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L'Homme et la société

La théorie de la littérature de Lukács


Alan Swingewood, Daglind Sonolet, Annette Lorenceau

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Swingewood Alan, Sonolet Daglind, Lorenceau Annette. La théorie de la littérature de Lukács. In: L'Homme et la société, N.
26, 1972. Art littérature créativité. pp. 19-44.

doi : 10.3406/homso.1972.1719

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1719

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la théorie

de la littérature de lukacs

ALAN SWING EWOOD

DAGLIND SONOLET

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D'autres critiques sont moins enthousiastes (2), mais on admet


cependant en général que, bien que son adaptation aux réalités du stalinisme dans
les années 30, ait été malheureuse, Lukacs a cependant sauvegardé son
intégrité personnelle et créé une théorie marxiste viable de la Uttérature. Mais
aucun critique n'a tenté jusqu'à présent de reconsidérer ses écrits sur la
Uttérature comme un tout dont l'ensemble des concepts sont Ués, d'expliquer
sa théorie en la situant concrètement dans la période du sociaUsme
bureaucratique staUnien, ni de faire le rapport entre l'ensemble de la théorie
développée par Lukacs et cette évolution historique (3). On ne peut, dans le
cadre d'un simple article, qu'esquisser l'arrière-plan historique et social ;

(1) G. Steiner, Language and Silence, Londres, 1967, pp. 358-60.


(2) Voir par exemple, G. Lichtheim, Lukacs, Londres, 1970 ; P. Démets, Marx, Engels and the
Poets, Chicago, 1967.
(3) Voir par exemple, G. Steiner, op. cit. ; G. Lichtheim, op. cit. ; P. Demetz, op. cit. ; et L. Kofler,
Zur Théorie der modernen Literatur, Avant-gardisme in soziologischer literatur, Neuwied und Berlin,
1962 ; P. Ludz, « Vorwort » G. lukacs, Schriften zur Literatursoziologie (Neuwied und Berlin,
1961) ; H. Arvon, Lukacs ou le Front populaire en littérature, Faris, 1968. Voir aussi Helga Gallas,
Marxistische Literaturtheorie, Neuwied und Berlin, 1971 qui traite essentiellement des essais écrits par
Lukacs pour Die Linkskurve (en 1931-32), revue de la Ligue des écrivains prolétaires révolutionnaires.
Malgré une certaine valeur comme première formulation concrète de l'essence bourgeoise de la critique
littéraire de Lukacs, on y sent l'absence d'un arrière-plan historique et idéologique plus étendu.
20 ALAN SWINGE WOOD ET DAGLIND SONOLET

l'accent sera mis sur la théorie littéraire comme un tout. Ce que nous voulons
montrer, c'est que la théorie de la Uttérature de Lukacs s'est développée et a
été systématisée en opposition avec une théorie révolutionnaire et dialectique
véritable, et que ses travaux sur l'esthétique relèvent plus du rationalisme et
de l'éclectisme que du marxisme.

I. LUKACS ET LE MARXISME

Lukacs est arrivé au marxisme à l'époque de la Première guerre


mondiale. Ses premiers travaux pré-marxistes, L'âme et les formes, La Théorie
du roman, ont été fortement influencés par le néo-kantisme et nourris par un
mode de pensée idéaUste qui situe la forme a-historiquement et au-delà de la
structure sociale : les essais du jeune Lukacs sur la tragédie et le roman
saisissent les formes culturelles uniquement comme des essences sans
durée (4). La Première guerre mondiale et la Révolution russe le convainquirent
finalement que le marxisme était la seule alternative à l'idéologie et à la
sociologie bourgeoises. Il prit part à la malheureuse révolution hongroise
de 1919, et écrivit des essais qui, au moment de leur pubUcation en 1923,
sous le titre Histoire et conscience de classe firent beaucoup de bruit parmi
les théoriciens les plus marquants du Komintern. On le dénonça comme
révisionniste et philosophe idéaliste, en raison de la critique qu'il faisait du
concept de la dialectique de la nature de Engels, et de la réadaptation de la
théorie sociologique du capitalisme de Marx à travers les catégories hégé-
Uennes, d'aliénation et de réification. Mais le point essentiel était qu'il ne
considérait pas la révolution comme une force historique concrète, sa pensée
étant encore dominée par une structure idéaliste (5). Lukacs ne renia pas
immédiatement cet ouvrage ; il ne le fit qu'en 1933 (6). En faisant de
la totalité, le concept central du marxisme, Lukacs relia Marx à Hegel de
façon décisive, le séparant des théoriciens positivistes et mécanistes qui
dominaient la théorie sociale de la Deuxième Internationale, Kautsky,
Bernstein et Plekhanov. Ces concepts sur lesquels insistait Lukacs disparurent
de ses écrits Uttéraires des années 30, et l'on vit surgir, avec une évidence
toujours plus grande, un mode de pensée staUnien. Cela ne veut pas dire qu'il
y ait une coupure nette entre Histoire et conscience de classe et les uvres
postérieures. L'idéaUsme des premiers travaux et d'Histoire et conscience de
classe continue à inspirer la théorie Uttéraire dite marxiste de Lukacs. Sur le
plan politique, cet idéaUsme se traduit par une oscillation extrême entre
l'utra-gauche (son essai sur les parlements bourgeois) (7) et une position

(4) Voir L. Goldmann, « Introduction aux Premiers Ecrits de Lukacs », préface de La Théorie du
roman, Paris, 1963, sur l'appréciation de ces écrits pré-marxistes.
(5) Lénine a défini le marxisme « comme une analyse concrète d'une situation concrète ». Dans son
essai sur Lénine (1924) Lukacs parle du marxisme de Lénine de façon abstraite sans voir combien est
riche et dialectique son approche de situations historiques concrètes.
(6) Dans son essai, Mein Weg zu Marx, 1933 ; voir sa Préface de 1967 à Histoire et conscience de
classe, (HCC).
(7) Lénine a sévèrement critiqué Lukacs dans La maladie infantile du communisme, 1921.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 21

conservatrice selon laquelle le Parti connaît l'avenir et peut y conduire les


masses.
Dans les années 20, Trotsky et l'opposition de gauche élaborèrent une
critique des tendances bureaucratiques et nationalistes dans l'Etat soviétique
qui ne cessaient de s'accentuer ; Lukacs, c'est clair, était loin d'approuver
cette analyse et dans le conflit entre Staline et Trotsky, il prit le parti de
Staline. Il est important de comprendre les raisons pour lesqueUes Lukacs
rejeta la théorie de Trotsky de la « révolution permanente » et de
l'internationalisme pour adopter celle de StaUne du « sociaUsme dans un seul pays ».
Lukacs n'eut jamais aucune sympathie pour l'opposition de gauche qu'il
considérait plutôt comme « anarchique » (8). On avait réussi la Révolution
de 1917, on n'avait plus besoin d'aucune révolution ni d'aucune lutte ;
l'U.R.S.S. pouvait être sauvée par la bureaucratisation nécessaire de l'Etat et
de la société, et évoluer ensuite vers un sociaUsme et un communisme
complets. Dans sa Préface de 1967 à Histoire et conscience de classe, Lukacs
fit de son adhésion à Staline et à la bureaucratie une affaire de foi
personnelle ; contrairement à celle de Trotsky, l'interprétation du marxisme
de Lukacs tendait vers une négation radicale de la lutte révolutionnaire :
« J'étais d'accord avec StaUne sur la nécessité du sociaUsme dans un seul pays, et
cela montre très clairement le début d'une nouvelle période dans ma pensée » (9).
On peut se demander pourquoi Lukacs, en 1924, accepta aussi
facilement l'argumentation de Boukharine et de Staline selon laquelle le
capitaUsme occidental s'était stabilisé et le potentiel révolutionnaire de la classe
ouvrière émoussé, alors que toute l'essence du marxisme reposait sur une
analyse qui voyait dans le capitalisme un système de production où les crises
étaient inévitables : le crach de Wall Street, la dépression économique en
Allemagne et la montée du fascisme, les luttes de classe massives en France
dans les années 30, la grève générale en Angleterre en 1926, montraient
clairement la fonction idéologique du concept de « la stabilité relative du
capitalisme en Occident » (10).
La base des théories Uttéraires de Lukacs était qu'elles étaient une
réfutation de la théorie orthodoxe stalinienne, la doctrine du réalisme
socialiste. Il affirma à la fin de sa vie que son autocritique de 1933, Mon
chemin vers Marx, dans lequel il finit par renier Histoire et Conscience de
classe, lui donna l'occasion de développer une opposition au stalinisme à

(8) HCC, p. xxix.


(9) Ibid., p. XXVIII.
(10) On ne peut douter que la faction stalinienne n'ait employé l'argument fallacieux sur la
stabilité relative du capitalisme, à l'appui de leur idéologie conservatrice, nationaliste et donc
anti-révolutionnaire. Brian Pearce (Red Mole, 5 oct. 1971), a montré que Lukacs a déformé la vraie nature de la
politique de Staline pendant les années 1920 en observant que la remarque de Staline disant que les
sociaux-démocrates étaient « les frères jumeaux » des fascistes datait de 1928 (et donc d'après Lukacs
non-réaliste) quand, en fait. Staline a employé ce terme en 1924 pour lutter contre Trotsky et
l'Opposition de gauche. Il est certain que Lukacs a soutenu la faction stalinienne en 1924 en pleine
connaissance de cause de ses tendances conservatrices et nationalistes. Voir HCC, p. XXVIII.
22 ALAN SWINGEWOOD ET DA GLIND S0N0LET

