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Cahiers Charles V

Collage, montage, assemblage : procédés techniques ou


opérations linguistiques ? «Art McCooey» et «St Patrick’s day»
Maryvonne Boisseau

Abstract
Collage, editing, assembling : technical process or linguistic operations ?
The aim of this article is to explore the implications of such terms as “collage”, “montage”, “assemblage” in a critical
reading of “Art McCooey” by Patrick Kavanagh and “St Patrick’s Day” by Derek Mahon. The three terms are indeed
convenient metaphors referring back to a mode of constructing works of art throughout the twentieth century and the
interacting of both process and result inherent in the meaning of the terms themselves is questioned here in terms of
predicative and enunciative operations at work in the construction of interpretable utterances.

Résumé
Cet article se propose d’explorer les implications des termes «collage» , «assemblage», «montage» appliqués au discours
poétique afin de montrer que les procédés techniques auxquels ils renvoient masquent, ou révèlent, des opérations
linguistiques. La lecture de «Art McCooey» de Patrick Kavanagh et de «St Patrick’s Day» de Derek Mahon permettra de
dégager les processus en jeu dans l’interaction procédé-résultat, mise en question et observée à travers la construction
d’une représentation linguistique fluide et interprétable.

Citer ce document / Cite this document :

Boisseau Maryvonne. Collage, montage, assemblage : procédés techniques ou opérations linguistiques ? «Art
McCooey» et «St Patrick’s day». In: Cahiers Charles V, n°34, septembre 2003. Collage / Montage / Assemblage. Poésie
anglaise et américaine. pp. 189-211;

doi : https://doi.org/10.3406/cchav.2003.1360

https://www.persee.fr/doc/cchav_0184-1025_2003_num_34_1_1360

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COLLAGE, MONTAGE, ASSEMBLAGE :
PROCÉDÉS TECHNIQUES OU OPÉRATIONS

LINGUISTIQUES
« ST PATRICK’S
? « ART MCCOOEY
DAY » » ET

MARYVONNE BOISSEAU*

et associés
Collage, montage,
nous sontassemblage
à l’évidence
: ces
familiers
trois termes
non juxtaposés
seulement

parce qu’ils correspondent à des activités, des gestes, des jeux


auxquels, enfants, nous avons pu nous livrer et qu’ils font ain¬
si partie de notre réalité vécue, mais aussi parce qu’ils ren¬
voient à des procédés techniques que la peinture, le cinéma, la
littérature ont importés dans le champ de leur création au dé¬
but du siècle dernier. Devenus monnaie courante, ils font par¬
tie du paysage, pourrait-on dire, et notre pensée « encore et
toujours structurale », (Bernard 1) puisqu’il s’agit de cons¬
truire un tout à partir de morceaux différents, ne semble pas
avoir de peine à les appréhender.

La difficulté surgit cependant lorsque ce qui est d’ordre


pratique, sinon concret (le collage d’un papier sur un support,
l’assemblage de pièces de meccano, le montage d’un dispositif
quelconque pour en faire un objet), ce qui est visuellement
perçu comme une superposition ou comme la rencontre de
matières hétérogènes, est envisagé comme mode de construc¬
tion d’une représentation linguistique difficile à saisir. En ef¬
fet, cette représentation fluide est également tributaire d’un
système, la langue, dont les éléments s’organisent et
s’agencent selon certaines régularités. La langue est alors
constamment prise entre stabilité et déformabilité : « Les phé¬
nomènes linguistiques forment des systèmes dynamiques qui
sont réguliers mais avec une marge de variation due à des fac¬
teurs d’une grande diversité : on a affaire à des phénomènes

* Université Paris III - Sorbonne Nouvelle


Cahier Charles V n° 34 (2003)

qui sont à la fois stables et plastiques » (Culioli 1990, 129).


Dans la perspective qui nous occupe, la langue devrait donc se
superposer à elle-même, s’assembler, se monter dans un mou¬
vement où, pour qu’il y ait effectivement collage, montage,
assemblage, des éléments porteurs d’hétérogénéité se combi¬
neraient afin d’aboutir à une représentation provisoirement
stabilisée, forme aux facettes multiples. La transparence des
mots eux-mêmes et cette question sans doute problématique
de l’hétérogénéité, rend ainsi nécessaire une clarification des
termes en présence les uns par rapport aux autres, avant de
confronter les pratiques qu’ils recouvrent à l’analyse de deux
poèmes fort éloignés l’un de l’autre, « Art Mac Cooey » de
Patrick Kavanagh, et « St Patrick’s Day » de Derek Mahon1.

Les trois concepts renvoient à la fois au procédé lui-même


et au résultat, ce qui nous amène à une hypothèse double :
d’une part nous avançons l’idée que ces procédés techniques,
appliqués au matériau linguistique, correspondent à des opéra¬
tions langagières que nous tenterons d’identifier ; d’autre part,
ces opérations aboutissent à la construction d’un texte inter¬
prétable, au sens où un texte serait un assemblage d’ énoncés
visant à produire certains effets, notamment et entre autres,
des effets de collage, de montage, d’assemblage. Tous les tex¬
tes ne produisent pas les mêmes effets mais c’est bien à partir
des effets perçus que nous pouvons tenter de retrouver les
techniques mises en œuvre. Les poèmes retenus, «Art
McCooey » et « St Patrick’s Day », produisent sur le lecteur
des effets de superposition pour l’un, d’infinies combinaisons
pour l’autre, donnant l’impression de collage et de montage.

