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CHAPITRE 2

En marge du Quartier
des spectacles : tensivité et
trajectoires opposées du Spectrum
et du Café Cléopâtre
Jonathan Cha
Eleonora Diamanti

INTRODUCTION1

L e projet du Quartier des spectacles embrasse une série de lieux


mythiques et légendaires dans l’imaginaire et la mémoire collective
de Montréal ; les voix qui l’ont contesté et qui l’ont approuvé sont par
conséquent multiples et variées. Elles sont enrichies d’un imaginaire et
d’une mémoire collective nourris par la plume d’écrivains, les pièces de
théâtre, les campagnes politiques et médiatiques, pour ne citer que
quelques exemples. Ce texte s’intéresse à la multiplicité de voix et aux
tensions qui circulent autour du projet et que révèlent les discours sociaux.
Pour Marc Angenot, le discours social « re-présente la société comme
unité, comme ensemble intelligible et comme convivium doxique, et
même les affrontements, les dissensions y contribuent. […] Le discours

1. Nous remercions Martin Leblanc (Sid Lee Architecture), Christian Thiffault (Atelier Chris-
tian Thiffault), Lorrain Berthiaume (Scéno-Plus), Alain Simard (L’Équipe Spectra) et Sté-
phane Ricci (Ville de Montréal) pour les informations qu’ils nous ont transmises au cours de
nos recherches.

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30 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

social est toujours là, comme médiation, interposition du collectif inerte


dans les rapports entre les humains2 ». De plus, il a, selon le sémiologue
Éric Landowski, une « efficacité sociale3 » et un effet passionnel qui
poussent à l’action et s’inscrivent dans un espace d’interaction. Les discours
ne sont donc pas cristallisés et séparés de la réalité, mais participent, à
plein titre, avec l’état matériel de l’espace à l’appréhension du lieu. Cette
efficacité sociale se déploie dans une performativité qui se joue notamment
sur le plan passionnel et tensif. Ce chapitre s’attardera aux tensions entre
la matérialité de l’espace et les discours sociaux qui s’y attachent.
Les tensions dans le discours social reflètent la complexité du projet
du Quartier des spectacles qui est, à ce jour, encore partiellement inachevé.
Le discours que nous prenons en considération dans ce texte se compose
des discours politique et institutionnel d’un côté et du discours journa-
listique de l’autre. Nous regarderons notamment les relations de tensivité
qui s’instaurent entre ces deux sphères sémiotiques. Nous considérerons
donc l’image du quartier projetée par les discours sociaux (politique et
journalistique) ainsi que son aspect matériel qui ne coïncide parfois pas
avec le plan discursif. Pour ce faire, nous concentrerons notre attention
sur des lieux et des événements spécifiques et ponctuels qui ont éveillé
des réactions importantes dans la société civile. Il s’agit d’interventions
majeures qui ont touché de manière significative la matérialité de la trame
urbaine montréalaise effaçant, détruisant ou modifiant certains éléments.
Le sentiment d’appartenance et d’affection que suscite le cadre bâti
s’exprime ponctuellement dans les discours, notamment dans la presse,
lors des démolitions. Une tensivité dysphorique se dégage lors des
moments terminatif et ponctuel de destruction d’éléments matériels,
comme des édifices. Ces derniers sont souvent perçus comme des gardiens
de la mémoire et de l’imaginaire urbains4. Le débat concerne notamment
l’ancien quartier rouge de Montréal, le Red Light, ainsi que le boulevard
Saint-Laurent, la Main, et la rue Sainte-Catherine. Deux lieux centraux
du quartier ont été touchés par le réaménagement : le Spectrum, ancien
cinéma et théâtre devenu salle de concert polyvalente qui a accueilli de
nombreux artistes de renom, en plus d’être l’hôte de divers événements

2. Marc Angenot (2006), Théorie du discours social, notions de topographie discursive et de coupure
argumentative, p. 11. En ligne : http://marcangenot.com/wp-content/uploads/2011/12/dis-
cours_social_topographie_coupure.pdf, dernière consultation le 14 novembre 2013.
3. Éric Landowski (1989), La société réfléchie : essais de socio-sémiotique, Paris, Seuil, p. 8.
4. Eleonora Diamanti (à paraître), « Détournement et magnification de l’imaginaire urbain
dans les discours sociaux », dans Claus Clüver, Véronique Plesch et Matthijs Engelberts (dir.),
L’imaginaire, Amsterdam/New York, Éditions Rodopi.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 31

et rassemblements politiques, et le Café Cléopâtre, bar d’effeuillage et


cabaret de spectacles de burlesque, fétiche et drag queens, qui a accueilli
de nombreux artistes de la scène artistique underground de Montréal.
Ces deux endroits, l’un rue Sainte-Catherine et l’autre boulevard Saint-
Laurent, les deux axes du Quartier des spectacles, incarnent plusieurs
tensions et problématiques liées à la réalisation du projet. En fait, ces
deux lieux sont associés à deux tentatives d’intervention avortées dans la
trame urbaine qui font ressortir les voix discordantes qui résistent à la
normativité du spectacle instaurée par le discours institutionnel,
notamment dans la scène artistique et culturelle du secteur. Dans le
Quartier des spectacles, la voix de la contre-culture et celle de la culture
établie, celle des grands festivals qui demeurent si puissants dans la
conception du plan de réaménagement, s’affrontent constamment.
Il est important de mentionner, d’entrée de jeu, que les transactions
immobilières dont il sera question dans ce chapitre (Complexe Spectrum,
L’Astral, le Quadrilatère Saint-Laurent) ne s’inscrivent pas dans le projet
d’aménagement du Quartier des spectacles et n’ont pas été cautionnés
par plusieurs acteurs clés dont il sera question dans le texte (Clément
Demers, Réal Lestage, Jacques Primeau). Il importe de préciser que le
programme particulier d’urbanisme (PPU) a certes rendu possible
l’expropriation de la plupart des propriétaires du Quadrilatère Saint-
Laurent, mais la destruction du Spectrum et l’expropriation du Café
Cléopâtre ne figuraient pas dans les objectifs du projet. Ils sont les
témoins, parmi d’autres, des tensions inhérentes entre les différents acteurs
impliqués dans la création du Quartier des spectacles.

LE PROJET DU QUARTIER DES SPECTACLES


DANS LE DISCOURS OFFICIEL
À l’occasion du Rendez-Vous 2007 Montréal Métropole culturelle,
événement qui faisait le point sur la politique de développement culturel
promue par la Ville et lancée en 20055, la Ville de Montréal et l’arron-
dissement de Ville-Marie présentent le très attendu Programme particulier
d’urbanisme du Quartier des spectacles pour le pôle de la Place des arts.

5. La politique de développement culturel est lancée en 2005 avec la publication du document


Montréal métropole culturelle 2005-2015, ce plan d’action sera revu et corrigé lors des Rendez-
vous novembre 2007 sous le nom de Montréal métropole culturelle (2007-2017). Après cinq
ans, en 2012 un autre événement, Rendez-vous 2012, fait le point de la suite des choses du
programme.
32 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

Il s’agit du document officiel qui trace les lignes directrices de l’inter-


vention d’aménagement urbain.
Le projet du Quartier des spectacles vise la réalisation d’un espace
thématisé, voué aux spectacles, à la production et à la consommation
culturelle à travers des stratégies d’esthétisation de la trame urbaine. Le
secteur et les typologies d’interventions sont très vastes, allant du réamé-
nagement des espaces existants à la création des nouvelles places
publiques, en passant par la conception de nouveaux édifices, la requa-
lification des vieux bâtiments, le verdissement et l’embellissement à travers
la lumière et les installations d’art public.
Un des objectifs principaux du PPU est de permettre l’ancrage
permanent des festivals en proposant notamment « un aménagement des
espaces libres répondant aux besoins des festivals, qui constituent une
fonction motrice du quartier6 ». L’organisme Quartier international de
Montréal (QIM) est le maître d’œuvre du Quartier des spectacles et la
conception du projet d’aménagement est confiée à la firme Daoust Lestage
Inc. – architecture et design urbain. Pour le maire de l’époque Gérald
Tremblay, « les aménagements proposés, que nous voulons résolument
avant-gardistes, permettront à Montréal de réaffirmer son statut de
métropole culturelle et de ville de design7 » et feront du Quartier des
spectacles une destination, en lien avec les autres destinations du centre-
ville. Les grandes entreprises de festival ont eu, dans la concrétisation du
projet, un grand poids, notamment dans la conception du réaménagement
des espaces publics, afin d’accommoder la mise en place des grands événe-
ments, et cela en dépit de la myriade d’autres petits et moyens festivals.
Le quartier s’articule autour de deux axes fondateurs de la ville de
Montréal : le boulevard Saint-Laurent et la rue Sainte-Catherine. Le
croisement de ces deux axes ne constitue pas seulement le pivot du
Quartier des spectacles, mais a abrité à partir des années 1920, époque
de la Prohibition aux États-Unis, le plus important quartier du vice et
du sexe de l’Amérique du Nord, le Red Light.
Quartier aux mœurs lascives, pauvre et densément peuplé dans la
première moitié du vingtième siècle, il a subi d’importantes transforma-
tions dans les années 1950 et 1960 à la suite des campagnes politiques

