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Critique de la valeur-dissociation. Repenser une théorie cri-


tique du capitalisme
Palim Psao propose un ensemble de textes et videos portant sur les courants de la critique de la valeur
(Wertkritik) et de la critique de la valeur-dissociation (Wert-abspaltungskritik), autour des oeuvres de
Robert Kurz, Anselm Jappe, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff, Moishe Postone, Clément
Homs, Johannes Vogele... et des revues Krisis, Exit ! et Jaggernaut
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Fabio Vighi sur une pente glissante, par Frank Grohmann
18 Mars 2023 Abonnez-vous pour être averti des nouveaux
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Video-Radio Sur La Critique De La Va-

Fabio Vighi sur une pente glissante leur

Une recension critique de Unworkable. Delusions of an imploding civilization, New Catégories


York, 2022.
#Parutions & Bibliographie 139
#Radio-Vidéos sur la critique de la va-
Frank Grohmann leur 96
#Chroniques de la crise au quotidien 84
#Rencontres autour de la critique de la
*
valeur 81
#Agenda 75
« C´est le délire même de la belle âme misanthrope, rejetant sur le monde le désordre qui fait #Textes contre le travail 43
son être. » Jacques Lacan, 1948 #Critique de l'anticapitalisme tronqué
de la gauche 40
#Que faire Quoi faire 30
#Racisme - homophobie - antisémi-
I.
tisme 30
#Fétichisme et Spectacle 29
Pour toute théorie qui prétend être critique, le premier impératif est de renoncer à vouloir se #Critique de l'Etat - du politique - du
fonder sur une « hypothèse qui commande le tout » (Freud) avec laquelle tous les problèmes droit 28
sont résolus « de façon homogène », et avec laquelle tout ce qui nous intéresse « trouve sa #L'actualité au prisme de la critique de
place déterminée » de telle sorte qu’« aucune question ne reste ouverte ». la valeur 27
#Histoire et critique de la valeur 26
Pour ce qui est de la théorie psychanalytique, Sigmund Freud l’aborde comme une critique en #Présentation de la critique de la va-
soulignant ses « caractères négatifs » relativement à la question du savoir. Il propose de se limi- leur 26
ter « à ce qui peut être connu actuellement », au « refus tranché de certains éléments qui lui #Effondrement écologique et dyna-
sont étrangers », à l’affirmation « qu’il n’y a pas d’autre source de connaissance du monde que mique du capital 25
l’élaboration intellectuelle d’observations soigneusement vérifiées, ce qu’on appelle donc la #Matériaux théoriques (extraits -
recherche, sans par ailleurs aucune autre connaissance par révélation, intuition ou divination textes) 25
» [1]. #Théorie de la crise du capitalisme 25
#Genre et dissociation sexuelle de la
Jacques Lacan reprend ce point de vue en dépassant Freud. Il ne s’arrête justement pas au mou- valeur 23

vement de balancier du fondateur de la psychanalyse, mais (au contraire de Freud) soumet éga- #Sur Moishe Postone 23

lement à l’analyse l’attachement à la « Weltanschauung scientifique » défendu par Freud [2]. #Recensions & Notes de lectures 18

Lacan déplace aussi (avec Freud cette fois) le centre de gravité vers la question du rapport au #Sur Robert Kurz 18

savoir en ce qui concerne le soi-disant sujet de la connaissance : « Avec Freud fait irruption une #Critiques-répliques (auteurs - livres -
nouvelle perspective qui » ne part pas seulement de l’hypothèse de l’inconscient, mais qui, in- films) 14

séparable de celle-ci, « révolutionne l’étude de la subjectivité et qui montre précisément que le #Critique des Lumières - du Progrès -
sujet ne se confond pas avec l’individu ». En d’autres termes, « le sujet est décentré par rapport de la Raison 12

à l’individu » [3], c’est-à-dire aussi par rapport à l’individu en recherche. #Appel à traduction & traductions 11

