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Le "Spinoza" de Martial Gueroult

Author(s): M. Gueroult
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 167, No. 3, [Spinoza (II)]
(Juillet-Septembre 1977), pp. 285-302
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41092417
Accessed: 09-12-2023 17:56 +00:00

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Le " Spinoza " de Martial Gueroult
Le troisième et dernier tome du Spinoza, de Martial Gueroult, devait
traiter des Livres III, IV et V de l'Ethique. A sa mort, l'auteur n'en avait
rédigé que Γ In traduction générale et la moitié du premier chapitre. Pour
qui connaît sa manière, il est hors de doute que, le volume achevé, il en eût
repris le début. Mais, tel qu'il est, ce fragment dégage plusieurs structures
fondamentales. Aussi, tout inaccompli qu'il soit, a-t-on cru bon de le
publier id.
G. D.

INTRODUCTION GENERALE

Le Livre III de YEthique portant sur Γ α Origine et la Na


des Affectus » actifs et passifs1, le Livre IV consacré à la « S
tude de V Homme », le Livre V consacré à la « Liberté de V Hom
constituent Yéthique proprement dite. Ils correspondent en g
ce qui fait traditionnellement l'objet de la théorie des pass
telle que l'entendent, par exemple, les stoïciens et Descart
effet, les stoïciens englobent dans cette théorie la doctrine des
et des εύπαθείαι, c'est-à-dire des mouvements irrationnels et des
mouvements rationnels de l'âme, ce qui correspond chez Spinoza
aux afjectus passifs et aux affectus actifs. Descartes, dans son Traité
des passions, englobe dans une perspective toute différente de celle
de Spinoza (celle de la substance composée âme et corps) les pas-
sions qui sont des affections passives, soit, en gros (en plus des
perceptions sensibles, affectiones, que Spinoza ne compte pas parmi
les affectus, même si elles sont sources a'affectus), l'admiration
la colère, la joie, la tristesse, etc., les passions qui sont des affectus
actifs, comme la générosité, le respect, la vénération, et enfin des
passions mixtes, tantôt actives tantôt passives, comme le désir,

1. Nous conservons le terme latin a1 affectus, sans le traduire par le terme


d'affection, qui, en français, s'applique indifféremment à Yaffect'w et à
Vaffectus. Quant au mot affect qu'on pouvait être tenté d'employer et qui
correspond au mot allemand Affekt, il n'est pas français. Tant qu''à faire de
ne pouvoir employer ici un terme français, il vaut mieux conserver rappella-
tion originale latine.
REVUE PHILOSOPHIQUE. N° 3. 1977.

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286 M. GUEROULT

l'espérance, la crainte, l'am


elle fait usage de son libre
Le Livre I, consacré à la nature de Dieu, à son essence, à sa
puissance, le Livre II, consacré à la nature et à l'origine de l'Ame,
n'appartiennent pas à l'éthique proprement dite, us introduisent à
elle sans la constituer. Primitivement, nous l'avons vu2, la matière
de ces deux Livres se trouvait effectivement distinguée de cette
éthique et ramassée dans un exposé à part, qui en constituait
comme l'introduction ou le préliminaire.
Sans doute, la préoccupation d'une éthique : conduite humaine,
félicité, salut, béatitude commande-t-elle de loin, dès le Livre I,
toute la recherche. En particulier, elle détermine Spinoza dans le
Livre II à restreindre son investigation à l'homme, limitant l'expli-
cation des choses qui suivent nécessairement de l'essence de Dieu
en une infinité de modes « seulement [à] ce qui peut nous conduire
comme par la main à la connaissance de l'Ame humaine et de sa
béatitude suprême »3. Semblablement, en ce qui concerne la Phy-
sique, il se contente d'en donner un abrégé succinct, se réduisant
à ce qu'exige la théorie de l'Ame humaine4. Quant à la Logique, il
s'en abstient et la réserve pour un autre traité5. Sans doute aussi,
le même Livre, en proclamant, en vertu de la Définition 2, que
l'idée constitue toute l'essence des affectus (amour, désir, etc.) et
que la puissance affirmative de l'idée est ce à quoi se réduit la
volonté (Prop. 49), prélude-t-il à la vraie connaissance des affectus ;
mais son objet propre, pas plus que celui du Livre I, n'est ni leur
étude, ni la recherche de ce qui peut fonder et orienter la conduite
humaine. On ne peut donc dire, en tout cas, comme l'a écrit un
certain critique, que « l'ontologie spinoziste [c'est-à-dire la doctrine
développée dans le Livre I] se donne pour une éthique ». Bien au
contraire, elle fonde l'éthique : celle-ci en dépend, et non l'inverse.
Cest pourquoi l'ontologie de Spinoza doit être comprise sans réfé-
rence à son éthique. Spinoza6 déclare que « l'Ethique [...] a son
fondement dans la Métaphysique et dans la Physique ». Si l'on en
conclut que la Métaphysique « se donne pour une éthique », ne
devrait-on pas en conclure aussi que la Physique elle-même « se
donne pour une éthique » ? L'absurdité est évidente.