1 Une étude du poème de D. Mahon, « St Patrick’s Day », a été publiée


par
loque
lesannuel
Pressesorganisé
Universitaires
par la Société
de Perpignan
Française
en 2001
d’Études
à la suite
Irlandaises.
du col¬

Je remercie
une lecture son
s’inscrivant
auteur, E. dans
Delattre
un d’avoir
autre cadre.
accepté Dans
que j’en
cet propose
article

E. Delattre s’attache, entre autres choses, à la structure du poème,


rences.
aux voix du passé et éclaire fort utilement un certain nombre de réfé¬

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

« Art McCooey », poème éponyme et, dans une certaine me¬


sure, autobiographique, superpose une anecdote ancienne et
l’expérience du poète-énonciateur tandis que « St Patrick’s
Day » emprunte à Swift à la fois des fragments de texte et une
philosophie de l’existence. L’analyse de quelques marqueurs
linguistiques permettra de préciser cette impression en
s’efforçant de dégager les opérations sous-jacentes et, par là
même, de dévoiler le mécanisme de l’emprunt, sans pour au¬
tant prétendre à épuiser la matière des poèmes.

Collage, montage, assemblage et matériau


linguistique

Le collage, on le sait, est une technique très ancienne mais


c’est avec le cubisme qu’il acquiert ses lettres de noblesse.
Appliqué à la littérature, il consiste à importer des fragments
de phrases ou de textes d’un autre texte, à les y superposer ou
à les juxtaposer en les associant librement. Les œuvres repré¬
sentatives le plus souvent citées sont, pour la peinture, Nature
morte à la chaise cannée de Picasso et, pour la littérature, le
poème « Lundi, rue Christine » d’Apollinaire, datant respecti¬
vement de 1913 et 1911. De la même façon, dans un film, des
plans-séquences peuvent être juxtaposés selon ce même pro¬
cédé que Jean-Luc Godard exploitera plus tard, et à cet égard,
le collage représente une reconsidération du montage. Il évo¬
lue ensuite vers des assemblages qui supposent articulations,
charnières, combinaisons, emboîtements pour lier ce qui était
disjoint. La transposition de cette définition au matériau lin¬
guistique et à sa structuration nous amène à établir un paral¬
lèle entre collage et juxtaposition de mots, collage et parataxe,
mais aussi collage et superposition par accumulation, comme
dans les exemples suivants :
Sometimes meeting a neighbour
In country love-enchantment
The old mare pulls over to the bank and leaves us
To fiddle folly where November dances. («
Art McCooey »)

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Dans les deuxième et quatrième vers, la création de la lexie


love-enchantment et de l’expression fiddle folly , qui ne ren¬
voient ni à des images ni à des référents extra-linguistiques
précis, résulte d’un collage puisque l’on fait littéralement ad¬
hérer un terme à un autre pour exprimer un sentiment ou une
émotion. De manière différente, l’énumération de mots dont
on n’entend plus que la syllabe finale, semble correspondre à
une accumulation par collage de termes les uns aux autres :

We emerge from hibernation to ghetto-blasters


much better than our old Sony transistors
consensual media, permanent celebration,
share options, electronic animation,
wave motion of site-specific daffodils
and video lenses in the new hotels ; (“St Patrick’s Day”)

Le terme de montage quant à lui, se rapporte plus spécifi¬


quement au cinéma et met en jeu des opérations à la fois mi¬
nutieuses et complexes2. Simple procédure technique qui
consistait à éliminer les bouts de pellicule inutiles, puis à as¬
sembler les morceaux retenus, littéralement en les collant (on
procède maintenant autrement), il désigne aussi le raccord
exact de la bande-image et de la bande-son. Cependant,
l’opération a pris très vite une importance capitale dans l’acte
de création de la copie finale puisqu’ à un moment donné une
décision est prise qui va déterminer un ordre des séquences,
un rythme et une cohérence, autrement dit une signification
particulière, un tout interprétable. Il existe différents types de

2 Cela ne signifie pas que l’origine du mot montage remonte au

particulièrement
visuel,
développement
isolé»,
l’action
1603. Sonen
«action
d’assembler
sens
relation
adu
en
cependant
deavec
cinéma
imprimerie,
s’élever,
desévolué
un puisque
sens
de
pièces
auvivant
monter»
: cinéma
«son
Il ade
emploi
du
perdu
(1914),
(1603)
verbe
mécanisme
son
attesté
et
«sens
pour
assembler
dans
remonte
premier
exprimer
l’audio¬
(1765),
les
età

éléments d’un film, d’une bande [...]» (Le dictionnaire historique de


la langue française, Le Robert, 1992).

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

montage, dont certains ont pu être privilégiés à telle ou telle


époque, mais c’est sans doute Eisenstein qui en a révélé et
théorisé les implications en associant montage et mouvement,
montage et rythme, montage et langage. Selon lui, l’opération
de montage ne consiste ni à coller deux fragments de pellicule
pour placer une scène après une autre, ni à fusionner un plan
dans un autre, mais à créer du mouvement :

Le concept juste de mouvement s’obtient en considérant


celui-là comme un langage, une phraséologie de termes
plastiques. Le processus ne s’accomplit pas selon une forme
purement mécanique : en réalité, chaque élément de la série
n’est pas perçu comme juxtaposé au précédent, mais comme
superposé, (in Amengual 61)

Cette conception dynamique du montage et le rapport ana¬


logique établi avec le système linguistique autorisent alors un
parallèle entre montage et agencement syntaxique : la mise en
ordre des syntagmes, la mise en relief de tel ou tel élément, la
hiérarchisation des propositions relèveraient de ce processus
comme l’illustre la syntaxe très travaillée de la strophe sui¬
vante :

Borneo, Japan; night breezes, and while they breathe


hawthorn and bluebell of Armagh and Meath
a mouse watches where, beside confining quays
in a dirty-windowed website computer loft,
brain circuits off in the dark hovercraft,
he inhales the helium of future centuries, the new age of
executive science fiction,
flying islands in focus, no lateral vision,
the entire universe known and reified
except for a tiny glitch that says to hide.
(“St Patrick’s Day”)

« Le montage dynamique — dialectique — développe une


idée à la façon du langage, en l’assujettissant à une syntaxe »,
suggère Barthélémy Amengual, commentant Eisenstein
(Amengual 398). La strophe extraite du poème de Mahon
développe l’idée de la rencontre improbable et inquiétante de

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deux mondes aux antipodes l’un de l’autre, dans un espace ré¬


duit aux dimensions d’un écran d’ordinateur, en imbriquant
syntaxiquement les références les unes dans les autres.

