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Le théâtre Tunisien face à la modernité :

La scène dans une société en mutation

Ridha BOUKADIDA

2003

1
à mes parents,
à mes quatre enfants,
à la mère et l’épouse Moufida , aux amis pour qui ce travail a du sens.

2
Que nos remerciements ainsi que notre gratitude soient le témoignage de notre reconnaissance
envers notre professeur, Robert ABIRACHED qui a aimablement accepté de diriger notre recherche avec
beaucoup de patience et de compréhension.
Que nos collègues de l’I.S.A.D. et nos camarades d’ailleurs, qui ont manifesté de l’intérêt pour ce
travail soit ici remerciés.
Un grand merci pour Ali LETAIEF qui, patiemment, a bien voulu se mettre au clavier latin pour
une aide précieuse.

3
INTRODUCTION

Quoique hésitante et probablement ambiguë notre approche souscrit entièrement à la définition


de l’histoire telle que présentée par Lucien FEBVRE en 1947 : « le besoin qu’éprouve chaque groupe
humain, à chaque moment de son évolution, de chercher et de mettre en valeur dans le passé les faits,
les événements, les tendances qui préparent le temps présent, qui permettent de la comprendre et qui
aident à le vivre.» 1

En Tunisie, la pratique théâtrale aura un siècle d’âge le 02/06/2009, cent ans jour pour jour après
la première représentation théâtrale donnée par des tunisiens ( associés à des égyptiens) pour des
spectateurs tunisiens le 02/06/1909.2
L’approche sociologique prépondérante dans la production scientifique au sujet du théâtre tunisien
permet une saisie totalisante de l’activité théâtrale en rapport avec d’autres domaines d’étude tels que
l’économie, la politique et l’histoire de la Tunisie. Seuls les travaux, de Badra B’CHIR 3 et de Mohamed
AZIZA, 4 sont publiés alors que ceux de Abdelmajid JELLOULI, 5 de Ezzeddine ABBASSI, 6 de Labiba
CHERIF, 7

1
- Cité par Robert MANDROU, Histoire -statut scientifique, In Encyclopædia Universalis, Multimédia,
Version 6, 2000.
2
- Mohamed ABAZA, Evolution de l’action théâtrale en Tunisie, de la naissance à la fondation,
Maison d’Edition SAHAR, Tunis, 1997, (en arabe), p. 37
3
- Badra B’CHIR, Aperçu sur la recherche théâtrale en Tunisie, In Revue tunisienne des sciences sociales, N° 48-49,
C.E.R.E.S., Tunis, 1977.
- L’inadéquation formation - emploi…..
- La combinatoire dramatique du théâtre en Tunisie, In Revue tunisienne des sciences sociales, N° 44,
C.E.R.E.S., Tunis, 1976.
- Eléments du fait théâtral en Tunisie, cahier du C.E.R.E.S., série sociologique N°22, Tunis, 1993.
- Contrôle Social, Famille et Théâtre, in Les relations interpersonnelles dans la famille maghrébine, Cahiers du
C.E.R.E.S. Série PSYCHOLOGIE N° 6, Tunis, 1988,

4
- Mohamed AZIZA, Regards sur le théâtre arabe contemporain, M.T. E, Tunis, 1970.
- L’Islam et le théâtre, S.T.D., Tunis, 1970.
5
- Abdelmajid JELLOULI, L’image de la classe ouvrière à travers la geste de Mohamed Ali EL
HAMMI de la troupe du Sud de Gafsa (Tunisie), D.E.A. 1983/84, Paris X
Nanterre.
6
- Ezzeddine ABBASSI, L’écriture théâtrale en Tunisie post-coloniale (1964-1982) Mutations et
problèmes, thèse de troisième cycle, Paris X Nanterre, décembre 1986.
7
- Labiba CHERIF, Evaluation de l’expérience théâtrale de Aly Ben AYED à partir de l’étude d’El
Bekhil, mémoire du C.A.R en sociologie, Faculté des lettres et des sciences humaines,
Tunis, 1983.
-Le théâtre et l’Etat en Tunisie 1956-1982, thèse de troisième cycle, Lyon III, 1982.

4
de Mahmoud MEJRI, 8 et de Mohamed DRISS, 9 ne le sont pas. D’autres recherches intéressantes
mériteraient aussi une publication telles que celles qui portent sur la question de la formation des acteurs10
ou sur le théâtre scolaire 11 par exemple.
L’université reste encore la plus importante source des études sur le théâtre tunisien, à côté de
12
quelques publications sporadiques telles que Le théâtre tunisien et les obstacles au dépassement, Les
13 14
pionniers de l’écriture théâtrale en Tunisie, ou le théâtre tunisien dans tous ses états
Deux études monographiques 15 sont à signaler pour leur exemplarité universitaire.
A cette bibliothèque du théâtre tunisien nous apportons par ce travail modeste une nouvelle
contribution à l’évaluation critique du théâtre tunisien.16

Vivant le théâtre tunisien d’une manière plurielle, étant à la fois dans la pratique théâtrale en
tant que metteur en scène, dramaturge, et dans l’enseignement et la recherche universitaires nous ne
pouvions choisir entre la proximité, l’engagement viscéral qu’exige la pratique, et la distance sereine
du chercheur garante d’une « objectivité » scientifique. Nous écrivons du lieu où se noue cette pratique
au secours que peut lui fournir une réflexion théorique. Lieu d’immersion dans l’histoire du théâtre
tunisien, lieu de notre contribution à l’enracinement du fait théâtral en Tunisie, lieu de défense de l’art
théâtral caractérisé ces dernières années par un « autisme » manifeste du secteur théâtral sans relations
aux autres secteurs artistiques, chose réciproquement vraie, le même « autisme » flagrant des

8
- Mahmoud MEJRI, La nouvelle thématique dans le théâtre tunisien contemporain. Mutations
socio - culturelles et activité théâtrale, thèse de troisième cycle, Paris IV Sorbonne,
novembre 1985.
9
- Mohamed DRISS, Traditions orales et spectacles contemporains en Tunisie. Décadence ou
évolution, thèse de troisième cycle, Paris I Sorbonne, 1979/80.
10
- Fathi AKKARI, Etude comparative entre la formation d’école et la formation sur le tas,
(Nouveau) doctorat de l’université, I.E.T. Paris III Sorbonne Nouvelle Censier, 1987.
11
- Lassaad JAMOUSSI, Vingt ans de théâtre scolaire en Tunisie. Evolution et perspectives, thèse de
troisième cycle, Paris III, Sorbonne Nouvelle Censier, juin 1985.
12
- Ahmed Hathek EL ORF, Le théâtre tunisien et les obstacles au dépassement, Sud Editions, Tunis,
1997. (en arabe.)
13
- Ezzeddine EL MADANI, Mohamed SKANGI, Les pionniers de l’écriture théâtrale en Tunisie,
S.T.D., Tunis, 1986. (en arabe.)
14
- Hafedh DJEDIDI, Le théâtre tunisien dans tous ses états, DAR EL-MIZEN, Hammam-Sousse
(Tunisie), 2003.
15
- Hamdi HMAIDI, Etudes sur le théâtre classique ( Corneille, Molière, Racine ), EDITION
SAHAR, Tunis, non datée
-Mohamed MEDIOUNI, Le théâtre de Ezzeddine EL MADANI et le patrimoine, E.U.E.E.D.& MAISON
SAHAR, Tunis, 1992

16
-Ridha BOUKADIDA, Contribution à l’évaluation critique du théâtre tunisien, mémoire de maîtrise
spécialisée, Sorbonne Nouvelle, Paris III, juin 1980, 150 p. (dactylographié).
-Aperçu sur le théâtre tunisien en l’an 1981. Les troupes permanentes,
mémoire de D.E.A., Paris X Nanterre, 100 p. ( Dactylographié.)

5
producteurs de théâtre entre - eux, provenant du même « autisme » latent des institutions, des
populations, de la société civile et militaire vis-à-vis des arts et de la culture.

Nous sommes engagés donc, dans une perspective historique, problématique, critique, relevant
comme significatifs des faits attestés, des évènements et des tendances appartenant au passé du pays,
les mettant en valeur, pensant qu’ils ont préparé notre présent et permettent de le comprendre tout en
nous aidant à le vivre, sans pour autant privilégier ce passé en opérant la même démarche à l’endroit
du présent riche en prémisses et signes annonciateurs d’un futur prononcé.

Ce souci de signification historique nous permettra de traquer les « maux » du théâtre tunisien
comme des effets de sa situation périphérique dans un système de production et de consommation
culturelle et artistique, lui même déterminé par un système global de production et de distribution des
richesses de ce monde à savoir le mode de production capitaliste de la veille des colonisations à
l’époque de sa mondialisation.

Dans ce cadre, nous aurons à mener nos investigations à plusieurs niveaux : les rapports de
domination entre nations, ceux de l’Etat indépendant avec son citoyen, ceux du ministère de tutelle
avec les agents sociaux de la production théâtrale, ceux de la famille avec l’éventuelle éclosion de
« dons artistiques » chez son enfant, rapports des institutions dont l’action sur la société globale et
d’une manière conséquente sur les individus de cette société ont eu raison de tous les espoirs nourris
par le mouvement de la « renaissance » arabe et par les réformateurs héritiers de cette pseudo -
renaissance, dans un monde qui a déchanté en enfantant de « l’homme sans qualité » de Robert Musil.

Nous pensons aussi mener ces investigations dans différents domaines qui ont apparemment
peu de choses à voir ensemble : ces domaines sont investis du point de vue de leurs effets sur la
formation de l’individu, son individuation, l’autre nom d’un processus de socialisation qui marque
l’exacte marge entre les individus d’une même société et le juste écart des individus dans les
institutions d’une même société. D’où notre propos sur l’habitat, les mass - médias, et sur l’éducation.
En quelque sorte une histoire de l’individu, champ à peine défriché, dans un contexte d’oppression,
d’angoisse et de dénuement.

Ceci pour vérifier qu’une société dominée, à la périphérie d’un système déterminant
l’extraversion de son économie, le mimétisme de sa politique et l’aliénation de ses élites, retrouve les
mêmes effets de cette domination dans les structures mentales de chaque individu de cette société,
individu subissant et participant à la reproduction de ces effets, à des degrés divers, quelle que soit
l’acuité de sa conscience et l’énergie de sa libido inconsciente face à « l’hostilité radicale et

6
17
renaissante de « l’Occident » aux tentatives d’émancipation des sociétés arabes et musulmanes »
n’en déplaise à Mr ARKOUN qui tient cette affirmation pour du bavardage. Faudrait-il préciser
l’Occident dont on parle ? L’Occident officiel, celui des Etats, celui des capitaux, des politiciens et des
diplomates. L’Occident de tous les xénophobes et racistes par conviction ou par ignorance…

Ces considérations qu’on pourrait trouver « paralogiques » sont à la base même des analyses du
ur du sujet à savoir les pratiques théâtrales tunisiennes auxquelles nous aurons à injecter le peu de
rationalité indispensable à leur transformation en objets d’étude et de recherche théoriques. Nous les
tenons pour les prolégomènes à une histoire du théâtre tunisien qui se veut tant soi peu dialectique, c’est à
dire une histoire qui n’isole pas son objet par souci méthodologique, par souci de découvertes et
d’inventions faisant à chaque fois le vide autour de soi, autour de son objet pour mieux simuler le
« dialogue scientifique » à coup de citations indexées de polémiques feintes, de formules codées, de
langages consensuels. Sans style.

Pour enfin dire, en quelques vocables, le véritable sujet de cet essai, en ce que « Nous » vienne
remplacer « Je » pour la première fois, dans nos « discours » à l’adresse de l’Université, je nous
félicite d’assumer pleinement la responsabilité de ce travail en reconnaissance de dette à tous ceux
dont le nom y figure.

17
- Mohamed ARKOUN, Préface, In L’individu au Maghreb, Colloque International de Carthage, 1991, Tunis, Edition T.S.,
1993, p. XIII.

7
I- DE LA DECEPTION

8
« Le théâtre en Tunisie, fait partie de cet ensemble d’objets que la société colonisée a adopté allant
du port de l’habit européen jusqu’à la fréquentation du théâtre. » 18

Remarquons tout de suite, qu’au début, seule une frange de cette société colonisée, une frange
d’ailleurs hétérogène, ne permettant pas une classification précise, et ayant des prédispositions psychiques
et culturelles diverses à ces nouveaux comportements : que cela soit dû au fait des voyages effectués en
France ou ailleurs, et à la fréquentation des colonies étrangères installées à Tunis ou que cela soit du fait
d’une scolarité bicéphale en langue arabe classique et en français ou enfin par le fait des liens
professionnels et postes souvent subalternes dans l’administration consulaire des différentes
représentations diplomatiques à Tunis.

Ce sont ces agents sociaux qui vont du cheikh (savant musulman) au portier du consulat italien qui
ont les premiers adopté, non sans difficultés, de nouveaux comportements étranges, parce qu’étrangers.
Puis le phénomène n’a cessé de s’élargir, de s’accélérer et de s’accentuer au fur et à mesure que ces
comportements s’imposent comme attributs de modernité et signes de progrès.

Une deuxième remarque est nécessaire. Elle concerne le fait qu’il s’agisse ici du colonisé. Celui-
ci se caractérise par une conscience déchirée, malheureuse. Un individu fasciné par la civilisation
française et en étant exclu. Il est par ailleurs attaché à une autre culture, une civilisation arabo -
musulmane. Cette fascination faite d’attirance et de rejet finira par produire un « colonisé cet être diminué,
fait de négativités multiples. » 19

Dès lors la mesure c’est cet autre que soi qui s’impose à la conscience comme modèle, comme
supérieur à soi : et pourtant, mécréant qu’il est, bien dominant. Le colonisé conserve face à lui un
ensemble de qualités qui lui sont étrangères et qui le constituent comme différent. Puis l’intériorisation de
ce regard autre, regard de l’autre, qui devient sien, le révolte parce qu’il le condamne à se voir autrement,
bipolarisé, à double vision, vue double et regard doublé qui tentent indéfiniment de re-joindre deux
images non conciliables : s’installe alors une sorte d’ambiguïté, syndrome d’une atteinte qui n’a pas de
nom.

Une image négative, plutôt un bout d’image mais combien propre et viscéral, enfoui dans
l’inconscient et légitimé rien que par une endurance séculaire ; et un autre bout positif, fait de lumières et

18
- Badra B’CHIR, Aperçu…Op. Cit., p. 20
19
- Badra B’CHIR, Eléments…Op. Cit., p. 102
9
de libertés mais combien lointain et chimérique, difficile à s’approprier, voire à enter. Donc deux regards
au moins, deux attitudes, deux cordons ombilicaux, chez le même individu, qui fondent une aliénation, et
une acculturation permanentes qui ne tarderont pas à devenir volontaires, objets de programmes politiques
qui vont définir l’intellectuel tunisien puis le citoyen tunisien, de la fin du XIXème siècle à nos jours, et
exiger sur la « voie du développement » l’écartèlement, le flottement, la contradiction d’une position
insoutenable, celle qui soutend également les deux termes d’une contradiction toujours bloquée : tradition
et/ou modernité. C’est d’un blocage qu’il s’agit parce qu’il importe d’ajouter immédiatement aux deux
termes deux signes majeurs : c’est une tradition dominée en conflit avec une modernité empruntée.

Deux signes regorgeant de négativités : une tradition dominée s’expliquerait facilement par le fait
historique d’une transformation du regard porté sur cette même tradition par ses propres adeptes sous la
menace d’une puissance ennemie. Regard capable désormais d’isoler cette tradition malade et de l’assister
dans une agonie éternelle. Quoi qu’il advienne, elle ne doit pas mourir. Au fait cette assistance, ce souci
de sauver et de défendre, transforme les indigènes de cette tradition, ceux à qui elle appartient de facto et
qui sont façonnés par elle, en une opération irréversible, en agents, adeptes, artificiers, fanatiques de cette
tradition.

Dans tous les cas, cette tradition devient objet brisé, distant, récupérable, objet soumis à une
conscience historique, qui peut s’acquérir, se transmettre et au besoin se transformer en programme
politique.

Elle devient objet de folklorisation initié par un regard exotique intégré et intériorisé
communément comme regard particularisant, sceau de différence et marque de différance. Elle est dans le
meilleur des cas propriété accumulable, industrialisable, marchandise et symbole, représentation
idéologique. C’est en ce sens qu’elle devient objective. On dirait alors qu’elle se modernise parce qu’elle
est soumise à un regard contrariant et indifférent devant une affaire : le regard de l’entrepreneur. N’est-ce
pas dans le bâtiment que cet alliage de tradition et de modernité trouve son terrain de prédilection ? Fief
du technocrate, qu’il soit médecin, architecte ou ingénieur agronome.

En un deuxième sens, la tradition serait appelée subjective. C’est un bien propre, inaliénable, sacré
et sacralisant, source de valeurs différentielles transcendant l’individu, découlant de la foi indéfectible en
la bienfaisance de ce que sont les us et coutumes. Cette tradition est nécessairement passéiste ayant le
regard tourné vers une origine, un âge d’or révolu. Dans l’adversité.

10
Un troisième sens retenu, effet des deux précédents et occupant une position médiane appelle une
dénomination barbare : la tradition sub-objective. Echappant au regard sournois de l’entrepreneur et à
celui tourné du théocrate, cette tradition adopte un regard qui louche dont l’opportunité se justifie par un
mode d’existence contraignant, enjeu des deux maîtres - regards auxquels il oppose une fin de non
recevoir et légitime un gouvernement adéquat : un régime politique tendu.

Une modernité empruntée n’est pas étrangère au fait de cautionner, justifier et expliquer en
définitive la dette « civilisationnelle » dont sont redevables les peuples soumis, les colonisés qui contre
vents et marées soutiennent qu’ils doivent leur conscience historique dans tous ses états à l’ennemi d’hier,
allié d’aujourd’hui sur la voie du progrès. Et surtout quand ils affirment haut et fort le contraire.

Ce fait est fondamental si l’on veut comprendre l’endettement incommensurable et croissant des
peuples dominés vis-à-vis de l’autre, l’Occident. Endettement total dirions-nous, allant des finances aux
virtualités à venir. Cette dette qui pèse comme un impôt sur l’avenir, toujours exigé par une situation
mondiale en crise qui lance des défis à relever et des paris ouverts.

Cette double négativité, à savoir tradition dominée et modernité empruntée, surdétermine tout
bilan, oriente tout regard si positif soit-il, biaise toute évaluation du chemin parcouru pour des résultats
hypothéqués. Cette double négativité oblique toute discussion des problématiques posées et souvent
impose de fausses problématiques.

Dès lors, dans les nations dites indépendantes, les pouvoirs politiques en place vont gérer les effets
d’une déflagration atomique en excluant les scientifiques, les chevaliers d’un temps passé, les revenants
d’un paradis perdu et les apôtres de toutes les utopies confondues pour gouverner des atomes d’individus
agités par ionisation, ce qu’on appelle masse ou peuple.

La position médiane est dominante, érigée en philosophie, dictée par la sagesse d’une politique
réaliste, pragmatique, improvisée au jour le jour qui a pour ultime objectif son auto - conservation.

Faudrait-il rappeler à l’évidence, la dialectique qui veut que le colonisateur, cet autre absolu, ne
sorte pas indemne de plus d’un siècle de colonisation. Il portera en son sein l’abcès qu’il aura tout le mal
du monde à purger : du couscous chez Bébert à l’immigré de troisième génération, zonard, citoyen de
troisième ordre obéissant plus au recteur de la mosquée de Paris qu’au plus haut représentant de la

11
république. Un pan entier de culture négro - arabe et islamique s’est définitivement logé au sein même de
la culture dominante, celle du dominant.

Les positions sont un peu plus claires, plus tranchées quand il s’agit, bien entendu, d’analyser des
idées, de discuter des choix politiques, de prendre une distance idéologique ou d’évaluer un système
scolaire. Ceci parce que jamais l’écart entre le dire et le faire, la théorie et la pratique, le discours et
l’action n’a atteint les dimensions reconnues et dénoncées ici parce que dévastatrices de nos jours en
Tunisie, pays « en voie de développement. » Et ce ne sont pas les gouvernants seuls qui sont visés, c’est
tout un chacun : c’est une caractéristique du Tunisien de dire ce qu’il ne fait pas et de faire ce qu’il
n’avoue pas, raison de plus pour ceux qui gouvernent et doivent réussir leurs épreuves d’hypocrisie,
celles appelées chez nous la « boulitique. »

Et puis parce que les faits inéluctables, les traces indélébiles et les effectivités irréversibles sont là :
le pays est totalement intégré au système économique mondial, happé par le nouvel ordre mondial et il y
occupe une position extravertie déterminée par des choix édictés par les apôtres de « l’universel » ( F.M.I,
B.M, O.N.U, et autres.) Ce qui n’empêche pas nos gouvernements successifs de prêcher l’indépendance
nationale, la spécificité culturelle, l’originalité des options politiques et autres idées dominantes qui
masquent et subliment les réalités. Réalités qui disent clairement que nous sommes dans la modernité du
monde actuel de plain-pied, jusqu’au plus dur noyau de notre tradition, jusqu’aux plus inflexibles des
violences réfractaires de nos traditionalistes.

Les réalités disent que nous sommes entièrement dans la modernité avec ses contradictions, ses
poches de résistances qui sont les produits mêmes de cette modernité. Et parce qu’il n’y a jamais eu dans
l’Histoire un système dominant sans sécréter ses propres contradictions d’un côté, et sans laisser par
ailleurs survivre et perdurer d’une manière flagrante et presque scandaleuse les restes des systèmes et
modes antérieurs. En France, après des siècles de démocratie, il reste toujours des royalistes et des
prétendants au trône ! Tout ceci ne doit pas impliquer « l’oubli de l’essentiel : d’un côté l’emprise du fort,
de l’autre ; la lutte du faible pour se dessaisir de cette main - mise. » 20

Ces considérations, jusqu’ici sommaires, nous permettent déjà d’affirmer que le


« désenchantement national »21 et plus particulièrement la déception des agents sociaux en relations avec
les pratiques théâtrales se perpétuent et continueront à exister tant que cette « main - mise » pèsera sur leur

20
- Ibid. p.p. 107-108.
21
- H. BEJI, Désenchantement National, Paris, F. Maspero, 1982, Cahiers libres 368
12
conscience, tant que ces mêmes rapports de domination occasionneront leurs ravages. Ceci serait tout
aussi valable pour les autres agents sociaux, dans d’autres domaines d’activités tels que l’éducation et
l’enseignement, le commerce et les sports.

C’est une détermination structurelle, pour user d’un terme édulcoré. Détermination qui est saisie
aujourd’hui par deux générations entières comme une fatalité. Mais nous avions su et nous continuons à
croire que cette détermination et ses conséquences font partie intégrante d’une stratégie impérialiste, qui
n’est fatale qu’en apparence. C’est ce qui nous autorise, par un faible pour la pensée paradoxale, à
l’appeler : stratégie fatale de la déception. Les successives guerres du golfe, l’affaire du Proche Orient,
entre autres conflits ne cessent d’éclairer cette stratégie, de désigner ses protagonistes et de la faire
admettre et y faire participer tout le monde, par la force et l’imposition, par le chantage et la loi du plus
fort.

A vrai dire, c’est le constat de répétition et d’insistance de cette déception, à la lecture des travaux
universitaires et autres portant sur le théâtre en Tunisie, et autres fréquentations et discussions à l’occasion
de notre enseignement du théâtre ou de notre fabrication de spectacles, qui nous a poussés à réfléchir sur
les causes de cette déception constante. Que traduisent cette déception, ce désenchantement, cette
désillusion et cette frustration ; ces inadéquations multiples en dépit des transformations positives de tous
ordres que connaît la formation sociale tunisienne, et malgré les progrès notables et les taux de croissance
galopants ? Ne seraient-elles pas justement le résultat et le produit de ces transformations, de ce progrès et
de ces croissances ? Un échec des mutations programmées, et des plans de « développement » décidés par
les gouvernements successifs du pays ?

Nous sommes tentés de répondre que c’est l’expression d’une violence non encore digérée, d’une
rupture non encore assumée et d’une blessure non encore cicatrisée et entretenue à dessein. Ce sont en
résumé les figures que prennent dans les consciences « libérées » des ex-colonisés la domination et ses
relais. Nous ne pouvons clore ce chapitre sans en référer au Portrait du colonisé,22 précédent magistral, un
classique sur la question qui, ici, nous préoccupe.

21 - MEMMI, Albert, Portrait du colonisé, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1979

13
1 - LE COLON/COLONISE :

UNE PAGE D’HISTOIRE RECTO/VERSO

14
En introduction à son livre, Les origines du protectorat français en Tunisie, Jean GANIAGE
écrivait : « Tunis, la plus petite, la plus tranquille des trois régences barbaresques, Tunis où la course
n’était plus, au milieu du XIX ème siècle, qu’un lointain souvenir, avait glissé depuis la conquête de
l’Algérie vers un état de semi - vasselage à l’égard de la France. Satisfait de sa docilité, le gouvernement
impérial ne songeait point à l’absorber… »23

Un regard à la limite du cynisme : l’état de semi - vasselage, à l’égard de la France, de la


plus petite régence, tranquille et docile, satisfait le gouvernement impérial. Un regard extérieur, celui de la
vérité historique. Menacé par la flotte anglaise, le Bey de Tunis a dû capituler et renoncer à la course et à
l’esclavage des chrétiens, dès 1816. Trois ans après, une menace d’anéantissement, en cas de reprise des
activités prohibées, émane de l’Europe entière par la voix des consuls français et anglais «qui
s’arrogeaient des pouvoirs envahissants en négation même avec la notion de l’indépendance et de la
souveraineté de la régence. » 24 Par ailleurs flattées par les mêmes consuls et contre « la porte sublime »
siège du pouvoir central de l’empire ottoman. Revenons à l’introduction de Jean GANIAGE, à l’époque,
professeur à la Sorbonne. « Mais la décadence de ses institutions, de son économie, la faillite d’une
politique de réforme trop hâtive, la mise au pillage de ses finances entraînèrent une banqueroute financière
d’où devrait sortir une mise en tutelle exercée collectivement par la France, l’Angleterre et l’Italie. »25

L’Europe peut-elle rester les bras croisés devant cette décadence et cette faillite ? Non. Son regard
observateur, pénétrant et intéressé, analyse la situation et exige l’intervention au nom d’un devoir moral.
Le regard de l’Occident libéral ne peut en effet supporter la vue d’une banqueroute financière, de la faillite
d’une politique de réforme, et de la décadence des institutions et de l’économie d’une régence tranquille et
docile…

Tout ce qui est étranger à la tradition du missionnaire libéral et de son descendant direct le militant
social-démocrate est le Mal incarné. Et tous les deux ne luttent pas contre des ombres. Le despotisme ainsi
que l’exploitation de la misère et de l’ignorance, de même que l’injustice sont des réalités.

23
- Jean GANIAGE, Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), 2éme édition, Tunis, Maison Tunisienne
de L’Edition, 1968. Introduction, p.9

24
- Mustapha KRAIM,, La Tunisie Pré coloniale – Société et Economie, Tome II, Société Tunisienne de Diffusion, Tunis
1973, p. 74
25
- Jean GANIAGE, Les origines … op. cit. p. 9
15
C’est donc par devoir moral et humanitaire que l’occident uni exerce une tutelle collective contre
la banqueroute et la décadence d’un gouvernement ami et de son pauvre peuple. L’affaire dépasse de loin
les intérêts financiers et les entreprises économiques.

Mais la division de ce bloc occidental, alimentée par les ambitions italiennes, la prépondérance
anglaise, les défaites et affaiblissement de la France, va alimenter et consolider des efforts « indigènes »
de réformes réelles et nourrir l’espoir d’échapper à la main - mise de l’un des tuteurs.

Et Jean GANIAGE d’écrire pour l’histoire : « les efforts d’un ministre intègre, KHEREDDINE,
valaient alors au pays quelques années de bon gouvernement. »26

C’est que ces mineurs (sous tutelle) sont capables d’intégrité et de bonté.. ! Pour un moment.
Vaine reconnaissance. Les échecs successifs ou les succès relatifs des efforts « barbaresques » donnent
toujours raison aux puissances dominantes, qui plus est, « fortes de sa bonne conscience, n’envisageraient
en aucun cas de transiger sur ce qu’elles estiment être les règles élémentaires de la morale et de la
raison. »27

Devoir d’humanité et mission de civilisation…Les revirements anglais en Orient vont à nouveau


sceller l’entente et rappeler la civilisation à son devoir : le civisme exige le partage et le pardon.

Des propos mêmes de GANIAGE on comprend que l’Angleterre prépondérante « offre Tunis à la
France », Bismarck, vainqueur, compense la perte de l’Alsace-Lorraine par son concours à l’offre « pour
faire oublier… »

Toute l’affaire est une séquence de l’histoire du seul point de vue légitime, celui de l’occident.
« La décision d’avril 1881, péniblement arrachée au cabinet Ferry, amenait une occupation rapide du
pays ; elle aboutissait à un protectorat qui satisfaisait hommes d’affaires et diplomates. »28

La satisfaction change de camp, les affairistes et les diplomates violentent le cabinet, et lui
arrachent non sans peine la décision d’occuper un pays docile et tranquille mais décadent et incapable

26 - J. GANIAGE, Idem.
27 - A. LAROUI, Islamisme, Modernisme, Libéralisme, Casablanca, 1997, Centre Culturel Arabe
28 - J. GANIAGE, op. cit. p. 9
16
pour le rehausser au rang des pays civilisés, et y injectent doucement un style et une tradition
anticolonialiste qu’il n’a pas.

Le discours sorbonnard de Jean GANIAGE résume d’un point de vue scientifique vingt ans de
l’histoire de la Tunisie. Il est éloquent par l’absence d’un sujet, omis, encore inconnu et innommable : le
peuple tunisien. Et il a parfaitement raison. C’est que ce peuple n’existe pas. En effet, Béchir TLILI
précise que « le passage du panislamisme au nationalisme s’engage irréversiblement dans les pays islamo
- méditerranéens » après le Congrès Eucharistique de Carthage (1930), « et tant d’autres faits politiques
marquants, (qui) se sont en effet conjugués pour faciliter l’irruption de la pensée nationaliste dans le
monde islamo - méditerranéen de l’entre Deux - Guerres. » 29

La conscience nationale limitée au territoire tunisien et aux citoyens qui le peuplent est le produit
historique de la colonisation française. Mais cette conscience nationale une fois libérée suffira-t-elle pour
faire exister un peuple et des citoyens ?

« Dans cette perspective le problème essentiel est que la modernisation est apparue sous la forme
30
de la colonisation, dans le tiers monde bien sûr, mais aussi et bien avant à l’intérieur de l’Europe. »
Béchir TLILI, historien universitaire mettra toute son énergie de chercheur à focaliser son regard sur
l’histoire de la Tunisie d’un point de vue endogène, anti-orientaliste, et non européocentriste, ayant pour
ambition la réécriture de cette histoire. Il réussira seulement à retourner cette page d’histoire. Un
retournement nécessaire, et une revanche légitime qui sont restés orphelins et inachevés par le fait de la
mort prématurée de l’historien. Nous y reviendrons.

La question lancinante et toujours d’actualité est la suivante : comment expliquer la domination ?

« La conquête des territoires et celle des âmes se fait au nom d’une seule et même idée : nier le
31
droit du passé sur le présent, de la tradition sur la vie, de la communauté sur la personne. » Elle
s’explique aisément certes dans une perspective de l’économie politique et encore mieux par son
contradicteur le marxisme. Mais est-elle pour autant justifiée ?

29
- B. TLILI, Etudes d’Histoire Sociale Tunisienne du XIXème Siècle, Tunis, Publication de l’Université de
Tunis, 1974, série Histoire, volume XV, p.46
30
-A. LAROUI, op. cit. p. 25
31
-Ibid. p. 115
17
Le besoin de terres nouvelles, l’élargissement du marché, l’élévation du taux de profit expliquent
des faits économiques mais ne justifient en aucun cas l’intervention par la force des armes pour la
réalisation d’objectifs capitalistes.

Il a bien fallu une philosophie, une pensée politique et une opinion publique qui les soutiennent
pour légitimer de son point de vue toute intervention dans les affaires du pays voisin ou celui d’outre-mer.
Cette pensée doit aboutir à concevoir par le déploiement même de ses propres concepts, un devoir moral,
une mission humanitaire, sur la base d’une science universelle.

C’est bel et bien la doctrine libérale héritée par le XIXème siècle et élaborée essentiellement par
Smith, Ricardo et Mill.

Les concepts, les principes philosophiques de liberté, de démocratie, de laïcité, déploiement d’une
« raison scientifique » au service de l’homme et fondée en droit privé : celui de l’individu libre. Cette
liberté « qui s’épuise dans l’ouverture sur le monde » et bientôt sur l’univers et qui « est l’appropriation
exclusive par l’individu de la totalité de son moi de telle manière qu’aucune autorité extérieure n’ait de
droit sur lui. » 32

C’est cette même pensée libérale qui était déjà intégrée et défendue par les réformistes tunisiens
bien avant l’occupation. Reprise, réaménagée et infléchie, nous le verrons. Mais jusque là nous ne
trouvions aucune explication à un fait historique « désolant » : le vote massif de la gauche au parlement
français au sujet de l’occupation de la Tunisie, une fois la mission accomplie. Il ne pouvait s’agir
simplement d’une erreur tactique.

Au sujet de la ratification du traité de Bardo instituant le protectorat français en Tunisie rien que
346 députés classés à gauche et extrême gauche votent pour le protectorat !!!

Seuls 33 s’abstiennent et un seul député d’extrême gauche vote contre. Le nombre total des
députés présents s’élève à 520.33 Mystère ! Bévue et méprise, erreur historique ?

Sauf à soutenir que la pensée éthico - politique de la gauche est profondément libérale toute
explication nous semble insuffisante sinon fausse.

32
- Ibid p. 114
33
- J. GANIAGE, Les origines… op. cit. . p. 533
18
Le marxisme, critique radicale du libéralisme, opère un renversement dialectique de la pensée
libérale par une systématisation et un couronnement de ses principaux arguments en dévoilant par la
même occasion sa logique implacable, sa bonne conscience et sa mauvaise foi pour les retourner
finalement contre cette même pensée.

Mais sur un terrain pratique de la lutte idéologique les partis socialistes et communistes
occidentaux ne parviendront pas à porter atteinte à la cohérence conceptuelle du libéralisme qu’ils
forceront à se défendre en empruntant des notions étrangères à sa doctrine comme la tolérance, la co-
existence, le relativisme, le polycentrisme.

A l’égocentrisme qui caractérise l’individu libéral le marxisme va opposer la communauté


d’intérêt, l’intérêt de classe, la classe laborieuse, les masses populaires. Plus tard, il est vrai,
l’émancipation de l’individu dans une société communiste. D’où, semble-t-il, ses chances de victoire
auprès des sociétés où traditionnellement la communauté a le dernier mot. D’où aussi probablement
l’échec de la pensée libérale tunisienne inaugurée au XIX ème siècle et qui s’est toujours aliénée à la
tradition musulmane, communautaire par excellence.

Par l’analyse et l’étude des écrits des pionniers réformistes tunisiens, Béchir TLILI définira une
pensée réformiste moderne et anté - coloniale en Tunisie. Cette pensée réformiste libérale a eu l’occasion
de s’exercer au pouvoir, de se confronter au réel pendant le « bon gouvernement de KHEREDDINE »
comme se plaît à dire Jean GANIAGE.

« Ce qui anime la pensée réformiste (tunisienne) dans son ensemble qu’elle soit moderne ou
passéiste est l’exigence de changement, la modification des structures traditionnelles du pouvoir, de la
société et de la pensée. » 34

Cette pensée réformiste ne se réclamant d’aucune doctrine a une source d’inspiration : la vie
politique en France et en Angleterre. Elle a pour point de départ et fin ultime la limitation du despotisme
du pouvoir, condition sine qua non du progrès.

Toutes les tendances de cette pensée politique et sociale auront deux points communs : l’exigence
de changement et l’appartenance à la communauté arabo-islamique. Une attitude historique nouvelle, celle

34
- B. TLILI, Etudes… op. cit. p.182

19
d’une élite tunisienne consciente de son histoire, quelles que soient ses divergences, nous autorise à
l’englober dans la modernité : les passéistes autant que les progressistes sont inscrits dans cette même
modernité. Car « chaque pays s’est modernisé, pourrait-on dire, sous la menace de son voisin, parce qu’il
est confronté à un certain moment à un terrible dilemme : changer ou mourir. » 35

Exiger la modification du statu quo, adopter pour ce faire une pensée politique libérale occidentale
tout en l’infléchissant aux données d’une tradition arabo-islamique constituent un acquis historique,
initient une dynamique nouvelle et une effervescence mentale qui bien que freinée par l’avènement du
colonialisme tracera une ligne de démarcation, une coupure épistémologique dirait-on, dans l’histoire de la
pensée arabo-islamique.

Désormais, la Tunisie se modernise par l’action d’une élite plus ou moins suivie par d’autres
groupes sociaux. La domination coloniale a forgé une norme extérieure, une image normative, étalon que
des dizaines d’années, un mouvement national de décolonisation, et des efforts gigantesques répétés ne
réussiront qu’à ternir, retoucher, colorier. Cette image, norme, et étalon c’est celle du puissant occidental
libéral.

Deux attitudes perverses gêneront et continueront à « complexifier» cette image et ceux qu’elle
représente. Une attitude ironique qui reprendra les lois de composition de cette image, ses fondements
pour les renverser : ce qui est le bien absolu devient le mal absolu, l’essor et le progrès occidentaux sont
matérialistes, individualistes et apostats.

Les occidentaux n’ont ni moralité ni devenir spirituel. Les musulmans, sont détenteurs d’une
spiritualité intacte et d’une moralité supérieure qui gouvernent leur être et leurs conceptions du progrès,
leur valeur suprême consiste à tremper tous les aspects de la modernité dans un bain de spiritualité, à leur
donner un supplément d’âme divine. Ils sont animistes, les seuls à pouvoir lire clairement les signes
annonciateurs de la chute, de la décadence et fin certaine du monde matérialiste. Ils sont nourris de
patience et capables aussi de cynisme. La destinée de l’Occident leur est objectivement solidaire. Dans la
précipitation politique cette attitude se traduit par le fanatisme et la violence.

L’autre attitude consiste en un humour qui adopte la norme imposée et ses lois de composition et
fait glisser perpétuellement ces lois, les devance en les poussant jusqu’à la parodie, au grotesque, à la
caricature et à la déformation par souci d’intégration et de conformité, par un processus appelé

34
- Ibid. p. 25
20
naturalisation : ce qui provoque plus de gêne chez le dominant, appelle son rejet ou sa remise en cause ; ce
qui est une perversion totale qui reprend les mêmes apparences pour ce qu’elle croit l’esprit de la chose,
poussant ces apparences dans une identification immédiate et aveugle, dans une frénésie amoureuse qui
étouffe le modèle imité de ses propres mains et lui fait tordre le cou.

C’est une attitude docile qui suscite chez le dominant la violence du maître face à l’esclave : lui
assigner une place précise et le rééduquer.

La radicalité de ces deux attitudes servira de leçon à une troisième, tâtonnante, pragmatique et sans
principes d’organisation arrêtés. Cette troisième attitude, qui se veut sage et non docile, contemporaine et
non anachronique, tempérée et non exagérée, digne et non source de ridicule, positive enfin, se trouve
condamnée à occuper un juste milieu, agité, mouvementé et trouble, en cours de se rattraper, en train de
recoller une image faite de résidus réels de milles morceaux d’images pleines de virtualités mais aussi
d’amas de négativités.

Les deux attitudes précédentes ont ceci de commun : elles sont anhistoriques et vaincues, jusque là
tenues en minorité. Ce qui ne veut pas dire qu’elles seront non efficaces. Elles sont à leur tour normes,
bornes et limites, discréditées certes par la majorité, mais utiles et fonctionnelles. Elles servent à
aiguillonner la fluidité et la mollesse du milieu sage de cette majorité. Elles tiennent en creux la position
centrale et lui indiquent ses débordements, ses excès et la perte de ses valeurs. Elles sont là pour légitimer
un choix politique, idéologique, culturel basé sur un mot d’ordre : authenticité et ouverture.