6. Ville de Montréal (2007), Programme particulier d’urbanisme du Quartier des spectacles –


secteur Place des arts, Montréal, p. 12.
7. Propos de Gérald Tremblay in Ville de Montréal (2007), Programme particulier d’urbanisme :
Quartier des Spectacles – secteur Place des Arts, p. V.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 33

d’assainissement et de nettoyage « chirurgical » des activités considérées


non conformes. Le maire Jean Drapeau (1954-1957 et 1960-1986)
entreprit ainsi de nombreux projets de rénovation urbaine pour « recons-
truire une ville coquette et harmonieuse sur l’emplacement d’anciennes
laideurs8 ». Nonobstant ces interventions, le quartier maintient encore
aujourd’hui des traces de ce passé peu reluisant, soit à travers des activités
encore en fonction, soit par des interruptions de la trame urbaine et des
terrains vagues. Le projet du Quartier des spectacles et notamment la
politique du maire Gérald Tremblay (2001-2012)9, qui l’a fortement
promu, s’insèrent en continuité avec la vision du maire Jean Drapeau, à
travers une tentative d’embellissement urbain et de création d’un nouvel
espace thématisé qui prétend être en continuité avec l’histoire du quartier.
Nous verrons comment dans le discours politique et des médias cette
continuité est à la fois réaffirmée ou réfutée.
En fait, le discours officiel insiste souvent sur l’histoire culturelle et
artistique du secteur choisi pour réaliser le projet et sur son caractère de
continuité avec l’esprit du lieu : « le pôle du carrefour des Mains se
distingue par la présence historique des deux plus importantes artères
montréalaises, dont les vocations ont fait naître de véritables institutions
dans le milieu de la culture et des arts10 ».
Les concepteurs soulignent à plusieurs reprises la cohérence du
Quartier des spectacles avec le genius loci, que ce soit dans les documents
officiels ou encore dans les interventions parues dans la presse. Jacques
Primeau11 déclarait déjà en 2005 dans les pages de The Gazette : « The
Quartier des spectacles already exists ; we aren’t creating anything […] the
idea is to give it a boost12.” Christian Yaccarini rebondissait dans les mêmes
termes en 2009 dans La Presse en affirmant qu’« on veut bâtir à partir de
l’histoire, tout en restant au XXIe siècle13 ». Le Quartier des spectacles ne

8. Drapeau cité dans : Martin Drouin (2012), « De la démolition des taudis à la sauvegarde du
patrimoine bâti (Montréal, 1954-1973) », Urban History Review/Revue d’histoire urbaine,
vol. 41, no 1 (automne), p. 26.
9. Gérald Tremblay démissionne en 2012 dans la foulée de l’enquête de la Commission Char-
bonneau sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction.
10. Ville de Montréal (2011) « Le Quartier des spectacles se met en scène », Cahier spécial sur la
mise en valeur du pôle Place des arts, septembre.
11. Jacques Primeau était président de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spec-
tacle et de la vidéo (ADISQ) qui a été à l’origine de la proposition de réaliser un quartier
dédié aux spectacles en 2001 et il est, depuis 2013, le président du conseil d’administration
du Partenariat du Quartier des spectacles.
12. Mary Lamey (2005), « A Hub for the Arts », The Gazette, 21 octobre.
13. Jean-Christophe Laurence (2009) « Pour en finir avec le Red Light », La Presse, 21 mai.
34 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

serait donc, pour le discours officiel, mais aussi dans les paroles des
politiciens et des promoteurs du projet publiées dans la presse, que l’une
des phases d’un long processus historique d’évolution des expressions
culturelles montréalaises qui s’est ancré à partir de la fin du dix-neuvième
siècle dans le secteur appelé le Faubourg Saint-Laurent.
Or, selon Maurice Halbwachs14, l’histoire, en dépit de sa présumée
objectivité et universalité, constitue au contraire une césure de la
réalité faite à partir d’un point de vue spécifique : « Par histoire, il faut
entendre alors non pas une succession chronologique d’événements et
de dates, mais tout ce qui fait qu’une période se distingue des autres, et
dont les livres et les récits ne nous présentent en général qu’un tableau
bien schématique et incomplet15. » L’histoire narrée par le discours officiel
ne constitue donc pas un exposé objectif des faits, mais un choix entre
mémoire et oubli de ce que la Ville de Montréal choisit stratégiquement
de remémorer et de cristalliser afin d’appuyer et de justifier un projet qui
se place dans un processus d’institutionnalisation identitaire du Quartier
des spectacles, et par synecdoque de Montréal ville festive, à travers une
importante intervention d’aménagement urbain.
Selon Halbwachs, « l’histoire ne commence qu’au point où finit la
tradition, moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale16 ».
Pourtant, dans ce cas spécifique, la mémoire sociale est encore vivante et
présente. Elle est nourrie par un imaginaire enrichi par des romans, des
pièces de théâtre, des personnages – dont certains vivent encore –, des
commerces et des édifices disparus et des lieux relocalisés, comme le
Spectrum, ou d’autres encore en fonction, comme le Café Cléopâtre.

TERGIVERSATIONS AUTOUR DU COMPLEXE SPECTRUM


COMME PRÉFIGURATION À LA PLACE DES FESTIVALS
C’est en 1990 que le Festival international de Jazz de Montréal
(FIJM) prend ancrage autour de la Place des Arts (11e édition)17 et

14. L’œuvre posthume de Maurice Halbwachs, Mémoire collective (1950), prône une théorie
de la mémoire à caractère social et partagé, construite à travers les souvenirs individuels et
collectifs.
15. Maurice Halbwachs (1950), Mémoire collective, Paris, Presses universitaires de France,
p. 30.
16. Ibid, p. 45.
17. Bruno Dostie (1990), « Le Festival de Jazz déménage autour de la PdA et du Complexe
­Desjardins », La Presse, 11 avril.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 35

qu’émerge l’appellation « Quartier des Théâtres » pour décrire ce secteur18.


Dix ans plus tard, le président de L’Équipe Spectra, Alain Simard, affirme
que c’est à l’intersection des rues Sainte-Catherine et De Bleury que
« commence le cœur culturel de Montréal […] ce coin de rue est un peu
devenu le Time (sic) Square de Montréal19 ». Il propose de rebaptiser ce
secteur « Cité des Arts » ou « Cité de la Culture et des Communications ».
Avec les rénovations du Gesù et du Monument-National, « le contexte
est parfait pour créer le Quartier des spectacles de Montréal, le “Broadway
de Montréal”20 ». En 2000, Alain Simard critique ce même lieu : « avec
ses vieilles petites maisons délabrées, ses petits commerces miteux et un
terrain vacant asphalté en stationnement temporaire, c’est une bien piètre
entrée en matière pour la Place des Arts et le site principal de la Ville des
Festivals21 ». Dès lors, L’Équipe Spectra s’accorde le rôle de promoteur en
proposant un projet de revitalisation urbaine confirmant la vocation
culturelle du secteur et consolidant son positionnement comme site
festivalier. Cette idée rappelle étrangement le projet de Place des arts et
les volontés du maire Drapeau de positionner Montréal parmi les capitales
culturelles du monde. Tout un quartier a été rasé pour répondre à ses
ambitions. Dans son dessein « d’embellir », voire de rénover la ville,
L’Équipe Spectra propose à la mairie de créer sur la partie sud-est de l’îlot
Balmoral, « une grande place publique bordée de peupliers de Lombardie
que l’on retrouve le long de la rue Jeanne-Mance. En l’aménageant en
dépression par rapport à ce talus pour y créer un gradin naturel, cette
agora pourrait être utilisée comme amphithéâtre en plein air grâce à une
scène permanente simplement aménagée entre les deux édifices situés à
l’ouest du quadrilatère22. »
Le maire de Montréal, Pierre Bourque (1994-2001), reçoit positi-
vement la proposition et mandate alors le directeur du Service de
développement économique et urbain de former un comité qui inclura
le ministère des Affaires municipales et de la Métropole du Québec afin
d’« identifier une solution permanente au problème […] et qui permettra

18. Une appellation utilisée dès 1990 par André Ménard, alors président de l’ADISQ. Elle inclut
le complexe Place des Arts, le Spectrum, le Métropolis et le Club Soda.
19. Lettre d’Alain Simard, président de L’Équipe Spectra, adressée à Pierre Bourque, maire de
Montréal, 20 octobre 2000, dans Festival international de Jazz de Montréal (2011), La petite
histoire d’une place des festivals ou comment le Festival international de Jazz de Montréal a
servi de révélateur au Quartier des Spectacles ?, L’Équipe Spectra.
20. Selon L’ADISQ, dans Stéphanie Bérubé (2001), « Un quartier des spectacles pour M ­ ontréal »,
La Presse, 7 décembre.
21. Lettre d’Alain Simard, op. cit.
22. Idem.
36 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

aux festivals de continuer à jouer leur rôle essentiel pour la métropole23 ».


Le 30 octobre 2000, la proposition de L’Équipe Spectra est rendue
caduque par l’annonce du projet de Complexe culturel et administratif
du Gouvernement du Québec24. Cela n’empêche pas la Ville de Montréal
de poursuivre ses études afin de trouver un site de remplacement au « Parc
des Festivals25 » dont l’utilisation estivale disparaîtra avec le projet
gouvernemental26.

Parc des Festivals à l’angle sud-ouest des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine,


perspective estivale, tiré du document intitulé Parc des Festivals, 2001, Scéno
Plus, p. 4.

