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En marge du Quartier
des spectacles : tensivité et
trajectoires opposées du Spectrum
et du Café Cléopâtre
Jonathan Cha
Eleonora Diamanti
INTRODUCTION1
1. Nous remercions Martin Leblanc (Sid Lee Architecture), Christian Thiffault (Atelier Chris-
tian Thiffault), Lorrain Berthiaume (Scéno-Plus), Alain Simard (L’Équipe Spectra) et Sté-
phane Ricci (Ville de Montréal) pour les informations qu’ils nous ont transmises au cours de
nos recherches.
29
30 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
2. Marc Angenot (2006), Théorie du discours social, notions de topographie discursive et de coupure
argumentative, p. 11. En ligne : http://marcangenot.com/wp-content/uploads/2011/12/dis-
cours_social_topographie_coupure.pdf, dernière consultation le 14 novembre 2013.
3. Éric Landowski (1989), La société réfléchie : essais de socio-sémiotique, Paris, Seuil, p. 8.
4. Eleonora Diamanti (à paraître), « Détournement et magnification de l’imaginaire urbain
dans les discours sociaux », dans Claus Clüver, Véronique Plesch et Matthijs Engelberts (dir.),
L’imaginaire, Amsterdam/New York, Éditions Rodopi.
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8. Drapeau cité dans : Martin Drouin (2012), « De la démolition des taudis à la sauvegarde du
patrimoine bâti (Montréal, 1954-1973) », Urban History Review/Revue d’histoire urbaine,
vol. 41, no 1 (automne), p. 26.
9. Gérald Tremblay démissionne en 2012 dans la foulée de l’enquête de la Commission Char-
bonneau sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction.
10. Ville de Montréal (2011) « Le Quartier des spectacles se met en scène », Cahier spécial sur la
mise en valeur du pôle Place des arts, septembre.
11. Jacques Primeau était président de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spec-
tacle et de la vidéo (ADISQ) qui a été à l’origine de la proposition de réaliser un quartier
dédié aux spectacles en 2001 et il est, depuis 2013, le président du conseil d’administration
du Partenariat du Quartier des spectacles.
12. Mary Lamey (2005), « A Hub for the Arts », The Gazette, 21 octobre.
13. Jean-Christophe Laurence (2009) « Pour en finir avec le Red Light », La Presse, 21 mai.
34 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
serait donc, pour le discours officiel, mais aussi dans les paroles des
politiciens et des promoteurs du projet publiées dans la presse, que l’une
des phases d’un long processus historique d’évolution des expressions
culturelles montréalaises qui s’est ancré à partir de la fin du dix-neuvième
siècle dans le secteur appelé le Faubourg Saint-Laurent.
Or, selon Maurice Halbwachs14, l’histoire, en dépit de sa présumée
objectivité et universalité, constitue au contraire une césure de la
réalité faite à partir d’un point de vue spécifique : « Par histoire, il faut
entendre alors non pas une succession chronologique d’événements et
de dates, mais tout ce qui fait qu’une période se distingue des autres, et
dont les livres et les récits ne nous présentent en général qu’un tableau
bien schématique et incomplet15. » L’histoire narrée par le discours officiel
ne constitue donc pas un exposé objectif des faits, mais un choix entre
mémoire et oubli de ce que la Ville de Montréal choisit stratégiquement
de remémorer et de cristalliser afin d’appuyer et de justifier un projet qui
se place dans un processus d’institutionnalisation identitaire du Quartier
des spectacles, et par synecdoque de Montréal ville festive, à travers une
importante intervention d’aménagement urbain.
Selon Halbwachs, « l’histoire ne commence qu’au point où finit la
tradition, moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale16 ».
Pourtant, dans ce cas spécifique, la mémoire sociale est encore vivante et
présente. Elle est nourrie par un imaginaire enrichi par des romans, des
pièces de théâtre, des personnages – dont certains vivent encore –, des
commerces et des édifices disparus et des lieux relocalisés, comme le
Spectrum, ou d’autres encore en fonction, comme le Café Cléopâtre.
14. L’œuvre posthume de Maurice Halbwachs, Mémoire collective (1950), prône une théorie
de la mémoire à caractère social et partagé, construite à travers les souvenirs individuels et
collectifs.
15. Maurice Halbwachs (1950), Mémoire collective, Paris, Presses universitaires de France,
p. 30.