l'intérieur même de celui-ci, acte déUbéré visant à donner une sorte de


plate-forme à sa critique du réaUsme socialiste (11). Mais cela est tout
simplement faux : car, s'il est vrai que la théorie Uttéraire de Lukacs est
supérieure aux théories grossières des agents culturels de Staline (Jdanov), ce
n'est en aucune façon un développement du marxisme. A aucun moment,
Lukacs n'a fait une tentative sérieuse pour faire une analyse de l'évolution du
staUnisme qui aurait montré comment « l'illégalité » et le « culte de la
personnaUté » en vinrent à dominer le Parti bolchevik, comment il avait pu se
faire que les idéaux et la pratique du socialisme furent « sauvés » par la
Uquidation vers 1940 de tout le Comité central bolchevik de 1917, à
l'exception de StaUne, et par l'entrée au Parti vers 1920 de carriéristes, les
mencheviks et les ennemis du marxisme (12). On a une preuve concrète de
l'adhésion totale de Lukacs à la poUtique de, la collectivisation forcée et aux
procès des années 1930, dans le fait que des expressions qu'il aurait incluses
dans ses essais comme part de « sa tactique réaliste pour survivre », (par
exemple « la violence brutale du koulak », « la culture raffinée des
destructeurs») (13) sont restées dans l'édition ouest-allemande de ses Oeuvres
complètes, ainsi que dans ses apologies manifestes du stalinisme (son essai sur la
« théorie » Unguistique de StaUne par exemple) (14). On peut aussi juger de
la quaUté exacte du marxisme de Lukacs quand il écrit que le Docteur Faust
de Thomas Mann « apparaît comme une justification spirituelle et
artistique... une justification très large, englobant tout l'art moderne » (15) de la
résolution de Jdanov de 1948 qui attaquait la musique, l'art et la Uttérature
modernes comme « décadents ».
Deux des principaux éléments qui maintiennent la pensée de Lukacs
dans ce cadre stalinien sont l'importance qu'il donne à l'éthique et sa
redéfinition du concept de totaUté, qu'on trouve déjà dans Histoire et
conscience de classe. Pour le marxisme, la dialectique est la catégorie
essentielle de l'évolution historique, évolution qui se fait par l'éclatement de
contradictions qui se résolvent en une synthèse quaUtativement nouvelle et
supérieure. Mais pour Lukacs, ce mouvement historique devient un « Sollen »
kantien, un « devoir-être » intimement lié à une interprétation humaniste du
marxisme (16). Dans le marxisme, le concept de totalité est une synthèse qui
rend cohérents des éléments contradictoires ; pour Lukacs il devient un
simple postulat qui, en dernière analyse, est la somme de tous les éléments
rationnels, une totaUté d'objets. Dans Histoire et conscience de classe, il a
nettement fait de la totalité et de la réification les notions-clé du marxisme.

(Il) HCC, p. XXXVIII.


(12) De même Lukacs n'a jamais renié aucun ds livres qu'il a écris après 1933. Nous parlerons donc
de tous ces écrits en tant que tels et non pas d'un point de vue éclectique avec de bons et de mauvais
côtés. (Pour cette approche non-dialectique, voir les études citées dans la seconde partie de cet article).
(13) Literatur und Kunst als Uberbau, dans Werke de G. Lukacs, vol. 10, Neuwied, 1969.
(14) Lukacs, Studies in European Realism, New York, 1967, p. 24 (Studies).
(15) G. Lukacs, Thomas Mann, Maspero, 1967, p. 73.
(16) C'est en gros l'approche de I. Mészaros : voir son essai Lukacs Concept of dialectic, dans
G. H. R. Parkinson (éd.), Georg Lukacs, Londres, 1970.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 23

L'objet de la connaissance est une totaUté, un rapport dialectique et


dynamique du tout et des parties qui le constituent, en opposition avec le
processus de réflexion. La dialectique est le seul moyen méthodologique pour
comprendre l'histoire comme un processus et comme un tout :
« C'est dans ce contexte seulement qui intègre les différents faits de la vie sociale
(en tant qu'éléments du devenir historique) dans une totaUté, que la connaissance
des faits devient possible en tant que connaissance de la réalité » (17).
L'avertissement que donne Lukacs aux sociaux-démocrates et à d'autres
penseurs mécanistes sur ce qui arrive inévitablement quand on abandonne la
pensée dialectique c'est-à-dire quand on ne peut plus expliquer l'évolution
historique et sociale par un progrès dû à des changements qualitatifs s'ap-
pUque particulièrement bien à son attitude ultérieure. Visant le marxisme
vulgaire, il écrit :
« Aussitôt que la méthode dialectique et, avec eUe, la prédominance méthodologique
de la totalité sur les moments particuliers ont été ébranlés, aussitôt que les parties ne
trouvaient plus dans l'ensemble leur concept et leur vérité et qu'au contraire, le tout
était éliminé de la recherche comme non-scientifique ou réduit à une simple "idée"
ou bien à une "somme" des parties, la relation reflexive des parties isolées devait
apparaître comme une loi éterneUe de toute société humaine. » (18).
Lukacs dit clairement que le concept de totalité, si on le sépare de la
réification, peut devenir un outil pour la pensée bourgeoise une totalité
mécaniste : c'est l'union de la totalité et de la réification (et non la « praxis »)
qui selon Lukacs, distingue la théorie bourgeoise de la théorie marxiste, en
dévoilant le caractère réifié des rapports sociaux, économiques et politiques
bourgeois. La totalité dialectique et la réification sont donc les outils
nécessaires à la compréhension du caractère profondément historique et
changeant de la société bourgeoise. Ces deux concepts disparaîtront ensuite
des ouvrages de Lukacs, soit par un changement de définition, soit
simplement par éUmination.
Lukacs oppose réaUté et société post-révolutionnaire comme réalité et
idéal, et non comme réalité et possibilité. C'est pour cette raison que le
concept de médiation dans la pensée de Lukacs n'est pas praxis, mais morale,
faisant la médiation entre ce qui est et ce qui devrait être. Le Parti
communiste assume la même fonction : faire la médiation entre l'avenir
socialiste (le devoir-être) et le présent empirique (la construction de la base
socialiste, la passivité des masses). Il n'y a pas de perspective dialectique, pas
de perspective révolutionnaire. Lukacs considère la Révolution russe comme
un fait accompli et la révolution en Europe occidentale a toujours été pour
lui la tâche morale du Parti communiste et non pas une nécessité inhérente
au développement du capitalisme, portée par les masses travailleuses, dans une
relation vivante avec le Parti communiste. Dans ses premiers essais politiques

(17) HCC, Editions de Minuit, Paris 1970, p. 26.


(IB) Ibid., p. 27.
24 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND S0N0LET

(1919-1923), le rôle du Parti devient une mission supra-historique (19), et il


ne faut pas s'étonner de ne trouver dans Histoire et conscience de classe
aucune analyse concrète de la situation socio-pohtique en Hongrie, en
Allemagne, etc., (20) au début des années 1920.
L'abandon par Lukacs d'une perspective révolutionnaire et son recours
nécessaire à la force morale pour progresser doivent être considérés comme
part de son a-historicisme et de son rationaUsme. La pensée dialectique ne
s'appuie pas sur de fausses anti-thèses : bon/mauvais, raison/irrationalité, etc.,
comme le fait la pensée rationaliste, mais saisit ces oppositions comme une
unité nécessaire et inséparable. Mais Lukacs, faute de voir des moyens de
synthèse, accepte de telles alternatives. C'est ainsi que, dans ses essais
poUtiques et ensuite dans sa théorie de la Uttérature, il fait de ces fausses
oppositions une partie de la structure fondamentale de son marxisme (21).
Ceci apparaît de façon particuUèrement claire dans la place que prend, dans
sa pensée, la fonction de la dichotomie, raison/déraison. Comme Lukacs
n'accepte pas la logique nécessaire et inhérente du développement
révolutionnaire de l'histoire, il est obUgé de croire en son progrès rationnel. Il s'appuie
sur la reconnaissance universelle de la Raison pour combattre l'irrationalité et
la destruction qui menacent l'humanité. Dans ce contexte, il est significatif
que l'éthique doive jouer un rôle aussi important ; on trouve incarné le
principe éthique à la fois dans le Parti et dans les grands écrivains réalistes.
L'analyse que fait Lukacs du roman de Cholokhov, Terres défrichées ( 1 95 1 )
n'est qu'un des textes justifiant le rôle moral du Parti communiste :
«Contrastant avec l'éthique de la bourgeoisie, l'éthique socialiste transcende
l'antagonisme entre intérêt pubUc et intérêt privé et détruit ainsi d'une part l'apparence
de l'autonomie de la morale, en en faisant un simple moment il est vrai
important d'une action sociale exemplaire ; d'autre part eUe transcende
l'opposition antagonique entre la morale et Pégoïsme en créant un système de médiations
dialectiques un système d'éducation populaire. » (22).
Mais cela est difficile à réaliser :
« ...s'U n'y a pas dès le départ des hommes pour qui cette union d'éléments objectifs
et subjectifs de la bonne façon de faire ne constitue pas dès le commencement le
principe dominant » (23).
Cette opposition non-dialectique entre l'éducateur et l'éduqué a été
attaquée par Marx dans sa Troisième thèse sur Feuerbach :
« La doctrine matéraliste qui veut que les hommes soient des produits des
circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient

(19) Voir par exemple, « Taktik und Ethik », 1919, G. Lukacs, Werke, vol. 2, Neuwied, 1968, et les
articles écrits pour la revue Kommunismus, publiés dans la partie « Fruhschriften 1919-1922 » dans
Werke, vol. 2, Neuwied, 1968. ,
(20) Voir T. B. Bottomore, ,« Class Structure and Social Consciousness », dans I. Mészàros, Aspects
of History and Class Consciousness, Londres, 1971.
(21) Ceci illustre l'unité fondamentale de la pensée de Lukacs et il est inadmissible de la séparer en
« bonnes » et « mauvaises » parties.
(22) « Neuland unterme Pflug », dans G. Lukacs Werke, vol. 5, Neuwied, 1964 ; S. 501 ; souligné
par nous.
(23) Ibid., souligné par nous.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 25

des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oubUe que ce sont
précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a
lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi eUe tend inévitablement à diviser la
société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société. La coïncidence du
changement des circonstances et de l'activité humaine ne peut être considérée et
comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire » (24).
Comme dans la philosophie des Lumières, objet de la critique de Marx,
l'appréhension mécaniste du rapport de l'individu à la société, conduit à une
forte méfiance envers les masses qui, si elle n'est jamais clairement exprimée
dans les écrits de Lukacs, est impUcite dans l'accent qu'U met sur le rôle de
guide du Parti communiste, dans sa direction morale et politique et comme
seule incarnation des valeurs révolutionnaires. Dans la philosophie des
Lumières, la bourgeoisie défend ses privilèges contre les masses par un appel
philosophique à la responsabilité morale des dirigeants de la société. Pour
Lukacs, le rôle du Parti dans les questions poUtiques et sociales, et des
intellectuels dans le domaine intellectuel (art et Uttérature, etc.) est d'éduquer
les masses incultes. Les grands écrivains réalistes doivent être lus comme des
exemples ; leurs uvres doivent être acceptées en raison de leur pouvoir
moral sur le lecteur. Pour Lukacs, l'art de Tolstoï est un « moyen » de
communiquer un certain contenu, un sermon tendant à tourner l'humanité
vers un renouveau (25) ; Gottfried Keller est féhcité pour avoir réalisé
« l'union de l'aspect poétique avec l'aspect d'éducation populaire » (26), alors
que Thomas Mann devient « l'éducateur de son peuple » (27).
Il est clair que Lukacs voit la société en termes de lutte entre raison et .
déraison, d'où des contradictions qui ne peuvent être surmontées que par la
suprématie des éléments rationnels, c'est-à-dire par l'humanisme. Il cherche
donc des alliés dans tous les hommes éduqués, « éclairés », et fait appel à la
bourgeoisie aussi bien qu'aux sociaUstes. Pour lui, le véritable ennemi n'est
pas la société bourgeoise, mais la déraison incarnée dans la décadence de la
bourgeoisie moderne et dans certaines pratiques staUniennes. Il cherche une
troisième voie et la découvre dans l'humanisme. C'est pourquoi la Uttérature
peut montrer le chemin qui sauvera l'homme de la déraison grâce aux
principes du réalisme critique qui permettra de venir à bout des mauvais
côtés de la littérature du réaUsme socialiste comme de ceux de la Uttérature
de la bourgeoisie décadente. Aussi Lukacs recommande-t-il aux écrivains
modernes de suivre le conseil de Hamlet de présenter un miroir au monde et
d'aider l'humanité à progresser grâce à l'image ainsi réfléchie ; d'aider les
principes humanistes à s'imposer dans une société pleine de contradictions,
qui d'un côté engendrent l'idéal de l'homme complet mais qui en même
temps, dans la pratique, le détruit (28).