La pensée libérale, l’exigence de changement, et l’anti-colonialisme constituent, toutes proportions


gardées, un pan de la culture commune aux français et aux tunisiens. Cette culture commune définit pour
un moment un regard à l’intérieur du fait colonial, un regard intégré et une revendication principale :
réformer la colonisation et rétablir ses principes généreux.

Ce regard - attitude a déterminé la position politique et idéologique du Parti Libéral Destourien,


fondé en 1920, premier parti politique tunisien, présidé par Abdelaziz THAALBI. Il est significatif que le
premier programme politique du premier Parti nationaliste soit formulé en français, édité d’abord à Paris
et présenté à l’opinion publique française. Cela signifie que le fait colonial est indiscutable, et que les
revendications du Parti sont totalement dans l’esprit libéral commun au colon et au colonisé. Il dit à ses
partenaires colons nous sommes d’accord sur les principes, nous avons un ennemi commun : le
despotisme. Soyez conséquents !

21
Lisons THAALBI : « si véritablement, comme le gouvernement et le parlement français se
plaisent à le proclamer et comme les traités de protectorat le déclarent, la tutelle qui affecte notre pays n’a
qu’un but unique et éminemment désintéressé : celui de nous élever << au niveau des peuples capables de
se gouverner eux-mêmes >>, la France doit avoir le devoir impérieux de modifier radicalement et sans
36
retard le régime que nous subissons… » c’est cette inconséquence, cette inadéquation entre les
déclarations et proclamations d’un côté et la réalité de l’autre qui va révolter la conscience du colonisé
réformiste. Ce regard interne et intégré va vite saisir « l’indigène » comme étranger dans son pays, et
l’étranger comme citoyen chez lui. L‘étranger de fait va s’opposer à l’étranger de droit et exiger de lui de
se défaire de sa barbarie. Au fait il va l’inviter à revenir à son image originelle, fondatrice : celle d’être
désirable. Ce réformateur, colonisé, parce qu’il a cru un moment en la bonté du colonisateur, s’attendait à
ce que ce dernier lui reconnaisse ses droits naturels, à ce qu’il partage avec lui ces libertés chéries et
sacralisées. Une attente qui va être largement déçue nonobstant les rappels à la raison, cette raison déjà
universelle.

« De sorte que tout espoir dans la bonté de la colonisation française est impossible à concevoir
37
…»

« A la veille de la seconde guerre mondiale, la pensée sociale et politique arabe contemporaine


réajuste en réalité ses perspectives, en se radicalisant. » 38 En devenant conscience nationale, « négation de
sa propre dispersion : le fait colonial. Mais sans le dépassement du particulier vers le général, de l’individu
vers l’Etat, elle ne pouvait réellement y parvenir. Privée d’unanimité sociale, la conscience nationale
meurt. » 39

36 - A. THAALBI, La Tunisie Martyre, 2ème Edition, Beyrouth, Dar Al –Gharb Al –Islami, 1985, p.193
37
- Ibid. p.180
38
- B. TLILI, Etudes… op. cit. P.47
39
- H. BEJI, Désenchantement… op. cit. p. 43-44
22
2-L’ETAT INDEPENDANT ET LE CITOYEN LIBRE :
LE REVERS DE LA MEDAILLE

23
1956. La Tunisie accède à l’indépendance. Un pouvoir national se met en place. A sa tête un chef
populaire, légitimé par sa lutte anti-coloniale, qui entame une nouvelle bataille décisive contre le sous-
développement du pays avec pour ultime objectif le bien-être du citoyen tunisien. Tous les espoirs sont
permis.

Euphorie, enthousiasme, exaltation, fierté, gloire et sens du défi nourrissent un grand rêve : la
libération politique du pays, celle de son économie, celle de ses « citoyens et citoyennes » qui se
réjouissent déjà d’être pour la première fois de leur histoire gouvernés par eux-mêmes, par des gens du
pays et qui plus est sont de souche populaire.

Seulement cette grande bataille du développement se révèle d’autant plus âpre qu’elle ne s’est pas
dotée des moyens nécessaires, des moyens indispensables, et de la politique adéquate. Elle connaîtra un
échec d’autant plus cuisant qu’elle dévoilera peu à peu la pesanteur des handicaps légués par la
colonisation et par les siècles de stagnation sinon de décadence, et qu’elle découvrira au fur et à mesure de
ses péripéties le gouffre qui sépare ses ambitions déclarées de ses réalisations concrètes sur la voie du
développement. « En soi, le principe national est nié par la scission qu’il introduit dans la vie politique
entre la formation gouvernementale et le peuple immature, et en même temps il sécrète la négation
idéologique de cette scission en refusant à la population de la dénoncer comme telle et de la désigner pour
ce qu’elle est devenue : un principe de pouvoir et non d’adhésion. »40

Poursuivi par un passé lourd, solidement ancré dans les mentalités et les comportements, tourné
vers un avenir hypothéqué, le présent est comme mis entre parenthèses, nié, rejeté, sans existence :
conjugué au « futur antérieur »41 ce présent n’a aucune raison d’être, il figure l’irrationnel même, et se
présente comme une aberration de l’Histoire. Systématiquement virtualisé, le présent prend toutes les
couleurs de l’irréalité. Ce refus, cette négation du présent s’avère à la longue caractériser le rapport de
l’homo - tunisianus à sa réalité, à celle de son pays, bref son rapport à la politique.

Cette dénégation, cette fuite de sens du réel renvoient à une rupture : celle qui existe entre les
différentes élites du pays et le reste de la population. Une rupture générique avec ses lots
d’isolements « qui concernent aujourd’hui l’ensemble de nos élites, y compris les élites politiques et
économiques. » 42

40 - Ibid. p56

41
- A. LAROUI, L’Idéologie A rabe Contemporaine, Paris, F. Maspero, 1975, pp 65-69
42
- A. KRICHEN, Le Syndrome Bourguiba, Tunis, 2ème Edition, Cérès Production, 1993, p.15
24
Dénégation, rupture et isolement semblent pouvoir expliquer l’oubli, l’amnésie qui caractérise
l’homo - tunisianus dont nous parlons et qui semble prendre la perte de mémoire comme condition d’accès
à la modernité. Nous hasardons cette hypothèse que nous ne pouvons corroborer dans l’état actuel de nos
recherches. Mais nous nous limitons à l’instant à un indice, disons une problématique qui n’a pas été
jusque là analysée, voire posée. Cette problématique concerne l’absence d’un répertoire constitué, reconnu
et fonctionnel en textes dramatiques bien qu’il soit avéré que des milliers de textes dramatiques sont
produits et dont quelques dizaines au moins sont reconnues de valeur certaine. Et ce n’est qu’un exemple.

En dehors des textes dramatiques et de leur valeur, le fait qu’aucun metteur en scène ne songe à
reprendre un texte dramatique qui a été travaillé par un autre metteur en scène est révélateur d’une attitude
créative qui le moins qu’on puisse en dire est qu’elle ne favorise pas la mémoire théâtrale, empêche la
constitution même de cette mémoire et sape à la base toute accumulation d’expériences transmissibles
d’une génération à l’autre. Avec cela il est aisé de qualifier toute production théâtrale (cinématographique,
littéraire ou poétique) d’expérimentale et partant d’affirmer que le théâtre en Tunisie est encore au stade
expérimental, un théâtre laboratoire ce qui revient à prendre l’effet pour une cause et vice versa. Le même
constat est vérifiable en relation avec ce qu’il est convenu d’appeler le répertoire universel. Laissons là
cette problématique, et reprenons le fil précédent.

La proclamation de la république en 1957 se soldera par une présidence à vie de Bourguiba à partir
de 1974, puis par un « changement dans la continuité » depuis 1987.

Le parlement longtemps revendiqué devient vite une cellule du Parti au pouvoir, parti unique faut-
il préciser, et s’attachera à « l’harmonisation » des pouvoirs législatif et exécutif.

Au fil des années s’est installée une confusion, érodant toute institution, réduisant toute loi à son
insignifiance traçant un désert politique dont le centre est occupé par un pouvoir autoritaire, celui du
« combattant suprême », le seul pouvoir, le pouvoir.

L’Etat c’est d’abord le chef de l’Etat, le Parti c’est l’Etat, le chef du Parti c’est le chef de l’Etat et
inversement, l’Administration c’est l’Etat et le Parti ensemble ; les ministres du gouvernement sont
ministres auprès du chef de l’Etat…Un tourniquet politique. L’unité nationale est un double politique de la
communauté de religion, la même religion de l’Etat consignée dans la constitution. Les partis
d’opposition, quand ils sont tolérés sont des relais d’obédience, et la solidarité nationale un devoir
d’allégeance…

25
Une circularité vicieuse et stérilisante dans laquelle se meut toute quête spirituelle de sorte que son
aboutissement ait de forte chance d’être « l’abandon de connaissance, et le vieillissement prématuré de
tous les concepts… » 43

Et l’intellectuel se trouve, face à son impuissance, dans la situation d’un funambule ayant à ses
pieds deux cordes tendues par différents points dans tous les sens et ayant pour seul repère un balancier
qu’il doit fixer des yeux… Comment s’étonner que les produits de son labeur soient des balançoires, c’est-
à-dire « des histoires inventées de toutes pièces ! » 44

N’empêche qu’une page de l’histoire est tournée. Des images officielles, des discours multiples et
des récits fleuves nous ont fait partager une ivresse et un rêve : l’ivresse de l’indépendance avec la haine
des colons renvoyés chez eux vaincus, le rêve de la liberté et du progrès, du développement, avec les
handicaps et les tares légués par l’époque coloniale et les siècles de décadence appelés « sous-
développement. » De tous bords, nous étions jeunes mobilisés pour une construction nationale, menée par
un gouvernement national ayant à sa tête un leader légitime, pour le grand jihad contre le sous-
développement, pour le progrès du pays, pour le décollage économique, pour le recouvrement de notre
identité par le moyen d’une culture nationale au service d’un Etat national fort, soutenu par les forces
vives de la Nation. Tous unis vers un vieux rêve devenu possible, presque tangible : la justice sociale, une
économie indépendante au diapason du monde moderne, un Etat de droit avec ses institutions
démocratiques et pour un ultime objectif un nouveau Tunisien : un citoyen tunisien libre, fier de ses
traditions et ouvert sur le reste du monde. Et le bon peuple y a cru, et tous les jeunes nés pendant les
années cinquante y ont cru fermement.

1962. Un coup d’Etat militaire, déjoué in extremis coûte la vie à ses


fomentateurs.

1963. Interdiction du Parti Communiste Tunisien, et main - mise du Parti


au pouvoir sur la centrale syndicale, Union Générale des Travailleurs Tunisiens.

1964. Le Parti Libéral Destourien, au pouvoir, vire au socialisme et


s’appellera désormais, Parti Socialiste Destourien.

43
- H. BEJI, Désenchantement… op. cit. p.30
44
-LAROUSSE, Dictionnaire du Français contemporain, Paris, 1992
26
Peu à peu, et assez vite, les jeunes que nous étions s’épuiseront à déchiffrer des mystères, à
mesurer des écarts, à relever des contradictions, à discuter des inadéquations, à expliquer des revirements,
à s’inscrire dans ce qu’on appelait l’opposition, au fait à loger dans l’ inter - dit et à espérer… parce que
naïvement impliqués : tout jeune Tunisien scolarisé se sentait autant responsable de ce qui advient que le
responsable politique ou administratif officiels. La Tunisie était l’affaire de tous. Les jeunes lycéens ou
étudiants se sentaient partie prenante, engagés pour une Tunisie meilleure, se voyaient pierres dans un
édifice salutaire et transcendant : un Etat National Indépendant. Peu leur importaient les différences, les
disparités régionales et les inégalités sociales. Ils apprendront vite par des lectures interdites (Marx,
Lénine, Mao Tsé Toung…) que c’est à cause de ces différences, de ces disparités et ces inégalités que la
politique les concernait, et les unissait pour un moment.

Les glissements, les réajustements et les restructurations multiples n’entameront cet édifice que
partiellement, insensiblement. Malgré des secousses populaires et des séismes politiques sans lendemain,
la grande capacité d’adaptation et de régulation s’avère une qualité intrinsèque au pouvoir en place qui
dégage un « souffle d’éternité » tout en dévoilant par-là même une frilosité et une fragilité inconcevables.

Le pouvoir politique centralisé et personnalisé à outrance laisse en suspens une constitution qui est
pourtant sa caution, foule à ses pieds le sens du droit qui ne fait que péricliter au fur et à mesure que
s’installe le système. Un système qui défie toute définition. « C’est une composition un peu bâtarde
d’absolutisme politique moderne sans la vulgate théorique marxiste, de capitalisme périphérique, de
désinvolture morale, de mimétisme politique, de retour du religieux, de bureaucratisation, d’intrigue de
45
sérail, de simulacres institutionnels. » Un innommé politique inclassable, mais dynamique, avec une
caractéristique majeure : la réversibilité.

L’unité nationale débouche sur la solution autoritaire, le consensus autour de l’idéologie nationale
s’avère l’expression d’un rapport de force entre le pouvoir et l’ensemble de la société, les institutions
nationales et l’arsenal juridique se déploient en une parade qui voile mal les intrigues politiciennes, les
manipulations des hommes, l’identité nationale aboutit à l’altérité et à l’extériorité du pouvoir lui-même
par rapport à l’ensemble de la population avec l’espoir d’une stabilisation historique définitive « …
Aujourd’hui il nous est impossible de définir quelle société l’indépendance a engendrée. Le sous-
développement est un devenir (non un passé) le pouvoir une hypertrophie, et l’identité un glacis
intellectuel. » 46

45
- H. BEJI, Désenchantement… op. cit. p.101
46
- Ibid. p.31
27
Seul un rapport névrotique à la politique, au pouvoir et à la réalité pourrait expliquer l’endurance
d’un tel système. L’idéologie du juste milieu en tant qu’idée dominante, la modération mensongère qui
cache mal la peur de lâcher les brides à une violence contenue, la fascination refoulée du pouvoir qui
reprend le dessus à la moindre position d’autorité qui se traduisent au quotidien par repli et adhésion, refus
et complicité, méfiance et aveuglement, désespoir et euphorie sont les pièces d’un balancier qui ne tranche
ni dans un sens ni dans l’autre et qui empêche la saisie d’un sens de l’Histoire, et l’émergence d’une clarté
dialectique capable de dépasser un dualisme meurtrier.

Pour l’instant, le fait indéniable est que « la dimension politique s’accompagne, surtout chez les
intellectuels, d’un désespoir psychologique quasi-général et forme une saillie incohérente de ce désespoir
lui –même. La politique est devenue chez nous la parole incontrôlée de la solitude de chacun, un
rebondissement quasi mécanique du désespoir lui-même… » 47

47
- Ibid. p. 32
28
3- LES AFFAIRES CULTURELLES :
DU MONOPOLE D’ETAT A L’INITIATIVE PRIVEE

29
Il est bien évident qu’à l’instar de tous les domaines de la vie quotidienne des Tunisiens la culture
a été investie d’un rôle nationaliste.

Après avoir paré au minimum vital, une politique culturelle s’imposait afin de pallier une faim
spirituelle, morale au moyen des arts. L’Etat tunisien se dota donc d’un Secrétariat d’Etat aux affaires
culturelles et à l’information le 7 octobre 1961, et le 7 novembre 1962 H. Bourguiba, alors Président de la
République, « honore » le Théâtre en lui consacrant un discours qui tracera la politique à suivre, les
orientations à mettre en pratique et par là à marquer « la scène théâtrale du pays » d’un sceau indélébile :
l’action théâtrale est une action politique en ce qu’elle constitue « l’une des branches les plus importantes
des activités culturelles, en même temps qu’un moyen d’éducation populaire des plus efficaces, …et un
puissant moyen pour diffuser la culture. » 48

Cet intérêt porté par le chef de l’Etat au théâtre fera à la fois son privilège et son boulet, son
honneur et son vice, son bouclier et son poison. Il est impératif pour le jeune Etat qui prend en charge le
« développement intégral » du pays et de ses hommes, de contrôler l’importation des idées et valeurs ainsi
que la construction d’une image du pays à exporter.

Pour ce faire, l’Etat créera le monopole de la culture, subventionnera sa production, assurera sa


diffusion, formera ses agents, exercera sa censure et se targuera de promouvoir l’expression et le climat
qui lui est propice. Il s’est chargé d’une mission : prolonger le processus d’acculturation initié par le
colonisateur en lui donnant tous les aspects d’un processus endogène, en le tournant quand c’est
nécessaire en anti-culture, contre « l’invasion culturelle », contre les idées importées.

Pour cela, l’authenticité se révélera un concept clef, magique, un rempart indéfectible face aux
émanations nauséabondes du présent et ses contradictions insurmontables et l’on décidera que
l’authentique loge dans le passé, dans les diverses formes que prend le patrimoine qu’il soit local, national
ou universel. En effet la fonction principale de la culture nationale est de revivifier le passé, de mettre en
valeur le patrimoine et de glorifier les grandes uvres d’antan afin de cimenter les différentes générations.
Tout ce qui est de nature à préserver « la personnalité tunisienne » par l’attachement à certaines valeurs
sûres, érigées en mots d’ordre, en caractères invariables, en constantes y compris l’ouverture sur le monde.

48
H. BOURGUIBA, Pour Sortir le Théâtre tunisien de l’Ornière, Discours prononcé le 7 novembre 1962,
2ème Edition, 1964, Tunis, Publication du Secrétariat d’Etat aux Affaires Culturelles et à l’Orientation, p.7
30
Ces caractères manqueront d’autant plus de vérités, d’authenticité, que l’ouverture sur le monde
permettra de les voir partagés par les « peuples frères et amis » et qu’on continuera à les présenter comme
biens propres et exclusifs. Cette personnalisation préfabriquée et remodelée selon les circonstances sera
sans cesse travaillée par une momification, une médiévalisation et au meilleur des cas par un souffle
nostalgique qui aura pour vertu majeure de couper les ponts entre le vécu, le réel, le présent et ses
possibles expressions immédiates, adéquates et instantanées : authentique se traduira par consensuel,
unanimement admis.

Cette fuite dans le temps révolu, ruse politique usée, traduit nettement en tout état de cause,
l’exiguïté de l’espace dont jouit la « création artistique » dans son aspect d’actualisation, de traduction de
la perception de la société dans son présent et par-là la rareté du souci de projection dans l’avenir. Une
liberté qui vient à manquer. La préoccupation majeure des ministres successifs de la culture, harcelés en
cela par les députés de la nation, sera constamment tout ce qu’on pourra mettre sous la dénomination du
patrimoine : sites archéologiques, monuments historiques, anciens manuscrits, folklore, us et coutumes,
traditions, spécificité et autres exotismes…

Dans le droit fil de l’Esprit réformateur tunisien, empruntée à la conception libérale pour être une
forme de libération de l’homme contre toute forme d’autorité, la culture dominée s’est révélée un apparat
qui se retourne en imposture, vidée qu’elle est de son idéal et par conséquent de tout effort de réflexion,
désertée par la pensée, objet de contrôle assidu et continu, moyen de diffusion des idées dominantes,
idéologie.

Dans une économie de plus en plus extravertie et dépendante, la production artistique est de plus
en plus tributaire de la reconnaissance étrangère quant à sa valeur esthétique. Autrement elle se destine de
plus en plus à la consommation de masse sans avoir besoin d’autre label que celui de l’affluence
populaire, la somme arithmétique des touchés. En ce sens, toute activité culturelle ou produit artistique
fonctionne à la manière d’une épidémie. Le nomadisme caractérisé des troupes théâtrales aidant, le fléau
prend vite une dimension nationale étant presque institutionnalisé par la « diffusion nationale » régie par
des organismes centraux de l’Etat. L’administration culturelle par l’Etat se fera de plus en plus discrète au
fur et à mesure qu’elle constate ses échecs, et que les hommes de théâtre bricolent les moyens d’une
émancipation relative vis à vis de leur tuteur.

Il n’est pas toujours indifférent que les activités théâtrales du pays tirent encore leur légitimité, en
dehors de leurs champs propres, sur des terrains dont la légitimité historique est acquise, fait indiscutable :
l’école et le peuple. Cultiver les dons des générations futures et éduquer le peuple. Et dans les deux cas
31
nous avons affaire à des mineurs. D’où le besoin toujours ressenti d’une Commission Nationale
d’Orientation Théâtrale pour veiller à la bonne marche de la chose pédagogique. L’idée de cette
commission émanait des hommes de théâtre eux-mêmes qui par souci d’assurer la qualité des
représentations et pour inciter leurs collègues à hausser le niveau artistique de leurs spectacles ont proposé
la commission nationale d’orientation théâtrale. Ils ont par ailleurs demandé à ce que le théâtre aille dans
les écoles et les lycées, qu’il soit enseigné au même titre que la musique ou le dessin d’art, que le diplôme
de l’Ecole du théâtre arabe soit reconnu, que l’Etat aide à l’institution des troupes partout où c’est possible
dans le pays donc à « décentraliser » bref, toutes les propositions récupérées par le discours officiel
émanaient des gens du métier. Ce qui
implique que le fait réellement politique du discours de Bourguiba est d’avoir écouté, d’avoir autorisé,
donc d’avoir officialisé les recommandations proclamées, diffusées et défendues par les hommes de
théâtre à l’époque. A partir de là, les gens du métier vont tenter de suivre ces orientations officielles pour
découvrir trente ans après que le bilan est maigre.49

Partis d’un programme basé sur l’idéal culturel démocratique, civique, public et national (copié sur
la politique française) ils finissent par constater l’inadaptation de cet idéal, son incompatibilité avec la
consolidation d’un Etat fort, pour se résoudre à se désengager de la tutelle du ministère des affaires
culturelles et à s’organiser en sociétés anonymes à responsabilité limitée (SARL).

Pas un seul théâtre n’a été construit, les troupes régionales ont disparu, trois centres dramatiques
régionaux ont supplanté les troupes du Kef, de Gafsa et de Sfax. Un Institut supérieur d’Art dramatique
fonctionne depuis 1982 ; ses ressortissants rejoignent en majorité leurs collègues « animateurs » dans les
collèges et lycées pour garantir un salaire mensuel et espérer qu’un jour la « matière théâtre » sera inscrite
aux programmes officiels du Ministère de l’Education Nationale ou qu’ils monteront un soir sur scène
pendant leur temps libre.

L’Etat subventionne toujours la quasi-totalité des productions théâtrales et leur diffusion assurée
pour l’essentiel par les troupes dites privées qui n’ont de privé que le statut juridique et parfois un capital
d’imagination. Et les publics convoités, sollicités par ailleurs, continuent à bouder, à déserter des lieux de
représentation théâtrale souvent sous-équipés.

Donnons la parole à des hommes de théâtre tunisiens. Nous avons pris la totalité des citations dans
Figures du théâtre Tunisien, série de rencontres provoquées par Hechmi GHACHEM, publié

49
-Collectif, Trente ans de théâtre tunisien, Colloque de la semaine du théâtre, 1988, Tunis, Ministère de la culture et de
l’information, p. 103
32
conjointement par le Centre National des Arts de la Marionnette, le Centre des Arts Dramatiques et
Scéniques du Kef, et le Centre des Arts Dramatiques et Scéniques de Gafsa, à Tunis, probablement en
1994, date non indiquée sur l’ouvrage.

« 1965 : de retour au pays, je réintégrais la troupe mais le c ur n’y était plus … 1974 : Mais de
nouveau le c ur n’y était plus… Voilà ce que j’ai fait jusque là et à chaque fois, je me dis que je vais
arrêter mais …je continue. » 50

« Et je suis venu au théâtre alors que j’étais parfaitement propre, vierge, presque immaculé. Et
malgré les choses que j’ai apprises, j’ai fini par être souillé à mon tour, sali d’une manière effroyable : j’ai
appris l’hypocrisie, la traîtrise, la trahison, l’arnaque… je ne veux ni renommée, ni argent. Je veux, juste,
faire des choses qui me donnent satisfaction et quiétude. » 51

« Pendant deux ans, j’ai vécu dans la rue… La première facture que j’ai dû payer en contre partie
de mon amour pour le théâtre était vraiment trop lourde…Ensemble nous décidâmes de partir fonder notre
propre troupe à Zaghouan, mais au bout de trois mois, notre élan fut brisé… Il y avait une ambiance
formidable (au Théâtre National de Tunis) et nous avions l’ambition démesurée des pionniers… Mais la
félonie et la traîtrise du temps eurent raison de mon enthousiasme illimité et j’eus à souffrir des injustices
52
passées sur le dos de l’amitié et des connivences nauséabondes. »

« Je me suis épuisé, j’ai empoisonné mon corps et mon âme pour réaliser ce < tant soit peu >
qu’est le théâtre… J’ai tout fait pour que l’art ait droit de cité, malgré les quémandeurs de pourboires,
malgré la ténacité de la médiocrité et malgré la suprématie criarde des chiens de garde. Tout le reste n’est
qu’itinéraires. Je ne veux pas qu’on parle de ce que j’ai fait. Je veux qu’on parle de ce que je rêve. » 53

« Depuis que je me suis embarqué sur cette galère nommée, théâtre, j’ai perdu le sens de la réalité
des choses. La prison m’a aidé à retrouver un équilibre et aussi à connaître beaucoup de gens. » 54

50
- Hechmi GHACHEM, Figures du théâtre tunisien, publication : Centre National des Arts de la
Marionnette, Centre des Arts Dramatiques et scéniques – Le Kef et le Centre
des Ars Dramatiques et scéniques – Gafsa, propos de Hédi DAOUD, comédien, pp 90-91-92
51
- Ibid. Propos de Aîssa HARRATH, comédien, pp 7-11
52
- Ibid. Propos de Abdellatif, KHEREDDINE, comédien, pp 16-17-18-20
53
- Ibid. Propos de Ahmed, SNOUSSI, comédien, p. 43
54
- Ibid. Propos de Lamine, NAHDI, comédien, p. 120
33
« Que peut faire un comédien sans clameurs à part prendre un balai ? (...) Je ne fais pas de la
moralité mais la douleur est en moi. Bien sûr je donne l’impression de rire mais en vérité, en vérité, je me
déchire entre moi et ma conscience et c’est pour cela que je n’aime pas voir les autres souffrir. » 55

« Maintenant que dire de Noureddine AZIZA ? que c’est un innocent…, un être inoffensif qu’on a
jeté dans une jungle. Comment lui demander d’être gentil ? C’est impossible ! Les autres fauves n’en
feront qu’une bouchée. Alors je veux arracher ma part du festin…ma part d’horizon. Autrement, ils ne me
laisseraient rien, ils sont aussi cruels que moi. » 56

« J’ai assuré la direction de la troupe régionale de Jendouba de 1979 à 1983. Année où j’ai
présenté ma démission. Suivit une année de chômage et de vaches maigres. Avec Néjia (sa femme) nous
avons fondé – Le Théâtre de la Terre (SARL) en 1984…Le texte a été refusé et il a fallu l’intervention du
Ministre pour me laisser continuer jusqu’à la représentation devant la commission. Celle-ci, refusa la
pièce. Après marchandage, j’ai dû < châtrer > la pièce d’un bon tiers pour pouvoir la présenter au public. »
57

« Le théâtre a toujours été un choix pour moi, dès le début… 1969 : fondation de la troupe
théâtrale Municipale de Bizerte. Je fus engagé comme assistant du directeur, et comédien. Nous avons
produit « Volpone » de J.R. Ce fut mon premier grand rôle. Bourguiba a beaucoup aimé notre travail…
Mais malgré le succès de cette pièce, je commençai à réaliser que j’avais fait fausse route, que le
professionnalisme n’était qu’un mirage et que ma situation était des plus désastreuses. Je connus, alors,
l’amertume qu’ont connue tant d’hommes de théâtre en ces années de grande ébullition mais de grande
misère aussi. Et ce qui allait doubler mon désespoir, ce sera la dissolution de la troupe quelques temps
plus tard. Ce fut un grand choc pour moi. J’ai failli laisser tomber le théâtre définitivement et me plier aux
conseils des membres de ma famille qui n’arrêtaient pas de me rappeler la nécessité de revenir au travail
de la terre. J’aurai certainement dû les écouter, car ce malheur sera suivi par une multitude d’autres
malheurs plus cruels et plus révoltants. Ma vie avec le théâtre est toujours allée de pair avec une sorte de
malédiction tenace… Implacable! » 58

« A vrai dire, ce n’est pas volontairement que je me suis engagé sur cette route. J’ai été victime.
Victime de mon père qui a été lui aussi victime. Victime de l’amour fou. De la passion pour cet Art que
notre pays a importé au début de ce siècle… La passion c’est la folie, suivie généralement par un

55
- Ibid. Propos de Hassan, HERMESS, comédien, p. 98
56
- Ibid. Propos de Noureddine, AZIZA, comédien, p. 164
57
- Ibid. Propos de Noureddine, OUERGHI, dramaturge et metteur en scène, pp 172-173
58
- Ibid. Propos de Brahim, MASTOURA, comédien, p. 58
34
dérèglement total des sens. Surtout quand celui qu’on aime se plaît à nous faire souffrir et qu’on n’est pas
conscient du sens profond de la passion…J’ai dirigé la troupe du Kef de 1967 à 1976. Il faut signaler
qu’aucune de mes pièces n’a remporté un seul prix de mise en scène. J’ai été primé dans plusieurs autres
pays, mais jamais dans le mien. » 59

« Ma rencontre avec le théâtre fut accidentelle… Mais le c ur n’y étais plus. Le jour de la
première, je me payai une cuite carabinée et éclatai en sanglots. Je ne pouvais plus supporter ces rapports
de féodalité. Je me révoltais contre ce « patriarche »* qui me renvoyait et m’appelait au gré de ses
humeurs… » 60

« Certains artistes souffrent de la médiocrité actuelle, mais celle-ci ne devrait pas avoir sa place
dans le domaine des arts. L’art est par essence même l’antithèse de la médiocrité.

Cependant, personne ne semble faire un geste pour pallier cet anachronisme. Certains palabrent
dans leur coin et se replient sur leur mal d’être la nuit venue… Ces médias participent à faire que la
médiocrité ait seule droit à la parole au-dessus de tout le reste. » 61

« Je crois que les sombres complots et la médisance ont fait beaucoup de mal à cette institution
théâtrale première (Troupe théâtrale de la Municipalité de Tunis) et que les étiquettes donnaient les réelles
valeurs des différentes démarches théâtrales au détriment de l’essence même de l’art. Cette période fût
marquée par l’intolérance, l’ingratitude et la blessure des sentiments. C’est à cette même époque que des
énergumènes, passés maîtres dans l’art de la médisance et de la calomnie, vont introduire dans un secteur
jusque-là préservé le virus de la corruption, de la haine gratuite et de l’esprit néfaste des clans
ennemis…Et dans les coins sombres des tavernes, on tissait un visage de vampire à celui qui fut l’une des
62
figures les plus radieuses et les plus marquantes de notre théâtre. Qu’y a-t-il aujourd’hui ? Pouvons-
nous brandir haut la main ? Rien. A qui la faute ? Qu’ont reçu mes s urs et frères qui ont trimé toute leur
vie durant pour que le théâtre puisse exister ? Toutes ces questions mériteraient réponses. Mais les
réponses elles-mêmes n’avanceraient peut être à rien. » 63

59
- Ibid. Propos de Moncef, SOUISSI, metteur en scène, pp 143-144-150
60
- Ibid. Propos de Mohamed, KOUKA, metteur en scène, pp 135-140
* Le patriarche de l’époque était Ali Ben AYED
61
- Ibid. Propos de Habib, CHEBIL , décorateur et metteur en scène, p. 80
62
- Il s’agit d’Ali Ben AYED.
63
- Ibid. Propos de Abdelaziz, MEHERZI, comédien, pp 26-28
35
Nous avons, ailleurs, étudié d’autres témoignages, dans une toute autre optique qui aurait pu être
reprise ici. Mais s’agissant d’un tout autre propos, nous nous contenterons d’y renvoyer pour un autre
éclairage.64

Résumons-nous : une dimension politique évidente et une option double divise, instantanément la
scène théâtrale du pays, le répertoire d’une même troupe, l’ uvre d’un même metteur en - scène : une
option à la fois intellectuelle, culturelle, élitaire, expérimentale qui alliera des tragédies classiques ou
modernes et l’exercice artistique, et qui en même temps, se veut populaire, éducative, vulgarisante et allie
pour cela les comédies et les préoccupations sociales. Trancher d’un côté ou de l’autre, radicaliser son
choix reste encore risqué puisque l’optique populaire continue à avoir pour horizon la prison ou
l’interdiction et l’optique « d’Art et Essai » aboutit à l’abandon, à l’anéantissement et au suicide. Une
synthèse dialectique reste possible mais ni les structures mises en place, ni leurs modes de
fonctionnement, ni les moyens financiers et techniques disponibles, ni l’absence de politiques, claires, ni
les générations successives de producteurs ne pouvaient l’assumer pleinement.

A l’intérieur d’un même individu - artiste, ces options lui seront étrangères, vécues comme
extérieures, sous la dictée d’une fatalité ou d’un destin étrange étant au four et au moulin principalement
préoccupé par des questions extérieures à son « art » qui n’échappe au néant qu’au prix de sacrifices, de
conditions de travail médiocres, de satisfactions infimes, démesurées au regard des souffrances consenties
et des rêves largués aux oubliettes.

L’existence même de cet « art théâtral » relèverait à ses yeux du miracle, d’une auto - défense,
d’un instinct de vie et de reproduction, « au prix d’une faillite humaine étroitement connexe à sa pratique
65
et d’un sentiment inévitable d’échec » et de frustration. Une aliénation qui se double pour l’étouffer.
L’artiste produit social de la division du travail chargé de l’incarnation, de l’expression, de la signification
active de cette délégation, cette charge de vie pour les autres est par ailleurs, dans une formation sociale
tronquée, dépendante et dominée, privé de cette première reconnaissance nécessaire à sa fonction : sa
liberté d’action comme gestionnaire d’un capital symbolique, arpenteur d’une marge, d’un écart, occupant
un vide dont a horreur cette même formation sociale, où les différents pouvoirs sont structurés, réfléchis et
gérés sur la base de leur plein, leur unité, leur unanimité autour d’un aveuglement : omettre la division en
classes, ignorer les luttes de libération, entretenir l’illusion d’un destin communautaire, et gommer la

64
- BOUKADIDA Ridha, Contribution à l’évaluation critique du théâtre tunisien, mémoire de maîtrise spécialisée, Sorbonne
Nouvelle, Paris III, Bibliothèque Gaston Baty, juin 1980.
65
- M. PERNIOLA, L’aliénation artistique, 1977, Paris, Union Générale des Editions, Coll. 10/18, p.194
36
fêlure qui s’est reproduite déjà chez ce même individu devenu artiste ou aspirant à l’être, prenant son
excentricité pour un problème d’ordre psychologique, pour un déséquilibre mental.

37
4- LA FAMILLE ET L’ARTISTE

38
« La forme la plus authentique et dominante de la famille musulmane fut et reste toujours la
famille communautaire endogame des pays d’Afrique du nord et du Moyen-Orient. »66

Cette forme authentique de la famille présente des caractéristiques dominantes qui ont produit une
structure mentale rigide, reproductible, résistante et dont l’efficacité continue à nous étonner malgré les
séismes, les fêlures et les remises en causes qui l’assaillent depuis un siècle.

Patriarcale, l’autorité y est hiérarchisée, culminant sans doute autour du père qui l’incarne sans que
cette autorité trouve en lui sa légitimité. Disons qu’il en porte la charge ou qu’il en est chargé pour saisir
immédiatement le poids social de cette charge.

Le père exerce une autorité que son statut lui confère par tradition, hérédité quasi-naturelle de son
père, de son grand-père, de ses ancêtres, de sa lignée ascendante dans la junte masculine en continuité
d’un règne divin : il est nommé définitivement «Dieu de la famille. » L’objet de cette autorité n’est autre
que sa propre transmission par la sauvegarde des conditions de sa reproduction. Pour cela la normalisation
de tout comportement et attitude semble être la pédagogie naturellement appliquée : exercer un droit de
regard sur son domaine d’autorité selon une norme communautaire irrévocable.

La nature communautaire de cette norme permet d’étendre le domaine d’autorité au-delà du foyer
conjugal, d’élargir son exercice sur un vaste champ de parenté, patrilinéaire et matrilinéaire par filiation
ou par alliance.

Cette circulation d’autorité normalisatrice permet de pallier toute défaillance, négligence, faiblesse
ou absence d’autorité. Elle légitime ce droit de regard des ayants - droit sur un domaine qui n’a de limites
que celles imaginaires où s’arrête la notion de communauté musulmane. Une autorité impersonnelle,
immédiatement socialisante, directe et diffuse, normalisatrice, est le fondement d’une « pédagogie »
répressive exercée par le père musulman qui incarne l’image de Dieu : il en est la figure séculière.

La hiérarchie soutenue par cette autorité va toujours des ascendants vers les descendants et du
monde masculin vers le monde féminin selon un ordre qui soumet tous les individus à la norme
communautaire. Cette autorité s’exerce à sens unique : du divin au séculaire, de l’aîné au cadet, du

66
- D. BEHNAM, L’impact de la modernité sur la famille musulmane In. Familles Musulmanes et Modernité, Colloque tenu à
Sidi Bou Saïd (Tunisie) en 1984, Publisud, Paris, 1986, p. 34
39
dépositaire d’un pouvoir au démuni, du plus fort au plus faible sans que l’on puisse logiquement accuser
quiconque d’abus de pouvoir, de répression, d’autoritarisme.

Le fonctionnement est dépersonnalisé, anonyme, l’autorité appartenant à un ordre abstrait, infini,


elle transcende toute figure d’autorité. D’où une dépossession de l’individu de sa propre âme (elle ne lui
appartient pas en tant que souffle divin) ce qui a toujours légitimé une dépossession de l’individu de son
propre corps, matière assidûment surveillée, impropre, soumise continuellement à lavements, ablutions,
soins ritualisés, baignades et noyades communautaires excluant tout espace intime, exposant le corps
propre au voyeurisme d’un système où l’intimité n’a pas de nom.

« Cette même matrice de l’espace du dar (maison) … se multiplie dans tout l’espace de la médina
pour reproduire le même imaginaire collectif. »67 Le bain maure, et toute la fantasmagorie qui s’y est
attachée, est par excellence le lieu de ce dévoilement, de cette ex-position, de ce contrôle physique du
corps, de son énergie, de sa violence, de son érotisme et de sa sexualité. Lieu d’initiation, d’exercice,
d’éducation et d’hygiène où le regard commun signifie sans ambages la dépossession, la non - propriété de
l’individu de son corps propre, et le soumet à son contrôle en le triturant, tordant, et torsionnant vers sa
normalité, sa socialité provisoirement homosexuelle.

« Le Hammam est le lieu spatial où le social est engagé et entretenu, (…) mais aussi où la
dialectique entre le corporel et le spatial renforce ce même social. »68 Les jeux qu’on y pratique et les
plaisirs qu’on y prend sont la discrétion même de la répression générale et totale qu’on occulte ailleurs.

La sexualisation totale du parler, des gestes, de l’imaginaire et des espaces n’a d’équivalent que la
répression totale de l’individu. Elle est l’expression éveillée, diluée et permanente de la nuit oppressive :
le cauchemar de la nuit nuptiale, matrimoniale.