Reste le troisième terme, le mot assemblage. Son sens est


proche de celui des deux autres puisqu’il renvoie d’un côté à
l’action de mettre ensemble, de l’autre à la réunion de choses
assorties ou hétéroclites. Peut-être évoque-t-il davantage les
moyens nécessaires à la jonction, à la soudure, et à la fixation
des éléments entre eux. Les marqueurs de coordination, de su¬
bordination, d’enchâssement seraient alors, à la surface du
texte, les traces d’assemblage mais la frontière entre montage
et assemblage est ténue et le sens commun associe volontiers
les deux termes : l’assemblage des pièces d’une automobile
est un montage, deux pièces collées l’une à l’autre ou l’une
sur l’autre sont assemblées et l’on pourrait sans peine les subs¬
tituer l’un à l’autre.

Il importe cependant de rappeler que, si tous les trois dési¬


gnent à la fois un procédé et un état résultant, ils relèvent de
gestes différents et, pour cette raison, ils ont sans doute des
implications diverses, ou divergentes, lorsqu’il s’agit
d’interpréter le produit fini, fait, lui, d’éléments hétérogènes,
étrangers les uns aux autres. C’est enfin le montage qui déter¬
mine, en termes cinématographiques, la cadence à laquelle dé¬
filent les plans, autrement dit, le rythme. À cet égard, il est un
moyen de maîtriser le temps, d’essayer de le dominer. Cepen¬
dant, l’analogie que nous avons constatée entre le champ
d’application de ces trois termes et le système linguistique ne
concerne que le deuxième volet de notre hypothèse : ils ne dé¬
crivent que l’agencement syntaxique de l’énoncé organisé et
observable, non le fonctionnement langagier lui-même ren¬
voyant aux opérations linguistiques, prédicatives et énonciati-
ves, engagées dans la construction de tout discours et, en
l’occurrence, du texte poétique. C’est pourtant à ce niveau-là
aussi qu’il convient de rechercher en quoi les concepts de col¬
lage, montage et assemblage facilitent la compréhension et
l’interprétation des poèmes.

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

Concernant le matériau linguistique, il apparaît alors néces¬


saire de localiser l’hétérogénéité déjà évoquée. Il y a hétéro¬
généité quand les référents des termes mis en relation appar¬
tiennent à des « catégories du réel3 » différentes induisant un
conflit sémantique, ou bien encore lorsque des termes sont as¬
sociés en dépit de contraintes syntaxiques divergentes. Une
idée nouvelle, une représentation inédite, émergent de ces dé¬
saccords poétiquement heureux :

The old mare pulls over to the bank and leaves us


To fiddle folly where November dances.
(“Art McCooey”)

Defrosting the goose-skin on Bridget’s daughters


spring sunlight sparkles among parking meters,
wizards on stilts, witches on circus bikes,
jokers and jugglers, twitching plastic snakes,
pop music of what happens, throbbing skies,
star wars, designer genes, sword sorceries;
(“St Patrick’s Day”)

Dans le premier exemple, l’insouciance défie la mort évo¬


quée par la danse macabre de novembre. Dans le second, le
cirque grotesque d’une occasion festive est annoncé par la bi¬
zarrerie de la complémentation inattendue du premier vers :
« Defrosting the goose-skin on Bridget’s daughters ». Sans
doute est-ce là un premier niveau de référenciation où le sens
est reconstruit dans la saisie des enchaînements d’opérations
qui ont conduit à ces associations. Le résultat s’apparente à un

3 Jacqueline Guillemin-Flescher, à qui nous empruntons cette expres¬


sion, définit les « catégories du réel » comme renvoyant à des « en¬
sembles d’éléments, de propriétés ou de situations dans l’extra-
linguistique ayant des propriétés communes », le processus de réfé¬
renciation consistant pour un énonciateur à construire une relation
entre « un énoncé et un événement, une situation, ou un état ». Il re¬
vient au co-énonciateur de « reconstruire les valeurs référentielles de
l’énoncé » (p. 499).

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montage au sens élucidé précédemment, proche donc de la


conception que s’en faisait Eisenstein : « Selon moi, le mon¬
tage fait naître une idée comme résultat du choc de deux élé¬
ments indépendants et même opposés l’un à l’autre » (in
Armengual 61).

Il y a également hétérogénéité quand dans le discours de


l’un s’introduit le discours d’un autre, complexifiant alors le
processus de référenciation puisque l’étranger dans la langue
est la langue d’un autre, la même langue mais autre. C’est,
d’une certaine façon, la situation de l’intertextualité, quand un
énonciateur emprunte le discours d’un autre énonciateur, se
l’appropriant, l’incorporant au sien dans un processus ambiva¬
lent d’identification et de dédoublement. Cela nous amène à
poser d’emblée un second niveau de référenciation, qui peut
être qualifié de métapoétique puisqu’un discours se superpose
à un autre, sorte de commentaire parallèle. « Art McCooey »
et « St Patrick’s Day » en sont des exemples dans la mesure
où l’un convoque la voix du poète Art McCooey tandis que
l’autre redonne vie à la langue de Swift. Le terme qui semble
correspondre à cette utilisation conjointe et parallèle de deux
discours différents est vraisemblablement celui de collage.