Paris.(24)
1966,
Engels,
p. 88.Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Editions Sociales,
(25) Lukacs, Studies, op. cit., p. 193.
(26) Lukacs, Die Grablegung des alten Deutschland, Hambourg, 1967, S. 45.
(27) Thomas Mann, op. cit., p. 34.
(28) Lukacs. Balzac et le réalisme français, Paris, Maspcro, 1968.
26 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND S0N0LET

La théorie Uttéraire de Lukacs, qui s'adapte au cadre que nous venons de


décrire, s'attache moins au « Uttéraire » de la littérature, à sa nature en tant
que Uttérature, qu'à sa fonction dans la société et à sa valeur éducative. Son
esthétique est franchement utiUtaire et ses fréquentes références aux
matériaUstes russes du XIXème siècle, Debrolyobov, Tchernyschevsky et Pisarev, ne
peuvent s'expUquer que par la recherche d'une base pour sa doctrine
Uttéraire. Il faut voir dans son Esthétique un essai pour fonder un jugement
esthétique sur une ontologie humaniste ; se voyant confirmé parTchernyschev
sky, Lukacs le loue d'avoir mis l'accent sur l'union de la connaissance, de
l'action, de la morale et du jugement esthétique dans la pratique quotidienne
de l'homme, une union que l'on retrouve transposée dans la littérature (29).
La Uttérature devient un document, utile ou nuisible suivant qu'elle aide ou
freine l'épanouissement d'une juste conscience sociale. L'idée de base des
matérialistes russes, écrit Lukacs, est que la vie, décrite avec véracité dans la
Uttérature, est le moyen le plus efficace pour faire la lumière sur les
problèmes de la vie sociale et une arme excellente pour la préparation
idéologique de la révolution démocratique qu'ils (Tchernyschevsky, Dobro-
lyobov et Pisarev) attendaient et souhaitaient (30).
A la recherche d'une base pour sa théorie de la Uttérature, Lukacs ne
recourt pas seulement aux écrits des matériaUstes russes mais aussi à ceux de Marx
et Engels. Il affirme que leurs textes sur la Uttérature et l'art forment un tout
cohérent, « une unité de pensée organique et systématique », et il revendique
expUcitement l'appui de ces deux penseurs pour formuler sa théorie générale
et particuUèrement ses concepts de type, de partiaUté et de réalisme (3 1 ).
Mais les écrits de Marx et Engels sont trop ambigus, contradictoires et
non-systématiques pour pouvoir former un tout cohérent ou constituer la base
d'une théorie Uttéraire ; ce sont des aperçus dispersés sur les rapports
entre Uttérature et société. En aucun cas Marx et Engels ne peuvent être
récupérés comme les champions d'une théorie du reflet, ayant saisi la nature
profondément contradictoire des rapports entre la société et l'art.
Revenons à la célèbre Préface de 1857 à la Critique de l'Economie
Politique, où Marx se demande comment une société économiquement
arriérée comme celle de la Grèce antique a pu produire du grand art. Il
affirme que le grand art n'a pas de rapport direct avec le développement
général de la société ni avec la base matérielle. C'est une relation inégale qui
marque le passage de la production matérielle à la production artistique (32).

(29) « Einfuhrung in die Asthetik Tschernyschewskis », dans G. Lukacs, Werke, vol. 10, p. 107.
(30) Lukacs, Studies, op. cit., p. 107.
vol. (31)
10, S.« Einfuhrung
205. in die àsthetischen Schriften von Marx und Engels », dans G. Lukacs, Werke,
(32) Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, 1859, Préface, 1857, Moscou, 1971,
p. 215.
On trouve dans les écrits de Trotsky sur la littérature une théorie très complexe de la médiation. Il
constate, comme Marx, le développement inégal de la littérature et de la société. L'activité artistique,
dit-il, « par sa nature même, retarde par rapport aux autres modes d'expression de l'esprit humain et
encore plus par rapport à l'esprit de classe ». (Trotsky, On Literature and Art, New York, 1970,
pp. 67-68). Dans la création littéraire, des éléments de caractère universel (la peur de la mort, l'amour
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 27

De même, Engels note dans ses remarques sur la culture et l'économie qu'en
ce qui concerne ce qu'il appelle « les idéologies les plus élevées » * (la
philosophie, la théologie, etc.) c'est l'économie qui influence les idées d'une
façon décisive, mais que « les Uens entre les idées et leur base matérielle
d'existence deviennent de plus en plus compUqués, obscurcis de plus en plus
par des chaînes intermédiaires » (33). Engels écrit que la philosophie et la
Uttérature sont influencées par des traditions qui, se rattachant à la division du
travail dans chaque branche, permettent à partir de la base le développement
d'une certaine autonomie : le rapport de la Uttérature avec la société est
essentiellement un rapport dialectique (34).
Contrairement à Lukacs, qui par sa théorie du reflet fait disparaître
l'écrivain derrière une création Uttéraire immédiate, ou qui le transforme en
simple observateur du typique, c'est-à-dire, des rapports sociaux les plus
importants et de leur potentiaUté à l'intérieur d'une époque d'un certain type, Marx
et Engels ont compris la créativité en tant que forme d'activité Ubre. Il ressort
clairement des remarques acerbes que Marx fait sur le célèbre roman
d'Eugène Sue, Les mystères de Paris (35) que si la Uttérature reflète les
intérêts de classes, donc est Uée directement à la structure économique de la
société, elle devient de l'idéologie, un simple épiphénomène, qui ne peut
servir que de document à l'information historique ; elle devient du mauvais
art. Ce n'est qu'en transcendant le point de vue de sa propre classe que
l'écrivain devient le critique de la société précisément parce que l'art s'oppose
à l'idéologie en tant qu'activité libre. Balzac par exemple, bien que
sympathisant sur le plan personnel avec l'aristocratie française, transcende son point
de vue idéologique étroit pour exprimer le triomphe historique nécessaire de
la bourgeoisie. Cette activité critique n'a nullement besoin d'être « positive » ;
Marx dans son commentaire du chef-d'uvre de Diderot, Le Neveu de
Rameau, juge l'uvre de façon dialectique comme une structure à la fois
positive et négative, ayant suivi expUcitement l'interprétation de Hegel. Le
roman dans son essence était « le pessimisme ressortant implicitement de la
conscience de soi », une structure de l'ironie et du pessimisme qui contre-

entre individus) se combinent avec le choix spécifique que fait l'écrivain du matériel historique concret
et de la sélection qu'il opère dans la tradition culturelle antérieure. Pour Trotsky, « la création
artistique... est une trame très complexe qui ne se tisse pas automatiquement... mais vient à jour à travers
des inter-relations très compliquées... » (Ibid., p. 70).
Voronsky (1884-1943), qui a soutenu Trotsky contre Staline et qui fut membre de l'Opposition de
gauche (1925-27) critiqua les théories bassement utilitaires de l'art qui se développèrent en Russie
pendant les années 1920 (par ex. la tendance Proletcult, Le Front de gauche de l'Art), défendant les
qualités littéraires de base de la littérature. Il fut arrêté en 1935 et mourut en camp de concentration
en 1943.
Plus récemment L. Goldmann a tenté d'élaborer une véritable méthode marxiste ; elle met l'accent
sur la cohérence d'une uvre littéraire et sur son rapport avec les affiliations de groupe particulières à
chaque écrivain, essayant de faire ressortir « Fhomologie des structures » entre l'uvre et le groupe
social de l'écrivain et d'expliquer ainsi l'ensemble du texte. Voir surtout Le Dieu caché, (Paris, 1955) ;
Structures mentales et création culturelle (Paris, 1970).
(33) Lettre à J. Bloch, dans Marx et Engels, Selected Works, Moscou. 1962, vol. 11, pp. 488-489.
(34) Ibid., pp. 493-495 ; voir Trotsky, Littérature et Révolution, éd. 10/18, Paris, 1971.
(35) Marx et Engels, Im sainte famille, ch. VIII.
28 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND SONOLET