2. Cf. Gueroult, Spinoza, t. I, Introduction, § V.


3. Eth., II, Préface, sub fin., éd. Appuhn, 1 vol., Paris, 1902, p. 118,
Opera, éd. Gebhardt, 4 vol., Heidelberg, 1924, t. II, p. 84, 1. 10-12.
4. Cï. Gueroult, Spinoza, t. II, p. 145, note 14, et Eth., II, Scol. du
Lern. 7, post Prop. 13, Αρ., p. 162, Geb., II, p. 102, I. 14-16.
5. Eth., II, Scol. 1 de la Prop. 40, Αρ., p. 207, Geb., II, p. 120, 1. 24 sqq.
6. Cf. Gueroult, Spinoza, t. II, p. 7.

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« SPINOZA » 287

Cependant, dans son œuv


la partie métaphysique (D
partie proprement éthique.
C'est qu'il a voulu marque
non qu'il ait conçu alors qu
incompréhensibles sans l'ét
de la métaphysique, conce
pour un univers dont nous
nous ne connaissons de lui
non d'une infinité d'autres
sible. En effet, la nature ét
choses, connues et inconnu
ovo dans la nature toute finalité et tout libre arbitre. Par là elle
rejette d'avance au néant toutes les morales traditionnelles fondées
sur ces deux notions ; car, si une éthique est possible, elle ne
pourra se fonder que sur la nécessité naturelle. Ainsi, bien que
l'éthique ne commande en rien la métaphysique, on ne saurait l'en
séparer, puisque cette dernière fonde la vraie éthique, qui en est
solidaire du fait que la métaphysique en est la condition sine
qua non.

L'éthique ne saurait non plus être dissociée des vérités mises


au jour par le Livre JI, puisque la déduction génétique, à laquelle
préside ce Livre, de l'idée adéquate et de l'idée inadéquate, en
fonction du Corollaire de la Proposition 11, en permettant de
définir par une descriptio generationis leur nature intrinsèque, ser-
vira d'assiette, dans le Livre III, à la définition fondamentale de
la nature de Yaffectus actif et de Yaffectus passif de l'Ame. De plus,
la physique et la psychologie rationnelle que déduit le Livre II
mettent au jour ce qui fait la supériorité de certaines âmes sur
certaines autres, c'est à savoir le degré différent de leur complexité,
corrélat du degré de complexité des corps dont elles sont les idées.
Par là on s'explique que les Ames humaines soient seules à pouvoir
accéder à la Raison, c'est-à-dire aux notions communes, et à la
Science Intuitive, et parvenir ainsi à la félicité sur terre et à la
béatitude dans l'éternité, bref, au salut ; pouvoir qui ne leur est
imparti qu'à des degrés différents et qui est totalement refusé aux
âmes des bêtes. On comprend alors que métaphysique, physique
d'une part, et éthique d'autre part puissent constituer un tout
indissoluble, ce que risquerait de masquer la séparation tranchée
de ce qui, en ce tout, constitue d'une part le fondement indépendant,
et d'autre part le fondé qui en dépend.

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288 M. GUEROULT

Quant au rapport des diff


dite (Livres III, IV, V), il
D'une part on pourrait dir
tion génétique de la nature
affectas passifs, n'appartie
dite. Il en déduit en quelqu
affect us de l'homme à l'état
rationis, ni aucune presc
une conduite quelconque.
dedans de ce que l'expérie
le Livre JII se rattache plu
Livre Π, car il consiste en
considérée du côté de son
celui-ci, c'est-à-dire du cô
l'essence de l'Ame7, mais d
que le Livre II consiste en
considérée du côté de l'idée
titue en premier son essen
entre, d'une part, les Livr
et V, qui eux, comme l'ind
l'Homme, De la Liberté de
éthique, c'est-à-dire la rech
de l'homme, de ce qui le p
et de ce qui peut au contrai
Mais, d'autre part, le Liv
rapprocher du Livre III
derniers, il considère les c
Corps, affections du Corps
annonçant dès son premi
pectives, passe à l'autre v
dère les choses selon la rep
l'Ame - affections du Corp
lui-même dans sa pure in
choses extérieures, mais lu
de lui. Bref, il se désencl
employer un terme à la m
Ainsi, au lieu, comme le
l'homme, le Livre V expliq

7. Cf. Gueroult, Spinoza, t. I


8. « J'ai dit que dans cette Pa
l'impuissance de l'homme », IV
pas de lui-même, mais de la f