Partant de Freud, la psychanalyse, dans sa prétention à être une théorie critique, ne peut donc
pas faire autrement que de compter toujours avec les deux facteurs en même temps : aussi bien Archives
avec le sujet de l’inconscient qu’avec cette « organisation passionnelle » [4] appelé moi, et dont
2023
Lacan déduit, à la suite de Freud, une « structure paranoïaque » [5], et à partir de là un « prin-
Mars 7
cipe paranoïaque de la connaissance humaine » [6] en général.
Février 5
Janvier 8
Non seulement Lacan ajoute ainsi une dimension supplémentaire à la psychopathologie de la 2022
vie quotidienne freudienne, mais plus encore, il met précisément en évidence le continuum des 2021
formations de l’inconscient, une voie sur laquelle règne la loi des séries complémentaires [7], et 2020
qui nous suggère ainsi l’idée inconfortable d’une racine commune à la formation de théorie et 2019
la formation du délire. 2018
2017
II. 2016
2015
Nous aimerions maintenant évaluer les propos de Fabio Vighi à la lumière de cette même ques- 2014
tion du savoir. Fabio Vighi est professeur de théorie critique à l’université de Cardiff, auteur de 2013
nombreux livres qui se réfèrent principalement à Hegel, Marx, Lacan et Žižek, et plus récem- 2012
ment à la théorie de la crise de la critique de la valeur. Au cours de la pandémie de coronavirus, 2011
les thèses de Vighi ont reçu un bon accueil auprès d’une partie de la gauche germanophone qui 2010
s’est positionnée contre les mesures sanitaires [8]. 2009
2007

Dans son dernier livre, Fabio Vighi considère « l’overdose financière et l’addiction au crédit du
capitalisme débridé » comme « l’expression de l’essence de la dialectique capitaliste », souli-
gnant « que la financiarisation de notre économie est certes issue de la même ontologie de la Articles récents
valorisation de la valeur qui la caractérise depuis le début, mais qu’elle est aussi le symptôme
de son épuisement et de son impuissance fondamentale » [9]. Il se réfère explicitement dans ce
contexte à un travail de Robert Kurz datant de 1999, que Vighi cite ici comme suit : « Le crédit
(c’est-à-dire la masse d’épargne de la société collectée dans le système bancaire et prêtée contre
intérêts à des fins de production ou de consommation) est certes un phénomène capitaliste tout
à fait normal, mais qui a gagné en importance à mesure que le mouvement d’expansion du ca-
pitalisme s’accélérait : il s’agit d’une mainmise sur les revenus monétaires futurs (donc aussi
sur les dépenses futures de force de travail et sur la formation future de substance de valeur)
afin de maintenir la machine actuelle en activité. C’est en cela que s’esquisse dès le début du
20e siècle la limite interne du processus de valorisation que nous approchons aujourd’hui, tout
comme la ˝désubstantialisation˝ de l’argent par le découplage de la substance réelle de la valeur
de l’or depuis la Première Guerre mondiale » [10].

Vighi se range encore à la suite de Kurz lorsqu’il écrit : « Kurz affirmait qu’une diminution du
taux de profit, telle qu’elle a été prédite par Marx dans le troisième volume du Capital, ne pou-
vait coexister avec une augmentation de la masse des profits que si ˝les revenus monétaires cor-
respondants suivaient réellement dans l’avenir sur la base de la substance réelle de la valeur (y
compris le service des intérêts)˝. Or, cela a été rendu de plus en plus ˝impossible par la troi-
sième révolution industrielle˝, et, aujourd’hui, par la quatrième. La conséquence est que l’écart
entre la création de capital fictif et sa base sous forme de force de travail s’élargit lorsque la
voie du capitalisme de crédit et du ˝casino˝ annexé devient inévitable — avec des conséquences
catastrophiques ». « La crise de 2008 », conclut Vighi, « a confirmé la prédiction de Kurz (et
d’autres avant lui) selon laquelle ˝la poursuite simulée de l’expansion capitaliste commence à
atteindre son extrême limite.˝ [11] »

Partant de là, conclut Vighi, « ce qui est en jeu aujourd’hui n’est donc pas seulement une ten-
dance qui permet encore au capital de recourir à diverses contre-stratégies. Au contraire, le de-
gré actuel d’automatisation du travail et la réduction drastique des investissements dans le tra-
vail vivant qui l’accompagne dans tous les secteurs de l’économie entraînent une diminution
fatale de la masse absolue des profits, comme Marx l’avait laissé entendre dans le ˝Fragment
sur les machines˝, souvent cité, des Grundrisse. Marx y donne une définition précise du capital
comme ˝contradiction en procès˝ : ˝Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce
qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre coté il pose le
temps de travail comme seule mesure et source de richesse.˝ Cette contradiction concerne
maintenant la rentabilité du capital en tant que totalité sociale. Robert Kurz », reconnaît encore
une fois Vighi, « l’avait déjà clairement exprimé en 1999 » [12].