disait les doctrines de base de la philosophie des Lumières. La norme de la


critique de Marx n'était pas ici le typique positif, mais une union d'éléments
contradictoires (36), « le pessimisme ressortant implicitement » est une forme
d'aUénation, et ce réaUsme impUque cette aUénation du moi dans la
Uttérature.
Le problème du réaUsme est aussi le problème de l'aUénation. Pour
Marx, le capitaUsme à travers sa grande division du travail, crée une société
dans laquelle la totalité de l'homme est remplacée par une fragmentation :
l'homme, dans sa sensualité, dans son émotivité, dans sa créativité, est réduit
à une seule activité, son travail devient une chose extérieure, oppressive, qui
domine sa vie sans l'épanouir. L'homme devient un objet et son activité
devient une activité forcée et aUénée. Sa totalité ne peut s'accomplir que par
son action révolutionnaire pour l'abolition du système capitaUste (37).
Mais Lukacs qui écrit, dans Histoire et conscience de classe, que Marx a
découvert et développé les concepts d'aUénation et de réification en en
faisant des phénomènes inévitables de la société capitaUste, propose
maintenant que l'écrivain adopte, sur le plan éthique, un point de vue qui s'y
oppose, ce qu'il ne peut faire puisqu'il est aUéné. Ecrire est à la fois
l'expression de l'aUénation et une opposition à cette même aUénation. Le
problème de la totalité de l'homme devient un problème d'humanisme, une
question d'engagement éthique. Lukacs dit que la totalité de l'homme est un
problème qui a agité tous les grands esprits, Shakespeare, Goethe, Balzac,
Tolstoï. Ainsi le marxisme est défini comme la continuation de l'humanisme
bourgeois, son esthétique est une continuation du réaUsme bourgeois et le
concept de la totaUté un postulat non pas scientifique, mais moral :
« Marx et Engels demandent aux écrivains de leur temps de prendre position, par la
caractérisation qu'il donne de leurs personnages, contre la désintégration et les effets
dégradants de la division du travail, et de saisir les hommes dans leur essence et dans
leur totaUté. » (38).
Avec une théorie aussi utiUtaire, Lukacs ne peut qu'apprécier de façon
formelle la totaUté d'un texte Uttéraire, puisqu'il a, avant tout, en vue son
impact éducatif, orienté vers l'avenir, impact qui s'incarne dans son concept
du type. Car le type est le médiateur entre ce qui est et ce qui devrait être,
et la catégorie esthétique la plus importante le réaUsme est valable
précisément parce qu'elle est le véritable reflet de l'évolution sociale par sa
représentation de types qui, par le spécifique, relient les traits généraux et les
traits particuliers d'une époque. Le rationaUsme de Lukacs, l'importance qu'il
donne à l'éthique et son approche avant tout utilitaire supposent une théorie
à la fois éclectique et arbitraire, et dans son analyse de textes, le continu
domine tout à fait la forme, la société domine la littérature.

(36) Marx et Engels, Ecrits sur l'art, éd. sociales, Paris. Hegel discute du roman de Diderot dans
Phénoménologie de l'esprit, éd. Aubier-Montaigne, Paris.
(37) Marx, Manuscrits économiques et philosophiques, 1944.
(38) G. Lukacs, Werke, vol. 10, p. 219. Cf. aussi, p. 219.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 29

II. LE REALISME CRITIQUE DE LUKACS

a) Le réalisme comme théorie du reflet


Contrairement à ceUe de Trotsky, la théorie Uttéraire de Lukacs est
non-dialectique et construite sur le concept du « reflet » qui la rapproche
beaucoup du positivisme du XIXème siècle. Comme dans le positivisme, les
éléments littéraires sont toujours comparés avec des traits sociaux réels et ne
sont pas considérés en eux-mêmes dans leur contexte Uttéraire spécifique ; leur
signification est donnée en dehors de ce contexte (39).
D'après Lukacs, on peut faire remonter la théorie du reflet jusqu'à
Platon, jusqu'aux esthéticiens du XVIIIème siècle (du Bos, Herder) et
jusqu'au positivisme du XIXème siècle. La Uttérature devient le reflet de sociétés
entières, et aucun effort n'a été fait pour reUer des uvres littéraires
individuelles à leur rôle et arrière-plan sociaux particuUers, ni à leur structure
Uttéraire intrinsèque. C'est à Marx qu'U a échu, dit Lukacs, de porter la
théorie du reflet « à son accomplissement dialectique », c'est-à-dire « à une
conception dialectique correcte du rapport entre être et conscience » (40).
Pour Lukacs, la littérature réaUste impUque ce rapport « correct », car la
grande Uttérature est objective. Cependant comment réaUser l'objectivité si
l'on accepte un rapport direct entre la Uttérature et l'ensemble de la société ?
Le médiateur entre Uttérature et société est l'écrivain, car la Uttérature n'est
pas une création spontanée. Il est clair que pour Lukacs le reflet de la société
dans la Uttérature n'est pas direct mais intentionnel ; l'objectivité du reflet
dépend de l'attitude de l'écrivain vis-à-vis de l'évolution de la société. L'image
qu'il donne de la société n'est objective que s'il fait le bon choix de matériel,
s'il le transforme en matériel typique.
C'est donc de l'honnêteté personnelle de l'auteur, de l'individu, que
dépend l'objectivité. Et cet individu, si l'on en croit l'analyse de Lukacs,
devient, dans la société bourgeoise, de plus en plus aliéné :
« L'écrivain bourgeois, vraiment honnête et doué qui a vécu et écrit dans la période
qui a suivi les grands événements de 1848 ne pouvait évidemment pas faire
l'expérience ni partager l'évolution de sa classe avec la même sincère dévotion ni
avec la même intensité de sentiments que ses prédécesseurs... Et, ne trouvant dans la
société de leur temps rien qu'Us puissent accepter de tout cur... Us restèrent de
simples spectateurs du processus social... » (41).
L'écrivain devient un spectateur, un témoin impartial de la vie sociale.
Mais cela est en contradiction avec le marxisme qui affirme que la société ne
se compose pas d'une masse d'individus, c'est-à-dire n'est pas atomisée comme
ce que veut en faire Lukacs, mais se compose de formations sociales telles

(39) Voir Taine, Introduction à l'histoire de la littérature anglaise, 1864, et plus récemment, R. Escar-
pit, Le littéraire et le social, Paris, 1970.
(40) Lukacs, Studies, op. cit., p. 119.
(41) Ibid., p. 141.
30 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND SONOLET

que les classes et les groupes à l'intérieur des classes. La classe se définit par
la position dans la production économique et sociale, par le comportement,
les idéaux, les aspirations ; la conscience de classe se développe parce qu'une
classe s'oppose nécessairement à une autre.
L'écrivain du XIXème siècle appartient à une classe sociale, la
bourgeoisie. C'est précisément cette médiation qui manque à la théorie de la
Uttérature de Lukacs. L'écrivain ne transpose pas sur le plan de la littérature
une vision du monde d'une classe, mais plutôt les forces progressistes de la
société, à condition toujours qu'il ait les qualités morales nécessaires ou la
chance de pouvoir refléter directement ces tendances progressistes. La
structure de classe historiquement complexe du capitaUsme n'apparaît pas dans
cette analyse, et Lukacs ne peut donc distinguer de façon critique entre
les écrivains réaUstes (Tourgueniev, Dostoievsky, Tolstoï par exemple) qu'en
analysant leur point de vue personnel, puisque pour lui, la bourgeoisie est un
bloc non-différencié et non pas un groupe particuUer.
Parce qu'il n'a pas réussi entre autres choses à définir clairement la
position sociale particuUere d'un écrivain par rapport à la classe sociale ni
à étabUr une relation spécifique entre l'uvre Uttéraire et la société, Lukacs a
été conduit à ignorer le problème de l'aUénation. Aussi, alors qu'il affirme
que le déclin du vrai réalisme après 1848 est Ué à l'isolement croissant des
écrivains dans la vie sociale il donne en particulier Flaubert et Zola comme
exemple de ce processus il pense que les romans de Thomas Mann La
montagne magique en particuUer reflètent adéquatement la nature de la
société bourgeoise grâce aux « tendances progressistes » de Mann, et parce
qu'il a eu en tant qu'individu écrivant, une expérience « profonde » et
« radicale », des problèmes fondamentaux de la société allemande. Lukacs
déclare qu'après 1918, Mann a compris ce fait essentiel que, sans démocratie
« une culture véritablement allemande ne pourrait pas renaître » ; « le combat
pour la démocratie se transforme dès lors chez lui, en un combat contre la
décadence » (42).
Les uvres de Mann reflètent la société comme un tout ; la grande
Uttérature est le miroir du mouvement social progressiste. Mais comment
cela est-il possible ? Lukacs a écrit expressément que la tendance de la
société capitaUste dans les dernières décennies du XIXème siècle et les
premières du XXème était d'aUéner l'écrivain et d'en faire un spectateur. En
voulant expliquer pourquoi Mann peut être un grand écrivain réaUste à une
époque où les conditions sociales qui rendent possible le vrai problème ont
disparu, Lukacs est contraint d'aboutir à une interprétation tout à fait
individuaUste. Il soutient qu'en Allemagne, la révolution de 1848 et les
répercussions de la Commune de Paris ont eu pour effet de réduire
« également à l'extrême cette marge permettant une interaction vivante entre
l'art moderne et la vie sociale » (43). Il donne donc une réponse simple aux

(42) Thomas Mann, op. cit., p. 34.


(43) Ibid., p. 56.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 31
contradictions qui apparaissent dans sa propre théorie : Mann a évolué sur le
plan individuel au-delà de son horizon bourgeois, pour en arriver à une
position où il reconnaissait l'inévitabiUté du socialisme (44). Mann est capable
de créer des uvres réalistes justement parce que sur le plan personnel, U
transcende l'aUénation (45). C'est pour cette raison que, dans son art même,
il appréhende les contradictions fondamentales de la société. Les uvres de
Mann, dit Lukacs, sont réaUstes car elles reflètent une totalité et pas
simplement une perspective ou une « tranche de vie » ; et si elles ne donnent
pas une image directe de la lutte de classe, les problèmes idéologiques,
émotionnels et moraux, tous les réflexes typiques de la société bourgeoise
marquée par la lutte de classes émergent comme un aboutissement dans une
totalité plus complète et plus compréhensible (46).
La définition de la totaUté que donne Lukacs dans ses premiers écrits,
en a fait, nous l'avons vu, le concept-clé de la dialectique marxiste. L'objet de
la connaissance est toujours considéré comme un fait total, dont on ne peut
comprendre les parties prises isolément en dehors du contexte du tout ; le
tout n'a de sens que dans son rapport avec tous ses éléments constituants.
Dans la théorie Uttéraire de Lukacs, la totaUté devient une « totaUté
d'objets » (Hegel), mais « d'objets » qui n'ont pas de rapport dialectique
vivant avec les uvres Uttéraires et qui n'existent qu'en tant que faits,
événements, évolutions qui, détachés de leur contexte, indiquent la position
sociale exacte de l'écrivain par rapport aux problèmes sociaux :
« La véritable totaUté artistique d'une uvre Uttéraire dépend de la perfection du
tableau qu'U donne des facteurs sociaux essentiels qui déterminent le monde
dépeint... La marque de génie des chefs-d'uvres réaUstes, c'est que leur totaUté
intensive de facteurs sociaux essentiels n'exige pas... une insertion d'une précision
minutieuse ou pédante et encyclopédique de tous les fils qui tissent l'entrelac
social... la copie exacte de la réaUté par un simple spectateur ne donne pas un
principe de groupement inhérent au sujet lui-même. » (47).
La totalité est donc le principe qui étaye toute grande Uttérature
réaUste ; c'est le principe d'organisation qui permet à l'auteur de faire le
choix entre l'essentiel et l'inessentiel dans le matériel qu'U utiUse. Mais cela

(44) Ibid., p. 60.