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« SPINOZA » 289

l'homme peut être lui-m


cien : « Je suis maître de moi comme de l'univers »9.
L'opposition entre le Livre IV et le Livre V se montre très
clairement dans la différence de leurs titres respectifs. Le Livre IV
s'intitule en effet : « De la servitude de l'homme ou des forces
(viribus) des affections », le Livre V s'intitule : « De la puissance
(potentia) de l'entendement ou de la liberté de l'homme ». On
remarquera d'abord l'inversion des sous-titres : dans le Livre IV,
le titre mis d'abord en évidence, c'est la servitude humaine, expli-
quée tout aussitôt après par les forces des affectus ; dans le Livre V,
le titre mis d'abord en évidence, c'est la puissance de l'entendement,
identifiée tout aussitôt après (« seu de Libertate Humana », c'est-
-à-dire de la liberté humaine) à la liberté humaine. Les « forces des
aßectus » apparaissent dès les premiers mots de la Préface du
Livre IV comme constituant l'impuissance humaine (impotentia
humana), en tant que l'homme est incapable de modérer et de
contraindre les forces des affectus et tombe dans la servitude. Ainsi,
les forces des affectus, loin de constituer la puissance de l'Ame,
sont la source de son impuissance. La Préface du Livre V traite
d'abord de la puissance de la Raison, « en montrant ce qu'elle peut
elle-même contre les affectus ». Ce qui permettra ensuite de définir
ce en quoi consiste la liberté humaine, etc. L'opposition des deux
Livres est donc patente.
Enfin, le Livre V se divise lui-même en deux sections ; la pre-
mière traitant de l'Amour pour Dieu que l'Ame a en tant qu'elle
est considérée dans sa relation à l'existence de son Corps (Proposi-
tions 1 à 20)10, la seconde traitant de l'Amour pour Dieu que l'Ame
a en tant qu'elle est considérée en dehors de sa relation à l'existence
de son Corps (Prop. 21 à 42)11. On voit alors comment peut être
acquise la connaissance de l'éternité de l'Ame. Ce qui était impos-
sible avant le Livre V12. Toutes ces imbrications complexes ne
pouvaient qu'inciter Spinoza à constituer finalement les cinq Livres
de YEthique en un seul et même tout indivisible, désigné par un
unique nom, celui d'Ethique.

sou/vent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé


dans cette Partie d'expiliquer cet état par sa cause, et de montrer en outre ce
qu'il y a de bon et de mauvais dans les affectus », Eth., IV, Préface, Αρ., pp.
419 sqq., Geb., II, pp. 205 sqq.
9. Corneille, Cinna.
10. Eth., V. Scol. de la Prop. 20, Αρ., p. 621, Geb., II, p. 292-293.
11. Eth., V, Scol. de la Prop. 40, Αρ., p. 654, Geb., II, p. 306.
12. Eth., V, dém. de la Prop. 41, Αρ., p. 656, Geb., II, p. 306, 1. 34-,
p. 307, 1. 1 ; cf. Gueroult, Spinoza, t. II, pp. 436-437.

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290 M. GUEROULT

PREMIERE PARTIE

(Le Livre III)

Chapitre 1er

LA METHODE GENETIQUE
DANS LA DEDUCTION DES AFFECTUS

§ I. - La comparaison entre le titre du Livre III : De l'O


et de la Nature des Affect us, et celui du Livre II : De la N
de l'Origine de l'Ame, renseigne aussitôt le lecteur sur la m
que suivra le Livre III. Identique à celle du Livre précéde
en apportant à son champ d'application une nouvelle restri
puisqu'il ne s'agit plus de déduire l'Ame elle-même, ma
ment un certain aspect de ses affections (affectiones), à sa
affectus, elle déduira la nature de ces affectus à partir de le
gine, c'est-à-dire qu'elle en donnera une déduction génétiqu
les saisir dans leur production interne et nécessaire. En inv
l'ordre des termes, le mot origine précédant ici le mot
Spinoza veut mettre l'accent sur l'aspect génétique d'une in
gation qui n'est point ici simplement descriptive, comme l
souvent elle l'était jusqu'alors chez la plupart des auteurs.
§11. - L'objet du Livre III est de constituer une scien
affectus, qui autorisera ultérieurement l'élaboration d'une t
permettant de maîtriser les passions.
Quels seront les caractères de cette science? Ils devron
ceux de toute science possible, à savoir un enchaînement n
d'idées claires et distinctes. Il ne s'agira donc pas de décrire
extrinsèque des processus dont la constance est, soit v
dedans, soit observée du dehors. Il s'agira, à partir d'un
principes fondamentaux, postulats ou axiomes déjà démont
déduire a priori l'ensemble des affectus, indépendamment d
expérience, quoique cette science deductive a priori re
l'expérience et l'explique du dedans en même temps qu
purifie. D'où cette remarque : « Si nous voulions consulter
rience, nous expérimenterions qu'elle nous enseigne tout ce
Ce par quoi il est évident que le Livre III n'a pas besoin de
ter l'expérience pour nous enseigner ce qu'il nous enseig
que l'expérience, d'autre part, confirme. De là il résulte qu