Ainsi, ces deux types de facteurs d’hétérogénéité que sont


la non congruence sémantique ou syntaxique et l’intrusion
d’un discours dans un autre, sans être exclusifs d’autres for¬
mes d’hétérogénéité, invitent toutefois à situer l’articulation
possible entre les trois termes en présence et la représentation
linguistique au niveau des processus de référenciation. Ces
derniers mettent en jeu, à des échelons différents, les opéra¬
tions langagières de construction des énoncés et du discours

dans de
tion sonl’énonciateur
ensemble, requérant
et du coénonciateur.
alors conjointement
Dans la
le participa¬
cadre de

cette étude ponctuelle et limitée, nous retiendrons trois opéra¬


tions : une opération de filtrage, une opération de détermina¬
tion énonciative, une opération de détermination rythmique.
Par opération il faut entendre non pas une seule et unique opé-

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick's Day »

ration mais un processus, un enchaînement d’opérations dont


certaines ne nous sont d’ailleurs pas forcément accessibles4.

Opérations de filtrage et découpage

Le titre du poème de Kavanagh « Art McCooey » est le


nom d’un poète catholique du XVIIIe siècle (il serait né vers
1715 et mort en 1773), originaire de la partie sud du comté de
Armagh qui, de temps en temps, pour gagner sa vie, se louait à
des fermiers5. On raconte qu’un jour, alors qu’il déplaçait du
fumier d’un endroit à un autre, il s’absorba tellement dans la
composition d’un poème qu’il fit plusieurs fois l’aller et retour
entre le tas de fumier et l’endroit où il devait le déposer sans
jamais vider sa charrette, jusqu’au moment où cela provoqua
le courroux de son employeur. C’est cette anecdote, amusante
et banale, et qui aurait fort bien pu arriver à Kavanagh lui-
même, qui constitue la pierre d’angle de ce poème. Le paysage
reconnu (Armagh est la province voisine de Monaghan, ou
Cavan), l’expérience partagée (le travail de la ferme et
l’incongruité d’être poète dans un environnement peu favora-

4 Ce terme d’opération désormais familier dans son acception énon-


ciativiste, situe notre propos dans le cadre des théories linguistiques
de l’énonciation, plus précisément la théorie élaborée par Antoine
Culioli mais, si les opérations de détermination constituent une part
essentielle de la théorie tout comme le processus de filtrage dont les
implications ont peut-être été moins développées, ce que nous appe¬
lons opération de détermination rythmique qui, intuitivement, nous
semble capital dans l’acte individuel d’énonciation et dans le dis¬
cours poétique, n’y figure pas.
5 « He was a labourer, denied the opportunities which his talents de¬
served, yet of poetic stock and native genius. His verses may have a
quaint simplicity of language, but they were all the dearer for that to
die common folk whose lives and emotions Mac Coy shared and ex¬
pressed so faithfully » (De BLACAM, Aodh, 1934). Ses poèmes les
plus connus sont un « aisling », « The Churchyard of Creagan » et un
poème macaronique, « The Disputation of Two Churches ».

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Cahier Charles V n° 34 (2003)

ble) tels sont, malgré la distance temporelle, les éléments qui


constituent le préconstruit référentiel enfoui sur lequel
s’appuie en partie la construction du poème, le faisant émer¬
ger, ne serait-ce qu’ allusivement, dans le choix du titre et dans
les deux derniers vers de la sixième strophe : « And someti¬
mes Owney Martin’s splitting yell/Would knife the dreamer
that the land begets ».

La même distance temporelle, du XVIIIe siècle au


XXe siècle finissant, sépare l’œuvre de Mahon et celle de
Swift et c’est bien, comme dans le cas précédent, l’homme et
l’œuvre qui intéressent Mahon puisqu’à l’évocation des habi¬
tudes de l’écrivain et des troubles dont il souffrait (principa¬
lement dans les deux premières strophes et de façon plus dif¬
fuse dans les septième, huitième, et neuvième strophes),
s’ajoute un emprunt direct au texte de Swift, sorte de repère
flottant pour ainsi dire entré au cœur, et au corps, du poème,
immédiatement après l’évocation, à la cinquième strophe, du
neuf.
souvenir d’un amour enfui, dans un poème qui en compte

Down the long library each marble bust


shines unregarded through a shower of dust
where a grim ghost paces for exercise
in wet weather: nausea, gout, ‘some days
I hardly think it worth my time to rise.’
Not even the vertigo, sore ears and inner voices;
deep-drafted rain clouds, a rock lost in space,
yahoos triumphant in the market-place,
the isle is full of intolerable noises, (strophe i)

Cette seule première strophe suffit à rappeler Swift et ce


qui est un filtrage des éléments de la vie de l’écrivain, à sa¬
voir, entre autres choses, les douleurs, vertiges et migraines,
ou bien encore l’humeur sombre et la misanthropie, ainsi que
certains éléments de l’œuvre maîtresse de Swift, correspond à
ce que nous avons appelé le préconstruit référentiel. Ce qui est
citation, donc proprement linguistique, n’est sans doute pas
moins référentiel mais correspondrait plutôt à une notion, dans
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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick's Day »

la terminologie culiolienne, celle exprimée par la métaphore


de nie volante dans le « Voyage à Laputa », dont certaines
propriétés construites au fil du récit de Swift se trouvent privi¬
légiées dans cette opération de filtrage effectuée par Mahon :
[...] A vast opaque body obscured the sun,
rising and falling in an oblique direction,
bright from the sea below, one even plate
above the clouds and vapours, smooth andflat,
adorned with figures of the moon and stars,
fiddles andflutes, the music of the spheres.
The king can deprive them of the dews and rains,
afflicting them with drought and diseases;
or drop stones, against which no defence,
directly upon their heads whenever he pleases [...]
(strophe vi)