23. Lettre de Pierre Bourque, maire de Montréal, adressée à Alain Simard, 3 novembre 2000 in
FIJM (2011), op. cit.
24. Situé sur l’îlot Balmoral, il comprenait la salle de l’OSM et la Maison des conservatoires. La
Société immobilière du Québec (SIQ) a acheté les édifices et la portion sud des terrains du
lot en juillet 2000 pour 3,5 millions de dollars.
25. Espace vacant situé au nord-ouest de l’îlot Balmoral et utilisé lors du Festival international de
Jazz de Montréal.
26. L’Équipe Spectra (2002), Le nouveau parc des Festivals, document de travail, 27 janvier, dans
FIJM, op. cit.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 37

Parc des Festivals à l’angle sud-ouest des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine,


perspective hivernale, tiré du document intitulé Parc des Festivals, 2001, Scéno
Plus, p. 5.

Parc des Festivals à l’angle sud-ouest des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine,


plan d’ensemble, tiré du document intitulé Parc des Festivals, 2001, Scéno Plus,
p. 6.
38 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

Parc des Festivals à l’angle sud-ouest des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine,


coupes-élévations, tiré du document intitulé Parc des Festivals, 2001, Scéno Plus, p. 7.

Trois sites sont alors étudiés. Ces démarches de l’administration du


maire Bourque visent entre autres à répondre aux besoins « privés » du
promoteur festivalier et sont clairement réfléchies en termes de « vide
potentiel » pouvant accueillir des spectacles, plutôt que comme espace
public urbain. Cette permanence du vide et la poursuite des volontés de
L’Équipe Spectra sont manifestes dans l’appellation des sites à l’étude :
la scène Hydro-Québec, la scène UQÀM et la scène DOMTAR27.

27. Édith Germain, Division de la planification urbaine et de la règlementation, Ville de Mon-


tréal (2001), Parc des Festivals. Site de remplacement, 4 avril dans FIJM, op. cit.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 39

En 2001, l’année où l’ADISQ prépare une première version du projet


urbain du Quartier des spectacles, L’Équipe Spectra annonce son
intention de bâtir un complexe culturel à l’emplacement du Spectrum28,
qui inclurait une salle de concert, un club de jazz, des salles de cinéma
et des bureaux et qui remplacerait la mythique salle de spectacle29.

Vue de la rue Sainte-Catherine et de l’îlot du Spectrum avant sa démolition,


Spectra.

28. L’édifice du Spectrum a été occupé par le cinéma L’Alouette (1952-1974), le Pigalle (1974-
1976), le Carrefour (1976-1980), le Club Montréal (1980-1982) et le Spectrum (1982-
2007). Ouvert le 17 octobre 1982 par André Ménard et Alain Simard notamment, le
Spectrum fermera ses portes le 3 août 2007 avant d’être démoli en août 2008. Il a été exploité
pendant 25 ans par L’Équipe Spectra et était la propriété de la société immobilière SIDEV.
29. Stéphanie Bérubé (2001), « Un quartier des spectacles pour Montréal », La Presse, 7
décembre.
40 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

Le Spectrum, Spectra.

Daniel Langlois, du cinéma Ex-Centris, et Alliance Atlantis se


joignent à l’aventure en 200230. La firme Scéno Plus est alors engagée31
pour esquisser sur l’îlot Spectrum une proposition préliminaire d’une
place urbaine inspirée de l’esplanade de la Place des Arts. Le « parc des

30. Stéphanie Bérubé (2002), « Du cinéma d’auteur au centre-ville », La Presse, 24 janvier, et


Stéphanie Bérubé (2002), « Le centre-ville changera de visage », La Presse, 28 février.
31. Par L’Équipe Spectra de concert avec Guy Coulombe, directeur général de la Ville de Mon-
tréal, et Jean-Pierre Vézina, président de la SIQ.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 41

festivals » se composerait d’une place en creux, d’un mur-écran, d’une


scène, d’estrades et d’un dégagement se transformant en patinoire
l’hiver32. Alain Simard vante directement les mérites de la proposition
au premier ministre du Québec : « Ce concept propose la création d’une
agora extérieure publique qui tire profit de la pente naturelle de ce site,
pour permettre l’aménagement d’une esplanade en gradins formant un
magnifique amphithéâtre urbain, qui ouvrira une perspective unique sur
le cœur du centre-ville où sera construit l’important projet de la SIQ33. »
Selon les archives municipales, il y avait un plan prévoyant le partage de
l’animation et de la coordination des activités entre la Ville de Montréal
et le FIJM.
De nouvelles esquisses de la « place des Festivals » sont produites par
l’Atelier Christian Thiffault à l’occasion du Sommet de Montréal de
2002.

Place des Festivals à l’angle sud-ouest des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine,


plan d’ensemble, 2002, Christian Thiffault architectes.

32. Scéno Plus (2001), Parc des Festivals, 10 p.


33. Lettre d’Alain Simard, adressée à Bernard Landry, premier ministre du Québec, 6 juin 2001,
dans FIJM, op. cit.
42 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

Place des Festivals à l’angle sud-ouest des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine,


coupe longitudinale des terrains, 2002, Christian Thiffault architectes.

Place des Festivals à l’angle sud-ouest des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine,


superficie des terrains, 2002, Christian Thiffault architectes.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 43

Alain Simard explique devant la communauté d’affaires que cette


agora publique « servira à tous les Montréalais à longueur d’année et
deviendra une attraction touristique à la façon du Rockefeller Plaza, à
New York, ou encore de la Place d’Youville, à Québec34 ». La place des
Festivals se veut alors un lieu polyvalent pouvant accueillir une variété
d’événements. Encadrée à l’ouest par le Complexe Spectrum35 et au sud
par un édifice à bureaux projeté par la SOLIM (bras immobilier du Fonds
de solidarité FTQ), la place permettra, selon ses promoteurs, un maintien
de l’activité des festivals dans le secteur de la Place des Arts, sera une
contribution majeure à l’image de Montréal et contribuera à une mise
en valeur des bâtiments voisins. La stratégie argumentaire d’Alain Simard
et la communication directe aux hauts dirigeants semblent porter fruit.
Pour la Ville de Montréal, il s’agit d’une amélioration nette du secteur
où « l’aménagement de la place tiendra compte [de l’animation] par
l’harmonisation concertée de l’interface entre la place et le Complexe
[Desjardins]36 ». La Ville formule un avis favorable au projet qui néces-
sitera un investissement de fonds publics et la démolition de six
immeubles dont les coûts d’expropriation sont évalués à 8,5 M $.
L’expropriation concerne plusieurs édifices commerciaux dont la majorité
datent des années 1870-1880. Cette décision rappelant les décision du
maire Jean Drapeau a une autre époque est applaudie par Charles
Lapointe, PDG de Tourisme Montréal, pour qui il s’agit d’une « chance
de refaire une partie importante du centre-ville37 ».
La tensivité autour du Complexe Spectrum s’observe alors que des
voix multiples s’élèvent pour critiquer ce projet. Le propriétaire des
immeubles, Moses Burak, s’insurge contre cette démolition en arguant
l’importante perte de revenus fonciers qu’elle engendrerait. Pour le
Conseil du patrimoine de Montréal :
La série de commerces rue Sainte-Catherine sud, à l’ouest du Spectrum
jusqu’au coin de Jeanne-Mance, demeure de rares témoins d’une architecture
commerciale en pierre de deux ou trois étages avec logement à l’étage
supérieur qui relatent une époque du développement de l’artère

34. Discours prononcé par Alain Simard à la Chambre de Commerce du Montréal Métropoli-
tain, 10 décembre 2002.
35. La construction du Complexe Spectrum est conditionnelle à la réalisation, par la Ville, de la
Place des Festivals.
36. Sommaire décisionnel, 23 avril 2003, Archives de la Ville de Montréal, CE 03-0828.
37. Charles Lapointe, président du Conseil d’administration du Partenariat du Quartier des
spectacles, dans NOMADE (2005), Principes et critères d’aménagement – pôle Place des
Arts, Partenariat du Quartier des spectacles, août, 38 p.
44 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

commerciale. Leur aspect vétuste actuel nous trompe sur leur valeur patri-
moniale alors qu’ils réfèrent à un type architectural d’une artère commerciale
propre à Montréal de la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Leur dispa-
rition crée une béance dans la trame urbaine de cette artère38.
On s’interroge sur la volumétrie, la hauteur et l’harmonisation avec
l’architecture environnante. Bref, les propositions ne tiennent pas suffi-
samment compte du contexte d’implantation et de la valeur historique
et matérielle de la rue Sainte-Catherine. Même le directeur de l’aména-
gement urbain à l’arrondissement de Ville-Marie, Guy Bazinet, s’interroge
sur le bien-fondé du site :
Le choix de l’emplacement s’appuie notamment sur sa relation avec le projet
de redéveloppement du Complexe Spectrum. Compte tenu des impacts
potentiels de ce projet sur la dynamique immobilière environnante […] il
aurait été opportun de vérifier les sites appropriés pour cette place avant de
faire un choix définitif. […] La réalisation du projet de l’îlot Balmoral
devrait être un acquis préalable. […] Le Complexe Spectrum […] s’inscrit
en interface avec l’espace public voué à ladite agora. Il y a lieu de s’interroger
sur l’éventuelle relation entre les activités de chargement/déchargement et
les sorties de secours du Complexe Spectrum et l’animation de l’agora39.
Toujours en avril 2003, le gouvernement libéral remplace le Parti
québécois et stoppe le projet de l’îlot Balmoral. Malgré l’impact de cette
décision, le comité exécutif de la Ville de Montréal garde le cap ; il est
favorable à l’aménagement de la future place des Festivals à l’angle
sud-ouest des rues Sainte-Catherine et Jeanne-Mance, confirme le
« principe d’un concept d’agora » et recommande au conseil municipal
l’expropriation des terrains requis et la participation financière de la Ville
dans le projet40. L’administration municipale annonce le lancement du
projet qui, dans les priorités du Sommet de Montréal de 200241,
« permettra de conserver l’intégrité du site des grands festivals à l’intérieur

