que
s'ouvrira alors une nouvelle phase dans le dialogue entre les diplomatistes
d'Europe occidentale et d'Europe centrale.
Anna Adamska.

50. Peter Burke, The social history of language, dans id., The art of conversation, New York,
1993, p. 1-33. Dans 1'historiographie polonaise, la collaboration entre les médiévistes et les
philologues a été proposée dans les années 1970 : J. Szymanski, 0 potrzebie stosowania metod filologi-
cznych iv badaniach historycznych, dans Historyka, t. 7, 1977, p. 57-68.
51. A. Adamska, « From Memory... », p. 91.
52. J'emprunte l'expression à Michel Zimmermann, évoquant récemment le « nouveau regard
sur les chartes qui (...) a encouragé les historiens à une relecture de leurs sources » : « Ouverture du
colloque », dans « Auctor et auctoritas » : invention et conformisme dans l'écriture médiévale,
actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), éd. M. Zimmermann, Paris, 2001
{Mémoires et documents publiés par l'École des chartes, 59), p. 7-14, à la p. 9.

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