1. Eth., III, Scol. de la Prop. 32, Αρ., p. 318, Geb., II, p. 165, 1.

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« SPINOZA » 291

est déduit a priori dans


treint du donné empiriqu
vation la plus fine pourr
ment quasi illimité des c
des affections, « on pour
qu'il est impossible de leu
par conséquent « déduire
désigner par les mots re
des Affect us plus que le
a fait inventer ces noms »3.
Se refusant, contre Descartes, à limiter le champ de la connais-
sance claire et distincte, Spinoza instaure donc, en face de la phy-
sique géométrique des corps, telle que Descartes l'avait conçue,
une physique géométrique de l'Ame humaine, plus précisément
une mécanique rationnelle de ses affectus, par quoi la psychologie
des passions et des actions est constituée comme une science tout
aussi exacte et rigoureuse que la physique.
C'est pourquoi, en prétendant « traiter de la nature des Affectus
et de leurs forces, du pouvoir de l'Ame sur elles, suivant la même
méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l'Ame »,
en voulant « considérer les actions et les appétits humains comme
s'il était question de lignes, de surfaces, et de solides »4, Spinoza a
pleinement conscience d'être, en l'espèce, encore plus pleinement
novateur que partout ailleurs, et de pousser le rationalisme au delà
des limites que Descartes lui avait assignées.
§ III. - Aussi la Préface, beaucoup plus développée que dans
le Livre précédent, apparaît-elle comme une sorte de profession de
foi où, proclamant la nouveauté de son entreprise, il justifie sa
méthode par l'appel aux vérités fondamentales de sa métaphysique.
Puisque ce qu'il veut, c'est constituer une science des affectus,
il doit découvrir de ceux-ci les causes, car vere scire est scire per
causas. Ainsi nous en aurons une idée adéquate, puisqu'une telle
idée est celle qui comprend en elle la connaissance de toutes les
causes ou raisons de son objet. Mais il faut alors admettre que les
affectus humains dépendent de causes de la même façon et au
même titre que les autres choses de la Nature, la Nature étant
l'ensemble des choses régies par des lois dont la nécessité exprime

2. Ibid., Scol. de la Prop. 59, Αρ., p. 376, Geb., II, p. 189, 1. 10-13.
3. Ibid., Scol. de da Prop. 52, Αρ., p. 355, cf. p. 356, G«b., II, p. 180,
1. 28-32, cf. p. 181, 1. 14-17.
4. Ibid., Préface, Αρ., p. 252, Geb., II, p. 138, 1. 23-27.

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292 M. GUEROULT

directement la nécessité de la nature éternelle de Dieu. L'homme,


avec ses actions et ses passions, devra être considéré comme une
chose de la Nature parmi toutes les autres. Il faudra donc l'étudier
de la même façon : « les lois et les règles de la Nature, conformé-
ment auxquelles tout arrive et passe d'une forme à une autre, sont
partout et toujours les mêmes ; et par conséquent la méthode pour
comprendre la nature des choses, quelles qu'elles soient, doit être
aussi une et la même : c'est toujours par le moyen des lois et règles
universelles de la Nature »5.
Mais précisément, tous ceux qui ont écrit jusqu'ici sur les
affectus et la conduite de la vie humaine se sont comportés, non
en savants, mais en moralistes, plus préoccupés d'une part de railler,
de mépriser, de condamner les passions que d'en acquérir une
science ; et d'autre part, bien empêchés, s'ils le voulaient, d'accéder
à une telle science pour ce que, se refusant à considérer l'homme
comme une chose appartenant à la Nature et le situant hors d'elle,
ils le situent par là même hors des causes et des lois dont la connais-
sance seule peut nous permettre d'en constituer la science.
Or, s'ils en font un être extra ou supra-naturel, c'est qu'ils lui
reconnaissent un pouvoir absolu de se déterminer lui-même, bref
un libre arbitre qui, le soustrayant à toutes les causes et à toutes
les lois, fait de lui, dans la Nature, comme « un empire dans un
empire ». Ainsi leur croyance en la liberté est ce qui détruit pour
eux toute possibilité d'une science de l'homme. Mais en même
temps cette croyance est aussi ce qui ab ovo les détourne d'une
telle science pour faire d'eux des moralistes. Car s'ils s'imaginent
pouvoir blâmer ou mépriser l'impuissance et le dérèglement de
l'homme, s'ils croient en l'efficacité de leurs conseils et de leurs
injonctions, c'est parce qu'ils le tiennent pour responsable, c'est-à-
dire libre, et faisant un mauvais usage de la liberté α par je ne sais
quel vice de sa nature » qu'ils pensent être mystérieusement cor-
rompue (par le péché originel). Bref, la croyance en la liberté est
tout à la fois ce qui les détourne de la science de l'homme et ce
qui rend cette science en soi impossible.
Mais si, comme on l'a vu, cette prétendue liberté n'est qu'un
mythe forgé par l'imagination, l'homme redevient purement et sim-
plement une chose de la Nature, régie, comme tout le reste, par la
nécessité des lois. On ne pourra plus alors considérer les passions
de l'homme comme un vice de sa nature, puisque, la vertu ou la