38. Avis du Conseil du patrimoine de Montréal, A03-VM-01-place des Festivals, 15 avril 2003.
39. Commentaires de Guy Bazinet, Intervention – Ville-Marie, Direction de l’aménagement
urbain et des services aux entreprises, Archives de la Ville de Montréal, CE 03-0828.
40. Lettre de Cameron Charlebois, Directeur général adjoint, Ville de Montréal, adressée à
Alain Simard, 6 février 2003, dans FIJM, op. cit. et Communiqué de presse, « La Ville
donne le coup d’envoi à la place des Festivals », 16 avril 2003, dans FIJM, op. cit. et Procès-
verbal d’une séance du comité exécutif, 23 avril 2003, Archives de la Ville de Montréal, CE
03-0828.
41. Catégories « Les projets », Axe 1 Montréal, métropole de création et d’innovation, ouverte
sur le monde – Renforcer le Centre de Montréal.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 45

du pôle culturel de la Place des arts42 ». Pour la Ville de Montréal, les


projets du Complexe Spectrum et de la place des Festivals sont fonda-
mentaux puisqu’ils marquent le lancement du Quartier des spectacles43.
La démolition forcée du Spectrum passe étonnamment inaperçue. Pour
les membres du comité exécutif, la place renforcera le rôle de métropole
culturelle de Montréal, augmentera la valeur foncière de tout le secteur et
contribuera au rayonnement du centre-ville et à renforcer le caractère
international de Montréal44. L’enjeu politico-économique de la place des
Festivals l’emporte sur le patrimoine urbain. Pourtant, les Principes et
critères d’aménagement du Quartier des spectacles, élaborés par la firme
d’architecture Nomade en 2005 pour le Partenariat du Quartier des
spectacles, affirment qu’il faut respecter l’histoire du lieu par des inter-
ventions qui s’inscrivent dans la continuité historique, notamment en ce
qui a trait à la rue Sainte-Catherine, artère commerciale prédominante.
Il y a ainsi deux discours contradictoires.
Pendant ce temps (2003-2005), en plus de la difficulté de L’Équipe
Spectra à compléter son montage financier, les principaux acteurs et
futurs occupants du Complexe Spectrum se retirent successivement :
Daniel Langlois, Famous Players et Alliance Atlantis45. Pour Stéphane
Baillargon du quotidien Le Devoir, « le projet de place des Festivals autour
du complexe du Spectrum, à Montréal, est mort et enterré46 ». Mais Alain
Simard refuse cette conclusion : « Je crois que le Complexe Spectrum
verra le jour et que le Spectrum et ses commerces adjacents seront démolis
dans un avenir rapproché. Spectra n’en sera pas le promoteur. Je sais que
de sérieux investisseurs privés veulent racheter le terrain et reconstruire
un nouveau Spectrum47. » Pour Alain Simard, la construction de la place
des Festivals est un projet essentiel pour la survie du FIJM et du
« nouveau » Spectrum ; la conservation du vieux Spectrum n’est pas à
l’ordre du jour48. « La Ville se doit s’assurer la pérennité des festivals49 »

42. Intervention – Développement culturel, Bureau de la directrice générale adjointe, 8 octobre


2002, Archives de la Ville de Montréal, CE 03-0828.
43. Sommaire décisionnel, 23 avril 2003, Archives de la Ville de Montréal, CE 03-0828.
44. Communiqué de presse, La Ville donne le coup d’envoi à la Place des Festivals, 16 avril
2003.
45. Stéphane Baillargeon (2005), « Le Complexe Spectrum en mutation », Le Devoir, 13 avril.
46. Stéphane Baillargeon (2006), « Mort de la place des Festivals. Un nouveau projet pourrait
s’implanter sur l’îlot Balmoral », Le Devoir, 30 juin.
47. Olivier Robillard Laveaux (2006), « Quartier des Spectacles. La fin du trou noir ? », Le
Journal de Montréal, 10 août.
48. Lettre d’Alain Simard, président FIJM, adressée à Gérald Tremblay, 27 juillet 2006.
49. Robillard Laveaux, loc. cit.
46 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

et cela passe inévitablement par l’aménagement ; il y a urgence de


construire la place. Pendant ce temps, certains critiquent la « lenteur
étatique50 » du processus du Quartier des spectacles au moment où la
population et les médias décrient « l’immobilisme montréalais », qu’ils
associent au règne de Gérald Tremblay.
Le printemps 2005 marque un tournant dans le développement du
Quartier des spectacles. Un mois après que la Ville eut levé sa réserve
foncière sur le vaste terrain de stationnement de l’îlot Balmoral, le
gouvernement confirme que la nouvelle salle de concert de l’Orchestre
symphonique de Montréal (OSM) sera érigée sur l’esplanade de la Place
des Arts et non plus sur l’îlot Balmoral51. La place des Festivals pourra
ainsi changer de côté de rue et gagner en superficie et en statut52. La mort
du projet de complexe gouvernemental et la nouvelle orientation du
projet de l’OSM changent la destinée de la place des Festivals et L’Équipe
Spectra profite des immeubles de l’îlot Balmoral laissés vacants par les
expropriations pour déménager ses bureaux au cœur du Quartier des
spectacles.
Deux ans plus tard (10 janvier 2007), l’inévitable survient : on
annonce la démolition du Spectrum. La même journée, plutôt que
d’expliquer le manque de volonté de préserver une salle emblématique
à l’origine de l’idée de « Quartier des spectacles », le maire Gérald Tremblay
promet que la nouvelle place des Festivals sur l’îlot Balmoral sera
inaugurée à temps pour le 30e anniversaire du FIJM53 et que le Quartier
des spectacles « passe en deuxième vitesse54 ». Alors qu’Alain Simard
manifeste sa joie, Benoît Labonté, maire de l’arrondissement Ville-Marie,
affirme : « On n’est toujours bien pas pour accepter le projet de Simard
tel quel55 ! » Charles Lapointe réplique en disant que « la proposition de
M. Simard a le mérite de poser les bases d’un aménagement pensé à
l’échelle du secteur et, en ce sens elle a tout notre appui […] nous vous
enjoignons à apporter une considération toute particulière à la proposition
de M. Alain Simard56 ». La démolition des commerces jouxtant le

50. Idem.
51. Robert Dutrisac (2005), « La nouvelle salle de l’OSM sera bel et bien érigée sur l’esplanade
de la Place des Arts », Le Devoir, 1er juin.
52. Baillargeon (2006), loc. cit.
53. Mario Cloutier (2007), « Les festivals auront leur place », La Presse, 28 août.
54. Robillard Laveaux, loc. cit.
55. 9 mars 2007, Chronologie des faits documentés, p. 5, dans FIJM, op. cit.
56. Idem.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 47

Spectrum est vue comme « une bonne nouvelle pour Montréal57 » par
Alain Simard, alors que Le Journal de Montréal voit dans l’annonce du
projet immobilier qui est supposé prendre leur place la fin de l’immobi-
lisme en titrant « la fin d’un trou noir58 ? ». Pour les défenseurs du
Spectrum, la lutte s’amorce. La Coalition Sauvons le Spectrum dépose
une pétition de 15 464 signatures contre sa destruction. L’un des porte-
paroles, Étienne Coutu, s’étonne du peu d’efforts déployés par la Ville
de Montréal et le Partenariat du Quartier des spectacles pour assurer la
pérennité d’une institution aussi emblématique, un « lieu névralgique de
la culture à Montréal59 ». Le projet de remplacement a de quoi inquiéter
puisqu’une tour et une grande surface sont prévues. « Détruire une salle
de spectacle pour construire un Best-Buy (sic)… Quel progrès pour
Montréal60 » écrit un citoyen. Selon Étienne Coutu, nous assistons passi-
vement au démembrement des institutions culturelles du quartier par
« des spéculateurs immobiliers, etc.61 ». Encore une fois, la volonté de
L’Équipe Spectra, de Tourisme Montréal et de la Ville de Montréal de
rénover le secteur dans une perspective financière et touristique prend le
dessus sur le maintien de réels actifs culturels ; les visions progressistes et
culturalistes semblent de nouveau s’opposer.
Devant l’incapacité à trouver les 7 millions de dollars assurant la
reconstruction du nouveau Spectrum de Montréal sur son site actuel, le
projet est abandonné et L’Équipe Spectra est avisée par SIDEV qu’elle
doit quitter les lieux le 15 août 2007. L’Équipe Spectra s’avoue vaincue
et qualifie la fermeture du Spectrum « d’assez dramatique62 ». Après sept
ans (2000-2007) de décisions, de tergiversations et d’attente, il est temps
pour elle d’agir sur les îlots Spectrum et Balmoral. C’est dans ce contexte
que le maire de Toronto, David Miller, de passage à Montréal, affirme
que d’ici dix ans, Toronto ravira à Montréal le titre de ville des festivals63.