16. Ibid, p. 45.
17. Bruno Dostie (1990), « Le Festival de Jazz déménage autour de la PdA et du Complexe
Desjardins », La Presse, 11 avril.
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18. Une appellation utilisée dès 1990 par André Ménard, alors président de l’ADISQ. Elle inclut
le complexe Place des Arts, le Spectrum, le Métropolis et le Club Soda.
19. Lettre d’Alain Simard, président de L’Équipe Spectra, adressée à Pierre Bourque, maire de
Montréal, 20 octobre 2000, dans Festival international de Jazz de Montréal (2011), La petite
histoire d’une place des festivals ou comment le Festival international de Jazz de Montréal a
servi de révélateur au Quartier des Spectacles ?, L’Équipe Spectra.
20. Selon L’ADISQ, dans Stéphanie Bérubé (2001), « Un quartier des spectacles pour M ontréal »,
La Presse, 7 décembre.
21. Lettre d’Alain Simard, op. cit.
22. Idem.
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23. Lettre de Pierre Bourque, maire de Montréal, adressée à Alain Simard, 3 novembre 2000 in
FIJM (2011), op. cit.
24. Situé sur l’îlot Balmoral, il comprenait la salle de l’OSM et la Maison des conservatoires. La
Société immobilière du Québec (SIQ) a acheté les édifices et la portion sud des terrains du
lot en juillet 2000 pour 3,5 millions de dollars.
25. Espace vacant situé au nord-ouest de l’îlot Balmoral et utilisé lors du Festival international de
Jazz de Montréal.
26. L’Équipe Spectra (2002), Le nouveau parc des Festivals, document de travail, 27 janvier, dans
FIJM, op. cit.
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28. L’édifice du Spectrum a été occupé par le cinéma L’Alouette (1952-1974), le Pigalle (1974-
1976), le Carrefour (1976-1980), le Club Montréal (1980-1982) et le Spectrum (1982-
2007). Ouvert le 17 octobre 1982 par André Ménard et Alain Simard notamment, le
Spectrum fermera ses portes le 3 août 2007 avant d’être démoli en août 2008. Il a été exploité
pendant 25 ans par L’Équipe Spectra et était la propriété de la société immobilière SIDEV.
29. Stéphanie Bérubé (2001), « Un quartier des spectacles pour Montréal », La Presse, 7
décembre.
40 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
Le Spectrum, Spectra.
34. Discours prononcé par Alain Simard à la Chambre de Commerce du Montréal Métropoli-
tain, 10 décembre 2002.
35. La construction du Complexe Spectrum est conditionnelle à la réalisation, par la Ville, de la
Place des Festivals.
36. Sommaire décisionnel, 23 avril 2003, Archives de la Ville de Montréal, CE 03-0828.
37. Charles Lapointe, président du Conseil d’administration du Partenariat du Quartier des
spectacles, dans NOMADE (2005), Principes et critères d’aménagement – pôle Place des
Arts, Partenariat du Quartier des spectacles, août, 38 p.
44 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
commerciale. Leur aspect vétuste actuel nous trompe sur leur valeur patri-
moniale alors qu’ils réfèrent à un type architectural d’une artère commerciale
propre à Montréal de la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Leur dispa-
rition crée une béance dans la trame urbaine de cette artère38.
On s’interroge sur la volumétrie, la hauteur et l’harmonisation avec
l’architecture environnante. Bref, les propositions ne tiennent pas suffi-
samment compte du contexte d’implantation et de la valeur historique
et matérielle de la rue Sainte-Catherine. Même le directeur de l’aména-
gement urbain à l’arrondissement de Ville-Marie, Guy Bazinet, s’interroge
sur le bien-fondé du site :
Le choix de l’emplacement s’appuie notamment sur sa relation avec le projet
de redéveloppement du Complexe Spectrum. Compte tenu des impacts
potentiels de ce projet sur la dynamique immobilière environnante […] il
aurait été opportun de vérifier les sites appropriés pour cette place avant de
faire un choix définitif. […] La réalisation du projet de l’îlot Balmoral
devrait être un acquis préalable. […] Le Complexe Spectrum […] s’inscrit
en interface avec l’espace public voué à ladite agora. Il y a lieu de s’interroger
sur l’éventuelle relation entre les activités de chargement/déchargement et
les sorties de secours du Complexe Spectrum et l’animation de l’agora39.