Pour preuve, Vighi cite une dernière fois le texte de Kurz de 1999 : « Ce qui se passe dans les
crises, ce n’est justement pas une chute en quelque sorte amplifiée du taux de profit relatif,
mais la chute de la masse absolue de profit, c’est-à-dire que le mouvement d’expansion com-
pensatoire s’arrête et avec lui la production en général à une vaste échelle sociale. […] La
masse absolue de profit [tombe] dans le vide […] et la majorité de la population [est] ˝exclue˝
[…] parce que la production sous-jacente de ˝substance de valeur˝ n’est plus possible à une
échelle socialement significative en raison du degré de scientifisation atteint (et donc de la sub-
stitution de la force de travail par des agrégats techniques). Le déclin de la substance de la va-
leur passe alors définitivement et irréversiblement d’un statut relatif (chute du taux de profit) à
un statut absolu (chute de la masse de profit) ; visible à l’arrêt massif de la production et à un
chômage de masse durable » [13].

III.

En ce qui concerne la dérivation historique de la théorie de la crise à laquelle Fabio Vighi se


rallie ici, ce qui frappe tout d’abord est son apparente concordance avec la position de Robert
Kurz. Reconstituons les étapes de la conférence que Vighi a donnée il y a quelques semaines à
Zurich :

(1) « Le scénario de fin de partie dans lequel nous nous trouvons est le résultat de l’augmenta-
tion extraordinaire de la dépendance au crédit au cours du 20e siècle, d’où il s’ensuit que la
monnaie n’a pas pu conserver sa forme antérieure, c’est-à-dire sa convertibilité en un actif
stable. La Première Guerre mondiale avait déjà montré qu’il n’était plus possible de financer
une guerre avec une monnaie couverte par l’or. L’endettement qui a accompagné la Seconde
Guerre mondiale et le boom fordiste qui a suivi ont finalement conduit à la décision d’abandon-
ner l’étalon-or en 1971. C’est à ce moment-là que la monnaie a perdu sa substance, avec des
conséquences radicales que la théorie économique bourgeoise (ou l’économie néoclassique) n’a
jamais pu comprendre entièrement ».

(2) « Après 1971, la monnaie en tant que ˝réserve de valeur˝ est devenue une simple convention
sans fondement objectif dans le lien social. La conséquence logique et inévitable de cette perte
de substance de la valeur — qui a conduit, dans le néolibéralisme, à l’idéologie de la ˝crois-
sance sans chômage˝ — est la dévalorisation structurelle : soit l’inflation, soit une violente
vague de déflation, déclenchée par un krach du marché ».

(3) « A partir de la troisième révolution industrielle dans les années 1970, l’utilisation produc-
tive des technologies de réduction des coûts a rendu le travail salarié productif de plus en plus
superflu, empêchant ainsi la création d’une nouvelle plus-value et déclenchant une spirale im-
plosive. Depuis lors, l’économie financière, qui n’était à l’origine qu’un appendice de la société
du travail, est devenue son fondement et sa raison d’être. La financiarisation de l’économie a
été la réponse historique à la chute du fordisme ».

(4) « Le véritable changement de paradigme du capitalisme s’est produit […] avec l’apparition
d’un nouveau type de capital financier, qualitativement différent de ses prédécesseurs. Depuis
les années 80, l’abstraction financière (c’est-à-dire la spéculation sur les prix des actifs) n’est
plus un appendice d’une ˝abstraction économique réelle˝ florissante et en expansion – du dis-
cours socio-historique fondé sur la correspondance entre un certain montant de temps de travail
et un certain montant de compensation monétaire (salaire) ».

(5) « Lorsque le cycle d’accumulation fordiste s’est enrayé, il n’a pas été possible de mobiliser
une nouvelle absorption massive de travail, raison pour laquelle le capital fictif a aujourd’hui
acquis un statut ontologique : il compense la perte constante de la création de plus-value. Le
rêve d’une croissance permanente par la consommation de masse se transforme en cauchemar,
car la plupart des consommateurs actuels ne sont plus capables de suivre. La phase capitaliste
dystopique dans laquelle nous sommes entrés se caractérise par une productivité sans travail
productif, ce qui signifie que la société du travail dans son ensemble est en train de mourir ».