57. Mario Cloutier (2007), « Projet immobilier de 70 millions sur l’emplacement du Spectrum »,
La Presse, janvier.
58. Robillard Laveaux, loc. cit.
59. Étienne Coutu (2007), « Spectrum : une affaire d’intérêt public », Le Devoir, 14 mars.
60. Commentaire de Julien Lussier tiré de Frédérique Doyon (2007), « Plus de 15 000 signatures
pour sauver le Spectrum », Le Devoir, 6 mars.
61. Louise-Maude Rioux Soucy (2007), « Plus de 7000 signatures pour sauver le Spectrum », Le
Devoir, 23 janvier.
62. Propos d’Alain Saulnier tirés de : Guillaume Picard (2007), « Fermeture du Spectrum : ‘c’est
assez dramatique’ – Laurent Saulnier, de l’Équipe Spectra », Journal Métro, 11 avril.
63. Marc Cassivi (2007), « On aura été averti », La Presse, 14 juin, et David Patry (2007), « Dans
l’arène des festivals, le maire de Toronto est persuadé que son fief ravira bientôt le titre de
48 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

Comme l’écrit Marc Cassivi dans La Presse, « On aura été averti64 ». Il


n’en fallait pas plus pour qu’Alain Simard sonne l’alarme et accentue la
pression sur la Ville de Montréal pour concrétiser le Quartier des
spectacles. « Avant qu’il ne soit trop tard, tous doivent prendre conscience
que les festivals qui se déroulent dans ce quadrilatère risquent de perdre
une importante partie de leurs activités gratuites si rien n’est fait d’urgence
pour assurer leur pérennité et créer un lieu unique au cœur du Quartier
des spectacles65. » Pour L’Équipe Spectra, « il s’agit de préserver du
développement immobilier une bande d’espaces festifs entourant le
quadrilatère de la Place des Arts pour les réserver à l’usage des grands
festivals montréalais66 ». Bref, de maintenir des espaces libres et de les
rendre disponibles de façon permanente à l’usage des festivals.
Le 4 août 2007, le Spectrum ferme définitivement ses portes. Le
Spectrum, lieu de la relève et des légendes et de productions en tous
genres « était considéré comme une scène tremplin […] "Faire" le
Spectrum, c’était avoir fait ses preuves67. » Le Quartier des spectacles perd
une véritable institution, un lieu qu’André Ménard comparait même au
légendaire Fillmore West de San Francisco. Lors de la soirée d’adieu sous
le signe de la nostalgie et de la tristesse et avant d’éteindre pour une
dernière fois les petites lumières murales, Michel Rivard enferma dans
un pot de verre « les odeurs, les applaudissements, les cris de la foule en
délire68 ». « Le Spectrum est mort, vive le Spectrum69 ! » écrivait avec
résignation Patrick Baillargeon dans le journal Voir.
Après les critiques soulevées par la fermeture du Spectrum, la Ville
craint que certains dénoncent le projet de place des Festivals « comme
étant “la Place à Simard”70 » dans le « Quartier de Spectra71 ». Elle suggère

capitale des festivals à Montréal. La Ville reine régnera avant longtemps », Le Journal de
Montréal, 11 juin.
64. Idem.
65. Festival international de Jazz de Montréal (2007), La ceinture des espaces festivaliers autour
de la Place des Arts, p. 1, dans FIJM, op. cit.
66. Ibid. p. 2.
67. Projet Montréal (2012), Conserver des salles de spectacle dans le Quartier des Spectacles,
Mémoire de Projet Montréal présenté à l’OCPM (PPU du Quartier des Spectacles – pôle du
Quartier Latin), 8 novembre).
68. Agence QMI (2012), « Michel Rivard ‘libérera l’âme’ du défunt Spectrum », TVA
Nouvelles, 2 octobre, http://tvanouvelles.ca/lcn/artsetspectacles/general/arch
ives/2012/10/20121002-212745.html, consulté le 19 septembre.
69. Patrick Baillargeon (2007), « Spectrum RIP », Voir, 8 août.
70. Chronologie des faits documentés, p. 5, dans FIJM, op. cit.
71. Stéphane Baillargeon (2010), « Réinventer la ville – La place-alibi », Le Devoir, 15 juillet.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 49

alors de confier la réalisation des aménagements au Partenariat du


Quartier des spectacles. Vu « l’ampleur des fonds publics en jeu, le
développement du Quartier des spectacles commande que les instances
élues de la Ville de Montréal [via la direction générale] soient celles
appelées à conserver les leviers décisionnels du projet72 ». Constatant que
L’Équipe Spectra n’aurait pas, au final, un rôle prépondérant au sein de
l’organisme, Alain Simard démissionne du conseil d’administration du
Partenariat73. Le 3 novembre 2007, la Ville de Montréal annonce officiel-
lement la réalisation du Quartier des spectacles et de la place des Festivals,
non sans avoir été devancé la veille par l’annonce de Benoît Labonté qui
avait été congédié du parti du maire Tremblay et qui revendiquait la
paternité du projet au nom de l’arrondissement Ville-Marie. En effet,
comme le souligne Joël Thibert dans sa contribution à cet ouvrage, Benoît
Labonté est celui qui a confié à Clément Demers et au QIM le mandat
de réaliser un PPU, puis qui a donné son aval au Partenariat pour la mise
en œuvre du plan lumière. Le Quartier des spectacles est un terrain
convoité et disputé par les acteurs en place ; un « projet rassembleur ou
pomme de discorde74 ? », se demande La Presse à l’époque.
Le PPU présenté le 13 novembre 2007 favorise davantage le vide
que le plein, le public que le privé et met de l’avant l’idée d’une ceinture
d’espaces festivaliers autour de la Place des Arts. Le PPU doit sécuriser
des pieds carrés pour répondre aux besoins des événements, permettre
aux festivals d’exister et de se développer tout en créant un réseau de lieux
publics pour les citoyens, confortables le reste de l’année. Il s’incarne en
une intervention sur le domaine public, financée par le public. Ainsi,
l’avenir du Quartier des spectacles n’est plus tributaire du marché et des
promoteurs privés, à l’origine des nombreuses tergiversations, mais sa
destinée est désormais contrôlée par la Ville. Dans le PPU, l’ensemble
des petites maisons de la rue Sainte-Catherine qui était voué à la
démolition est désormais présenté comme « un témoignage bâti offrant
un intérêt patrimonial qui apparaît souhaitable, voire essentiel, de

72. Sara Champagne (2007), « Place des Festivals. Gérald Tremblay allume les projecteurs », La
Presse, 14 septembre.
73. « Spectra et ses événements acceptent de cautionner la création de cette structure avec la
promesse de la Ville d’y siéger d’office et qu’il n’y aurait aucune décision de prise sans qu’ils
en soient partie. Cet engagement ne sera pas inscrit dans la ‘Charte’ de l’organisme lors de sa
finalisation, ce qui provoquera la démission d’Alain Simard du Conseil d’Administration. »
Chronologie des faits documentés, p. 5, dans FIJM, op. cit.
74. Mario Cloutier (2007), « Projet rassembleur ou pomme de discorde ? », La Presse, 3 novembre.
50 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

préserver et de mettre en valeur75 ». On observe ainsi un changement


d’attitude où la Ville assume davantage ses responsabilités quant à l’avenir
du quartier. Pour sa part, après avoir tenté en vain de développer en
partenariat un projet de complexe comprenant un nouveau Spectrum,
L’Équipe Spectra change son fusil d’épaule et adhère à l’idée d’aménager
la place des Festivals sur l’îlot Balmoral. Sa nouvelle salle, L’Astral, est
construite sur le même îlot.
La démolition du Spectrum est approuvée en février 2008 et a lieu
en novembre de la même année76. Le Medley (2009) et le Cabaret et
Studio Juste pour rire (2010) seront également démolis ou fermés, ce qui
paraît paradoxal dans un Quartier des spectacles en construction, qui a
pour certains commentateurs plutôt l’apparence d’un « terrain de jeu
massacré77 ».

Démolition du Spectrum, 2008, Spectra.

75. Ville de Montréal, op. cit : p. 22.


76. Jason Magder (2008), « Spectrum demolition approved », The Gazette, 18 février.
77. Nathalie Petrowski (2010), « Le Quartier des Spectres », La Presse, 22 septembre.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 51

Intérieur du Spectrum avant sa démolition

Le 14 juin 2009, « après sept ans de tergiversations78 », c’est


l’ouverture de la place des Festivals79, « la place des festivals prend vie80 »
et est maintenant médiatisée comme étant « grande comme le square
Victoria ». En effet, de l’agora prévue initialement par L’Équipe Spectra
de 3100 m2, la place des Festivals offre maintenant une superficie
nettement supérieure de 6967 m2. Après une décennie sous le signe de
la morosité, on peut dire adieu au « Quartier des Spectres81 » que décrivait
Nathalie Petrowski, alors que la place des Festivals contribue à affirmer
rien de moins que « la renaissance de Montréal82 ». Aujourd’hui, la moitié
du front bâti de l’îlot Spectrum a été préservée alors que l’autre moitié,
celle qui abritait la salle de spectacle et devait s’élever, tel le Times Square
de Montréal, est toujours un terrain vague, un trou béant dans la trame
urbaine. Stéphane Baillargeon dans Le Devoir se questionne si au final

78. Michelle Coudé-Lord (2009), « La place des Festivals en fête », Le Journal de Montréal,
8 septembre.
79. Inauguré officiellement le 7 septembre 2009.
80. Catherine Handfield (2009), « La place des Festivals prend vie », La Presse, 8 septembre.
81. Petrowski, loc. cit.
82. Mario Cloutier (2009), « La renaissance de Montréal », La Presse, 5 septembre.
52 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

« le Spectrum [n’]avait [pas] été démoli pour rien83 ? ». Après l’avortement


des projets successifs de SIDEV, le Fonds immobilier de solidarité FTQ
et Canderel lancent un nouveau projet de tours du Quartier des spectacles
(12 et 28 étages) afin de combler le « spectrou84 ». Entre-temps, à
l’occasion d’une performance (3 novembre 2012), Michel Rivard « libéra
l’âme » du Spectrum sur la scène de L’Astral, le « nouveau » Spectrum,
qui est situé de l’autre côté de la rue, face au trou.