5. Ibid., Αρ., p. 251, Geb., II, p. 138, 1. 12-18.

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« SPINOZA » 293

puissance de la Nature ét
n'y a rien en elle qui ne se
conséquent, soit un vice ou
puissent paraître, les passio
lement. Au lieu de les blâmer ou de leur adresser des mises en
demeure, on les traitera, tout autant que les mouvements des corps,
comme les objets possibles d'une science rigoureuse. Cependant,
personne n'ayant jusqu'ici conçu l'homme comme une chose de la
Nature, personne jusqu'ici n'a entrepris cette science : « Nul que
je sache ne l'a fait »6.
§ JV. - Une telle critique et une telle conclusion semblent
en gros justifiées. Mais si elles peuvent valoir d'emblée pour les
moralistes chrétiens, elles paraissent, à première vue, ne pas
convenir aussi bien aux stoïciens, ni à Descartes.
Pour les stoïciens, en effet, l'homme n'est pas à vrai dire dans
la nature comme un empire dans un empire ; il est une partie de
la Nature, étroitement solidaire de son tout, étant une tendance,
ou une tension indissociable de la tension du tout, une raison
séminale λόγος σπερματικός étroitement liée à la raison universelle.
Critique et conclusion spinozistes se justifient néanmoins du fait
que, en dépit de leurs principes, les stoïciens ont attribué à l'homme
une liberté qui lui confère une puissance absolue sur ses passions7,
ont conçu celles-ci comme des désordres, des « maladies »8, n'ont
pas expliqué comment cette puissance absolue agissait sur elles,
ne les ont pas génétiquement déduites, ainsi n'ont pas « déterminé

6. Ibid., Αρ., p. 250, Geb., II, p. 137, 1. 25.


7. Cf. Eth., V, Préface, Αρ., p. 586, Geb., II, p. 277, 1. 20 sqq - Les
principes selon lesquels les stoïciens conçoivent la nature de l'homme et la
nature universelle eussent dû, semble-t-il, les conduire à éliminer la liberté,
et, de fait, Chrysippe a bien du mal à la sauver par sa distinction fragile et
subtile de la necessitas et du fatum. C'est pourquoi il ne serait pas tellement
aberrant d'interpréter autrement qu'il n'est coutume de le faire le passage
de la Préface du Livre V où Spinoza observe : « Attamen ab experientia
reclamante, non vero ex suis principiis coacti sunt fateri etc. ». On traduirait
alors : « Ils ont été contraints de reconnaître, etc., non, il est vrai, à cause
de leurs principes [comme ils l'auraient dû], mais à cause des protestations
de l'expérience, que... », etc. Traditionnellement on entend ici, par prin-
cipia, l'affirmation par les stoïciens de la puissance absolue de l'âme sur ses
passions, et l'on traduit « non vero ex principiis suis » par : « en dépit de
leurs principes ». Or il est bien entendu qu'ils ne peuvent conclure l'impuis-
sance relative de l'âme sur ses passions du principe de sa puissance absolue ;
mais qu'ils auraient dû conclure cette impuissance du principe de la néces-
sité universelle, qui était le leur. Nous présentons toutefois cette remarque
comme une suggestion, sans proposer fermement d'exclure la traduction tra-
ditionnelle.
8. Cf. Cicéron, Tusculanes, IV.

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294 M. GUEROULT

leur nature ni leurs forces


ner ». Bref, ils n'ont été
ni d'une technique.
A ces deux reproches, il
doive échapper, car, d'une
tions humaines, en chercha
causes » ; d'autre part, il a
nous révélant par quels mé
rir sur elles un pouvoir abs
stoïciens du fait qu'il prop
reste que sa science est f
d'abord, il rend impossibl
en admettant lui aussi dans l'homme une liberté absolue, étant
alors incapable d'expliquer son action autrement que par une
théorie inintelligible ; ensuite, il fonde sa technique et sa science
sur le concept de la substance composée âme et corps, qui est bien
une « hypothèse plus occulte que toute qualité occulte »10. C'est
ce qu'établira ultérieurement la Préface du Livre V.
Pour le moment, en effet, Spinoza ne vise pas à discuter ceux
qui se préoccupent de connaître les affectus humains ; il veut sim-
plement montrer la légitimité de son entreprise contre les moralistes
qui « aiment mieux les détester ou les railler que les connaître ».
Mais c'est en récusant les idées obscures et confuses de liberté et
d'union substantielle, qu'il s'est cru capable de réaliser en l'occur-
rence une science authentique, laquelle, fondée de bout en bout sur
les idées claires et distinctes, ouvrira la voie à une technique infail-
lible.
Λ

§ V. - En voulant traiter des passions en savant et non en


moraliste, en voulant les déduire génétiquement, Spinoza est-il aussi
révolutionnaire qu'il semble le penser?
Certes, l'application aux affectus de la méthode géométrique
paraît au moins aussi paradoxale que son application à la nature
de Dieu. Cependant, Spinoza a, en la personne de Hobbes, un
remarquable précurseur. Hobbes, en effet, l'avait prescrite pour
l'éthique, c'est-à-dire pour ce qui, dépendant entièrement de notre
« faire », peut être saisi du dedans dans sa genèse tout autant que

9. Cf. Eth., V, Préface, Αρ., p.p. 587-589, Gcfb., II, p. 278, 1 3 à p. 279,
1. 16.
10. Ibid., Αρ., p. 590, Geb., II, p. 279, 1. 24.