Toujours en avril 2003, le gouvernement libéral remplace le Parti
québécois et stoppe le projet de l’îlot Balmoral. Malgré l’impact de cette
décision, le comité exécutif de la Ville de Montréal garde le cap ; il est
favorable à l’aménagement de la future place des Festivals à l’angle
sud-ouest des rues Sainte-Catherine et Jeanne-Mance, confirme le
« principe d’un concept d’agora » et recommande au conseil municipal
l’expropriation des terrains requis et la participation financière de la Ville
dans le projet40. L’administration municipale annonce le lancement du
projet qui, dans les priorités du Sommet de Montréal de 200241,
« permettra de conserver l’intégrité du site des grands festivals à l’intérieur
38. Avis du Conseil du patrimoine de Montréal, A03-VM-01-place des Festivals, 15 avril 2003.
39. Commentaires de Guy Bazinet, Intervention – Ville-Marie, Direction de l’aménagement
urbain et des services aux entreprises, Archives de la Ville de Montréal, CE 03-0828.
40. Lettre de Cameron Charlebois, Directeur général adjoint, Ville de Montréal, adressée à
Alain Simard, 6 février 2003, dans FIJM, op. cit. et Communiqué de presse, « La Ville
donne le coup d’envoi à la place des Festivals », 16 avril 2003, dans FIJM, op. cit. et Procès-
verbal d’une séance du comité exécutif, 23 avril 2003, Archives de la Ville de Montréal, CE
03-0828.
41. Catégories « Les projets », Axe 1 Montréal, métropole de création et d’innovation, ouverte
sur le monde – Renforcer le Centre de Montréal.
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50. Idem.
51. Robert Dutrisac (2005), « La nouvelle salle de l’OSM sera bel et bien érigée sur l’esplanade
de la Place des Arts », Le Devoir, 1er juin.
52. Baillargeon (2006), loc. cit.
53. Mario Cloutier (2007), « Les festivals auront leur place », La Presse, 28 août.
54. Robillard Laveaux, loc. cit.
55. 9 mars 2007, Chronologie des faits documentés, p. 5, dans FIJM, op. cit.
56. Idem.
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Spectrum est vue comme « une bonne nouvelle pour Montréal57 » par
Alain Simard, alors que Le Journal de Montréal voit dans l’annonce du
projet immobilier qui est supposé prendre leur place la fin de l’immobi-
lisme en titrant « la fin d’un trou noir58 ? ». Pour les défenseurs du
Spectrum, la lutte s’amorce. La Coalition Sauvons le Spectrum dépose
une pétition de 15 464 signatures contre sa destruction. L’un des porte-
paroles, Étienne Coutu, s’étonne du peu d’efforts déployés par la Ville
de Montréal et le Partenariat du Quartier des spectacles pour assurer la
pérennité d’une institution aussi emblématique, un « lieu névralgique de
la culture à Montréal59 ». Le projet de remplacement a de quoi inquiéter
puisqu’une tour et une grande surface sont prévues. « Détruire une salle
de spectacle pour construire un Best-Buy (sic)… Quel progrès pour
Montréal60 » écrit un citoyen. Selon Étienne Coutu, nous assistons passi-
vement au démembrement des institutions culturelles du quartier par
« des spéculateurs immobiliers, etc.61 ». Encore une fois, la volonté de
L’Équipe Spectra, de Tourisme Montréal et de la Ville de Montréal de
rénover le secteur dans une perspective financière et touristique prend le
dessus sur le maintien de réels actifs culturels ; les visions progressistes et
culturalistes semblent de nouveau s’opposer.
Devant l’incapacité à trouver les 7 millions de dollars assurant la
reconstruction du nouveau Spectrum de Montréal sur son site actuel, le
projet est abandonné et L’Équipe Spectra est avisée par SIDEV qu’elle
doit quitter les lieux le 15 août 2007. L’Équipe Spectra s’avoue vaincue
et qualifie la fermeture du Spectrum « d’assez dramatique62 ». Après sept
ans (2000-2007) de décisions, de tergiversations et d’attente, il est temps
pour elle d’agir sur les îlots Spectrum et Balmoral. C’est dans ce contexte
que le maire de Toronto, David Miller, de passage à Montréal, affirme
que d’ici dix ans, Toronto ravira à Montréal le titre de ville des festivals63.
57. Mario Cloutier (2007), « Projet immobilier de 70 millions sur l’emplacement du Spectrum »,
La Presse, janvier.
58. Robillard Laveaux, loc. cit.
59. Étienne Coutu (2007), « Spectrum : une affaire d’intérêt public », Le Devoir, 14 mars.