Image promotionnelle de la future Tour du Quartier des Spectacles sur l’ancien


îlot du Spectrum, Fonds immobilier de solidarité FTQ et Canderel, http://www.
tourqds.com/galerie.html, Canderel.

83. Stéphane Baillargeon (2009), « Le Spectrum a-t-il été démoli pour rien ? », Le Devoir, 25
février.
84. Appellation donnée par Laurent Saulnier, vice-président programmation et production du
FIJM, tirée de Éric Clément (2013), « Pour les lumières d’ici », La Presse, 20 février.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 53

Image promotionnelle de la future Tour du Quartier des Spectacles sur l’ancien


îlot du Spectrum, Fonds immobilier de solidarité FTQ et Canderel, http://www.
tourqds.com/galerie.html, Canderel.
54 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

ON NE LAISSE PAS CLÉOPÂTRE DANS UN COIN : LES VICISSITUDES


DU QUADRILATÈRE SAINT-LAURENT ET DU CAFÉ CLÉOPÂTRE
Faisant un clin d’œil à la fameuse phrase prononcée par Patrick
Swayze dans Dirty Dancing (1987), ainsi titrait Maclean’s en 2011 se
référant aux vicissitudes du Café Cléopâtre depuis l’adoption du PPU :
« Nobody puts Cleopatra in the Corner85 ». En fait, la tentative d’expro-
priation du bâtiment qui abrite le Café Cléopâtre, bar d’effeuilleuses
historique du quartier, constitue un exemple marquant de l’opposition
entre ce qui est considéré par le discours officiel comme « spectacle » (les
grands festivals, les théâtres et salles de spectacles bien établis du quartier)
et ce qui ne l’est pas.

Vue de la façade du Café Cléopâtre et des façades du boulevard Saint-Laurent,


2012, Jonathan Cha.

85. Martin Patriquin (2011) « Nobody puts Cleopatra in the Corner », Maclean’s, 16 juin.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 55

Vue de la façade du Café Cléopâtre, 2012, Eleonora Diamanti.

Propriété de Johnny Zoumboulakis depuis 1975, le cabaret, situé au


1230, boulevard Saint-Laurent, se compose d’un bar d’effeuilleuses et
d’une salle qui offre des spectacles depuis plus de trente ans. Mais qu’est-ce
qui est considéré comme spectacle ? Selon Éric Paradis, organisateur de
nombreux spectacles et « soirées fétiches » au sein du cabaret : « le Cléopâtre
fait partie du patrimoine du Red Light. C’est un des seuls commerces à
avoir conservé la vocation de spectacles de la Main tout en protégeant le
caractère historique de l’immeuble et de sa façade86. » Christian Yaccarini,
a qui on a confié le mandat de redévelopper le quadrilatère dont fait
partie la Café Cléopâtre, pense différemment, mais octroie tout de même
le statut d’icône au bar, considérant le cabaret comme un « strip club with
video poker machines which has managed to position itself as an icon of the
Main87 ».
Le projet de réalisation du « Quadrilatère Saint-Laurent » est présenté
par la Ville de Montréal et la Société de développement Angus en 2009
lors des consultations publiques. Il est contenu dans un document
complémentaire au PPU intitulé Le micro-aménagement du Quartier des

86. Mathieu Turbide (2009) « À la défense du Café Cléopâtre », Le Journal de Montréal, 2 juin.
87. Monique Muise (2009), « Developer Riles Burlesque Troupe », The Gazette, 9 juillet.
56 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

spectacles (2009). Le plan prévoit l’acquisition, l’expropriation et la


démolition de l’enfilade de bâtiments donnant sur le boulevard Saint-
Laurent (1190-1246) entre le Monument-National et la rue
Sainte-Catherine. Les bâtiments sont situés à la fois dans un lieu, le
boulevard, classé par le Gouvernement du Canada comme lieu historique
national en 1996 et dans l’aire de protection patrimoniale du Monument-
National, déclaré « monument historique » en 1976 par le Gouvernement
du Québec et, par ce fait, protégé par la Loi sur les biens culturels. Le
théâtre est en fait doté d’une aire de protection, appelée îlot Saint-Laurent,
qui s’étend du boulevard René-Levesque au sud à la rue Sainte-Catherine
au nord, du boulevard Saint-Laurent à l’est à la rue Clark à l’ouest. Un
édifice commercial de douze étages (48 mètres de hauteur), offrant
27 870 m2 destinés à des bureaux et 5295 m2 à des activités commerciales,
aurait dû y voir le jour pour ensuite accueillir, entre autres, des bureaux
d’Hydro-Québec.

Milieu d’insertion – boulevard Saint-Laurent. Photomontage côté ouest tiré du


document présenté à l’arrondissement de Ville-Marie intitulé Quadrilatère
Saint-Laurent. Concept révisé, 1er mai 2009, Société de développement Angus,
p. 5.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 57

Gabarit projeté – boulevard Saint-Laurent tiré du document présenté à l’arron-


dissement de Ville-Marie intitulé Quadrilatère Saint-Laurent. Concept révisé,
1er mai 2009, Société de développement Angus, p. 6.

Vue du Quadrilatère Saint-Laurent depuis la place de la Paix tiré du document


présenté à l’arrondissement de Ville-Marie intitulé Quadrilatère Saint-Laurent.
Concept révisé, 1er mai 2009, Société de développement Angus, p. 14.
58 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

Le discours officiel insiste sur la continuité du projet avec le contexte


historique et culturel du lieu et vise à « exprimer la richesse historique
du quartier88 ». À cette époque, des immeubles de l’enfilade demeurent
abandonnés, mais d’autres sont encore habités et en pleine activité. Des
commerces qui ont marqué l’histoire et l’imaginaire du quartier y ont
leur siège, dont le fameux casse-croûte Montreal Pool Room, ainsi que
l’épicerie Importations Main et le Café Cléopâtre, rebaptisés par La Presse
les « derniers Mohicans du Red Light89 ». À la suite des pressions de la
Ville, deux d’entre eux acceptent enfin l’offre de relocalisation et déplacent
leurs commerces tandis que le Café Cléopâtre, « un bar à la réputation
sulfureuse […] aussi miteux que mythique90 », se lève contre l’expro-
priation comme un petit « David » s’opposant au gigantesque « Goliath »,
alias la Société de développement Angus.
À l’instar du Spectrum, une autre institution des « deux Mains » risque
de disparaître dans l’émergence d’un Quartier des spectacles qui semble
davantage axée sur l’aseptisation et la spectacularisation que sur l’ancrage
matériel et identitaire de l’histoire du quartier et du Red Light.
With the destruction of the Spectrum and Mayor Gerald Tremblay’s threats to
raze Cafe Cleopatra, one wonders why there is no foresight in protecting historic
venues in the newly rebranded Quartier des spectacles. Surely it is time to appoint
a competent urban planner to oversee the entire project before any more damage
is done to Montreal’s historic entertainment district91.
L’opposition du Café Cléopâtre atteint par la suite l’objectif d’arrêter
le processus d’expropriation, mais bouleverse également les plans de
réaménagement du secteur. Après une bataille devant la justice d’une
durée de deux ans, de 2009 à mars 2011, la Ville de Montréal se voit
obligée d’abandonner son mandat d’expropriation. Ces événements
occupent une place centrale dans les discours sociaux, éveillant un chœur
de voix discordantes et remettant en question les stratégies politiques.
En fait, le projet du Quadrilatère Saint-Laurent n’est pas né sous une
bonne étoile, fortement critiqué par certains et bien accueilli par d’autres
lors des rencontres publiques tenues par l’Office de consultation publique
de Montréal (OCPM) en mai 2009. Le rapport annuel de l’OCPM fait

88. Bernard La Mothe (2009), Le micro-aménagement du Quartier des spectacles, Ville de


Montréal, p. 5.
89. Jean-Christophe Laurence (2009), « “C’est ma vie, ici” », La Presse, 16 mai.
90. Stéphane Baillargeon (2009), « Feu orange pour le Red Light », Le Devoir, 14 juin.
91. Donovan King (2009), « Demolishing the past », The Gazette, 30 décembre.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 59