(45) Pourtant l'existence même de la forme romantique comme structure d'une recherche vaine
d'authentiques valeurs suggère le caractère aliéné de l'auteur et de sa création dans la société
bourgeoise. Dans la société capitaliste, les valeurs quantitatives tendent à dominer les valeurs
qualitatives - amour, communauté, etc. - bien que cette dernière valeur demeure, plus ou moins
consciemment, l'objectif de groupes oppositionnels dans la société bourgeoise. La création artistique et littéraire
est une des expressions de cette lutte pour l'authenticité.
Voir L. Goldmann « Introduction aux problèmes d'une sociologie du roman » dans Pour une
sociologie du roman, op. cit. ; G. Mouillaud, Sociologie des romans de Stendhal : Premières Recherches, in
Revue Internationale des Sciences Sociales, vol. XIX, N. 4, pp. 624-641, 1967.
U est significatif de voir que l'on trouve rarement dans la critique littéraire marxiste de Lukacs des
appréciations se rapportant à la forme et au style ; il n'essaie jamais par exemple de relier ce qui reste
de la forme du roman dans une société socialiste comme la Russie avec la nature profonde du
socialisme russe.
(46) Lukacs, Thomas Mann.
(47) Lukacs, Studies, op. cit., pp. 147-148.
32 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND S0N0LET

ne veut pas dire que chaque oeuvre d'art doit tendre à refléter la totalité
objective, extensive de la vie, car la totalité artistique est intensive.
« En représentant des hommes et des situations individueUes, l'artiste donne l'illusion
de la vie... il fait vivre "son propre monde" comme un reflet de la vie dans son
mouvement total, comme processus et totalité, en intensifiant et surpassant dans sa
totaUté et dans ses particularités, le reflet totaUsant des événements de la vie » (48).

La Uttérature donne donc une image de l'homme et de la société en


mouvement, c'est-à-dire qu'elle reflète une potentiaUté sociale progressiste,
existant à l'intérieur de l'individu et de la société. Seuls un mode de
présentation réaUste, l'honnêteté et l'intégrité de l'écrivain quand il décrit ce
qu'il voit, et finalement avec le décUn de la bourgeoisie après 1848, une
sympathie pour le sociaUsme, permettent la création des quaUtés essentielles à
la grande littérature. Celle-ci est alors Uée au sort économique et politique
d'une classe sociale particulière grossièrement définie, et pour Lukacs le
roman devient un accessoire de la croissance et de la décroissance du réalisme,
de la montée, du déclin et de la chute définitive du capitalisme. On conçoit
donc la totaUté comme le reflet « correct » de ces processus externes ; on
peut donc ainsi se servir du roman comme source d'information sur la société
bourgeoise et sur son idéologie. La guerre et la paix et Anna Karénine sont
manifestement utilisés de cette façon : les principaux personnages
n'apparaissent qu'en fonction de leur opinion sur le rapport paysan-aristocratie , le
simple fait qu'ils reflètent les classes et Tolstoï avec eux, comme
progressistes (49). Lukacs loue Balzac pour avoir créé des types capitaUste,
romantique et aristocratique (Nucingen, Crevel, Vautrin, Maufrigneuse, etc.) ;
pourtant ces différents types ne sont jamais reliés les uns aux autres, et dans
la théorie lukàcsienne, ils semblent exister isolément les uns des autres ; ils
sont analysés pour ce qu'Us disent ou font à un moment précis dans des
scènes précises, jamais dans le contexte général des romans.
En raison de cette absence de médiation pas d'affiliation concrète à
une classe ni à un groupe Lukacs n'arrive jamais à expliquer de façon
adéquate la totaUté d'un texte Uttéraire, pas plus que les différences réelles
qui existent entre les différents auteurs. Pour lui, Balzac et Stendhal sont
tous deux réaUstes, « s'efforçant comme lui de dégager par la révélation
consciencieuse des causes véritables des événements sociaux la nature typique
de tout phénomène social » (50) ; mais comme réaUste, Balzac est le meilleur
malgré ses côtés fantastiques (Vautrin, La peau de chagrin, etc.). Il ne peut
faire de différence entre eux qu'en se basant sur leur idéologie et sur leur
caractère personnel. Le goût personnel de Stendhal va aux auteurs des
Lumières, celui de Balzac plutôt aux romantiques post-révolutionnaires.
Comment Balzac pouvait-il alors être le plus grand réaliste ? Lukacs répond :

(48) Lukacs, Writer and Critic, Londres, 1971 (W. C), p. 39.
(49) Lukacs, Studies, ch. 6.
(50) Ibid., p. 70, édition française : Balzac et le réalisme français, Maspero, Paris, 1969, p. 75.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 33
« Balzac fait partie de ces écrivains chez lesquels cet accueil du romantisme, et en
même temps l'essai de le surmonter, se présentent sous la forme la plus large et la
plus consciente, Stendhal, par contre, rejette consciemment le romantisme de prime
abord. » (51)
Le romantisme, dit Lukacs, bien que réactionnaire, n'en est pas moins
une protestation contre le développement capitaliste et c'est du rejet ou de
l'acceptation du romantisme que dépend l'aptitude de l'écrivain à faire un
portrait fidèle du monde bourgeois. D'après Lukacs, Balzac, bien que
personnellement favorable au romantisme, le dépasse sur le plan artistique en
montrant la transformation de la société française en une société entièrement
capitaUste :
« L'opposition profonde entre Balzac et Stendhal réside en ceci que la conception
du monde de Balzac fut touchée et influencée de façon capitale par tous ces
courants, tandis que la conception du monde de Stendhal était pour l'essentiel une
continuation conséquente et intéressante de l'idéologie rationaUste d'avant la
Révolution » (52),
Ainsi Balzac « sur la base de sa vision du monde beaucoup plus confuse,
carrément réactionnaire à maints égards, a reflété plus complètement et plus
profondément la période comprise entre 1789 et 1848 » que Stendhal
pourtant plus progressiste dans ses idées. Ainsi Balzac pouvait mettre en scène les
nouveaux capitaUstes en pleine ascension, alors que l'unique capitaUste de
Stendhal, Leuwen, est « beaucoup moins profond et moins ample »,
apparaissant comme « une transposition extraordinairement fidèle de traits empruntés
au siècle des Lumières dans la monarchie de Juillet » (53). .
Lukacs découvre aussi qu'alors que les héros de chacun de ces auteurs
entrent « dans le jeu de l'arrivisme et de la corruption », ceux de Stendhal
restent purs et insensibles alors que ceux de Balzac deviennent tout à fait
corrompus (54), et Lukacs en conclut qu'U y a « un élément profondément
romantique » dans Stendhal, mais s'il en était ainsi, cela voudrait dire que
toute l'uvre de Stendhal est romantique.
Lukacs a séparé des éléments qui, à première vue, apparaissent comme
romantiques de leur contexte particuUer, et les a traités en les isolant des
autres parties du tout Uttéraire. Cet éclectisme montre qu'il n'y a pas de vue
englobante qui pourrait intégrer et expliquer ces éléments apparemment
contradictoires. Stendhal est donc considéré comme réaliste, parce qu'il
dépeint de façon réaliste les aspirations des romantiques et son romantisme
est attribué à son refus d'accepter « que la période héroïque de la bourgeoisie
avait pris fin », alors que Balzac avait compris » que la Restauration n'est
qu'une coulisse de la capitalisation croissante de la France.» englobant la
noblesse avec une force irrésistible » (55). Mais Lukacs ne pose jamais la

(51) Ibid., p. 72..


(52) Ibid., p. 83.
(53) Ibid., p. 84.
(54) Ibid., p. 87.
(55) Ibid., p. 85.

l'homme et la société n. 26-3


34 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND SONOLET

question de savoir pourquoi l'uvre de Stendhal a vu le jour précisément


dans cette période. Il n'essaie pas de préciser clairement les différences
d'univers qui, dans leurs romans, séparent ces deux écrivains (par exemple la
raison, le romantisme, l'optimisme chez Stendhal ; le réalisme, l'irrationnel, le
pessimisme chez Balzac), ni de saisir leur uvre de façon génétique. La
transposition des facteurs économiques est chez Balzac claire et non-ambiguë,
et la différence essentielle dans le triomphe du réalisme chez l'un et non chez
l'autre se réduit à une question de traits personnels et de psychologie (56).
Si Lukacs se montre incapable de saisir la totaUté d'un texte Uttéraire,
cela est dû à l'absence de tout élément médiateur entre l'écrivain et la
société. Pour comprendre les visions du monde différentes de Balzac et de
Stendhal, U est indispensable pour éviter une interprétation arbitraire, de
définir leur rapport classe/groupe. Comme Lukacs n'arrive pas à établir une
conception dialectique de la totaUté, U est conduit à détruire l'unité de
l'uvre de Balzac, de peur qu'on ne l'interprète comme un romantique. La
méthode dialectique englobe les parties et le tout, et quand Lukacs écrit que
Balzac « au mieux de sa forme » subit l'influence des romantiques sans
devenir romantique lui-même, U est important de savoir ce que veut dire « au
mieux de sa forme » et si l'on peut séparer les « ingrédients romantiques » de
l'ensemble du tableau « fantastique ». Lukacs préfère les écarter en
expliquant qu'ils sont étrangers à l'ensemble de l'uvre de Balzac :
« L'élément fantastique dans Balzac vient simplement du fait qu'U pousse jusqu'au
bout la pensée des nécessités de la réaUté sociale, au-delà de leurs Umites normales,
au-delà même de leur possibilité de réaUsation » (57).
Ces problèmes apparaissent plus clairement encore quand Lukacs parle
du réaUsme russe. Il suit Engels dans son analyse de Tolstoï disant que le
développement tardif du capitaUsme russe a créé une idéologie bourgeoise
moins apolégétique qu'en Europe occidentale :
« Les conditions sociales qui ont lavorisé le réaUsme et déterminé l'évolution de la
Uttérature européenne, de Swift à Stendhal, existaient toujours... bien que sous une
forme différente et dans une situation grandement transformée » (58).
En Russie, contrairement à ce qui se passait en Europe occidentale, le
conflit de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat n'était pas encore
devenu « le nud de tout problème social » (59). Le développement
capitaliste avait « retardé » l'apparition de cette lutte dans la Uttérature russe.
Tolstoï a ainsi pu devenir « le miroir poétique » de l'évolution russe à une