60. Commentaire de Julien Lussier tiré de Frédérique Doyon (2007), « Plus de 15 000 signatures
pour sauver le Spectrum », Le Devoir, 6 mars.
61. Louise-Maude Rioux Soucy (2007), « Plus de 7000 signatures pour sauver le Spectrum », Le
Devoir, 23 janvier.
62. Propos d’Alain Saulnier tirés de : Guillaume Picard (2007), « Fermeture du Spectrum : ‘c’est
assez dramatique’ – Laurent Saulnier, de l’Équipe Spectra », Journal Métro, 11 avril.
63. Marc Cassivi (2007), « On aura été averti », La Presse, 14 juin, et David Patry (2007), « Dans
l’arène des festivals, le maire de Toronto est persuadé que son fief ravira bientôt le titre de
48 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
capitale des festivals à Montréal. La Ville reine régnera avant longtemps », Le Journal de
Montréal, 11 juin.
64. Idem.
65. Festival international de Jazz de Montréal (2007), La ceinture des espaces festivaliers autour
de la Place des Arts, p. 1, dans FIJM, op. cit.
66. Ibid. p. 2.
67. Projet Montréal (2012), Conserver des salles de spectacle dans le Quartier des Spectacles,
Mémoire de Projet Montréal présenté à l’OCPM (PPU du Quartier des Spectacles – pôle du
Quartier Latin), 8 novembre).
68. Agence QMI (2012), « Michel Rivard ‘libérera l’âme’ du défunt Spectrum », TVA
Nouvelles, 2 octobre, http://tvanouvelles.ca/lcn/artsetspectacles/general/arch
ives/2012/10/20121002-212745.html, consulté le 19 septembre.
69. Patrick Baillargeon (2007), « Spectrum RIP », Voir, 8 août.
70. Chronologie des faits documentés, p. 5, dans FIJM, op. cit.
71. Stéphane Baillargeon (2010), « Réinventer la ville – La place-alibi », Le Devoir, 15 juillet.
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72. Sara Champagne (2007), « Place des Festivals. Gérald Tremblay allume les projecteurs », La
Presse, 14 septembre.
73. « Spectra et ses événements acceptent de cautionner la création de cette structure avec la
promesse de la Ville d’y siéger d’office et qu’il n’y aurait aucune décision de prise sans qu’ils
en soient partie. Cet engagement ne sera pas inscrit dans la ‘Charte’ de l’organisme lors de sa
finalisation, ce qui provoquera la démission d’Alain Simard du Conseil d’Administration. »
Chronologie des faits documentés, p. 5, dans FIJM, op. cit.
74. Mario Cloutier (2007), « Projet rassembleur ou pomme de discorde ? », La Presse, 3 novembre.
50 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
78. Michelle Coudé-Lord (2009), « La place des Festivals en fête », Le Journal de Montréal,
8 septembre.
79. Inauguré officiellement le 7 septembre 2009.
80. Catherine Handfield (2009), « La place des Festivals prend vie », La Presse, 8 septembre.
81. Petrowski, loc. cit.
82. Mario Cloutier (2009), « La renaissance de Montréal », La Presse, 5 septembre.
52 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
83. Stéphane Baillargeon (2009), « Le Spectrum a-t-il été démoli pour rien ? », Le Devoir, 25
février.
84. Appellation donnée par Laurent Saulnier, vice-président programmation et production du
FIJM, tirée de Éric Clément (2013), « Pour les lumières d’ici », La Presse, 20 février.
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85. Martin Patriquin (2011) « Nobody puts Cleopatra in the Corner », Maclean’s, 16 juin.
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86. Mathieu Turbide (2009) « À la défense du Café Cléopâtre », Le Journal de Montréal, 2 juin.