(6) « Depuis 2001, nous avons assisté à un énorme transfert de liquidités vers les marchés obli-
gataires et immobiliers, qui a créé des bulles sans précédent non seulement aux États-Unis et au
Royaume-Uni, mais aussi en Chine et en Europe. Cela a créé un mélange qualitativement nou-
veau de croissance spéculative et d’économie qui se base sur la production et la consommation
réelles de biens ».

(7) « Aujourd’hui, notre vie reste l’otage de la grande illusion selon laquelle le capital financier,
tout en rendant obsolète sa formule initiale, est capable de se transformer en un mouvement
perpétuel. Mais comme le travail improductif à l’échelle mondiale a dépassé un seuil critique,
une dévaluation monétaire est inévitable – un choc économique qui se transformera inévitable-
ment en un choc violent pour la conscience sociale générale ».

(8) « Il ne s’agit pas d’une altération pathologique du modèle capitaliste originel, mais de la
conséquence logique de sa crise structurelle : la baisse globale de la masse de la plus-value est
supérieure à l’augmentation de la plus-value relative des différents capitaux qui sont mis en
concurrence les uns avec les autres par la baisse du coût de la force de travail » [14].

IV.

Même si les prétendues concordances peuvent ici sauter aux yeux, il devient rapidement
évident qu’il ne suffit pas de les citer pour faire un théoricien de la critique de la valeur, et que
la théorie de la crise ne fait pas à elle seule la critique de la valeur.

En effet, si Vighi, s’inspirant des travaux de Robert Kurz, vient de parler de la « conséquence
logique » interne « de la crise structurelle du modèle capitaliste », le passage suivant com-
mence par ces mots : « Pour obtenir une perspective critique sur l’implosion du capitalisme
sénile, une condition fondamentale est de résister à l’assaut de tromperie et de diversion qui
émane sans cesse de la sphère de l’information. Les médias dominants ne nous informeront
jamais sur les causes d’une économie structurellement insolvable, pour la simple raison qu’ils
sont une branche de ce système en faillite. Au contraire, ils tenteront de nous convaincre de
regarder ailleurs : pandémies, guerres, préjugés culturels, scandales politiques, catastrophes
naturelles et ainsi de suite. Alors que les médias réactifs ne peuvent plus cacher le déclin, ils
ont appris à le mettre sur le compte d’événements exogènes. En réalité, notre détresse écono-
mique est la deuxième conséquence de la crise de 2008, elle fait partie d’un effondrement sys-
témique si aigu que sa cause est désormais systématiquement imputée à des urgences mon-
diales manipulées idéologiquement ou opportunément fabriquées » [15].

C’est ici que la référence de Vighi à la théorie de la crise de la critique de la valeur se révèle
creuse de l’intérieur, parce qu’il pense le « déclin » et les « causes de l’effondrement » en les
séparant des « événements exogènes » de manière tout à fait opposée à la critique de la valeur ;
sa propre position critique tronquée du capitalisme se donne pour ce qu’elle est : pour lui, les «
urgences globales » sont « manipulées idéologiquement » et « opportunément fabriquées ».

Il y a un an et demi, Vighi parlait déjà à propos des mesures sanitaires de « tromperie et de di-
version » « systématiques », en quoi sa critique du capitalisme ne pouvait se passer de le la ré-
férence aux « élites », à savoir la « clique » de « grands prédateurs » « assise dans la salle de
contrôle » et « régnant sans scrupules », ces « organisateurs d’un coup global » qui, en raison
de leur « motif économique », « brandissant la ˝baguette magique˝ Covid-19 », ont imposé leur
« agenda pandémique » dans le cadre d’un « scénario néo-féodal » et en vue de la mise en
place d’une « société confinée » ; de sorte que le SRAS-CoV-2 est devenu pour Vighi « le nom
d’une arme particulière de guerre psychologique, utilisée au moment de la plus grande dé-
tresse. [16]»

À la question de savoir si le marché boursier s’est effondré en mars 2020 parce que des confi-
nements ont dû être imposés ou si des confinements ont dû être imposés parce que les marchés
financiers se sont effondrés, Vighi pense pouvoir aisément répondre, uniquement parce que,
d’une part, sa question est déjà portée par l´ « hypothèse qui commande le tout » (au sens freu-
dien ci-dessus) d’un agenda des élites et que, d’autre part il n’a aucun concept de l’exigence
que la critique catégorielle pose à sa théorie pour tenter une réponse : à savoir que la théorie de
la crise implique une série d’articulations avec les catégories de la marchandise, de l’argent, de
l´État et des rapports-fétiches qui sont tout sauf transparents à leurs propres acteurs. Le fait de
renoncer à une « hypothèse qui commande le tout » et, en contrepartie, d’élaborer cette termi-
nologie catégorielle, l’obligerait à poser les questions différemment.