« Nous sommes finalement en présence d’une source d’archétype de dialectique qui prend le corps
pour objet, pour réserve et pour réservoir. »69

L’une des conditions, sine qua non, de l’exercice de cette forme d’oppression nous semble résider
en la soumission totale de la femme « déesse du foyer », de la jeune fille, du sexe féminin. Au-delà de sa

67
- T. ZANNAD, Symboliques Corporelles et Espaces Musulmans, Tunis, Cérès Production, 1984, p. 95
68
- Ibid. p. 90
69
- Ibid. p. 90
40
soumission la femme a dû intérioriser cette autorité, s’en convaincre et en faire sa mission rédemptrice.
Apôtre de cet ordre, bien que souvent présentée et représentée comme étant sa première victime, la femme
reconnue gauchement musulmane, est la pierre angulaire de cet ordre qu’elle défend dans la crainte de
Dieu et de ses acolytes séculiers. Etonnant paradoxe que ce doux relais de la répression. Force fragile
d’inertie sociale, de conservation des valeurs, de défense passive des normes, lieu de connexion des
pouvoirs subis et exercés ; source d’énergie colossale indispensable à la conservation de l’espèce, à
l’ordonnance de l’espace, à la gestion des promiscuités sociales, à l’entretien des corps et à la formation
des esprits prématures : la mère dans l’ignorance totale où elle était tenue par ses tuteurs a la légitimité de
la mère - nature, la sacralité de la poule aux ufs d’or, le merveilleux des contes populaires, et
l’entêtement des mules. Parlant de la femme en transe Traki ZANNAD écrit : « Si elle divise le temps et
l’espace profanes c’est pour mieux les lier et les consolider. Ce contre-ordre qu’elle installe n’est
finalement qu’une transgression d’ordre thérapeutique, autrement dit une fonction de guérison et de
maintien de la santé mentale collective du groupe social considéré. » 70

Les rapports qu’entretient la femme musulmane avec l’eau empêchent l’affleurement du moindre
sentiment de culpabilité à sa conscience, prenant à sa charge la déculpabilisation, le nettoyage de tout
l’univers masculin, en admettant sa culpabilité originelle, une fois pour toute, reconnaissant d’emblée sa
faute de mettre bas le peuple du monde.

Disposant d’un faible pouvoir, celui de la victime, elle ne cesse de pomper à la source de ce
pouvoir pour le refléter, le renvoyer et le diffuser pour que toute sa descendance en soit éclaboussée,
atteinte irrémédiablement. « Il lui appartient de symboliser comme mystiquement l’essence de la
communauté familiale (…), elle n’a pas besoin d’avoir une individualité. » 71

L’identification de l’enfant, fille ou garçon, est indifférente au modèle d’identification : elle


signifie toujours et immédiatement l’interdit du désir, le désir interdit. L’enfant, n’ayant pas statut
d’enfant, est trop tôt projeté dans son image future, éduqué comme petit - homme ou petite - femme dès sa
naissance. Les sexes sont si divisés, à l’évidence, les sentiers sont si battus, la norme est si présente que
toute fille qui ne sera pas mère fera scandale, tout garçon qui ne sera pas père fera scandale, et que toute
homosexualité proclamée ou reconnue fait toujours scandale, et que toute déviance, perversité est vouée à
la clandestinité, à l’hypocrisie, à l’hypertrophie du silence qui entoure « l’anormal ». « De ce fait, le noyau

70
-Ibid. p. 92
71
-Ibid. p. 94, note (13)
41
conjugal qui se forme est mis sous la tutelle de la ayla (famille) qui le soumet à un contrôle quasi absolu :
72
jusqu'à sa sexualité qui n'échappe à la vigilance du groupe ! »

Cet équilibre de forces, ce pouvoir rééquilibré, s’exerce depuis des siècles, et constitue le
« Coran » des m urs et comportements, de l’organisation de la famille et des attributs de ses membres. Le
corps de l’enfant, propriété de ses parents, ne lui appartient donc pas. C’est pourquoi ils sont autorisés à y
exercer un pouvoir autoritaire légitime, un droit de regard focalisé sur les plus intimes des zones sexuelles
de leurs enfants. Interventions salutaires, l’occasion d’y déposer la conviction la plus intime, la plus
personnelle, la croyance religieuse, la foi. Le sceau de l’islam découpé dans la chair du garçon à
l’occasion de sa circoncision et matérialisé par le prépuce enlevé est déposé chez la fille en gardiennage,
gage de piété, trésor inestimable de patience, offrande pure, en dépôt de virginité, l’hymen preuve
matérielle de l’honneur de la famille jusqu’à la nuit de noce.

On retire un bout de chair au petit - homme taché de sang et on dépose son équivalent chez le petit
bout de femme qui ne s’en débarrassera que par l’épreuve du sang sur des draps blancs. Le petit - homme
entre dans l’Islam, et sa s ur en est témoin. Il y est pour l’éternité et elle y veille, elle le seconde en
témoin, gardienne d’une mémoire, chienne à jamais.

Deux formes violentes de l’exercice d’une autorité islamique, admises, soulignent l’asservissement
joyeux des individus musulmans fêtant la circoncision masculine et le dépucelage féminin. Les larmes
versées par la junte féminine à l’occasion de chacune des deux fêtes (circoncision et mariage) signifient
probablement l’angoisse qui y est concomitante, adjointe. Angoisse matériellement sanguine à chaque
fois, noyée dans l’hystérie de la fête, du rituel collectif, du devoir communautaire, depuis la nuit des
temps. « Le jeu avec la production de l’imagination individuelle et inconsciente est intégré au niveau
collectif comme un élément d’action sur la réalité, un moyen de communication ».73

L’on comprendra aisément que le statut de l’individu dans cet ordre communautaire est strictement
arithmétique, quantité économique, chiffre social, monnaie frappée au moule de l’identité, métonymie de
la meute attachée au sol ou au troupeau, berger réversible en mouton et mouton convertible en loup, ayant
pour toute responsabilité la stricte observance de cet ordre du jour : réduire toute différence, ramener le
multiple à l’un, combler toute velléité, hésitation, doute ou incertitude, toute question, par la grâce divine,

72
- TEMIME BLILI, Leila, Histoire de Familles, mariages, répudiations et vie quotidienne à Tunis. 1875-1930, SCRIPT,
Tunis, 1999, p. 252
73
-Ibid. p.96
42
étouffoir de toute pensée libre. Puisque « c’est de cette manière que le <corps socialisé est véritablement
réalisé> mais encore faut-il qu’il se déroule dans le même lieu ou un lieu identique ». 74

« Autrement dit, notre effort devrait tendre à refaire l’image de Dieu, et par voie de conséquence -
car tout découle de là - l’image de l’Etat, du prince et du droit, du père et de l’enfant, de la fille et de la
femme. » 75

Il ne faudrait pas conclure hâtivement que cette structure de base, circulaire, positive réussit à
occuper tout l’espace vital, à évacuer de son champ tout comportement « anormal », différent. Loin de là.
Elle intègre tous les écarts, toutes les perversités, toutes les conduites païennes, athées, folles ou
enfantines, dans une forme de généreuse tolérance, dans une marge de sursis, dans une clôture paradoxale
du dedans/dehors, dans un calcul indifférent aux quantités de vies médiocres et négligeables dont le bilan
sera fait le jour du jugement dernier. Entre le jour de sa naissance et celui de sa résurrection l’individu
musulman quoi qu’il fasse arpentera le cercle de Moëbus sans jamais pouvoir y échapper : il y entre
facilement, sans qu’il ait besoin de se prononcer, sans discernement, mais il ne pourra jamais s’en sortir,
l’ex-communion n’existant pas. Il y est, il y reste à jamais aux yeux des autres qu’il s’égare ou qu’il
semble garder le droit chemin. Bon gré, mal gré, il est bon musulman ou mauvais musulman. Mais il est
musulman quand même, et tout ce que sa communauté exigera de lui c’est de sauver les apparences, de
circonscrire ses égarements dans des limites tolérables, celles de la patience en connivence avec la
discrétion. Murmurer, chuchoter, susurrer, marmonner, bredouiller et autres modulations du silence
imposé sont le mode d’existence des mauvais musulmans dans une cité où les coordonnées de l’espace et
du temps sont à jamais perdues. Un mode dominé par un imaginaire social, transcendant l’individu et
élargissant les contours virtuels de son ego vers les frontières d’une géographie grégaire qui a pour
horizon la figure sibylline de Dieu faite d’ubiquité et d’omnipotence, il aux aguets et bras vengeur,
empire infini de l’Esprit où l’individu, la société humaine, la faune, le règne végétal et le cosmos ne sont
que des éléments de la création divine, des étincelles d’une autorité éclairante, ombres fugaces d’une
lumière aveuglante. « Dans ce cas, la culture ne s’oppose pas à la nature(…) ; elle est une réplique en acte
de la nature, elle devient elle-même naturelle, objet parmi d’autres objets d’où sont bannis l’intention et le
désir de l’homme. » 76

La transparence qui caractérise la communication entre intérieur et extérieur, individu et


communauté, cette communion de l’un et de ses multiples est antinomique, réfractaire à toutes les ruptures

74
- Y. BEN ACHOUR, Avant propos In. Familles Musulmanes… Op. cit. p.16
75
-T. ZANNAD, Symboliques…op. cit. p.97
76
- A. LAROUI, L’idéologie…Op. cit. p.6
43
susceptibles de laisser émerger un face à face, une réflexion, un auto - centrage. Elle signifie
l’impossibilité pour l’individu de se soustraire à l’autorité ici-bas et là-haut tant que le temps est
ajournement, et l’autonomie de l’entendement est apostasie.

Il a fallu le démantèlement de l’empire ottoman, l’effraction volcanique de NAPOLEON 1 er en


Égypte, et le viol systématique de la conscience tranquille des arabo - musulmans pendant et après la
colonisation, pour voir émerger une conscience historique, une conscience de soi, et caresser l’espoir
d’une « renaissance » tardive. Renaissance tardive où il devient possible de concevoir l’Art comme
injonction à affirmer une personnalité distincte, et où retourner et éventuellement contredire les signes
sociaux pourrait s’appeler création artistique.

Les considérations précédentes sur la famille, quoique sommaires, nous préoccupent en ce qu’elles
aident à saisir les difficultés que rencontrerait un individu, au milieu de ses relations familiales et de là
sociales, si le hasard le conduirait sur le choix personnel de pratiquer un art, de devenir artiste. Nous avons
suffisamment insisté sur le fait que cette cellule familiale est loin de favoriser, de permettre ou d’autoriser
l’éclosion des « libéralités » qui sont la condition nécessaire mais non suffisante, à un choix pleinement
assumé, sinon encouragé, celui d’exercer sa liberté par une pratique susceptible de remettre en question les
fondements mêmes de cette cellule, de sa structure mentale, de ses croyances, de ses pratiques séculaires
etc. … L’artiste ne tombe pas du ciel, émanation qu’il est des conditions familiales, sociales, historiques
de sa formation et de ses dispositions à ne pas se conformer à ces conditions, à les contredire plutôt, à les
critiquer, à les éprouver et à les mettre en crise. Même si tout ceci semble évident, nous aurions rappelé
une évidence en y trouvant certaines conséquences agissantes.

44
II- L’ARTISTE

ET
LES MONOPOLES DE LA SIGNIFICATION

45
La Tunisie post-coloniale accède en 1956, de droit et de fait à l’Histoire de l’humanité dans une
position fragile : une économie extravertie, dépendante et une idéologie politique ambivalente. Cette
ambivalence résulte de l’opposition simultanée à deux forces hégémoniques qui exercent sur la conscience
culturelle et politique un pouvoir certain. Ces deux forces sont l’occident et le Moyen-Orient. Le
panarabisme et l’occidentalisme, se présentent comme deux univers intégrés, deux composantes
antagonistes qui divisent cette conscience. Une issue sera trouvée dans l’affirmation effrénée d’une
tunisification, d’une recherche d’authenticité, la garantie d’une personnalité nationale, d’une histoire
spécifique, sans pour autant nier ni son arabité, ni sa romanité, ni son ouverture sur le monde (occidental)
d’où la pérennité d’un slogan efficace parce qu’indéfini : authenticité et ouverture. La Tunisie n’a-t-elle
pas toujours été un carrefour de civilisation ? !

Cette ambivalence qui est mystification en ce qu’elle cherche à taire des actes et des relations de
dépendance enclenchera un processus à double sens, réversible, en un éternel équilibre instable : la
modernisation de la tradition et la traditionalisation de la modernité. Un processus initié et soutenu par une
force de plus en plus évidente, de plus en plus puissante et déterminante : l’occident colonial, puis
impérialiste, capitaliste, libéral, moderne et monopole de l’à-venir.

Les Tunisiens continuent donc de vivre sur un rêve formulé pendant la lutte pour la libération
nationale. Un rêve paisible toujours présent, réédité et sans cesse ressassé : instituer un régime politique
stable, géré par un Etat de droit et de justice, développer une économie prospère et moderne, proposer au
monde une culture authentique, apport enrichissant la culture universelle. Cette aspiration idéale,
formulation d’un destin historique partagé s’est trouvée accaparée, usurpée par une phalange politique qui
exclut systématiquement la « masse silencieuse » d’un processus qui exige son adhésion sinon son
enthousiasme et qui se suffit de son allégeance forcée.

Véritable monopole d’actions, d’initiatives, de langages et d’informations, le pouvoir politique


incarné par une personne, absorbe, gère et diffuse la signification de toute action politique, sociale,
économique, culturelle, artistique, familiale et individuelle d’où qu’elle vienne, assiste à sa naissance et
rédige sa notice nécrologique. En toute fierté.

Cette masse silencieuse est l’autre nom des individus privés de leur citoyenneté et par ailleurs
sollicités unilatéralement par une voix intimidante qui, appareillée, réussit à arracher l’expression retenue
d’une reconnaissance. Cette reconnaissance est le prix à payer pour une communication informelle mais
humaine appelée rumeur publique.

46
Cette gymnastique au présent, ce difficile exercice du pouvoir, cette politique de l’ici et maintenant
se ressource, prend sens et dimension par rapport à un passé, un résidu, des legs, un arriéré et un avoir-dû :
une tradition vivante, un avoir-toujours-été-ainsi, antithèse de la raison cartésienne, dénégation de la
révolution copernicienne, défi à la physique newtonienne et déni de la théorie darwinienne, bref
réminiscence d’un âge d’or, vécu au futur antérieur comme brise-jet d’un programme avancé, un futur
anticipé, un projet qui ailleurs épouse les formes du temps et de l’espace, celles de la puissance et de la
domination : le monde évolué. Ce projet qui semble détenir le secret du progrès et du bonheur et qui
prêche la liberté, jouissance autant crainte qu’espérée.

C’est à l’intérieur de cette configuration tripolaire que toute action artistique ou projet culturel se
définit, prend forme, se déploie et acquiert une signification historique. Trois termes donc, trois temps
conjugués, trois pôles où se cristallise la signification historique, se condense le sens et d’où rejaillit la
signifiance : le politique, l’autre, la tradition qui recouvrent à notre sens le présent, le futur, le passé.

L’on pourrait objecter que tout artiste se positionne effectivement par rapport au politique (même
quand il affirme le contraire ou brandit son indifférence) par rapport à la tradition de son pays à
commencer par la tradition de son art et pour finir par rapport au modèle de sa création, à son idéal de
créativité. Une démarche évidente, nécessaire et universelle, valable partout et en tout temps. Seulement la
question reste entière : pourquoi cette démarche universelle et si évidente ne donne-t-elle jamais le même
résultat partout et en tout temps ?

77
Que l’aliénation artistique soit une donnée universelle, incontestable bien que prenant des
sources et des formes différentes d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre et que la création artistique
« suscite en celui qui la pratique, en même temps la joie de l’activité libre et le sentiment inévitable d’un
échec »78 est une réalité. Mais pourquoi cette joie de l’activité libre se double-t-elle en Tunisie d’une
stérilité et pourquoi cet inévitable sentiment d’échec n’est pas créatif ? Autrement dit, il n’y a pas de loi en
sciences humaines, encore moins en matière de création artistique, une banalité de plus.

Que le politique soit plus ou moins autoritaire ici ou là, que la tradition soit plus imprégnante, plus
forte hier ou demain et que le modèle de création soit peu ou prou dénoncé et dénigré ne change pas
tellement les données du problème si l’individu, l’artiste aliéné ne trouve pas en lui-même une
irrépressible injonction à s’affirmer dans sa personnalité distincte et que le groupe social n’autorise pas cet
aliéné à lutter contre ses systèmes de représentation normalisés. Un programme d’éducation sociale, une

77
- Titre d’un ouvrage de Mario PERNIOLA, L’Aliénation artistique, Union Générale des d’Edition, 10/18, Paris, 1977
78
- Ibid. ,p.194
47
dialectique entre individus et société, un mode de liberté jugé non encore applicable ici et maintenant. Le
théâtre est aussi pratique politique, parce qu’art de l’éphémère engagé dans l’immédiat, cet ici et
maintenant disputé, champ d’action de l’homme politique, engageant simultanément l’individu et le
groupe social (l’acteur et les spectateurs) en une rencontre d’une durée limitée dans un lieu divisé et pour
une finalité qui déborde le lieu et la durée, dépasse cette rencontre furtive. C’est cette analogie face au
temps présent qui donne toute sa signification à la pratique théâtrale et qui rejaillit sur l’action politique
révélant la vérité de ses masques, de ses grimaces, de ses gestes, de son jeu d’autant plus dangereux que
cette action se joue face à son propre miroir brisé. C’est à dire sans considération pour les spectateurs.

En d’autres termes plus simples, sinon simplistes, l’homme de théâtre en Tunisie s’est toujours
trouvé appelé à prendre position simultanément, engagé à se prononcer face à trois données qui
transcendent son action, la conditionnent et marquent l’accueil de cette action, sa pertinence, sa
signification. Ces trois a- priori sont : pour ou contre l’action politique menée par l’Etat, pour ou contre la
tradition, le retour à une certaine tradition socio - religieuse, pour un passéisme ou un modernisme, et
enfin pour ou contre l’adoption ou le rejet des modèles et techniques de création connus et reconnus,
vérifiés et efficaces en occident ou ailleurs.

Trois alternatives, trois choix qui ont fortement marqué la production théâtrale en Tunisie et qui
ont constitué les principaux aiguillons, valeurs suprêmes, repères d’évaluations, clefs de lectures et portes
de réception au seuil desquels se sont déposés, par décantation, le sens et la signification historiques des
spectacles donnés tout au long de la courte histoire du théâtre tunisien. C’est dire d’un coup le poids de
l’idéologie qui a pesé sur le discours théâtral en Tunisie et sur les discours sur le théâtre : discours des
critiques journalistiques et universitaires. Ceci pourrait être dit autrement : s’agissant d’un processus
d’acculturation les trois positions seraient celles du rejet, de l’amalgame, et de l’intégration. Un point
commun relie les trois positions : la volonté d’enracinement d’une action créative qui à son tour
enracinerait les agents de cette action dans leur société, ce qui leur donnerait une légitimité, un droit de
cité, une raison d’existence. Cette volonté se concrétise selon les époques, les situations, à des degrés
divers toujours avec une dominante qui privilégie un aspect de la relation ternaire aux trois monopoles de
significations que sont le Politique, la Tradition et l’Autre.

Nous verrons une configuration où le politique domine et atténue les problématiques liées à la
tradition et à l’autre, ( le parcours d’Ali Ben Ayed et le recours à Moncef Souissi comme fausse
alternative parce qu’elle aboutit au naufrage simultané des deux troupes : la Troupe Théâtrale de la ville
de Tunis et la Troupe régionale du Kef ) , une deuxième configuration qui met en avant la tradition,
comme source d’inspiration et de valeurs capables de pallier l’échec du politique et comme alternative à

48
l’emprunt et à la domination de l’autre par son style et son imaginaire ( la dramaturgie de Ezzeddine EL
MADANI qui parle du présent par les voix du passé, remuant des fantômes en guise de sauveurs ou de
scélérats, ouvrant la voie devant des expressions diverses qui redécouvrent les charmes et la tonicité
vivifiante d’un vécu occulté et souvent transfiguré par les mass-média, à savoir le monde rural dont
Noureddine EL OUERGHI s’est fait le porte parole et l’expression poétique ) , et enfin une troisième
configuration qui se place à côté, dans la différence vis-à-vis de l’autre, se démarque du politique et tourne
le dos à la tradition locale et qui amorce une série de ruptures qui permettront de mesurer l’horreur du
vide, le drame de la création où l’Art se dévoile aventure humaine face à la mort. Le Nouveau Théâtre qui
inaugure l’expression « privé » puisant dans un quotidien sans issue, le retournant comme un gant
étrangement autre et sauvagement le même.

49
1-LE SENS POLITIQUE :

POUR UN THEATRE BOURGEOIS

50
« Une seule loge restera réservée en permanence, et je suis sûr que le peuple n’y verra aucune
objection, celle du chef de l’Etat ».79

Les applaudissements retentiront avec plus ou moins d’éclats jusqu’au 7 novembre 1987, jour où le
président Bourguiba fut démis de ses fonctions pour « longue vieillesse » et où les hommes de théâtre qui
devaient être décorés pour leur persévérance sur la voie du salut national tournent de l’ il devant cette
loge, vide à jamais. Tel l’ il de Dieu, ce regard du politique sur le théâtre, veillera sur sa cathédrale, son
clergé et ses adeptes, y compris les hérétiques.

Une bâtisse, le théâtre municipal de Tunis, une troupe, celle de la ville de Tunis, seule troupe
professionnelle du pays, et un jeune directeur qui y croit, formé pour diriger, délégué et substitut du
pouvoir. Il en usera généreusement pour faire coïncider son regard de metteur en scène avec celui de
l’autorité politique, ce même regard occupé à voiler « toutes les formes de retard par rapport aux pays
évolués ». 80

Les choses de l’esprit, le progrès et la dignité sont les compléments de la prospérité matérielle, car
le peuple « quand le pain lui manque en effet, les valeurs morales perdent pour lui toute signification. » 81
Raison fallacieuse qui cherche à expliquer la « négligence de ce secteur important de notre vie
nationale…Il nous fallait parer au plus urgent : assurer à l’homme le minimum vital indispensable. »82
Dichotomie lourde de conséquences : à la marginalisation de la culture par le peu de moyens et les
maigres crédits qui lui sont alloués s’opposent les priorités d’ordre économique. En effet, « la personnalité
tunisienne pouvait risquer de se dénaturer et de se perdre…par les soucis du développement
économique… »83 La personnalité tunisienne ? ! Un syntagme nominal vide de sens, un creux à l’image
de cette loge réservée.

Comment se fait-il qu’un « peuple dans un indescriptible dénuement, dans un atroce sous-
développement »84 puisse avoir une personnalité qu’on craint de voir se dénaturer et se perdre ? ! A moins
de vouloir consciencieusement la dénaturer et la perdre, pour la faire coïncider avec les nécessités « du
développement économique » ce qui est un programme politique et culturel inavoué.

79
-Habib, BOURGUIBA, Pour sortir…op. Cit. p. 17
80
-Ibid. p. 4
81
- Idem.
82
- Idem.
83
-Ibid. p. 5
84
-Ibid. p. 4
51
Cette personnalité serait un mythe, une seconde nature, érigée en écran face aux réalités
économiques, sublimation des retards, déni de dépendance, névrose de la domination.

La littérature officielle abondante à ce sujet et son pendant opposé et corollaire opposition s’éclaire
de ce point de vue comme discours idéologique, mystification et symptôme pathologique d’une double
aliénation toujours par rapport à un ailleurs, un centre déterminant qui vient à manquer et toujours
parallèlement à ce lointain agissant, cet exotisme moderne qu’est le peuple nu, au non de quoi et pour
lequel toutes les statues creuses sont érigées de sorte qu’il « n’y verra aucune objection. »

Pour combler les retards, remplir le vide des consciences, et réduire les écarts du peuple, l’homme
politique et sa suite autorisée (les intellectuels, les artistes, les responsables) travailleront à ciel ouvert une
mine inépuisable, une source intarissable : « mettre en valeur notre patrimoine national, longtemps
méconnu, afin de l’intégrer à la vie nationale contemporaine et de donner au peuple une conscience plus
claire de son passé. » 85 Pour cimenter les générations entre elles, et pour établir un dialogue entre le passé
et le présent, dit-on. Et le futur ? ! Il est présent et passé à la fois, un futur antérieur, un ailleurs, une
utopie, un non-lieu où les aspirations et les inquiétudes du pays se nouent pour tracer un horizon sombre
où tous les astres viendront se coucher et renvoyer des ondes brisées, un écho à retardement d’un
télescopage violent.

« Tout l’intérêt du théâtre », parti d’une curiosité, a été mesuré officiellement à l’aune des sommes
et des efforts considérables qui lui sont consacrés par les pays évolués « pour en faire l’expression d’une
civilisation(…) c’est que le théâtre est d’abord l’école du peuple. »86

Un préalable d’importance sous-tend toute la pensée réformatrice tunisienne : « notre situation


actuelle d’infériorité ». 87

Et « voici comment se présente la situation : il existe à l’heure actuelle des associations théâtrales.
Une école de théâtre fonctionne et rend des services non négligeables. » 88 Avec une omission de taille : le
président veut ignorer la seule troupe professionnelle du pays. Celle de la municipalité de Tunis qu’il
connaît très bien de longue date.

85
-Ibid. p. 6
86
-Ibid. p. 7
87
-Ibid. p.9
88
-Ibid. pp 9-10
52
Le jeune « prince » qui a joué Hamlet dans sa première mise en scène en février 1959 devant le
Président accompagné de son épouse et des membres du gouvernement et qui déjà incarnait l’avenir de la
troupe se trouvait à la Salpetrière à Paris pour être soigné d’une hémorragie cérébrale survenue pendant la
première de Caligula au Théâtre Romain de Carthage.

Le 15 novembre 1962, une semaine après le discours du chef de l’Etat, il revient à Tunis en bonne
santé, revigoré par un accord avec le directeur du Théâtre des Nations pour y présenter Caligula. Pour
honorer son contrat, l’ « histoire » 89 nous dit qu’il emprunte la troupe municipale.

Janvier 1963, Ali Ben AYED présente Caligula en présence de madame Wassila Bourguiba en
soutien au projet de la Maison du Nourrisson, uvre caritative qui accueille les nourrissons abandonnés.

Au mois de mai 1963 Ben AYED présente Caligula au Théâtre des Nations à Paris.
Reconnaissance, triomphe et prestige. Une bataille est gagnée puisque « ceux qui nous ont devancés » en
ce domaine ont reconnu le niveau honorable de notre travail. Le théâtre tunisien accède officiellement à
l’universalité. La troupe municipale devient de ce fait la troupe officielle, et l’artisan de cette « uvre de
civilisation » a plus que mérité sa nomination à la tête de cette troupe le premier septembre 1963.

En octobre de la même année, il met en scène et joue dans AL-JALA 90 en première représentation
à l’occasion de l’inauguration du théâtre présidentiel de Carthage, devant Bourguiba et son « illustre
hôte » l’empereur de l’Ethiopie. Ben AYED en sort décoré.

Ce qui, jusqu’à l’arrivée de Ali Ben AYED à la tête de la troupe municipale, faisait défaut au
théâtre tunisien, c’est cette reconnaissance des devanciers, la satisfaction arrachée aux maîtres en la
matière, étape nécessaire qui permettrait de se mesurer aux grands et de les persuader de l’égalité des
humains qui jouent des mêmes pièces sur la même scène. Ali Ben AYED qui jouait Caligula a été
comparé à Gérard PHILIPPE jouant le même personnage.

Mais il s’agissait d’une pièce française arabisée ! Ali Ben AYED fera autant sinon mieux avec
Shakespeare qui n’est pas français lui, donc un peu plus universel, en jouant Yago dans sa mise en scène
d’OTHELLO en 1964. Et puis il finira par confondre tout le monde sur la même lancée, cinq années plus

89
- Conseil municipal de la ville de Tunis, Ali Ben Ayed, publié à l’occasion de la première commémoration de sa disparition,
Imprimerie Officielle, sans date.
90
- AL-JALA : L’évacuation, évoque « la bataille de Bizerte » qui s’est achevée par le départ des soldats français du territoire
tunisien.
53
tard, en portant sur la même scène du Théâtre des Nations, en mai 1969, Murad III, le titre de la
consécration nationale et internationale, la pièce tunisienne écrite spécialement pour lui, par un tunisien,
Habib BOULARES, membre du parti au pouvoir, responsable à l’époque, de la presse du parti et par
ailleurs auteur de deux pièces de théâtre. Les mauvaises langues diront qu’il a commis Murad III hanté par
le fantôme de Shakespeare ce qui en fait au moins un génie comparable à celui du Globe. En toute
humilité !

Cette connexion (sinon annexion) du politique et du théâtre à travers ses artisans ne porte
nullement sur les convictions politiques ou l’engagement personnel mais s’établit sur la base de l’adoption
et du renforcement d’un calendrier politique qui commande et hâte la production des pièces théâtrales ou
leurs reprises : le pouls du théâtre battra au rythme du calendrier politique.

La distribution théâtrale, et la fréquence des représentations seront commandées par des impératifs
administratifs et politiques en dehors de toutes considérations de rentabilité, d’efficience, de demande
réelle ou potentielle des publics, des conditions réelles des représentations et de leurs effets : la
distribution nationale des représentations théâtrales est dictée par les évènements politiques et les
célébrations officielles, inaugurations, congrès internationaux, anniversaires du président, fêtes nationales,
par la représentation de la Tunisie à l’occasion des semaines culturelles organisées dans les pays frères et
amis en application des accords bilatéraux sur les échanges culturels, par la commémoration du discours
du président de la république à propos du théâtre, baptisée semaine du théâtre91 tunisien 92 et célébrée du 7
au 15 novembre de chaque année puis en alternance bi - annuelle avec les Journées Théâtrales de
Carthage, par l’ouverture systématique des festivals d’été par une pièce théâtrale tunisienne ( tradition qui
survivra à Ali Ben AYED avant de disparaître au début des années 1990). Ceci pour dire que cette
connexion première a produit une machine à créer l’évènement, au moins à y participer et c’est ce qui
explique que les critiques dirigées contre la politique théâtrale du pays et partant la politique culturelle
atteignent Ali Ben AYED et son théâtre et vice versa, toutes les critiques faites à Ali Ben AYED vont de
fait contre l’Etat et son chef : ce qu’exprimera entre autres d’une manière à peine voilée, le manifeste des
93
onze dès 1966. Notons enfin, la naïveté déconcertante avec laquelle une certaine Asma, signataire d’un
portrait d’Ali Ben AYED dans la brochure éditée en commémoration de sa mort, affirme que « Ben
AYED a pu éliminer la bourgeoisie dans la troupe, dans le théâtre, dans les pièces et même dans le
public… ». 94 On lui donnerait raison à prendre le terme bourgeois au sens péjoratif : « qui insiste alors sur

15- L’ironie de l’histoire a fait que « la destitution » de Bourguiba ait lieu le 7 novembre. Les commémorations de cette
journée ont pris la place de la semaine du théâtre.
92
- Manifestation théâtrale annuelle, en commémoration du fameux discours de H. Bourguiba à propos du théâtre le 7
novembre 1962. La commémoration du « changement » du 7 novembre 1987 prendra, à partir de 1989, sa place.
93
- Fredj CHOUCHENE, Mohamed AZIZA, Taoufik JEBALI…, Le manifeste des onze,In. LA PRESSE DE TUNISIE, du 30
août 1966.
94
- Conseil municipal de la ville de Tunis, Ali Ben Ayed…op. cit. p.14
54
la banalité, le manque d’élévation et d’idéal, la platitude, le goût excessif de la sécurité » 95 ce qui revient
à simplifier la question tout en confirmant l’adjectif bourgeois ressenti comme accusation.

Il est incontestable qu’Ali Ben AYED a servi son art et son pays avec passion, et comme on dira
de toute passion, elle est folle. De cette folie première qui suscite d’autres passions concordantes vers la
grandeur, partant d’une inadéquation, inadaptation aux réalités environnantes : la réalité n’est jamais digne
des génies qui se retrouvent forcément au-dessus de la mêlée, élite chargée d’une mission impossible :
intercéder auprès des nations civilisées par le moyen des humanités classiques, le répertoire universel béni
par les papes de la culture et bien entendu en langue relevée, l’arabe littéraire, et d’un autre côté et d’un
même élan servir au peuple des steaks passés aux hachoirs d’un art culinaire consommé : un répertoire dit
populaire, en dialectal, divertissement concédé au goût du bas peuple. Une machine à deux têtes, à deux
langages institués, l’un pour l’élite et la scène internationale, l’autre sur mesure, à la « pointure » de la
Tunisie et de ses besoins. Le reste ce sont des problèmes futiles et imaginaires !

Ali Ben AYED a été en stage, en 1956-57, au T.N.P, où il a appris en plus des techniques de
l’éclairage, l’art de dépoussiérer les classiques. Seulement trois dimensions importantes dans le travail de
Jean VILAR manquaient à celui de Ben AYED :

• le choix des pièces à monter en fonction d’une actualité, d’un à propos où la dimension
polémique, éducative prend le devant de la scène. Ce qui par ailleurs pourrait justifier l’éclectisme de son
répertoire.

• L’accompagnement des pièces par des publications, déclarations d’intention, ripostes aux
critiques, ce qui est de nature à animer un débat public, à pousser une réflexion, à questionner ses acquis et
éventuellement rectifier le tir.

• L’organisation du public en association avec la complicité d’autres organismes, (syndicats,


partis politiques ou comités d’entreprises) participant à l’organisation de la société civile, à la démocratie
culturelle etc. …

Aligné sur la politique de l’Etat national en matière de culture, revenu de ses attaches égyptiennes
sous la direction de Zaki TULAYMAT à sa fondation en 1954, le travail de la troupe municipale, sous la

95
- Larousse, Dictionnaire du français contemporain, Paris, 1992
55
houlette d’Ali ben AYED se mesurait continuellement avec le théâtre parisien, se comparait aux acquis et
aux faillites du T.N.P dirigé par Jean Vilar. Comparaison sommaire et superficielle cela va de soi. Le
travail de Ben AYED, après un sursis de trois ans sera dénoncé comme bourgeois, culinaire, sans attaches
avec la société, dépourvu de sa fonction socioculturelle, en dépit de ou à cause des bonnes intentions qui
l’ont motivé : bref, un théâtre de pur prestige d’Etat. Les critiques faites à Jean VILAR par l’équipe de
Théâtre Populaire sont reprises dans une sourde bataille intestine, par journaux interposés, au nom des
mêmes étendards : BRECHT et le socialisme.

Parmi les signataires du manifeste des onze, un seul sera chargé en janvier 1967 de fonder une
troupe théâtrale au Kef. En fait, la professionnalisation d’une ancienne troupe d’amateurs par la volonté
d’un gouverneur et de son secrétaire général du Comité Culturel Régional. De Tunis, centre urbain, et
après la deuxième capitale du pays, Sfax (1965), le théâtre va s’exiler au Nord - Ouest du pays, dans une
zone rurale, et entamer son nomadisme, sa paupérisation et sa populisation (en référence au populisme).
Le théâtre va connaître ses années de gloire en prolongeant les aspirations et attentes des trois-quarts du
pays, en arpentant les montagnes, les steppes et le désert où la seule consolation, dans un paysage
désolant, est l’homme qui rie de sa misère : on parlera de décentralisation. Le parti unique s’est mis au «
socialisme Destourien », le gouvernement est à la « collectivisation » effrénée de l’industrie, du
commerce, de l’agriculture, et celle de l’enthousiasme des « jeunes révolutionnaires ».

L’université et son centre dramatique, la Jeunesse Scolaire et son Festival National du Théâtre
Scolaire se sont mobilisés pour parler des masses paysannes, pour porter sur la scène les maux du peuple,
les problèmes sociaux, les soucis et malheurs du plus grand nombre, pour faire écouter la voix des
déshérités et actionner les épouvantails de la révolution des bas-fonds : les chômeurs, les métayers, les
immigrées, les fous des villages, et autres laissés pour compte du « développement », les sales, les affreux
96
et les pas - méchants pour un sou qui illusoirement prennent leur revanche croyant en une sainte
assomption par la magie des arts scéniques. La misère rivalisant avec l’ignorance épuisera toutes les
ressources de spontanéité, de bonne pâte, du naturel comique, du patois local, et de compassion militante.
Seul Allah et le peuple sont grands mais le « combattant suprême » est toujours le protecteur des arts.

Une série de ruptures par rapport à la tradition théâtrale tunisienne caractérise l’ uvre de Ben
AYED et lui donne sa portée réelle, en dehors de la propagande orchestrée.

96
- Hechmi GHACHEM, Figures …Op. cit. Propos de Abdelkader MOKDAD parlant de sa pièce Hamma Ej-jeridi : « c’est
la revanche des miséreux sur les rentiers et les propriétaires terriens », p.36
56
- Couper avec le recours aux sous-produits égyptiens et leurs copies reproduites en séries selon les
mêmes motifs, les ressorts similaires, personnages analogues et prendre les pièces directement à leurs
sources (France et Angleterre essentiellement).

- Instituer à la suite de cette première rupture le choix « occidentaliste/avancé » renforçant par-là


un large mouvement de traduction et d’adaptation de textes étrangers en attendant « le texte tunisien ».

- Déplacer le statut du texte dramatique en instituant la primauté du metteur en scène et de son


point de vue, maître absolu et seul commandant à bord, superviseur de tous les éléments composants un
spectacle de théâtre, passant les exigences de la scène avant celles de l’écrivain dramaturge, de sa
littérature, de son imaginaire livresque. Tous ceux qui ont traduit, adapté ou créé des textes dramatiques
pour Ali Ben AYED ont témoigné pour la dominance de ce point de vue, ce qui les a toujours forcés à
reprendre leurs textes, à les modifier pour obéir aux nécessités de la mise en scène. Ils ont tous appris à
collaborer avec un nouveau pouvoir : celui du metteur en scène.

- Déconnecter totalement les choix esthétiques de l’actualité politique et sociale pour développer
un style de jeu, une marque personnelle, un type de personnage (un fou ou en devenir fou ) concordant
avec un absolu artistique loin des contingences de la vie des hommes, un jeu de formes, un travail
formaliste jouant des valeurs abstraites de la tragédie ou de la comédie, d’où le reproche des stéréotypes :
l’art devient pure expression individuelle, privée, sans implications autres qu’un moi tourmenté, dans un
monde peuplé de fantômes qui gravitent autour d’un centre, un héros, une sangsue. Ali Ben AYED a joué
avec prédilection Hamlet, Caligula, Murad III, Flaminéo, dipe roi …entre autres. Des variations de
caractères qui prendront le discours psychologique et ses arguments pour caution de modernité et outils de
fouille dans les arcanes de l’âme humaine.

- Imposer un code de conduite du spectateur au théâtre : initié par le président de la république


dans son fameux discours, une éducation du public s’est imposée en corollaire à la distinction artistique et
sociale. Contre l’anarchie populaire qui a fait du théâtre municipal de Tunis un moulin (on y buvait de la
Boukha, on y mangeait du couscous et on y palabrait à haute voix pendant la représentation) un ordre
s’imposait : la présence de la police pour veiller à la bonne conduite des spectateurs. Une série de mesures
sont dictées :

- La tenue vestimentaire doit marquer le respect de ce lieu public.

57
- Le respect du voisin exige, pour la bonne marche du spectacle, qu’on enlève son fez (ou son
chapeau) et qu’on garde le silence (garder pour soi ses appréciations) et qu’on ne s’accompagne pas
d’enfants en bas –âge.

- Le respect des horaires d’ouvertures, et de fermeture des portes devant les retardataires dés la
levée du rideau.

Ces « règles de correction élémentaire » combattront dans ce domaine les « séquelles du sous-
développement ». En contrepartie, pour le respect du public, les comédiens devront apprendre par c ur
leurs « textes », et le souffleur sera la preuve d’une incorrection en même temps qu’une tricherie à l’égard
du public. L’édifice théâtral, exige une mentalité, un comportement, un apparat, une idéalité : le spectateur
anonyme. Du coup, tous les exclus nourriront une méfiance vis-à-vis de la culture, et spécialement du
théâtre qui s’embourgeoise à vue d’ il.

- Assurer une rigueur relative concernant le personnel artistique, technique et administratif,


moyennant une assez bonne assise financière, des normes d’assiduité et de rendement en rapport, une
productivité soutenue tendant vers un professionnalisme tant réclamé.