87. Monique Muise (2009), « Developer Riles Burlesque Troupe », The Gazette, 9 juillet.
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do not include a small venue, or stage bar for local, alternative, low budget
artists that need the opportunity of low rent accessibility to actualize their
projects. Currently we do have such a place97. » La tensivité s’instaure grâce
au positionnement des sujets, qui se placent en opposition tant dans la
bataille judiciaire que dans les discours sociaux qui alimentent les médias
et les campagnes politiques. La complexité des tensions en jeu ne se
résume pas à une bipolarité d’oppositions, mais plutôt à une multitude
et une multiplicité de voix. L’exemple marquant est constitué par le projet
artistique Bombe sur la Main lancé en mai 2010 par le Partenariat du
Quartier des spectacles en collaboration avec la Ville de Montréal et la
Corporation de développement urbain du Faubourg Saint-Laurent. Le
projet se proposait de revitaliser les façades des bâtiments expropriés et
placardés dans l’enfilade en question à travers l’intervention d’artistes
muralistes. Au total, 36 artistes montréalais, « connus et émergents »,
comme le souligne le communiqué de presse du Partenariat, participaient
afin de célébrer le thème Le spectacle, sous les projecteurs avec une fresque
de 110 mètres. Avec ce geste, les institutions visaient à « améliorer l’expé-
rience vécue […] sur cette portion de la Main, tout en mettant en valeur
le travail des artistes d’ici », notamment à travers un art, le graffiti, qui
naît et est encore fortement utilisé comme un geste de contestation et
qui est normalisé dans ce cas par un projet institutionnel et politique.
Parmi les œuvres, apparaît aussi un hommage au Café Cléopâtre par les
artistes Zilon et Seaz98. Nonobstant l’esprit de collaboration, la Société
de développement Angus ne semble pas apprécier l’œuvre et, en septembre
2010, peint en noir les graffitis censés être remis aux artistes lors de la
démolition. Le Partenariat intervient avec un communiqué déplorant
fortement l’action de la Société de développement Angus qui demeure
propriétaire des façades. Nous sommes, comme le souligne Harel, dans
une véritable « zone de combat », où le boulevard Saint-Laurent constitue
« la forme à la fois résiliente et résistante d’un conflit de cultures99 ».
En raison de la résistance du bar d’effeuilleuses, le plan de réaména-
gement prévu pour le Quadrilatère Saint-Laurent n’est jamais mis en
place et aucun nouveau plan n’est soumis par le promoteur. Un an après
l’abandon du mandat d’expropriation, les édifices déjà acquis par la
Société de développement Angus et la Ville entre le Monument-National
97. Idem.
98. Éric Clément (2010) « Bombe sur la Main : graffitis en toute légalité », La Presse, 27 mai.
99. Simon Harel (2013), Méditations urbaines autour de la place Émilie-Gamelin. Québec,
Presses de l’Université Laval, p. 132.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 61
100. Héritage Montréal (2012) Communiqué de presse – Patrimoine à Montréal – 10 sites patri-
moniaux menacés, en ligne : www.heritagemontreal.org/fr/communique-de-presse-patri-
moine-a-montreal-10-sites-patrimoniaux-menaces, consulté le 12 novembre 2012.
101. Dinu Bumbaru et Phyllis Lambert (2012), « Sauvons le Boulevard Saint-Laurent », Le Devoir,
7 avril, et Dinu Bumbaru et Phyllis Lambert (2012), « Stop the wrecking ball on the Main »,
The Gazette, 6 juin.
102. Christian Yaccarini (2012), « En effet, sauvons le boulevard Saint-Laurent », Le Devoir,
23 avril.
62 LE QUARTIER DES SPECTACLES ET LE CHANTIER DE L’IMAGINAIRE MONTRÉALAIS
103. Marian Scott (2012), « Mourning for the Red Light district », The Gazette, 26 mai.
104. Frédérique Doyon (2012), « Les pierres attendront », Le Devoir, 21 mars.
105. SA, (2012) « Des pierres à garder en mémoire », Le Devoir, mai 2012.
106. « La première ministre participe au dévoilement d’un projet majeur dans le Quartier des
spectacles de Montréal », communiqué de presse, 2 décembre 2013. En ligne : http://www.
premier.gouv.qc.ca/actualites/communiques/details.asp ?idCommunique=2329, consulté le
10 mai 2014.
107. Jeanne Corriveau, (2013) « Le Carré Saint-Laurent sera finalement construit », Le Devoir,
3 décembre.
CHAPITRE 2 • EN MARGE DU QUARTIER DES SPECTACLES TENSIVITÉ ET TRAJECTOIRES OPPOSÉES… 63
CONCLUSION
Le discours, nous l’avons vu, révèle les tensions inhérentes à un projet
d’aménagement qui remet en question la culture du lieu, son histoire et
sa mémoire. Ce projet de revitalisation urbaine implique une grande
diversité d’acteurs et comporte des interventions sur le plan culturel et
artistique qui donnent à voir l’opposition ancienne, mais toujours
actuelle, entre culture d’élite et culture populaire. « Nous sommes au
cœur du burlesque social, des prétentions d’acteurs qui déclarent aimer
l’art, la culture, l’espace urbain, l’art public, et qui n’en font qu’à leur
tête », souligne justement Simon Harel108.