(56) Avec le livre de I. Watt qui eut beaucoup d'influence, The Rise of the Novel, 1956, les
différences entre les structures romantiques se réduisirent à de simples différences individuelles étant donné
que l'argument de Watt est que les classes moyennes ont créé la forme du romantisme. Voir
A. Swingewood and D. Laurenson, Sociology of Literature, Londres, 1972, ch. 8 : « Fielding, Tom
Jones and the Rise of the Novel », où on essaie de rattacher concrètement le roman de Fielding au
déclin de la gentry.
(57) Lukacs, Studies, op. cit., p. 60.
(58) Ibid.
(59) Ibid., p. 135.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 35

période où le réaUsme européen se transformait en naturalisme, car le


réaUsme de Tolstoï était étroitement Ué à l'éveU des possibilités
révolutionnaires. Tolstoï, écrit Lukacs, suivant ainsi l'analyse de Lénine, dépeint les
efforts non pas du prolétariat mais des paysans et les contradictions que l'on
trouve chez Tolstoï.., sont un véritable miroir des circonstances
contradictoires dans lesquelles s'est déroulée l'histoire de la paysannerie dans notre
révolution (60). Tolstoï, contrairement à Flaubert et à Zola, n'était pas un
spectateur, mais un écrivain passionnément engagé dans la vie et dans les
problèmes des masses. C'est cela et les conditions sociales particulières au
capitalisme russe qui ont été cruciaux pour le réaUsme de Tolstoï. Il pouvait
donc faire un tableau exact. Son contemporain Dostoievsky partant d'une
perspective différente et décrivant un monde complètement différent de celui
de Tolstoï, n'en est pas moins aussi un réaliste. Mais comment Lukacs
explique-t-il qu'alors que les valeurs de Dostoievsky étaient des valeurs
non-progressistes et que la fiction qu'U créait était dominée par des éléments
irrationnels, il n'en reste pas moins un réaUste de la même façon ou d'une
façon similaire à celle de Tolstoï ?
Lukacs soutient que l'uvre de Dostoievsky est le reflet de la dynamique
de la Russie au XIXème siècle, englobant « la totalité » de la société russe, et
exprimant « une crise profonde ». Contrastant avec Tolstoï dont les
préoccupations allaient d'abord à la paysannerie, Dostoievsky décrit « la misère des
villes », la misère des opprimés et des insultés, mais dépeint cependant « le
même processus de dissolution de l'ancienne Russie et les germes de sa
renaissance... dans la misère des villes» (61). Ces écrivains sont tous deux
réalistes, dit Lukacs ; la forme de leurs romans est en gros semblable,
précisément parce que ces romans reflètent le développement historique tardif
du capitalisme. Nulle part aiUeurs, la pauvreté de la méthode de Lukacs n'est
plus évidente que dans cette fausse comparaison qui ignore tout sens de la
totalité dialectique et qui emploie la théorie du reflet, de façon mécaniste et
dogmatique.
La théorie du reflet de Lukacs représente donc un déterminisme et un
réductionnisme complets. Le roman est le reflet du sort économique et
politique de la bourgeoisie et de la société prises globalement ; c'est la société
de classes qui donne la clé de l'origine et de la signification d'un roman. Bien
sûr, personne ne nie l'importance du développement historique général du
capitaUsme bourgeois pour la compréhension de la créativité Uttéraire, mais
en faire la seule expUcation d'un texte littéraire spécifique, ne peut se
justifier. Ce n'est pas ainsi qu'on peut expUquer les contradictions sur le plan
culturel : Tourgueniev et Dostoievsky, Balzac et Stendhal, Mann et Kafka. La
méthode de Lukacs ne peut pas servir à expliquer des rapports spécifiques, et
comme Taine, il ne fait qu'établir un système de relations rigidement
déterministes entre Uttérature et société. Les différences spécifiques entre des

(60) Ibid., voir Lénine, Léon Tolstoï et son époque », dans Trotsky, Art et Littérature, Moscou, 1970.
(61) Lukacs, « Dostoievsky » 1943,. dans R.Wellek, Dostoievsky, New-Jersey, 1962, pp. 154-155.
36 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND SONOLET

contemporains que Lukacs quaUfie de réalistes ne sont pour lui que des
différences d'origine sociale, d'éducation et d'idéologie : il ne fait jamais la
liaison entre un texte particuUer et le mode particuUer d'existence d'un
écrivain. Il n'y a pas de médiations.
Lukacs élude trop facilement le vrai problème en parlant de l'autonomie
partiale des idéologies, de l'interaction complexe des causes et des effets et en
citant la remarque d'Engels qu'en dernier ressort, le facteur économique est le
facteur décisif. A un endroit, Lukacs écrit que le problème du développement
inégal entre l'art et la société ne peut être résolu que « sur la base d'une
analyse concrète d'une situation concrète », et il cite Marx :
« La difficulté vient avant tout de la formulation générale de ces contradictions. Dès
qu'on peut les décrire de façon spécifique, eUes sont immédiatement résolues » (62).
Dans tout ce qu'a écrit Lukacs sur le roman, U n'y a pas un seul
exemple d'analyse concrète, seulement une discussion générale et éclectique.

b) Le réalisme et la théorie du type


Au centre de la théorie de Lukacs du réaUsme critique, on trouve le
concept du type, ce qu'il appelle « le véritable critère de l'accomplissement
littéraire » (63) et qui est le sceau de sa théorie marxiste du roman, à travers
ses essais sur Goethe, Tolstoï, Mann et Balzac jusqu'aux textes plus récents
sur l'avant-garde et Soljénitsyne. Nous avons vu qu'Engels a utilisé le terme
« type », mais le concept et la théorie sont plus significatifs que ses
remarques fortuites. Dans la théorie Uttéraire des matérialistes russes du
XIXème siècle BieUnsky, Tchernychevsky, DobroUoubov et Pisarev le
typique devient le critère de base du mérite littéraire et social. Ce sont ces
écrivains qui ont les premiers exprimé une théorie du réalisme critique, et
Trotsky a écrit qu'en Russie au milieu du XXême siècle, la Uttérature « était
une préparation à la politique », et que pour juger de la littérature, il était
essentiel de la reUer directement aux conditions socio-poUtiques (64).
Les matériaUstes russes voyaient surtout dans la Uttérature un miroir de
la vie sociale, cette littérature étant fondée sur la vie réelle. Ils rejetaient
l'affirmation de Tourgueniev selon qui l'art embellissait la vie, et déclaraient
que la littérature jaillit directement de l'expérience qu'elle rend bien ou mal,
mais qu'eUe ne transcende jamais. La littérature avait pour fonction de
fournir l'information, de la transmettre au lecteur comme une vérité, mais
non de l'embeUir. L'art « rappelle » à l'homme ses expériences, écrit Tcher-
nychewsky, et est une copie de la réaUté. Lukacs cite en l'approuvant,
BieUnsky quand il dit que l'Eugène Onéguine de Pouchkine, englobant la
totaUté de la vie russe, est une encyclopédie de la Russie (65). La méthode

(62) Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, op. cit., p. 216.


(63) Lukacs, op. cit., p. 57.
(64) Trotsky, Littérature et Révolution, op. cit. Sur les matérialistes russes, voir F. Venturi, Roots
of Revolution, Londres, 1961.
(65) Lukacs, op. cit.. p. 249.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 37

critique utiUtaire conçue par ces matériaUstes russes se caractérisait


essentiellement par un optimisme pour l'avenir, par l'accent mis sur le typique et sur
le rôle social de la Uttérature.
Dès les années 1840, BieUnsky avait défini le typique en reUant ce
concept à une approche tout à fait utiUtaire abordant la Uttérature sous le
biais des services qu'elle rendait à la société. Pour lui comme pour Lukacs,
les principes de la sélection, de la distinction entre l'essentiel et l'inutile,
étaient avant tout sociaux et ne venaient pas de la Uttérature elle-même. La
vie est source de documentation et l'artiste met en lumière les traits essentiels
de la vie sociale, économique et politique. Dobrolioubov, dans son analyse
d'Oblomov de Goncharov et de Roudine de Tourgueniev, écrit qu'en
représentant ce type dont l'essence était l'oisiveté, la Uttérature a éclairé un
important problème social et moral, et a ainsi joué un rôle précieux (66).
Les Umites méthodologiques de cette approche mécaniste de la
Uttérature sont évidentes. Dans les années 1920, les théoriciens marxistes les plus
importants eurent tendance à ignorer ses postulats fondamentaux, et Trotsky
et Voronsky développèrent des idées qui heurtèrent de front ce jeune
matérialisme (67). Mais avec la montée et la consoUdation du stalinisme dans
les années 30, ces textes matérialistes prirent une importance considérable en
tant qu'arme contre les Formalistes et comme soutien de la théorie du
réaUsme socialiste (68). Le type, le héros positif et l'optimisme social
devinrent les éléments dominants à la fois du roman russe et de sa critique,
en opposition à l'excentrique, au moyen, au pathologique et au tragique.
Tout cela Lukacs l'accepte, et ce qui, chez Engels n'était que suggéré, devient
ici un dogme :
« La catégorie et le critère centraux de la Uttérature réaUste est le type, synthèse
particulière qui, organiquement relie le général et le particuUer à la fois en ce qui
concerne les personnages et les situations. Ce qui caractérise un type... est que tous
les facteurs humains essentiels sur le plan humain et social y sont présents, au niveau
le plus élevé de leur développement, dans l'épanouissement extrême de toutes les
possibiUtés latentes en eux, dans la représentation extrême de leurs extrêmes,
rendant concrets l'apogée et les limitations des hommes et des époques. » (69).
Ainsi le grand réalisme dépeint l'homme dans son intégralité s'opposant
« à la destruction de l'accomplissement de la personnaUté humaine » (70) due
à la spécialisation croissante et à la réification inhérente au « progrès » de la
bourgeoisie. Il affirme qu'une description vivante des êtres humains n'est
possible qu'à travers la création de types :
« Il est question ici du Uen organique, indissoluble entre l'homme en tant
qu'individu privé et l'homme comme être social, comme membre d'une
communauté. » (71).

(66) N. A. Dobrolioubov, Essais philosophiques, Moscou, 1956, pp. 394-398.