La proximité avec la critique de la valeur est donc trompeuse. La conception de Fabio Vighi du
« pouvoir capitaliste » des élites ne peut pas être plus éloignée de la thèse d’une « domination
sans sujet » (R. Kurz) de l’objectivité négative des rapports-fétiches.

À titre de comparaison, on peut dire que Vighi se trouve sur le versant opposé à Hans-Jürgen
Krahl, Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt, qui ont certes atteint dans leurs travaux le
niveau catégoriel de la logique de l’essence du rapport fétichiste capitaliste [17], mais chez qui
la médiation par la théorie de la crise fait complètement défaut [18]. Plus Vighi (contrairement
aux représentants de la Neue-Marx-Lektüre des années 1960) se fixe exclusivement sur la théo-
rie de la crise, moins sa théorie atteint, ne serait-ce qu’en partie, le niveau catégoriel de la lo-
gique de l’essence des rapport-fétiches capitalistes, et plus la théorie de la crise ainsi amputée
est complètement dans le vent de l’époque. À la fin, Vighi ne fait plus que porter la critique de
la valeur comme un étendard.

V.

Reprenons le fil tracé au début et essayons de déterminer à partir de là pourquoi l’analyse de


Fabio Vighi sur la « folie d’une civilisation qui implose » [19] glisse justement autour de la
question du savoir. Comme nous allons le voir, ce n’est pas par hasard.

Rappelons qu’il est question d’un « assaut d’illusions et de distractions » et que « jamais on ne
nous informera sur les causes », mais qu’au contraire « on essaiera de nous persuader de regar-
der ailleurs ». Ici, chez Vighi, à la question du savoir qui hante le sujet, répond clairement un
savoir attribué à l’Autre, — une réponse tout à fait dans le sens de la « construction intellec-
tuelle » soutenue par une hypothèse qui commande le tout, que Sigmund Freud appelle « Wel-
tanschauung » [20]. C’est à peine si Freud peut distinguer une telle construction intellectuelle
tout à fait acritique de la « Weltanschauung scientifique » que la psychanalyse doit adopter : «
Elle aussi, certes, postule l’homogénéité de l’explication du monde, mais seulement en tant que
programme dont l’accomplissement est déplacé dans l’avenir » [21].

Sur ce point précis où l’on peut toucher du doigt que « les catégories de la psychanalyse ne sont
pas plus positives et ontologiques que celles de l’économie politique » [22], la théorie de Fabio
Vighi ne repousse justement pas vers l’avenir « l’homogénéité de l’explication du monde »
contre laquelle Freud n’a pu que mettre en garde, mais force au contraire l´ « hypothèse qui
commande le tout » en direction d’un savoir de l’Autre, — raison pour laquelle sa théorie, en
passant par la Weltanschauung, glisse carrément vers la théorie du complot.

Alors que Freud souligne explicitement pour la psychanalyse, comme pour toute théorie cri-
tique, le conditionnement mutuel de l’« homogénéité de l’explication du monde » différé et des
« caractères négatifs » en ce qui concerne la question du savoir, Vighi s’égare exactement à cet
endroit et, immédiatement après, ouvre grand la porte au « principe paranoïaque de la connais-
sance humaine » (Lacan). Une fois que ce seuil est franchi, plus rien ne retient sa thèse de
l’agenda des élites et la théorie n’a plus qu’un pas à faire pour glisser vers les délires (dans) la
paranoïa. On peut ainsi mesurer à quel point Fabio Vighi s’est éloigné des exigences de la théo-
rie critique. Sans parler de celles de la critique de l’économie politique.

Frank Grohmann, 14 mars 2023

origine : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme

Version allemand (PDF)

[1] S. Freud, « Sur une Weltanschauung », Nouvelles conférences d’introduction à la psychana-


lyse, Gallimard, Paris, 1984 (1932/33), p. 212.

[2] J. Lacan, » La science et la vérité «, Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966 (1965). Voir à ce
sujet : F. Grohmann, « Le junktim comme symptôme » ; en ligne :

https://grundrissedotblog.wordpress.com/2022/06/08/le-junktim-comme-symptome/

[3] J. Lacan, Le séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, 1954-1955, Seuil, Paris, 1978, p. 17. Plus loin, on peut lire dans cette séance du
17 novembre 1954 : »Freud nous dit — le sujet, ce n’est pas son intelligence, ce n’est pas sur le
même axe, c’est excentrique. […] C’est ce que veut dire Je est un autre. » Ibid.