état de la multiplicité des voix, des « appuis nuancés et conditionnels92 »


au projet qui reconnaissent la nécessité d’une intervention qui respecte
le cadre bâti et le « génie du lieu » d’un secteur mythique, mais délabré93.
Le rapport conseille notamment une révision de l’étude du cadre bâti,
le projet étant situé dans la zone de protection patrimoniale, et le respect
de l’esprit du lieu et des activités culturelles autres que celles prévues par
le projet (commerciales et de travail) « indépendamment de leur nature94 ».
Dans la même année 2009, dans le but d’empêcher l’expropriation
du bar et de soutenir les activités du Red Light, Johnny Zoumboulakis
et Éric Paradis, avec d’autres représentants du monde des spectacles du
quartier, s’unissent dans le groupe Sauvons le boulevard Saint-Laurent/
Save the Main. Le groupe se positionne ouvertement contre la tendance
de la culture institutionnalisée, le premier objectif de la mission de
l’organisme étant de « préserver l’âme et la démarche artistique de contre-
culture qui œuvre et évolue depuis plus de cent ans sur la Main95 ! ». Si
le projet d’expropriation et de démolition incarne matériellement la
volonté d’exclusion des activités du cabaret de l’offre des spectacles du
quartier, le cabaret même et ses partisans se positionnent dans une
condition d’altérité par rapport à la culture dominante, ce qu’ils appellent
la contre-culture ou « alternative entertainment ». Dans le mémoire déposé
à la suite des audiences publiques, les artistes de The Dead Dolls Cabaret
s’expriment dans les mêmes termes, se référant à un genre de spectacle
alternatif qui voit ses origines dans le vaudeville et le burlesque : « the
forms of alternative entertainment performed at Café Cleopatra’s vary from
drag impersonations, traditional travesties, and underground performance
art. All of these have branched from the roots of Vaudeville theatre96 ». La
critique vise aussi l’absence de considération dans le projet du Quartier
des spectacles des artistes de niche et des genres de spectacles non conven-
tionnels et non établis soulignant le rôle important dans ce sens du cabaret
Cléopâtre : « The proposals set forth by the Société de développement Angus

92. Office de la consultation publique de Montréal (2009), Rapport annuel, p. 18.


93. Plusieurs organismes ont participé aux auditions publiques sur le projet, tenues les 22, 23 et
26 mai 2009 et ont présenté des mémoires à l’OPCM qui peuvent être consultés en ligne
sur le site de l’office : http://ocpm.qc.ca/consultations-publiques/quadrilatere-saint-laurent,
consulté le 12 novembre 2013.
94. Office de la consultation publique de Montréal, op. cit., p.18.
95. Tiré du site internet de la coalition : www.savethemain.com/intro.htm, consulté le
5 novembre 2013.
96. Mémoire déposé lors des consultations publique par Nathalie Gural et Amy Hudston
(2009), en ligne : ocpm.qc.ca/sites/import.ocpm.aegirvps.net/files/pdf/P38/8c.pdf, consulté
le 14 novembre 2013.
60 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

do not include a small venue, or stage bar for local, alternative, low budget
artists that need the opportunity of low rent accessibility to actualize their
projects. Currently we do have such a place97. » La tensivité s’instaure grâce
au positionnement des sujets, qui se placent en opposition tant dans la
bataille judiciaire que dans les discours sociaux qui alimentent les médias
et les campagnes politiques. La complexité des tensions en jeu ne se
résume pas à une bipolarité d’oppositions, mais plutôt à une multitude
et une multiplicité de voix. L’exemple marquant est constitué par le projet
artistique Bombe sur la Main lancé en mai 2010 par le Partenariat du
Quartier des spectacles en collaboration avec la Ville de Montréal et la
Corporation de développement urbain du Faubourg Saint-Laurent. Le
projet se proposait de revitaliser les façades des bâtiments expropriés et
placardés dans l’enfilade en question à travers l’intervention d’artistes
muralistes. Au total, 36 artistes montréalais, « connus et émergents »,
comme le souligne le communiqué de presse du Partenariat, participaient
afin de célébrer le thème Le spectacle, sous les projecteurs avec une fresque
de 110 mètres. Avec ce geste, les institutions visaient à « améliorer l’expé-
rience vécue […] sur cette portion de la Main, tout en mettant en valeur
le travail des artistes d’ici », notamment à travers un art, le graffiti, qui
naît et est encore fortement utilisé comme un geste de contestation et
qui est normalisé dans ce cas par un projet institutionnel et politique.
Parmi les œuvres, apparaît aussi un hommage au Café Cléopâtre par les
artistes Zilon et Seaz98. Nonobstant l’esprit de collaboration, la Société
de développement Angus ne semble pas apprécier l’œuvre et, en septembre
2010, peint en noir les graffitis censés être remis aux artistes lors de la
démolition. Le Partenariat intervient avec un communiqué déplorant
fortement l’action de la Société de développement Angus qui demeure
propriétaire des façades. Nous sommes, comme le souligne Harel, dans
une véritable « zone de combat », où le boulevard Saint-Laurent constitue
« la forme à la fois résiliente et résistante d’un conflit de cultures99 ».
En raison de la résistance du bar d’effeuilleuses, le plan de réaména-
gement prévu pour le Quadrilatère Saint-Laurent n’est jamais mis en
place et aucun nouveau plan n’est soumis par le promoteur. Un an après
l’abandon du mandat d’expropriation, les édifices déjà acquis par la
Société de développement Angus et la Ville entre le Monument-National

97. Idem.
98. Éric Clément (2010) « Bombe sur la Main : graffitis en toute légalité », La Presse, 27 mai.
99. Simon Harel (2013), Méditations urbaines autour de la place Émilie-Gamelin. Québec,
Presses de l’Université Laval, p. 132.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 61

et le Café tombent, faute d’entretien, en décrépitude et constituent une


menace à la sécurité publique. Étant donné l’état des bâtiments, la Ville
décide de procéder à leur démantèlement. Toutefois, toute intervention
sur ce cadre bâti doit être soumise au ministère de la Culture, des
Communications et de la Condition féminine du Québec (MCCFQ).
En avril 2012, le ministère en question autorise la démolition des
bâtiments patrimoniaux, à condition de numéroter et d’entreposer les
pierres des façades en vue d’une future réutilisation. La décision prise
par la Ville et le gouvernement éveille, encore une fois, un chœur de voix
dans la presse, en particulier de la part d’Héritage Montréal, organisme
qui se bat pour la défense et la conservation du patrimoine architectural
montréalais, qui, déjà en février 2012, incluait les bâtiments en question
dans la liste des 10 sites patrimoniaux menacés100. Dinu Bumbaru,
d’Héritage Montréal, et Phyllis Lambert, directrice fondatrice du Centre
canadien d’architecture, appellent à stopper la démolition dans les pages
de The Gazette et du Devoir sous les titres, respectivement, de « Sauvons
le boulevard Saint-Laurent ! » et « Stop the Wrecking Ball on the Main ».
Les deux auteurs critiquent la décision de démolir et insistent sur le rôle
essentiel du boulevard dans l’histoire urbaine montréalaise, « un élément
incontournable de l’identité montréalaise » et « a true witness to the origins
of our modern society »101. Les réponses ne se font pas attendre et Le Devoir
publie une lettre de Christian Yaccarini, président de la Société de
développement Angus, intitulée « En effet, sauvons le boulevard Saint-
Laurent ! » qui défend la démolition en affirmant : « Cette portion du
boulevard Saint-Laurent ne sera donc pas un Red Light d’antan – style
Village de Séraphin – pour touristes américains en mal de peep-shows.
Ni un musée immobile refermé sur une vision passéiste du
développement102. »
Les discours insistent sur le temps et l’histoire pour appuyer une
identité urbaine qui se construit à travers des référents historiques et
temporels ; une identité profondément ancrée dans le passé pour les uns
et tournée vers le futur pour les autres. Finalement, le démantèlement

100. Héritage Montréal (2012) Communiqué de presse – Patrimoine à Montréal – 10 sites patri-
moniaux menacés, en ligne : www.heritagemontreal.org/fr/communique-de-presse-patri-
moine-a-montreal-10-sites-patrimoniaux-menaces, consulté le 12 novembre 2012.
101. Dinu Bumbaru et Phyllis Lambert (2012), « Sauvons le Boulevard Saint-Laurent », Le Devoir,
7 avril, et Dinu Bumbaru et Phyllis Lambert (2012), « Stop the wrecking ball on the Main »,
The Gazette, 6 juin.
102. Christian Yaccarini (2012), « En effet, sauvons le boulevard Saint-Laurent », Le Devoir,
23 avril.
62 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

débute en mai et les quotidiens reviennent à l’attaque : « Mourning for


the Red Light District103 » proclame The Gazette le 26 mai 2012. La
mémoire est souvent reliée à son support matériel : la pierre des façades.
À différentes reprises le mot « pierre » figure à ce sujet dans les quotidiens :
« Les pierres attendront104 » et « Des pierres à garder en mémoire […] en
attendant, les pierres seront remisées et le centre-ville de Montréal ajoutera
un autre trou à son paysage105 ». En décembre 2013, le Gouvernement
du Québec, guidé par la première ministre Pauline Marois, et la Société
de développement Angus font l’annonce d’un nouveau projet pour le
secteur : le Carré Saint-Laurent106. Un projet immobilier mixte, qui
prévoit l’implantation de bureaux, dont certains destinés à des fonctions
ministérielles, d’autres commerciales, ainsi que des résidences et des
espaces destinés à la « fonction culturelle ». Le Devoir reporte la nouvelle,
en ajoutant le sous-titre Le Café Cléopâtre résiste et les mots de Yaccarini
qui affirme : « Je n’avais pas présumé qu’autant de gens tenaient au
Cléopâtre107. » La mise en chantier du projet, d’abord prévue pour
l’automne 2014, a été abandonnée à la suite de l’élection d’un nouveau
gouvernement au mois d’avril 2014. Pour l’instant, le Monument-
National et le Café Cléopâtre sont toujours bien vivants, mais un vide
physique et mémoriel désolant les sépare désormais.