Le statut de cette citation extraite du texte du troisième li¬


vre des Voyages de Gulliver est clairement indiqué par les
points de suspension au début et à la fin de la strophe ainsi que
par l’usage des italiques. Cependant, l’observation parallèle
des deux textes fait apparaître que cette citation procède à la
fois d’une désarticulation du texte d’origine, puisqu’on re¬
trouve les bribes de texte constituant la strophe, disséminées
sur une vingtaine de pages dans les trois premiers chapitres du
troisième livre des Voyages de Gulliver, mais aussi et en
même temps d’une sorte de recomposition dans la restitution
condensée de la description de l’île volante. La sélection de
ces bribes de textes n’est sans doute pas fortuite puisque de
l’assemblage des différents éléments surgit une nouvelle per¬
tinence sémantique. Dans l’économie générale du poème, en
effet, ce transport d’un texte tronçonné dans un autre texte
s’apparente à un phénomène de translation, mimant peut-être
dans le texte même le mouvement, le balancement par lequel
l’île change de position dans l’espace, et transférant dans
l’autre texte certaines propriétés de l’île. Le mouvement de
balancier, du passé au présent, de l’histoire personnelle à

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Cahier Charles V n° 34 (2003)

l’histoire sociale, de l’inclusion à la marginalisation est carac¬


téristique du poème tout entier :

Go with the flow; no, going against the grain


he sits in his rocking chair with a migraine, (strophe n)

We emerge from hibernation to ghetto-blasters


much better than our old Sony transistors, (strophe III)

we’ve no nostalgia for the patristic croziers,


fridges and tumble-driers of former years, (strophe iv)

for we too had our season in Tir na nÔg,


a Sacred Heart girl and a Protestant rogue,
chill sunshine warming us to the very bone,
our whole existence one erogenous zone, (strophe v)

On pourrait multiplier les exemples mais le repère essentiel


reste bien l’île volante porteuse d’utopie à la fois bienfaisante
et malfaisante.

Du matériau ancien, que ce soit le texte absent de Art


McCooey, ou le texte de Swift, lu et relu, « a plume à la
main», infiltre le texte de Kavanagh ou de Mahon à partir
d’une continuité préalable fragmentée. Si l’on considère qu’il
y a collage et assemblage, c’est parce qu’il y a eu au préalable
découpage, l’intuition qu’un fragment peut s’insérer dans un
autre ensemble et en déterminer la perspective. Le terme de
découpage est, semble-t-il, le terme manquant de la série col¬
lage, montage, assemblage. Il correspond à cette opération
fondamentale de filtrage dont le mode d’appréhension du pro¬
duit final dépend. Les raccords effectués, c’est-à-dire en ter¬
mes linguistiques, les opérations de détermination énonciative,
vont tenter de masquer, dans une certaine mesure, cette opéra¬
tion, ou au contraire la révéler. Parmi ces opérations énoncia-
tives nous en dégagerons deux : la construction de la référence
et la construction du point de vue.

200
M. BOISSEAU : «Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

Opérations de détermination énonciative :


construction de La référence

Parmi les marqueurs de construction de la référence, les


pronoms personnels indiquent le degré d’appropriation du ma¬
tériau d’origine et témoignent du processus d’identification
engagé dans l’opération de filtrage. À cet égard, le premier

vers
nouveau.
cover
énonciateur
empire

cis
occurrences
conscience
farm
la
strophe,
d’une
lecture,
tout
de
- the
»,
now
««présence
Art
Du
le
en
In
time
peut
d’un
personnage
/
and
du
titre
McCooey
Donnybrook
renvoyant
alors
the
tout
être
I aux
dédoublement
énonciative
drove/Cart-loads
que
empire
reconnu,
premier
deux
»Art
les
au
abolit
in
premiers
builder
deux
McCooey,
lecteur
Dublin
localisée
vers,
ou
du
laderniers
distance
identifié,
sujet-énonciateur.
» lui
vers
of
nous
ten
l’image
dans
dans
dung
faisant
years
en
ramènent
vers
entre
effet,
l’immédiateté
comme
unto
des
later/I
de
alors
contexte
l’ancien
an
«lapremières
àIA
le
outlying
seconde
now
see
la
prendre
la
sujet-
réali¬
et
pré¬
that
su¬
re¬
de
le

perposition de deux personae s’ajoute l’imbrication passé-


présent : double présence énonciative, deux lieux, deux mo¬
ments (i now in Dublin , ten years before in Shancoduff ), un
montage parallèle qui permet d’entendre et de voir le fictif et
le réel simultanément dans un présent d’énonciation, qui per¬
met dans le même temps au coénonciateur de s’infiltrer dans
la mémoire d’un sujet-énonciateur pour s’approprier les plans-
séquences où ce qui, d’un point de vue cinématographique,
correspond à la « continuité dialoguée » est ici discours rap¬
porté permettant un effacement progressif du sujet-énonciateur
/ au profit d’une démultiplication des voix :

We wove our disappointments and successes


To patterns of a town-bred logic:
‘She might have been sick. . . No, never before,
A mystery, Pat, and they all appear so modest.’ (strophe rv)

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Cahier Charles V n° 34 (2003)

‘I’ll see you after Second Mass on Sunday.’