[4] J. Lacan, » L’agressivité en psychanalyse «, 1948, Écrits, op. cit.,p. 113.

[5] Ibid., p. 114.

[6] J. Lacan, « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », 1955, Écrits,
op. cit., p. 428.

[7] « Freud utilise principalement la notion de série complémentaire pour rendre compte de
l’étiologie de la névrose ; on peut s’y référer dans d’autres domaines où intervient également
une multiplicité de facteurs variant en raison inverse l’un de l’autre. » J. Laplanche, J.-B. Pon-
talis, Vocabulaire de la psychanalyse ; en ligne :

http://psycha.ru/fr/dictionnaires/laplanche_et_pontalis/voc287.html#toc395.

[8] Les groupes Feministischer Lookdown et Linksbündig, entre autres, s’appuient largement
sur les travaux de Vighi (voir http://www.feministischerlookdown.org, http://www.linksbuen-
dig.ch), et même le groupe wertkritik.org flirte avec son approche. Les textes de Vighi concer-
nant l’actualité sont à lire en ligne :

https://thephilosophicalsalon.com/author/fabiovighi/

[9] F. Vighi, Unworkable. Delusions of an imploding civilization, New York, 2022, p. 44. Trad.
F.G.

[10] R. Kurz, « Marx 2000 », Weg und Ziel, 2/99.

[11] F. Vighi, Unworkable, op. cit., p. 45. Vighi continue de se référer à R. Kurz, « Marx 2000
», op. cit.

[12] F. Vighi, Unworkable, op. cit., p. 118. Vighi se réfère à K. Marx, Manuscrits de 1857-1858
dits « Grundrisse », Les éditions sociales, Paris, p. 662. Auparavant, on y lit déjà : « Le capital
est lui-même la contradiction qui tient à ce qu’il cherche constamment à supprimer le temps de
travail nécessaire (ce qui signifie en même temps la réduction du travailleur à un minimum,
c’est-à-dire à son existence en tant que simple puissance de travail vivante), mais que le temps
de surtravail n’existe que d’une façon oppositive, uniquement en opposition au temps de tra-
vail nécessaire ; donc que le capital pose le temps de travail nécessaire comme nécessaire pour
les conditions de sa reproduction et de sa valorisation. Un développement des forces produc-
tives matérielles — qui est en même temps développement de forces de la classe ouvrière
— abolit à un certain stade le capital lui-même. » Ibid., p. 503.

[13] R. Kurz, « Marx 2000 », op. cit. Cité par F. Vighi, Unworkable, op. cit., p. 119.

[14] F. Vighi, « Am Leben erhalten. Implodierender Kapitalismus und die Barbarei der Notlage
», conférence dans le cadre des débats ouverts organisés par Linksbündig contre les tendances
totalitaires de l’Etat-mesure, Zurich, 4 février 2023. https://vimeo.com/804613479

[15] F. Vighi, « Am Leben erhalten », op. cit.

[16] F. Vighi, « A self-fulfilling prophecy: systemic collapse and pandemic simulation », The
Philosophical Salon, 16 août 2021. Trad. F.G. En ligne :

https://thephilosophicalsalon.com/a-self-fulfilling-prophecy-systemic-collapse-and-pandemic-
simulation/

[17] Voir R. Kurz, Gris est l’arbre de la vie et verte la théorie, Crise & Critique, Albi, p. 141.

[18] Voir R. Kurz, »Krise und Kritik«, Exit!, 10/2012, p. 43.

[19] Tel est le sous-titre de Unworkable, op. cit.

[20] S. Freud, « Sur une Weltanschauung », op. cit., p. 211. Ce n’est pas un hasard si, au mo-
ment de la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes, Freud qualifie la « Weltanschauung »
de « notion spécifiquement allemande, dont la traduction dans les langues étrangères soulève
sans doute des difficultés ». Ibid.

[21] Ibid., p. 212.

[22] « Exkurs II » dans : Kurz, R. (1992), « Geschlechtsfetischismus. Anmerkungen zur Logik


von Weiblichkeit und Männlichkeit », Krisis, 12, 1992.

Tag(s) : #Critiques-répliques (auteurs - livres - films)

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