103. Marian Scott (2012), « Mourning for the Red Light district », The Gazette, 26 mai.
104. Frédérique Doyon (2012), « Les pierres attendront », Le Devoir, 21 mars.
105. SA, (2012) « Des pierres à garder en mémoire », Le Devoir, mai 2012.
106. « La première ministre participe au dévoilement d’un projet majeur dans le Quartier des
spectacles de Montréal », communiqué de presse, 2 décembre 2013. En ligne : http://www.
premier.gouv.qc.ca/actualites/communiques/details.asp ?idCommunique=2329, consulté le
10 mai 2014.
107. Jeanne Corriveau, (2013) « Le Carré Saint-Laurent sera finalement construit », Le Devoir,
3 décembre.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 63

Vue du démontage des façades du boulevard Saint-Laurent, 2012, Jonathan Cha.

Vue des édifices démantelés entre le Monument-National et le Café Cléopâtre,


2014, Eleonora Diamanti.
64 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

CONCLUSION
Le discours, nous l’avons vu, révèle les tensions inhérentes à un projet
d’aménagement qui remet en question la culture du lieu, son histoire et
sa mémoire. Ce projet de revitalisation urbaine implique une grande
diversité d’acteurs et comporte des interventions sur le plan culturel et
artistique qui donnent à voir l’opposition ancienne, mais toujours
actuelle, entre culture d’élite et culture populaire. « Nous sommes au
cœur du burlesque social, des prétentions d’acteurs qui déclarent aimer
l’art, la culture, l’espace urbain, l’art public, et qui n’en font qu’à leur
tête », souligne justement Simon Harel108.
En effet, les promoteurs et agents externes ont exercé un grand
pouvoir d’influence dans la concrétisation et la construction du Quartier
des spectacles. Additionné à la discordance des pensées urbanistiques des
acteurs politiques de la Ville de Montréal, le Quartier des spectacles n’est
pas un projet issu d’une seule idée consensuelle rassembleuse, mais bien
le fruit de tensions multiples, de luttes et de changements de cap
fréquents, bref, le processus n’a pas la cohésion du plan d’ensemble
médiatisé.
Cette discordance des voix n’empêche que des isotopies discursives
puissent être dégagées des discours pris en considération. Les isotopies
constituent des fils rouges qui parcourent les textes et les discours, assurant
la « constance d’un parcours de sens109 ». Du point de vue que nous avons
adopté, ces isotopies oscillent entre la mémoire et l’histoire. Comme le
souligne Umberto Eco, les édifices et les villes sont aussi des mnémo-
techniques qui sélectionnent des res memorandæ, des choses à remémorer.
Un jeu entre oubli et mémoire se met en place, où le dispositif culturel
ne fait que choisir et organiser des parties de sa propre mémoire110. Il
s’agit d’une narcotisation de certains faits par rapport à d’autres qui n’est
que momentanée. Les deux discours, médiatique et politique, cherchent
à dresser un portrait du Quartier des spectacles appuyé sur le genius loci
ainsi que sur le rayonnement international. L’espace, et encore plus sa
matérialité, servent de gardiens de la mémoire collective, mais aussi de
l’histoire.
Si les démolitions apparaissent comme une attaque à la mémoire,
elles sont également l’étape nécessaire, selon le discours officiel, pour

108. Simon Harel (2013), op. cit., p. 136.


109. Umberto Eco (1985), Lector in fabula, Paris, Grasset, p. 131.
110. Umberto Eco (2010), De l’arbre au labyrinthe, Paris, Grasset.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 65

réécrire l’histoire et créer une nouvelle matérialité qui abritera une volonté
historique et mémorielle institutionnelle. L’espace urbain demeure un
élément essentiel de conservation, mais aussi de construction et d’évo-
lution de la mémoire collective dans l’histoire. La ville change à travers
l’histoire et les groupes sociaux y inscrivent leur propre mémoire. Si des
voix désirent maintenir à tout prix la matérialité vétuste du quartier,
d’autres ne sont pas opposées au changement, ne considérant plus cette
mémoire comme partagée et actuelle. D’autres encore, le discours officiel
in primis, visent à inscrire une identité institutionnalisée, tournée vers le
spectaculaire et le culturel, dans la matérialité du cadre bâti. Ce faisant,
le discours sélectionne des éléments de la mémoire collective et de l’ima-
ginaire pour les placer dans l’historique du lieu, leur donnant un statut
d’autorité et de détachement que l’histoire pose face à la mémoire ; une
césure capable donc de supprimer les aspects considérés comme dyspho-
riques et non plus actuels ou désirables. Les nombreuses opinions et les
résistances face aux démolitions reflètent la multiplicité de voix des
groupes sociaux qui partagent une certaine mémoire collective du lieu.
C’est encore Halbwachs qui insiste sur l’attachement des groupes à
l’espace bâti et sur de possibles réactions aux interventions de
réaménagement :
Supprimez, maintenant, supprimez partiellement ou modifiez dans leur
direction, leur orientation, leur forme, leur aspect, ces maisons, ces rues,
ces passages, ou changez seulement la place qu’ils occupent l’un par rapport
à l’autre. Les pierres et les matériaux ne vous résisteront pas. Mais les groupes
résisteront111.
Dans cette tension discursive, la matérialité du tissu urbain, passant
par son organisation, son cadre bâti et les matériaux choisis, s’élève au
statut de gardien d’une mémoire commune, partagée, parfois encensée
ou démystifiée. Halbwachs souligne la force mnémonique des pierres, et
le sentiment d’inquiétude face à des démolitions du cadre bâti de la ville
qui peut s’emparer de ses habitants :
Il faut plutôt considérer que les habitants se trouvent porter une attention
très inégale à ce que nous appelons l’aspect matériel de la cité, mais que le
plus grand nombre sans doute seraient bien plus sensible à la disparition
de telle rue, de tel bâtiment, de telle maison, qu’aux événements nationaux,
religieux, politiques, les plus graves. C’est pourquoi l’effet de bouleverse-
ments, qui ébranlent la société sans altérer la physionomie de la cité,

111. Maurice Halbwachs (1950), op. cit., p. 88.


66 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS

s’amortit lorsqu’on passe à ces catégories du peuple qui tiennent de plus


près aux pierres qu’aux hommes112.
Dans le discours sur le Quartier des spectacles et les deux cas spéci-
fiques pris en considération, la matérialité de la ville ressort avec toute
sa puissance sociale et culturelle. Le discours officiel l’utilise pour y inscrire
sa propre histoire, tandis que les groupes sociaux y rattachent et tissent
leur propre mémoire collective, nourrie par des éléments imaginaires.
Du Spectrum au Café Cléopâtre, des acteurs importants de la construction
du Quartier des spectacles, dont L’Équipe Spectra, Tourisme Montréal
et la Société de développement Angus, ont imposé une certaine vision,
promu un spectacle officiel stérilisé marqué par un refus de la vitalité
artistique, festive et populaire du quartier 113, démontré une absence de
sensibilité à la continuité historique et prôné l’effacement comme moyen
nécessaire de modernisation, d’embellissement et de création d’un
Quartier des spectacles tout neuf, qui fait fi d’une profonde richesse
sociale et matérielle.
Les tensions et les oppositions pour sauvegarder l’âme, l’identité, le
patrimoine et le caractère montréalais enraciné dans le quartier prouvent
l’écart qui existe entre un projet davantage ancré dans le branding et
l’image de marque, que dans la force bigarrée héritée du Red Light. Ainsi,
le Quartier des spectacles serait représentatif de la « ville-alibi114 », celle
qui pérennise l’éphémère festif en promouvant le vide. Certes, l’accumu-
lation de places publiques esthétisées et publicisées contraste de manière
éloquente avec les « trous », vacances rappelant le processus hautement
tensif d’un Quartier dit des spectacles.

112. Maurice Halbwachs (1950), op. cit., p. 86.


113. Jonathan Cha (2012), « La spécialisation des places publiques au sein de quartiers thématisés
au centre-ville de Montréal : entre marquage identitaire, revitalisation urbaine et branding
de ville », dans Lyne Bernier (dir.), « Le patrimoine », Les Cahiers de l’Institut du patrimoine,
p. 198.
114. « C’est la ‘ville-alibi’, résume alors la professeure Latek, en détournant une formule de Rem
Koolhass. Pour l’architecte néerlandais, le ‘quartier-alibi’ préserve ‘quelques reliques’ pour
concentrer le passé dans un seul ensemble. Ici, dans cette capitale mondiale des festivals, on
voit plutôt se remodeler un quartier complet autour de la tradition constamment renouvelée
du festif, du spectacle, du divertissement public. ‘Il y a une tradition culturelle extrêmement
forte à Montréal, dit Mme Latek. Il fallait donc des espaces pour l’accueillir. Mais fallait-il du
permanent pour recevoir l’éphémère ?’ L’ajout intermittent de kiosques bigarrés des festivals,
en carton-pâte et mal construits, désole aussi la professeure », Baillargeon (2010), loc. cit.

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