‘Right-o, right-o.’ The mare moves on again, (strophe vu)

Indu cependant (pronom we de la strophe citée et des troi¬


sième, cinquième et sixième strophes du poème, interlocution
I vs You dans les vers ci-dessus, et dans les quatrième et cin¬
quième strophes), l’énonciateur, progressivement, se retire,
présence se fondant finalement dans un processus où c’est
l’acte créateur même qui semble s’énoncer au premier plan :

« Unleamedly
but alive in the and
unmeasured
unreasonably
wombpoetry
»6. is shaped/Awkwardly

De la même façon, dans « St Patrick’s Day », le glissement


d’un pronom à l’autre révèle en partie le processus de cons¬
truction du sujet-énonciateur. Dans la troisième strophe, le
pronom we, « We emerge from hibernation to ghetto-
blasters/much better than our old Sony transistors », deuxième
occurrence de l’instance énonciative assumant le discours, est
perçu comme l’affirmation visible mais ambiguë de cette ins¬
tance qui s’était avancée sous couvert du masque de Swift
dans les deux premières strophes et, relativement tardivement,
partiellement démasquée dans le dernier vers de la seconde
strophe : « scholars and saints be d-mned, slaves to a
hard/reign and our own miniature self-regard ». Le détermi¬
nant our dans « our own miniature self-regard » en est en effet
une première occurrence ambiguë. Il y a, semble-t-il, plusieurs
raisons à l’ambiguïté de cette occurrence : la première est la
disparition des marques de guillemets qui permettaient de rap¬
porter le discours à un locuteur identifié comme Swift lui-

6 L’analyse des pronoms personnels, la visibilité ou non de leur réfé¬


rent, amène inévitablement à se poser la question de l’énonciateur,
concept métalinguistique renvoyant à une instance-énonciative. Il est
sans doute trop facile et simplificateur de voir dans l’énonciateur un
ordonnateur responsable et conscient et plus satisfaisant d’en faire un
concept, une abstraction, laissant la langue parler d’elle-même et
construisant l’énonciateur. Mais cela peut être aussi réducteur tandis
que la problématique de construction d’un ‘sujet poétique’ ne semble
qu’une manière de déplacer le problème sans résoudre le dilemme.

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

même : «[...] ‘some days/I hardly think it worth my time to


rise’ » (strophe 1). En l’absence de guillemets, l’origine
énonciative est plus incertaine ; la seconde est alors la confu¬
sion amorcée par l’occurrence de our qui pourrait renvoyer à
Swift lui-même mais dont la fonction est plutôt de marquer le
processus d’identification à cette instance énonciative fan¬
tôme ; la troisième est l’incertitude de la référence induite par
la forme du pluriel, interprétable comme la présence modeste
d’une instance énonciative, quelle qu’elle soit, ou comme un
vrai pluriel ; la dernière est l’intrusion plus clairement identi¬
fiable de P énonciateur-poète à travers l’interlocution fictive
d’un I et d’un you dans la cinquième strophe, au cœur du
poème, renvois autobiographiques au couple formé par a Sa¬
cred Heart girl et a Protestant rogue , Niamh et Oisin des
temps modernes. En tout état de cause, le sujet-énonciateur ne
s’affirme précisément comme poète que dans P avant-dernière
strophe, dans une assertion exprimant sa volonté de renoncer à
la sophistication du monde moderne, post-moderne même,
pour renouer avec l’authenticité et le mystère d’une inspira¬
tion poétique élaguée :

I now resign these structures and devices,


these fancy flourishes and funny voices
to a post-literate, audio-visual realm
of uncial fluorescence, song and film,
as curious symptoms of a weird transition
before we opted out to be slaves of fashion
—for now, whatever our ancestral dream,
we give ourselves to a vast corporate scheme
where our true wit is devalued once again,
our solitude remembered by the rain, (strophe vni)

Dans les deux poèmes, le collage, ou la superposition de


deux textes décalés crée un effet de dédoublement. Plus pro¬
fondément, les opérations de construction de la référence
énonciative dont les pronoms personnels sont les marqueurs,
signalent un processus d’identification complexe, amenant le
coénonciateur à passer d’un texte à l’autre, à perdre le fil de

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Cahier Charles V n° 34 (2003)

l’un pour se perdre dans l’autre. Chaque poème exprime ainsi,


à sa manière, la nécessité d’une parole poétique renouvelée
puisant dans le texte ancien sa morale et sa philosophie :
« The one reality is the perpetual flow,/chaos of complex sys¬
tems; each generation/does what it must » («
St Patrick’s
Day », strophe ix).

Opérations de détermination énonciative :


construction du point de vue

L’assemblage cependant suppose que ce qui est disjoint


soit articulé, c’est-à-dire repéré par rapport à un sujet énoncia¬
teur, mis en perspective, inscrit dans une temporalité subjec¬
tive sans doute, mais permettant à la fois de jouer sur la conti¬
nuité et la contiguïté.

Les deux poèmes sont dominés par le temps grammatical


du présent simple, ce temps qui dégage l’énonciateur de tout
ancrage situationnel ou historique contraignant et renouvelle
la validation de chaque situation à chaque énonciation. Les re¬
pères temporels chronologiques sont effacés et pour cette rai¬
son, on dit que le présent simple marque une absence de point
de vue. Or, s’il n’est pas ancrage temporel, il est affleurement
à la conscience d’une situation, d’un fait, d’une propriété qui
devient la vérité de celui qui l’énonce, dans le temps de celui
qui l’énonce. La vérité de McCooey devient la vérité de Ka¬
vanagh, la nôtre aussi, la vérité de Swift devient la vérité de
Mahon et la nôtre. Ce qui est fragment d’une continuité anté¬
rieure devient contigu à ce qui est instant, non pas un instant,
bref moment, mais ce qui est sur nous, là, instancié peut-être,

tuer
et l’assemblage
notamment se
dans
faitl’ambivalence
en un point de
d’une
suture
forme
que verbale
l’on peutsans
si¬

sujet exprimé. Dans « Art McCooey », l’effacement du sujet


dans le premier vers de la dernière strophe, « Wash out die
cart with a bucket of water and a wangel/of wheaten straw »

est enwash
verbe mêmeouttemps
et mise
oblitération
en relief dede
la l’identité
mécanisation
de l’agent
du dernier
du