(67) Voir P. Demetz, Marx, Engels and the Poets, op. cit., ch. 8.
(68) La théorie du réalisme socialiste a été institutionnalisée au Premier congrès des Ecrivans
soviétiques en 1934. Tous les groupes d'écrivains indépendants furent à ce moment liquidés.
(69) Lukacs, Studies, p. 6.
(70) Lukacs, ibid.
(71) Ibid., p. 8.
38 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND S0NOLET

Le type est done la fusion entre le monde privé et le monde public, le


monde de l'ambition personnelle et de la portée sociale. Les conflits
personnels du Rastignac de Balzac sont « ceux de toute la jeune génération
de la période post-napoléonienne » (72), alors que dans le personnage du Père
Goriot Balzac dévoile les contradictions inhérentes à la société bourgeoise aux
niveaux extrêmes : Rastignac, les filles de Goriot et Vautrin représentent les
derniers extrêmes et donc « un tableau épouvantablement précis et typique de
la société bourgeoise ». Lukacs écrit :
« Séparez n'importe quel conflit du contexte général et vous découvrez un conte
fantastique, mélodramatique, invraisemblable... Ce n'est qu'en exagérant à l'extrême
des événements improbables que Balzac a pu montrer que Vautrin et Goriot sont
tous deux victimes de la société capitaUste et se rebeUent contre ses conséquences-
partant d'une conception partielle de la société et de ses contradictions, il a pu
montrer qu'un aimable salon et une prison n'ont qu'une différence quantitative et
incidente, qu'ils se ressemblent dans le fond et que la mentalité bourgeoise et le
crime se cachent imperceptiblement dans l'un comme dans l'autre » (73).
Zola, lui, sombre dans le lieu commun, car jamais aucun de ses
personnages « n'arrive à devenir un type » (74). Le réalisme, dit Lukacs, se
concentre sur la peinture des « facteurs essentiels » des processus sociaux et
des tendances sociales « à travers les efforts d'individus passionnés » (75).
L'intrigue du roman réaliste reflète de façon poétique la réalité en décrivant
« le modèle le plus marquant que les relations entre les hommes, entre les
hommes et la société, entre les hommes et la nature suivent dans la vie
réelle » (76). Il rejette les phénomènes superficiels, le monde quotidien de
l'existence capitaliste précisément parce que l'homme « moyen » est
médiocre, « parce que les contractions sociales qui objectivement déterminent
son existence n'atteignent pas, ni par lui ni en lui, leur expression suprême,
mais parce qu'au contraire l'homme et ses contradictions s'émoussent les uns
les autres et se nivellent jusqu'à atteindre un équilibre superficiel » (77).
L'attaque de Lukacs contre le naturaUsme est concentrée surtout sur sa
soumission « à la nature non-poétique de la société » car le « moyen »
représenté dans l'art « dilue et étouffe » les contradictions sociales « à
travers l'homme moyen ils perdent leur caractère concluant ». Pour éviter ce
danger, pour peindre de façon réaliste, « la vie vibrante » de la société,
l'écrivain doit saisir la dynamique essentielle de son époque ; plus il note avec
acuité les questions essentielles de son temps, « moins il sombrera dans la
banalité ». Créer un type suppose que l'on s'écarte de l'expérience de chaque
jour et le meilleur moyen de créer un type au niveau le plus élevé est de

(72) Lukacs, op. cit., p. 160.


(73) Ibid., p. 50.
(74) Ibid., Lukacs, Studies, p. 92.
(75) Ibid., p. 168.
(76) Ibid.
(77) Ibid., pp. 168-170.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 39

pousser jusqu'à un point extrême le personnage et la situation (78). De même,


seuls les écrivains Ués à la vie sociale peuvent créer des types :
« C'est de la sensibiUté de l'écrivain pour ce que la communauté ressent
profondément que naissent les types vrais et durables, et de son aptitude à les incarner
dans des personnages concrets et dans des destinées humaines » (79).
Mais pour créer un type, U faut une perspective, la perspective du
progrès social. Lukacs place la valeur et la signification durables d'une uvre
d'art dans la juste description de types auxquels l'évolution sociale aura
donné une confirmation :
« L'auteur peut comprendre les vrais problèmes humains... sans anticiper
consciemment les développements politiques et sociaux ultérieurs. Ici encore la question de
perspective se pose. Car une typologie ne peut avoir de signification durable que si
l'auteur a dépeint le sens essentiel ou accessoire de ses types, ses traits comiques et
tragiques, de teUe sorte que les développements ultérieurs confirment son
tableau » (80).
Lukacs ne s'est pas contenté d'élever la remarque d'Engels au rang d'un
dogme inviolable, il va plus loin et la relie, et Engels avec elle, à la théorie de
la mimèse d'Aristote. Voilà un point important : Aristote dans sa Poétique
dit que la poésie exprime l'universel, alors que l'histoire exprime le
particuUer. Lukacs écrit que pour Aristote la poésie (la création Uttéraire) « dans ses
personnages, situations, actions et intrigues, ne se contente pas d'imiter les
traits, situations et actions individuelles mais exprime en même temps ce qui
est permanent, universel et typique » (81). L'esthétique classique et le
marxisme sont ainsi réunis et la synthèse qui en résulte est utilisée pour
attaquer la « morbidité » et l'« excentricité » dans la Uttérature bourgeoise, et
dénigrer l'innovation au prix des formes traditionnelles.
Le rôle du type dans la théorie de Lukacs est clairement reUé à
l'éthique, avec la question de Vêtre et du devoir-être. Nous avons dit que la
théorie Uttéraire de Lukacs ignore les médiations entre l'écrivain et la société,
mais il y a une exception : la figure typique, car c'est en cette figure qui ne
doit ni ne peut être excentrique ou morbide que se trouvent l'instruction et
la lumière. Mais la socioté capitaUste est profondément aliénée, et pour
Lukacs l'aliénation est synonyme d'excentricité et de morbidité. Il est clair
que l'aUénation est non-rationnelle, une sorte de fausse conscience, une
perspective non-humaniste, l'expression d'un élément distordu et négatif dans
la société.
Lukacs en arrive ainsi à la contradiction caractéristique des penseurs
rationalistes mis en présence de phénomènes non-rationnels : il admet que dans
certaines circonstances sociales et poUtiques, la pensée et la littérature
non-rationnelles sont inévitables, bien qu'elles ne puissent jamais avoir une
grande valeur et qu'il serait préférable de les éviter en adoptant un point de

(78) Lukacs, Studies, p. 116.


(79) Lukacs, Studies, p. 116.
(80) Lukacs, op. cit.,
(81) Lukacs, WC, pp. 45-46.
40 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND S0N0LET
vue humaniste. Ainsi s'expUque la critique ¦ de Lukacs de l'avant-
garde - Musil, Joyce, Kafka, Gide... L'« excentricité » de cette avant-garde est
définie comme la polarité du « moyen » et en stricte opposition avec le
typique réaUste (82).
Cependant les écrivains bourgeois n'ont pas le monopole de l'excentricité
dans le roman de Cholokhov, Terres défrichées, le caractère excentrique de
Negoulnov, le communiste, résulte du conflit entre son idéal socialiste et. son
idéal personnel, élément résiduel de la société bourgeoise, ce qui ne change
pas la portée d'ensemble du roman comme uvre socialiste d'avant-
garde (83). Le cas de Soljénitsyne est plus compliqué. Pour Lukacs, tous les
principaux personnages du Premier cercle et quelques-uns de ceux du Pavillon
des cancéreux sont excentriques. Il définit nettement le phénomène comme
un phénomène moral dont les racines sociales sont évidentes, et qui est dû à
l'absence de « normes sociales d'action vraiment objectives » (84) pour
l'individu. C'est là une conséquence du système bureaucratique staUnien dont les
membres dictent les normes du bien et du mal, suivant leurs besoins
poUtiques du jour.
Le cadre social qui permettrait à l'individu de transformer ses aspirations
en action fait tellement défaut que, celles-ci, non réalisées, deviennent
excentriques :
« Car l'excentricité est une certaine attitude de l'homme qui vient de la nature
particulière de la réaUté et de la potentiaUté de sa propre praxis sociale. Plus
précisément, eUe vient du fait qu'une personne peut être intérieurement capable de
renier certaines formes de la société dans laqueUe elle est obUgée de vivre, et même
les formes qui sont vitales pour la conduite de sa vie personnelle et morale, de teUe
sorte que son intégrité intérieure (qu'eUes menacent) reste intacte ; cependant la
transformation de ce rejet en une praxis réeUement individuelle (qui est maintenant
devenue nécessaire à son humanité) est rendue impossible par la société ; il doit
donc resté empêtré dans une spirituaUté abstraitement distordue. Dans ce processus,
son personnage acquiert une excentricité capricieuse » (85),
S'il est vrai que Lukacs reconnaît la justesse de l'opposition de
Soljénitsyne au staUnisme, il n'en comprend pas la portée de refus total, critiquant
cette opposition comme un point de vue populiste démodé, « plébéien » et
non « communiste », et non comme un point de vue politique responsable (86),
qui pour Lukacs serait une opposition au stalinisme de l'intérieur du
système. Lukacs est donc obligé de considérer l'intérêt de Nerchine pour le
paysan Spiridon comme « une admiration aveugle.» pour le peuple russe naïf,
fataUste, mais ayant cependant une bonne nature (87), attitude qui doit être
transcendée dans le sens d'un modèle humain politiquement plus responsable
et conscient.
(82) Lukacs, La signification présente du réalisme critique, éd. Gallimard, 1960.
(83) Lukacs, Werke, vol. 5, S. 502.
(84) Lukacs, Soljénitsyne, Londres 1970, p. 55.
(85) Ibid., p. 61.
(86) Ibid, p. 87.
(87) Ibid, p. 62.
- LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 41

Lukacs ne se rend pas compte que Nerchine, en essayant de se


comprendre lui-même et de comprendre comment la révolution russe a abouti
au staUnisme, en arrive à rejeter complètement la déformation staUniste des
valeurs léninistes. L'intérêt qu'il a pour Spiridon, le paysan, n'est qu'une
étape et non pas l'aboutissement de son évolution. Nerchine, se rattachant
aux valeurs égalitaristes du léninisme, ce qui le distingue de tous les
opposants au régime dans Le premier cercle ne peut opposer
qu'individuellement ces valeurs comme valeurs absolues au système social existant. Les
transformer en praxis signifierait un changement révolutionnaire, et non pas,
comme le suggère Lukacs, un amendement, une amélioration du stalinisme.
Et c'est précisément l'absence de perspective révolutionnaire, l'absence
d'espoir de transformer ces valeurs en praxis sociale qui donne une qualité
tragique à l'opposition passionnée de Nerchine et à son refus d'accepter une
compromission avec le système existant. Lukacs est incapable de comprendre
ou d'accepter qu'il y ait des situations qui mettent l'homme dans
l'impossibilité d'agir, de réaliser ses valeurs. C'est pour cela que Lukacs croit les qualités
de Soljénitsyne, en tant qu'écrivain, menacées s'U n'abandonne pas ce que-
Lukacs appelle « le point de vue plébéien » pour arriver à une critique du
stalinisme plus positive et concrète, c'est-à-dire accepter le fait qu'une
certaine dose d'aUénation était nécessaire et inévitable . dans la société
soviétique. .