97
A considérer globalement le public du Théâtre de la Ville de Tunis, où la troupe municipale,
98
dirigée par Ali Ben AYED, accaparait le tiers du nombre des spectateurs nous ne pouvons que constater
la baisse régulière du nombre des spectateurs entre 1963 et 1972. Par contre, le nombre des pièces qui y
sont représentées ne cesse d’augmenter, atteignant des pics de trente deux pièces par saison avec des bas
de seize pièces. Si l’on considère aussi que le nombre total des représentations théâtrales données n’a pas
dépassé la centaine (exploits des saisons 1962-63 et 1966-65) nous pouvons affirmer que tous les records
(battus) sont postérieurs à Ali Ben AYED ce qui déplace « l’age d’or » du théâtre tunisien à deux ans
après sa mort. Est-ce un fruit posthume de son labeur ? ! Un point de vue purement statistique ? !
Concernant le répertoire d’Ali Ben AYED, Labiba CHERIF écrit : « …les proportions consacrées au
théâtre arabe et au théâtre occidental s’inversent absolument et nous n’avons plus que 18% de pièces
arabes pour 92% de pièces occidentales traduites ou adaptées. AHL-EL-KAHF et AL-HOB AL-ODHRI de
Taoufik EL HAKIM, MURAD III et AHD EL-BOURAQ de Habib BOULARES, La REVOLTE DE

97
-Unique espace de représentation théâtrale à Tunis entre 1962-1972.
98
-Mohamed Messaoud, DRISS, Activité du théatre municipal (1962-1982), In Trente ans de théâtre tunisien, Colloque de la
semaine du théâtre, 1988, Tunis, Ministère de la culture et de l’information, p.p.73-79, (en Arabe)

58
L’HOMME A L’ANE de Ezzeddine EL MADANI sont les seules pièces arabes et tunisiennes de Ali BEN
99
AYED »

Moncef SOUISSI, après trois ans d’études au Centre d’Art Dramatique de Tunis, couronnées par
un prix présidentiel reçu des mains propres du Zaîm, obtient une bourse de stage en France. Après une
escale à Avignon, il fréquente le Théâtre de la Cité (Roger PLANCHON) puis La Comédie de Saint-
Étienne (Armand GATTI) en passant par Bourges (Gabriel MONNET). Longtemps après, il croit toujours
ferme que la « destinée d’un homme de théâtre repose tout d’abord sur le don, chose qu’on ne peut
100
apprendre ». Il ajoute un peu plus loin « une culture générale est nécessaire, une vision globale de
l’époque et de l’univers où l’on vit » qu’il faut avoir au moins pour saisir qu’ « il y a un rapport
dialectique entre le théâtre et la société » 101 .

Il est curieux que cette dialectique ait amené Moncef SOUISSI à mettre en scène une adaptation de
Maître Puntilla et son valet Matti à Tunis, pièce qui selon ses dires, a remporté « un succès honorable » et
bien que « nous étions en pleine expérience socialisante et (qu’) une telle option ne présentait aucun
102
problème pour les autorités du pays » il n’ait jamais repris la même pièce ni mis en scène aucune
autre pièce de Brecht, une fois installé en tant que directeur de la troupe du Kef. Un curieux divorce.
Pourtant « à cette époque, le socialisme donnait l’image d’un mouvement d’essor et de progrès »103.
BRECHT et ses pièces semblaient être indiqués pour un homme de théâtre « issu d’un quartier populaire
et fils de militant »104 et aux yeux de qui « le socialisme fût – bientôt -décisif dans (sa) façon d’analyser
et de comprendre les choses »105 . Serait-ce la dialectique théâtre et société qui imposait au responsable
d’une troupe professionnelle le silence sur sa filiation spirituelle car « on ne peut approcher Brecht sans
connaître Marx, Engels, Trotski et autres grands timoniers » 106.

Aucun des signataires du Manifeste des onze ne s’est associé à ce premier travail. Moncef
SOUISSI confirme que «le manifeste eut l’effet d’une bombe»107 . Un attentat contre la Troupe Théâtrale
de la Ville de Tunis, contre Ali BEN AYED. L’effet Brecht aurait servi de caution révolutionnaire
conformément à l’air du temps, une fantaisie de jeunes qui passera avec l’épreuve de l’institution, une

99
- Labiba, CHERIF, Evaluation de l’expérience théâtrale de Ali BEN AYED à partir de l’étude de EL-BEKHIL, mémoire
pour le Certificat d’Aptitude à la Recherche en Sociologie, Tunis, septembre 1983
100
-Hechmi, GHACHEM, Figures…op. cit. p. 147
101
-Ibid. p.147
102
-Ibid. p. 149
103
-Ibid. p.147
104
-Fils de Ezzeddine SOUISSI, militant au sein du Néo-Destour, Parti nationaliste de Bourguiba.
105
-Ibid. p.147
106
-Ibid. p.149
107
- Ibid. p.148
59
manière comme une autre de « distancier » Brecht, de « laisser tomber l’Allemagne et fonder une troupe
professionnelle au Kef »108 .

SOUISSI dirigera la troupe du Kef de 1967 à 1976. Sa première production fut présentée au public
en juillet 1968. EL HENI BOUDERBALA, adaptation de GEORGE DANDIN de Molière, par les soins du
metteur en scène lui-même, se devait d’être l’application des recommandations du manifeste des onze :
« rien de plus noble que le peuple, un théâtre noble ne peut être que populaire »109 . Avec Brecht en
moins, à cause de ses parrains Marx et Engels, bien embarrassants étant tout simplement interdits de
lecture. A lire le dépliant qui présente la pièce, en date du 20 avril 1968, l’amalgame est saisissant, la
confusion est frappante, la manipulation des concepts est on ne peut plus arbitraire : « à notre lecture de la
pièce de Molière, GEORGE DANDIN, nous avons pensé à exploiter son idée principale pour écrire une
pièce populaire à caractère gai et un contenu ciblé. Et nous avons fait l’expérience en introduisant des
transformations radicales sur l’enchaînement des actions, sur son langage, ses dialogues, ses personnages
et son sujet, ce qui a donné naissance à EL HENI BOUDERBALA la pièce tunisienne qui traite du
problème des différences de classes que créent certaines catégories de faussaires sur terre à cause de leur
amour pour l’apparat, pour la ruse et l’avidité, ce qui provoque un conflit amer empêchant la solidarité et
l’unité de rang, c’est ce que présente la pièce dans des situations comiques dans un cadre au fond
dramatique »110 . De Brecht, on reprendra des techniques de jeu, de mise en scène, de relations au public,
débarrassées de leur idéologie, de leur pensée, de leur dialectique, puisque l’objectif est de « rejoindre sur
son terrain, pour le défier, le genre de théâtre qui régnait alors sur la scène tunisienne : du vaudeville bon
marché »111 . Objectif atteint, et défi relevé brillamment.

Roger PLANCHON qui fut invité à voir la représentation « n’a pas reconnu Molière. Il […] a tout
simplement déclaré qu’il avait assisté à une autre pièce […] une pièce profondément tunisienne, tellement
112
elle était ancrée dans la réalité du peuple tunisien ». Etait-elle plus ancrée dans la réalité que AL-
MARECHAL, adaptation du BOURGEOIS GENTILHOMME, mis en scène par Ali BEN AYED (1967) où
Molière est aussi méconnaissable ? M. SOUISSI joue sur le même terrain que Ali BEN AYED, mais de
l’autre côté, dans l’adversité et dans la misère. D’ailleurs le manifeste des onze prend soin de signifier sa
totale adhésion au discours - programme de Bourguiba qui saura reconnaître les siens. L’ironie de
l’histoire a voulu que, le jour du 7 novembre 1987, jour où devait être reconnu le mérite et l’ uvre de

108
-Ibid. p.149. Moncef CHARFEDDINE, chef de service du théâtre alors proposa à M.SOUISSI de partir en Allemagne
poursuivre sa spécialisation. SOUISSI préféra « laisser tomber l’Allemagne » pour le Kef.
109
-Ibid. p. 150
110
-Document d’archive de la Troupe du Kef.
111
- Hechmi, GHACHEM, Figures…op. cit. p.151
112
- Idem.
60
SOUISSI par Bourguiba, il y ait le « coup de théâtre » historique du « changement », de la « révolution
calme »113 conduite par l’actuel président de la république.

Dans le cadre de la Troupe du Kef, Moncef SOUISSI aura mis en scène 11 pièces de théâtre et
une opérette. Parmi les onze pièces quatre son d’auteurs tunisiens (Ahmed QDIDI, Ezzeddinze, AL-
MADANI et Samir EL-AYADI), les sept autres sont des adaptations du répertoire universel (Ryùnosuke
AKUTAGAWA, Carlo GOLDONI, MOLIERE, Georges SCHEHADE, et Alfred FARAJ).

Ci - après un tableau récapitulatif des pièces mises en scène par Moncef SOUISSI, pendant sa
direction de la Troupe régionale du Kef. (Page suivante)

113
- Sadok, CHAABANE, La Révolution calme, , A. Ben Abdallah, Tunis, 1992.
61
Les pièces mises en scène par Moncef SOUISSI,
directeur de la troupe régionale de Kef ( 1967-1976).

Année Titre du spectacle Auteur Adaptateur


Titre original

1968 El hani Georges Molière M. Souissi


bouderbala Dandin

1968 Rashomon Rashomon Aku A..Bechlaoui


TAGAWA & M.
Soouissi
1969 Houki wa Hraïri Le valet de Carlo M. Souissi
deux maîtres Goldoni
1969 Zir Salem Alfred M. Souissi
Faraj
1970 Les pions Les pions M. Farsi M. Souissi
( censuré) & T. Zalila
1971 Achtarout Achtarout A. Ben M. Souissi
( censuré) Salem
1971 L’immigré de L’immigré de G. T. Guiga
Brisbane Brisbane Shéhadé
1972 Hal wa Ahwal Hal wa Ahwal A. Kedidi -
1972 Ez-zinj Ez-zinj E. R. Farhat
Almadani & M.
Souissi
1973 Alif la chay Alih Des gendarmes Alfred M. Souissi
et des voleurs Faraj
1973 Al hallèj (censuré) Al hallèj E.
Almadani
1973 El akhiar El akhiar M. Farsi
& T. Zalila
1974 Macbeth Macbeth Shakespear H. Zmerli
1975 Atchène ya - S. Ayadi -
sabaya

62
2 - LE POIDS DE LA TRADITION :
DE L’ARABITE PRECIEUSE AU VAGISSEMENT DE LA TERRE

63
De prime abord rien apparemment n’autorise à rapprocher l’ uvre d’un Ezzeddine El MADANI,
écrivain et surtout dramaturge, d’un Noureddine EL OUERGHI dont l’ uvre théâtrale reste malgré tout peu
connue et reconnue, n’aurait été une approche commune aux deux dramaturges, similaire, analogue à celle
des archéologues. Mais cette fois l’objet des fouilles est la mémoire collective des populations tunisiennes.
Une mémoire lettrée, littéraire, savante, urbaine, en langue arabe, graphisme de la plume sur la page chez EL
MADANI, et une mémoire rurale, empirique, sans lettres de noblesse, crue et parfois verte, au ras du
quotidien paysan, tatouée à même le corps, sillon de la charrue au sol chez EL OUERGHI. Ce qui ici n’a
nullement l’intention de gommer le souffle populaire chez l’un ni ignorer l’art de l’écriture chez l’autre mais
de signaler une différence de monde malgré le rapprochement.

Cette deuxième configuration historique dont la marque dominante est la place prépondérante que
prend l’usage de la tradition, les références à une tradition particulièrement arabe et / ou arabo - musulmane,
partie intégrée et intégrante de la culture des populations tunisiennes( langue, histoire, us et coutumes,
pensée, pratiques religieuses et formes de pouvoirs, littératures et poésies, contes, légendes, arts populaires)
legs des siècles passés, monuments capitaux dans ce qui est nommé patrimoine national ; donne au politique
un autre sens, une autre place : celle de l’insignifiant, du caduc, du nain devant la perpétuité du despotisme
séculaire et l’aspiration éternelle des peuples à la liberté. Dans le fleuve de l’histoire, le présent, le politique
équivaut à l’éphémère, aux brindilles de paille emportées par les flots, ce qui compte et a par conséquent du
poids n’est certainement pas à la surface du courant mais sûrement au fond, aux bas-fonds, par décantation,
par résistance au temps qui passe, par cristallisation autour des noyaux durs d’une hypothétique identité,
autour de quelques valeurs éternelles que ni le despotisme indigène ni les assauts exogènes n’arrivent à
altérer, à affaiblir ou à effacer. Ces noyaux durs de valeurs invulnérables peuvent se traduire dans des faits
historiques enregistrés dans des annales, dans la poésie et la littérature de telle ou telle époque, comme elle
peuvent s’exprimer pratiquement dans la vie quotidienne, dans le déploiement d’un mode de vie à la manière
d’une mémoire physique, traces indélébiles d’authentification de première main dirait-on. Mais ce qui est
nouveau dans cet usage de l’histoire c’est qu’il est doublement critique : le recours à l’histoire est sélectif ne
reprenant et n’actualisant que des fragments de cette histoire ; des fragments de crises, de confrontations, de
rebellions et de révoltes, des figures de contestation individuelle ou collective, élitaire ou populaire bref des
pans de l’histoire non officielle mais attestée, refoulée, matière à dramatisation, minerais prédisposé à une
théâtralisation qui cherche ses propres formes. Par ailleurs ce retour du refoulé, ce rappel historique quoique
non idéalisé a l’ambition d’éveiller, de servir de levain, d’eau de rinçage aux yeux qui veulent bien regarder
autour d’eux et en eux mêmes, pour voir et se voir enraciné dans la continuité historique, seule garante d’une
humanité, d’une authenticité humaine en dehors des contingences d’un réel toujours frustrant, non porteur,
loin des vicissitudes d’une politique au quotidien toujours oppressive, par delà les partis et les partis pris,

64
écrans et freins à la pureté de l’ uvre, à l’universalité de l’art. L’ambition d’une telle approche est de
discréditer le présent, et par la même occasion donner du change, réactualiser des cristaux de lumière qui
éclairent la grisaille de la vie quotidienne et dépoussièrent la nostalgie révolutionnaire. C’est cet aspect
humain, voire humaniste qui retient l’attention chez nos deux dramaturges, au-delà de leurs différences. La
matière première de leurs pièces est bel et bien la mémoire collective des populations meurtries par un
despotisme séculaire, une marginalisation outrée de la part de la culture officielle. Il s’agirait donc d’une
réhabilitation, d’une remise en circulation, d’un emploi nouveau d’un matériau de résistance d’hier et
d’aujourd’hui : des évènements historiques, des personnages, des textes, des valeurs et des styles, un mode de
vie, une sensibilité particulière à la nature mère, une poésie inouïe et inédite, des aspirations tues, des
souffrances inexprimées et une mémoire vivante négligée. Tout cela est mobilisé pour un démenti, une
protestation, une contestation de la préséance du présent, de son dictat étouffant, de sa langue de bois, de son
pessimisme, de son absence d’horizons. Des bouffées d’air et des doses d’espoir, une ouverture dans la
morne clôture du quotidien désespéré : une voie considérée royale pour contrecarrer l’occidentalisation
effrénée du pays comme seule issue pour le dégager du sous-développement, une manière de rappeler que le
politique ne peut continuer d’agir efficacement sans tenir compte de la culture séculaire des populations, de
leurs résistances face à une acculturation massive, sans relever les défis que lancent les traditions face à la
modernité dictée d’en haut, décidée par l’administration, imposée par le pouvoir politique unilatéralement.

Entendu que ce n’est absolument pas un rejet de la civilisation occidentale, ni une position
xénophobe, c’est plutôt une manière de dénoncer l’imitation aveugle d’un mode de vie dans ce qu’il a de plus
superficiel, ostentatoire, et aliéné, adopté sans discernement, sans conscience claire, sans assise économique
adéquate, sans institutions concourantes, et autres disfonctionnements relevés, en continuelles juxtapositions,
placages et greffes schisteux, comportements schizoïdes.

Tous les défis lancés par la modernité, entendez prospérité économique, puissance politique et
militaire, confort et libertés, bref les attributs généralement accordés à la civilisation occidentale et au Japon,
sont retournés, inversés ou remplacés par d’autres que les traditions du pays, son patrimoine en un mot lance
face à cette modernité empruntée, accrédités d’une authenticité, d’un enracinement, d’un capital symbolique
supposé être partagé par tous, commun à tous les citoyens, à mobiliser et à investir comme garantie du
processus de développement, processus humain avant d’être économique, au sens où il est qualitatif plutôt
que quantitatif, développement et non croissance.

L’aspect inconfortable de cette démarche qui n’avance pas sans danger, réside dans le fait
incontournable de se retrouver amalgamé avec toutes les tendances traditionalistes, voire intégristes, prônant
un retour pur et dur à une traditionnalisation de tous les aspects de la vie en commun et de la vie privée et/ou
65
assimilée à la politique officielle de réconciliation des jeunes générations avec l’identité de leurs ancêtres et
leurs enracinement dans le milieu artisanalement préfabriqué de leurs tuteurs hésitants. Une démarche
essentialiste, tendu vers le futur d’une nation sans lendemain, sans avenir tant que ses gouvernants et ses
gouvernés continueront à s’oublier, à s’occulter, à s’ignorer mutuellement.

Il suffirait de citer les titres des uvres les plus marquantes de Ezzeddine EL MADANI pour se saisir
de la signification de ses choix, en s’inscrivant « en porte à faux avec le moment historique, au moment où le
114
patrimoine était considéré comme devant être relégué aux oubliettes » : La révolution de Sahib AL
HIMAR, La révolution des Zeng, AL HALLAJ, Risalat AL GHOFRANE, Abou Al Hassan AL HAFSI, et
d’autres textes de la même veine et puis le silence. Un silence éloquent sur deux choses : la scène théâtrale
tunisienne se refuse de plus en plus au texte écrit par un auteur, préalablement au processus de production
d’un spectacle, les metteurs en scènes et les comédiens se mettent eux mêmes à produire leurs textes
dramatiques au fur et à mesure des répétitions, ce qui dit en second lieu que ce genre de théâtre appelé
« théâtre du patrimoine » est d’une certaine époque, une étape révolue dans l’histoire du théâtre tunisien, un
théâtre des années 1975-1985. C’est par sa position de metteur en scène que Noureddine EL OUERGHI a pu
continuer sur la même voie, écrivant lui même ses textes. Le règne du metteur en scène et la place de plus en
plus prépondérante du comédien ont condamné les auteurs dramatiques issus des horizons littéraires à la
parcimonie ou au silence. Le retour du texte dramatique pré-écrit pour la scène se fait de l’intérieur des
troupes théâtrales, souvent par le metteur en scène, l’auteur du spectacle. Rien n’indique encore un retour au
texte autonome vis-à-vis de la production de spectacles de théâtre. Quelques textes sont publiés à posteriori,
une fois le spectacle consommé. Il est important de noter que le silence de Ezzeddine EL MADANI en
termes de textes dramatiques coïncide avec « la revalorisation du patrimoine… dans les années 80 imposant à
la société tunisienne la reconnaissance de cette culture traditionnelle… d’où le mérite et la liberté véritable de
(sa) démarche culturelle qui n’a pas attendu l’évènement politique pour poser les problèmes vitaux qui se
posent à la société tunisienne. » 115 Une petite correction s’impose : EL MADANI a eu sans doute le mérite
et la liberté véritable de poser les problèmes vitaux de l’intellectuel arabe en Tunisie, pour la simple raison
que la culture requise pour accéder à son monde imaginaire est essentiellement livresque, chose la moins
partagée dans la société tunisienne. Les représentations les plus prestigieuses de son répertoire sont peu
nombreuses, sinon interdites, ont fait l’objet de polémiques littéraires plus que théâtrales, idéologiques plus
que philosophiques, et ce contre la volonté première de l’écrivain. Comme quoi, c’est bien la réception de
l’ uvre par le public, sa lecture qui achève son sens, circonscrit sa signification à une époque donnée.
Prétendre que cette uvre est populaire est un contre sens préjudiciable à l’ uvre elle même, à l’intention de
son auteur qui, il est vrai, a pertinemment transposé le regard d’un intellectuel sensible aux problèmes de sa
société dans un langage qui a pour référence majeure la culture livresque des intellectuels arabes, les plus

114
- Badra B’CHIR, Eléments…Op. cit., p. 193
115
- Ibid. pp. 193-194
66
importants livres d’histoire, les plus importants textes littéraires de la séculaire bibliothèque arabe : les
sources. Sans aucunement négliger l’apport fondamental en matière de théâtre de la culture occidentale,
spécialement française qui transparaît dans les uvres et trace, au moins formellement, les contours de leur
modernité.

Et c’est bien pour cette raison de sources qu’il est plus aisé de prétendre à la popularité, de soutenir le
souci de parler des « problèmes de la société tunisienne » quand on change de sources, quand on s’installe
dans une autre tradition : celle du vécu immédiat des populations.

Et « c’est avec cette tradition populaire vibrante liée intimement au monde rural, que renoue le
116
Théâtre de la Terre. » Mais…faudrait-il reconnaître que cette « tradition vibrante…du monde rural » est
irrémédiablement discréditée aux yeux des ruraux eux-mêmes considérant l’accès à la ville comme ascension
sociale, le travail salarié comme libération et l’attachement à cette intimité du monde rural comme
anachronisme et inadaptation au monde moderne. Car depuis longtemps déjà, la ville envahissait la
campagne et l’exode rural participait activement à l’anarchie urbaine. D’où le fait que ce type de théâtre ne
trouve d’adresses que chez les nostalgiques d’un monde en voie de disparition. A contre courant, ce qui n’est
pas le moindre mérite de ce théâtre, en rupture avec l’image du bédouin véhiculé par les mass - média
pendant des décennies, la même image reprise par le « théâtre populaire » malgré toutes les retouches et les
arrangements, ce théâtre à la recherche d’un enracinement ne trouve comme terreau d’implantation que du
béton et de l’asphalte : un théâtre de l’exode rural et de ses conséquences, à l’image, certes simpliste, de la
culture au sens anthropologique : ce qui reste quand on a tout oublié.

116
-Ibid. p . 197
67
3 - LE NOUVEAU THEATRE DE TUNIS :

LE REALISME DES ORPHELINS

68
« Le Nouveau Théâtre est une Compagnie théâtrale privée, née en novembre 75, de la volonté de
quatre transfuges du Théâtre « professionnel » d’intervenir sur le métier avec des moyens et des objectifs
différents. » 117 Notons au passage que c’est la première fois dans l’histoire du théâtre tunisien que les réalités
forcent l’énonciateur à parler d’un sujet collectif, d’un groupe au delà de l’ uvre de chaque élément du
groupe, par delà les individus.

Une compagnie privée, la volonté de quatre transfuges du théâtre professionnel entre guillemets, une
intervention sur le métier par des moyens et des objectifs différents, pour/par un nouveau théâtre ! Un
programme étonnant à plus d’un titre. Ni troupe, ni association mais une compagnie.

Une S.A.R.L : le droit privé et le code du commerce font irruption dans un domaine jusque là réservé,
domaine d’Etat. Le théâtre se privatise, c’est dire tout de suite qu’il s’allie sur la nouvelle orientation
économique du pays, depuis 1970, alternative définitive à la collectivisation, au socialisme, au choix mitigé
de la coexistence des trois secteurs, le privé, le coopératif, et l’Etatique. Autant dire que le théâtre n’a pas pu
résister, a trahi les espoirs d’une gauche sommairement communiste. Mais l’intelligentsia de l’époque était
idéologiquement sûre des membres de la nouvelle compagnie et admettait le fait comme seule alternative
offrant des moyens d’agir face à la crise que traverse le théâtre en Tunisie. Le mirage de l’autonomie face à
l’Etat omniprésent pouvait cautionner une telle action. Les nouveaux entrepreneurs sont des transfuges du
théâtre tel qu’il s’est pratiqué jusque là. En plein milieu des années soixante-dix les producteurs de théâtre
accèdent à l’économie du marché et à la logique du capital financier et s’associent selon les termes du code
du commerce pour agir en amont et en aval de la production théâtrale.

Transfuges : personnes qui abandonnent leur parti pour passer dans le parti adverse, précise le
dictionnaire du français contemporain Larousse. Geste fatalement politique quel que soit le parti qu’on
abandonne et peu importe le parti adverse. Situation des plus ambiguë sachant que le théâtre professionnel et
autres théâtres sont l’apanage de l’Etat ce qui implique immédiatement que ces transfuges par leur geste
inaugurent un no man’s land, un désert, un non lieu, une utopie : ils passent adversaires du théâtre
professionnel entre guillemets, et du même coup adversaires de l’Etat initiateur, mécène, commanditaire,
distributeur, tuteur, gestionnaire et principal bénéficiaire du théâtre professionnel. Une rupture dont la
conséquence immédiate était l’isolement que personne ne pouvait prévoir en vertu d’une complicité. Celle du

117
- Nouveau Théâtre de Tunis, le Nouveau Théâtre, qu’est-ce ?, Document distribué par la compagnie, non daté,
(dactylographié).p.1

69
ministre de la culture de l’époque, homme de culture, écrivain illustre, Mahmoud MESSAADI qui devait
ironiser en refusant à la compagnie des transfuges le label Théâtre Libre de Tunis, rebaptisé Théâtre Public,
pour proposer Nouveau Théâtre. Cette valse de noms signale les limites de la tolérance de l’Etat figuré par un
intellectuel, militant de la première heure pour une culture tunisienne moderne et libérée.

La complicité s’illustrait mieux ailleurs : au Centre d’Art Dramatique, sous tutelle du Ministère de la
Culture, où ces mêmes transfuges « professaient » le théâtre à de jeunes étudiants. Le dit Centre était une
zone libérée, hors du commun, où l’on pouvait encore attraper la fièvre de mai 1968, quinze ans après. Quels
sont les moyens investis pour cette nouvelle entreprise théâtrale ?

Le même document le précise : « nous approprier les moyens de production de notre activité
théâtrale, de façon à n’être plus en relation de dépendance matérielle vis-à-vis de tel département ou de tel
organisme. » 118

S’approprier les moyens de production de son activité n’est-ce pas faire la révolution ? Oui si l’on est
dans une perspective marxisante. Non si l’on veut rejoindre ceux qui possèdent les moyens de production qui
leur permettent d’exploiter un salariat. Mais ce n’est pas là l’essentiel pour l’heure. Une volonté d’intervenir
sur le métier sans les moyens de le faire. Voici le paradoxe. Il faudra acquérir les moyens de son action. Et ce
ne sera pas une mince affaire quand on affiche de prime abord une volonté d’indépendance vis-à-vis de tel
département ou de tel organisme. Evidemment, les paradoxes ne sont solubles que dans la pratique. La suite
du document donne quelques pistes. « Rechercher de nouvelles formes d’aide à la production, par le biais du
cahier de charges ou d’une subvention au spectacle. Exploiter plus rationnellement les circuits traditionnels
de diffusion mais aussi contribuer à faire exister de nouveaux circuits tels que les lycées, les facultés, les
casernes, les prisons, les asiles, les centres de rééducation, les clubs, les associations culturelles, etc.… » 119

Voilà, le tour de la machine est vite fait : moyens de production, à s’approprier, de nouvelles formes
d’aide à la production, à rechercher, un circuit de distribution traditionnel, à exploiter plus rationnellement,
de nouveaux circuits à faire exister pour diffuser le produit. Une nouvelle économie politique du théâtre à
mettre sur pied. Programme généreux, ambitieux, séduisant même quand il fallait pallier le déficit de la
politique théâtrale, si politique il y avait.

Cette nouvelle économie politique impliquait forcément une nouvelle esthétique :

118
- Idem.
119
- Idem.
70
« transformer le discours et la forme théâtrale conventionnelle en sortant des sentiers battus et en
rompant avec les modèles occidentaux. » En dehors des sentiers battus et en rupture avec les modèles c’est
faire table rase, refouler l’acquis, la convention établie, et muer la lumière des modèles en ombre, autant dire
choisir la nuit, aube de la création et crépuscule des idoles : à la fois un temps hors - temps, hésitant, indécis
et pourtant plein comme on dit d’une femelle qu’elle est pleine…De ce point de vue nous dirons que la
démarche est pro - créative, dans la douleur, féminine de bout en bout, en ce qu’elle assume aussi de
l’avortement.

Ce temps mythique, paradoxal, appelons-le temps des mélanges, ni avant ni après, ni ordre ni
désordre ; un temps chaotique va avec un lieu naturel : le cratère du volcan qui sommeille. En creux donc.
Imprévisible feu, lieu où la majesté ne va pas sans danger immanent, et où le geste a une chance d’être
fulgurant, lieu d’attention soutenue et de tensions insoutenables. Un lieu où la menace, la mort deviennent
signe de vie, sacrifice des dieux.

C’est à partir de ce temps et de ce lieu que le drame du Nouveau Théâtre et le sens de ses productions
prennent signification : un déploiement historique d’un choix esthétique, c’est-à-dire d’un ensemble de
concepts qui prennent des formes concrètes et formulent un discours fondateur, entendu autour des
représentations théâtrales et au-delà d’elles-mêmes. A la question Nouveau Théâtre où va-tu ! Il répond j’y
vais. Par où ! Par défaut, par la négativité, dans la négativité. Qu’est-ce à dire ! Cela veut clairement dire :
nous ne savons pas où nous allons, mais nous savons où nous ne voulons pas aller. Autrement dit nous
rompons aussi avec la pensée positive. Sinon comment lire les énoncés suivants de leur programme :

« - Démythifier, historiciser, dialectiser, relativiser, désinfecter,

- Réhabiliter les vérités fussent-elles premières, dés- anecdotiser, dé-shématiser, dé-caricaturer,


décapiter la malveillance, le sommaire, le folklorique, le simpliste, l’allant de soi, l’immuable, l’éternel,
l’universel.

- Réhabiliter la vie.

- Donner droit de cité à la critique, donner droit de cité au plaisir décapant de participer activement à
la transformation du monde.

71
- Provoquer autour de nous des expériences similaires. »120

En termes de bilan historique, s’il faut répondre aux sceptiques, à qui semble-t-il il faut rendre
compte, nous affirmons avec insistance que le Nouveau Théâtre est parvenu à réaliser les objectifs qu’il s’est
assignés et qu’il s’en rendait compte : « en insérant de droit l’activité théâtrale dans la pratique sociale et
légale des échanges. » 121 Parce qu’il faut aussi répéter qu’il n’y a pas de révolution par et dans le théâtre. Il
n’y a pas de révolution dans l’art, tout au plus des innovations.

Et parce que ce programme a émergé « face à une situation de fait » caractérisée par « l’absence
d’une réglementation de la profession théâtrale, (le) silence du législateur sur l’existence de l’institution
théâtrale, (et) l’attente des gens du métier d’une solution miracle. »122 « Ce fut le Nouveau Théâtre, première
Compagnie théâtrale privée dans le pays à réclamer par son existence comme S.A.R.L l’urgence d’une action
des producteurs de théâtre. » C’est de cela que les transfuges sont accusés au tribunal de l’histoire : une
action historique d’où l’innocence est abolie pour céder à une culpabilité totale où l’aveu de son crime est
remise en question des juges et de leurs subordonnés et où le rejet des « jurés populaires » est synonymes de
répression, d’aliénation sociale et d’ignorance, étalon de normalité. Choix, responsabilité, combat,
affrontement et affront, d’une équipe, d’un collectif de sensibilités diverses dont l’isolement effectif a tracé
les limites historiques de la créativité qui se veut activités sociales dans un pays aux dérives multiples et dont
la sphère artistique est poussée vers ses derniers retranchements, vers son auto renoncement, son auto
négation, son abîme : rêver d’un rêve. D’où le « saut dans le vide » de l’équipe, le suicide de l’un de ses
membres, que nous voulons signifier comme implosion du collectif, comme suicide social, suite et effet du
123
26 Janvier 1978 ; ravage d’une passion étouffée, le départ d’un deuxième compagnon, puis le dernier
spectacle, l’adieu amer à cette expérience mutilée, l’effritement du groupe, la fin de ce temps, la non viabilité
de ce lieu, seul à avoir annoncé le dernier séisme du volcan social daté de janvier 1984.124 Si nos prophètes
n’ont pas quitté le pays, ils ont du s’exiler, aller ailleurs. Repos des guerriers et sommeil du volcan.

120
- Ibid. p.2
121
- Document distribué à l’occasion de la première du film La Noce du Nouveau Théâtre, p.1
122
- Idem.
123
-Emeute populaire, matée dans le sang…
124
-Emeute populaire connue sous l’appellation : la révolte du pain …
72
De Mars 1976 à Juillet 1982, cinq pièces théâtrales, une exposition de photos et un film en 16 mm,
auront suffi pour imposer la notoriété du Nouveau Théâtre et inscrire ses faits dans les registres de l’histoire
du théâtre tunisien, en grosses lettres et définitivement. Ces pièces sont : La Noce, l’Héritage, L’Instruction,
Premières Pluies, et Lem.

La Noce : première production, donnée en première le 26 Mars 1976, à la Galerie Yahia d’exposition,
par le Théâtre Libre de Tunis. Librement inspirée de La noce chez les petits bourgeois de Brecht par
Mohammed Driss, dans une mise en scène de Fadhel Jaïbi et Fadhel Jaziri, une scénographie de Fadhel
Jaziri, un éclairage de Habib Masrouki, une bande son de Taoufik Jebali, jouée par Jalila Baccar,
Mohammed Driss et Fadhel Jaziri. En commémoration du vingtième anniversaire de la mort de Brecht, le
centre culturel allemand de Tunis subventionna la production.

Des repères : « il est minuit passé. L’action commence après le dîner qui clôture, comme de coutume
tunisoise, le septième jour du mariage. Elle se déroule dans une vieille maison de la médina, appartenant au
père du marié. La propriété, croulante, est destinée à la démolition par décret municipal. Avec le départ du
dernier des invités ( Stoufa l’ami de toujours et principal créancier du marié ) les deux conjoints vont, dans
un jeu cruel de provocations et d’agressions, s’affronter et découvrir les mensonges, malentendus, mépris,
haines réciproques… Et c’est le désenchantement progressif. La découverte de l’impuissance de l’autre à
intervenir sur la réalité et à trouver des réponses transformera le conflit en un règlement de comptes
désespéré ». Deux protagonistes : « Elle, Sarra : Issue d’une famille pauvre (son père est gardien de nuit).
Elle a toujours vécu dans la gêne et commence à travailler toute jeune, d’abord comme apprentie couturière
puis comme aide soignante dans un hôpital. Lorsque Fatah l’a demandée en mariage, elle était ouvreuse dans
une salle de cinéma.

Lui, Fatah : archétype du petit bourgeois, caissier titulaire dans une recette publique, toutes ses
économies ont été englouties dans la restauration de la vieille maison familiale. Et pour faire face aux
dépenses des différentes cérémonies du mariage, il a été obligé de s’endetter auprès de Stoufa. »

Deux griefs alimentent le conflit :

« - la liaison suspecte de Sarra avec Stoufa. Ce soir-là elle s’est permis d’intolérables privautés avec
l’ami et a indisposé tout le monde autour d’elle.

73
-l’imminente démolition de la maison (gardée secrète par Fatah pour ne pas compromettre le mariage
et que Sarra apprend en lisant fortuitement l’ordre de démolition.) » 125

Plutôt qu’une fable, une situation bloquée, sans issue autre que le rêve, l’imaginaire des personnages,
leurs propres phantasmes, face à leurs réalités qu’ils appréhendent avec une conscience figée, arrêtée, sans
évolution aucune.

Aveugles, s’entredéchirant l’un l’autre, se jetant l’un à la gueule de l’autre ses quatre vérités,
ironiques et sarcastiques l’un en face de l’autre, sans concession ni compromission, sur un ring qui si
particulier semble-t-il s’avoue l’autopsie du couple petit bourgeois tunisien des années soixante-dix dans ce
qu’il a de plus exemplaire, de plus général : les pieds dans la boue miséreuse et la tête dans les hautes sphères
des affaires mercantiles. La clôture du lieu scénique, tout se passe effectivement dans un semblant de salon,
est rompue par la disposition bi- frontale des spectateurs, voyeurs et objet de regards, se renvoyant tout au
long de la représentation le plaisir et l’intérêt qu’ils prennent à scruter des images, des gestes et des paroles
qui prenant source dans leur quotidienneté si familière s’éclairent d’un nouveau jour si étrange que tout leur
semble étranger, inquiétant, déstabilisant, violent parce que violant leurs intimités. Cette étrangeté vient par
ailleurs aussi : faire d’une galerie de peinture un lieu de représentation théâtrale est pour le moins qu’on
puisse dire inhabituel. La galerie Yahia semble tellement s’y prêter à merveille que l’on dira qu’elle n’est pas
faite pour y exposer des tableaux de peinture, pas plus que le Théâtre Municipal n’est fait pour accueillir ce
genre de représentation : l’espace théâtral tunisois s’élargit par défaut de lieux de représentation. Innovation
primordiale, constat sans suite : après les cycles de représentation de la Noce aucune autre pièce n’y sera
donnée, et la galerie sera détruite plus tard pour céder la place à une galerie marchande. L’idée des cycles de
représentations est aussi une innovation qui, passée aujourd’hui dans les m urs théâtrales du pays, voulait
que cesse l’aberrant nomadisme des troupes théâtrales et que s’initie une fréquentation volontaire et donc
responsable des spectateurs d’un lieu permanent, garantie première contre l’errance et la volatilité.

L’Héritage : dans la précipitation des festivités estivales, pour saisir l’opportunité offerte par le
directeur du Festival International de Hammamet, monsieur Tahar GUIGUA, preuve d’une crédibilité à
confirmer, dans la perspective de diversification des sources de financement et une implication des
partenaires potentiels, le Nouveau Théâtre s’engage à assurer l’ouverture du Festival par sa deuxième
production : L’Héritage donnée en première le 3 Juillet 1976.

125
- Document distribué à l’occasion de la première du film La Noce du Nouveau Théâtre.
74
Du couple petit-bourgeois à la famille, à la grande bourgeoisie mercantile : le père joaillier vient de
décéder, laissant derrière lui une jeune femme épousée en seconde noce, six ans avant sa mort, deux fils et
un chargé d’affaires, conseiller de la famille pendant vingt ans. Quatre rapaces autour d’un héritage :
Raoudha, Moncef le fils cadet, Adnane l’aîné, et Lamine l’homme de confiance. Dans la même veine que la
noce, puisant dans la même source à savoir la vie quotidienne des gens, optant pour le même regard
scrutateur, pour le même langage prélevé dans l’ordinaire mais relevé au point d’en paraître inouï, présentant
des personnages à la conscience arrêtée le temps d’une autopsie qui ne redoute pas son humour décapant. Un
jeu de comédien alliant une rigueur scrupuleuse à la gaieté qui puise à la source du plaisir d’en savoir plus
qu’on en propose, c’est à dire dans l’économie, sans fioritures, sans étalages, sans gaspillages d’énergies. Un
théâtre qui épuise toutes les richesses de ses moyens dans le respect du métier et des spectateurs renvoyés à
eux mêmes, à leur vie en commun, les amenant à jeter un regard nouveau sur leur quotidien. Appelé à tourner
le spectacle sera vite abandonné. Au bout de sept représentations les conflits latents et le désaccord de
principe finissent par occasionner le départ de Taoufik JEBALI comme celui de Raouf BEN AMOR qui
mettront définitivement fin à leur collaboration avec le Nouveau Théâtre de Tunis. Le seul spectacle qui n’a
pas cherché à s’approprier un lieu, qui n’a pas habité une demeure, un spectacle né à la hâte et qui a du
abréger sa courte vie.