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

geste à accomplir à la fin de la journée. Le temps de


l’anecdote McCooey et le temps de l’évocation de la corvée
sont assemblés au point d’être confondus dans cette clôture en
douceur, douceur soulignée par l’enjambement. Dans « St Pa¬
trick’s Day », le statut sémantique du syntagme Go with the
flow au début de la deuxième strophe, expression populaire
amicale de réconfort, contribue à accoler les deux époques en
annulant la distance qui sépare les deux textes. Par ailleurs,
l’injonction dont l’origine énonciative est indéterminée se re¬
trouve suspendue entre deux origines énonciatives possibles.
Enfin, le propre de l’injonction est d’ouvrir deux champs de
validation, l’un positif, l’autre négatif. C’est ce dernier qui se¬
ra choisi, ramenant au premier plan l’isolement forcé mais en
même temps consenti, hibernation dont émerge (à la strophe
suivante) dans un autre temps Y alter ego du fantôme de Swift.
Le temps de l’évocation de l’écrivain et le temps de
l’énonciateur se fondent, s’enchaînent et l’on passe, en dou¬
ceur là aussi, d’une strophe à l’autre, d’un plan d’énonciation
à un autre.

L’indétermination du présent abolit le temps et rend invisi¬


bles les raccords des pièces assemblées. Inversement, les pas¬
sés événementiels : « We exchanged our fool advices back
and forth [...]/And sure the rain was desperate that night
[...]» ou encore «We played with the frilly edges of real-
ity/While we puffed our cigarettes ; » («
Art McCooey », stro¬
phes v et VI), et dans le poème de Mahon : «[...] and I want
to recall/a first-floor balcony under a shower of hail/where our
own rowdy crowd stood to review/post-Christian gays cavort¬
ing up 5th Avenue », (strophe V), nous renvoient à la méta¬
phore du montage qui permet d’intégrer le temps fini de
l’existence à l’infini de la conscience. Nous n’y insisterons
pas cependant car il est un autre point de suture, presque invi¬
sible si on n’y prête pas attention, opération banale de par¬
cours marquée par la conjonction de l’adverbe fréquentatif
sometimes et l’auxiliaire de modalité would dans les deux der¬
niers vers de la sixième strophe de « Art McCooey » : « And
sometimes Owney Martin’s splitting yell/Would knife the
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Cahier Charles V n° 34 (2003)

dreamer that the land begets ». Ces vers qui signalent


l’anecdote rappelée au début, c’est-à-dire une histoire unique,
en font un événement itéré, construisant du même coup une
caractéristique (le rêveur brutalement ramené à la réalité) pou¬
vant s’appliquer indifféremment aux deux origines énonciati-
ves confondues,
sant l’une à l’autre.
les plaçant dans le même plan, les superpo¬

Parler de construction du point de vue à partir de l’analyse


de formes verbales simples peut sembler mettre à mal
l’opposition tranchée entre formes simples aoristiques et for¬
mes auxiliées repérées par rapport au sujet et il serait sans
doute plus juste de parler ici de perspective que l’assemblage
des éléments en des points de suture plus ou moins saillants
met en lumière. Il ne s’agit pas du point de vue au sens
d’opinion, de jugement, de modalisation, mais de présence
énonciative tout de même, y compris dans des énoncés perçus
comme déliés de tout ancrage. Cette présence énonciative se
devine encore dans ce que nous appelons opérations de déter¬
mination rythmique.

Montage et rythme : opérations de détermination


rythmique

Une analyse jakobsonienne de chaque poème mettrait en


lumière les correspondances, selon le principe de parallélisme,
dégagées par la répétition des mêmes structures syntaxiques
(particulièrement dans « Art McCooey »), la juxtaposition et
l’accumulation de syntagmes nominaux (dans « St Patrick’s
Day ») ou le jeu prosodique. Ces notions de liaison, de juxta¬
position, de combinaison, entrent bien dans la problématique
du montage. Là encore, la mise en œuvre de ces procédés ap¬
parentés au collage, assemblage et montage, n’a rien de méca¬
nique et elle détermine le rythme de chaque texte en lui im¬
primant sa vitesse de défilement, sa cadence, autrement dit le
rythme de son énonciation, débordant la seule métrique pour
retrouver le phrasé de la composition. Il nous semble toutefois

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

que, dans ces deux poèmes, le rythme résulte d’un accord pro¬
fond entre ce qui reste au bout du compte, ce que l’énonciateur
garde en mémoire, ce que le coénonciateur retient et qui se ré¬
sume, sans doute serait-il excessif de dire « se réduit », à la
conscience de l’acte de création, à la reconnaissance plus ou
moins sceptique chez Mahon, plus ou moins sereine chez Ka¬
vanagh, d’une permanence et d’une confiance dans la parole
poétique en dépit des sollicitations multiples et du chaos dans
lequel nous sommes plongés ; accord donc entre ce qui reste et
la mise en œuvre du signifié dans la forme du poème.