c) Partialité et littérature
Un des points essentiels de la théorie Uttéraire de Lukacs est son
affirmation que, depuis 1848, les conditions sociales qui étaient nécessaires au
réalisme en Uttérature ont disparu, les écrivains étant devenus de « simples
spectateurs » et non plus les « acteurs du processus social qu'ils décrivent
dans leur art » (88). En Russie, le mouvement social après 1848 était
suffisamment révolutionnaire dans son contenu pour influencer de façon
décisive les écrits de Tolstoï mais ailleurs le réalisme était en déclin. Dans
ces circonstances l'engagement de l'écrivain prend de plus en plus
d'importance. Nous avons déjà vu que Lukacs insiste de façon permanente sur le
caractère personnel de la vision du monde générale d'un écrivain, en le
distinguant de la vision d'un groupe ou d'une classe. Dans sa définition du
réalisme, il affirme que l'auteur doit rendre l'expérience honnêtement et sans
crainte, mais que cet élément subjectif « ne peut engendrer un véritable
réalisme que si c'est l'expression littéraire d'un mouvement social assez fort
pour que les problèmes de ce mouvement amènent l'auteur à observer et à
décrire ses aspects les plus importants... et pour lui donner assez de force et
de courage pour rendre fertile sa sincérité » (89). En bref, l'écrivain doit
s'associer au progrès : car le grand réalisme n'est possible que si les écrivains

(88) Lukacs. Studies, op. cit.. pp. 140-89.


(S9)Ibid..p. 138.
42 ALAN SWINGEWOOD ET DAGLIND SONOLET

« établissent une association profonde et sérieuse même si elle n'est pas


pleinement consciente avec un courant progressiste » (90), Ainsi :
« On ne peut sans un engagement passionné créer de types ni arriver à un réaUsme
profond... ni être jamais capable de distinguer l'essentiel de l'inessentiel... un écrivain
qui ne s'enthousiasme pas pour le progrès, qui n'aime pas le bien et ne rejette pas le
mal, ne peut voir ce qui est essentiel pour la grande Uttérature » (91).
C'est dans son concept de partialité qu'apparaît nettement le rationa-
Usme de Lukacs ainsi que son intérêt pour l'éthique et pour la fonction
éducative de la Uttérature. C'est la négation de l'idée de l'écrivain «
impartial » postulant une compréhension juste et objective de la réalité. Car
« l'artiste choisit le sujet d'une uvre d'art et l'oriente vers ce but... de
partiaUté » (92). Pour Lukacs, la partiaUté est nécessaire, car l'art, comme la
science, révèle un monde objectif ; la position sociale et poUtique de l'écrivain
définit de façon absolue le contenu de son uvre. Pour Lukacs par exemple,
l'écrivain ne peut, dans la période de l'impériaUsme, ignorer le socialisme. Il
soutient, chose remarquable, que Thomas Mann « prescrit le sociaUsme
tomme la tâche future de la bourgeoisie », et qu'après sa « conversion à la
démocratie », il a cherché de façon conséquente « à se Uer à la classe
ouvrière » et à créer une forme revitalisée « de vie et de culture
allemandes » (93). Thomas Mann, dit Lukacs, avait pour perspective, l'inévita-
bilité du socialisme (94) ; faciUtant ainsi la création de situations et de
personnages réaUstes, typiques, dans une période où le réalisme était sur son
déclin. Dans son Uvre sur le modernisme, Lukacs va plus loin encore et
soutient qu'aucun écrivain qui s'est demandé « quel était le but vers lequel
tendait l'histoire n'a pu ignorer le sociaUsme ». La faiblesse fondamentale du
modernisme bourgeois par rapport au réalisme critique bourgeois n'est que le
rejet par le premier d'une perspective sociaUste (95).
Le réaUsme doit donc être engagé ; il doit prendre parti sur le plan
politique. En comparant les formulations dogmatiques de Lukacs avec le
conseil qu'Engels donne à Mary Harkness, Minna Kautsky et à ses remarques
sur le poète socialiste Georges Weerth (96), disant qu'on ne demande à
l'auteur qu'une peinture objective d'une situation et de personnages, mais non
la solution aux problèmes de fond, on voit combien ils s'éloigne de ce que
Marx et Engels disent de la Uttérature tendancieuse (97).
Comme nous l'avons vu pour Lukacs le réalisme du XIXème siècle s'est
développé sur la base de courants sociaux progressistes, que le réalisme en tant
que méthode et épistémologie, ne pouvait nier. Chez les auteurs dont

(90) Lukacs, WC, p. 40.


(91) Ibid., p. 83.
(92) Ibid., p. 40.
(93) Lukacs, Thomas Mann, op. cit.
(94) Ibid., p. 105.
(95) Lukacs, La signification présente du réalisme critique, op. cit.
(96) Marx and Engels, Ecrits sur l'art, op. cit.
(97) Voir le commentaire de Marx et de Engels sur Pottier, Heine, Weerth, Freiligrath, ibid.
LA THEORIE DE LA LITTERATURE DE LUKACS 43

l'idéologie personnelle s'oppose aux courants progressistes, le triomphe du


réalisme est par-dessus tout le triomphe de Rengagement artistique, pour le
« bien » contre le « mal ». Le réaUsme est avant tout moral : U éduque. La
relation entre partialité, éthique et éducation ne peut pas être mieux illustrée
que dans les écrits de Lukacs sur Thomas Mann.
Malgré la difficulté croissante qu'il y a à développer le réalisme dans la
période de l'impériaUsme, Lukacs soutient que Mann décrit la société
allemande de façon réaliste. Son réaUsme est typiquement un réaUsme
bourgeois. Mais comment la même sorte de réaUsme qui a caractérisé Balzac
et Tolstoï, exprimant des idéaux bourgeois, peut-elle être valable dans une
période où le socialisme, donc les valeurs socialistes, constitue la seule
alternative artistique, la seule alternative sociale ? Parce que, répond Lukacs,
les valeurs formelles de la démocratie et du civisme gardent leur valeur dans
une période d'impérialisme et de réaction fasciste. Pourtant il n'explique en
aucune façon la contradiction qu'il y a dans le fait que Thomas Mann
reconnaît le socialisme comme la seule possibiUté et qu'U adhère cependant
au réalisme bourgeois. Mais il faut bien dire que la méthode de Lukacs n'est
pas faite pour expliquer les contradictions. Le plus important pour lui «st que
sur le plan artistique, Mann combat la décadence comme partie de la lutte
pour la « démocratie ». Ce qui a pour résultat que :
« Ce faisant, l'aspect éducatif passe au premier plan dans l'uvre de Thomas Mann...
Devenu éducateur de son peuple, Mann cherche dès lors le bourgeois en fouiUant
plus profondément. Ses investigations ont reçu un contenu concret : il cherche
l'esprit de la démocratie dans l'âme du bourgeois aUemand, s'enquiert des traces et
indices de celle-ci pour leur donner vie et les mettre en lumière au moyen de
l'exemple fourni par ses créations » (98).
La valeur de Mann, comme celle de Keller et de Tolstoï, est que son
réaUsme éduque par de bons exemples. Il ne représente pas que son point de
yue personnel, mais « en tant que vivant symbole, il est représentatif de ce
qu'il y a de meilleur dans la bourgeoisie allemande » (99).
Cette grossière théorie de l'engagement fourmille donc de
contradictions : car quel était le groupe de la bourgeoisie allemande qui montrait « son
meilleur côté » et quelles étaient ses valeurs ? (100) De plus, Mann s'oppose
personnellement à la décadence, et cependant il représente « tout ce qu'il y a
de meilleur dans la bourgeoisie allemande » dans son ensemble. Si la
démocratie et le civisme étaient les valeurs formelles de la bourgeoisie
révolutionnaire en lutte contre le féodalisme et l'absolutisme, comment ces valeurs
ont-elles survécu en Allemagne de 1848 à 1918 ? La période du nazisme
montre que la bourgeoisie allemande de cette époque ne pouvait défendre ces

(98) Lukacs, Thomas Mann. p. 34.


(99) Ibid., p. 15.
(100) La critique que fait Marx de Proudhon disant qu'il n'arriva pas à saisir la division capitaliste
du travail comme le nud des contradictions parce qu'il distinguait les « bons » côtés des « mauvais »
s'applique également à cette formulation de Lukacs. Marx, Misère de la philosophie, Moscou, 1961,
p. 173.
44 ALAN SWIGEWOOD ET DAGLIND SONOLET
valeurs. On ne trouve pas dans la théorie de l'engagement une analyse
particuUere de ce cas précis, et Lukacs conclut que la perspective humaniste
et sociaUste de Mann lui permet de « transcender les Umites de sa propre
classe ». Comment cela est-il possible à un individu ? Parce que Lukacs
analyse Mann comme un écrivain isolé et parce que transcender sa propre
classe signifie transcender l'aUénation, de sorte que Mann, est un bourgeois,
mais qui, avec « le regard large, sans prévention » (101) devient objectif quand
U transcende ses propres préjugés. Voilà une remarquable analyse pour un
marxiste, car l'aUénation n'est pas affaire de transcendance individuelle mais
de conscience et d'action de classe.

CONCLUSION

Dans sa Préface à Balzac et le réalisme français, Lukacs rappelle à


l'écrivain moderne que son devoir est de choisir le réaUsme, c'est-à-dire la
méthode de Thomas Mann et non pas celle de Kafka. Le réaUsme critique de
Lukacs n'est pas une méthode qui expUque l'acte de création, comme faisant
partie du rapport de l'individu à son groupe ou à sa classe. La très grande
contradiction qui coule à travers tous ses écrits sur le réalisme, est la
contradiction entre la Ubre volonté de l'écrivain isolé, de choisir entre le
« bon » et le « mauvais », le réaUsme et le modernisme, et le précepte
fondamental du marxisme, à savoir que les hommes sont membres de groupes
et de classes spécifiques et que leurs choix se font dans le cadre de ces
conditions précises. L'uvre de Lukacs est une continuation du rationaUsme
humaniste et du matériaUsme mécaniste du XVIIIème siècle, et U faut le juger
comme tel.
London School of Economies and Political Science
E.P.H.E. VIeme Section.

Traduit de l'anglais par Annette Lorenceau

(101) G. Lukacs, Thomas Mann, p. 123.

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