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« SPINOZA » 295

les objets géométriques le


détermination des figure
sablés par leur générati
l'étude du comportement
moraux en tant qu'ils résu
laquelle, avec ses conséqu
entièrement du « faire
par nous dans son engend
générale, toutes les conve
si les affectus de l'homm
désir, aversion, amour, h
une très grande part pa
qu'ils puissent être modif
pour certains d'entre eux
dants de ce « faire » en t
nous, sans nous, comme u
faite. De plus, si notre « f
par eux, n'appartient-il p
donc que nous soyons ic
ductible, n'admettant pas
tion qu'une méthode emp
de construction pure e
comme l'est celle de la g
affectus échapperait à la
à-dire toute philosophie e
tiquement.
Pourtant, c'est une tel
pour l'étude des passion
l'étude de la physique, do
hors de nous dans la natur
pas créés par nous comm
ment, comment une telle
dans la physique, puis d
ici ni là, nous ne créons
gation ?
C'est que, selon Hobbes, en physique d'abord, nous pouvons, à
partir des sensations par lesquelles nous connaissons les corps

11. Hobbes, De homine, cap. X, § V (Op. lat., II), p. 93, De corpore, I,


cap. I, § VU! (Op. lat., I), p. 9.
12. « Vera philosophia, id est aecurata », Hobbes, De corpore (Op. lat., I),
p. 2.

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296 M. GUEROULT

existant dans la nature, no


priétés fondamentales et co
la grandeur et le mouvemen
nous avons de toutes les ch
du ressort de la géométrie.
composantes (le conatus, o
point, Yimpetus, ou vites
pouvons connaître les lois,
qui concerne les corps, c
matériels14.
Semblablement, pour la sc
élever à la connaissance de
affections, propriétés qui
toutes les sensations, lesq
organes des sens, sont elle
mouvements des corps ext
tales, inhérentes à toute se
nous pouvons déduire gén
désir, aversion, amour, hain
Sans doute ne pouvons-no
ques des universalia fondam
vrir en toutes choses. M
donner des descriptions ou
nitions nominales, qui déte
ambiguïté possible, la signi
de la chose qu'ils indiquent
per generationem les conc
donnent lieu, chacun, à de
cause de leur objet. Par là n
car « toute science est con
caractère nominal des défin
d'où nous déduisons la suit
tuent le corps même de la

13. Et aussi le temps, le corps


et l'acte, l'identité et la différ
14. (( L'objet de la philosophie
peut être conçue et qui se peut
Lógica, cap. I, De Philosophia
philosophie est donc de dédui
de s'élever à la génération à par
au/t nulla proprietas, ibi nuMa
15. Cf. Gueroult, Spinoza, t.

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« SPINOZA » 297

sibleSy et, en principe, don


valeur objective est assurée
nitions génétiques, obtenu
propriété universelle pre
génétique a priori du mo
Anéantissons en pensée le
bout en bout a priori dans
tions, voilà qui suffit pour
génétiques qui scandent les
nent néanmoins aussi la fo
viennent les erreurs poss
employés dans les définitio
tion génétique a priori des
une déduction génétique a
s'édifier, en face d'une phy
exclut toute contingence,
ment de ses affectus, d'où

§ VI. - Cette science, qui


à partir de la définition des
dans ce domaine un mécani
physique, offre au premie
déduction spinoziste des af
nisme des affectus passifs
fondamentaux, ce qui exclu
sité mathématique aussi in
mence par des définitions
nominales, etc.
Toutefois, cette analogie
trines au fond bien différe
pas, comme celle de Hobb
des définitions nominales,
des mots utilisés pour les d

16. Hobbes, Philosophia Prim


sub init. (Op. lat., I), pp. 81 sqq. - Cette hypothèse rappelle celle de
Descartes dans le Traité de la Lumière, chap. VI, mais ne saurait être sug-
gérée par ce Traité, qui fut édité seulement, après la mort de Descartes, en
1664, tandis que le De corpore parut à Londres dès 1655. - Dans les Prin-
cipes, Descartes, après avoir professé que la construction deductive de sa phy-
sique, de par sa coïncidence avec le monde donné, avait, comme le décrypte-
ment d'un texte chiffré, une certitude morale, ajoute qu'elle a en outre, en
vertu de la véracité divine, garante des idées olaires et distinctes, une certitude
absolue (Principes, art. 206).

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298 M. GUEROULT

des concepts qui ne sont pa


des choses, tels les chiffres
pas aux noms par lesquels n
mêmes des choses, et ces
causes, à savoir des modes
du parallélisme, correspond
en soi, les choses qu'ils rep
nous n'enchaînons donc pas
enchaînons les choses elles-m
s'ils sont des choses, ne son
mais, comme ils les représe
nement nous donne ipso fa
définition des concepts des
donc nécessairement la dédu
tion dont la valeur object
besoin de l'attester par l'
toujours en fait.
Aussi, contrairement à ce
des affectus à partir de l
extrinsèque, mais elle est ré
par le dedans les affectus e
résultent, pour Hobbes, d
dehors par l'action des co
l'explication de ces phéno
mécanismes physiques. Che
et leur mécanisme correspo
ci n'en sont en rien les cau
sont tout entières compr
doivent rien à Yinfluence d
dent. Alors que Hobbes n
l'âme et de ses affections
enchaînements des corps et
affectus une explication n
source propre et ne dépen
corporels, dont le princip
d'où dépendent l'Ame et ses
Cependant, cette différen
analogies, et il n'est nullem