L’Instruction : troisième production du nouveau Théâtre de Tunis, donnée en première le 8


juillet 1977, à l’ouverture du Festival International de Hammamet, radicalise un choix esthétique resté en
filigrane dans les deux productions précédentes : le théâtre épique. Brecht revisité, ré - interrogé à la lumière
d’une culture, d’une sensibilité, d’une Histoire spécifique, celle de la Tunisie en cette fin des années 70.
Première évidence : le comédien est un témoin de son époque. Il présente des personnages, rapporte des faits,
les commente, invite le spectateur à prendre position, à décider du camp de la vérité, à choisir son parti, dans
le plaisir de re-présenter la vie en commun des hommes. Un argument, une fable simple, de tous les jours, un
fait divers :

« une riche couturière tunisoise est trouvée morte dans sa salle de bain en marbre bleu, le crâne
fracassé par un fer à repasser. Trois suspects : la bonne humiliée Fatma, Chedlia l’apprentie couturière
exploitée, Slah le mari, riche bourgeois intéressé par l’héritage. »126 Le juge d’instruction, chargée de
l’affaire, mène son enquête en s’appuyant sur la matérialité des faits, selon les procédures et les lois en
vigueur. « La loi tranche en retenant les deux femmes qui paient une fois de plus leur appartenance sociale :
l’exploitation, autant que l’argent, s’hérite de père en fils. »127 « Attaque violente à l’appareil de justice » fut

126
- Jean FONTAINE, Aspects de la littérature tunisienne 1975-1983, Edition RASM, Tunis, p.146
127
- Idem .
75
le verdict de la Commission Nationale d’Orientation Théâtrale. Le ministre de la culture de l’époque a dû
voir le spectacle et autoriser sa représentation publique. Tout à l’honneur de M. Chedli EL KLIBI.

Comédien, narrateur et personnage à la fois, voilà ce qui est nouveau et convaincant pour la première
fois sur la scène théâtrale tunisienne. Une nouvelle tâche pour le comédien : joindre sa citoyenneté à son
métier paradoxal, intercéder entre le réel et l’imaginaire, ( présence de l’oxymore, « c’est à dire la présence
en même lieu de deux concepts ou de deux systèmes de signes contradictoires »128 ) et prendre position en
tant que citoyen, en jouant, dans le plaisir… Raja BEN AMMAR collabore pour la première et le dernière
fois avec le Nouveau Théâtre.

Orage d’Automne (GHASSALET EN-NOUADER) : Dans une salle fraîchement retapée, difficilement
acquise et transformée, d’une salle de cinéma longtemps désaffectée en une salle de spectacles (théâtre,
musique, cinéma et expositions d’arts graphiques), dans un quartier populaire de la médina a eu lieu le
premier cycle de représentations de la nouvelle et quatrième production du Nouveau Théâtre, à partir du 22
avril 1980, pour tout au plus 130 spectateurs à chaque représentation. Guassalet En-Nouader fait tout de suite
129
l’événement. « Une fable révolutionnaire »130 «(…) cette uvre, ce monument poétique… » 131

« L’espace du bonheur théâtral »132 et « Déluge Now » entre autres titres et affirmations qui ont consacré et
révélé au grand public une pièce de théâtre dont l’écho n’a fait que s’amplifier au fur et à mesure que le
spectacle tourne pour culminer suite à une adaptation télévisuelle et démentir définitivement l’adjectif
« élitaire » concernant les travaux du Nouveau Théâtre. Ce qui est important à noter en dehors de cette
polémique stérile, est le fait que la critique théâtrale, toutes tendances confondus s’est trouvée dans
l’impossibilité de continuer à regarder le théâtre et à en parler comme auparavant, contrainte de s’armer
d’autres outils d’analyses, de changer d’optique, de chercher une autre stratégie à son discours, dans
l’ambition inavouée de se mettre au niveau de cette nouvelle production déroutante, dérangeante et si
poignante qu’elle force l’admiration et gène le confort de toutes certitudes. Nous ne voulons pour preuve que
l’attitude noble et clairvoyante du plus en vue et plus intéressant critique qu’a connu la scène théâtro-
journalistique du pays. J’ai nommé Mohamed MOUMEN. Universitaire, enseignant à l’Institut Supérieur
d’Art Dramatique de Tunis, à l’époque connu et reconnu pour ses recherches sémiologiques portants sur le
spectacle de théâtre, il écrit en avant propos de son article fleuve sur Ghassalet En-Nouader ceci : « On ne
saura jamais insister assez, on le répète, sur le fait que le discours qu’on élaborera ici n’est rien d’autre
qu’une parole amoureuse ( c’est à dire, faite de haine et de plaisir, de gène et de satisfaction).»

128
- Anne, UBERSFELD, L’école du spectateur, Lire le théâtre 2, Editions sociales, Paris,1981, p. 185.
129
- Mohamed, MOUMEN, Déluge now In. LA PRESSE DE TUNISIE, du 30 Avril 1980.
130
- Souhayr, BELHASSEN Une fable révolutionnaire In. JEUNE AFRIQUE, N° 1016 du 25 Juin 1980.
131
- Mohamed, MOUMEN, Ghassalet En-nouader, LA PRESSE DE TUNISIE, 26 Avril 1980.
132
- Mohamed, MOUMEN, Ouverture du Lido la semaine prochiane, LA PRESSE DE TUNISIE, 15 Avril 1980.
76
Il affirme vouer une haine incommensurable pour le terme « analyse » là où il est « question plutôt
de reconnaître, pour la vérité et la sincérité, la loi du corps. » Volonté sincère donc de coller à l’ uvre, de ne
pas trahir son discours à elle qui est effectivement en rupture avec tout ce qui a précédé en matière de
dramaturgie, de choix esthétiques, de jeux de comédiens, de styles d’éclairages, de ses dispositifs
scénographiques, de temps de représentation, de son lieu, et de sa géographie urbaine, une uvre critique en
ce qu’elle fonde son langage propre sur une remise en question, une révision de son art, de ses moyens
humains et techniques, de ses rapports aux publics et de ses finalités. Bref, l’équipe du Nouveau Théâtre
133
opère avec cette uvre une redécouverte du « degré zéro de la théâtralité. » Cette rupture constatée par
MEZZI : « alors que le théâtre tunisien semble être sûr de ses styles, de ses courants, le Nouveau théâtre tente
134
de se frayer une voie vers sa recherche… » et MOUMEN : « (…) finalement, voici cette uvre qui
semble venir d’une autre planète culturelle en rupture absolue avec ce qui règne dans la carte théâtrale tout
aux temps de crise. » 135 Le spectacle a fait l’objet d’une analyse intéressante à plus d’un titre. Elle est signée
de la main de Hélé BEJI136. Le texte de cette analyse dont nous parlons a été publié, dans une version
ramassée, dans la revue I.B.L.A. 137

La rupture que nous évoquions est signalée dés le premier paragraphe en ces termes : « Les travaux
du Nouveau Théâtre sortent de la production littéraire courante… »138 pour acquérir « quatre dimensions
(qui) me paraissent faire défaut aux uvres de la décolonisation : l’extériorité par rapport à la parole
politique, l’invention de la communication, la lucidité, l’affrontement du présent. Ces dimensions existent
dans Guassalet En-Nouader » 139 qui fut diffusée par la télévision en février 1981.

« La pièce n’a pas pour fonction de rétablir l’histoire, ni le sens du futur, ni la beauté du passé, mais
de les happer et les pétrir dans la boue ruisselante du présent, de les faire dégringoler dans la rue aux égouts
éclatés, et d’y laisser surnager le silence, la souffrance et la solitude. » 140

LEM : la cinquième production du Nouveau Théâtre, est donnée en première le 29 Août 1982, au
centre d’Art Vivant du Belvédère. LEM : 23ème lettre de l’alphabet arabe. La lettre qui dit non. La lettre de
141
la fin. Le spectacle d’adieu, après « le saut dans le vide », hommage à un mort, 142 annonce de la mort de

133
- Faouzia, MEZZI, Le degré zéro de la théâtralité In. Dialogue N° 298 du 19 Mai 1980, pp. 75-76. Signalons au passage que le
titre de l’article est redevable à Roland Barthes : Le degré zéro de l’écriture.
134
- Idem.
135
- LA PRESSE DE TUNISIE, 26 Avril 1980.
136
- Hélé, BEJI, Ghassalet Ennouader par le nouveau théâtre, copie dactylographiée.
137
- Hélé, BEJI, Orage d’automne, In I.B.L.A, 1981, p.p.42-49 .
138
- Hélé, BEJI, Ghassalet… Op. cit. p.1
139
- Idem.
140
- Idem.
141
- Khaled TEBOURBI, Le saut dans le vide, In Dialogue, N° 336, 9 février 1981.p.p. 3-5 et p.p. 66-73
142
- Habib MASROUKI.
77
l’humain dans un territoire enseveli dans le silence enneigé. Une « partition pour une séduction majeure. » 143
Jean Fontaine, en observateur perspicace, note ceci : « l’expérience du Nouveau Théâtre se caractérise par
les points suivants : l’écart vis-à-vis aussi bien des expériences d’avant-garde occidentale que du théâtre
tunisien contemporain ; le sérieux : tous les observateurs ont souligné la qualité des cinq prestations du
groupe qui a fait l’unanimité, en particulier après l’émission télévisée de Première Pluie ; l’indépendance : il
a fallu du courage au groupe pour se démarquer des instances officielles responsables du théâtre dans le pays.
Ce fut souvent au détriment du confort matériel ; le professionnalisme : vivre de son travail d’acteur est
désormais possible si l’on respecte le public ; le collectivisme : les textes sont composés par des membres du
groupe au fur et à mesure des répétitions. » 144

Grande est la tentation de développer, à partir des éléments avancés plus haut, une « esthétique
négative » telle que avancée par Marc JIMENEZ. 145 Rien de plus aisé que de retrouver des arguments, des
échos ici ou là en allant des travaux du Nouveau Théâtre à la Théorie Esthétique d’ADORNO, ou d’illustrer
les propos de JIMENEZ par des exemples pris dans « le discours » du Nouveau Théâtre. La parenté
idéologique faciliterait amplement cette tâche, le pessimisme, le noir comme gamme de couleurs et de
sonorité, la partie liée à la mort, au suicide, l’absence d’issue, l’inéluctable catastrophe vers laquelle
s’achemine le monde, autant de thèmes qui rapprocherait cette uvre d’une esthétique qui doit beaucoup plus
à ADORNO qu’à BRECHT, bien que ce dernier soit la première référence, repère du groupe. Exercice
universitaire passionnant, mais ce serait construire une réalité rationnelle, théorique, cohérente, former un
discours, saisir un sens en rupture avec le réel, avec l’effectivité, polir l’activité, classer l’affaire sur les
rayons d’un savoir, d’une continuité universelle qui ne dira pas l’écart, la différence, l’irréductible de
l’expérience qui a mené à l’abandon, à l’effritement, à l’inconséquence. Contre ce pédantisme, chapitre de
l’excellence de notre université, nous renonçons à cet exercice où il est d’usage de présenter les réponses
avant d’avoir posé les questions. Notre expérience avec les étudiants de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique
nous a suffisamment appris sur les ravages de ce genre de placage théorique : on y apprend beaucoup plus sur
les livres de référence recommandés que sur l’expérience en question. Et la bêtise ne vient pas uniquement
des étudiants.

143
- LA PRESSE DE TUNISIE, 2 Septembre 1982.
144
- Jean,, FONTAINE, Aspects…Op.cit. p.150
145
- Marc, JIMENEZ, Vers une esthétique négative, Adorno et la modernité, Le Sycomore, Paris 1983.
78
4-ENQUETE INACHEVEE
SUR LE PUBLIC DU NOUVEAU THEATRE :

DOCUMENT EN DIFFICULTE

79
Nous avons tenu, malgré les insuffisances notables, à présenter les résultats bruts d’une enquête que
nous avions réalisée auprès du public du Nouveau Théâtre à l’occasion des représentations de Arab étalées
sur deux mois, juillet - août 1987, à la Cathédrale Saint-Louis de carthage.
Nous avons eu beaucoup de mal à faire effectuer les opérations nécessaires à une saisie informatique,
étape première pour un traitement analytique et statistique des données de base. Nous avons encore du mal à
intéresser des compétences pour ce travail. Et c’est dans ce but, à toute fin utile que nous reproduisons ici
ces données. Nous serions prêts à collaborer et même à céder tout le matériau dont nous disposons, à celui
ou celle, personnes ou institutions qui se chargera de l’analyse de cette base de données que nous
considérons importante, étant à notre connaissance unique en son genre par la population qu’elle couvre, par
le volume et la richesse du questionnaire et par l’éclairage qu’elle pourrait apporter sur le parent pauvre du
circuit de la production théâtrale en Tunisie, à savoir le public de théâtre qui a rarement fait l’objet d’une
étude socio - culturelle d’envergure.
Sur les 9000 spectateurs qui ont pu voir le spectacle de théâtre Arab nous avions pu questionner un
échantillon de 403 spectateurs et spectatrices, sur plusieurs soirées étalées sur les deux mois qu’avait duré le
cycle des représentations, pendant le demi-heure qui précédait le début de chaque représentation.
L’hypothèse principale que nous avions émise, avant l’exécution de l’enquête était que le Nouveau
Théâtre avait déjà acquis son propre public qui le suivait depuis 1975, bien que la conquête définitive de ce
public et son élargissement devait beaucoup à la diffusion de GHASSALET EN-NOUADER par la télévision
à deux reprises. Cette hypothèse s’étayait du fait que la pièce ARAB était conçue, a pris forme et s’est
donnée en représentation exclusivement dans la Cathédrale de Carthage, espace longtemps abandonné et
jamais utilisé comme « théâtre ». Perchée sur la colline de Carthage, en banlieue nord de la capitale Tunis,
relativement loin des transports en commun, la Cathédrale avait attiré des spectateurs motivés, en majorité
motorisés, célibataires ayant entre 20 et 30 ans d’âge, résidents à Tunis -ville depuis plus de 10 ans,
diplômés des études secondaires, professionnelles et universitaires. Ils sont majoritairement des techniciens,
des cadres moyens, des cadres supérieurs, des enseignants, des fonctionnaires de l’Etat, de professions
libérales et des étudiants. Ils sont en proportion significative descendants d’un père diplômé, fonctionnaire.
Avec un revenu annuel modeste (de 1000 à 2500 dinars/an), ils disposent en majorité d’un poste radio et
d’un téléviseur, au tiers du téléphone, d’une voiture, d’un appareil - photo et d’une bibliothèque personnelle.
Plus que les deux tiers préfèrent les pièces à thème social, les comédies et les pièces politiques. Ils préfèrent
de loin la langue parlée tunisienne plutôt que l’arabe littéraire ou le français. Ils s’intéressent prioritairement
au jeu d’acteur, au texte et à la mise en scène. Une minorité de 36 spectateurs venaient pour la première fois
au théâtre. Une grande partie fréquente le théâtre pour l’essentiel depuis les années soixante-dix, plutôt
accompagnés par des amis.
La contre - hypothèse était de vérifier si les spectateurs qui sont venus voir Arab venaient au fait voir
le comédien illustre qu’est toujours Lamine EN-NAHDI, qui après de longues années (1974-1986) re-
80
collaborait avec Fadhel JAIBI dans le cadre du Nouveau Théâtre. Contre hypothèse infirmée par les
réponses à deux questions au moins : Citez la meilleure pièce jamais vue ? Et qu’est ce qui vous a le plus
motivé pour voir Arab ?
En réponse à la première question c’est GHASSALET EN-NOUADER du Nouveau Théâtre qui
l’emporte avec 117 réponses face à 20 réponses, total des avis favorables à trois pièces de Lamine EN-
NAHDI.
Comme la pratique théâtrale en Tunisie est largement saisonnière, occasionnelle, le public du
Nouveau Théâtre l’était aussi forcément voyant en majorité des pièces de théâtre pendant la semaine du
théâtre, qui n’existe plus depuis 1989, et pendant l’été à l’occasion des festivals. Les deux lieux de
représentation qui avaient la faveur de ce public étaient le Théâtre Municipal de Tunis et le Théâtre Romain
de Carthage.
Peu de spectateurs (49) considèrent le théâtre comme un métier, mais le prennent plutôt pour un
hobby ou un don nécessitant tout de même, pour le tiers des spectateurs, une formation. Ils considèrent les
hommes de théâtre de classe moyenne, la censure sur les spectacles sévère et pas nécessaire. Ils trouvent
l’horaire avancé (19 h 30) de la représentation convenant, et sa durée de trois heures ordinaire. Ils
considèrent aussi les oeuvres du Nouveau Théâtre à thèses, engagées, réalistes et distinguées.

81
III- LES PILIERS DE L’INDIVIDUALISATION

COMME PROCESSUS SOCIAL.

82
1 - DE LA FAMILLE MOLECULAIRE

A LA FAMILLE ATOMIQUE

83
« (…) Quand la tribu et la famille cède sa place à l’individu, quand une société solidaire cède la place
à une société individualiste, (…) quand une société ne respire plus à ses propres rythmes mais à des rythmes
extérieurs et étrangers, bref quand le changement est imposé et non désiré, qu’est ce qui advient de cette
société ? »146 Sans prolonger le suspense, nous résumons la réponse à un seul mot, en accord avec Traki
ZANNAD : « la mutilation »147 . Cet handicap, ce blocage, nous croyons l’avoir esquissé à une échelle
macro-sociale pour aboutir à ses incidences et ses effets sur l’artiste et son statut dans la formation sociale de
la Tunisie. Mais ici, nous poursuivons cette investigation à l’échelle micro- sociale, c’est à dire au niveau de
la famille conjugale, atomique en essayant d’éclairer, tant soit peu, les espaces concourants au processus
d’individualisation, sans pour autant qualifier cette investigation de psychologique pour la considérer comme
sociale, relevant plutôt de la sociologie, de l’histoire : parce que nous nous refusons à prendre les effets pour
des causes, nous considérons malgré tout que le processus d’individualisation comme un processus historique
inachevé, donc comme processus social, un fait total où nous reconnaîtrons la primauté de la société sur les
individus et la place que cette société concède, attribue, consacre et nourrit à l’égard de l’individu social en
son sein, bref, il s’agit des statuts différents, et des divers rôles que l’individu est appelé à assumer et à jouer
dans un processus appelé paradoxalement : socialisation . Un processus nécessairement interpersonnel. C’est
ce dernier processus qui détermine son corollaire : la marge de man uvre qu’a l’individu dans ce processus,
en d’autres termes, la personnalisation du processus de socialisation de l’individu, sa participation, son degré
d’adhésion, sa part d’autocontrôle du processus. « On devient adulte dans nos sociétés traditionnelles à force
de mépriser l’enfance et à force de renier la féminité »148 .

Voyons l’espace premier où l’enfant reçoit son éducation : la maison arabe, type d’habitation
habituelle répandu en Tunisie jusqu’à l’apparition puis l’adoption prépondérante du type d’habitation
« moderne », occidental avec ses deux variantes majeures, l’appartement et la villa individuelle.

« C’est à la mère que revient la responsabilité quasi exclusive de l’éducation de l’enfant »149 .
L’enfant avait, en effet, littéralement à portée de sa main le sein maternel dont il pouvait disposer à toute
heure, de jour comme de nuit, sa mère évoluant la plupart du temps à ras le sol, assise pour les différentes
tâches ménagères, couchée pour se reposer, offrant un contact physique facile quasi- permanent, et un accès
direct à la satisfaction des besoins primaires de sa progéniture. L’attachement quasi indéfectible au giron de
la mère n’est pas étranger à cette proximité première, à cet « âge d’innocence animalière », à cet Eden
maternel, royaume de l’inconscience auquel mettra fin un sevrage aussi tranchant que les dents de lait de
l’enfant qui commence à mordre dans le sein de sa mère. Cette relation primordiale à la mère est

146
- Traki, ZANNAD, Symboliques…op. Cit. p.103
147
- Ibid. p.105
148
- Abdelwahab, BOUHDIBA, Culture et Société, Publications de l’Université de Tunis, 1978, p.58.
149
- Susan, WALTZ, la patriarchie, l’identité et les mouvements sociaux au Maghreb contemporain, in l’individu au Maghreb,
Colloque international de Carthage, 1991, Editions TS, Tunis, 1993. p.p. 107-121.
84
déterminante de l’affectivité de l’individu arabe qui vivra toute sa vie (sexuelle, sentimentale, sociale) sous
son emprise. Ce qui est de nature à lui faire appréhender toute relation amoureuse, sous couvert d’inceste,
comme relation honteuse, relation qu’il ne veut ou ne peut s’avouer, qu’il se doit donc de dissimuler, de vivre
en cachette, dans le secret qui se trouve en ce cas le raccourci indiqué aux scandales qui alimentent les
chroniques judiciaires des journaux friands de bonne chair meurtrie.

Cette proximité physique de la mère, charnelle, trouve appui, relais et continuité dans son
déploiement spatial au sein de la demeure familiale, aire de promiscuité mentale et affective : une chambre
pour chaque famille (père, mère et enfants) dans la maison des aïeux paternels, la cour étant partie commune
abritant les latrines et la cuisine. La maison abritait généralement plusieurs familles. La maison traditionnelle
est un enclos, les chambres ouvrent uniquement sur la cour intérieure qui elle ouvre sur le ciel, le soleil, l’air
et la pluie, tous éléments de la « figure de Dieu ». Mère-nature tombe du ciel, verticalité et béance où les
humains ne trouvent de répit que dans l’ombre des alcôves ardentes, avec les enfants, témoins à charge, fruits
des détentes du mâle dans les eaux femelles, répit baignant dans un silence pénétrant qui n’a de poids et de
mesure que les cris de la porteuse d’eaux au moment de mettre bas. Allah et la baraka faisant le reste.

Cette promiscuité neutralisée, ni choquante ni douloureuse comme le veut la définition du mot


promiscuité,150 est de nature à cultiver un esprit grégaire imposant une solidarité préférentiellement agnatique
qui en retour autorise et légitime la possession de l’individu par le groupe, une communauté de destin qui
donne droit à d’irrespectueuses familiarités. Ces familiarités ont pour fonction d’abattre toutes les frontières
entre l’individu et la communauté, toutes les limites entre Je et Nous puisque dans les faits tout Je engage
immédiatement un Nous qui implique à son tour tout Je : tout comportement individuel entraîne la famille
entière, et rejaillit dans le même élan sur la famille, le clan, la tribu, et le cas échéant, la nation entière en
tirerait fierté ou humiliation. Cette continuité exige une forme de transparence, de translucidité : celle d’un
filet aux mailles plus ou moins serrées, figure du tissu social qui plus il s’approche du regard moins il est
visible. En l’absence de la notion de vie privée à respecter que des lois défendraient comme socle premier des
libertés individuelles on comprendrait aisément la volonté qui se manifeste par voie juridique de séparer
deux époux d’un mariage légal et légitime parce que la femme, militante démocrate et féministe, aurait tenu
et écrit des propos impies. 151

Cas qui semble limite certes, orchestré par des intégristes musulmans si l’on veut, mais tout à fait
révélateur de ce qui se passe normalement au jour le jour, dans la vie ordinaire, par manque d’opposition, par
peur ou par conviction, en l’absence de scandales médiatisés ou de conflits qui défraient les chroniques

150
- LAROUSSE, Op. cit.
151
- L’affaire de Nawel SAADAOUI, en Egypte.
85
journalistiques : qu’advient-il faute de force, de puissance, de notoriété, de pouvoir. Que peut-on faire quand
on n’est pas quelqu’un ? On obtempère, sous peine.

« L’homologie morphologique »152 relevée par Traki ZANNAD entre l’espace domestique et
l’espace urbain, l’espace publique dans la Médina arabo-musulmane nous confirme, si besoin est, la
continuité entre intérieur/extérieur, privé/public, dedans/dehors. Et cette continuité séculaire n’est pas
étrangère à l’immobilisme mental qui a caractérisé notre société pendant de longs siècles, immobilisme
manifeste et concret, arrimé aux murs de la Médina. « Autrement dit la Médina actuelle ou la vieille ville
arabe présente sur le plan architectural et de l’organisation urbaine les mêmes caractéristiques que Tunis sous
les Hafsides* »153 . D’ailleurs, ce même immobilisme a longtemps caractérisé les villages, ceux du littoral
comme les autres, ainsi que les pérégrinations des tribus nomades de l’intérieur du pays. « Ce modèle
architectural est si bien adapté à la famille traditionnelle qu’on le retrouve aussi bien dans les villes que dans
les villages, parmi les classes aristocratiques et chez les plus humbles. » 154 Nous soutenons à ce propos que
la maison arabe reproduit exactement la même structure, la même orientation, et le même usage, bref la
même gestion de l’espace que celles des habitations saisonnières des familles transhumantes : entre le bâti en
dur de la maison arabe et la disposition du campement d’une famille semi-nomade il n’y a que la fixité, la
sédentarité, la différence des matériaux utilisés. « Les nomades d’Arabie auraient trouvé dans ce type de
maison une réplique de l’habitat rural qui regroupe plusieurs tentes individualisées autour de celle, plus
importante, du père. » 155 Evidemment si l’on admet comme hypothèse que le mode de vie de ces familles et
le modèle de leurs habitations précédaient la sédentarisation et la construction des villages et des villes. Ce
qui n’a pas empêché ce mode de vie de survivre de nos jours d’où notre constat qui peut sembler hâtif et sans
fondement mais nous laissons là la question pour un approfondissement possible par des spécialistes de la
question urbaine. A partir de là, il devient aisé d’affirmer que la conception d’un habitat, la mentalité qui
préside à cette conception et le savoir-faire qui sont à l’ uvre dans l’édification d’un habitat sont consolidés
et nourris par l’ uvre édifiée. C’est à dire qu’en ce qui nous concerne ici, le contrôle social des individus, la
primauté du groupe sur l’individu qui trouvent confirmation dans l’organisation des espaces et leurs rapports,
dans le formatage des comportements des individus de la communauté, dans le passage en chicane de la
maison aux rues tortueuses du village ou de la Médina, lequel contrôle se trouve tempéré et compensé par
une solidarité sans faille, par une intégration fusionnelle de tous les flux vitaux, une canalisation de toutes les
énergies et une assomption des émotions tangentes des occasions autorisées : naissance, circoncision,
mariage, et mort. Dans ce régime affectif, participer à une fête n’est pas l’occasion d’une quelconque
expression sentimentale mais souligne en premier le degré d’inscription dans l’ordre filial, vérifie la qualité

152
- Traki, ZANNAD, Symboliques… op. Cit. p.30
* Hafsides : dynastie fondée par Abou Zakaria, qui a gouverné à Tunis du XIIème au XVIème siècle.
153
- Ibid. p.25
154
- Leila, TEMIME BLILI, Histoire …Op. cit. p. 148
155
-Ibid. p. 148

86
d’impression de la loi à fleur de peau, révise la conformité entre le statut de l’individu et le rôle qu’il joue,
c’est en somme le rappel du sens du devoir envers les autres : on doit y aller, quitte à feindre sa joie, même si
l’envie, la disponibilité n’y sont pas concourantes . Il le faut même si l’on doit recourir à la recette courante
dans ce cas : « piétine ton c ur » dit-on pour dire « fais un effort ». Le quotidien de ce régime n’est pas
exempt de rixes, de violences, de révoltes, toutes manifestations d’une volonté de distance assagie par la
hantise de l’exclusion, l’angoisse de la solitude et l’obsession de la honte, l’envers de la dignité.

Seules les transes et les états similaires d’extase, ruptures dans l’écoulement du temps pourraient être
saisies, par une erreur d’appréciation due à leur rétrospection, comme expression de soi, affirmation onirique
ou encore imagination débridée. Prenons le hammam comme lieu « humide où l’on se sent si prés de soi, si
156
prés de son corps, où l’on se sent pour quelques heures appartenir à nulle part … » Ce nulle part n’est
autre espace que celui de la vacuité de soi, vide du monde onirique, lieu de l’emprise du social, mort de l’être
pour soi, évanescence de l’individu livré à lui-même. La révolution individualiste du cogito de DESCARTES
réside en l’édification de deux mondes complémentaires mais néanmoins radicalement séparés : le monde
objectif dans lequel je vis avec les autres et dont je fais partie et le monde que je vis, mon monde à moi, un
monde réfléchi, tel que je le pense, appelé monde subjectif. C’est parce que je pense le monde que je suis
homme…Illusion métaphysique ? En tout cas la primauté du sujet pensant sur l’objet de la pensée est
affirmée haut et fort pour fonder un rationalisme, une modernité, un humanisme aux conséquences encore
agissantes. Dans les vapeurs brumeuses du hammam on est loin de cogiter. On est loin de subjectiver. Le lieu
ne s’y prête pas.

Décrivant l’état des corps des baigneuses Traki ZANNAD, dans le même paragraphe nous dit que
« ce dernier [le corps] se sent possédé, pris par une sorte d’étourdissement, de bien être (certaines même
s’évanouissent »157 .

Qu’est-ce qu’un corps de femme possédé ? ! Par quelles forces est-il possédé ? S’agit-il d’une
possession de soi, d’une maîtrise de soi ? En aucun cas. A cause de l’étourdissement, de l’évanouissement,
du vertige, égarement de l’esprit, perte, fin et disparition, il s’agit purement et simplement de l’extinction du
désir humain : nirvana. « Mais ces rêveries et cette paix sont vite interrompues par la venue de la Harza* (…)
la baigneuse est appelée à s’asseoir, à s’étendre, obéissant sans discuter aux ordres de la Harza »158 . Il est
clair que la relation entre la baigneuse et la Harza n’est nullement personnelle, inter-individuelle, mais plutôt

156
- Traki, ZANNAD, Symboliques… op. Cit. p.67
157
- Idem.
* Harza : professionnelle, d’un certain âge avancé, préposée au lavage des femmes et autres
frictions, au Hammam.
158
- Idem .
87
une relation socialement codifiée, par delà ou en deçà des relations inter-subjectives. Comment se laisser
priver de son bien être, de ses rêveries et de sa paix intérieure pour obéir sans discuter aux ordres de la
Harza ? Quand on vit dans un régime sans sujet on n’a pas à discuter…

C’est que ce monde du Hammam n’a pas été fait pour satisfaire aux désirs et besoins de
chaque individu. L’ordre social, le contrôle communautaire des corps et des âmes est aux aguets, alerté
continuellement parce qu’il jouit d’une diffusion aussi verticale qu’horizontale, démocratiquement
hiérarchisé par ce privilège propre aux musulmans dans leur relation avec leur Dieu, à savoir l’absence de
clergé, ministre du culte, ce qui fait que chaque musulman a directement et sans intermédiaire une relation
divine. C’est ce qui explique que le contrôle et son ordre se manifestent toujours et partout par l’office
d’agents sociaux multiples et divers, sans être mandatés par quiconque, mais qui incarnent, concrétisent et
appliquent des normes, des valeurs consensuelles dont ils assurent la pérennité par la garde et la transmission
invariable pendant des siècles. Tout le cursus vital de chaque individu est continuellement exposé, a cours à
découvert, sous l’ il d’une autorité matérialisée. S’isoler, vouloir être seul est pratiquement impossible.
L’individu est de jour comme de nuit en présence d’autres individus. S’isoler, vouloir être seul est perçu
comme signe de perversion, alarme signalant un désir inavouable ou un état inquiétant. Souvent, le diagnostic
est vite fait tournant autour de trois « maladies honteuses » à savoir l’amour, la folie et l’homosexualité.
« Les habitants invisibles » de la maison ou tout autre espace ( anges, diables et autres créatures divines )
sont en ce cas invoqués, et sont incriminées les forces occultes comme le mauvais il et autres magies
noires. S’attarder dans les latrines éveille la suspicion et alerte les autres qui interviennent sous couvert de
plaisanterie pour rompre ce moment « d’intimité». Un adolescent qui refuse l’intrusion de sa mère pendant
son bain, soi disant pour lui « frotter le dos », est source d’inquiétude pour cette pauvre mère qui est privée
de son droit de regard sur l’intégrité physique de son fils, privée de son devoir de surveillance, formulant sur
le bout de ses lèvres une question qui la torture : qu’est ce qu’il veut me cacher ?

On pourrait multiplier les exemples innombrables sur cette perdition de soi chaque fois que
l’individu tunisien se trouve face à « son intimité », face à son corps, seul face au monde : troubles et
confusions envahissent cette face cachée, parce qu’illégitime, un non-lieu inhumain parce que peuplé de
créatures immondes qui ont une fonction, celle de taire, de barrer la route à la voix du désir de l’individu.

Cet individu qui a connu un passage forcé à la ville moderne, occidentalisée, s’est trouvé brutalement
projeté dans des pans entiers de modernité, dans un faux équilibre, un équilibre contradictoire, qui est loin de
favoriser le mouvement de l’esprit, qui bloque l’esprit de synthèse, de dépassement et d’enrichissement, tout
à fait à l’image de ce côtoiement pacifié de la Médina et de la ville, en conservant et valorisant une structure
mentale, une « personnalité déchirée » entre un projet d’émancipation et un résidu séculaire jalousement
88
159
défendu comme fondement de cette « personnalité tunisienne » , spécificité, et valeurs intériorisées
invariables, indiscutablement taboues parce que fragilisées, fissurées et foncièrement rétrogrades puisant
dans une mystification de l’histoire qui fuit et occulte le présent. « Qu’est devenue la famille aujourd’hui ?
A-t-on réussi à en faire un réel foyer d’émancipation. Il est impossible de le croire : la famille ancienne a
certes été cassée mais que lui a-t-on substitué ? Pour l’instant, un groupement brisé et incohérent, beaucoup
plus facteur d’anarchie que de modernité. Ruraux s’entassant dans la promiscuité des villes, colportant des
comportements anti-citadins, engorgeant les centres urbains de malaise, de peur, de dépaysement négatif et
de délinquance, faisant perdre à la ville sa propension à l’urbanité, angoisse de la jeunesse dés uvrée,
égalitarisme désordonné, telle est l’image de la ville moderne dans nos contrées »160 .

L’abandon précoce du projet bourguibien, qui avait au moins le mérite d’être clair et combatif, celui
de faire de la ville et de sa cellule familiale le foyer d’une occidentalisation, confondue avec modernisation,
émancipation et contemporanéité du nouvel homme tunisien d’après l’indépendance transformera la ville –
héritage colonial- « en un amas de ferrailles, de pierrailles et de boue. La ville est devenue ce lieu hideux, ce
temple des sans-familles, dont le corps est transpercé de mille blessures : architecture sans âme sur fond
d’éc urantes céramiques, de colonnes de béton, de gros fils électriques emmêlés »161 .

Pour ce qui nous intéresse ici, la question est : l’habitat moderne a-t-il favorisé, et dans quelle mesure,
l’émancipation de l’individu, son indépendance, son autonomie relative ? C’est à dire est-ce que l’urbanisme
et l’architecture moderne sont de nature à induire des comportements appropriés ?

Les maux dont on accable habituellement la vie urbaine sont là d’une manière plus
qu’évidente : les relations anonymes, la solitude dans la masse, l’agressivité et la criminalité croissante, sans
parler du taux des victimes des accidents de la circulation automobile, de la pollution sonore et celle de
l’air… En contre partie, ou en réaction à ces maux, l’individu s’en soulage par la nostalgie d’une ruralité
perdue et/ou par la transplantation dans la ville de bouts de son ancien mode de vie, d’une série de
comportements auxquels il attache une valeur d’authenticité sensée le guérir de son inadaptation à des lieux,
des meubles, des attitudes physiques et mentales somme toute étrangères à lui ou ressenties comme telles. Et
c’est ainsi que nos bonnes femmes continueront à laver, à grande eau, les carrelages de leurs appartements, à
étaler leurs linges et couvertures, au soleil, sur les balcons des immeubles, à user du pilon dans leurs cuisines
et à jeter à travers les fenêtres leurs épluchures de courgettes. L’autre alternative présente consiste à copier

159
- Une littérature abondante s’est attachée à construire un discours cohérent autour de cette « personnalité » qui a servi
finalement comme préalable à un retour et un regain d’intérêt pour l’islam, l’arabité et leur radicalisation dans un discours
islamiste frondeur. MZALI Mohammed, ex-Premier ministre et Ben SLAMA Béchir, son ministre de la culture de l’époque
étaient des experts de la question.
160
- Ben ACHOUR Yadh, Avant-propos, in Familles …Op. cit. pp. 16-17
161
- Ibid. p. 17
89
tout simplement un style de vie, d’architecture, de meubles et de gastronomie : à vivre ici avec le regret de ne
pas être ailleurs trouvant consolation du côté du coût. Il leur semble vivre comme à Paris pour moins cher.

De la même manière qu’un bon chef de famille dote sa demeure d’un salon Louis XV pour recevoir
des invités d’honneur et s’en priver l’usage en dehors de rares occasions d’apparat. Les grandes fêtes se font
sur les toits des immeubles, et quand on est chez soi, la radio, à plein les caisses, l’annonce aux voisins.

« La marginalisation de la mère et de l’enfant crée au sein de la société d’innombrables coupures qui


ne sont certainement pas sans influence sur l’équilibre social du groupe ni sur l’équilibre psychique de
l’enfant et partant sur celui de l’adulte »162 . Cette superposition de modes de vies est l’expression de
l’équilibre contradictoire, de la non résolution des conflits qui sont à la base même de « la personnalité du
tunisien », une personnalité segmentée, forgée par la force des choses qui ne laisse souvent qu’un seul choix,
celui de faire comme tout le monde quand on n’a pas de choix : subir un dictat qui a l’avantage d’empêcher
un retour sur soi, une réflexion critique, et qui justifie par là même, à son propre regard, ce qu’on est .
L’autosatisfaction n’est qu’un fantasme d’adolescent qui se perpétue à l’âge adulte. « La société tunisienne
oscille à nouveau entre les deux pôles occidentalisation/islamité-arabité. »163

La réalité économique du pays, orientée depuis 1970 vers un libéralisme164 jamais démenti, est
contradictoire avec l’autoritarisme politique et culturel qui caractérise le pays. Voilà un autre équilibre
contradictoire flagrant.

Nous sommes bien loin de l’époque où l’air de la ville rend libre, comme nous sommes encore loin
d’une réhabilitation de la vie en campagne, pour dire que nous nous trouvons face à une urbanisation
défigurée et face à une ruralité dévalorisée : nous vivons un monde abâtardi où l’aspiration à une vie citadine
est contredite par l’anarchie urbaine galopante et où la nostalgie de la quiétude rustique et paysanne inspire
des projets de désertification salvatrice. Une citoyenneté bafouée, et une société civile balbutiante sont des
conditions ni nécessaires ni suffisantes pour siffler l’hymne à la liberté. Mais, avec la constitution et la
consolidation d’un Etat providence nous étions en droit d’espérer que cet hymne jaillira des cours de l’école
de la jeune république indépendante qui a misé sur un système d’éducation nationale, gratuite, laïque et
obligatoire branchée directement sur « l’abaissement des absolutismes, (…), la montée de la démocratie,
l’avènement bienfaisant de la science et de l’industrie, la prise en compte d’une connaissance plus

162
- Abdelwahab., BOUHDIBA, Culture… Op. cit. p.58
163
- Badra, B’CHIR, Contrôle Social, Famille et Théâtre, In. Les Relations interpersonnelles dans la Famille Maghrébine,
Cahiers du C.E.R.E.S. Série PSYCHOLOGIE N° 6, Tunis, 1988, p.p.106.107
164
- « On revient à la possession privée du sol ; et on relance systématiquement une économie de type libéral » affirme
BOUHDIBA, Culture… Op. cit. p.195
90
scientifique du phénomène humain et particulièrement de l’enfance, elle même articulée comme
naturellement avec une morale de l’autonomie individuelle »165 . Utopie généreuse, lancée en 1958, dont la
crise de l’université en 1972 sonnera le glas pour céder la place à un réalisme politique gestionnaire d’un
capital humain massif branché directement et de plus en plus sur les contraintes du marché de l’emploi et la
rentabilité du système qui entre temps perd « ses humanités flouées ».

De familiale, et exclusivement maternelle, l’éducation est devenue nationale, affaire de l’Etat, affaire
d’une nouvelle institution, affaire d’école et d’instituteur, de programme et d’inspection, de mérite et de
sanction, de notation et de sélection, affaire d’élèves en compétition avec une règle de jeu à la base du
système : l’égalité des chances pour une place au soleil qui désormais loge au dessus de la cours de l’école et
pointe du doigt un passée colonial, beylical sombre, l’ombre du lendemain enchanté…Enfants de l’ère
scientifique, à vos marques, partez !