En effet, les promoteurs et agents externes ont exercé un grand
pouvoir d’influence dans la concrétisation et la construction du Quartier
des spectacles. Additionné à la discordance des pensées urbanistiques des
acteurs politiques de la Ville de Montréal, le Quartier des spectacles n’est
pas un projet issu d’une seule idée consensuelle rassembleuse, mais bien
le fruit de tensions multiples, de luttes et de changements de cap
fréquents, bref, le processus n’a pas la cohésion du plan d’ensemble
médiatisé.
Cette discordance des voix n’empêche que des isotopies discursives
puissent être dégagées des discours pris en considération. Les isotopies
constituent des fils rouges qui parcourent les textes et les discours, assurant
la « constance d’un parcours de sens109 ». Du point de vue que nous avons
adopté, ces isotopies oscillent entre la mémoire et l’histoire. Comme le
souligne Umberto Eco, les édifices et les villes sont aussi des mnémo-
techniques qui sélectionnent des res memorandæ, des choses à remémorer.
Un jeu entre oubli et mémoire se met en place, où le dispositif culturel
ne fait que choisir et organiser des parties de sa propre mémoire110. Il
s’agit d’une narcotisation de certains faits par rapport à d’autres qui n’est
que momentanée. Les deux discours, médiatique et politique, cherchent
à dresser un portrait du Quartier des spectacles appuyé sur le genius loci
ainsi que sur le rayonnement international. L’espace, et encore plus sa
matérialité, servent de gardiens de la mémoire collective, mais aussi de
l’histoire.
Si les démolitions apparaissent comme une attaque à la mémoire,
elles sont également l’étape nécessaire, selon le discours officiel, pour
réécrire l’histoire et créer une nouvelle matérialité qui abritera une volonté
historique et mémorielle institutionnelle. L’espace urbain demeure un
élément essentiel de conservation, mais aussi de construction et d’évo-
lution de la mémoire collective dans l’histoire. La ville change à travers
l’histoire et les groupes sociaux y inscrivent leur propre mémoire. Si des
voix désirent maintenir à tout prix la matérialité vétuste du quartier,
d’autres ne sont pas opposées au changement, ne considérant plus cette
mémoire comme partagée et actuelle. D’autres encore, le discours officiel
in primis, visent à inscrire une identité institutionnalisée, tournée vers le
spectaculaire et le culturel, dans la matérialité du cadre bâti. Ce faisant,
le discours sélectionne des éléments de la mémoire collective et de l’ima-
ginaire pour les placer dans l’historique du lieu, leur donnant un statut
d’autorité et de détachement que l’histoire pose face à la mémoire ; une
césure capable donc de supprimer les aspects considérés comme dyspho-
riques et non plus actuels ou désirables. Les nombreuses opinions et les
résistances face aux démolitions reflètent la multiplicité de voix des
groupes sociaux qui partagent une certaine mémoire collective du lieu.
C’est encore Halbwachs qui insiste sur l’attachement des groupes à
l’espace bâti et sur de possibles réactions aux interventions de
réaménagement :
Supprimez, maintenant, supprimez partiellement ou modifiez dans leur
direction, leur orientation, leur forme, leur aspect, ces maisons, ces rues,
ces passages, ou changez seulement la place qu’ils occupent l’un par rapport
à l’autre. Les pierres et les matériaux ne vous résisteront pas. Mais les groupes
résisteront111.
Dans cette tension discursive, la matérialité du tissu urbain, passant
par son organisation, son cadre bâti et les matériaux choisis, s’élève au
statut de gardien d’une mémoire commune, partagée, parfois encensée
ou démystifiée. Halbwachs souligne la force mnémonique des pierres, et
le sentiment d’inquiétude face à des démolitions du cadre bâti de la ville
qui peut s’emparer de ses habitants :
Il faut plutôt considérer que les habitants se trouvent porter une attention
très inégale à ce que nous appelons l’aspect matériel de la cité, mais que le
plus grand nombre sans doute seraient bien plus sensible à la disparition
de telle rue, de tel bâtiment, de telle maison, qu’aux événements nationaux,
religieux, politiques, les plus graves. C’est pourquoi l’effet de bouleverse-
ments, qui ébranlent la société sans altérer la physionomie de la cité,