17. <( Ratiocinari... idem est


ratiocinatio omnis ad duas apera
Hobbes, De corpore (Op. lat.,

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« SPINOZA » 299

Hobbes, principes mis à


déduction génétique des a

§ VIL - Mais, à côté de Hobbes, que, curieusement, Spinoza


ne mentionne nulle part, il y a, comme précurseur, Descartes, qu'il
cite dans sa Préface avec respect (celeberrimus Cartesius). Et, s'il le
récuse pour avoir admis un pouvoir absolu de l'âme sur ses actions,
il reconnaît que « Descartes a tenté [...] d'expliquer les Affectus
humains par leurs premières causes et de montrer en même temps
par quelle voie l'Ame peut prendre sur les Affectus un empire
absolu ; mais à mon avis, ajoute-t-il, il n'a rien montré que la
pénétration de son grand esprit [magni sui ingenii acumen] »18.
Ces brèves propositions caractérisent exactement les traits que
présente effectivement chez Descartes la théorie des passions. Il est
incontestable que Descartes admet un pouvoir absolu de l'âme sur
ses actions (Traité des Passions, art. 41), pouvoir fondé sur le libre
arbitre, tandis qu'il refuse à l'âme le pouvoir d'agir directement sur
ses passions (ibid.). Il est non moins vrai qu'il a cherché à expliquer
les affectus humains par leurs premières causes (ibid., art. 51) et à
montrer par quelle voie l'âme peut prendre sur ses affectus un
empire absolu (ibid., art. 41). Par cette recherche des causes, Des-
cartes peut donc se targuer à bon droit de traiter scientifiquement
des passions. Et, malgré le reproche que lui fait Spinoza d'avoir
échoué dans son entreprise, on comprend que celui-ci soit du parti
de Descartes, qui, par son dessein, s'oppose aux moralistes tradi-
tionnels. Descartes ne peut être compté, en effet, parmi ceux qui se
contentent de vilipender les passions, et en font des vices de la
nature humaine, car pour lui « les passions sont toutes bonnes »19.
Elles ne sont pas des maladies20 ; et s'il parle de « remèdes aux
passions », c'est en un tout autre sens que celui où on l'entend
couramment21. Les passions ne sont nuisibles que par leur excès,

18. Eth., Ill, Αρ., p. 250, Geb., II, p. 138.


19. « Les passions sont toutes bonnes de leur nature », Traite des Passions,
art. 211, cf. Gueroult, Descartes selon l'ordre des raisons, II, pp. 224 (notes 17,
18), 225, 226.
20. 11 η appelle maladie que les excès des passions, cLTraité des Passions,
art. 78, Gueroult, op. cit., II, pp. 234 (note 55). 232 (note 50).
21. « H ne s agit pas à proprement parler de médecine, puisqu'il ne s'agit
pas de combattre des troubles pathologiques, mais de mettre en œuvre des
« remèdes » - au sens général, non spécifiquement médical, du terme -
contre des illusions courantes de l'homme normal, et qui nuisent à son
bonheur », Gueroult, op. cit., II, p. 222 ; cf. ibid., note 7.

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300 M. GUEROULT

dont nous sommes seuls res


fautifs22. Contrairement aux moralistes du xvie siècle23, les uns
chrétiens protestants comme Erasme, Juste-Lipse et l'Hôpital, plus
ou moins teintés de stoïcisme, les autres plus fortement pénétrés
encore par le stoïcisme et par l'influence des Anciens, en particulier
de Plutarque, comme La Boëtie, Montaigne, Pibrac, Guillaume du
Vair, Charron, simples donneurs de conseils, de sentences, de
leçons ou d'exemples24, il veut étudier les passions en physicien,
sans pourtant rejeter en bloc ce qui peut être retenu de l'apport des
Anciens. « Mon dessein, écrit-il dans la Préface du Traité des Pas-
sions [précisément dans la Réponse à la seconde lettre de l'abbé
Picot]2r' n'a pas été d'expliquer les passions en orateur, ni même
en philosophe moral, mais seulement en physicien. »
Or, la physique de Descartes, qui ne voit dans les corps qu'éten-
due et mouvement, n'est-elle pas purement géométrique ? En ce
cas, n'y aurait-il pas un parfait accord de principe entre lui et
Spinoza, lorsque celui-ci écrit « vouloir considérer les actions et les
appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces
et de solides »2G ?