165
- Daniel, HAMELINE, Education, (L’Histoire de l’), in Encyclopædia Universalis Multimédia, Version 6, 2000.
91
2-L’EDUCATION NATIONALE :

APPROFONDISSEMENT DU PROCESSUS D’INDIVIDUALISATION

92
Le passage de la médina à la ville, de la maison arabe à la villa ou à l’appartement, avec une chambre
à part pour les enfants, la chambre des parents qui enferme les secrets adultes, avec la salle de séjour comme
foyer, la cuisine pour faire à manger et la salle d’eau pour prendre un bain inaugure une différenciation des
espaces et des usages y afférents, une particularisation des fonctions, un sens nouveau de l’appropriation lié
sans doute à la notion de la propriété privée, à la privatisation individualiste de son espace de vie, à
l’épidémie de l’embourgeoisement au- delà des moyens de production de ses richesses et des moyens de
cultiver son goût. Les nouvelles commodités devaient contribuer à l’apparition et à la reproduction de
comportements nouveaux qui assoyent, accompagnent et confirment le nouveau statut de l’enfant : l’élève.

Ali va à l’école, apprend à respecter un horaire, à écouter un nouveau « messie », l’instituteur qui va
lui inculquer les rudiments de l’hygiène, de la lecture, de l’écriture, du calcul et de la bonne conduite en
rupture totale avec sa première éducation maternelle : il va affronter à six ans les règles de grammaire et de
conjugaison d’une langue qui n’a cours ni chez lui, en famille, ni sur le chemin de l’école, la langue arabe,
langue officielle, langue d’école, langue sacrée qui donne sens et étendue à son appartenance arabo-
musulmane mais qui en même temps creuse un peu plus l’écart entre l’élève qu’il est et l’enfant qu’il est en
dehors de l’école. A partir de la troisième année primaire il apprendra le français et plus tard, dés la première
année du collège l’anglais.

Une nouvelle enfance scolaire s’ouvre devant l’écolier, une enfance prolongée et toute destinée à
faire la différence entre l’acquis préscolaire, l’éducation traditionnelle de la mère ou celle du kouttab,166 à
dévaloriser ce qui est appelé à disparaître puisqu’il s’avère non scientifique, ce qui doit être oublié, parce que
négatif, ce qui doit être refoulé étant anachronique, abandonné au seuil de l’école moderne : le réel, et
l’historique. « Et personne n’avait prévu cette coupure que l’école introduirait au sein même des structures
167
sociales traditionnelles ». Mais l’école continue toujours à proclamer haut et fort : - à chacun ses mérites,
selon ses efforts. « Travaillez, prenez de la peine… »

Jusqu’aux années 1980, sans en tenir compte et malgré le taux d’échec scolaire faramineux, l’école
continuait à avoir son prestige, entourée qu’elle était d’une aura et chargée d’une mission. Fabriquer
massivement les cadres, les techniciens et les ouvriers qualifiés nécessaires à l’économie du pays, à la santé
de ses populations, à son administration, à ses polices et à son armée ; et aussi les agents capables de
reproduire cette fabrication. Une politique d’éducation nationale, une acculturation soutenue par l’Etat
National dont dépendait l’avenir de la nation et qui méritait largement les trente pour cent du budget national,

166
- Ecole coranique du quartier, premier cycle du système traditionnel conduisant éventuellement à l’université de la Zitouna à
Tunis.
167
- Abdelwahab, BOUHDIBA, Culture …Op. cit. p.189.
93
illustration parfaite des choix idéologiques du gouvernement : la démocratie et la gratuité de l’éducation, la
formation massive des jeunes, fierté de la nation, et son capital humain investi comme gage des lendemains
enchantés. L’école devait être la fabrique de l’homme tunisien nouveau. « Et cette politique était osée en vue
des conditions de cette époque, et les résultats qu’elle a réalisés étaient merveilleux et très positifs donnant
lieu à une admiration et un respect au niveau national et international et elle restera perpétuellement une
merveilleuse et glorieuse page sur le registre de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Sauf que l’objectivité
et le sens de la responsabilité nous imposent de reconnaître que cette politique a fait paraître, avec les années
passées, des défauts réels dont nous citons quatre à titre d’exemple :

- Les ministères de tutelle se retrouvent obligés d’ouvrir des écoles et des lycées et des établissements
d’enseignement supérieur sous le fait de la pression du nombre croissant des élèves ou des étudiants et sans
considération des moyens matériels limités ou de l’absence d’enseignants compétents sur les deux plans
scientifique et pédagogique.

- La baisse de niveau d’un pan considérable des enseignants et des enseignés également d’une
manière notable et dans tous les niveaux d’enseignement, ce qui a poussé certains à occulter ces défauts par
la politisation des problèmes éducationnels et l’excès revendicatif.

- L’Etat de son côté essaie d’éviter les complications négatives du système éducatif qu’il a mis en
place par la création de deux lycées pilotes pour récupérer les meilleurs élèves.

- Quant au quatrième et dernier défaut, qui pourrait être le plus important parce que le plus dangereux
du point de vue politique, consiste en l’existence de ce grand nombre de jeunes que le système éducatif a
exclu définitivement »168 .

Un système éducatif que l’Etat voulait démocratique et gratuit s’avère non seulement très coûteux
mais aussi sélectif à outrance. Un système éducatif où la planification semble absente laissant libre place à
l’improvisation et dévoilant le caractère foncièrement pragmatique de la politique éducationnelle. La faillite
d’une politique est l’occasion de discréditer sournoisement l’institution scolaire et ses agents en invoquant
comme défaut la baisse de niveau des enseignants et des enseignés, ceux qui ne demandent qu’à transmettre
un savoir et ceux qui sont là pour apprendre. Les assauts démographiques semblent avoir eu raison malgré

168
- BEN DHIA (Abdelaziz), Le temps des questionnements et l’époque des nouveaux choix, Ministère d l’enseignement
supérieur, 1986, polycopié, (en Arabe). p.p. 9-10.

94
tous les programmes de planning familial qu’on proclame réussis… Que faire ? Décharger progressivement
le budget de l’Etat et avouer que tout système éducatif est forcement sélectif et réformer globalement. Est-ce
renoncer à la démocratisation du système éducatif ? Autrement dit, est ce que la démocratie peut s’arrêter
exclusivement aux portes de l’école ou de l’université ? Comment sauvegarder un îlot de démocratie dans
une oligarchie ? Pourquoi doit-on lier le concept de démocratie à la générosité de l’Etat ? Soyons objectif et
réduisons l’espoir qu’a suscité l’école parrainée par l’Etat providence ! Dorénavant chacun paiera ses études
selon ses revenus, et les filières seront si nombreuses que chacun pourra choisir son cursus selon ses
compétences, et l’Etat veillera à ce que l’élève ne quitte pas les bancs de l’école avant seize ans, âge où il
pourra se former à la vie active en ayant épuisé toutes ses chances, sans regrets…Transformer les jeunes
chômeurs non qualifiés, exclus du système éducatif, en diplômés à la recherche du premier travail… L’étape
suivante sera le discrédit des diplômes, disqualifiés par leur inadéquation face au marché du travail qui pour
plus de souplesse et d’avantage de déréglementation exigera une formation continue ciblée sur des
compétences provisoires dont la qualité majeure serait la mobilité, voire la volatilité…L’idée de la formation
à vie fait son chemin dans l’ornière de « l’économie immatérielle ». « En substituant à l’égalité formelle des
droits l’idéologie de l’égalité des chances, c’est-à-dire en laissant croire qu’il y aurait une pédagogie qui
pourrait permettre de faire des individus égaux, on masque en réalité les racines de l’inégalité sociale, les
rapports de propriété et, en chargeant l’Ecole d’une mission impossible, on crée du même coup les conditions
de son procès » 169

Entre-temps l’Etat aura dépolitisé le système éducatif, c’est à dire qu’il aura supprimé toutes les
velléités de contre-politique d’où qu’elles viennent, aura réduit le coût du système éducatif supporté par le
budget de l’Etat, par ce qu’il appelle une meilleure rationalisation de la gestion des moyens existants et une
participation des parents d’élèves aux frais de scolarisation, aura nivelé par le bas les programmes
d’enseignements à tous les niveaux du système et adoptés des méthodes pédagogiques adéquates au niveau
moyen du plus grand nombre afin d’assurer chiffres à l’appui une plus grande rentabilité interne du système
éducatif, tout en instituant la sélection en système à deux vitesses : des lycées et des instituts et écoles
supérieures pour l’élite des élèves et des institutions scolaires et de formation professionnelle pour les moins
méritants . L’ouverture préconisée de l’école sur l’environnement signifie en premier son ouverture sur les
exigences du capital et en corollaire le renoncement à l’école de la république massacrée en vue d’en faire un
marché concurrentiel « d’interactions » au profit des technologies modernes de communication.

Peu importe, car en ce qui nous concerne ici, jamais le principe du mérite selon les capacités de
chaque élève, quel que soit le système adopté, n’a été remis en cause. Et c’est ce qui nous intéresse comme
circuit d’échange social de représentations basé sur l’individu dés son jeune âge, allant jusqu’à l’université où

169
- Michel, ELIARD La Fin de l’Ecole, Presses Universitaires de France, Paris, 2002 Deuxième édition, p.21
95
le jeune homme est sensé devenir adulte, capable de participer à la vie active, « apte à affronter la société »
après tant d’années de dressage et de qualification sanctionnées par un diplôme. Evaluer des compétences,
juger des capacités, noter des facultés selon des critères apparemment objectifs, quelle que soit la méthode
d’évaluation investie, induit directement et indirectement un système de valeurs extérieur à l’école, et
nécessairement social et politique. Le cercle vicieux se referme quand on suppose que l’école est chargée de
faire acquérir à l’enfant des compétences, des attitudes mentales et pratiques nécessaires à la formation d’un
profil de jeune souhaité par les responsables de l’éducation des enfants.

Le caractère foncièrement pragmatique du fonctionnement des institutions scolaires interdit toute


investigation épistémologique et recourt systématiquement à une évaluation de sommation sur trois étapes :
définir les objectifs que le système doit réaliser, collecter des informations et données relatives aux moyens
de réaliser ses objectifs, analyser ces données et informations en vue des décisions à prendre. Ces
considérations massives, qui portent sur l’ensemble des élèves d’un système scolaire n’ont pas moins d’effets
et d’incidences sur chacun des enfants scolarisés. Ce qui est généralement admis c’est que l’élève doit
s’adapter au système et non l’inverse. Ceux qui s’adaptent font la légitimité du système et sa fierté, ajoutés à
ceux qui en vivent littéralement, ils assurent ensemble son fonctionnement et sa reproduction infini et sont
par là même les moins aptes à l’évaluer, à le critiquer radicalement, à renoncer aux privilèges accordés par le
système, et combien même ils seront sollicités en vue de le réformer, ils ne pourront le faire sans remettre en
question le système politique et ses choix économiques qui déterminent directement le système éducatif. Ceci
ne peut se faire en toute indépendance d’esprit si la démocratie, en dehors de l’école cette fois, ne constitue
pas encore le terrain d’un consensus qui permet l’intervention de toutes les instances concernées par le
problème de l’éducation nationale, à savoir les enseignants ou leurs représentants librement élus, les
enseignés et leurs associations représentatives, les parents d’élèves et les organismes qui parlent en leurs
noms, les administrations de tutelle et autres ministères concernés directement ou indirectement par la
question, des finances aux sports scolaires passant par les activités culturelles proposées aux élèves et aux
étudiants…

Ce qu’on demande aux experts ès pédagogie et didactique c’est d’améliorer les performances du
système et basta ! A tous les autres d’obtempérer, de cautionner, de se laisser convaincre par les choix
clairvoyants du ministère de tutelle par le fait même que ces choix sont les seuls possibles et qu’ils seront
appliqués parce que seule l’expérience sur le terrain permet l’évaluation de leur validité. Essayons pour voir
… nous aurons le temps de rectifier le tir par d’autres contre-réformes.

L’élan premier des trente premières années d’indépendance en créant de larges espoirs a fait de
chaque élève un citoyen concerné par le devenir du pays et de ses enfants, d’où une politisation outrancière
96
de l’école qui aboutissait à une remise en cause des choix effectifs du gouvernement, devait être brisé pour
se réconcilier avec un « réalisme » plus prononcé ouvrant l’école sur son « environnement social,
économique et politique », c’est à dire sur les décombres d’une époque trop ambitieuse flouée par les mirages
d’une révolution toujours possible et toujours retardée par les brigades de l’ordre public qui assiègent
l’université et les locaux des syndicats. Ce système éducatif qu’on découvre trente ans après « politisé » était
le seul foyer capable de produire des citoyens libres et responsables, des individus qui faute de pouvoir
réussir leurs carrières « scientifiques » étaient à même de revendiquer les droits élémentaires garantis par la
constitution, de constituer une force progressiste, un moteur réel d’émancipation dans le prolongement direct
des valeurs enseignées à l’école, en rupture avec le passé, en anticipation haletante d’un devenir qui terme à
terme opposait le rêve au cauchemar vécu, le parfum des roses aux amères vicissitudes d’un quotidien
morose.

Le nouveau système renonce aux utopies, boucle l’horizon en accrochant le diplôme à la place de la
lune, en réconciliant l’école avec la famille, l’université avec la mosquée ( la réhabilitation solennelle de
l’université de théologie musulmane Ezzitouna est à ce titre inversement exemplaire à sa fermeture au début
des années soixante ), en instituant partout une rationalité instrumentale, un utilitarisme mesquin, un
mercantilisme de bas étage ( le recours devenu systématique aux cours privés payants constitue un système
privé parallèle exploitant les locaux et le personnel de l’Etat en toute légalité au profit des enseignants les
mieux cotés et quelques subalternes qui triplent leurs salaires en « aidant » les élèves à mieux réussir leur
cursus, avec un pourcentage ponctionné au profit de l’établissement scolaire, ce qui discrédite fatalement
l’enseignement gratuit, alourdit le budget de chaque famille, et ouvre finalement la perspective d’un
enseignement privé plus efficient et concurrentiel, compétitif et apparemment libre) .

En introduisant les droits de l’homme comme matière d’enseignement, discipline d’école, objet de
récitation à la portée de n’importe quel perroquet importuné par le désir de son maître de lui faire ânonner ce
qui ne sert pratiquement qu’à lui faire passer des examens, épreuve pour celui qui ne sait pas, preuve que le
maître sait ce que l’élève ne sait pas, tous les deux sachant que les dits droits de l’homme sont lettres mortes
noires sur blancs, complices qu’ils sont d’une séparation de deux mondes et consommateurs de cette
séparation, l’Etat fait uvre humanitaire. Quand le ministère de l’éducation nationale a mis dans ses objectifs
premiers d’enseigner aux élèves l’esprit critique, ces derniers se sont définitivement murés dans le silence.

Les étudiants ne discutent plus, et dressent comme bouclier leurs habitudes scolaires, familiales,
« leur environnement » policé comme horizon éternel et toile de fond infranchissable, écran où le bavardage
tient lieu d’érudition, où la vulgarisation dispense de toute curiosité et où l’image animée remplace la vie qui

97
prend des allures de jeu sans conséquence autre que la frustration du perdant qui doit par esprit sportif
applaudir celui à qui la Fortuna a souri.

Le paradoxe auquel se confronte actuellement le système est le suivant : comment se pourrait-il


qu’une amélioration notable du rendement interne du système éducatif soit corrélative avec une baisse
générale du niveau scientifique à l’intérieur même de ce système ? Paradoxe qui démontre clairement que
l’enseignement de l’ignorance coûte aussi cher sinon plus que la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire
soustraits aux normes de la rentabilité qui miroite un billet de banque pour ultime idéal humain. S’il n’est
plus à démontrer que le savoir est transformé en marchandise sur des marchés en guerre ( l’industrie
pharmaceutique, la technologie médicale en sont des exemples convaincants, le marché des cultures, des arts
et des loisirs en sont d’autres qui ont un avenir plus rentable n’auraient été les résistances de certains
dinosaures ) comme tous les avoirs et les à-voir absolument, il semble que la logique du profit financier ait
atteint les êtres en ce qu’ils ont d’affaires privées en soumettant aux lois du marché l’imaginaire de chacun
par une crétinisation généralisée, standardisation et calibrage, conditions préalables à un emballage normalisé
made in U.S.A.

Revenons à notre question de départ, à savoir si le système scolaire a réussi la fabrication d’un
individu relativement autonome c’est à dire « une personne individuelle remise à elle-même et décidant
souverainement de son existence » 170 ? Isolée de son contexte politico-social, l’école semblait l’institution
la mieux indiquée pour amorcer la transformation totale de la société par l’émancipation de ses jeunes
générations, les éduquant sur des bases radicalement différentes et des méthodes pédagogiques
diamétralement opposées à celles qui avaient cours avant 1958. D’où les espoirs nourris à l’endroit de l’école
à la mesure des sacrifices budgétaires consentis. Mais l’idéal bourgeois attaché à l’école publique et
républicaine à savoir « l’individu libre » restait une pétition de principe parce que non relayé par d’autres
institutions en dehors de l’école, au contraire, la famille, le parti unique, le simulacre des partis d’opposition,
le syndicat, la rue, l’administration des affaires sacrées tout aussi bien que profanes demeuraient strictement
anti-démocratiques et anti-républicaines ce qui devait court-circuiter le travail de l’école qui se retrouvait
doublement déraciné en ce qu’il est copié sur un modèle étranger en premier lieu, n’ayant pratiquement
aucune prise sur les réalités du pays, en second lieu, laissant le jeune instruit en conflit permanent avec sa
« culture », son « milieu » et son « environnement » dégradés. Malgré tous les tests passés et les examens à
subir en quoi il n’aurait de reproches à faire qu’à lui-même étant théoriquement le seul responsable de son
échec ou de son succès, l’élève s’en remettait plus au coup de chance et au hasard, plus encore aux tares
« innées » qu’il héritait de ses aïeuls, rarement à son application, à son choix délibéré, à son désir, à la
réalisation de sa liberté ; littérature certes apprise à l’école mais n’ayant pas d’espace de déploiement, de lieu

170
- Norbert, ELIAS La société des individus, Fayard, Poket, Paris, 1997, p.173
98
d’exercices en dehors de l’école qui se retourne nécessairement contre lui une fois il exprime des velléités
d’indépendance d’esprit et de comportement . La discipline est aussi un pilier de l’école, lieu à la fois de nos
espérances et de nos indignations. L’évolution sociale n’a pas amené l’élève à un plus haut degré
d’individualisation où « outre le contrôle du comportement par les autres intervient de plus en plus dans tous
les domaines de l’existence un contrôle par soi-même »171 . C’est la structure de la personnalité qui est en
question. D’emblée nous nous retrouvons au moins théoriquement dans une position malaisée, sinon en porte
à faux avec tous les développements discursifs menés jusque là.

Notre position vis-à-vis de la psychologie, « science de l’individu » en ce qu’elle implique forcement


une réadaptation des individus « hors normes », nous interdit de faire en sorte que la question de l’éducation
des enfants qui nous intéresse ici soit fondamentalement une question de psychologie, de psychopédagogie,
voire de psychosociologie. Car toutes ces « sciences » restent normatives en investissant à l’égard de l’enfant
un devenir- adulte focalisé sur la raison adulte comme aboutissement et couronnement de toutes les actions
menées sur l’enfant ou avec lui, tenant compte bien sûr des étapes de son développement considérées en
elles-mêmes ou lui appartenant en propre. Autrement dit quel langage autre que celui engagé par les
différentes « psychologies » permettrait de décrire, de comprendre et d’expliquer ce que nous avons appelé
« structure de la personnalité ». L’Ethique, la philosophie ou encore l’histoire nous semblent encore mieux
indiquées dans une civilisation qui semble continuer malgré tous les emprunts à la civilisation occidentale
moderne, à oublier son fondement catégorique : le sujet. La pensée arabo-musulmane contemporaine, celle
qui va du XIXème siècle à nos jours a omis « ce rapport au monde où l’homme se pose comme fondation
(fondation de ses actes et de ses représentations, fondation de l’histoire, fondation de la vérité, fondation de la
loi) : c’est un tel pouvoir qui définit la subjectivité au sens où l’apparition de l’homme comme sujet désigne
sa position comme sub-jectum, le «sous jacent » sur la base duquel tout doit désormais reposer »172 .
L’individu arabe, ce « citoyen virtuel, mais privé de marge d’initiative réelle sur ses conditions d’existence,
comme du droit d’agir sur les options politiques nationales », 173 ce sujet latent et toujours en puissance « est
devenu un acteur socio-économique autonome ; mais c’est une personne encore instable, psychologiquement
et mentalement dépendante ; et c’est une entité politique et juridique floue »174 . Depuis un siècle et demi
d’histoire contemporaine et moderne l’individu dans les sociétés du Sud « vit un étrange dédoublement de
conscience. La dimension publique de sa vie, celle que gouverne la figure paternelle et sur laquelle il a peu
de prise, est celle où il puise le sentiment de sa sécurité intérieure ; tandis que la dimension privée de sa vie,
qu’il est de plus en plus appelé à gérer par lui-même, le confronte à une solitude et à une inquiétude

171
- Ibid. p. 178
172
- A., RENAULT, L’ère de l’individu, Paris, Gallimard, 1989, p. 27. cité par Hamadi, RDISSI, L’oubli du
sujet. Individu et histoire dans la pensée musulmane. In L’individu au Maghreb…Op. cit. p.25
173
- Mahmoud HUSSEIN, Remarques sur l’émergence de l’individu dans les sociétés du Sud, in L’individu au
Maghreb…Op. cit p. 15.
174
- Ibid. p. 20.
99
quotidiennes croissantes »175 . L’éducation serait faire d’un être inconséquent (l’enfant) un sujet responsable.
Affirmation qui ne résout aucun de nos problèmes.

175
- Ibid. p. 20.
100
2 - LA TELEVISION :

MEDIATEUR UNIVERSEL ET MONOPOLE DE LA NOUVELLE COMMUNICATION

101
Serait-il exagérer que de considérer aujourd’hui, la télévision comme l’école de tous, la plus
démocratique, la plus globalisante fournissant à la fois des informations utiles et moins utiles, une éducation
malléable, à la carte dirions-nous, un enseignement actif et diversifié, un accès facile sans conditions au plus
grand nombre, à un coût relativement bas défiant toute concurrence et un divertissement conquérant massant
les méninges de chaque télé-spectateur sans distinction de race, de couleur, de religion, de revenu, de
quotient intellectuel etc. Sans discernement elle offre le monde en spectacle, sans peine elle permet au télé-
zappeur d’apprendre chez-lui, en pantoufles et pyjama, de se cultiver en mâchant un chewing-gum ou en se
masturbant, à regarder l’histoire du monde, son actualité brûlante et son devenir technologique. Ne serait-ce
là que l’idéologie de la télévision qui avait préfiguré ce qui est en cours du même genre de toile, de réseaux
en w.w.w. qui dépasse technologiquement la tare congénitale à la télévision : l’insuffisance en interactivité ?

La merveille radiophonique, (mis à part son rôle militaire) bruit qui tenait compagnie à la femme au
foyer, l’aidait à combattre la fièvre puérile, ne tarissant jamais en conseils de tous genres, fidélisant son
écoute de l’anonyme animateur/animatrice, l’initiant à une infidélité insoupçonnable, chatouillant son ego par
procuration, l’invitant à participer en s’accrochant au bout du fil téléphonique grésillant sa joie ou les
doléances de sa domesticité ; elle remplaçait le bavardage des coiffeurs qui vite rivalisaient d’ingéniosité
électronique à coups d’antennes plus captives afin de proposer à leurs clients l’inouï . Elle remplissait les
longues soirées d’hiver par le retentissement des voix qui narraient les péripéties du monde, qui berçaient les
auditeurs libres de chants du monde entier, prenait toute la place des conversations, discussions et autres
palabres domestiques et publiques instituant un état de fait : désormais tout oreille attentive se doit de capter
les ondes officielles, sans quoi l’on risque de rater le train de la modernité, de louper la voix du maître, celle
du guide dans un monde en désarroi .

Aucune radio dite libre n’a encore vu le jour en Tunisie. En France, des radios libres ont été
autorisées, puis interdites d’émission, alors !!! Heureusement que la radio a servi à banaliser le fait qu’une
femme prête son oreille, écoute et répond à une voix masculine étrangère à la famille ! La naïveté enfantine
qui rejoint celle des vieux et vieilles personnes crédules les poussait à voir à l’intérieur du poste voulant
s’assurer qu’il n’y a personne dedans. La science est en cela merveilleuse, magique. Très vite ces v ux naïfs
qui semblaient fous sont exaucés, et à l’endroit. Le monde, sans mystères, se donne à voir, sur un écran, petit
mais tel qu’il est ionisé dans un tube cathodique, de plus en plus en direct, de mieux en mieux instantané se
donnant à consommer accompagné de préférence d’un Nescafé, multipliant les ersatz de réalités, ses images
incandescentes. Là aussi, la mainmise du pouvoir politique sur la totalité des Kilos HERTZ, des fréquences
modulées, et des antennes paraboliques devrait inquiéter.

102
Les télécommunications, avec leurs différents supports et diverses techniques de plus en plus
perfectionnées, monopole d’Etat ou propriété de puissants consortiums tendant à la monopolisation des
médias de masse substituent à une communication informelle et anarchique, aux rumeurs invérifiables, des
jonctions à travers des médiums qui exigent une manipulation plus ou moins complexe et l’apprentissage des
codes nécessaires à cette nouvelle télé-communication. Téléphoner, télé-copier, télé-faxer, télé-visionner,
télé-commander sont des modalités de rapports au monde passées dans les m urs et sont devenues si
anodines que personne ne songe à s’en étonner au point de concevoir impossible la vie quotidienne dans le
monde moderne sans ces gadgets si familiers qu’ils sont devenus synonymes de confort, d’autonomie et de
liberté.

Il est curieux que cet arsenal électronique et sa logistique sont d’autant plus appelés à se développer
que les humains ont de plus en plus tendance à s’entasser dans des buildings, des appartements, des cités,
surpeuplés, des villes tentaculaires, bref à effacer les dimensions spatiales et temporelles qui les séparaient,
à les omettre à la manière dont un fantasme résout dans l’imaginaire un problème réel. C’est comme si ces
dimensions se transmutaient en obstacles infranchissables, en cloisons hermétiques entre les voisins du même
palier et entre les bureaux d’une même administration, étranges instances innommables indexant tout proche
sur la liste des étrangetés. Curieux paradoxe qui veut enfermer le monde, mieux connu, la nature de mieux en
mieux maîtrisée, le travail de plus en plus fragmenté et robotisé, dans les dimensions d’un « village global »
selon la formule de Mac Luhan, où le rythme de vie est de plus en plus accéléré, l’insécurité de plus en plus
galopante, la solitude de mieux en mieux carcérale et le taux de suicide bien que croissant se retrouve fait
divers, passé de mode cédant sa place à l’euthanasie, sujet à la page !!!

Faudrait-il penser que le monde commençant et finissant sur le territoire d’un seul individu si libre
qu’il soit est proprement invivable, fantasme d’adolescent strictement suicidaire ?

Mais admettons que les mass-médias sont formatrices de l’opinion publique, pouvoir ou anti-pouvoir
permettant le contrôle d’autres pouvoirs qui, sans les journalistes de la télévision et les autres prêtres de la
chose publique, auraient les rênes lâchées. Le contre-pouvoir que constituent les mass-médias, tous contrôlés
par l’Etat (et dont la privatisation ne donne lieu qu’à une plus forte concurrence sans modifier dans le fond
les termes du contrat avec le téléspectateur) devient complémentaire sinon nécessaire à l’équilibre du pouvoir
lui-même dans une démocratie libérale.

103
Le partage du pouvoir se réduit à un partage d’intérêts au sein du pouvoir devenu fragmentaire,
participatif et autorégulé par l’observance d’une série de déontologies qui se renvoient dos à dos les abus de
pouvoir.

Mais nous ne sommes pas encore en démocratie. En Tunisie comme partout ailleurs, la télévision
accapare les usagers-clients du marché de l’audiovisuel. A certaines occasions l’on peut croire que la moitié
de l’humanité a les yeux fixés sur un poste de télévision. Cette boite fascinante qui occupe généralement la
salle de séjour, trône au point de convergences de tous les regards présents happés par ses « lumières ». Elle
figure « l’ il du prince » dans un théâtre à l’envers et surtout sans comédiens, donc impossible, mais elle
permet de voir le monde comme sur une scène, déréalisé, à mi-chemin entre la fiction et le réel. Royaume de
l’ubiquité semant une confusion totale des repères premiers de l’entendement : les catégories spatio-
temporelles qui permettent de définir, départager, diviser l’ici de l’ailleurs, le maintenant de l’hier par
l’artifice de la retransmission. Celle-ci, même quand il s’agit d’un direct, constitue une étape inévitable qui
mobilise une équipe technique appelée à intervenir de différentes manières et à différentes échelles sur le
choix des images à retransmettre. La télévision, dans tous les cas retransmet un monde manipulé.

Attendu qu’elle s’est chargée d’informer, de divertir et de cultiver la télévision s’est mise à piller
dans des territoires qu’elle a annexés sournoisement : la radio, la presse écrite avec ses journaux et
magazines, les jeux, les concerts, les variétés, les galas, les sports plus ou moins spectaculaires, le théâtre, le
cinéma, la danse, et à des degrés moindres la peinture et autres arts nobles…et enfin à coup de vulgarisation
les sciences. Tout y passe, est susceptible de passer selon la loi du marché.

Cet impérialisme a pour argument massif le plus grand nombre possible de récepteurs bénéficiaires
de spots publicitaires.

En Tunisie elle est instrument de propagande avant tout, pour un président et son parti si frileux quant
à son image qu’elle se donne à voir quotidiennement sans parole, muette, accompagnée d’un air
symphonique lancinant. Juste l’image, icône d’une imposture pastorale en couleurs naturelles autour d’une
table au palais de Carthage où s’animent les lèvres inaudibles de quelques comparses outrageusement
maquillés. A chaque conseil des ministres présidé toujours par le chef de l’Etat, nous avons droit à La Cène.
Ce travestissement et cet interdit à écouter ne concernent pas uniquement les reportages du journal télévisé
relatant les informations nationales qui commence inévitablement par les activités présidentielles mais
s’étend à toutes les activités officielles. C’est bien pour cette raison qu’on tient pour événement exceptionnel

104
la discussion « à bâton rompu » entre le président et les représentants de la presse nationale, et les « visites
inopinées de son excellence» qu’on a vite fait d’abandonner, sans commentaires.

L’image sans parole ou le juste inverse, parole sans images constituent le mode de fonctionnement de
notre production télévisuelle nationale chérie. Fonctionnement performant sur le mode de la parade, étalage,
ornement, et riposte à des forces occultes, innommées : les télévisions « du monde libre ». Notre télévision a
mal à son image précisément.

A partir de 1967, la télévision relaye la radiodiffusion et prend de plus en plus de place dans la vie
quotidienne des gens et semble remplacer en grande partie tous les programmes concernant les arts qui lui
ont précédé. Plus besoin de construire des théâtres, des maisons de culture, des salles de cinéma. Plus que la
moitié des salles de cinéma ont disparu. Aucun théâtre n’a été construit depuis l’indépendance du pays. Mais
le plus grave à notre point de vue réside dans le fait qu’une télévision d’Etat finit par accoutumer son public à
ne voir qu’un genre de théâtre, à n’écouter qu’un genre de discours, à ne reconnaître que les artistes habitués
de la télévision, à ne concevoir l’existence de toute pratique ou de tout être qu’à travers l’écran. Un dictat
pervers et pernicieux : si tu ne passe pas à la télévision, tu n’existe pas. La réalité c’est ce qui se passe à la
télévision au point que les comportements des gens se modulent, se réfèrent à cette réalité faite de simulacres.
Marc AUGE affirmait justement qu’ « une image, aujourd’hui, c’est un événement ou un être (souvent les
deux à la fois) qui n’est ni réel ni fictif et fascine pour cette raison même. Elle a le poids du réel, l’irréalité du
conte »176 . L’illusion libératrice qui consiste à réclamer l’ouverture de la télévision sur les discours
d’opposition, sur les alternatives au monolithisme du discours unidimensionnel actuel de la télévision
tunisienne, à l’instar des télévisions du « monde libre » n’est qu’illusion précisément car une télévision libre
fait partie d’un système où la publicité a libre jeu. « Structurellement réductrice, la publicité offre une vision
condensée, schématique, simple de la vie. Elle recourt volontiers à des stéréotypes pour nous dicter nos
désirs. Et nous faire accepter notre propre asservissement »177 . La publicité envahissante ne rechigne pas à
recycler les « leaders révolutionnaires » en images publicitaires pour des causes monétaires. Marx, Lénine,
Mao, Zapata ou Che Guevara ont servi de faire-valoir dans des publicités de banques ou « pour vanter la
« révolution » Internet… »178 Dans le monde libre la liberté est devenue impuissante face à un système
capable de tout digérer, tout récupérer du moment que cela rapporte des dollars. Toute critique du contenu de
la télévision ne peut que renforcer la machine-télé, puisqu’elle se fait toujours à posteriori, après
consommation. D’ailleurs les chaînes de télévision ont tendance à prendre elles-mêmes cette tâche critique
sur des modes différents, les « bêtisiers » dans un mode léger de divertissements où les « ratages » sont

176
- M., AUGE, Le stade de l’écran, In. LE MONDE DIPLOMATIQUE, juin 2001, p. 24.
177
- RAMONET, I., La fabrique des désirs, In. LE MONDE DIPLOMATIQUE, mai 2001, p. 9.
178
- Idem.

178
- Idem.
105
recyclés et servis remontés d’un zeste de rire, et puis sur le mode sérieux d’une table ronde autour d’un
« arrêt sur image » où l’on a droit à des analyses plus ou moins alambiquées des traitements réservés à
l’actualité du monde par telle ou telle chaîne. Et la machine continue à tourner plus vite que la terre. Quelle
critique adresser à la télévision ?

Quel que soit son contenu, gouvernée par le souci de rentabilité ou par celui de la manipulation de
l’opinion publique ou les deux à la fois, la télévision a des effets sur ses récepteurs d’autant plus néfastes et
inconscients que ceux-ci sont démunis de lucidité et d’esprit critique. Elle porte à confusion, elle sème la
confusion entre voir et savoir, entre voir et comprendre, entre voir et vivre. La télévision habitue ses
téléspectateurs assidus à ne plus discriminer l’important du secondaire, à admettre sans broncher une chose et
son contraire, à regarder le monde en images, les unes succédant aux autres, les effaçant carrément n’ayant
pas plus de valeur que les suivantes. La logique, d’Aristote à B. Russel, s’y trouve simplement dissoute. Et
nos enfants regardent la télévision de plus en plus jeunes et plus longtemps ! Comment s’étonner que « les
institutions scolaires, université incluse, accueillent donc des populations flottantes, dont le rapport au savoir
est devenu une préoccupation très accessoire»179 .

Depuis « le changement du 7 novembre » plusieurs évènements, faits d’actualités, des personnalités


historiques n’existent plus. Tout simplement, parce que la télévision nationale n’en parle pas, ne les montre
plus. Il n’y a plus de grèves, plus de manifestations de rues contestataires, plus de violence, plus de Ben
Laden, plus d’universités en colère car rien de cela n’a droit à l’image. Le deuil national décrété à la mort de
Bourguiba n’a eu lieu qu’à l’écran par l’absence d’images du deuil. Malgré sa misère, la télévision du temps
de Bourguiba pouvait sembler plus intelligente. Nous ne voulons pour indice que l’interdiction qui frappait
les « arts populaires », la culture folklorique et les déhanchements des bas-ventres affamés de gloire
fallacieuse. L’envahissement du petit écran par ces mêmes popularités consacre la fin, la mort d’un idéal
nécessaire à l’émancipation de la culture et à l’épanouissement des hommes par la culture. Tout a été tenté
pour relever un tant soit peu le niveau intellectuel du discours de la télévision. Rien à y faire. Des
universitaires armés de bonne volonté, et des meilleures intentions s’y sont frotté, à de multiples occasions,
pour s’en trouver ennuyeux ou vulgaires, c’est à dire décalés, déclassés, ne pouvant dire ce qu’ils pensent
réellement, ils se sont retrouvé à opiner de la tête face aux lieux communs débités par les animateurs de
l’exhibition. Face à un « charlatan-guérisseur » ni le psychologue de service ni le sociologue en faction n’ont
pu remettre en doute l’existence des « Jinns » et autres diables malfaisants, devant une galerie de jeunes.
L’argument du charlatan-exorciste est massif : « si vous ne croyez pas aux « jinns », dites que vous ne croyez
pas la parole de Dieu, le Coran !!! » Injonction au mutisme.

179
- Dany-Robert, DUFOUR, Malaise dans l’éducation, In. LE MONDE DIPLOMATIQUE, novembre 2001, p.11.
106
IV- DE L’HUMILIATION DES PEUPLES

107
1- LE TRIOMPHE DU LIBERALISME :

LE REGNE DE LA LIBERTE OU L’ALIENATION TOTALE

108
Le libéralisme, idéologie du capital industriel, avait justifié l’annexion des territoires, l’institution des
empires coloniaux, le partage du monde en zones d’influences, le pillage du tiers monde, la première et la
deuxième guerres mondiales sous couvert de liberté, de civilisation, d’humanisme, d’un Etat de droit, et de
démocratie. Alibi, raison fallacieuse, fiction, représentation mystificatrice d’une réalité objective : la
propriété privée des moyens de production, l’appropriation exclusive de la survaleur du travail social, la
redistribution inégale des richesses, la monopolisation de la violence par l’Etat, la reconnaissance formelle
des libertés individuelles et collectives, l’annexion du politique au service du capital et l’extension du marché
des objets aux plus grand nombre de consommateurs. Le cercle infernal du marché capitaliste est bien
connu : produire, reproduire, pour produire à nouveau. Ce libéralisme a été longtemps la cible des critiques
de gauche comme celles de droite non libérale. Les deux guerres mondiales, la crise de 1929, les fascismes,
la révolution de 1917 en Russie, celle de 1949 en Chine étaient des signes d’essoufflement qui annonçaient la
fin proche de la domination du capital et la mort certaine de son idéologie. Mais c’était compter sans le
monstre concentrationnaire, sans la sauvagerie des cow-boys rompus à la loi de la jungle, sans la douce
barbarie qui allait devenir le nouveau centre du capitalisme d’où rayonnera un anti-humanisme triomphant,
une civilisation bâtie sur la négation de toute autre civilisation, renouant directement et sans scrupules avec
les instincts basiques des bandits- aventuriers qui sont ses pionniers, conquistadors des terres nouvelles à la
recherche de la fortune toujours suffisamment armés pour liquider tous obstacles contrevenants. Le nouveau
monde tient dans le creux de sa main l’ancien monde tout au long de son agonie. C’est ainsi que le néo-
libéralisme pouvait annoncer triomphalement la fin de l’Histoire.