La régularité formelle des deux poèmes est en effet la ma¬


nifestation de cet accord profond : régularité des strophes et
des vers dans les deux poèmes, liberté du vers dans le poème
de Kavanagh, régularité des rimes dans le poème de Mahon où
la symétrie fait ressortir par contraste à la fois le désordre inté¬
rieur et le désordre extérieur, l’un et l’autre confondus lors du
collage surréaliste dans le texte d’un condensé de la descrip¬
tion de l’île volante. Cette insertion d’un texte autre, citation
partielle et partiale, marque une opération de rupture dans le
rythme, heurté peut-être, mais jusque-là ininterrompu, de
l’histoire individuelle ou nationale. Les points de suspension
au début et à la fin de la strophe rappellent néanmoins que ce
passage est détaché d’une autre continuité, textuelle celle-là, et
qu’il n’est qu’un point de rencontre entre deux textes, deux
vies, deux histoires, représentées métaphoriquement par l’île
volante. Les italiques le maintiennent comme texte étranger
(collage), mais la mise en vers et la tentative de rimes modi¬
fient le rythme initial de ce qui était continuité de la prose
pour lui imprimer la mesure du vers (montage).

le chaos
La régularité
du monde du en
rythme
assurant
semble
la fluidité
dominerde l’énonciation
et mettre en échec
dans

un mouvement qui efface tout au fur et à mesure :

The one reality is the perpetual flow,


chaos of complex systems; each generation
does what it must; middle age and misanthropy,
like famine and religion, make poor copy;
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Cahier Charles V n° 34 (2003)

and even the present vanishes like snow


off a rope, frost off a ditch, ice in the sun
so back to the desk-top and the drawing board
prismatic natural light, slow-moving cloud
the waves far-thundering in a life of their own,
a young woman hitching a lift on a country road.

Cependant, l’ enjambement snow/off a rope est ici para¬


doxalement rupture, amenant à achopper sur le premier groupe
prépositionnel, puis sur les suivants, réalisant comme une syn¬
cope, chaque effacement étant lui-même cassure irrémédiable,
comme un assemblage qui se défait.

Les quelques exemples de marqueurs linguistiques et


d’opérations choisis pour tenter d’explorer les implications
des termes de collage , montage, assemblage auxquels nous
ajoutons celui de découpage, permettent de les reconsidérer à
la lumière d’une théorie linguistique. S’il y a collage, c’est
bien parce qu’il y a eu opération de filtrage ; s’il y a assem¬
blage, c’est qu’une instance énonciative en assure les raccords
et c’est le rythme, enfin, qui maintient la cohésion textuelle et
donc la stabilité du montage. Cependant, la sélection opérée et
les concepts envisagés, s’ils s’avèrent opératoires à bien des
égards, ne rendent probablement pas totalement compte de la
complexité de l’écriture des deux poèmes, et plus particuliè¬
rement de celui de Mahon. Ce dernier poème, en effet, intègre
bien plus que le seul texte du « Voyage à Laputa », puisqu’il
est aussi un poème de circonstance, à la manière des « bir¬
thday poems» que Swift composait pour l’anniversaire de
Stella, réalistes, francs, mais néanmoins chaleureux. Et la cir¬
constance est double puisque cet événement individuel coïn¬
cide avec la St Patrick qui devient alors l’occasion de faire se
heurter la triste réalité d’une Irlande abandonnée aux dieux de
l’électronique, du zapping, de la communication, et celle
d’une Irlande qui s’efface, les griefs de Mahon se superposant

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M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

aux occasions de satire de Swift : « the isle is full of intolera¬


ble noises »7.

Le fantôme de McCooey hante le poème de Kavanagh


comme le fantôme de Swift hante le poème de Mahon. Rien
ne se répète cependant : « Nobody steps in the same river
twice./The same river is never the same/Because that is the
nature of water » (Mahon 79). Le cours du fleuve se poursuit
mais l’eau change sans cesse. Mais alors, à ce moment-là,
« nous sentons l’effroi naître en nous, car nous percevons que
nous changeons nous aussi — que nous sommes aussi mobiles
et évanescents que l’eau du fleuve » (Borges 19), et si les mots
sont identiques, ce qui est écrit est bien différent de ce
qu’écrivaient McCooey ou Swift, comme en témoigne, dans
« St Patrick’s Day », l’humour grinçant du collage mot sur
mot dans l’invention de l’expression designer genes.

1 D’autres textes que celui de Swift affleurent dans le texte de Mahon,


allusions et emprunts plus ou moins explicites, notamment à Chan¬
dler, Heaney, Heraclitus, Shakespeare, Mahon lui-même...

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Cahier Charles V n° 34 (2003)

BIBLIOGRAPHIE

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210
M. BOISSEAU : « Art McCooey » et « St Patrick’s Day »

Abstract

Collage , editing, assembling:


technical process or linguistic operations ?

The aim of this article is to explore the implications of such terms


as “collage, ” “montage, ” “assemblage ” in a critical reading of “Art
McCooey” by Patrick Kavanagh and “St Patrick’s Day” by Derek
Mahon. The three terms are indeed convenient metaphors referring
back to a mode of constructing works of art throughout the twentieth
century and the interacting of both process and result inherent in the
meaning of the terms themselves is questioned here in terms ofpredica¬
tive and enunciative operations at work in the construction of inter¬
pretable utterances.
Résumé

Collage, montage, assemblage :


procédés techniques ou opérations linguistiques ?

Cet article se propose d’explorer les implications des termes « col¬


lage» , « assemblage », « montage » appliqués au discours poétique
afin de montrer que les procédés techniques auxquels ils renvoient
masquent, ou révèlent, des opérations linguistiques. La lecture de « Art
McCooey » de Patrick Kavanagh et de « St Patrick’s Day » de Derek
Mahon permettra de dégager les processus en jeu dans l’interaction
procédé-résultat, mise en question et observée à travers la construction
d’une représentation linguistique fluide et interprétable.

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