§ VIII. - Mais, pour un tel accord de principe, il faudrait


d'aboiti que, pour Descartes, le corps humain fût un corps comme
les autres, c'est-à-dire un corps purement matériel. Or, il n'en est
rien. Le corps humain est en effet pour lui un corps unique en son
genre, puisqu'en lui s'investit l'âme, qui le pénètre dans toutes ses
parties et fait de lui, contrairement aux autres corps, un indivisible,
étendu sous un aspect, spirituel sous l'autre. A cette substance sui
generis, faite d'une permixtio intime du corps et de l'âme, ne peut

22. Traité des Passions, art. 138, 211.


23. Cf. Les moralistes français du XVI" siècle, par Albert Df.sjarwns, Paris,
Didier, 1870, et Le seizième siècle en France, par Darmesteter et Hatzfeld,
Paris, Dedagrave, 1934, lr« Parue, lre Section, chap. II, pp. 13 sqq. - Sur les
diverses influences d'auteurs anciens, ou contemporains, exercées en fait sur
Descartes, on consultera avec fruit l'édition des Passions de l'Ame, par Gene-
viève Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1955, et la brève, mais substantielle notice
que Ferdinand Alquié consacre aux Passions de l'Ame dans son édition des
Œuvres philosophiques de Descartes, t. 3, Paris, Garnier, 1973.
24. Le moyen de fortifier en nous la puissance capable de régler une pas-
sion qui nous menace, « c'est d'avoir quelques beaux préceptes et courtes
sentences touchant chaque passion dont nous puissions couvrir la raison en
y ajoutant des exemples », Guillaume du Vair, Traité de morale, cité par
Desjardins, op. cit., p. 325.
25. Descartes, Œuvres, ed. A.I., XI, p. JZb. - Spinoza ae son cote, tout
en récusant les moralistes, déclare « devoir beaucoup à leur labeur et à leur
industrie », Préface du Livre III, Αρ., p. 250, Geb., II, p. 137.
26. Eth., III, Préface, Αρ., p. 252, Geb., II, p. 138.

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<( SPINOZA » 301

évidemment pas s'appliqu


propre à traiter des corps
raison pure, géométriqu
reconnaître, comme seule
faculté née de cette union
timent seul que nous con
sur l'âme, et celui qu'a l'âm
voir, c'est le libre arbitr
concevoir, ni un tel pou
réciproquement. Certes,
nous permettre d'explique
qui n'est pas double com
milieu de lui, capable d'êtr
animaux, dont les mouvem
l'action des choses extér
bien que, dans le premier
second cas, elle est active
échappe à la nécessité un
Mais c'est supposer ici un
mode de la pensée et d'u
l'étendue ; ce qui, selon Sp
de ces deux attributs. Cep
cre cet obstacle par sa thé
deux substances. Mais, d
voir de l'âme sur la glande
sant à donner un commen
que, répétons-le, Spinoz
Uvre V.
Est-ce à dire que la thèse première de Descartes, affirmant le
libre arbitre et l'action de l'âme sur le corps ou du corps sur l'âme
soit, de ce fait, irrémédiablement réfutée ? Nullement. Le libre arbi-
tre, l'union intime de l'âme et du corps dont témoigne le sentiment,
ce sont des faits élémentaires que la raison humaine ne nous permet
pas de nier ou de réduire à des illusions, sous prétexte qu'elle ne
peut les comprendre, car la puissance infinie de Dieu peut faire ce
qui la dépasse. Le cartésianisme n'est nullement un rationalisme
absolu, comme bien des commentateurs l'ont cru. C'est, à sa façon,
un positivisme. Respectueux de certains faits primitifs, il tente de

27. Sur la différence essentielle entre la physique des coups et celle du corps
humain, cf. Descartes, Correspondance, A.T., IV, p. 441, Gueroult, Des-
cartes, II, pp. 247-248.

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302 M. GUEROULT

les circonscrire et de les ex


peut, dans leur facticité mê
En cela, déjà, il diffère pr
sans doute s'opposer à lui,
ment au nom de la raison h
ne peut, comme la raison d
pas la raison pure, c'est le
ce pouvoir de l'âme sur le
affections en physicien signi
objectivement, c'est-à-dire
l'intervention conjointe « d
ment), lesquelles se guiden
Cette observation de natu
que nous ne pouvons expliq
car les passions « sont du
alliance qui est entre l'âme
{Traité des Passions, art. 3
tution de la nature »28, nat
la natura stricto sensu, c'es

M. Gueroult.

Le chapitre s interrompt ici. Π devait, dans la suite, mettre en évidenc


le caractère essentiellement empirique de la recherche cartésienne des caus
et du dénombrement « par ordre » des passions, pour établir, tout en ind
quant quelques analogies épisodiques, ie contraste d'une telle étude avec u
déduction génétique et nécessaire de l'essence même des passions à partir
la seule puissance intérieure à l'Ame.
G. D.

28. Voir : « chaque mouvement de la glande semble avoir été joint par la
nature à chacune de nos pensées » (Traité des Passions, art. 50) ; « l'horreur
est instituée de la nature pour, etc. » (ibid., art. 89) ; « l'agrément est parti-
culièrement institué de la nature pour, etc. » (art. 90) ; « ce qui fait une
impression dans le cerveau, laquelle étant instituée de la nature pour, etc. »
(art. 94) ; « selon l'institution de la nature [...ces cinq passions] se rapportent
toutes au corps » (art. 137), etc.

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