Le renouvellement des thèses économiques libérales à partir de la fin des années soixante-dix, a pour
axiome le fait que le monde n’est qu’un ensemble de marchés interdépendants dont disposent des agents
économiques rationnels pour leurs calculs sur la base d’informations véhiculées par le système des prix.
Pragmatique, en ce qu’elle cherche à développer le caractère opérationnel de la théorie, normative en
conséquence en ce qu’elle fournit des recommandations aux politiques économiques des Etats afin d’enrayer
deux fléaux : le chômage et l’inflation. Privatisation des monopoles d’Etat et abaissement du coup du travail
sont les deux piliers de la politique économique néo-libérale sur un marché concurrentiel à l’échelle de la
planète terre. La périphérie du système capitaliste mondial pourrait profiter des délocalisations et autres sous-
traitances dans une nouvelle division internationale du travail. La stabilité sociale étant une condition
préalable de choix pour mériter les crédits, les aides financières et autres soutiens logistiques nécessaires à un
essor économique, à la croissance chiffrée des productions et des consommations. Le triomphe du néo-
libéralisme est assuré depuis 1990, prenant les dimensions de la terre, sous l’hégémonie des Etats Unis
d’Amérique, occasionnant des « guerres locales », une crise permanente au Proche-Orient et une guerre
universelle ouverte contre ce qu’ils nomment « le terrorisme ». Ce triomphe est celui du monde dit libre,
garant de toutes les libertés, de tous les droits, et de la démocratie, en un mot, c’est le triomphe de la liberté

109
de l’individu, valeur universelle qui prend les dimensions de l’univers, par delà les frontières et les Etats,
pour coïncider avec l’Homme, avec l’Humanité. C’est la réalisation de l’idéal humain, la réalisation de
l’histoire et de sa fin, la réalisation du sujet et de sa fin, la mort annoncée du genre humain, de l’être, par
annulation réciproque du particulier et du général, de l’individu humain et de l’humanité, de l’ici et de
l’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, dans une grande bouffe d’anthropophages éhontés. Seulement, cette
tendance à l’universalité de l’être humain consommateur du monde, cette nouvelle condition de survie qui lie
l’avenir de l’humanité avec celui du consommateur libre a pour double, va de pair avec une autre tendance
fâcheuse qui consiste à défendre un repli, un retour, une émancipation sans précédent de l’obscurantisme, de
la religion, du surnaturel, de l’extraterrestre, de l’extraordinaire force de l’au-delà, de l’irrationnel attisée par
un déchaînement inouï des éléments naturels. Preuve, s’il en faut, d’une aliénation totale où le dogme de la
liberté couvre, occulte la nécessaire libération de l’individu humain ainsi que de l’humanité entière des
conditions aliénantes du capital industriel et financier comme préalable à l’humanisation du monde.
Comment ? Par un retour à ce que l’humanité a produit comme théories révolutionnaires, par l’étude des
pratiques révolutionnaires, par la réhabilitation des utopies, des idées réfractaires à toutes les spéculations,
les boursicotages, et autres trafics sanguinaires. Le plus grand monopole de la violence sur terre est aux
commandes de l’arche de Noé. Que faire ? S’allier avec les forces du Bien ou se mettre dans l’axe du Mal :
telle est l’alternative stupide à laquelle s’est réduit l’esprit humain, tel est le dilemme posé à la rationalité
utilitaire des nations libres et des individus pour qui un plus de consommation équivaut à un plus de liberté !
Faust vendrait-il son âme pour quelques dollars de plus…

Mais, non seulement cette apparente opposition du Mal et du Bien constitue le plus grand
leurre à la raison politique qui gouverne le monde parce que les deux éléments apparemment opposés ne sont
que le recto et le verso d’un même écu, les deux termes d’une même idée dichotomique du monde, aussi
vieille que le monde, idée développée et soutenue par toutes les religions du monde, avatars d’une vision
irrationnelle du monde, objectivement alliés, unis pour le mal et pour le pire de l’humanité. Mais encore cette
opposition révèle au grand jour son impraticabilité, c’est à dire son injustice congénitale, sa nature de
rapports de forces, son déploiement inégalitaire en deux poids –deux mesures qui, sans pudeur, sans morale
avance ses profits et pertes immédiats pour tout argumentaire. Il est tout à fait logique, et dans l’ordre des
choses que le monopole de l’industrie de guerre entraîne et déchaîne une contre- violence à sa mesure. Le
gendarme qui a été inventé pour prévenir ou empêcher le crime, par l’étalage de ses capacités et par sa
volonté de conserver ses attributs, se trouve amené à défier toutes velléités d’autodéfense, de défense de ses
propres intérêts, des intérêts autres que ceux du gendarme lui-même. L’invitation au viol de la règle est
d’autant plus forte que cette règle se présente comme défi, dénégation, anéantissement de tous droits, droits
des individus, droits des classes sociales, droits des nations, droits naturels ou droits divins…Bien entendu
cette histoire de droit n’est qu’un aspect simplifié de l’Histoire mais suffisamment clair pour en déduire son

110
infrastructure : à savoir un déséquilibre flagrant au niveau de la production des richesses et de leur
distribution, en bref un déséquilibre stabilisé et insoutenable de développement des sources de pouvoir,
économique, technique, militaire et autres que cela soit à l’intérieur d’une nation, ou entre les nations et les
groupes de nations. Répétons après tant d’autres que tout ce qui est réel n’est pas rationnel et que tout ce qui
est rationnel n’est pas réel et que la raison du plus fort n’est pas toujours la meilleure !

La contre-violence qui ne peut en aucun cas triompher militairement rappelle à la face du monde une
dimension humaine de plus en plus éprouvée : la dignité.

Parce que toute guerre inégale, donc injuste, vise tout autant la victoire assurée que l’humiliation de
l’adversaire et de ses alliés. Le terrorisme si décrié, a toujours été une contre-violence du faible poussé à ses
derniers retranchements, un rejeton d’une plus grande violence, systématique celle-là, aveuglement
programmée, cyniquement légitimée par sa seule puissance.

La résistance aux fascismes du XXème siècle, les mouvements de libération nationale, puis les
mouvements radicaux des années soixante-dix ont tous fini par user d’une contre-violence qualifiée de
terroriste et qui a servi de modèle d’actions pour les mouvements radicaux du tiers-monde. Toute cause n’est
juste qu’à moitié tant que la justice, la Loi est un alibi pour l’Ordre du plus fort.

Ce terrorisme est d’autant plus horrible qu’il vient d’un ailleurs, d’un monde autre, d’une autre
culture, de l’étranger, du barbare barbu (de Che Guevara à Ben Laden ) qui toute compassion écartée n’a fait
à chaque fois qu’importer son arme et son mode d’emploi. L’horreur incommensurable de l’attentat du 11
septembre 2001 ne provient pas de l’ampleur des dégâts matériels ou du nombre des victimes, mais plutôt de
la haute technologie mise en uvre dans l’attentat par des montagnards, bédouins, fanatiques rebelles à
toutes les pacifications d’un siècle de colonisation, sauvages que La Civilisation ne réussit pas à apprivoiser
et qui pourtant ont saisi toute l’efficacité matérielle du rationalisme utilitaire investi dans l’entreprise libérale
du monde ; horreur terrifiante d’une action symbolique qui remet en question les fondements mêmes de La
Civilisation.

Il est hors de question que le monde civilisé entende cette remise en cause externe à sa raison,
il n’a de leçon à recevoir de personne, au contraire il persévère dans une fébrilité et un affolement

111
mécaniques qui prouvent que violence et contre-violence sont deux mécanismes dans la même machine. Une
machine qui broie de l’humain, la même machine qui a conçu le « steak barbare »180.

Soulignons enfin que l’organisation des nations unis, aussi bien que certaines organisations
internationales non gouvernementales sont elles aussi soumises au diktat du réel, soumises aux rapports de
forces, à la volonté d’hégémonie et de domination par les puissances de ce monde en même temps qu’elles
luttent, et expriment ces luttes contre cette volonté d’hégémonie et de domination, et qu’en cela elles
constituent des structures supranationales capables de constituer des forces et des formes d’intégrations et de
survies de l’humanité sur la base d’autres équilibres des forces, d’autres rapports de forces, pour d’autres
idéaux que l’absurde capitalisation libérale de l’univers, de ses biens terrestres et célestes, de ses êtres vivants
et trépassés, de ses libertés acquises et de celle à venir. De jour en jour et de plus en plus clairement, il
devient indubitable que le matérialisme domine le langage universel des humains et que leur Histoire est
comprise et expliquée dans les mêmes termes. Autant dire que le matérialisme devient le sens commun d’une
majeure partie des humains, toutes classes confondues, et qu’il n’est jamais tard que le matérialisme
dialectique et historique en devienne le bon sens. Par delà les Etats, en deçà des nations, les luttes contre les
impérialismes continuent, les dernières tranchées de la dignité humaine résistent encore.

« Si le terrorisme procède ainsi de cet excès de réalité et de son échange impossible, de cette
profusion sans contrepartie et de cette résolution forcée des conflits, alors l’illusion de l’extirper comme un
mal objectif est totale, puisque, tel qu’il est, dans son absurdité et son non-sens, il est le verdict et la
condamnation que cette société porte sur elle-même. » 181

180
- En grec, Tartaros serait à rapprocher de Barbaros. Voir TARTARE, Robert, DAVREU , mythologie, In. Encyclopædia
…Op. cit.
181
- Jean, BAUDRILLARD, La violence de la mondialisation In. LE MONDE DIPLOMATIQUE, novembre 2002, p.8.

112
2- LA CULTURE DE LA MONDIALISATION,

CULTURE DU TOTALITARISME

113
Qu’au « logos ait été substituée au cours des siècles une raison essentiellement calculante et vouée à
la domination technique du monde, … » 182 il devient clair, à la manière d’Eric WEIL, qu’on puisse opposer
à la cohérence du discours philosophique la violence. « Rien d’autre n’est plus attendu de la raison que
l’efficacité d’un calcul, et la pensée s’enfonce dans un nihilisme dont elle n’a même plus le courage de
prendre conscience. » 183

Si toutefois « La culture développe en l’homme ce qui caractérise son humanité, c’est-à-dire sa


raison, et elle est essentiellement un accès à l’universel », 184 l’on se retrouve par un glissement étymologique
avec l’adjectif « culturel » qui a remplacé « cultivé », et qui « ne renvoie plus à l’universalité ni à la raison
mais à la particularité d’un peuple, de sa tradition, de ses usages et de ses «valeurs». » 185

« L’exception culturelle » est bel et bien résistance, défense, opposition à un envahissement, un


impérialisme, un échange inégal, un non à la mondialisation de la culture, à la domination de fait d’une
culture particulière d’un peuple, de sa tradition, de ses usages et de ses valeurs.

Mondialisation ?

« La mondialisation, au sens général du terme, constitue à la fois le processus et le résultat du


processus selon lequel les phénomènes de divers ordres (économie, environnement, politique, etc.) tendent à
revêtir une dimension proprement planétaire. » 186

Par delà les Etats, avec la complicité des gouvernements, le programme de déréglementation, de
déterritorialisation, de trans-nationalisation, dépersonnalisation, de privatisation, de restructuration s’érige en
plan financier et économique inévitable, incontournable, en système dont le recours systématique à la
violence et au chantage dénonce l’unilatéralité et l’unidimensionnalité, l’inhumanité de ses lois qui sont
celles de la jungle, du plus fort, celles des lois dites naturelles du marché libéral et néo-libéral contre et
malgré quelques siècles de civilisation. N’est-il pas absurde et barbare de vouloir imposer la liberté et la
démocratie par la terreur, le feu et le sang et quelques poignées de Dollars ?

182
- LEFRANC (Jean), Philosophie, In Encyclopædia … Op. cit.
183
- Idem.
184
- Idem..
185
- Idem..
186
- Service rédactionnel de L’ Encyclopædia Universalis, Mondialisation, In Encyclopædia …Op. cit.

114
Le système est absurde et barbare parce qu’il n’offre aucune alternative réelle : les mouvements anti-
mondialisation ou alter-mondialisation qui se développent sont tôt ou tard obligés de pactiser avec le système
sur un terrain névralgique pour lui : la violence. Absurde et barbare parce qu’il ne reconnaît effectivement
comme ennemi digne d’intérêt, ennemi mortel, qu’un système aussi absurde et barbare : les théocraties
musulmanes au pouvoir comme celles à venir pour qui la violence est non seulement légitime mais constitue
un devoir sacré, une délivrance, une sanctification, une martyrisation, une béatification, bref l’image type du
terroriste de nos jours qui présente une singularité radicale, hors système, le seul à opposer un autre système,
un autre défi à la rationalité occidentale, qui est l’Autre Absolu.

Finis les temps du communiste au couteau entre les dents : parce que depuis les années 1980 l’espoir
en l’avènement futur d’une humanité nouvelle a fait place à un sens de la responsabilité et de la solidarité au
présent (discours humanitaire); parce que l’appel à une violence émancipatrice (par la lutte de classes et la
révolution internationale) est remplacé par la revendication d’un ordre juridique universel (les droits de
l’homme), qui doit garantir sécurité des personnes et paix internationale ; parce que la critique de l’Etat
contractuel comme superstructure idéologique cède devant le besoin de refonder la démocratie sur une
rationalité dialogique.

Pour toutes ces raisons la seule alternative à la violence reste les violences du faible, dans un combat
inégal certes, les dernières volontés, les derniers sursauts de l’humain avant la pacification totale, les
dernières réminiscences de la dignité humaine avant la pax americana. Il est affligeant pour la raison humaine
que notre humanité se retrouve concentrée, substantiellement incarnée dans et par le kamikaze, figure de la
mort, suicidaire ravi, l’extase.

« C’est la pression inouïe de la civilisation mondiale, parvenue à un tel degré de domestication des
187
consciences qu’elle fait peser partout une culture totalitaire nouvelle manière. » Totalitaire ne veut plus
désigner uniquement un régime politique où tous les pouvoirs sont aux mains d’un parti unique et où
l’opposition est interdite, mais aussi un Etat puissant qui veut étendre ses pouvoirs sur la planète terre par
tous les moyens dont la puissance militaire. Cet Etat est qualifié de « gendarme du monde » mais une simple
lecture confirme son appellation que nous devons à William BLUM : « L’Etat voyou. » 188

187
- Hélé Béji , L’imposture culturelle, STOCK, Paris 1997, p.139
188
- William, BLUM, L’Etat voyou, Cérès Editions, Tunis, 2002.

115
A peine le rêve de la décolonisation brisé, une restructuration est imposée, le néo-impérialisme
s’impose comme seule alternative aux pays les moins développés contraints cette fois à un consentement
garanti par « la paix sociale ».

« Les cultures décolonisées sont donc prises en tenailles entre le danger des idéologies identitaires,
qui ébranlent la confiance de se gouverner soi- même, et la nécessité d’une raison défensive face à
l’hégémonie de la culture mondiale dominante. » 189

D’universelle, la culture et la civilisation occidentale, du temps où elle avait un visage nommé


modernité, s’est muée en une entité anonyme en conflit avec une multiplicité de traditions, s’est
métamorphosée en une culture mondiale qui a perdu sa raison universelle, s’est dégradée à ses propres yeux
en une péripétie de l’histoire.

« Il (le processus de la mondialisation) débouche sur … la «globalisation», caractérisée par


l’organisation de réseaux de production transnationaux grâce à l’association de l’informatique et des
télécommunications, et à la circulation instantanée de l’information. » 190

Monts et merveilles sont promis dans une société de l’information, une société du savoir !!! Le
marché de l’intelligence ouvre ses portes tous les jours de la semaine, 24/24, avec des affiches : votez
shwartznegger, président des U.S.A.

« La société de l’information ne peut être qu’une société où l’information circule sans entrave. Elle
est par définition incompatible avec l’embargo ou la pratique du secret, l’inégalité d’accès et la
transformation de tout ce qui circule en marchandise. La persistance de ces facteurs ne peut que favoriser les
avancées de l’entropie. En d’autres termes, faire reculer le progrès humain. » 191

189
- Hélé Béji , L’imposture…Op. cit p.139
190
- Service rédactionnel de L’ Encyclopædia Universalis, Mondialisation…Op. Cit.
191
- Armand MATTELART, Communication ( utopies et réalités de la), In Encyclopædia …Op. cit.

116
V- DE LA DECEPTION BIS

117
1- ARTS NOBLES ET ARTS POPULAIRES.

118
« Le phénomène du feu d’artifice, qui à cause de son caractère éphémère et de divertissement gratuit
192
ne fut guère jugé digne de considération théorique, peut servir de prototype aux uvres d’art. » Le
caractère principal du feu d’artifice en ce qu’il est éphémère est partagé évidemment avec la représentation
théâtrale, moment culminant, manifestation concrète et apothéose de l’art dramatique. Les dramaturgies, les
répétitions qui précédent la représentation n’ont pour sens et direction que ce moment dont les effets sur
l’ensemble des êtres humains réunis pendant, y renvoient nécessairement. Ce moment, temps de la
représentation, a pour principe le plaisir certes partagé entre les comédiens et les spectateurs, mais sur la
base d’une division entre ces mêmes regardés et regardants, entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent,
division nécessaire, ontologique au théâtre, spatio- temporellement marquée. C’est bien pour cela que la
critique du théâtre occidental poussée à son paroxysme par Artaud aboutit justement à une critique de la re-
présentation, ce par quoi un objet (métonymie du monde) est présent à l’esprit. Critique des images du
monde, écrans séparant les êtres humains des sources de la vie. « La connaissance apparaît ainsi comme une
sorte de redoublement du monde, dans lequel et par lequel le monde se produit pour la conscience, à la
manière dont le destin tragique se produit pour les spectateurs, dans l’espace de la scène, sous les espèces
d’une suite de gestes et de paroles en lesquels il est représenté. » 193 Pour Artaud, le théâtre a une fonction.
Vitale : renouer avec les sources profondes de la vie.
C’est en effet, la critique d’un mode de connaissance du monde et des êtres qui le peuplent qui est en
cause, un mode qui consomme et consacre la séparation entre connaître et agir, un mode d’interprétation, de
contemplation, de méditation, un jeu de simulacres digestifs multipliant les écrans, plongeant le lieu d’où
l’on voit dans un trou noir, et éclairant un jeu de masques, un jeu d’apparences feintes qui happent le
spectateur, individu altéré, le projetant vers une sphère évasive qui a pour coordonnées un moi ampoulé, aux
dimensions de l’univers.
L’identification du spectateur, technique par laquelle il se fait sien les actes des acteurs, ou ceux des
personnages, procédant effectivement par projection et appelant pour ultime efficacité à l’introspection,
répond point par point au même processus d’incarnation du personnage chez l’acteur qui ne procède «cette
fois ni de la pure imitation de soi-même ou d’autrui, ni des images peintes ou sculptées, mais d’une
intériorité qui sait s’exprimer par l’expérience personnelle ou encore par cette sorte de divination propre à
l’artiste. » 194
La psychologie des profondeurs devient en ce cas l’alpha et l’oméga de toutes les tentatives de
théorisations du travail du comédien dans sa relation au personnage comme celles qui cherchent à fonder
« l’hypnose » du spectateur face à la scène illusionniste.
Cette division congénitale au théâtre entre acteurs et spectateurs a toujours appelé deux attitudes à
son égard. Celle qui consiste à la manifester, à la souligner, à l’exhiber comme élément du jeu, principe de

192
- ADORNO, T.W., Théorie esthétique, KLINCKSIECK, Paris, 1974, p. 113.
193
- Jean, LADRIERE,Représentation et connaissance,In. Encyclopædia …Op. cit.
194
- Dominique, PAQUET, Acteur, In. Encyclopædia …Op. cit.
119
jeu, fondement irréductible et distance vitale. Et puis, celle relativement récente, bourgeoise, qui consiste à
gommer, saturer, subjuguer cette division, joindre et sceller cette distance par l’illusion, par un processus de
naturalisation, naturalité qui culmine au naturalisme.
La critique de l’identification qui aboutit chez Brecht à l’élaboration de l’effet de distanciation,
nouvelle technique de représentation, « d’une importance capitale, dans le dispositif brechtien » 195 qui « à la
pitié et à la terreur, ressorts de la tragédie, au rire démystificateur de la comédie et à l’intérêt de connivence,
196
moteur du drame bourgeois, … substitue une notion nouvelle : l’étonnement. » Cet étonnement, source
d’interrogation, signifie, signale et manifeste un écart, une distance et un éloignement face aux choses, aux
évènements, aux faits et gestes qui se donnent à voir sur scène, étonnement éveillé chez le spectateur par le
197
travail du comédien épique qui « se place devant le personnage en interrogateur » ce qui suppose au
préalable que ce comédien « a cultivé en lui la vertu d’étonnement au point de se poser, d’entrée de jeu, à
198
l’extérieur de l’ uvre qu’il doit interpréter… » Extériorité, effraction, dysharmonie, sont parmi d’autres
modalités à l’ uvre dans la « construction du personnage » épique qui en font un « matériau inachevé…aux
199
contours plurivalents » ensemble contradictoire, acquis provisoires d’une déconstruction « réfractaire à
toute tentative d’incarnation au sens propre du terme. » 200
Briser le cercle de son moi, rompre la clôture de son ego place immédiatement l’artiste, l’acteur, le
comédien devant la responsabilité de son partage, de son altérité : face aux personnages, face aux
spectateurs, face aux images qu’il présente sur scène confrontées au monde réel mouvant et transformable,
objectivé dirions-nous, «intussusception», « tout en lui laissant son statut de réalité extérieure, indifférente,
en tant que telle, au processus par lequel elle devient objet de connaissance. » 201
Rappelons simplement que les critiques aussi bien brechtiennes qu’artaudiennes portent toutes deux
sur un objet bien concret : l’état du théâtre de leurs temps, le théâtre bourgeois et petit-bourgeois, plus
précisément, le théâtre naturaliste où « Antoine et Stanislavski convient l’acteur à être le personnage,
202
entièrement, et à s’approprier sa vie en revêtant son costume. » et où la tentation « d’instaurer une
adéquation totale entre le réel et sa représentation » 203 est grande..
« De tous les simulacres dont joue le théâtre, celui-ci, qui est propre à l’âge bourgeois, est le plus
équivoque et le plus lourd de malentendus : en dernière analyse, à force de vouloir faire oublier sa nature

195
- Robert, ABIRACHED, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Gallimard, Paris, 1994, p.276.
196
- Ibid. p. 277.
197
- Ibid. p. 292
198
- Ibid. p. 293
199
- Idem.
200
- Ibid. p. 290
201
- Jean, LADRIERE, Représentation…Op. cit.
202
- Robert, ABIRACHED, La crise…Op. cit. p. 165
203
- Ibid. p. 165

120
d’artifice et se donner pour le contraire de ce qu’il est, ne se retourne-t-il pas contre lui-même ? En niant la
théâtralité, ne finit-il pas par en accréditer l’image la plus dévaluée et la plus sommaire ? » 204
Il apparaît clairement que le théâtre comme pratique sociale, c’est à dire fait total, non seulement en
ce qu’il est objet de sociologie mais, surtout, en ce qu’il engage simultanément plusieurs activités :
économiques, artistiques, politiques, culturelles, ludiques etc.… plusieurs personnes, une équipe de travail y
participe selon une division du travail et des rapports de productions déterminés, et au bout de la chaîne le
public, les spectateurs, la foule . Mais nous savons que la réification est la loi même de l’activité humaine :
l’économie libérale est fondée sur la concurrence des producteurs qui entrent en rapport sur le marché et qui
n’existent les uns pour les autres que sous la forme visible et mesurable de la marchandise.
Cette pratique, éminemment sociale, se laisse noyer, de bout en bout, dans le discours commun au
moins, dans une mare psychologique dés qu’elle est considérée comme activité ayant à sa source une
individualité personnelle, un auteur, un créateur, et le spectateur comme destinataire, abstraction singulière
du public, de l’assemblée des spectateurs.
Ce spectateur, voyeur plongé dans l’obscurité, unique, n’existe pas mais correspond idéalement à la
place vacante laissée par le metteur en scène au moment même où il délivre son ouvrage, à l’instant où il
livre son uvre au regard. (De ce point de vue, la pratique de KANTOR, comble cette vacance par sa propre
présence mobile sur scène, et chasse de la salle le spectateur, ou tout au moins l’aveugle. Tadeusz serait
l’anti-metteur en scène dans son théâtre de la mort, monde onirique par excellence.)
L’ « uvre » de la pratique théâtrale est devenue objet de marketing, portant un label, une griffe, une
signature, objet de consommation, elle cède facilement et de plus en plus à la mode, qu’elle ait pour nom
performance ou avant-garde, one- man- show ou comédie populaire. Inoffensive, inefficace, objet
d’agrément, dont la qualité est fonction de sa profusion. Elle devient activité d’ambition, objet d’appétence,
réalisation d’un rêve, occasion d’évasion, d’inattention, de distraction, de loisir, « chose parmi d’autres. »
« Le fait qu’elles (les uvres d’art) deviennent d’une part des choses parmi d’autres, d’autre part des
fourre-tout pour la psychologie du spectateur est une conséquence de ce phénomène » 205
C’est sans doute en ces termes que le théâtre est devenu un « art populaire », massivement applaudi,
vidéoscopé, duplicatif des grimaces les plus communes, répondant à une demande croissante d’hilarité,
complice d’un état d’oppression générale, un théâtre qui adopte et s’adapte fort bien à sa forme dégradée, à
son avilissement et à la bassesse évidemment reproduite en réponse à cette question : que veut le peuple ?
Par « art populaire » il faudra « entendre l’art du peuple, par opposition au non-peuple, aux élites
cultivées, aux classes sociales dirigeantes, aux savants et aux lettrés (…) l’art d’un peuple, par opposition aux
peuples qui l’entourent, l’art caractéristique d’une ethnie ou d’une civilisation (…) l’art des non-artistes, l’art
de ceux pour qui la création artistique n’est ni une activité spécialisée, ni une occupation professionnelle

204
- Idem.
205
- Théodor, W., ADORNO, Autour de la théorie esthétique, KLINCKSECK, Paris, 1976, p. 29

121
socialement reconnue (…) l’art popularisé, l’art diffusé par les moyens de communication modernes, un art
communiqué aux grandes masses, conçu pour répondre à leurs goûts et uniformisant leurs attentes » 206
Seulement, nul n’ignore qu’il y a une autre réponse à cette même question : que veut le peuple ? : -
du respect bordel!
« L’art respecte les masses en se présentant à elles comme ce qu’elles pourraient être au lieu de
s’adapter à elles dans sa forme dégradée. » 207
Le paradoxe de l’art qu’il soit noble ou dégradé, distingué ou populaire est toujours de vouloir son
destin, sa destination ultime, un sphinx qui s’appelle encore peuple, humanité ou Homme.
Or nous apprenons que « les deux grandes tendances qui se sont opposées dés les premiers temps de
la mise en scène, naturalisme et symbolisme, correspondent à deux pôles de références toujours actuels : le
théâtre d’illusion, dans lequel le spectateur oublie le plus possible qu’il est au théâtre, et une mise en valeur
208
de la théâtralité, où le public est continuellement conscient d’assister à un spectacle. » L’affirmation a
l’avantage d’être simple, claire. Ajoutons aussi simplement que symbolisme n’est pas l’antonyme de
naturalisme. Naturalisme est synonyme de matérialisme qui, en langue française s’oppose à Idéalisme.
Or, dans toutes les acceptions du mot populaire, l’art, qu’il soit idéaliste ou matérialiste, n’est jamais
populaire : il est tout au plus popularisé, c’est à dire quoiqu’on fasse dégradé. Il est une marque de noblesse,
de distinction, porté vers les roturiers, dans une société de classes.
C’est bien là, la marque indélébile de son aliénation congénitale. Les stigmates de l’aliénation de
l’artiste, de son opération et de son uvre. 209
C’est bien pour cette raison, que dans le meilleur des cas, l’art est positionné paradoxalement :
210
« élitaire pour tous. » Qualifié d’élitaire et destiné à tous semble une formule « réaliste » en ce qu’elle
rend compte d’une réalité : les artistes qui font partie de l’élite sociale font un travail d’élite qui s’ingénue à
rendre son travail accessible à tous. Faut-il pour cela que cette élite maîtrise le processus de bout en bout,
processus de production et de diffusion des uvres d’arts et de tout ce qui s’écrit et se dit autour des uvres,
sans quoi le processus est parasité par les mécanismes sociaux marchands qui emporte tout vers cette
dégradation fatale qu’est l’objet de consommation. L’art, qui a pour principal attribut la créativité libre de
toutes autres contraintes que ses propres techniques, à la recherche d’une utopique autonomie, est l’antinomie
même de « l’art populaire », dans son anonymat, expression d’une concession, d’un compromis, d’une
libéralité de langage, d’une forme démocratique de la culture « cultivée », par décantation sociale, mimétisme
et reproductions mercantiles.

206
- Jean, CUISENIER, Art populaire, In. Encyclopædia …Op. cit.
207
- Théodor, W., ADORNO, Théorie esthétique, Edit. KLINCKSECK, Paris, 1974, p. 317
208
- Martine, DAVID, Le théâtre, BELIN, Paris, 1995, p. 230.
209
- Voir à ce sujet Mario PERNIOLA, L’aliénation… Op.cit.
210
- Expression employée par Schiller, puis par Antoine VITEZ et reprise par Fadhel JAIBI.

122
Le théâtre populaire existe bel et bien. Mais il faudra reconnaître aussi que ce théâtre n’est pas
artistique, est sans souci esthétique. Hors du domaine de l’art, il en présente une forme dégradée, sans pensée,
sans concepts autres que ceux du marché libre et de ses lois dites naturelles.
Produit d’une société de classes, d’une division du travail, d’une spécialité le théâtre d’art ne peut en
aucune manière se soustraire à sa condition, qu’illusoirement, idéologiquement : en s’adressant à tous par les
voies du succès.
Mais par ses moyens propres en s’adressant à tous, il peut diviser comme il peut communier, il prend
parti en accusant, en dénonçant, en se mettant du côté de ceux, parmi tous, sont intéressés, ont intérêt à ce
que le monde change, se transforme, du côté de ceux qui veulent prendre part à la transformation du monde :
pour l’intérêt de tous. D’où la pertinence d’un « théâtre didactique » mis au point par Brecht, dés 1930, à
côté et dans le prolongement de son « théâtre épique » 211 qui rejoint esthétiquement le « goût populaire » en
ce qu’il assigne au théâtre, à l’Art de représenter la vie en commun des hommes, une fonction sociale au delà
de la représentation, une inscription dans le cours de l’histoire contre toute l’esthétique noble, contre
l’idéologie de l’art en quête effrénée d’une autonomie, d’une clôture de sens et de signification autour de l’art
et de son histoire, de l’ uvre qui ne répond qu’à une autre uvre qui réfère à telle autre…Fonction sociale,
politique, historique contribuant justement à un art plus grand, l’art de la vie en commun des hommes, vie qui
reste la critique la plus bavarde de l’esthétique.
A poursuivre la trajectoire du théâtre tunisien à l’occidentale tel que nous l’avons adopté et pratiqué
depuis 1908, nous voilà encore une fois circonscrits en ce que nous sommes incapables de concevoir des
perspectives nouvelles qu’en termes déjà classiques, consignés, en dehors desquels nous n’avons point de
salut. Notre dette vis-à-vis de l’occident est considérable. Sauf à changer de créditeur en allant puiser dans les
modèles orientaux (Chine, Inde et Japon) sans oublier que nous devrons le faire, dans l’immédiat au moins,
avec les yeux de l’occident. Retour à la case départ en attendant….
A tous ceux qui veulent s’en démarquer, dénoncer l’hégémonie culturelle vers une reconnaissance
égalitaire, somme toute démocratique des formes de spectacles, des scénographies particulières et des mises
en espace singulières hors des modèles occidentaux, nous annonçons là aussi la forclusion de l’horizon au
212
moins en termes d’ethnoscénologie dont le manifeste de 1995 redouble à propos du théâtre le discours
stipulant l’équivalence des cultures. Encore une fois nous sommes devancés, ce qui veut dire en même temps
que nous sommes en retard, aliénés, c’est à dire enchaînés à un universel qui n’est plus libérateur.
« Jamais les fanatismes ne se sont aussi bien dissimulés que sous le règne du pluralisme des cultures »
213

211
- voir à ce sujet la très éclairante section VI, chapitre IV de la crise du personnage dans le monde moderne, op. cit. p.p. 282-
291 de Robert ABIRACHED.
212
- Voir à ce propos : Collectif , La scène et la terre, Questions d’ethnoscénologie, Internationale de l’imaginaire, Nouvelle série
N° 5, collection dirigée par Hubert Nyssen & Sabine Wespieser, BABEL, Maison des cultures du monde, Paris, 1996.
213
- Hélé Béji, L’imposture … Op. cit. p. 83
123
La promotion des singularités est la porte ouverte à tous les terrorismes en face, et en réaction à un «
universalisme » effectif et exclusif qui a pris jour après jour toutes les couleurs d’un néo-impérialisme
imposant sa loi, ses valeurs, son diktat par une nouvelle forme de guerre-invasion unilatérale, sans ennemi
identifiable, dans une disproportion inouïe des rapports de forces. C’est dans les ornières laissées par les
tanks et les bombes à fragmentation que « l’esthétique populaire », celle du supermarché trouve son chemin
vers la conquête des c urs et des esprits et que l’art des plus réactionnaires semble faire de la résistance.
Confusion profitable à ceux qui dominent les arts du marché, et le marketing des arts !

124
2- LA VULGARITE COMME

ESTHETIQUE D’AVENIR

125
« Du point de vue social, le vulgaire est, dans l’art, l’identification subjective avec l’avilissement
objectivement reproduit…Le fait que l’art inférieur, le divertissement, aille de soi et soit socialement
légitime, est de l’idéologie ; ce caractère d’évidence n’est que l’expression de l’omniprésence de la
répression.» 214
Le divertissement, reconnu ici comme art inférieur devait servir ailleurs,215 aux yeux d’ADORNO, de
prototype aux uvres d’art. Le feu d’artifice, le divertissement serait donc digne de considérations
théoriques, légitimement esthétiques tant qu’il ne se fait pas l’allié de « l’avilissement objectivement
reproduit… », tant qu’il n’est pas « l’expression de l’omniprésence de la répression », tant qu’il saura garder
ses « lettres de noblesses » et sa « liberté », en un mot tant qu’il n’est pas vulgaire, conforme au goût du
peuple. Du même point de vue social, tant que l’art garde sa « marque de classe », c’est à dire tant qu’il est
art d’une classe il court inévitablement le risque d’avilissement, de vulgarité dés qu’il est perçu par une autre
classe. La rupture semble consommée, un art pour chaque classe et tout le monde est heureux !
La question idéologique est donc incontournable et se trouve compliquée par l’effectivité d’une
idéologie dominante, celle de la classe dominante, à un moment donné de l’histoire.
L’idée de l’art, comme regard pur sur le monde, signifie bien l’acquisition durement arrachée d’une
autonomie relative du champ de la production artistique, mais elle signifie aussi, sinon plus, le prix qu’ont du
payer les agents de cette production : une rupture sociale, en amont et en aval de la hiérarchie sociale qui
détermine la position de l’artiste quoi qu’il fasse, position du traître, de l’entremetteur, du renégat.
Nous avons été emmenés à ces considérations savantes par un questionnement stupide et naïf :
comment défendre auprès de nos compagnons de route, nos voisins, cousins et autres fils du peuple, d’origine
sociale modeste, un goût raffiné, des plaisirs distingués et l’aspiration à l’élégance en conséquence avec les
diplômes acquis ? Ceci ajouté à un franc mépris du folklore, des arts populaires, de l’artisanat national, de la
cuisine traditionnelle, du café turc et bien d’autres choses et d’autres personnes.
Dans la stricte logique, bien simpliste, pour éviter les termes d’un drame d’intellectuel, un fils du
peuple qui a choisi le camp du peuple contre ses exploitants devrait défendre, cultiver le goût du peuple, les
plaisirs du peuple, sa sueur et ses émanations, et renoncer à ses aspirations de petit-bourgeois qui s’écartent
de ses origines au fur et à mesure qu’il nourrit ses ambitions de style. Comment pourrait-il soutenir une
esthétique « noble », héritage bien encombrant d’une aristocratie appauvrie, d’une bourgeoisie qui a acquit
ses titres de noblesses moyennant finances, d’une foule d’écrivains et d’artistes qui se sont rebellés contre
cette bourgeoisie en crise de conscience capable de récupérer toutes les critiques et autocritiques, toutes les
révolutions solaires, lunaires et terrestres ?
Tout ceci aurait un sens dans une formation sociale relativement autodéterminée, c’est à dire dont
l’histoire semble s’écrire dans une relative cohérence, semble la conclusion toujours provisoire d’une

214
- Theodor, W., ADORNO, Théorie…Op. cit. p. 317
215
- Voir, ici même, le premier paragraphe, citation d’Adorno, du chapitre Arts nobles et arts populaires, p. 195
126
accumulation de connaissances, d’un outillage conceptuel immanent, et en bref grâce à une relative
indépendance qui permet de concevoir l’idée de survivre plus ou moins longuement malgré l’adversité
environnante.
En d’autres termes plus explicites l’artiste comme l’intellectuel, comme l’industriel ou le laborantin,
le banquier ou le ministre de la santé ne trouvent leurs modèles de comportements, leurs références
théoriques et leurs outils critiques, et surtout les horizons de leur épanouissement qu’à l’extérieur de leur
espace vital, en dehors de leur sphère quotidienne, dans un ailleurs au prix d’une lobotomie qui les débarrasse
de la pesanteur d’une histoire à l’abandon. L’autre choix, alternative douteuse et dangereuse, partagé par la
majorité, toutes les classes confondues, consiste à renoncer à cet ailleurs, à se réconcilier, à se souder à froid
en priant que le feu qui brûlait en chacun aille s’attiser dans cet ailleurs pour l’anéantir à jamais, justice
rendue à ceux qui remettent leur destinée entre les mains du tout puissant, maître vengeur des faibles.
Seulement cet ailleurs aussi connaît un regain de religiosité qui n’augurer que d’une reprise des croisades
d’un autre temps.
Que les cloches et autres glas de nos espoirs retentissent de nouveau à Moscou et que l’appel à la
prière emprunte cinq fois par jours les voix des radios et télévisions arabes et musulmanes, en plus des hauts
parleurs accrochés aux cimes des minarets, nous donne la mesure du retour du religieux partout dans le
monde, la même mesure du recul de l’idée du progrès social. Un renoncement fataliste à toute forme de
libération d’où triomphe Dieu et ses inconditionnels souteneurs : l’argent et les armes.
Il est bien plus clair ici qu’ailleurs que nous devons notre culture, notre goût et notre « amour de
l’art » à l’école, à l’université, à la « politique culturelle » volontariste du gouvernement tunisien pendant
deux décennies (1961- 1981) en rupture totale avec un milieu social, une origine illettrée et inculte. A
l’exception de la musique et de la poésie orale surtout, (et encore dans des limites discutables), aucun
héritage culturel ne légitimait les pratiques artistiques tels que le théâtre, la peinture, la sculpture, et le roman.
Notre horizon est bel et bien celui de l’humanité entière, dans le meilleur et dans le pire également,
par internationalisme prolétarien ou mondialisation obligeante, comme on voudra.
La culture devenue objet de consommation sur un marché qui cherche sans cesse à s’élargir par la
séduction du plus grand nombre de consommateurs entraîne dans son essor les arts vers une vulgarisation
galopante, condition formelle pour une démocratisation, un droit d’accès qui ouvrent les portes larges à un
nivellement par le bas garant de rentabilité financière et de capitalisation symbolique. Bien que les
subventions de l’Etat continuent quasi seules à faire tourner la machine théâtrale, le constat général est que
l’intérêt cultivé à la chose culturelle se perd, se relâche quand il ne se transforme pas en opération de
prestige, vitrine du tourisme culturel. Les festivals d’été jadis d’un haut niveau artistique à l’instar de celui
de Carthage et de Hammamet ressemblent de plus en plus à des séries de soirées de cabaret. Les festivals se
multiplient comme des lapins et se ressemblent comme des lapins. Et les consommateurs suivent le
changement, par vague, par mode, par campagne publicitaire et spots mégalomanes et scoops télé-
plébiscitaires.
127
Il est important de souligner par ailleurs que certains producteurs opiniâtres, ne se laissent pas encore
avaler par cette couleuvre pour deux raisons au moins : celle d’avoir trimé pendant une trentaine d’année,
inlassablement dans le respect de leur travail, d’eux mêmes et de leurs publics, et aussi d’avoir réussi à percer
à l’étranger, d’avoir une caution « internationale » qui leur sert de visa au ministère de la culture, de la
jeunesse et du divertissement.
Une volonté manifeste de transformer le théâtre en des formes hybrides de spectacles en y injectant, à
tort et à travers le plus souvent, de la musique et de la danse et une dose mortelle de patrimoine s’affirme de
plus en plus, se propage et gagne les esprits des décideurs qui n’ont de souci que celui de satisfaire à la
demande du plus grand nombre. Cette volonté béotienne, initiée dans un esprit de réconciliation avec l’image
de soi, s’est depuis une dizaine d’année transformée en un programme inavouée de dissoudre tout enjeu
sérieux dans une « joie perpétuelle », fête de retrouvailles, noces qui ne finissent jamais, des mariages à
blanc… Les Centres Dramatiques Régionaux y succombe, dépassé en quelque sorte par le Théâtre National
qui s’attelle depuis quelques années à enrichir la scène théâtrale et le paysage spectaculaires par des
performances physiques et des acrobaties non moins extraordinaires par l’introduction du « cirque
artistique » au sein même du Théâtre National, sans besoin de réviser les statuts de ce haut lieu de la culture
artistique tunisienne.
Cette dégradation en silence, peu ou pas dénoncée, au nom du plus grand nombre des consommateurs,
y compris des intellectuels qui se sont lassés du « pessimisme d’un JAÎBI » comme du « sarcasme d’un
JEBALI » ou des « odeurs du terroir » d’un OUERGHI comme des « cadavres révoltés » d’un MADANI à la
recherche d’un moment de détente, guettant un sourire enfantin substitut d’espoir, est loin de tomber dans la
vulgarité, parce qu’elle est sans odeurs, sans saveurs, dans la platitude répétitive, facile uvre d’un
« intellectuel démissionnaire » à qui échoie l’honneur d’écrire, de jouer, ou de figurer dans le générique d’un
feuilleton ramadanesque.
Dans un texte sur la délicatesse du goût et de la passion, David Hume écrivait à peu prés ceci : pour
juger avec justesse d’une composition de génie, il y a tant de points de vue à prendre en considération, tant de
circonstances à comparer, et il faut une telle connaissance de la nature humaine que personne, s’il ne possède
pas le jugement le plus sain, ne fera jamais un critique passable de telles uvres.
Quel casse-tête pour des têtes basses. !!!
C’est sans regret et pour des raisons qui relèveraient d’un « instinct de classe » que nous suggérons le
recours à la vulgarité populaire comme esthétique d’avenir, en contribution à la démocratie, perspective
probable que nous ne ferons que hâter, en connaissance de cause, parce que les signes annonceurs d’une
agonie prolongée des arts de la scène font partie de l’histoire, et que l’humiliation séculaire, le travail, le sexe
et les excréments, la vulgarité des perceptions, des croyances et des choix, la promiscuité avec les sources de
la vie et de la mort, les revendications incessantes, les appétits sont des termes qui disent le peuple. Ce peuple
qui abandonne « aux penseurs, aux savants, aux sages, les joies du savoir éclairé, du corps transfiguré et

128
216
inodore, de l’esprit triomphant. Le savoir et le pouvoir collaborent. Il leur faut conduire la brute » vers
plus de démocratie.
La bourgeoisie à bien sa vulgarité à elle, dénoncée depuis Flaubert, Baudelaire, Aldous Huxley entre
autres, non ? ! Changer une vulgarité pour une autre, on y perd l’hypocrisie morale.

« Le but poursuivi par les artistes de la trans-avant-garde diffère selon les pays où elle s’est
manifestée, mais le système médiatique et marchand dans lequel ils se sont inscrits à travers un réseau
international de galeries et de collectionneurs-spéculateurs les a rapidement confondus dans un même
phénomène de mode, soutenu par le même cartel du marché de l’art. » 217

Les programmes critiques des dadaïstes, des surréalistes et de l’avant-garde soviétique des années
vingt se retrouvent, en tant qu’élans destructeurs, inscrits dans les plannings de restructuration géopolitique
du village terre, marché de l’imaginaire boursier. Dans la présente perspective le populisme serait préférable
à la paupérisation des formes de l’art, à sa domestication.

216
- Marie-José, BAUDINET, Vulgarité, In. Encyclopædia …Op. cit.
217
- Alain JOUFFROY, Trans-avant-garde, In. Encyclopædia …Op. cit..

129
3- L’APOCALYPSE COMME ESPERANCE,

LA VIOLENCE COMME ETHIQUE,

LE NOIR COMME ESTHETIQUE

130
« Selon le Mahabharata, (…) l’horizon s’enflammera, sept ou douze soleils apparaîtront au
firmament et dessécheront les mers, brûleront la Terre. Ensuite, une pluie diluvienne tombera sans arrêt
pendant douze ans, la Terre sera submergée et l’humanité détruite (…) Puis tout recommencera ad
infinitum. » 218

De cette idée « mythique » de destruction annoncée de l’humanité, par le feu ou par l’eau ou les deux
ensembles, idée formulée dans toutes les « saintes écritures » connues, des déductions sont possibles dont
celles-ci :

- Le constat humain que les éléments de la nature, indispensables à la vie peuvent être
violemment sources de mort et d’anéantissement de cette vie.

- L’espoir ou la certitude que malgré cette violence souvent déclenchée par les humains
(pécher, abjurer, offenser) tout recommencera mieux qu’avant, dans un monde meilleur.

- Les idées ne tombant pas du ciel, la responsabilité humaine engagée dans chaque bras de
fer avec la nature et ses forces « divines » est attestée négativement sous la forme d’une punition affligée aux
hommes donc responsables de leur chute, de leur catastrophe.

- Dans la perspective d’un monde meilleur, d’un Eden, d’un recommencement, d’un
retour au « Paradis perdu », la catastrophe, le pire, « la solution finale » autorise un soulagement, est
espérance.

Les humains ont connu dans leur histoire des catastrophes naturelles (séismes, éruptions volcaniques,
glissements de terrain, typhons, etc. ...) puis technologiques (Bhopal, Tchernobyl etc. ….) et écologiques (les
agressions sonores causées par la circulation automobile et par les autres moyens de transport, la pollution de
l’atmosphère dans les zones industrielles et urbaines, le dépérissement des forêts, principalement en Europe
centrale, la destruction accélérée des forêts tropicales (Amazonie) et de la faune sauvage (Afrique), la
pollution des océans etc. …), toutes attribuées à « la fatalité » ou à l’accident, à la nécessité, mais rarement à
l’erreur humaine.

Cependant il a suffi d’une exception pour que la « conscience humaine » sursaute et jure : plus jamais
cela !!!

218
- Mircea ELIADE, Catastrophe, In. Encyclopædia …Op. cit.

131
« On peut affirmer sans hésitation que la Shoah ne se compare à aucun massacre des siècles
précédents. Seules sont envisageables ses similitudes avec d’autres événements contemporains, tous liés à
cette maladie politique, philosophique et sociale propre à notre siècle, le totalitarisme… » 219

Shoah signifie catastrophe telle qu’il ne peut en exister de plus grande.

Alors pourquoi cette exclusive bien que l’histoire, appuyée par des faits jamais contestés, nous
apprend d’autres massacres, d’autres génocides, d’autres crimes contre l’humanité, rarement qualifiés en tant
que tels ?

La « conquête du nouveau monde » est un exemple, un modèle de génocide, « massacre des siècles
précédents. »

« En détruisant les Indiens, en ne trouvant jamais de réponse au problème de la cohabitation pacifique


et en choisissant le génocide, les pionniers ont commis une faute irréparable. Plus ils tuaient d’Indiens, plus
ils croyaient éliminer les témoins de ce qu’ils ne pourraient jamais être, les fils d’une terre dont ils
s’emparaient par la force. » 220

Ni le caractère systématique du massacre, ni l’implication flagrante des Etats dans son exécution, ni le
nombre et la « qualité humaine » des victimes, ni la durée des opérations « épuratives » ne peuvent expliquer
cette incomparable horreur, cette « spécialité » dans la douleur.

Seul le fait que c’est à l’intérieur d’une culture, d’une civilisation, d’un système politique, d’un mode
de production capitaliste, à l’intérieur des démocraties occidentales que le crime a eu lieu.

Les démocraties occidentales sont-elles aussi capables de « totalitarismes » !!! Un v u pieu alors :
plus jamais cela !!!

Seul ce point de vue autoriserait « sans hésitation » l’in-comparabilité de la Shoah et permettrait son
« indemnisation financière » et son exploitation politique, sa compensation par « un retour à la « terre
promise », à l’ERETZ ISRAEL.

Les similitudes avec d’autres évènements contemporains restes « envisageables » dans des systèmes
différents, autres et ailleurs, totalitaires.

Par un amalgame stupide, HITLER l’antisémite, élu démocratiquement par le peuple allemand, aurait
voulu évacuer le « totalitarisme communiste », la « dictature du prolétariat » préconisée par Marx, Rosa
Luxemburg et tous les juifs de la terre au profit d’une industrie guerrière qui avait un immense besoin de
main d’ uvre gratuite.

219
- Gérard HADDAD, Shoah, In. Encyclopædia …Op. cit.
220
- Yves MICHAUD, Violence, In. Encyclopædia …Op. cit.

132
L’Etat allemand a par la suite payé le prix en monnaie sonnante et trébuchante, l’Angleterre,, quant à
elle, par l’octroi d’une colonie, d’une terre pour l’implantation des sionistes introduits auprès de la Société
des Nations, a compati avec les victimes de « la solution finale ».

Le mythe de l’éternel retour s’est réalisé comme toujours dans le sang, par l’horreur. Comment
s’étonner alors que les Mollahs d’un autre Dieu s’en froissent et se révoltent ? !!!

La conscience tranquille, « le monde libre » ayant déjà expié sa faute continuera à exercer ses
« violences émancipatrices » sur le reste du monde barbare.

Hiroshima et Nagasaki s’en souviennent encore, le Vietnam, la Corée entres autres, et depuis la fin
de la « guerre froide » « l’axe du mal » se précise sur une carte géopolitique mouvante, interactive, retraçant
les itinéraires de la menace, les velléités réfractaires et les résistances sauvages à l’avancée imparable du
capital sur sa lancée planétaire gênée, court-circuité, tourmentée par les « terrorismes. »

L’optimisme des entrepreneurs est incurable. Un Etat super- puissant veillera à l’éradication de toute
forme de violence « illégitime » de son point de vue, à l’anéantissement de tous les terrorismes par la
violence « légale. »

Le terrorisme est une affaire de l’Etat qui se veut monopole de la violence, défensive, protectrice et
préventive au service des intérêts du capital de plus en plus volatile et immatériel.

« Ainsi en est-il pour le terrorisme, qui, s’il porte atteinte aux rouages essentiels de l’Etat, cherche
d’abord à attirer l’attention sur ses revendications propres et éventuellement à produire, grâce au relais des
médias, un sentiment diffus d’insécurité mettant en cause la capacité de l’appareil d’Etat à maintenir l’ordre
et à agir comme monopole de la violence légale. » 221

Changement de tactiques, changement de stratégies : plus jamais de génocides mais plutôt et toujours
des ethnocides légitimes parce qu’appuyés par le « concert des nations », par l’Organisation des Nations Unis
de New York et du « Conseil de Sécurité. » Si nécessaire on se passe bien de cet appui légitimant l’emploi de
la violence, moyennant une campagne de désinformation : la démonstration en a été faite contre l’Iraq après
le deuil des résolutions de l’O.N.U pour le partage de la Palestine.

« L’ethnocide, c’est donc la destruction systématique des modes de vie et de pensée de gens
différents de ceux qui mènent cette entreprise de destruction. En somme, le génocide assassine les peuples
dans leur corps, l’ethnocide les tue dans leur esprit. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien toujours de la mort,
mais d’une mort différente… » 222

221
- Yves MICHAUD, Violence, op. cit.
222
- Pierre CLASTRES, Ethnocide, In. Encyclopædia …Op. cit.

133
L’avancée spectaculaire du discours humanitaire, avec le dernier de ses droits, celui de l’ingérence,
laisse bredouille tous les chantres de la différence.

Plus de génocide, rassurez-vous !!!

« L’ethnocide, en revanche, admet la relativité du mal dans la différence : les autres sont mauvais,
mais on peut les améliorer en les obligeant à se transformer jusqu’à se rendre, si possible, identiques au
modèle qu’on leur propose, qu’on leur impose. La négation ethnocidaire de l’Autre conduit à une
identification à soi. » 223
Mais toute culture est ethnocentriste. « Il n’en reste pas moins que, si toute culture est ethnocentriste,
seule l’occidentale est ethnocidaire. »224

Mais encore « Qu’est-ce qui fait que la civilisation occidentale est ethnocidaire ? Telle est la vraie
question » 225

« (…) Que contient la civilisation occidentale qui la rend infiniment plus ethnocidaire que toute autre
forme de société ? C’est son régime de production économique, espace justement de l’illimité, espace sans
lieux en ce qu’il est recul constant de la limite, espace infini de la fuite en avant permanente. Ce qui
différencie l’Occident, c’est le capitalisme en tant qu’impossibilité de demeurer dans l’en deçà d’une
frontière, en tant que passage au-delà de toute frontière; c’est le capitalisme, comme système de production
pour qui rien n’est impossible, sinon de ne pas être à soi-même sa propre fin, et cela qu’il soit d’ailleurs
libéral, privé, comme en Europe de l’Ouest ou planifié, d’Etat, comme le connaissait l’Europe de l’Est. La
société industrielle, la plus formidable machine à produire, est pour cela même la plus effrayante machine à
détruire. Races, sociétés, individus; espace, nature, mers, forêts, sous-sol: tout est utile, tout doit être utilisé,
tout doit être productif, d’une productivité poussée à son régime maximal d’intensité. Voilà pourquoi aucun
répit ne pouvait être laissé aux sociétés qui abandonnaient le monde à sa tranquille improductivité originaire;
voilà pourquoi était intolérable, aux yeux de l’Occident, le gaspillage représenté par l’inexploitation
d’immenses ressources. Le choix laissé à ces sociétés était un dilemme: ou bien céder à la production, ou
bien disparaître; ou bien l’ethnocide, ou bien le génocide (….) Produire ou mourir, c’est la devise de
226
l’Occident. »

Colonialismes, impérialismes, totalitarismes, fascismes, nazismes, apartheids et autres racismes sont


autant de crimes contre l’humanité perpétrés en toute « innocence » au cours de l’histoire moderne de
l’Occident capitaliste qui ne cesse de lancer au reste du monde des défis auquel il doit céder.

223
- Idem.
224
- Idem.
225
- Idem.
226
- Idem.

134
Le japon et le golfe arabe ont cédé depuis des décennies, le bloc de l’Est a cédé en 1989,
l’Afghanistan, l’Irak et l’Algérie viennent de céder, les Palestiniens et les Tchétchènes résistent encore et les
Etats Unis, soutenus par la « communauté internationale », s’occupent de la « feuille de route » pour mener à
bien le « processus de paix. »

Israël aurait des tendances génocidaires mais l’Oncle Sam tient à l’ethnocide, spécialité du « nouveau
monde. »

« Etant donné le rôle majeur des Etats-Unis au Moyen-Orient, c’est toutefois aux juifs américains
qu’incombe en priorité la tâche de défendre Israël. Deux groupes de pression s’y emploient plus
particulièrement : la conférence des présidents des grandes organisations juives américaines, qui intervient
auprès de la Maison-Blanche et du Département d’Etat pour tout ce qui a trait aux relations israélo-
américaines, et l’A.I.P.A.C. (American Israel Public Affairs Committee), lobby constitué auprès du Congrès
américain, qui a pour tâche de renforcer l’aide militaire et économique à Israël tout en contrecarrant l’octroi
d’aide militaire aux Etats arabes. » 227

Au nom de la paix faisons la guerre des justes.

« La vie politique et sociale n’est plus le domaine de la paix: les acteurs cherchent seulement à
maximiser leur avantage par tous les moyens possibles. Alors prédomine un cynisme de l’action positive et
désenchantée, qui a toujours été de règle en politique internationale et qui envahit désormais toute la vie,
témoignant ainsi d’un état de société où l’atomisation des individus prend le pas sur leurs anciennes
solidarités. » 228

C’est contre ce cynisme, à cause de ce cynisme manifeste, par cynisme qu’ont pu s’exprimer dans la
joie, parmi des millions de « faibles attardés », quelques dizaines de palestiniens à la suite du 11 septembre
2001, et c’est par cynisme qu’ils sont toujours affublés d’un adjectif monstre : « terroristes. »

C’est ce même cynisme qui explique que les impuissants du monde, les damnés de la terre, les laissés
pour compte, les exploités prennent sur eux l’apprivoisement de la mort, son anticipation exemplaire, faute
de solidarité agissante, par des scénarii apocalyptiques de fin de monde, par une espérance détachée de ce
monde, dans la prière, dans des sectes, dans la poursuite assidue et apaisante des chimères d’antan, des
placebos théogoniques faute de quoi ils se livrent à l’accroissement inédit des formes urbaines et rurales de la
violence qui font la nourriture quotidienne des télé-journaux et des feuilles de choux avides de faits divers et
de chroniques judiciaires.

227
- Alain DIECKHOFF, Sionisme, In. Encyclopædia …Op. cit.
228
- Yves MICHAUD, Violence, op. cit.

135
L’apocalypse à venir est une espérance parce qu’« on ne supporte plus le réel, parce que le réel est
maintenant privé de justification. La contradiction s’accuse entre l’attente humaine et l’inhumanité du
monde. » 229 A moins de suicider on préfère espérer…

« Les impératifs des systèmes économiques et bureaucratiques menacent aujourd’hui de «coloniser»


totalement la sphère privée et publique, à tel point que toute communication intégrale soit désormais
impossible. » 230

Et les arts dans tout cela font toujours mine de défendre un espace d’expression confondu jusque là
avec un espace de liberté acquis vers la moitié du XIXème siècle, l’espace d’autonomie arraché aux
bourgeoisies occidentales.

« Le domaine de l’art en effet, devenu autonome, se trouve par définition coupé de la sphère
existentielle. Ce hiatus constitue désormais la condition nécessaire à l’exercice de la fonction critique que
saluent Barthes et Adorno. » 231 Fonction critique institutionnalisée depuis.

« Enfin, sous l’impulsion de Pierre Bourdieu s’est développée une sociologie de l’institution littéraire
– les écrivains, les académies, l’édition, tout l’appareil de la culture –, fondée elle aussi sur l’idée de
l’autonomie du champ littéraire et entreprenant une science non de la production de l’ uvre mais de la
production de sa valeur. » 232

La littérature (l’art) comme institution critique occupant un champ dans la production de valeurs à
l’intérieur d’une société de classes a suscité depuis Sainte-Beuve une critique littéraire, une critique de la
critique donc, jusqu’à Derrida avec sa « destruction » de la présence, c’est à dire d’une origine de la voix ou
du texte où se manifesterait une intention, pour rejoindre l’indétermination du sens parce que « la parole est
pour Derrida une forme d’écriture, soumise comme toute écriture à l’instabilité du signe et à l’indécidabilité
du sens. De signe en signe ou de signifiant en signifiant, le glissement du sens ne s’arrête jamais. » 233

Champ de liberté, l’art de plus en plus s’emploie à tourner cette liberté à vide, et c’est ainsi que cette
liberté par procuration est offerte au « récepteur du texte ». Libre à lui d’y injecter du sens selon l’usage qu’il
en fait une fois acquitté de sa valeur marchande.

« Si, dans le passé, des paradigmes critiques ont dominé à tour de rôle et si ce n’est plus le cas, un des
motifs de ce changement, et du désordre ou de l’absence de norme critique qui en résulte, tient à la
transformation de la nature et des buts de l’école depuis sa démocratisation statistique, ou depuis que la

229
- Jean GRANIER, Nihilisme, In. Encyclopædia …Op. cit.
230
- Gerhard, HÖHN, L’école de Francfort, In. Encyclopædia …Op. cit.
231
- Jacques LEENHARDT, Littérature, In. Encyclopædia …Op. cit.
232
- Idem.
233
- Antoine COMPAGNON, Littéraire ( critique ), In. Encyclopædia …Op. cit.

136
scolarisation n’est plus synonyme de promotion sociale. Le nombre de critiques, c’est-à-dire de professeurs
de lettres, a augmenté considérablement depuis la Seconde Guerre mondiale, et avec lui les modèles
critiques, cultivant de plus en plus ouvertement l’originalité et la virtuosité. La critique n’est plus une
corporation mais une profession qui, au fur et à mesure que son statut social se dégradait, a proclamé de plus
en plus fort que rien ne la séparait plus de la littérature et que tout était texte. » 234

Les cercles vicieux se multiplient et se brisent sur le non-sens ou l’absence de sens pourvu qu’ils
fassent sensation, ce qui n’est pas étranger à la lassitude des jeunes générations d’étudiants vis-à-vis du
savoir, des connaissances, de la pensée, de l’esprit critique : puisque les théories se valent et les idées tendent
toutes à une péréquation de leur plus-value sur le marché de la culture il n’y aurait aucune raison de vouloir
troquer ses petites idées d’homme libre contre les idées d’un tel ou tel gourou qui en impose.

Un nihilisme rampant, d’une manière quasi naturelle, inconsciente, non réfléchie qui n’est pas loin de
tout autoriser, de faire en sorte que tout devient permis, dans l’indifférence à toute norme établie, dans
« l’immoralité » où l’absence de « l’impératif moral » comme reconnaissance de la liberté de l’autre,
constitutive de la subjectivité, renferme la conscience de soi et son exigence de liberté dans un égoïsme
réfractaire à toute intention éthique. Une malheureuse liberté, guidée par le désir, naturellement portant sa
flèche contre les valeurs humaines établies : justice, égalité, tolérance, fraternité etc.….

Le champ éthique étant limité par ce que « Je peux faire » de ma liberté toujours en direction de
l’autre, « mon alter ego » libre lui aussi mais soucieux de ses intérêts déstructurants c’est à dire destructeurs
comment ce « Je » pourrait faire sans se prémunir de la violence nécessaire au verbe arracher…

La violence à tous les niveaux de la vie, privée, publique, nationale ou internationale est en passe de
devenir la véritable éthique, le seul guide du pouvoir faire, le véritable obstacle qui freine toutes les
« bonnes » et les « mauvaises » volontés désolées également du constat affligeant : les violences jadis
sociales et leurs expressions sous les différentes formes de luttes sociales ne se sont pas évaporées dans l’air
par la magie de la paix sociale mais continuent leurs mini explosions dans les sphères domestiques,
ménagères, privées sous d’autres appellations qui relèvent des instances juridiques du droit privé ou des
asiles psychiatriques.

« Dès les années quarante, ils (HORKHEIMER et ADORNO) ont mis en évidence que la rationalité
et la logique de la domination – qui ne fait que prolonger, au niveau du concept, la domination existant dans
la réalité – ont finalement atteint leur paroxysme avec la mort de plusieurs millions d’hommes dans les
camps d’extermination du XXe siècle. » 235

234
- Idem.
235
- Gerhard HÖHN, L’école de Francfort, Op.cit.

137
Le XXIème siècle s’annonce encore plus sombre parce que cette même « rationalité » et cette
« logique de la domination » qui semblaient faiblir pendant la fin des années soixante et au cours des années
soixante-dix du siècle précédent ont repris des forces et se sont imposées de nouveau beaucoup plus
farouchement depuis les années Margaret THATCHER – Ronald REAGAN, le Cow-boy et la Dame de fer.

C’est par son avancée « vers une esthétique négative » 236 que le Nouveau Théâtre de Tunis a imposé
sa modernité, arraché sa liberté, a concrétisé l’aspiration du théâtre tunisien à l’art, à l’ uvre artistique
indissociable de l’ uvre éthique d’où notre intérêt, notre « apologie » qui s’arrête à Lem sciemment.

« L’ uvre consiste en un mouvement radical du Même vers l’Autre, mouvement si généreux et


gratuit qu’il va jusqu’à exiger l’ingratitude de son destinataire. La gratitude en effet, par un mouvement de
compensation en retour, nous ramènerait au Même, au lieu que l’orientation vers l’Autre doit être une mise
de fonds «en pure perte. » » 237 Feu Habib Masrouki a payé de sa vie cette ingratitude.

Adorno explique l’exigence du noir comme esthétique en relation avec les aspects sombres de la
réalité qui vont en s’accusant.

« Pour subsister au milieu des aspects les plus extrêmes et les plus sombres de la réalité, les uvres
d’art qui ne veulent pas se vendre comme consolation doivent se faire semblables à eux. Aujourd’hui, art
radical signifie art sombre, noir comme sa couleur fondamentale. Mainte production contemporaine se
disqualifie en ne tenant pas compte de ce fait et en prenant un plaisir enfantin aux couleurs. L’idéal du noir,
238
est, du point de vue du contenu, l’une des plus profondes tendances de l’abstraction. » Dés les années
quarante déjà…
Disons en un mot comme en cent, que nous n’inventons rien, nous ne faisons que nous souvenir, que
raviver certains souvenirs à travers des textes que nous avons eu l’occasion, peut-être la chance de lire, que
ces textes sont partie d’un vaste patrimoine universel soumis ici à l’exigence de nous souvenir de notre
humanité en des temps qui de jour en jour nous en font douter.
« Mais parce que l’utopie, le non-étant, est pour l’art voilé de noir, celui-ci reste, au travers de toutes
ses médiations, le souvenir, souvenir du possible contre le réel qui l’opprime, quelque chose comme la
compensation imaginaire de la catastrophe de l’histoire du monde, liberté qui, sous l’emprise de la nécessité,
n’a pu exister et dont il est incertain qu’elle puisse être. » 239

236
- Marc, JIMENEZ, Vers une esthétique…Op. cit.
237
- Sylvie COURTINE-DENAMY, Altérité, In. Encyclopædia …Op. cit.
238
- T.W. ADORNO, Théorie…Op.cit. p. 59
239
- Ibid. p. 183
138
Souvenirs et critiques sont plus que nécessaires « au moment où, pour la première fois de son
histoire, la pensée critique a perdu tous ses repères traditionnels et se rapproche d’un «degré zéro» de l’action
de l’intellectuel dans le monde. » 240

A l’artiste, à l’intellectuel, bons entendants, salut.

240
- Gerhard, HÖHN, L’école de Francfort, Op. cit.
139
CONCLUSION

Au terme de ce travail qui n’a aucune prétention à l’exhaustivité, nous croyons avoir cerné trois
moments déterminants dans l’histoire du théâtre en Tunisie, trois pratiques théâtrales importantes de la
Tunisie post-coloniale de 1963 à 1982. Ce choix nous a été dicté par le caractère crucial, significatif et
novateur des trois moments que nous considérons générateurs des pratiques qui leur ont succédé, souvent
avec une dégradation remarquable que ce soit sur le plan esthétique, ou social, ou institutionnel. La pratique
de Moncef SOUISSI (1967-1976), considérée généralement comme opposée à celle d’Aly Ben AYED
(1963-1972) , en était largement dépendante dans un souci de démarcation et de retournement manichéens,
formellement symétriques. Deux pratiques qui ont affirmé définitivement la maîtrise des techniques
théâtrales et leur extension géographique dans un pays assoiffé d’une reconnaissance qui viendrait de Paris
essentiellement et accessoirement du Caire qui l’a toujours devancé.
Cette reconnaissance acquise ouvre la voie aux pratiques dites spécifiques, cherchant leurs
différences vis-à-vis des pratiques étrangères, occidentales en l’occurrence. D’où tout l’intérêt à développer
un théâtre qui s’inspire du patrimoine et l’exploite de diverses manières, pour affirmer « une personnalité »,
arabe, arabo-musulmane, tunisienne, ou paysanne. Cette pratique dite « théâtre du patrimoine », inaugurée
par Ezzeddine EL MADANI et prolongée par Noureddine EL WERGHI entre autres, d’inspiration et de
direction différentes certes, continue à traverser le champ théâtral tunisien. Une spécificité réclamée ouverte
sur les courants du théâtre universel à partir de 1970. Le troisième moment remarquable débute en 1975 avec
la privatisation juridique de la production théâtrale, avec le Nouveau Théâtre qui agonise avec Arab en 1987,
après cinq ans de trêve, d’absence, de pause… JAIBI renaîtra dans FAMILIA productions, JAZIRI dans
TUNISIE productions, DRISS dans le Théâtre National, et MASROUKI gît toujours au cimetière de
Kairouan. Nous avons appelé ces trois moments, pris dans une problématique de signification historique,
trois configurations de la pratique théâtrale en Tunisie sans inférer qu’il ne peut y avoir d’autres, mais celles-
ci nous ont semblé les plus significatives dans notre perspective critique. C’est une manière de voir que nous
proposons dont l’un des mérites serait d’évaluer une pratique en tenant compte d’une dialectique temporelle
qui saisit l’instant présent en fonction de son passé et de son futur. Au delà d’une chronologie qui souvent
tient lieu d’histoire. Par la suite nous avons tenté de prospecter, d’une certaine façon, l’avenir des pratiques
théâtrales tunisiennes à la lumière des données actuelles du monde que nous vivons dont le caractère
manifeste de globalisation domine les débats et s’impose de la manière la plus évidente comme donnée
historique à prendre en compte. D’où les perspectives, d’aucun qualifierait de pessimistes, voire sombres.
Que l’espoir de voir changer ces données accompagne les jeunes générations d’artistes que nous
tiendrons pour avertis.

140
Pour achever ce travail par une note pédagogique, il serait utile et
à–propos d’affronter ici une question embarrassante parce que primaire et souvent éludée, celle de définir le
théâtre dans un effort de synthèse qui tient compte à la fois de nos lectures et de notre pratique du théâtre en
tant que producteur, enseignant et spectateur. Nous proposons ceci :
Le théâtre est une rencontre programmée entre des comédiens et des spectateurs dans un lieu divisé
en un espace de jeu et un espace de vision et d’écoute, en vue d’un objectif déterminé.
Le caractère social de cette rencontre et ses déterminations spatio-temporelles ainsi que le but assigné
à cette rencontre sont les termes nécessaires et suffisants à la délimitation théorique d’une pratique sociale
appelée théâtre.
Cette pratique sociale a ses corps de métiers, on dirait aujourd’hui ses spécialistes, dont seul le
comédien est irremplaçable, indispensable qui à son tour a absolument besoin d’un second élément humain
nécessaire à cette pratique : le spectateur. Ce couple humain, unité minimale de toute société humaine
confère à la pratique théâtrale son humanité et sa socialité, d’une manière « naturelle », ontologique.
La rencontre des éléments humains nécessaires à cette pratique n’est jamais fortuite, au contraire, elle
doit être prévue, programmée, généralement initiée par le comédien, représentant par excellence de tous les
humains engagés dans cette pratique, même si la division du travail, et la hiérarchie des pouvoirs font que le
comédien ne soit pas toujours au poste de commande du groupe.
Cette rencontre est occasionnée en un lieu et en un temps marqués. Quelle qu’en soit la durée cette
rencontre est toujours limitée dans le temps, marquée par la rupture du temps quotidien, celui de la vie de
tous les jours. Disons qu’elle est codée à la manière d’un rituel laïc. Elle se passe en un lieu divisé, même en
l’absence de tout signe matériel de division, en un sous-lieu réservé au comédien, et un sous-lieu réservé au
spectateur. Cette division peut être multipliée mais jamais niée quelle que soit l’intention participative des
partenaires. Le degré de participation serait non mesurable en l’absence de cette division présupposée. Il
n’est évidemment pas nécessaire que le lieu de cette rencontre soit un édifice appelé justement « théâtre »
pour qu’elle ait lieu et qu’elle soit théâtrale.
Le premier sous-lieu réservé au comédien est appelé espace de jeu dés qu’il est investi par le
comédien qui a pour fonction primordiale de jouer, de présenter un jeu, de représenter, d’y exercer son
métier. Libre à lui d’incarner un personnage ou de congédier tous les artifices de son art, d’imiter des ombres
ou de gesticuler, de simuler des émotions ou de produire des effets, d’interpeller le spectateur ou de lui
tourner le dos…
Le deuxième sous-lieu, réservé au spectateur et appelé espace en relation contiguë avec le premier,
doit permettre au spectateur de voir et d’écouter ce que le premier espace émet comme signes sonores et
visuels susceptibles d’induire des émotions et des idées chez ce spectateur. A lui de recomposer cette masse
de signes qui lui sont destinés, d’agir ou de réagir en conséquence, de se laisser emporter par le jeu ou de
déchiffrer les langages proposés, de s’émouvoir ou d’exercer son esprit critique…

141
Un contrat tacite, le même qui a occasionné la rencontre, un contrat de plaisir social assigne les
contractants à un objectif qui clôture la rencontre et inaugure la fonction sociale assignée au théâtre. Cette
fonction, elle même, but de la rencontre va du divertissement à la didactique, déploiement et manifestation
de « la politique théâtrale » du producteur qu’il soit le comédien lui-même ou ses multiples commanditaires
et de son rapport à « l’horizon d’attente du spectateur » lui-même objet de multiples sollicitations.
Voilà ce que nous entendons quand nous parlons de théâtre, en termes nécessaires et suffisants pour
délimiter ce qui distingue un spectacle de théâtre d’un autre genre de spectacles, un minimum qui permet
d’éliminer de notre champ d’investigation toutes les manifestations non théâtrales et qui pourtant présentent
des similitudes troublantes avec la pratique théâtrale.
Cette définition pourrait être appelée structurelle en ce que ses termes entretiennent des relations
nécessaires qui pourrait être énoncés sous la forme de lois du genre. Pour qu’il y ait théâtre, il faut et il suffit
qu’il y ait la rencontre programmée ici et maintenant d’un comédien au moins et d’un spectateur au moins,
dans un lieu quelconque qui soit divisé en un espace de jeu et un espace du spectateur et qu’il y ait un but
assigné à cette rencontre. Il suffit qu’un de ces éléments soit absent pour que la définition ne tienne plus, en
d’autres termes, pour qu’il n’y soit pas théâtre mais autre chose qui y ressemble. Voilà ce qui devrait
satisfaire tout(e) étudiant(e) avide de clarté et de certitudes définitives s’il (elle) n’omet pas que le métier du
comédien consiste à dire et à mimer (par la voix et par le geste) une fable telle que définie par Aristote dans
sa Poétique.

142
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EL HAMMI de la troupe du Sud de Gafsa (Tunisie), D.E.A. Paris X
Nanterre, 1983/ (Dactylographié).

61- JAMOUSSI (Lassaad), Vingt ans de théâtre scolaire en Tunisie. Evolution et perspectives,
thèse de troisième cycle, Paris III Sorbonne Nouvelle Censier, juin
1985. ( Dactylographié.)
62- MEJRI (Mahmoud), La nouvelle thématique dans le théâtre tunisien contemporain.
Mutations socioculturelles et activité théâtrale, thèse de troisième
cycle, Paris IV Sorbonne, novembre 1985. (Dactylographié.)

Revues et articles de presse.

63- AUGE (M.), Le stade de l’écran, Le Monde Diplomatique,


juin 2001, p. 24.

64- B’CHIR ( Badra), Aperçu sur la recherche théâtrale en Tunisie, In Revue Tunisienne des
Sciences Sociales, 1977, n°48-49, p.p. 11-22.

148
65- -Contrôle Social, Famille et Théâtre, In Les Relations
interpersonnelles dans la famille maghrébine, Cahiers du
C.E.R.E.S. Série PSYCHOLOGIE N° 6, Tunis, 1988

66- -L’inadéquation formation théâtrale/emploi In Revue


tunisienne des sciences sociales, N° 52, C.E.R.E.S., Tunis, 1978,

67- -La combinatoire dramatique du théâtre en Tunisie, In Revue tunisienne des sciences
sociales, N° 44, C.E.R.E.S., Tunis, 1976, p.p.37-71.

68- BEJI (Hélé), Orage d’automne, In I.B.L.A,


1981, (p.p.42-49 ).

69- CHARFEDDINE (Moncef), Deux siècles de théâtre en Tunisie, In L’Action


( quotidien), Tunis, tous les samedis de mars, avril, mai
et juin 1969.

70- BAUDRILLARD (Jean),La violence de la mondialisation, In Le Monde


Diplomatique, novembre, 2002, p8. 1p.

71- BELHASSEN (Souhayr), Une fable révolutionnaire, In Jeune Afrique,


N° 1016 du 25 juin 1980.

72- CHOUCHENE, (Fredj) AZIZA, (Mohamed) JEBALI, (Taoufik) et al.


Le manifeste des onze, In LA PRESSE DE TUNISIE, 30 août 1966.

73- DUFOUR (Dany-Robert), Malaise dans l’éducation,


Le Monde Diplomatique, novembre 2001.

74- MEZZI (Faouzia), Le degré zéro de la théâtralité, In Dialogue


N° 298, 19 mai 1980, pp. 75-76.

75- MOUMEN, (Mohamed), Ouverture du Lido la semaine prochaine, In LA PRESSE


DE TUNISIE, 15 Avril 1980.

149
76- -Ghassalet En-nouader, In LA PRESSE DE TUNISIE,
26 avril 1980.

77- -Déluge now In. LA PRESSE DE TUNISIE, du 30 avril


1980.

78- -Partition pour une séduction majeure, In LA PRESSE


DE TUNISIE, 2 septembre 1982.

79- RAMONET (I.), La fabrique des désirs, In Le Monde Diplomatique,


mai 2001, p. 9.

80- TEBOURBI (Khaled), Le saut dans le vide, In Dialogue,


N°336, 9 février 1981.p.p.2-5 & 66-73

Documents officiels.

81- BEN DHIA (Abdelaziz), Le temps des questionnements et l’époque


des nouveaux choix, Ministère de l’enseignement supérieur, 1986, avec
annexes, polycopié, (en Arabe). 115p.

82- BOURGUIBA (Habib), Pour Sortir le Théâtre tunisien de l’Ornière, Discours prononcé
le 7 novembre 1962, Publication du Secrétariat d’Etat aux Affaires
Culturelles et à l’Orientation, 2ème édition, 1964, 18 p.

83- Conseil municipal de la ville de Tunis, Ali Ben Ayed, publié à l’occasion de la première
commémoration de sa disparition, Imprimerie Officielle, sans date, 24p.

150
Table des matières

Introduction . 4
I- De la déception 8

1- Le colon / le colonisé : une page d’histoire recto / verso 14


2- L’Etat indépendant et le citoyen libre : le revers de la médaille 23
3- Les affaires culturelles : du monopole de l’Etat à l’initiative privée 29
4- La famille et l'artiste 38

II- L’artiste et les monopoles de la signification 45

1- Le sens politique : pour un théâtre bourgeois 50


2- Le poids de la tradition : de l’arabité précieuse au vagissement de la terre 63
3- Le Nouveau Théâtre de Tunis : le réalisme des orphelins 68
4- Enquête inachevée sur le public du Nouveau Théâtre : document en difficulté 79

III- Les piliers de l’individualisation comme processus social 82

1- De la famille moléculaire à la famille atomique 83


2- L’éducation nationale : approfondissement du processus d’individualisation 92
3- La télévision : médiateur universel et monopole de la nouvelle communication 101

IV- De l’humiliation des peuples : 107


1- Le triomphe du libéralisme : le règne de la liberté ou l’aliénation totale 108
2- La culture de la mondialisation, culture du totalitarisme 113

V- De la déception bis : 117

1- Arts nobles et arts populaires 118


2- La vulgarité comme esthétique d’avenir 125
3- L’apocalypse comme espérance, la violence comme éthique,
le noir comme esthétique 130
Conclusion 140
Bibliographie 143

151
RESUME
Les pratiques théâtrales en Tunisie, le secteur artistique, le domaine culturel en
général dégagent un état de déception chronique, congénitale touchant la sphère des arts
dans sa totalité : structures de production, producteurs, structures de tutelle administrative,
institutions de diffusion, critiques, publics, financement, créativité, consommation,
formation et recherche scientifique. Comment comprendre et tenter d’expliquer, d’un
point de vue critique, cet état sans se rendre compte que la formation sociale tunisienne
subit depuis la fin du XIXème siècle une domination extérieure qui s’exerce sur les
domaines névralgiques : l’économie, la politique, la défense, et le savoir. Une société en
mutations profondes, mutations en contradiction avec de lourdes traditions
d’immobilisme et de contre-réformes, mutations qui suscitent des déséquilibres stables,
des tensions sourdes et un abandon pathogène de la pensée, une démission complice face
au présent à confronter, pour un passé en ruine sectionné, bricolé, redoré ou enseveli, et
pour un futur hypothétique, hypothéqué, et en hypostase. Faire l’histoire de l’individu
dans cette formation sociale éclaire la question hors du domaine de la psychologie.
Rappelons enfin, que cette déception, appelée désenchantement nous a été éloquemment
transmise, entre autres de ses expressions, par la littérature moderne occidentale, puis
latino-américaine. Nous participons donc d’un mouvement de plus en plus universel,
contre la globalisation, dans l’espoir d’ouvrir un il plus vigilant sur ce que nous
endurons, artistes et chercheurs en ce monde de plus en plus apocalyptique.

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